L’Œuvre critique de Taine

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L’Œuvre critique de Taine
Revue des Deux Mondes5e période, tome 11 (p. 220-240).

L’ŒUVRE CRITIQUE DE TAINE[1]

Vous savez, Messieurs, que les mêmes sujets ne s’offrent pas toujours à nous sous le même aspect, et l’une des raisons en est que, comme les sommets de vos Alpes, ils ne s’éclairent pas toujours de la même lumière. Nous n’avons pas non plus, historiens ou critiques, à tout âge les mêmes yeux ! Lorsqu’il y a de cela douze ou quinze ans, j’ai tâché pour la première fois de caractériser l’Œuvre critique de Taine, je n’avais guère vu en elle qu’elle même. Si j’avais eu plus récemment l’occasion d’y revenir, je n’aurais sans doute pu que commenter, paraphraser, ou résumer ce que l’un de vos maîtres, M. Victor Giraud, — que je m’honore d’avoir eu pour élève, — en a dit dans le solide et brillant Essai qu’il a consacré à l’illustre auteur des Origines de la France contemporaine. Et voici qu’aujourd’hui ce qui m’intéresse et ce qui m’attire en lui, c’est sans doute ce qu’y a vu M. Victor Giraud, et c’est bien aussi ce que j’y avais vu moi-même ; oui, c’en est bien la valeur intrinsèque, philosophique ou littéraire ; et c’en est bien, en France et hors de France, la profonde influence, plus profonde, plus étendue que celle même d’Ernest Renan : mais c’en est surtout la signification « représentative, » et j’oserais dire presque « symbolique. » L’œuvre de Taine, à elle toute seule, « symbolise » ou résume toute une période ou toute une phase de l’histoire de la pensée contemporaine. Je la trouve expressive, en son développement, de quelques lois essentielles de l’esprit humain. Elle se prolonge, elle se dépasse elle-même de toute la portée des conséquences implicitement contenues dans ses propres principes. Et si cette manière de la louer vous paraissait d’abord excéder la mesure, j’espère, Messieurs, qu’après m’avoir entendu, — si je réussis à me faire entendre, — vous en tomberez d’accord avec moi.


I

Ni dans la vie, ni même dans la littérature ou dans l’art, nous ne faisons toujours tout ce que nous voudrions, mais en revanche nous n’avons pas toujours voulu ce qu’il nous arrive de faire. Mettons pour le moment que ce soit là, Messieurs, cette part d’inconscience, ou de spontanéité, sans laquelle je serais tenté de dire qu’il n’y a pas de grand talent, et surtout pas d’originalité. Je la retrouve dans l’idée que Taine se formait lui-même de son œuvre, quand il écrivait, peu de temps avant sa mort, « que pendant quarante ans il n’avait fait que de la psychologie, appliquée ou pure. » Il se trompait, à mon avis, et il se diminuait. Certainement il a fait de la « psychologie, » mais il a fait autre chose, et ni la méthode qu’il a portée dans la recherche psychologique, ni la conception de l’homme et de la vie qui s’est dégagée pour lui de cette recherche même, ne font, à mon avis, la signification durable et l’unité réelle de son œuvre. Elles sont ailleurs. Et, pour vous dire tout de suite où je les vois, — sauf à vous expliquer, tout de suite aussi, et à « humaniser » la formule un peu rébarbative dont je vais me servir, — Taine est un homme qui n’a travaillé toute sa vie qu’à chercher le fondement objectif du jugement critique.

Vous connaissez, Messieurs, le paresseux proverbe : « Des goûts et des couleurs il ne faut pas disputer ; » et je doute qu’il y en ait de plus faux. Car, d’abord, s’il ne faut disputer ni des couleurs, ni des goûts, il y a certainement peu d’obligations dont nous tenions en réalité moins de compte, et, au contraire, la conversation, même familière, De s’emploie généralement qu’à ce genre de dispute. Nous admettons, à la rigueur, et encore quand nous sommes très tolérans, qu’on ne partage pas nos idées, nous n’admettons guère que l’on ait d’autres goûts que les nôtres, surtout en matière d’art ou de littérature ; et je crois bien que nous avons raison. Permettez-moi de prendre d’abord, et exprès, des exemples très gros. Nous avons certainement raison de préférer la tragédie d’Andromaque à celle de Lucrèce, et généralement le théâtre de Racine à celui de François Ponsard. Nous avons raison, je le crois, de préférer la musique de Beethoven à celle de Nicolo, et même d’Offenbach, la Symphonie Pastorale aux Rendez-vous bourgeois et à la Belle Hélène. Nous avons également raison de préférer la Ronde de nuit à la Prise de la Smalah d’Abd-El-Kader, et, généralement, la peinture de Rembrandt à celle d’Horace Vernet. Mais pourquoi avons-nous raison ? Comment et par le moyen de quelles raisons établirons-nous que nous avons raison ? Ne disputera-t-on pas de ces raisons à leur tour, et avec raison ? Qui sera le juge de ce nouveau procès ? D’où lui viendront sa compétence et son autorité ? Ἀνάγϰη στῆναι (Anagkê stênai), disent les philosophes : il faut en finir ! Et, si quelqu’un refuse de reconnaître cette « nécessité, » quels moyens aurons-nous de l’en convaincre ? C’est tout le problème de la critique. L’originalité de Taine est de l’avoir conçu dans toute son ampleur, d’avoir cru qu’on pouvait le résoudre, et de s’y être quarante ans appliqué. Le jugement critique, à son sens, non seulement n’a rien d’arbitraire, mais il ne saurait rien avoir de « personnel » ou de « propre » à celui qui l’exprime ; il a un fondement dans la nature des choses, il en doit avoir un ; c’est à nous de le chercher, et, si nous ne réussissons pas à le trouver, ce ne sera pas une entreprise vaine, mais au contraire, et pour bien des motifs, ce sera toujours une entreprise féconde, que de l’avoir cherché. Telle est, Messieurs, l’idée maîtresse de Taine, l’inspiration de son œuvre entière, et, pour ainsi parler, tel est donc le biais par lequel il nous faut la prendre, si nous en voulons voir l’unité fondamentale se dégager de la diversité des écrits qui nous la cachent ; les contradictions s’atténuer ou plutôt s’évanouir ; et, comme je vous le disais, la signification profonde se préciser en s’élargissant.

Comment, en effet, et pourquoi le même homme s’est-il intéressé tour à tour à l’Histoire de la Littérature anglaise, et à la Philosophie de l’Art, et aux Origines de la France contemporaine ? Ce n’a pas été de sa part, vous le savez, curiosité d’amateur ou de dilettante ! Nul n’a eu plus que Taine, en son temps, l’horreur du dilettantisme ; et c’est ce qui le distingue expressément de Renan, par exemple, ou de quelques autres de leurs contemporains. Il n’a pas eu, non plus, le goût de ces « monographies » où l’érudition triomphe, qui n’ont d’autre objet qu’elles-mêmes, et, souvent, d’autre intérêt que celui que l’auteur y prend. J’ai quelque idée qu’en parlant de la sorte, je songe aux Causeries du Lundi. Mais alors, Messieurs, et au lieu de s’enfermer dans une province de l’histoire, quelles raisons Taine a-t-il eues de traiter successivement des sujets aussi divers ? Nous pouvons aisément répondre à la question. Histoire de la Littérature anglaise, Philosophie de l’Art, Origines de la France contemporaine, ce sont autant de documens et d’illustrations à l’appui de la méthode ; ce sont autant d’épreuves auxquelles il a voulu soumettre la solidité de ses principes critiques ; ce sont autant de démonstrations tendant à établir, je ne veux certes pas dire l’infaillibilité, mais l’objectivité du jugement critique. Son livre même de l’Intelligence n’est pas autre chose, et, si seulement il eût vécu, je ne doute pas que nous ne l’eussions à cet égard retrouvé tout entier dans le livre qu’il rêvait d’écrire sur les Émotions et la Volonté. Là est bien l’intention de son œuvre, et là surtout en est l’unité, dans le parti pris, dans le dessein formé de démontrer qu’il y a un « bon » et un « mauvais goût » ou plus généralement des opinions fausses et des jugemens vrais, des certitudes, et des certitudes absolues, en esthétique et en morale comme en physiologie ; un critérium de cette certitude, une évidence, dont l’autorité, pour être plus laborieusement acquise, et plus éloignée de l’usage commun, n’est cependant pas moindre ni ne s’impose moins nécessairement ; et enfin, Messieurs, je ne veux pas dire une science, mais une connaissance des « produits de l’esprit humain, » qui ne le cède à aucune autre, pour l’universalité de ses principes, la rigueur de ses démonstrations, et l’importance de ses résultats.

Par cette même intention s’expliquent également ou se concilient, pour mieux dire, les contradictions qu’on a relevées dans l’œuvre de Taine. Je ne parle pas, vous m’entendez bien, de ces contradictions de détail auxquelles nous sommes tous exposés, qui n’atteignent pas le fond des choses, et dont rien n’est plus dangereux que de vouloir à tout prix éviter le reproche, parce qu’on ne l’évite en général qu’aux dépens de la vérité. Il y a des faits qui ne se rejoignent pas. J’en connais même que l’on fausse en les rapprochant. Et c’est pourquoi n’essayons pas, Messieurs, de mettre dans la représentation des choses humaines plus de logique et d’unité que n’en comporte leur condition mouvante. Mais, vous le savez, on a cru voir, on a signalé plus d’une fois dans l’œuvre de Taine une contradiction de fond, et c’est celle qu’il y aurait entre le « positivisme » de ses débuts, et ce que nous pouvons bien appeler « l’idéalisme » de ses dernières conclusions. Vous connaissez tous cette belle page des Origines de la France contemporaine :

« Aujourd’hui, après dix-huit siècles, le christianisme est encore, pour 400 000 000 de créatures humaines, l’organe spirituel, la grande paire d’ailes indispensables pour soulever l’homme au-dessus de lui-même… Toujours et partout, depuis dix-huit cents ans, sitôt que ces ailes défaillent ou qu’on les casse, les mœurs publiques et privées se dégradent. En Italie pendant la Renaissance, en Angleterre sous la Restauration, en France sous le Directoire, on a vu l’homme se faire païen,… la cruauté et la sensualité s’étalaient, la société devenait un coupe-gorge et un mauvais heu. Quand on s’est donné ce spectacle, et de près, on peut évaluer l’apport du christianisme dans nos sociétés modernes. Ni la raison philosophique, ni la culture artistique et littéraire, aucun gouvernement ne suffit à le suppléer dans ce service. Il n’y a que lui pour nous retenir sur notre pente natale… et le vieil Évangile, quelle que soit son enveloppe présente, est encore aujourd’hui le meilleur auxiliaire de l’instinct social. »

Mais vous rappelez-vous cette autre page du livre des Philosophes classiques, où l’auteur, trente ans auparavant, ne reprochait rien tant à l’éclectisme que d’avoir mis partout de la morale.

« Cette préférence pour la morale a fini par réformer toute la philosophie de M. Cousin… Il a réfuté par une équivoque le scepticisme, doctrine immorale ; réduit la psychologie à l’étude de la raison et de la liberté, seules facultés qui aient rapport à la morale ; défini la liberté et la raison de manière à servir la morale ; prescrit à l’art l’expression de la beauté morale ; institué Dieu comme gardien de la morale et fondé l’immortalité de l’âme comme sanction de la morale. Ainsi accaparé, il a supprimé la philosophie philosophique, laissant entières les objections anciennes, répétant les démonstrations anciennes, effaçant les questions de science, réduisant la science a une machine oratoire d’éducation et de gouvernement. »

Je conviens qu’en apparence il n’y eut jamais contradiction plus flagrante.

Eh bien ! Messieurs, la contradiction ne s’explique pas seulement, mais elle s’évanouit à vrai dire, et il n’y en a plus, si nous avons bien présent à l’esprit le dessein critique de Taine, et je crois que je vous le montrerai tout à l’heure. Si vous ne voyez en Taine qu’un philosophe ou un historien comme un autre, si vous ne voyez dans ses Philosophes français qu’une étude sur l’éclectisme, ou dans ses Origines qu’une histoire ou une philosophie de la Révolution française, oui, je le veux bien, il se contredit. Mais, à travers l’histoire et la philosophie, si ce qu’il poursuit, c’est sa recherche du fondement objectif du jugement critique ; si l’histoire et la philosophie ne lui sont, pour ainsi parler, qu’un champ d’expériences ; et si ce qui l’intéresse en elles, ce n’est pas elles, mais, au même titre que dans une fresque de Michel-Ange ou dans une symphonie de Beethoven, si c’est l’esprit humain dont elles ne sont que des manifestations ; s’il attache infiniment moins de prix à ses conclusions sur la Renaissance ou sur la Révolution qu’aux « considérans » qui les motivent, qui les fondent, ou qui les démontrent, alors, je le répète, la contradiction n’en est plus une, et tout simplement, en ce cas, d’une vue partielle, étroite ou mutilée de l’objet même de sa recherche et du problème de la critique, il s’est progressivement élevé à une vue plus générale, plus haute et plus féconde.

C’est ce qui nous rend compte encore d’un autre caractère de son œuvre, et non pas le moins remarquable ou le moins original, à mon gré. Je le rapprochais tout à l’heure de Renan. Quand nous lisons Renan, ses Origines du Christianisme ou son Histoire du Peuple d’Israël, ce n’est pas non plus à Renan que nous nous intéressons, mais c’est au sujet qu’il traite, c’est à ce qu’il nous apprend du peuple d’Israël et de son rôle dans l’histoire de l’humanité, des origines du christianisme et de la prédication de saint Paul ou de l’Évangile de Jean. Mais, au contraire, Messieurs, quand nous lisons les Origines de la France contemporaine, est-ce l’histoire de la Révolution que nous y cherchons ? Sont-ce des renseignemens, des « informations » sur Shakspeare, sur Milton, sur Byron et sur Shelley que nous demandons à l’auteur de l’Histoire de la Littérature anglaise ? Je ne le crois pas ! C’est à Taine lui-même que nous nous intéressons, je veux dire non pas à sa personne, — dont jamais écrivain, surtout en notre temps, ne fit moins confidence au public, — mais à sa pensée, mais au mouvement de sa pensée, mais aux conclusions vers lesquelles nous nous sentons entraînés par sa dialectique impérieuse et brillante.

Et ces conclusions ne sont point de la même nature que leurs prémisses. Elles en découlent, mais elles les débordent. L’analyse du génie de Shakspeare ne sert que de démonstration à une théorie de « la production de l’œuvre d’art : » l’explication de la fortune de Napoléon aboutit à un système entier de morale, de politique et même de gouvernement. Il s’en dégage des principes généraux et des lois, analogues pour nous, identiques pour Taine, aux lois de la mécanique ou de la physique ; et sans doute c’est ce qu’il appelait faire de la psychologie. Mais il faisait quelque chose de plus. Dans ce domaine de la critique et de l’histoire, livré jusqu’alors à l’arbitraire du jugement individuel, en essayant d’introduire la notion de loi, c’était la méthode qu’il enrichissait, ou, pour mieux dire encore, il la transformait, et nous, c’est à cette transformation que nous nous intéressons dans son œuvre. Nous aimons à le voir, selon son expression, « souder le domaine des sciences morales à celui des sciences naturelles ; » retrouver dans l’histoire des « produits de l’esprit humain » les conditions éternelles qui gouvernent l’évolution de la nature ; s’acheminer vers l’énonciation de cette loi suprême, du sein de laquelle « on verrait, comme d’une source, » se dérouler, par des canaux distincts et ramifiés, le torrent éternel des événemens et la mer infinie des choses. » C’est ce qui donne à l’histoire de sa propre pensée autant d’intérêt qu’en puisse offrir une biographie d’écrivain ou même d’homme d’action ; c’est ce qui en fait comme un roman d’aventures intellectuelles à la recherche de la vérité ; c’est ce qui communique enfin à son Histoire de la littérature anglaise ou à ses Origines de la France contemporaine, une valeur qu’elles continueront d’avoir, même s’il s’était trompé sur les traits caractéristiques du génie anglo-saxon ou sur le caractère essentiel de la Révolution française ; — et tout cela, Messieurs, c’est ce que je voudrais maintenant vous montrer.


II

Il était parti, vous le savez, du pur positivisme, ou de ce que l’on appelait le positivisme, aux environs de 1855, qui n’était pas d’ailleurs le vrai positivisme, celui d’Auguste Comte, mais le positivisme réduit et mutilé, le positivisme étroit et sectaire que représente le nom du consciencieux, savant, et peu intelligent Littré. La critique de Taine, sa méthode ou son système n’a d’abord été qu’une application de ce positivisme à la caractérisation des œuvres de la littérature et de l’art. Faire abstraction de soi-même en présence de l’objet, d’une toile de Rembrandt ou d’un drame de Shakspeare ; — ne tenir aucun compte, pour commencer, ni même plus tard, de l’émotion qu’ils nous procurent ; — les étudier avec le même désintéressement, la même impartialité du dehors que le zoologiste ou le botaniste étudient le tigre et le mouton, la rose ou la belladone ; — tâcher d’en découvrir le caractère essentiel ou dominateur, celui qui commande les autres, qui les « nécessite » ou qui les « conditionne, » celui qui distingue Shakspeare de Ben Jonson, ou Rembrandt de Rubens ; — montrer la dépendance où il est des caractères généraux et communs qui sont ceux de la Renaissance anglaise au temps d’Elisabeth ou de la peinture hollandaise contemporaine de Tromp et de Ruyler ; — comparer alors ces œuvres entre elles et les « étiqueter, » — il n’y a pas d’autre mot, — les cataloguer, les classer comme font encore les naturalistes pour les espèces de la nature ; — et comme eux enfin, de ce tableau de la nature, interprété par lui-même, sans idée préconçue, dégager, si nous le pouvons, les lois de l’organisation, de l’évolution et de la vie, tel a été le dessein de Taine dans son La Fontaine et ses Fables, dans ses Essais de critique et d’histoire, dans son Histoire de la littérature anglaise.

Vous voyez bien, Messieurs, la méthode ! Peu de gens la pratiquent, mais les principes ou plutôt les recommandations nous en sont devenues familières. Elle est, encore une fois, tout à fait analogue à celle des sciences naturelles, de la botanique ou de la zoologie. Comme en zoologie et comme en botanique, la détermination du caractère essentiel, sous le nom de « faculté maîtresse, » en fait le principal objet. Les « grandes pressions environnantes » qui sont, comme en zoologie et comme en botanique, « la race, » « le milieu » et le « moment, » nous rendent compte à leur tour des modifications que subit, au cours de l’évolution de la littérature ou de l’art, cette « faculté maîtresse. » Tels milieux seront plus favorables au développement de la faculté dramatique, et tels autres, à l’épanouissement de l’imagination oratoire. Le génie lui-même est « conditionné » par le moment, et Raphaël ou Titien ne pouvaient pas plus être contemporains de Giotto que Beethoven ou Wagner des commencemens de leur art. Il y a des familles naturelles d’esprit, comme il y a des espèces animales ou végétales : des félins et des rongeurs, des solanées et des graminées. Nous pouvons les reconnaître : ce n’est qu’une question de conscience et de science. Les Hindous ont eu « la tête épique, » et les Chinois ne l’ont pas eue : voilà un fait. Le génie dramatique a fait défaut aux Sémites, en voilà un autre. L’objet de la critique est de mettre ces faits en lumière et de les enchaîner, de les subordonner à des lois plus générales qu’eux-mêmes, et de leur communiquer enfin la certitude qui est inséparable des faits bien observés, des classifications bien faites, et des lois scientifiquement démontrées.

Car, ne nous y trompons pas : c’est toujours ici l’arrière-pensée de Taine. On reproche aux « jugemens » d’être personnels et changeans : nous ne jugerons donc pas. Mais, entendons-nous bien : une constatation n’est pas un jugement : je parle ici la langue de l’usage, non celle des philosophes ou des logiciens. Ce n’est pas un jugement que de dire que deux et deux font quatre, et ce n’en est pas un que d’affirmer que le renard est de la famille du chien. Ce n’en est pas un non plus de faire observer que parmi les félins le tigre ou le lion sont plus forts que le chat. Pareillement, Messieurs, ce ne sera donc pas un jugement si je dis que Racine est supérieur à Pradon, ou si je mets l’Odyssée au-dessus de la Chanson de Roland. C’en était un quand je ne consultais que mon impression personnelle, et que je faisais de mon plaisir la mesure de mon opinion. J’étais alors non pas du tout, comme on le croit, un indépendant, mais un hérétique en critique. Mais il ne s’agit plus ici de moi, de mon plaisir ou de mon impression : non seulement j’ai commencé par en faire abstraction, mais toute la méthode n’a eu pour objet que de soustraire mon assertion finale à ce qui pouvait en altérer le caractère d’impersonnalité. Que j’y aie d’ailleurs ou non réussi, ce n’est pas là le point. L’excellence de la méthode ne va pas jusqu’à garantir l’habileté de celui qui s’en sert. Une méthode n’est qu’un instrument : il faut savoir la manier. Mais si je l’ai bien maniée, le résultat est certain, et on n’y peut pas échapper. Les raisons qui font que Beethoven est supérieur à Offenbach sont du même ordre que celles qui nous ont obligés de classer le chien ou le chat, je suppose, au-dessus de l’ornithorynque. Elles sont intrinsèques, objectives, scientifiques. Mon goût, le vôtre, le goût en général n’a rien à voir dans mes conclusions. Elles sont vraies précisément de ce qu’elles ne sont pas miennes ; le fondement en est extérieur à vous comme à moi ; si vous les contestez, ce n’est pas à moi, mais à la vérité que vous vous en prenez. Vous parlez de ce que vous n’avez pas étudié ; vous ne prouvez que l’étendue de votre ignorance ; — disons plus poliment, de votre incompétence. Est-ce que vous définissez a priori les propriétés de l’alcool ou de l’éther ? Pourquoi donc voudriez-vous sans étude ni préparation parler de Dante ou de Pétrarque ?

Notons bien ce point : il est capital ; le jugement critique, en devenant scientifique, perd le caractère de subjectivité qui permettait d’en disputer. Les constatations de l’histoire, de la littérature et de l’art ont exactement la même valeur que celles de la physique ou de la mécanique. Les sciences morales sont effectivement « soudées » aux sciences naturelles, qu’elles prolongent, et s’il faut d’ailleurs convenir qu’elles en diffèrent, ce n’est plus en substance, mais uniquement par un degré de complication ou de complexité de plus. Vous remarquerez ici qu’il y a déjà un pas de fait en avant, et que ce positivisme diffère sensiblement de celui de Littré pour se rapprocher de celui d’Auguste Comte. Nous allons voir comment il devait bientôt le rejoindre et le dépasser.

Ce qui ne pouvait en effet échapper longtemps à un esprit de la pénétration, et de la loyauté intellectuelle de Taine, c’est ce qui vous a déjà, je pense, paru sujet à discussion dans l’exposé de cette méthode même. Il y a certainement des analogies entre la nature et l’homme, il y en a donc entre l’histoire naturelle et la science des « produits de l’esprit humain. » Mais, après cela, les « produits de l’esprit humain » sont les « produits de l’esprit humain ; » et quel droit avons-nous de les confondre avec les œuvres de la nature ? C’est une première difficulté. Pour ma part, je suis de ceux qui croient, avec Pascal, contre Spinoza, que l’homme est dans la nature comme un empire dans un empire, borné, si l’on le veut, de tous côtés par elle, mais indépendant d’elle et soumis à ses lois, à lui. Supposons, cependant, qu’on ait le droit de faire cette confusion ; celui que l’on n’a certainement pas, c’est, Messieurs, de raisonner de littérature ou d’art en dehors et indépendamment de l’émotion que l’art et la littérature procurent à notre sensibilité, puisque cette émotion n’est pas seulement leur objet, mais leur raison d’être, et j’ajoute leur origine historique. Il n’y a pas d’architecture ni de peintures naturelles. Toute œuvre d’art est une création entièrement humaine. La lavande et le thym n’ont pas été faits pour être « odorés ; » le cheval pour être monté, le chien pour nous aider à garder nos moutons ; mais il est difficile de prétendre que la Vénus de Milo n’ait pas été faite pour être regardée, Hamlet pour être joué, la Symphonie pastorale pour être écoutée. Pour ce seul motif, il ne suffit donc pas de les « caractériser » en soi et en dehors de nous. Leur premier caractère, leur caractère vraiment essentiel, est celui qui répond à l’émotion que ces œuvres nous procurent. Conçues et réalisées pour un objet, qui est de « plaire, » au sens large, au sens noble et élevé du mot, nous n’en disons rien de « caractéristique » si nous ne les définissons par rapport à cet objet.

Qu’est-ce à dire, Messieurs, sinon qu’en demandant à la science le fondement objectif du jugement critique, on ne résout pas le problème, on l’élude. Les valeurs naturelles sont une chose, les valeurs esthétiques en sont une autre. Je vous demande ce que vaut une toile de Rembrandt, si j’ai raison d’y prendre du plaisir, et quelle est la qualité de ce plaisir ? Vous me répondez que vous ne me le direz pas et qu’au surplus cela importe peu. Comment ; cela importe peu ? Mais, au contraire, c’est cela seul qui importe, et le reste ne vient qu’ensuite. Taine a su s’en apercevoir, et aussi l’un de ses livres les plus importans, sa Philosophie de l’Art, qui n’est pas l’un de ceux que l’on cite le plus souvent, n’en est-il pas moins l’un de ceux qui font vraiment époque dans l’histoire de la pensée.

Non pas du tout qu’il y repousse ou qu’il y contredise aucun des principes qu’il a précédemment posés ; et même on pourrait dire qu’il ne réussit pas mal à en accorder la première et systématique étroitesse avec les exigences d’une critique nouvelle. Il n’a pas cessé de procéder en naturaliste, ou, si vous le voulez, en positiviste. Son ambition y est toujours aussi de poser le fondement objectif du jugement critique. Mais, tandis qu’il n’avait formulé jusqu’alors que des jugemens de quantité, pour ainsi dire, la nécessité s’impose à lui d’en formuler désormais de qualificatifs, puisque, aussi bien, ce sont les seuls que nous demandions à la critique. Lequel des deux est le plus allemand, de Beethoven ou de Wagner, ou lequel des deux le plus anglais, de Byron ou de Shelley ? C’est une question intéressante, mais c’est désormais une question secondaire, et dont on pourrait dire, en un certain sens, qu’elle n’intéresse au fond que les Anglais ou les Allemands. Pareillement, la question de savoir s’il y a quelque rapport, et de quelle nature, entre la tragédie de Racine, la peinture de Lebrun, les charmilles de Versailles, et la société qu’on voit vivre dans les Lettres de Mme de Sévigné n’intéresse que les historiens ou les philosophes. Mais la vraie question, celle qui importe à tout le monde, c’est de savoir qui, de Rubens ou de Rembrandt, de Raphaël ou de Léonard, de Phidias ou de Praxitèle, par les moyens de son art, nous a donné de son art même la plus haute idée. Oui, moquons-nous, si nous le voulons 1 et redisons avec le poète :

Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse ;


égayons-nous aux dépens de cette critique qui donne des prix et des accessits. Ce n’en est pas moins la seule dont nous ayons affaire. Toute autre critique ne lui sert que de base ou de point de départ, n’a d’objet que de nous y acheminer. Il y faut enfin venir. Il faut nous dire pourquoi la Kermesse du Louvre, dans l’histoire de la peinture, est inférieure ou supérieure à la Ronde de nuit, ou, dans l’histoire de la littérature dramatique, pourquoi la Phèdre de Racine inférieure ou supérieure à l’Otello de Shakspeare. On n’a rien fait en critique si l’on ne nous le dit pas. Et, pour nous le dire, n’est-il pas évident qu’il faut que l’on recoure à des considérations d’un autre ordre, d’une autre nature, tirées d’un autre fonds que celles qui nous servaient à décider de la supériorité des mammifères sur les marsupiaux ? C’est ce que Taine a fait, dans sa Philosophie de l’Art, quand il a fait, finalement, du « degré de bienfaisance » du caractère qu’elle exprime, le critérium de la valeur d’une œuvre d’art.

Oserai-je dire, à ce propos, qu’on ne lui en demandait pas tant, — passez-moi l’expression familière ; — et vingt exemples témoigneraient, au besoin, je ne puis plus dire ici de l’insuffisance, mais au contraire de l’exagération de ce critérium. L’intensité des impressions que nous devons aux œuvres de la littérature ou de l’art est une chose ; leur degré de bienfaisance ou de moralité en est une autre. L’Hermione de Racine, sa Roxane, sa Phèdre, qui n’expriment sans doute rien de « bienfaisant » et dont les exemples non seulement ne sont pas à suivre, mais ne sont pas non plus à éviter, puisqu’elles sont autant de victimes de la fatalité passionnelle, n’en demeurent pas moins des créations d’art très supérieures à la Zaïre, à l’Alzire, à l’Aménaïde de Voltaire. Lesquels encore sont les plus bienfaisans, des caractères d’héroïsme, un peu déclamatoires parfois, qu’exprime l’entraînante peinture de Rubens, ou des caractères d’intimité qui font le charme, la profondeur et la magie de la peinture de Rembrandt ? On pourrait discuter longtemps. Mais, Messieurs, ce sont là pour nous, aujourd’hui des détails, et l’important, l’unique important, le voici : dans sa Philosophie de l’Art, et en raison de sa soumission aux exigences de son sujet, la critique de Taine, de scientifique qu’elle était, s’est faite esthétique, et le fondement objectif du jugement qu’il avait cru trouver jusque-là dans les analogies de l’histoire naturelle, il a dû prendre son parti de le chercher dans l’homme, et dans la constitution de notre sensibilité.

Un autre en fût-il demeuré là ? Oui, peut-être ! un Nisard ou un Sainte-Beuve. Mais de la façon que Taine s’était posé la question, toutes les formes de l’humaine activité relevaient de sa critique, et après avoir éprouvé la valeur de son système ou de sa méthode par la littérature et par l’art, il lui restait à l’éprouver dans le domaine de l’histoire et de la politique. C’est ce qu’il a tenté, vous le savez, dans ses Origines de la France contemporaine.

Les événemens de 1870-1871 ont-ils d’ailleurs été pour quelque chose dans le choix du sujet ? On l’a dit, et cela se peut. Aucun de nous n’est si philosophe que de réussir à s’isoler tout à fait des événemens de son temps, et la vie publique a son retentissement jusque dans la sphère de la pensée pure. Mais, précisément, Taine, en dépit de l’apparence, n’a jamais vécu dans la sphère de la pensée pure. Il n’y vivait pas quand il se faisait, pour La Vie Parisienne, le secrétaire de Thomas Graindorge ; il n’y vivait pas quand il écrivait ses Notes sur l’Angleterre. Et, assurément, sa manière de s’inspirer de l’actualité ne ressemblait pas à celle d’un journaliste. Sous les faits qu’il observait, de quelque nature qu’ils fussent, il en cherchait toujours la loi. Mais parce qu’il en cherchait la loi, tous les faits aussi, de quelque nature qu’ils fussent, avaient donc pour lui la même importance. La vie contemporaine apparaissait à ses yeux comme une psychologie en mouvement ou en action, tout aussi féconde que l’autre, celle du passé, pour fonder les conclusions qu’il poursuivait. Les origines prochaines de la France de son temps lui étaient une matière aussi naturelle que l’histoire de l’art italien, ou celle de la littérature anglaise ; et voilà comment, après l’histoire des idées et l’histoire des œuvres, voulant essayer d’une application de sa méthode à l’histoire des actes, il a choisi les Origines de la France contemporaine, comme il aurait pu choisir les Origines de la Réforme du XVIe siècle. Je ne vois en effet que cet autre sujet, Messieurs, les Origines de la Réforme, qui eût pu convenir à son dessein premier, toujours le même, de trouver le fondement objectif du jugement critique. Mais les Origines de la France contemporaine avaient ce double avantage, puisqu’il écrivait en français, de ne pouvoir manquer d’intéresser particulièrement un public français ; et de fournir surtout à l’observation psychologique, actuelle et directe, une matière que ne lui offraient pas les temps lointains de Luther et de Calvin.

Du point de vue que j’ai pris à mon tour pour essayer de caractériser l’œuvre de Taine, je n’ai eu besoin, Messieurs, de vous dire ni ce que je pense moi-même du génie anglo-saxon, ni si je préfère l’art flamand à l’art italien, ou la cathédrale gothique au temple grec. Ce n’était pas la question. Pareillement, je n’ai point à vous dire ce que je pense de la Révolution française, en général, ni du tableau que Taine en a donné. Je l’ai fait ailleurs. Mais ce qu’il est bien plus important de vous faire observer, c’est qu’en abordant l’histoire proprement dite, Taine a dû reconnaître qu’on ne saurait traiter les hommes comme des abstractions, ni même comme des unités égoïstes, et qu’à vrai dire les sciences morales n’étaient point les « sciences naturelles. » Déjà, en étudiant la question de l’ « idéal dans l’art, » il avait dû reconnaître que, de quelque façon que l’on en explique la genèse ou l’évolution dans le passé, le « règne humain » nous apparaît décidément comme « un empire dans la nature. » Il s’est aperçu, en abordant l’histoire, qu’il n’y avait pas de beaux crimes ni de beaux monstres, ainsi qu’il l’avait cru au temps de sa jeunesse, et que ce n’était point de la science que d’affecter, en présence des massacres de septembre ou du régime de la Terreur, la sereine impartialité du chimiste manipulant en son laboratoire la série des éthers. Il a compris que, tandis qu’on ne pouvait reprocher à un tigre ou à un crocodile, — la comparaison est devenue classique, — d’être conformes à leur définition, qui n’est pas celle de la gazelle, l’humanité ne saurait pardonner à un homme d’avoir été Robespierre ou Marat. Et, à la vérité, Messieurs, comme c’était l’un des points sur lesquels on lui faisait grief de se contredire, je sais bien qu’il s’est assez mal défendu. « Ce volume, comme les précédens, — disait-il, en 1884, dans la Préface du tome III de sa Révolution, — n’est écrit que pour les amateurs de zoologie morale, pour les naturalistes de l’esprit… et non pour le public. » Il se trompait : ce volume « comme les précédens » était bien écrit pour le public ; on écrit toujours pour le public ; et il n’oubliait après cela que de nous dire ce que c’est qu’un « naturaliste de l’esprit » et ce que c’est surtout que la « zoologie morale. » On parlerait aussi bien de « botanique subjective » et de « physique immatérielle. »

N’eût-il pas mieux fait de dire, tout simplement, qu’à mesure qu’il avait davantage étudié, de plus près et dans leur infinie complexité, « les faits humains, » il en avait mieux discerné le caractère propre et original ? Non, sans doute, il n’avait rien abandonné de ses premiers principes, et il eût bravement soutenu, comme vingt-cinq ans auparavant, que « le vice et la vertu sont des produits comme le vitriol et le sucre, » ce qui veut dire, ce qui voulait dire quand il l’écrivait, en 1863, que « toute donnée complexe naît de la rencontre de données plus simples, » et rien de plus ; mais il sentait maintenant la nécessité d’expliquer une formule équivoque, et de plier la rigidité théorique des principes aux exigences des problèmes successifs qui s’étaient posés devant lui. A ses débuts, pour apprécier les Fables de La Fontaine ou l’Histoire de Tite Live, il n’avait eu besoin que d’un critérium naturel. Quand il avait fallu comparer la peinture de Rubens à celle de Rembrandt, alors lui était apparue la nécessité d’un critérium esthétique et même déjà social. Maintenant qu’il s’agissait de juger l’œuvre mêlée de la Révolution, il s’était aperçu qu’on ne le pouvait sans avoir un critérium moral, et qu’on ne saurait se prononcer sur Napoléon ou sur Mirabeau, si l’on ne le faisait au nom de certaines idées qui se trouvent, quand on les soumet à l’analyse, dépourvues de « base physique, » et qui n’ont point d’ « origine animale. » C’est donc le champ de sa vision qui s’était élargi, comme il était naturel, à mesure que s’étendait le champ de son investigation. La vérité s’était révélée plus complexe, moins aisée à saisir, plus fuyante, à mesure qu’il en approchait davantage. Et je comprends, Messieurs, qu’il lui en coûtât un peu de déclarer, après s’être moqué, comme vous l’avez vu, des préoccupations morales de l’éclectisme, que toutes les questions humaines se ramenaient à un problème de morale ; mais c’était bien sa conclusion.

Ainsi s’achève et se complète sa physionomie de chercheur obstiné. Qu’a-t-il voulu d’abord ? Oh ! rien que de très simple, et ce qu’avaient voulu La Bruyère et Boileau ! Il a voulu prouver qu’il y avait « un bon et un mauvais goût : » relisez à cet égard le préambule et les dernières pages de la Philosophie de l’Art. Mais au lieu qu’avant lui la question se posait, pour ainsi dire, sans antécédens, et comme une question de littérature ou de conversation, ce sont les fondemens, lui, qu’il en a prétendu sonder. Il a creusé jusqu’à ce qu’il eût trouvé le roc. Quand il l’a eu touché ou cru toucher, il ne l’a pas trouvé assez solide. Courageusement il s’est remis à l’œuvre, et de nouveaux sondages l’ont conduit plus profondément. Sur ces fondations bien éprouvées et plus résistantes, il a essayé de construire l’édifice qu’il rêvait, mais voici qu’en avançant, si les fondations étaient assez solides pour en porter le poids, elles n’étaient pas assez larges pour en soutenir le développement. Avec une patience admirable, et une ténacité qui suffirait à la gloire de son nom, il méditait encore son plan, et, vous le savez, Messieurs, c’est ici qu’on ne saurait trop regretter que la mort soit venue l’interrompre.


Pendent opera interrupta, minæque
Murorum ingentes


Il ne manque à l’édifice que son couronnement, mais enfin il y manque, et nous serons donc toujours un peu suspects, si nous voulons l’y ajouter, d’exagérer, d’altérer ou de trahir la pensée de l’architecte. Nous ne pouvons pourtant nous dispenser d’en hasarder l’entreprise, et ce sera, Messieurs, la conclusion de ce discours. Si l’œuvre critique de Taine est ce qu’elle est, c’est qu’elle touche, par tous ses côtés, à toutes les questions de l’heure actuelle ; et, quelque idée que je vous en aie donnée, cette idée serait insuffisante si je n’essayais de vous dire quelle est, à ces questions, la réponse que son œuvre apporte. Je ne vous demande plus, en m’en excusant, qu’un moment de patience et d’attention.


III

Vous vous rappelez certainement, dans ces mêmes Origines de la France contemporaine, le mémorable tableau que Taine a tracé, comme en un diptyque, de ces deux conceptions du monde, l’ancienne et la moderne, la chrétienne et la scientifique, dont les traits, si nous l’en voulions, croire, s’opposeraient les uns aux autres, jusqu’à se contredire ; et, depuis tantôt cent cinquante ans, la pensée moderne ne souffrirait de rien tant que de l’impossibilité de les concilier. Eh bien ! j’ose le dire, cette « impossibilité » prétendue n’en est pas une ; elle n’existe pas ; l’œuvre de Taine lui-même suffit à le prouver, et lui-même, s’il eût pu conduire cette œuvre à son terme, je ne vois pas comment il eût pu s’empêcher d’aboutir à cette conclusion. La même aventure lui fût arrivée que jadis à Auguste Comte, ou plutôt, — car j’ai tort de me servir de ce mot d’ « aventure, » qui semble impliquer je ne sais quoi d’occasionnel et de fortuit, — comme le fondateur du positivisme, dont je n’ai pas d’ailleurs à rechercher aujourd’hui dans quelle mesure il a pu s’inspirer, c’est la logique et la probité de sa pensée qui l’eussent ramené aux croyances dont quarante ans de labour lui avaient démontré la nécessité. Ses adversaires ne s’y sont pas trompés, et ce qu’ils continuent de poursuivre en lui, je veux bien, Messieurs, que ce soit le détracteur ou le juge un peu sévère de la Révolution française, l’historien, le philosophe qui a dressé contre elle le réquisitoire le plus accablant, ou, si vous l’aimez mieux, qui en a si bien défini le résultat final, la nature intime, le mobile essentiel et premier, quand il l’a définie « une translation de propriété ; » mais, n’en doutez pas, c’est bien plus encore le psychologue impartial et désintéressé qui a démontré en fait l’insuffisance de la conception matérialiste de l’histoire ; c’est le logicien qui a soustrait le jugement critique aux fantaisies de l’opinion individuelle ; c’est le moraliste enfin qui a rétabli non seulement la morale, mais la religion dans ses droits.

Relisons là-dessus les pages mémorables où il a essayé, vous savez avec quelle éloquence, de démêler la genèse des idées de conscience et d’honneur :

« Seul en présence de Dieu, le chrétien a senti fondre en lui, comme une cire, tous les liens qui mêlaient sa vie à la vie de son groupe ; c’est qu’il est face à face avec le juge, et ce juge infaillible voit les âmes telles qu’elles sont, non pas confusément et en tas, mais distinctement, une à une. A son tribunal aucune n’est solidaire d’autrui ; chacune ne répond que de soi ; ses actes seuls lui sont imputés. Mais ces actes sont d’une conséquence infinie, car elle-même, rachetée par le sang d’un Dieu, est d’un prix infini : par suite, selon qu’elle aura ou non profité du sacrifice divin, sa récompense ou sa peine sera infinie : au jugement final s’ouvre pour elle une éternité de supplices ou de délices. Devant cet intérêt disproportionné, tous les autres s’évanouissent ; désormais sa grande affaire est d’être trouvée juste, non par les hommes, mais par Dieu, et chaque jour recommence en elle l’entretien tragique dans lequel le juge interroge et le pécheur répond. »

Voilà pour la conscience, et voici maintenant pour l’honneur :

« Aujourd’hui, tout homme de cœur, le bourgeoisie paysan, l’ouvrier a son honneur comme le noble. Lui aussi, à travers les envahissemens de la société qui l’enveloppe et se réserve son enclos privé, sorte d’enceinte morale où il a déposé ses croyances, ses opinions, ses affections, ses obligations de fils, de mari, de père, et tout le trésor intime de sa personne. Cette forteresse-là est à lui seul ; nul, même au nom du public, n’a le droit d’y entrer ; la livrer serait une lâcheté : plutôt que d’en remettre les clefs, il faut se faire tuer sur la brèche : quand cet honneur militant se met au service de la conscience, il devient la vertu même. »

Et l’historien ajoute :

« Telles sont aujourd’hui les deux idées maîtresses de notre morale européenne : par l’une l’individu s’est reconnu des devoirs dont rien ne peut l’exempter ; par l’autre, il s’est attribué des droits dont rien ne peut le priver : sur ces deux racines notre civilisation a végété et végète. »

Quand il dit : « végéter, » il veut dire qu’elle a vécu de ces idées, et, par un effet de style assez rare, l’exacte propriété de l’expression nuit ici à la clarté de la pensée. Mais vous voyez, sans doute, l’intérêt de la remarque finale. Le vice et la vertu peuvent bien être, sont même vraiment, en un certain sens, des « produits » comme le « vitriol et le sucre, » mais, dans leur composition ou dans leur définition, il entre quelque chose de proprement humain, j’entends, et je crois l’avoir déjà dit, à quoi c’est la science même qui nous interdit d’assigner une origine matérielle. Scientifiquement, ni l’honneur ni la conscience ne se peuvent expliquer par le seul concours des forces physico-chimiques, ou même par leur transformation. En vérité, ce sont ici des créations d’un autre ordre. Oui, je dis bien : des « créations, » et je puis ajouter des créations d’un ordre qu’on peut appeler déjà « surnaturel, » puisque leur apparition dans le monde a interrompu, bien loin d’en résulter, le mécanisme fatal ou le jeu naturel des effets et des causes. Quelque chose n’existait pas avant elles, qui date vraiment d’elles, et nous tenons en elles ce que le déterminisme nous a mis si longtemps au défi de lui montrer : des origines premières et des commencemens absolus.

Faisons maintenant un pas de plus. Que valent ces idées de « conscience » et d’ « honneur ? » Nous y reconnaissons les « idées maîtresses » de notre morale européenne, et les ouvrières de notre civilisation. Mais d’autres civilisations ont existé, que gouvernaient d’autres idées, la chinoise, la musulmane ; d’autres « consignes, » c’est le mot de Taine, ont régi en d’autres temps, régissent encore la conduite humaine, à Bornéo, par exemple, ou vers les sources de l’Amazone ; et qui sait ? pouiquoi d’autres paroles ne seraient-elles pas prononcées un jour, un autre Fiat lux dont une autre humanité fera son guide et sa loi ? Nous n’avons donc encore atteint rien d’absolu ; nous sommes toujours dans le « relatif ; » il est loisible, il est scientifiquement permis à un Arabe, à un Chinois de préférer à la nôtre la civilisation dans laquelle il est né ! Taine répond ici : « Non ! Parce que notre consigne, cette consigne qui consiste pour nous dans le respect de soi et des autres, » engendre cet effet que « chaque individu peut se développer selon sa nature propre, partant inventer en tout sens, produire en tout genre, être utile à soi-même et aux autres de toutes les façons, ce qui rend la société capable d’un développement indéfini. »

Voilà, Messieurs, le critérium ! Nous n’atteignons rien encore d’absolu ; — et la raison de l’homme, réduite à ses seules forces, peut-elle atteindre quelque chose d’absolu ? — mais nous atteignons quelque chose d’ « objectif. » La preuve que ces mots de « conscience » et « d’honneur » ne sont pas de vains mots, verba et voces, prœtereaque nihil, c’est qu’il en est sorti des conséquences, c’est que ces conséquences se sont « objectivées, » concrétées, pour ainsi parler, inscrites en caractères ineffaçables dans la réalité de l’histoire ; c’est qu’elles se sont traduites en un accroissement de puissance ou de bonheur pour l’humanité tout entière ; c’est que cet accroissement se mesure, et se compte, et se chiffre. Ce que nous appelons des noms de progrès et de civilisation, si ce n’est rien d’absolu, n’est cependant pas quelque chose de si relatif que nous n’y puissions discerner des degrés, des rapports de subordination, des raisons d’infériorité ou de supériorité. Une « capacité de développement » peut être nulle, égale à zéro ; elle peut être moindre ; elle peut être plus grande ; elle peut être « indéfinie. » En d’autres termes, il y a donc un jugement de la valeur des choses, puisqu’il y en a une échelle ; il y a un juge dont les arrêts ne dépendent pas des circonstances, qui rend bien des arrêts, et non pas des services. Et quand nous nous tromperions, Messieurs, dans les jugemens que nous rendrions après et d’après ce juge, je ne dis certes pas qu’il n’importe guère ! Il importe au contraire beaucoup, et on ne se trompe jamais moins impunément qu’en matière sociale. Mais ces rapports, quels qu’ils soient, n’en existeraient pas moins ! Mais rien ne nous empêcherait de croire qu’un jour nous les découvrirons ! Mais la certitude de leur existence n’en serait pas moins le solide et inébranlable fondement de notre confiance en nous-mêmes et dans notre avenir, j’entends : l’avenir de l’espèce ; et la critique de Taine n’eût-elle établi que ce seul point, j’ai à peine besoin de vous montrer la grandeur du service qu’il nous aurait rendu !

Mais nous trompons-nous ? et s’est-il trompé lui-même sur la nature de ces rapports ? Ici, Messieurs, la question est double, et il faut distinguer. Il a pu se tromper dans l’appréciation des faits, je veux dire que, comme il a pu se tromper dans ses jugemens sur la Révolution française ou sur le génie anglo-saxon, de même donc il a pu se tromper en quelques-unes de ses conclusions générales, et par exemple, à mon avis, quand il a vu, dans la possibilité pour chaque individu « de se développer selon sa nature propre, » la marque ou le signe de la supériorité d’une civilisation. « Individualisme » ou « socialisme ? » La question n’est pas si facile à résoudre, et je ne la résoudrais pas comme Taine. Mais où certainement il ne s’est pas trompé, c’est en faisant de la question morale la plus importante de toutes. Il y tendait déjà, je vous l’ai fait observer tout à l’heure, quand il érigeait « le degré de bienfaisance du caractère » en critérium suprême de la valeur de l’œuvre d’art. Il y revient, il y appuie dans ses Origines de la France contemporaine. S’il condamne le programme jacobin, c’est en tant que contradictoire à tout ce qu’exigent de l’homme moderne la « conscience » et l’« honneur. » S’il trace de Marat, de Danton, de Robespierre, les portraits inoubliables qu’il en a tracés, — et dont je regrette seulement, pour ma part, que le second soit encore trop flatté, — ce n’est plus la curiosité de l’ « amateur de zoologie morale » ou l’enthousiasme du peintre pour un modèle dont la difformité même l’aurait séduit, c’est l’indignation du moraliste qui guide son pinceau. Quand il arrive à Napoléon, c’est la sévérité de son idéal moral, je serais tenté de dire, Messieurs, c’en est à la fois l’étroitesse et la hauteur qui le rendent injuste pour la mémoire de ‘homme dont Lamartine avait mieux dit :


Et vous, fléaux de Dieu, qui sait si le génie
N’est pas une de vos vertus ?


Il y a aussi, dans un essai de Macaulay sur Clive, un développement classique sur « la mesure d’indulgence extraordinaire » à laquelle ont droit « les hommes extraordinaires » qui ont accompli « des choses extraordinaires. » Mais ne trouverez-vous pas curieux, et encore plus instructif, qu’au terme de sa carrière nous soyons tentés d’adresser à Taine le reproche que vous l’avez entendu lui-même adresser si vivement aux « Philosophes français du XIXe siècle ? » Défendons-nous pourtant de la tentation, et tout en différant avec lui d’opinion sur tel ou tel homme, tel ou tel point, reconnaissons avec lui que, s’il se dégage une leçon de l’histoire, c’est celle-ci : qu’il n’y a pas de « problème humain » qui ne se réduise en dernière analyse à un problème de l’ordre moral.

C’est ici qu’il s’est arrêté.

S’il eût vécu quelques années de plus, fût-il allé plus loin ? Parti de la physiologie, disciple avoué de Cabanis, il avait successivement retrouvé la psychologie, l’esthétique, la morale : eût-il aussi retrouvé Dieu ? Il parle quelque part du « grand artiste, amateur de contrastes et logicien inexorable, dont la main invisible trace incessamment des figures humaines, et dont l’ironie lugubre ne manque jamais d’assembler côte à côte, en un haut relief, le grotesque de la force et le tragique de la mort. » Je ne prends pas cela pour un aveu ! Mais à l’endroit où ces mots se rencontrent, je ne puis cependant n’y voir qu’une simple métaphore ; ils signifient quelque chose de plus ; ils sont la reconnaissance d’une force mystérieuse qui se jouerait dans les affaires humaines et qui aurait, si je puis ainsi dire, la forme d’une volonté personnelle. En un autre endroit, que je vous ai remis sous les yeux au commencement de ce discours, vous vous souvenez comme il a parlé du christianisme. Je crois donc pour ma part, Messieurs, que s’il fût allé jusqu’au bout de sa recherche, il fût allé jusqu’au bout de son raisonnement. De l’influence démontrée du christianisme, il eût conclu, selon toute apparence, à l’impossibilité d’édifier la morale en dehors de la religion, et de cette solidarité de la morale avec la religion, il eût conclu à « l’objectivité » de l’idée religieuse. Point de morale sans une philosophie qui la fonde, sans une métaphysique, sans une religion, c’est-à-dire sans l’affirmation d’un « absolu » qui la conditionne, et si l’humanité ne peut ni progresser, ni vivre, ni continuer d’exister seulement sans le support ou le ressort de cette morale, la conclusion n’est-elle pas évidente ? Je ne doute pas que Taine n’eût fini par s’y ranger.

En tout cas, Messieurs, ce qui est intéressant, — et plus qu’intéressant, je dirai capital au point de vue de l’histoire des idées, — c’est que l’examen de son « œuvre critique » nous ait amenés à nous poser ce point d’interrogation. Voilà donc un des plus libres esprits qu’il y ait dans l’histoire de la pensée contemporaine, l’un des plus dégagés que l’on puisse concevoir de toute espèce de préjugés, l’un encore des plus vigoureux études plus puissans dont s’enorgueillisse la France du XIXe siècle, je crois que je puis dire enfin l’un des plus encyclopédiques, et l’un de ceux dont l’ardente curiosité ne s’est ni ralentie, ni lassée de connaître, et tous les jours, pendant quarante ans, d’ajouter quelque chose au trésor de ses connaissances. Le problème qu’il s’est efforcé de résoudre, et dont je pense vous avoir montré combien d’autres il en enveloppait, est, pour cette raison même, l’un des plus ardus auxquels se puisse attaquer l’intelligence humaine. La solution en ferait époque dans l’histoire de l’humanité. Qui trouverait, qui poserait, qui mettrait hors d’atteinte le fondement objectif du jugement critique, c’est à la fois la question de la nature de la connaissance, la question de la réalité du monde, et la question des rapports du « subjectif » et de « l’objectif » qu’il aurait décidées ! L’originalité de Taine est d’avoir cherché dans l’histoire, c’est-à-dire dans l’expérience de l’humanité, la solution que les philosophes n’avaient guère avant lui demandée qu’à la méditation solitaire et abstraite. J’ai tâché de vous dire ce qu’il y avait dépensé de peine, de science et de probité. Et alors, chemin faisant, au cours de cette enquête universelle, tout ce qu’une métaphysique, ou plutôt un verbalisme de cabinet et d’école croyait avoir détruit, tout ce qu’il avait lui-même commencé, sinon par nier, du moins par mettre en doute, sur la parole de Kant, il l’a vu, nous l’avons vu se relever de ses ruines. La critique de la critique a produit cet effet de rendre à l’esprit humain cette confiance en soi dont il a besoin pour penser, comme nous avons besoin d’air pour respirer. La morale a reconquis cette conscience de sa primauté sans laquelle on peut dire que l’histoire ne serait qu’une fantasmagorie, la projection d’un vain rêve sur l’écran de l’espace ou du temps. Et la religion même, à supposer que l’individu puisse exceptionnellement s’en passer, s’est retrouvée le support, le ressort, et le garant de la vie des sociétés humaines. Ce sont là, Messieurs, des résultats que vous penserez qu’il valait la peine de dégager de l’œuvre de Taine, et, quelque embarras que l’on éprouve toujours à se citer soi-même, puisque je parlais, il y a trois mois, à Lyon, de nos « motifs d’espérer, » celui-ci, sans doute, ne vous paraîtra pas l’un des moindres, que, de l’épreuve la plus impartiale à laquelle elle eût encore été soumise, on ait vu la vérité sortir une fois de plus victorieuse.


F. BRUNETIERE.


Le Directeur-Gérant,

F. BRUNETIERE.

  1. Cette conférence a été prononcée le 18 janvier de la présente année, à Fribourg en Suisse, pour l’Université catholique. Je ne l’avais pas rédigée, et c’est la seule raison pour laquelle je ne l’avais pas publiée. Si la rédaction que j’en donne aujourd’hui tombe sous les yeux bienveillans de quelqu’un de mes auditeurs de Fribourg, il en reconnaîtra, je pense, aisément, les deux premières parties ; mais, si la troisième aboutit aux mêmes conclusions, il lui paraîtra que c’est par un autre chemin. C’est le même dessin, mais je crains que ce ne soient pas les mêmes mots. Je m’en excuse sur l’insuffisance de mes notes, et j’ajoute qu’au surplus, quelque chemin que l’on prenne, si l’on aboutit aux mêmes conclusions, c’est sans doute une preuve, ou du moins une présomption, qu’elles sont conformes à la vérité.