L’évolution du règne métallique d’après les alchimistes du xviie siècle

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CHAPITRE ii

L’évolution du règne métallique d’après les alchimistes du xviie siècle[1].


A. Rôle de la philosophie des métaux dans la théorie chimique au xviie siècle. — Un grand nombre de chercheurs s’adonnaient au perfectionnement des métaux, à leur transmutation en or. — Ils continuaient malgré les échecs répétés à se lancer dans la même voie. — Passions accessoires qui contribuaient à maintenir leur état d’esprit. — Motif principal : leur attitude était appelée par la théorie scientifique alors admise.
B. Les métaux forment une classe naturelle de corps. — Leurs similitudes et leurs différences. — Analogies établies par les anciens entre les astres errants, les métaux et les parties du corps humain. — Théorie médicale qui s’y rapporte. — Scepticisme des principaux chimistes en ce qui concerne cette astrologie. — Les effluves du soleil mûriraient cependant les métaux. — Ces différents êtres sont un même corps à des stades différents de sa formation. — La transmutation a donc une tendance naturelle à se produire, comme un fruit a une tendance à mûrir, elle rencontre cependant certaines résistances. — C’est pour paralyser cette résistance et laisser la nature agir que le chimiste travaille. — Vue d’ensemble sur la doctrine.
C. Les moyens d’action des alchimistes. — Dissertation sur l’obscurité de ces auteurs. — Ce qu’il y a de commun dans leurs procédés. — Usage d’un ferment ou pierre philosophale qui communique à l’or la propriété de se multiplier ou de se nourrir. — Spécificité de la semence d’or. — Comparaison entre elle et celle des animaux ou des plantes.
D. Si les métaux ont une forme spécifique, la transmutation est-elle possible ? Oui, disent les alchimistes, les espèces vivantes ne sont pas fixes et varient constamment. — Les diverses correspondances établies par les alchimistes entre la vie des êtres organisés et la transmutation des métaux sont-elles conciliables entre elles ? Elles n’ont pas la même valeur. — La première suggère l’art alchimique, la deuxième établit sa possibilité, la troisième exprime qu’il n’est pas logiquement absurde. — Opinion du chimiste Lefèvre sur la théorie alchimique.
E. Les hypothèses générales sur la constitution chimique des métaux. — Examen des théories qui, au lieu d’isoler les métaux, les trouvaient semblables aux autres corps de l’univers. — Elles s’accordent à admettre que la transmutation des métaux est logiquement possible et en fait irréalisable. — Les chimistes mécanistes pensèrent d’ailleurs rapidement que la figure de la particule d’un corps permet de déduire ses propriétés. — Incompatibilité de la philosophie mécanique avec la doctrine hermétique. — Cette dernière est considérée comme une superstition.
F. Doctrines spéciales aux alchimistes sur la composition des métaux. — Ils sont formés de deux substances : le soufre et le mercure. — Peu à peu le mercure devint le seul constituant fixe des métaux. — Les différences entre les différents métaux proviennent d’impuretés accidentelles, ou de corps spéciaux caractérisant chacun d’eux. — Effondrement du théorème primitif sous le poids des doctrines accessoires. — On ne comprend plus le principe alchimique.
G. La doctrine alchimique n’a jamais été admise par l’unanimité des savants. — Elle fut victorieusement attaquée au xviie siècle par la philosophie cartésienne qui proclamait l’éternelle similitude du monde matériel. — Le concept de perfection de l’or devient inintelligible. — En dehors de son théorème fondamental, l’alchimie ne présentait aucune construction solide, de là son manque de résistance. — Les lacunes de notre exposé d’ensemble. — Comment cette doctrine a persisté, en sous-courant, jusqu’à nos jours. — A-t-elle joué un rôle bienfaisant dans la formation de la science. — Exposé du problème que l’historien livre au philosophe.


A. — Nous allons, dans les pages suivantes, tenter de donner une idée de la place que tenait la « philosophie des métaux » dans la théorie chimique du xviie siècle ! Il ne s’agit pas, bien entendu, d’entraîner le lecteur dans le labyrinthe mystérieux où les chercheurs de la pierre philosophale, charmés sans doute par la grandeur impressionnante de leur rêve, venaient se perdre. Nous ne discuterons pas un instant avec les illuminés qui croyaient facilement réaliser le grand œuvre ; mais nous essayerons d’entrevoir quels motifs irrésistibles les portaient, malgré de nombreuses déceptions, à s’obstiner à résoudre cet insoluble problème : la transmutation des métaux imparfaits en or incorruptible ! Les adeptes, par une illusion invincible et sans cesse renaissante, se croyaient perpétuellement à la veille d’atteindre le but tant désiré, qui leur échappait constamment et paraissait toujours à leur portée. Ils persistaient malgré les échecs répétés, les ruines, les moqueries et les ennuis innombrables à courir après une chimère. Certes, l’amour-propre qui croit pouvoir lever tous les obstacles, l’ambition d’être plus savant et plus riche que les autres, le désir de faire partie d’une secte peu nombreuse et admirée, l’attrait du mystère et du romanesque, le goût des aventures ou de la spéculation, quelques espoirs vagues et indéterminés, la charlatanerie et la superstition, bref toutes les passions qui sans cesse agitent les hommes, ont sans doute contribué à affermir un grand nombre de vocations, et peut-être en ont-elles provoqué quelques-unes ; mais enfin ces obscures tendances qui ont joué un si grand rôle dans l’histoire des actions humaines, ne sauraient, quelle que soit leur force, expliquer, à elles seules, la persistance d’un effort continu vers une découverte sensationnelle, sur laquelle les savants, malgré leur consciencieux travail, venaient toujours achopper ! Les passions n’agiraient pas longtemps dans le même sens si elles ne rencontraient quelque complice dans l’esprit de ceux qui se laissent séduire par elles. Les espoirs tenaces des alchimistes trouvaient une alliée bien autorisée dans la théorie scientifique, œuvre de l’intelligence humaine ; ils étaient pour ainsi dire appelés par cette théorie, et leur disparition, nous le verrons, coïncida avec sa ruine !

B. — Que les métaux forment une classe naturelle de corps ayant plus d’analogie entre eux qu’avec tous les autres corps connus, c’est ce qui apparaît clairement à nos sens, sans qu’il soit utile de justifier par des arguments cette impression toute physique. Que ces analogies aient une signification profonde dépassant infiniment cette première vision expérimentale, c’est une chose sur laquelle les chimistes se sont accordés sans discussion, bien qu’ils n’aient su se mettre d’accord sur la véritable cause de ces analogies ! Pour comprendre donc la pression irrésistible, que la vue de ces substances semblables et remarquables a produit pendant longtemps sur l’esprit humain, il nous faudra rechercher quelle valeur les savants du xviie siècle donnaient aux classifications ! Et, d’abord, il nous faudra rappeler les antiques croyances astrologiques, nées à une époque où l’astronomie était la seule science réellement constituée et où toutes les particularités du monde sublunaire se modelaient sur les mouvements apparents des astres, croyances dont l’influence atténuée a persisté jusqu’alors. Les anciens donc, et Paracelse après eux, frappés par l’éclat et la pesanteur des corps métalliques, ont essayé d’établir entre les sept métaux qu’ils avaient isolés, l’or, l’argent, le vif-argent, le cuivre, le fer, l’étain et le plomb, et les sept astres errants, le Soleil, la Lune, Mercure, Vénus, Mars, Jupiter et Saturne, une correspondance harmonique. À chaque corps d’une de ces catégories correspondait un corps de l’autre catégorie. Sans qu’il y ait de liaison directe entre les métaux et les planètes, l’on pouvait résumer par un même signe les propriétés des uns et des autres ! Mais là ne s’arrêtait pas la science[2].

Entre les astres errants, par exemple, et les différentes parties du corps humain, il régnait, d’après les médecins, une harmonie analogue. D’où cette théorie de la guérison qui semble assez bien construite quand on en possède la clef ! Que pour chaque maladie de l’homme, chaque désharmonie accidentelle d’un organe, le remède approprié se trouve être le métal en rapport avec la planète analogue à l’organe souffrant ! Nous n’entrerons pas plus avant dans l’examen de cette correspondance qui paraît aujourd’hui si étrange, mais qui cependant a joué un rôle prépondérant dans la formation de la Science d’autrefois… D’ailleurs, si au xviie siècle les analogies astrologiques étaient très nettement indiquées dans les ouvrages de métallurgie ou de pharmacie, elles n’exerçaient plus cependant un attrait irrésistible sur l’esprit des savants et elles étaient très librement discutées. Les discussions des astronomes concernant le système du monde, les découvertes dues au télescope, avaient laissé l’impression que l’astronomie n’était pas une science achevée, que, même si le monde céleste était analogue au monde terrestre, la science des astres actuellement imparfaite ne pourrait servir que de guide imparfait à l’étude des corps métalliques !

… Écoutons, pour nous en rendre compte, le scepticisme indifférent de Barba : « Cette subordination des métaux est aussi incertaine que leur nombre. On peut présumer avec raison, qu’il y a dans l’intérieur de la terre plus d’espèces que nous n’en connaissons. Il n’y a pas longtemps que l’on a trouvé le bismuth dans les montagnes de Bohème. C’est un métal moyen entre l’étain et le plomb, différent de tous les deux et peu connu. Il peut y en avoir plusieurs autres. Quand on voudrait même attribuer quelque pouvoir secret à la subordination et au rapport qu’on imagine entre les planètes et les métaux, ce n’est pas aujourd’hui une chose assurée que les planètes soient limitées au nombre de sept. Le télescope en a fait découvrir bien d’autres. Il n’y a qu’à voir sur cela le traité des Satellites de Jupiter par le célèbre Galilée, on y trouvera le nombre et les mouvements de ces nouvelles planètes, marquées avec des observations très curieuses[3]. »

D’une manière générale donc, et malgré quelques phrases traditionnelles que la force de l’habitude laissait écrire dans leurs ouvrages, les chimistes abandonnèrent peu à peu l’idée que l’harmonie des astres devrait être semblable à celle de leur Science ! Par contre, ils laissèrent aux influences célestes, aux effluves diverses, lumineuses, calorifiques, etc., venues des étoiles et rencontrant la matière terrestre. une place prépondérante dans la formation des corps que nous connaissons et tout spécialement des métaux. « L’influence du ciel, comme cause universelle, ne concourt pas moins à la formation des métaux qu’à la génération de tous les autres êtres de l’univers. Toutes ces productions, cependant, demandent une cause plus prochaine qui, par sa jonction avec les influencés célestes, agisse sur leur propre matière… cette cause prochaine ou cette vertu minérale s’aide principalement du froid et du chaud comme d’instruments propres à la formation des métaux. Par le chaud (tempéré) elle mêle et unit le mélange dont ils sont composés ou le terrestre avec l’humide ; elle le cuit, le digère et l’épaissit. Par le froid, elle l’endurcit et le congèle en forme de métal plus ou moins parfait, selon le degré de parenté qu’elle a trouvé dans les dispositions de la matière ![4] »

Cette manière de voir semble dicter les conclusions suivantes : les divers métaux ont une origine analogue et sont tous de formation semblable ; loin d’être essentiellement différents, ils ne représentent que les aspects variés du même être, à des stades successifs de son développement ; c’est ce qu’ont vu nombre de philosophes et d’alchimistes. « Calisthène, Albert le Grand, etc., et d’autres philosophes disent qu’il n’y a qu’une seule espèce de métal parfait qui est l’or, dont les autres métaux, selon eux, ne sont que les commencements ou les principes ; c’est pourquoi on peut les réduire à leur dernière perfection et les changer en or… » Seulement cette opinion n’est pas universellement admise ![5]

« Ceux qui nient la possibilité de la transmutation des métaux s’efforcent de prouver qu’ils sont des espèces distinguées ; d’où ils concluent que la transmutation est impossible… J’avoue que leur sentiment est assez plausible, parce que leur définition générique convient également à tous, soit pour des propriétés particulières qui conviennent également à chacun d’eux, soit pour leur durée permanente, sans aucun effort de la Nature pour leur donner la dernière perfection de l’or. On peut encore, à ces raisons, en ajouter beaucoup d’autres. Cependant l’opinion de Calisthène et d’Albert le Grand n’est pas moins probable. Ce n’est pas un argument décisif que deux choses soient des espèces distinctes parce qu’une définition ne convient pas à toutes les deux ; il faut montrer la différence essentielle qui constitue spécialement leurs différents êtres. On ne peut inférer que l’homme et le lion sont de différente espèce parce qu’ils sont compris sous le genre animal ; il n’y a que la différence essentielle de raisonnable et d’irraisonnable qui limite le genre ; autrement il s’ensuivrait que Pierre et Paul sont d’espèces distinctes.

Ainsi, quoique la définition de métal convienne à l’argent et au plomb aussi bien qu’à l’or, on ne peut pas conclure de là que ce soient des espèces distinctes ; car sous la même espèce l’or peut être parfait et tous les autres imparfaits, comme l’enfant l’est à l’égard d’un homme. Et comme l’enfant peut se perfectionner, et qu’il est virtuellement tout ce que peut être un homme dans sa maturité, les métaux sont de même à l’égard de l’or. Les propriétés différentes qu’on voit dans les métaux ne prouvent donc rien ; ce sont des accidents qui accompagnent l’état de leur imperfection, et qu’on peut leur ôter. L’imperfection qu’ils ont vient, ou de l’avarice des hommes qui les arrache de la mine avant leur maturité, ou de la lenteur de leur production et de leur amélioration. Nous ne pouvons pas observer ce qui regarde leurs progrès, comme on ne voit point croître les arbres et les plantes que nous n’apercevons que quand ils sont élevés de terre[6]. »

Nous trouverions les mêmes arguments concernant la « possibilité » de la transmutation métallique, chez un très grand nombre de savants du xviie siècle qu’ils soient ou non adonnés à la recherche du Grand Œuvre ! Le plomb, nous dit-on, est à l’or ce que le fruit vert est au fruit mûr, ce que l’enfant est à l’homme[7]. Et comme, dans la plupart des cas, nous voyons les fruits mûrir et les enfants grandir, nous admettons sans difficulté que les métaux imparfaits se transformeraient en or s’il se rencontrait dans la Nature des circonstances favorables à leur progression[8]. « La transmutation des métaux, dit Ettmuller, n’est point un non-être, quoique la plupart des chimistes pensent le contraire : car s’il est vrai… que tous les métaux… ne diffèrent entre eux que par le degré de fixité et de maturité, n’est-ce pas une chose possible de perfectionner les métaux imparfaits par le moyen de l’art…[9] » « Bien plus, nous fait observer Salomon, il faut nécessairement avouer que l’intention de la nature en produisant les métaux n’est pas de faire du plomb, du cuivre, de l’étain, ni même de l’argent, quoique ce métal soit dans le premier degré de perfection, mais de l’or. Nous avons dit être imparfaites, pensent les alchimistes, les choses qui sont en voie de parvenir à la forme qui leur est destinée et parfaites quand elles y sont parvenues[10]. » L’analogie avec le mûrissement du fruit ou le développement de l’enfant est là, saisissante… de sorte que s’il ne se trouvait point d’empêchement au dehors qui s’opposasse à l’exécution de ses desseins, toutes ses productions seraient achevées et elles seraient toujours autant de chefs-d’œuvre, parce que toutes ses opérations seraient toujours fort justes et fort régulières. C’est pourquoi nous devons considérer la naissance des métaux imparfaits comme celle des avortons et des monstres, qui n’arrive que parce que la Nature est détournée de ses actions et qu’elle trouve une résistance qui lui lie les mains et des obstacles qui l’empêchent d’agir aussi régulièrement qu’elle a coutume de faire[11]. » L’alchimiste donc, en essayant d’obtenir par l’art, ce qui se fait naturellement en un temps beaucoup plus long, en essayant tout au moins de réaliser une transformation qui a une tendance à se produire même sans son action, n’agit pas absolument au hasard ! Du moment qu’il sait que tous les phénomènes chimiques se font dans un sens déterminé, il tentera simplement, en suivant les lois de la Nature, d’aller plus vite que la Nature ![12] Il aura quelque peine à admettre que l’or n’ait pas été produit en un instant ? Il demandera d’où proviennent les « résistances » qui sont opposées au développement de ce précieux et admirable métal ![13] Mais des difficultés analogues se rencontreraient, semble-t-il, dans nombre de théories scientifiques dont personne ne songe à sourire ! « Les métaux imparfaits, dit Hermite, ont une naturelle disposition à recevoir la forme des métaux parfaits[14], soit dans les entrailles de la terre, par la seule Nature et dans un long espace de temps[15], soit sur la terre, par la même Nature secondée de l’Art et dans un instant ? »

L’alchimiste essayera « d’achever presque en un moment ce que la Nature n’aurait fait qu’en plusieurs années », il devra avoir des différents métaux une science expérimentale très sûre, et rien dans son travail ne sera livré, comme le croient les imposteurs ignorants, au hasard ou à la fantaisie[16]. « Il est nécessaire que la connaissance de la Nature précède celle de l’art, — car l’art ne peut rien touchant les métaux, s’il n’imite la Nature[17]. »

Il est inutile de multiplier les citations ; nous venons d’atteindre là le fondement métaphysique sur lequel s’appuyait la foi de l’alchimiste ! Sur un terrain qu’ils croyaient stable, les adeptes creusèrent les fondations qui servirent pendant longtemps de support inébranlable à leurs fragiles et éphémères constructions. Ils ont posé comme évident que les métaux imparfaits, produits par une limitation accidentelle du pouvoir de la nature, le plomb, l’étain, le fer, le mercure, le cuivre et même l’argent, ont une tendance à se transformer en or ; qu’ils contiennent de l’or en puissance[18] mais que cet or ne se réalise actuellement qu’après une longue période de temps, à moins que le métal ne se trouve soumis à certaines influences qui rendent la transformation rapide ! Découvrir les conditions les meilleures pour que la transmutation se produise pleinement et parfaitement, tel est le programme du philosophe hermétique. C’est en se soumettant à la Nature qu’il contribue à atteindre le but ultime de la Nature… il nous le répète bien souvent dans ses œuvres. — Le triomphe de cette conception provoqua de nombreuses recherches sur la transmutation, recherches infructueuses, dont les insuccès accumulés furent peut-être une des causes de sa ruine ! Le principe fondamental de l’alchimie, qui fixait si bien le sens et la signification du devenir dans le règne métallique, en ne laissant indéterminée que la durée variable de son infaillible évolution, éclaire d’un jour nouveau cet art, dont l’idée seule paraît aujourd’hui si étrange et sur lequel plane une obscurité mystérieuse.


C — Nous savons que, d’après la théorie alchimique, les transmutations métalliques sont ; non seulement possibles, mais certaines, qu’elles se font dans un sens déterminé toujours le même et qu’elles aboutissent forcément à donner aux métaux imparfaits l’admirable forme de l’or. Par quels procédés techniques les philosophes hermétiques vont-ils aider la nature à réaliser rapidement le but qu’elle s’est proposé : mûrir rapidement les métaux afin qu’ils prennent la pesanteur et la couleur de l’or ? Tel est le problème qui se pose maintenant à notre esprit ! Les termes en sont fort clairs. Mais les solutions proposées semblent tellement variables, au premier regard ; elles sont entachées de tant d’obscurités accidentelles ou voulues ; le langage qui les exprime ne nous est guère accessible, et nous risquons de mal interpréter une pensée qui cherche à se dérober et qui s’enveloppe de mystère. D’ailleurs, les alchimistes ont pris soin de nous avertir qu’ils ne parlent que pour les « enfants de l’art » ! Ces privilégiés, qui seuls peuvent comprendre la signification profonde de leurs écrits, dont le sens est si éloigné de la langue vulgaire, ont reçu du Ciel une inspiration particulière ! Cette inspiration leur permet de saisir, sous les métaphores qui étonnent et éblouissent notre imagination, sous les apparentes extravagances qui déconcertent notre raison, la trame logique du raisonnement qui, comme « le fil d’Ariane, les guide sûrement au travers des détours du labyrinthe hermétique[19] » ! Nos philosophes, par ces discours, voulaient-ils faire comprendre à leurs lecteurs que la science ne s’acquiert qu’après un effort intense, continu, suivi, et par là écarter de la pratique de leur art sacré les gens frivoles ou superficiels, indignes d’arriver à obtenir par leur labeur un résultat sérieux ? Croyaient-ils véritablement qu’une révélation est nécessaire pour achever d’instruire pleinement ceux qui désirent s’adonner à la recherche du Grand Œuvre ? Ou encore, comme d’irrévérencieux sceptiques le leur reprochaient, cherchaient-ils a masquer leurs insuccès constamment répétés par l’usage d’un langage inintelligible au profane, et abuser ainsi de la crédulité du vulgaire ?

À ces questions, il ne nous est point permis, vu l’obscurité des auteurs, de fournir une réponse assurée. Nous ne pénétrons pas assez profondément dans l’esprit des alchimistes pour affirmer à coup sûr qu’aucun de ces savants, sous un prétexte quelconque, ne cherchait à mystifier le public ou à s’enrichir aux dépens de ceux qui leur accordaient leur confiance et leur argent, afin de leur permettre de mener à bien les expériences indiquées dont les ingrédients étaient souvent des métaux précieux. Bref, nous ne savons pas distinguer les ouvrages de l’imposteur, du charlatan ou du visionnaire des recherches laborieuses de l’honnête chimiste. Sans nous permettre donc de juger les expériences diverses proposées obscurément par les philosophes hermétiques, sans vouloir classer et même saisir la valeur particulière de chacune des méthodes, déclarées infaillibles par chacun de ces savants, nous essaierons de rendre compte des principes essentiels sur lesquels l’alchimiste s’appuyait pour déclarer que la recherche de la pierre philosophale était raisonnable, comme nous avons tenté de mettre en lumière l’espérance philosophique qui les poussait à déclarer possible et même nécessaire le perfectionnement des métaux.

L’attitude la plus sage sur ce point nous est indiquée par le grand savant Boerhave, dont l’esprit averti et bienveillant semble très respectueux des ouvrages des alchimistes. « Quand je comprends leur pensée, dit-il, je vois qu’ils décrivent très naturellement la pure vérité, qu’ils ne me trompent point et qu’ils ne se trompent pas eux-mêmes. » Quand donc je parviens à des endroits où je n’entends pas ce qu’ils veulent dire, pourquoi les accuserais-je d’être dans l’erreur ?…[20] » Pour expliquer cependant que les secrets des philosophes hermétiques sont si éloignés des vérifications expérimentales, que, quand on suit leurs recettes, on n’aboutit qu’à des déceptions, Boerhave risque une hypothèse qui, à la réflexion, semble plausible. Les récits que les alchimistes nous livrent de leurs travaux sont les conséquences encore invérifiées de leurs travaux scientifiques ; il ne s’agit pas de travaux actuellement réalisés, mais de projets de travaux…, et les résultats indiqués sont les prolongements de leur doctrine, non le fruit d’une constatation faite dans un laboratoire. « Quand je lis les secrets de ces excellents artistes, qui connaissent si bien les ouvrages de la nature, il m’arrive souvent de soupçonner qu’après que de justes observations leur ont fait faire des découvertes très singulières, prompts à en prévoir les suites, ils nous ont raconté comme faites des choses qui n’existaient encore que dans leur imagination, mais qu’ils concluaient qu’on pouvait faire, ou qu’ils auraient sûrement faites s’ils avaient poussé leurs opérations plus loin.[21] » Quand on pense aux difficultés de toutes sortes que les sciences expérimentales naissantes ont eu à subir, la supposition ci-dessus semble très vraisemblable.

Essayons maintenant, malgré les difficultés presque insurmontables de cet obscur sujet, de nous rendre compte de la place que tenait la « pierre philosophale » dans la technique alchimiste. Tout à l’heure, pour justifier ses recherches, la philosophie hermétique nous avait dit que l’or est un métal parvenu au dernier terme de sa perfection, qu’il est un corps très stable toujours semblable à lui-même, ne possédant aucune tendance interne à se modifier. Les métaux imparfaits, comme des fruits verts exposés au soleil, se mûrissent spontanément et se transforment naturellement en or ; nous croyons donc que l’art spagyrique va nous apprendre à forcer la nature, ou tout au moins à concentrer l’action des forces naturelles sur le métal que nous voulons mûrir ; il n’en est pas ainsi, et nos savants invoquent maintenant, pour justifier leur méthode, une autre analogie entre les métaux et les êtres vivants, analogie que nous n’avions pas encore aperçue.

L’or, disent-ils, est bien un métal parfait ; mais il ne possède habituellement aucun excès de perfection et, par suite, il n’a aucune tendance à communiquer sa perfection aux métaux imparfaits avec lesquels il est en contact. En d’autres termes, il ne jouit d’aucune faculté d’assimilation ; semblable à un corps mort[22], il a besoin, pour digérer des aliments, les transformer en sa substance propre, d’un ferment qui lui donnerait les propriétés des êtres vivants ; c’est ce ferment, dont une petite quantité seule est nécessaire pour fabriquer de grandes quantités d’or, que nos savants nomment pierre philosophale ou poudre de projection, etc.[23].

L’or rendu vivant par l’action de la pierre peut disparaître un moment ; mais, en fin de compte, il s’accroît en quantité et nous le retrouvons semblable à lui-même. « Ne voyons-nous pas, dit Salomon, qu’un seul grain de blé mis en terre produit plusieurs autres grains de sa même nature, et que chacun de ces grains, mis parallèlement en terre, produit tout de même plusieurs autres grains semblables ; et cette multiplication se fait incessamment et plus ou moins, selon que la terre se trouve mieux ou plus mal préparée. Il est vrai que ce grain, pour en produire plusieurs autres, se détruit ; mais il est vrai aussi que c’est moins une destruction qui lui succède qu’une multiplication et une régénération…[24] » Il en est de même de la multiplication de l’or par le moyen de la pierre philosophale et d’aliments convenablement choisis.

Les philosophes hermétiques qui essayent de réaliser le Grand Œuvre doivent avoir à leur disposition, dit Hensig, tout d’abord de la semence d’or ; cette substance, ils la trouveront dans l’or même ; mais, dans l’or naturel, elle est comme morte ; pour la revivifier, l’action de la pierre philosophale est nécessaire. Un grain de cette semence ainsi fécondée et tombant sur les métaux imparfaits qui sont l’aliment naturel de l’or, viendra à fermenter et se multipliera aux dépens de sa nourriture. Enfin le contact entre le métal parfait et le métal imparfait dont il se repaît est assuré par l’action d’une liqueur capable de les dissoudre tous les deux ; cette liqueur est le mercure, non précisément le mercure métallique naturel, mais une substance qui en approche et qui est contenue dans ce mercure naturel[25].

Qu’est-ce que la pierre philosophale ? À cette question embarrassante, les alchimistes, qui n’ont jamais pu la réaliser, nous donnent des réponses variables. Ils l’extraient indifféremment des métaux, des plantes, des animaux, même de l’urine et des excréments. Quelques-uns d’entre eux, cependant, croient pouvoir établir théoriquement qu’il ne faut la chercher que dans un des règnes de la Nature. D’autres expliquent qu’elle se fait très rapidement, qu’en trois jours de travail au plus, le chimiste doit l’obtenir pure. Quelques chercheurs ont l’avantage de connaître sa couleur et sa structure… Bref, s’il nous fallait analyser toutes les fantaisies qui ont eu cours sur ce produit admirable et mystérieux de l’art hermétique, nous nous perdrions dans un labyrinthe d’où il serait impossible de sortir.

La semence de l’or, — et là-dessus la plupart des adeptes sont d’accord, — la semence de l’or est contenue dans l’or même et il ne faut pas la chercher ailleurs ; toute génération et augmentation d’une espèce se fait, nous disent-ils, par une espèce semblable : un lion engendre un lion et non un éléphant, etc. ; c’est donc l’or même qui sera susceptible d’engendrer de l’or[26].

Toute chose susceptible d’augmentation, disent les alchimistes, doit avoir sa propre semence ; si la quantité d’or peut s’accroître, il faut nécessairement qu’il contienne en lui-même des germes de son propre être… ; et chaque semence, d’ailleurs, ne se développe que dans un terrain favorable à son éclosion où elle trouve sa nourriture ; le laboureur sait cela et il ne sèmerait jamais du blé sur du marbre.

L’aliment qui nourrit la semence ne lui donne aucune qualité particulière, mais il en reçoit d’elle ; cet aliment doit contenir en lui-même les principes matériels dont la semence est composée ; un être ne se nourrit pas à volonté de n’importe quelle substance ; nous le voyons chez les animaux et les plantes ; l’aliment naturel de l’or, nous dit-on, c’est le métal imparfait.

Enfin, les semences des règnes animal et végétal ne donnent, en aucun cas, les fruits d’un autre ; l’avoine ne produit jamais un lapin, ni la semence du renard un poirier. Il en est de même du germe de l’or, qui est absolument spécifique ; s’il se développe, il ne produira jamais que de l’or[27].


D. — Remarquez maintenant comme la théorie hermétique a insensiblement dévié. Tout à l’heure, quand il s’agissait de nous convaincre de la possibilité de leur art, en même temps que de son excellence, les alchimistes déclaraient que les métaux étaient des échantillons différents du même être parvenus à des stades différents de développement. Quand ils ont voulu nous expliquer comment la transmutation en or des métaux imparfaits se réaliserait dans les laboratoires, ils nous ont dit que, grâce à l’addition d’un ferment, l’or devenait substance vivante, douée par conséquent de la faculté d’assimilation et susceptible de transformer les métaux imparfaits dont elle se nourrit en sa substance propre ! Ils insistaient sur le fait que l’or, semblable aux espèces vivantes, animaux ou plantes, des lions ou des avoines par exemple, était possesseur de germes qui, dans les conditions favorables à leur développement, reproduisaient de l’or, et uniquement de l’or.

Sans essayer de relier ce nouveau point de vue avec leur théorème fondamental : « Les métaux sont les divers représentants d’une même espèce d’êtres », sans s’autoriser de lui, les alchimistes tentèrent de répondre à ceux qui niaient la possibilité de la transmutation des métaux, en se basant sur ce fait que chacun d’eux a une forme spécifique définie. Ils ne discutèrent pas sur ce point l’opinion de leurs adversaires et acceptèrent de porter le combat sur le terrain choisi par leurs ennemis. Les philosophes hermétiques déclarèrent donc simplement que les espèces ne sont pas fixes, qu’elles varient constamment chez les animaux et les végétaux ; que les éléments d’Aristote eux-mêmes sont, d’après l’avis de tous, susceptibles de transmutation ; que ni la raison ni l’expérience ne fournissent d’argument en faveur de leur constance.

« Nous voyons, dit Ettmuller, les végétaux se changer les uns dans les autres, le froment en avoine, le seigle en ivraie, le cresson en menthe, parce qu’ils conviennent en leur racine et en leurs principes matériels. Pourquoi la même chose n’arriverait-elle pas aux métaux[28] ? » Avant de discuter la valeur de cette argumentation, remarquons ceci : alors que les alchimistes ne supposaient aucunement que l’espèce vivante susceptible de varier avait quelque tendance à réaliser un progrès, et qu’ils la laissaient se modifier à la dérive, ils admirent, en vertu de leur principe primordial, que l’évolution des métaux se poursuit dans un sens déterminé et posé d’avance. Certes, les deux affirmations suivantes : les métaux, dans certaines circonstances, sont susceptibles d’être modifiés, et : les métaux tendent à leur perfection, ne sont pas contradictoires entre elles ; seulement, elles n’apparaissent aucunement comme des suites logiques l’une de l’autre ; et, en l’absence de la dernière, la première n’apporte aucun argument en faveur de l’art spagyrique.

Les alchimistes, nous venons de le voir, pour justifier à la fois leur doctrine et leurs recherches comparèrent constamment le règne métallique et le règne organisé dont ils supposèrent implicitement l’ analogie. Que la transmutation des métaux soit semblable au mûrissement du fruit, à la nutrition et la reproduction de l’être vivant, ou à l’évolution des espèces animales ou végétales, elle a toujours les caractères mêmes de la vie ; — là nous trouverons l’unité de la conception hermétique dont les détails nous ont semblé discordants ou inconciliables. Toutefois sur ce dernier point n’avons-nous point été trop sévères ? Et ne voyons-nous pas de nos jours les biologistes considérer comme semblables l’évolution de l’individu, l’évolution de l’espèce, la nutrition et la reproduction ? L’esprit humain, par une tendance invincible qui correspond peut-être aux lois de la Nature, passe constamment, et parfois inconsciemment, d’une conception à l’autre, ne pouvant jamais s’arrêter à la classification nominaliste qui lui a été suggérée par l’expérience. En fait, les diverses analogies entre les métaux et les êtres vivants, que nous avons signalées et séparées nettement les unes des autres, se trouvent, dans de nombreux ouvrages, indissolublement mêlées, ce qui jette quelque trouble dans l’ensemble de la théorie ; les alchimistes les mélangeaient encore avec des hypothèses sur la composition chimique des métaux dont nous allons tout à l’heure dire quelques mots.

Avant d’abandonner les rapprochements faits par les philosophes hermétiques entre les métaux et les êtres vivants remarquons encore ceci : Si nous admettons, — et c’est là le principe fondamental que nous avons dégagé chez les alchimistes du xviie siècle, — que le métal imparfait est au métal parfait ce que le fruit vert est au fruit mûr, l’art de réaliser les transmutations nous paraîtra conforme à l’ordre de la Nature[29] ; nous serons donc tentés d’attribuer à des causes accidentelles les insuccès répétés et nombreux de ceux qui se livraient obstinément à la recherche du Grand Œuvre. Si nous croyons, comme certains savants nous l’ont dit, que l’or, grâce à un ferment hypothétique, pourrait digérer les métaux imparfaits qui lui servent de nourriture, la transmutation des métaux nous semblera possible, même probable, mais sa réalisation ne nous semblera plus assurée, elle ne sera pas commandée par la nature des choses. Enfin si nous ne justifions l’alchimie que par la considération que les espèces ne sont pas stables, qu’elles sont susceptibles de modifications dont nous ne connaissons pas les lois, l’art hermétique ne nous paraîtra pas logiquement absurde, nous ne le considérerons certes pas comme rigoureusement impossible, mais les échecs persistants de ceux qui cherchent à réaliser le Grand Œuvre nous rendront bien sceptiques, et nous ne comprendrons pas les causes raisonnées de leur persévérance… À force de défendre leur art contre ses détracteurs[30] et en acceptant de discuter ailleurs que sur leur terrain propre, les alchimistes ont énervé le principe qui était à la base de la doctrine hermétique, et celle-ci n’a comme toute défense qu’elle est logiquement soutenable, qu’elle ne base pas son espoir sur une absurdité manifeste. Pour finir, voici ce que pense de la transmutation métallique le chimiste traditionaliste Nicolas Lefèvre, qui ne voit dans toutes les discussions alchimiques qu’un problème concernant la possibilité métaphysique.

« On doute encore si les métaux différent entre eux spécifiquement, ou s’ils ne diffèrent que selon le plus ou le moins de perfection. Scaliger répond à cette question que la nature n’a pas produit plutôt les métaux pour en faire de l’or que les autres animaux pour en faire des hommes ; de plus on peut dire que Dieu a créé la diversité des métaux, tant pour la perfection et l’embellissement de l’univers que pour les différents usages aux-quels ils sont employés par les hommes. Il faut avouer néanmoins que les minéraux et les métaux imparfaits tiennent toujours de l’un ou l’autre de ces métaux parfaits, et le plus souvent de tous les deux ensemble, comme cela se prouve par l’extraction qu’en font ceux qui ont le secret de cette séparation… Ce qui fait conclure que ces métaux et les minéraux imparfaits tendent continuellement à la perfection de leur destination naturelle, pendant qu’ils sont encore dans le ventre de leur mère ; ce qu’ils ne peuvent plus faire lorsqu’ils sont arrachés de leur matrice.

Cette question est ordinairement suivie de celle qui fait demander si l’art, est capable de pouvoir changer un métal imparfait pour le pousser par cette métamorphose jusqu’à la perfection de l’un des deux principaux luminaires[31]. Il faut ici répondre affirmativement, parce qu’il est vrai que la nature et l’art peuvent faire de belles transmutations en appliquant l’agent au patient. Mais la difficulté se trouve presque insurmontable, d’autant qu’il faut trouver précisément le point et le poids de la nature, et c’est ce travail qui a tourmenté depuis plusieurs siècles les esprits de tant de curieux opiniâtres et qui les a fait user leurs corps et vider leurs bourses[32]. »


E. — Si, comme nous avons essayé de l’établir, la doctrine alchimique est une théorie du « devenir » et non une théorie de « l’être », l’accord constaté entre nos savants en ce qui concerne l’évolution nécessaire du métal, fera place au désaccord quand ils aborderont le problème de la structure actuelle de ce métal. Demandons-leur, en effet, s’ils veulent bien nous faire connaître la composition des métaux ? À cette question, une enquête approfondie fournirait un grand nombre de réponses. Le même auteur tentera parfois d’atteindre ce difficile problème par plusieurs voies différentes et nous donnera des solutions qui ne l’auront pas complètement satisfait et seront inconciliables entre elles. Ces solutions, il nous sera loisible de les classer dans des moules imposés par la tradition. Les analogies présumées des êtres vivants et des métaux avaient permis aux alchimistes de deviner quelle serait l’évolution normale du règne métallique ; elles ne les renseignaient aucunement sur les substances contenues dans les corps métalliques étudiés.

Nous devons tout d’abord observer qu’un grand nombre de savants, sans songer à faire des métaux une classe bien différenciée, relièrent leurs théories concernant ces remarquables substances à leur système général du monde[33]. Ou bien, ils considèrent les métaux comme des corps simples, créés dès l’origine, ainsi que beaucoup d’autres corps, pour demeurer tels qu’ils sont sans modification aucune ; ou ils prétendent que chaque métal, comme chaque corps naturel, est dû à la modification de la matière première universelle ; ou ils pensent que les métaux sont dus à la mixtion, dans certaines circonstances, des quatre éléments péripatéticiens ; ou à celle des trois principes spagyriques. Au moment de l’éphémère et éclatant succès du dualisme de Tachénius, qui voyait dans chaque phénomène un combat entre le principe « acide » et le principe « alcali » et tentait de réduire à cette hypothèse simpliste la complexité effarante du monde matériel, l’on crut découvrir beaucoup d’alcali dans les corps métalliques, puisque un grand nombre d’entre eux se dissolvent avec effervescence dans les acides minéraux[34]. D’autre part, la philosophie mécanique et corpusculaire dont le développement brillant fit rentrer pour un temps dans l’ombre toutes les théories adverses ne considéra dans chaque corps que l’espace occupé par sa molécule.

Descartes[35] et son disciple Rohault[36], qui ne séparèrent jamais la description des corps de l’histoire de leur formation, croient que les corps métalliques sont dus à l’interpénétration au sein de la terre de différentes parties de sel agitées par la matière de leur premier élément, hypothèse qui, dans leurs écrits, reste fort obscure et à laquelle ils n’ont pas l’air de tenir beaucoup ; mais ils ajoutent très nettement « quant aux différences que l’on remarque entre les métaux, on peut dire en général qu’elles consistent en ce que leurs premières parties sont de diverses grosseurs, diversement massives et avec cela diversement figurées[37] ».

Ces hypothèses sur la formation et la composition des métaux, — à l’exception de la première qui proclamait l’éternité indestructible de chacun d’eux, — s’accordent sur ce point qu’ils ne sont pas absolument fixes et par conséquent ne déclarent pas logiquement irréalisable leur transmutation en or. Toutefois si la recherche du Grand Œuvre ne semble pas absolument absurde, ces hypothèses sont indépendantes de la philosophie hermétique ; elles n’en font, pas saisir le ressort profond. Nous l’avons déjà vu tout à l’heure ; il ne suffit pas à une doctrine scientifique de ne pas avoir la logique contre elle, pour mériter d’être prise en considération. Voici, pour nous en rendre compte, le jugement méprisant de Rohault sur les espoirs des alchimistes.

« Il n’y a, dit-il, aucune répugnance qu’en ajoutant aux parties d’un vil métal quelques autres parties d’une matière qui les rende semblables à celles d’un métal précieux, on ne puisse venir à bout de cette transformation, qui est l’objet de vœux de tant de chimistes et qu’ils disent avoir été faite par quelques-uns de leur art. Mais comme on ne sait pas en particulier quelle est la figure et la grandeur des petites parties qui entrent dans la composition des métaux, ni quelle est celle des autres ingrédients qui pourraient servir à faire cette transmutation et qu’on n’a pas encore trouvé le secret de les arrêter ensemble, l’on doit penser que, s’il est vrai que quelques chimistes aient autrefois converti du plomb en or, ç’a été par hasard aussi grand que si, ayant laissé tomber de haut une poignée de sable sur une table, les grains s’étaient tellement rangés qu’on y pût lire distinctement une page de l’Énéide de Virgile. Ainsi c’est une folie de croire que l’on puisse par le moyen de l’art et du raisonnement découvrir un si grand secret, et il y a une certitude plus que morale de la ruine de ceux qui voudraient la rencontrer fortuitement en faisant un grand nombre d’expériences[38]. »

D’ailleurs, observons-le bien, si la transmutation des métaux est compatible avec la philosophie de Descartes qui, dans son espoir de montrer l’homogénéité du monde, voulait réduire la définition de la matière à la mesure de l’espace occupé par elle, et qui admet, en conséquence, que tout corps de ce monde visible peut se convertir en tout autre corps imaginable. Cette philosophie a été très vivement modifiée par les chimistes qui constataient au cours de leurs expériences l’immense variété des corps observables ; ils en conservèrent pourtant implicitement le principe essentiel et voulurent déduire toutes les différentes propriétés des différentes substances de la figuration supposée des particules élémentaires qui agissaient les unes sur les autres suivant les lois de la mécanique[39]. Mais ils ajoutèrent que la forme des molécules était pour chaque matière particulière fixe et intangible, tout du moins que les molécules élémentaires des substances simples sont absolument indéformables et, par conséquent, que les corps que nous ne pouvons décomposer sont fixes et incapables de transmutation. Cette théorie, quelques chimistes, tels que Lémery, ne l’exposent pas et ne la discutent pas ; elle est pourtant supposée à la base de leurs discussions et si nous refusions d’admettre la spécificité des différentes substances sur lesquelles ces chimistes opèrent, leurs explications perdraient toute signification.

La dissolution de l’or dans l’eau régale, par exemple, provient, dans l’hypothèse corpusculaire de Lémery, d’une concordance entre les figurations de leurs invariables particules ; elles restent forcément toujours semblables à elles-mêmes et, d’après ceux qui poussent la doctrine à fond, toute réaction chimique se réduit à une apparence. La théorie atomique d’Harstœker posera comme principe l’impossibilité de la transmutation en général et de la transmutation des métaux en particulier. « L’eau ne se change jamais en air ou en sel, ni l’air, ni le sel en quelque autre corps ; mais tous ces corps demeurent toujours constamment les mêmes et ils ne sont pas d’une autre nature aujourd’hui qu’ils étaient dans le temps le plus reculé et qu’ils seront dans tous les siècles à venir, ce qui devrait pourtant arriver si les corps pouvaient se briser par le mouvement… L’or demeure toujours or…, il en est de même du mercure qui demeure toujours mercure sans qu’il soit possible de le changer jamais en quelque autre corps par tout l’artifice du monde ; il en est de même de l’argent et de tous les autres métaux[40] ; par conséquent, on peut penser que les parcelles qui composent l’or sont autant de corps massifs, impénétrables, indivisibles, immuables et d’une grandeur et figure déterminées[41] » , et Harstœker, courageusement, essayera d’expliquer et de résumer les propriétés de chaque corps par la divination de la forme de sa particule élémentaire : « L’or, dit-il par exemple, est le corps le plus pesant de tous ceux que nous connaissons, d’où l’on pourrait conjecturer que ses parcelles sont autant de cubes ; mais comme la matière magnétique le traverse fort librement, qu’il est ductible et flexible et qu’il se fond bien plus facilement qu’une infinité d’autres corps, il faut que ses parcelles soient des polyèdres qui laissent des intervalles assez larges entre eux. » Notre art ne peut fabriquer aucun corps, mais il lui est loisible de séparer les différents métaux des matières étrangères avec lesquels ils sont mélangés. Pour avoir de l’or, il faut avoir de ces petits corps massifs qui ne se trouvent que dans les mines et dans les pierres ou autres corps dans lesquels ces petits corps massifs sont cachés, et c’est de cette manière que l’on peut tirer de l’or du plomb, de l’étain, de l’argent et de plusieurs autres corps quand il y a quelques veines ou quelques grains d’or cachés comme il y en a dans le sable de Guinée, où l’on en découvre quantité par le moyen du microscope. »

Nous n’avons pas, pour le moment, à entrer plus loin dans l’examen de la philosophie corpusculaire, telle que la comprenaient les chimistes ; remarquons qu’elle est radicalement hétérogène à la conception des alchimistes ; alors que ces derniers supposaient dans la nature une tendance au perfectionnement, les premiers la supposaient immuable dans le temps ; alors que les derniers n’arrivaient pas à expliquer les « résistances » qui empêchaient les métaux d’atteindre immédiatement leur état final d’équilibre, les premiers en voulant réduire tout phénomène à un changement de lieu, ne tentaient nullement de justifier la spécificité des particules de chaque corps ; les diversités irréductibles des différentes particules matérielles. À la fin du xviie siècle, les doctrines corpusculaires triomphantes, jointes aux échecs notoires de ceux qui voulaient fabriquer artificiellement de l’or, firent que, pour le public cultivé, la philosophie hermétique fut considérée comme une superstition bizarre, ou une incompréhensible folie[42].

F. — Mais c’est aux philosophes hermétiques qu’il faut nous adresser pour savoir la véritable composition des corps métalliques ; un grand nombre d’entre eux, dit Salomon, pensent avec Albert le Grand « que les métaux sont tous faits d’une même matière qui est l’argent-vif et qui est uni et mêlé avec une terre visqueuse qu’ils appellent soufre, et ils assurent que la différence de la cuisson qui, digérant diversement cet argent-vif, en sépare différemment le soufre impur jusqu’à ce qu’il n’y en reste plus ; et alors, disent-ils, c’est de l’or qui n’est que de l’argent-vif parfaitement digéré. Et en effet, l’expérience nous fait voir que l’argent vif est la matière des métaux[43] », parce que, explique Salomon, l’argent-vif s’unit à eux et que cette combinaison prouve une similitude de matière ; d’ailleurs, ajoute-t-il, les métaux ont la même action sur le corps humain ; les fondeurs de plomb sont sujets aux mêmes accidents que les fondeurs de vif-argent, ce qui semble prouver que ces corps différents sont composés de substances de même nature.

Ainsi que la plupart des auteurs, Barba soutient que « l’argent-vif et le soufre sont la matière la plus prochaine des métaux et que leur variété résulte de la différente proportion de ces deux matières et de leur plus ou moins de pureté » . Suivant cette opinion, déjà traditionnelle au moyen âge, Hermite, en résumant ce que pensent ses collègues, nous dit que « la forme des métaux consiste dans l’union de ce soufre et de cet argent-vif » et que « comme cette union est différente à cause des différentes mixtions et des différents degrés de coction, de là procède la diversité des métaux[44] ».

Mais les métaux, nous a-t-on dit, peuvent mûrir et se transmuer en or qui est pur, homogène et rendu incorruptible par le mélange parfait de ses parties. « Ainsi c’est à juste titre qu’il est estimé de tout l’univers[45]. » Comment une telle transformation est-elle possible, ou plutôt d’où provient-il qu’elle soit encore à produire ? À cette question, les chimistes font deux sortes de réponses : tout d’abord, dans les métaux imparfaits, les constituants du mixte sont intimement mélangés avec un excès de soufre mauvais et combustible dont il faut les séparer ; ensuite un défaut de chaleur nuit à la combinaison parfaite du soufre et du mercure ; de là vient, ajoute Salomon, « que, ne voulant produire qu’un seul métal qui est l’or, la nature en produit plusieurs »[46].

Que devra donc faire l’alchimiste pour réaliser l’intention manquée de la nature et perfectionner les métaux qui ne sont pas mûrs ? Il lui faudra tout d’abord « séparer le mercure de son mauvais soufre, puis le détacher de ses autres impuretés afin de lui donner la fixité et la teinture de l’or et de l’argent ; car, de lui-même, il a presque tout le poids de l’or, et il acquiert aisément ce qui lui en manque par cette séparation ; parce qu’en le dégageant de ces impuretés (parmi lesquelles il se rencontre une humidité superflue qui le rend hydropique) il se trouve réduit à un plus petit volume et par ainsi plus pesant[47] ». En essayant donc de préciser sa pensée, Salomon nous suggère l’idée que les métaux n’ont qu’un seul constituant spécifique, le mercure ; il en vient peu à peu à dire que le soufre n’est qu’un principe accidentel des métaux imparfaits, principe que l’art chimique élimine en transmuant les métaux. « Ce n’est donc ni le plomb, ni l’étain, ni le fer, ni le cuivre, ni même le vif-argent tout entier que l’on change en or ; mais c’est le mercure du plomb, le mercure du fer ; le mercure de l’étain, le mercure du cuivre et le mercure du vif-argent. Et que tous ces mercures ne sont qu’une même espèce de matière que la nature a formé pour en faire de l’or[48]. » Bref, si l’on néglige pour un moment de tenir compte des différences peu importantes que présentent les métaux, nous les déclarerons formés d’un seul constituant « le Mercure », corps très dense dont le règne métallique tire son unité spécifique ; ce mercure, débarrassé par la nature ou par l’art des substances étrangères qui y étaient mêlées et qui lui donnaient, des aspects sensiblement variés, prendra l’admirable forme de l’or. La transmutation ainsi comprise se réduira à une purification ; le travail du chimiste consiste donc, comme l’ont dit un grand nombre d’adeptes, à « séparer le pur d’avec l’impur » ; l’or est contenu, tout au moins en puissance, dans tous les autres métaux, et il s’agit de le dégager des gangues qui nous empêchaient de l’apercevoir… À cette théorie, nous verrons le siècle suivant en substituer une série d’autres, qui ont des traits essentiels communs, et dont voici le principe. Les métaux sont composés de deux corps : un corps spécifique de l’état métallique et qui est le même dans tous ; un corps qui caractérise chacun d’eux et permet de donner des noms différents à ces différents mixtes, l’or, l’argent, le cuivre, le mercure, l’étain, le fer et le plomb ; les deux constituants du corps métallique, que nous ne pouvons obtenir séparément, sont susceptibles de se déplacer comme les radicaux de notre chimie moderne ; il ne peut y avoir, à proprement parler, de transmutation mais seulement des substitutions. La théorie alchimique du perfectionnement naturel suggérait, en se précisant, des hypothèses explicatives qui ruinaient son principe fondamental ; elle s’effondra sous le poids de ses propres excroissances ; et à l’époque de Boerhave, déjà elle n’était plus que spéculativement discutée par des esprits distingués, n’ayant jamais pu réaliser expérimentalement les rêves hermétiques et, d’autre, part ne subissant pas le prestige de la doctrine qui prévoyait l’évolution du règne métallique.

G. — La doctrine hermétique n’avait jamais réuni les suffrages unanimes des savants. Même à l’époque de son triomphe, quelques sceptiques tels Biringuccio[49], la déclarèrent fausse de tous points et tentèrent vainement de la détruire, d’une part au nom de l’expérience qui n’a jamais réalisé de transmutation, et, d’autre part, au nom de la religion qui déclare le pouvoir humain étrangement limité, incapable de modifier l’essence des corps naturels ; dans le courant du xviie siècle, un grand nombre de chimistes sans la renier en principe ne cherchent plus à réaliser le Grand Œuvre. Ni cependant les échecs répétés des adeptes, ni les critiques d’isolés n’auraient été suffisants pour ébranler la confiance. Pour parvenir à ce résultat, il faillait une modification profonde dans la conception même que les chimistes se faisaient du monde matériel ; il fallait tout d’abord qu’une autre notion de la perfection succédât au mysticisme des alchimistes ; or, à l’époque du triomphe de la philosophie cartésienne, les savants, qu’ils donnent ou refusent leur adhésion à l’ensemble de la nouvelle doctrine, les savants refusaient d’admettre qu’une substance quelconque qui occupe de l’étendue soit théoriquement plus parfaite que toutes les autres substances analogues. Les métaux ont été créés par Dieu pour demeurer ce qu’ils sont ; et le monde entier reste constamment semblable à lui-même, semblable à ce qu’il était au moment de la création ; si, comme le prétend Descartes, « toutes les variétés qui sont en la matière dépendent du mouvement de ses parties » , si d’autre part « Dieu qui est la première cause du mouvement en conserve toujours une égale quantité dans l’univers »[50],la nature qui est parfaite n’a donc aucune tendance au perfectionnement ! L’idée même du perfectionnement paraîtra fantaisiste et inintelligible. D’une manière plus utilitaire et pratique, un certain nombre d’observateurs font remarquer que le fer, par exemple, avec lequel on construit des outils, rend plus de services à l’homme que l’or, dont la grande valeur provient de conventions sociales, puisque par une étrange aberration de notre raison, nous avons fait de cet inutile métal le signe, l’emblème et l’organe de la richesse ! Ne serait-ce pas une conséquence du péché originel que cette précieuse et inutile substance soit convoitée par tant de gens, et l’art hermétique ne nous prouve-t-il pas l’incurable avarice et l’ambition dominante des adeptes qui veulent être riches[51] ? Ceux qui raisonnaient ainsi, ceux qui ne voyaient dans l’art de l’alchimiste qu’un problème de technique qu’un heureux hasard pourrait, dans certains cas, résoudre favorablement ; ceux qui me voyaient dans la « philosophie naturelle des métaux », qu’une fantaisie bizarre née sans motif scientifique dans l’esprit de quelque illuminé et répandue par une contagion étrange chez, un très grand nombre de savants avides de devenir fortunés et puissants, ceux qui prenaient plaisir à souligner les incohérences et les contradictions des alchimistes, ne découvraient pas au milieu du fatras de leurs paroles la tendance au perfectionnement et à la stabilisation de la matière qui est le dogme fondamental de la théorie hermétique. Si, en effet, il nous est difficile sinon impossible de présenter un tableau harmonieux des opinions de nos prédécesseurs, nous remarquerons pourtant que ces opinions prises séparément s’accordaient sans illogisme avec le principe qui nous a semblé primordial ; il est juste d’ajouter que la plupart d’entre elles ne lui apportaient aucun appui, et qu’elles semblaient souvent s’exclure l’une l’autre ! Si nous entendons par doctrine, une construction de notre esprit, dans laquelle toutes les parties s’accordent pour former un tout homogène, et dont il est loisible de contempler l’architecture, nous serons forcés de déclarer qu’au xviie siècle, il n’y avait pas de doctrine alchimique. Mais là ne résidait pas la force de la philosophie hermétique contenue tout entière dans l’aspiration à la perfection tant désirée à la fois par la nature et par l’esprit humain.

Nous n’avons pas prétendu épuiser en quelques pages les problèmes fort intéressants soulevés au xviie siècle par les progrès puis par le déclin de « la philosophie des métaux ». Sans chercher à connaître les péripéties de sa lutte contre les théories adverses, et, en particulier, contre la théorie mécanique, nous n’avons retenu des travaux et espoirs alchimiques que les affirmations métaphysiques communes à un grand nombre d’auteurs ; nous n’avons dit que quelques mots de la composition que la plupart des savants supposaient aux corps métalliques ; nous verrons plus tard en détail comment les chimistes furent amenés à attacher plus d’importance à ce problème, traité bien légèrement par leurs prédécesseurs alchimistes ; nous avons négligé de même d’examiner les expériences des philosophes hermétiques, de voir comment elles suggéraient leurs théories, comment elles leur résistaient, et comment dans l’ensemble, leurs réactions réciproques ont contribué à faire progresser la science humaine ; ce problème que nous ne pouvons qu’indiquer est : en dehors du sujet de cette étude et nous n’avons aucune compétence pour le résoudre !

La philosophie hermétique fut d’ailleurs supplantée mais non détruite par des doctrines incompatibles avec son théorème fondamental ; elle subsista sans grand succès pendant le xviiie et le xixe siècle, et il y a encore aujourd’hui un grand nombre d’alchimistes dont les œuvres ne sont pas absolument méprisables et semblent dignes d’un certain intérêt.

Toutefois, la puissance de la philosophie hermétique ne compte plus dans la science depuis la fin du xviie siècle, et elle ne nous semble plus qu’une curiosité historique. Faut-il dire que nos ancêtres, en s’obstinant à découvrir une transmutation irréalisable par les moyens dont nous disposons ont fait un travail inutile, que leurs efforts furent stériles et leur grand labeur vain ? Une telle conclusion ne serait-elle pas superficielle et injuste ? Ne pourrait-on découvrir entre « la forme » de leurs théories, et certaines théories modernes, qui se basant sur le principe de Carnot, proclament que le monde a une tendance à la stabilisation, certaines analogies profondes ? Et un grand nombre de chimistes n’attribuent-ils pas à des « résistances » ou à des « frottements », la persistance des corps matériels dans un état physique qui théoriquement semble instable ? L’esprit des alchimistes aurait-il préparé les cadres dans lesquels la pensée contemporaine a tenté de faire rentrer les phénomènes de la nature ?

À cette grave question qui pourrait susciter la curiosité du philosophe, l’historien n’a pas à répondre ; il serait heureux si quelque esprit spéculatif pouvait trouver dans ses travaux les éléments de la solution de cet important problème.

  1. Une grande partie de ce chapitre a reçu l’hospitalité d’Isis
  2. Voir chap. III, § 6.
  3. Métallurgie, 1640, en espagnol, cité d’après l’édition française de 1751, p. 83.
  4. Barba, p. 74.
  5. Page 75.
  6. Page 76.
  7. Voir surtout Glauber. 2e partie de l’œuvre minérale, traduction Du Teil, p. 35. Paris 1659.
  8. Chimie raisonnée. ire édition, Leyde 1684. Cité d’après l’édition de Lyon 1693.
  9. La bibliothèque des philosophes chimiques ou recueil des auteurs les plus approuvés qui ont écrit sur la pierre philosophale, 1672. Cité d’après l’édition de 1741, préface, p. xxviii.
  10. Duchesne, Œuvres, 1624, p. 135.
  11. Salomon, p. xxviii.
  12. Nature surmonte nature (adage alchimique).
  13. Aphorismes chimiques. Paris, 1692. Le véritable auteur serait Mercure Van Helmont, fils du célèbre savant.
  14. Aphorismes 64.
  15. Aphorismes 65.
  16. Salomon, p. xxxi
  17. Aphorismes 19 et 20.
  18. Il semble que les alchimistes n’aient rejeté les correspondances astrologiques que parce que celles-ci leur semblaient incompatibles avec leur doctrine fondamentale d’évolution ; telle est du moins l’opinion de Glauber, comme le montre l’exposé suivant de la théorie. Œuvre minérale, 2e partie, p. 39.
    « Toutes ces raisons prouvent assez que si la semence des métaux trouvait une matrice pure et propre, qui ne fût point empêchée par des accidents, elle ne produirait jamais que de l’or comme le plus parfait des métaux. Or que ce soit toujours l’intention de la nature de pousser ce qu’elle a commencé jusqu’à sa dernière perfection, et qu’il n’y a que l’or qui soit parvenu à ce souverain degré métallique, tous les autres métaux étant imparfaits, lesquels il y a moyen de porter à la perfection par le moyen de la chimie ; c’est ce que je démontrerai amplement ; que si on ne pouvait pas prouver comme quoi les métaux imparfaits peuvent être perfectionnés par le moyen de l’art et du feu, il faudrait vraiment croire pour lors que chaque métal aurait sa semence ou sa planète appropriée. »
  19. C’est le titre de l’ouvrage alchimique de Gaston de Claves. Paris, 1595.
  20. Chimie, vol. i, p. 256.
  21. Chimie, vol. i. p. 254.
  22. Hensig, p. 128.
  23. Duchène.
  24. Page 39.
  25. D’après les Extraits d’Eidous, p. 21 et suiv.
  26. Voir Hensig, p. 126.
  27. Hensig, p. 130.
  28. Chimie, p. 442.
  29. En poussant la comparaison en dehors des limites où elle suggère la doctrine hermétique, certains savants ont considérablement diminué sa portée ; c’est ainsi que Glauber, après avoir exposé avec une clarté étonnante la théorie du perfectionnement des métaux, admet (2e partie de l’Œuvre minérale) qu’à l’exemple des êtres vivants ceux-ci peuvent vieillir et mourir. « Que si le métal, dit-il, vient à sa dernière perfection et qu’il ne soit point tiré de la terre de laquelle il ne reçoit point de nourriture, il peut fort bien être comparé en cet état à l’homme vieux, décrépi… la nature garde la même circulation de naissance et de mort dans les métaux comme dans les végétaux et dans les animaux. » L’évolution régressive admise ici est opposée à la tendance au perfectionnement ; par suite, elle ne correspond plus à une nécessité universelle et invincible ; elle signale la décadence de la doctrine.
  30. Examen des principes des alchimistes, p. 10 ; voir tout l’ouvrage.
  31. Le soleil et la lune, ou l’or et l’argent.
  32. Chimie, pp. 112-113.
  33. Voir Barba qui discute la plupart de ces hypothèses.
  34. Chimie d'Hippocrate, voir chap. 3.
  35. Principes
  36. Physique, p. 182, 1671.
  37. Rohault, p. 187.
  38. Pages 185-186.
  39. Harstœker. Principes de physique, 1696, page 123.
  40. Page 2.
  41. Page 121.
  42. Voir chap. iv, v et vii.
  43. Salomon, page xxvii.
  44. Ap. 24 et 25.
  45. Barba, page 47.
  46. Salomon, xxx.
  47. Dans le sens de plus dense.
  48. Salomon, page xxi.
  49. La pyrotechnie ou art du feu, éd. française, 1556, p. 186 et suiv.
  50. Principes (titres de paragraphes).
  51. Examen des principes des alchimistes, Paris 1705.