L’Œuvre de Gevaert

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L’Œuvre de Gevaert
Revue des Deux Mondes5e période, tome 47 (p. 393-410).
L’ŒUVRE DE GEVAERT

Le savant musicien auquel nous devons la Musique dans l’Antiquité, les commentaires des Problèmes musicaux d’Aristote, les Origines du chant liturgique, la Mélopée antique dans le chant de l’Église latine, les deux livres sur l’orchestre moderne : Nouveau traité d’instrumentation. Cours méthodique d’orchestration, et quantité de travaux intéressant notre art dans le passé et dans le présent, l’illustre directeur du Conservatoire royal de Bruxelles, F.-A. Gevaert, vient de couronner son œuvre en publiant un Traité d’harmonie théorique et pratique, méticuleux inventaire des ressources de la polyphonie, analyse approfondie de ces ressources, vaste synthèse qui comprend vingt-quatre siècles, de Platon jusqu’à nous. Si, après ce traité d’harmonie, l’auteur nous donnait encore un Traité de Contrepoint et de Fugue, sans autre guide que Gevaert, sans autre bibliothèque que la collection de ses ouvrages, nos futurs compositeurs pourraient acquérir la plus juste et la plus complète connaissance de la technique et de l’histoire de leur art. Mais un travail de ce genre n’est point dans son programme, étant donné les excellentes publications sur le contrepoint et la fugue parues ces dernières années, l’inutilité d’un nouveau travail sur un sujet aussi exploité, et l’horreur du maître belge pour la banalité des chemins battus. Combien plus précieuse nous serait une nouvelle édition de la Musique dans l’Antiquité ! La première, depuis longtemps épuisée, date de 1875 et, depuis lors, que de documens nouveaux, que de trouvailles ! La maigre collection des mélodies grecques conservées dans leur notation propre, — le chant grégorien nous en a conservé un grand nombre, mais avec une nouvelle notation et d’autres paroles, — cette collection était restée telle depuis trois siècles, lorsqu’on moins de vingt-cinq ans, elle s’est trouvée presque doublée : en Asie Mineure, on découvre une chanson gravée sur un monument funéraire ; à Vienne, un papyrus contenant des morceaux d’un chœur d’Euripide ; à Delphes, l’hymne à Apollon et d’autres fragmens d’assez grande importance.

Si, malgré ces découvertes, la collection reste malheureusement encore fort pauvre, nombreux sont les écrits des philosophes et des historiens qui peuvent nous éclairer sur ce passé lointain : Élémens harmoniques et rythmiques d’Aristoxène, Introduction et Monocorde d’Euclide, Introduction musicale d’Alypius, Harmoniques de Claude Ptolémée, Problèmes d’Aristote, et enfin un ouvrage de haute valeur : le Dialogue de Plutarque, dont la première partie reproduit un ouvrage d’Héraclide du Pont écrit au IVe siècle avant notre ère.

La Musique dans l’Antiquité nous initie tout d’abord à la notation grecque, notation par lettres ou signes alphabétiques dont nous n’avons pas, d’ailleurs, perdu toute tradition, car aujourd’hui encore pour les compositeurs allemands, A, B, C, D, E, F, G signifient la, si, do, ré, mi, fa, sol, etc. ; voici par exemple comment se présente à nos yeux la chanson découverte sur le monument de Tralles (Asie Mineure) :

Transcirption de chanson sur un monument de Tralles
Transcirption de chanson sur un monument de Tralles
Ὀ-σον ζῇς φαι-νου ʹμηδέν ό-λως σὺ λυ-ποῦ, etc.

Les points indiquent les temps forts de la mesure : un trait horizontal, les longues de deux temps ; deux traits à angle droit, celles de trois temps. A sept lettres par octave de la gamme diatonique, vingt et une lettres représentent trois octaves, c’est-à-dire l’étendue moyenne de la voix humaine depuis le grave de la basse jusqu’à l’aigu du soprano, immuables limites dans lesquelles gravite le chœur antique, celui de Palestrina, celui de Bach et le nôtre (depuis Pindare, nos larynx n’ont point changé).

Alors la musique vocale était homophone, la polyphonie vocale insoupçonnée ; le chœur ne chantait jamais qu’à l’unisson ou à l’octave ; et il ne chantera jamais autrement pendant des siècles et des siècles, jusqu’à Guy d’Arezzo. Un peu plus avancée la musique instrumentale, celle des instrumens à cordes surtout, dont le mode d’accord avait fait découvrir les trois consonances primitives (octave, quinte et quarte) et, d’après les différentes dispositions de ces consonances, les cinq premières échelles de la tonalité.

En ce temps-là, qui disait poète, disait musicien ; vers et musique naissaient du même cerveau ; ni Eschyle, ni Sophocle, ni Euripide, n’auraient jamais soupçonné la possibilité d’un littérateur et d’un musicien collaborant à la même œuvre. Pour eux, littérature et composition, c’étaient les deux ailes d’une même façade, symétriquement disposées par le même architecte. Parfois même, c’était par l’« aile » musicale que commençait la construction. En examinant dans certaines fantaisies rythmiques de Pindare la coupe irrégulière du vers, ne semble-t-il pas qu’il ait dû écrire sa musique tout d’abord, puis s’efforcer de faire coïncider les mots avec la ligne mélodique ? Le dédoublement des fonctions du poète-musicien ne se fera que trois ou quatre cents ans plus tard et non pas au pied du Parnasse ou du Pinde, mais sur les bords du Tibre, quand Rome ayant conquis le territoire de la Grèce, le génie de la Grèce à son tour se sera emparé de l’âme latine. Alors les poètes commenceront à s’adresser à des compositeurs pour la musique de leurs pièces : Plante, Térence et leurs successeurs.

C’est du Palatin désormais que rayonne le flambeau du monde ; la nuit s’est faite sur la patrie d’Homère ; l’Agora est déserte ; les murs du Parthénon ne renvoient plus l’écho des blanches théories ; pillées les richesses du temple : plus de théâtres, de concerts, de chants, de danses ; poètes et philosophes, peintres et sculpteurs, acteurs et mimes, tous ont émigré. Cicéron se plaint de l’envahissement du Forum par ces bandes exotiques qui finissent par corrompre la pureté de la langue. Dans les rues de Rome, au théâtre, au cirque, dans les écoles, on parle plus grec que latin ; dans le monde élégant, sous l’influence des citharistes et des aulètes de Phrygie ou de Béotie, c’est à qui travaillera la lyre, la tibia, la trompette, l’orgue même.

Sur le théâtre de Naples, Néron chante en grec un Nome citharodique : « Vers la fin de sa vie, il avait fait vœu, si l’empire lui restait, de paraître aux jeux destinés à célébrer sa victoire, d’y jouer de l’orgue, de la flûte, de la cornemuse, et d’y représenter en pantomime le Turnus de Virgile. » (Suétone.)

l’Histoire de la musique dans l’Antiquité s’arrête au seuil du IVe siècle : l’Empire s’effrite, les barbares menacent les frontières : la chute du paganisme s’accélère, les dieux s’en vont, les Césars embrassent le catholicisme, Rome n’est plus dans Rome, mais à Byzance,

Avant d’étudier la Mélopée antique dans le chant de l’Église latine, qui continue l’Histoire de la musique dans l’Antiquité, avant de quitter les pays de langue grecque, il faut, si l’on veut se faire quelque idée des connaissances d’alors, feuilleter les Problèmes d’Aristote, recueil d’aphorismes tantôt interrogatifs, tantôt affirmatifs, d’une justesse d’observation, en même temps que d’un modernisme bien faits pour surprendre. Beaucoup de lacunes, hélas ! Des livres entiers disparus ; mais que de précieux documens dans les pages qui sont venues jusqu’à nous !

Je cite au hasard :

« Pourquoi la plupart des chanteurs, lorsqu’ils faussent, détonnent-ils dans la direction de l’aigu ? »

« Pourquoi l’octave est-elle la plus belle des consonances ? Pourquoi se chante-t-elle en série continue, ce qui ne se fait pour aucune autre consonance ? »

« Pourquoi la quinte et la quarte ne se chantent-elles pas en série continue ? »

« Pourquoi l’octave paraît-elle un simple unisson quand les enfans et les femmes mêlent leurs voix au chœur des hommes ? Pourquoi même illusion entre deux flûtes jouant à l’octave ? »

« Toute corde coupée en deux parties égales donne l’octave supérieure ; de même une flûte forée en son milieu. »

« La quinte grave d’un son donné s’obtient en prenant une fois et demie la longueur du corps sonore ; la quarte, une fois et un tiers. »

« Ouvrez un de nos traités modernes d’acoustique, d’harmonie ou d’orchestration, vous y verrez ces questions expliquées et commentées comme le faisait Aristote à ses disciples, il y a plus de deux mille ans. » Citons encore :

« On a plus de plaisir à écouter une mélodie déjà entendue qu’une cantilène nouvelle. » Vérité d’hier, d’aujourd’hui, de demain... Mais recueillons-nous maintenant et prêtons une oreille attentive à l’exposé du problème suivant, d’un rare intérêt historique ;

« Pourquoi, si la voix humaine possède un charme particulier, devient-elle moins agréable qu’un instrument à cordes ou à vent, quand elle chante sans paroles (quand elle vocalise) ? »

Quelle révélation dans ces lignes ! Quelle lueur tout à coup projetée sur l’obscure question de la valeur des exécutans à Athènes ! Ainsi donc, c’est Aristote lui-même qui nous apprend, le plus inconsciemment du monde, que les artistes de l’Hellade étaient inhabiles à lier le son, à le soutenir, à le développer phonétiquement. Il leur fallait la syllabe, le mot, quelque chose de plus sûr, de plus ferme que le son, un appui, un secours, la perche à saisir quand on perd pied, la consonne qu’on tient entre les dents, qu’on peut mordre ; avant tout la phrase littéraire, la parole.

Cette nécessité, ou plutôt cet idéal, nous allons le retrouver dans les célèbres pièces de provenance grecque recueillies par l’Église latine, toutes syllabiques : Te Deum, Lauda Sion, Veni Creator, Victimæ Paschali, etc. Et s’il est permis de rapprocher deux anneaux de la chaîne immense du développement de notre art, anneaux des plus éloignés, nous le retrouvons bien plus sensiblement encore dans le concept de l’Opéra moderne, dans la Tétralogie, dans la plupart des ouvrages récens. De plus en plus nous y tendons, non seulement en cherchant comme jadis à confondre musique et poésie, mais en marquant chaque jour plus d’éloignement pour les élémens de pure technique vocale. Rares se font les virtuoses, tombée en discrédit la vocalise ; on l’a chassée de la scène, on la pratique de moins en moins à l’école ; ainsi la souplesse se perd, la justesse s’estompe, la longévité de la voix diminue : il ne nous restera plus bientôt qu’à faire parler nos chanteurs et chanter notre orchestre.

Cette décadence technique, Gevaert la constate non sans amertume dans ses commentaires des Problèmes d’Aristote, étude qui trahit une profonde connaissance des doctrines de la science et de l’art des Péripatéticiens, qui pénètre l’âme grecque dans ses replis les plus secrets et nous la révèle avec une abondance de documens, une précision, une clarté sans pareilles : « En somme, l’Hellène semble avoir cherché dans l’audition musicale une jouissance d’ordre intellectuel, faisant consister son plaisir esthétique à comprendre pleinement l’idée du compositeur, à en suivre le développement, à constater la justesse de l’accent et le mouvement caractéristique du sentiment exprimé. L’élite des connaisseurs était seule reconnue compétente pour se prononcer sur le mérite des productions lyriques : « Ils écoutaient en silence jusqu’au bout, dit Platon, ayant à la main une baguette qui suffisait à tenir en respect les enfans, leurs précepteurs et tout le peuple. » Bel exemple de discipline qui ne pouvait durer ; Platon n’était pas mort qu’au mépris des baguettes, le peuple ne se gênait déjà plus guère pour manifester quand l’envie lui en prenait.

Évidemment, bien des points restent obscurs dans ce lointain passé, soit que les écrits du temps les aient laissés dans l’ombre, soit que nous ayons perdu ceux qui nous eussent éclairés :

— Quelles sont les origines scientifiques de notre art ? Comment a commencé la musique, vocalement ou instrumentalement ? Par un cri de douleur, par un appel, une prière ? Mais qui dit chant dit tonalité, et d’où la tonalité aurait-elle pu naître sinon de l’accord de la lyre ou des harmoniques du roseau ?

— Pourquoi l’antiquité professe-t-elle une sorte de dédain pour « le plus beau, le plus souple, le plus expressif » des organes musicaux, la voix de femme ? Elle la relègue au gynécée, ne demandant les effets de puissance ou d’émotion qu’aux poumons masculins. Au théâtre, c’est un ténor qui tour à tour représente Hélène ou Iphigénie, Phèdre ou Alceste…

Que d’autres points d’interrogation encore ! Mais que le regret de ce qui nous échappe ne nous rende point indifférens au bien qui nous arrive. Ce bien est inestimable : ce sont des richesses inattendues qui s’offrent à nous, et il est difficile de comprendre l’indifférence relative de la critique en face des commentaires de Gevaert sur les Problèmes d’Aristote ; je me contenterai de signaler l’Appendice qui traite des genres, tons et modes de l’époque préarisloxénienne, exposés et analysés à l’aide de l’écriture musicale du temps, vraie merveille de divination et de clair savoir, intéressant non moins philologues que musiciens, littérateurs que compositeurs.


La Mélopée antique dans le chant de l’Église latine débute par une discussion sur le qualificatif grégorien attribué à l’Antiphonaire, c’est-à-dire à la collection des mélodies anciennes recueillies par le Christianisme[1].

« Le travail de compilation et de composition des chants liturgiques, attribué traditionnellement à saint Grégoire le Grand, fut en réalité l’œuvre des papes hellènes de la fin du VIIe siècle au commencement du VIIIe ; c’est le pape Serge Ier (687-701), musicien distingué, qui en est le principal inspirateur. L’Antiphonaire a reçu sa forme définitive entre l’avènement de Léon II (682) et celui de Grégoire II (715). Quant à saint Grégoire, il ne s’est jamais occupé de musique que pour défendre l’exécution du chant au clergé séculier. »

Dès le milieu du IVe siècle, avec la Cour et l’aristocratie, les artistes d’origine hellénique, instrumentistes ou chanteurs, compositeurs ou littérateurs, ont émigré à Constantinople. A dater de 350, les peuples d’Italie, d’Espagne, de Gaule, de Germanie, ne chantent plus qu’en latin ; d’autre part, la notation musicale au moyen des signes de l’alphabet grec, généralement comprise encore sous Constantin, tombe peu après en désuétude tant en Orient qu’en Occident, de sorte que la « transmission des œuvres musicales ne se fait plus que de maître à disciple et à l’aide de la seule mémoire. » Quel siècle étonnant par ses contrastes ! A Milan, saint Ambroise et saint Augustin prêchant la doctrine du Christ ; à Byzance, l’empereur Julien essayant d’inaugurer un nouveau paganisme par le rajeunissement des symboles de l’ancien ; à Rome, une société à demi chrétienne, fort tolérante, de mœurs assez légères ; des luttes politiques et religieuses, l’hérésie d’Arius... et c’est à ce moment que commence pour nous l’histoire de l’Antiphonaire. Çà et là se recueillent pieusement les plus caractéristiques, les plus populaires des vieilles cantilènes ; aux textes grecs, on substitue du latin ; les mots changent, l’esprit reste, c’est-à-dire la musique. Saint Ambroise et saint Augustin composent les paroles du Te Deum sur la vénérable mélopée dorienne, l’immortelle action de grâces que la légende fait dater du soir de Salamine et qu’on entendait à Rome les grands jours de triomphe. Sur les mélodies des hymnes païennes à la Muse, à Hélios se chantent les hymnes chrétiennes Veni Redemptor gentium, Æterne rerum conditor. Et en même temps que saint Ambroise et saint Augustin, en Syrie saint Ephrem, en Cappadoce saint Grégoire de Nazianze, à Poitiers saint Hilaire travaillent avec ardeur à cette vaste entreprise d’adoption et de transformation de l’art païen[2].

On l’a dit ailleurs : il y a deux courans opposés dans l’Antiphonaire, l’un venant de Grèce, l’autre de Judée ; et en vérité l’hymnodie d’origine hellénique, si simple, si carrée, semble parfois protester contre ces arabesques, ces enguirlandemens, tout cet art décoratif dont on peut constater la provenance en écoutant l’improvisation du chantre à la synagogue, les jours de mariage, improvisation qui n’est point libre, mais qui s’appuie sur trois ou quatre formules, tout comme nos Antiennes.

De la musique des cultes de l’Asie Mineure qui, vers la fin du IIe siècle, envahissaient l’Occident, nous ne savons rien ; l’influence de l’art hébraïque, nous l’ignorons absolument. Deux seuls documens : « Lorsque vous vous assemblez, quelqu’un a-t-il un cantique... » (Saint Paul aux Corinthiens.) « Que la parole du Christ habite en vous, vous instruisant, vous exhortant les uns les autres par des psaumes, par des hymnes, et des cantiques spirituels... » (Saint Paul aux Colossiens.) Et c’est tout. Bien entendu. Cantique n’a point ici le sens que nous attribuons à ces veules refrains de chansons 1830 (échos de café-concert pour la plupart) introduits on ne sait ni pourquoi ni comment dans nos églises françaises, antiliturgiques au premier chef. Dans la pensée de saint Paul, cantique signifie solo vocalisé à la façon de nos antiennes, de nos alléluia. De plus, ce qui se laisse deviner dans le texte de l’Apôtre, ce qu’à défaut de documens nous affirment toutes les traditions asiatiques, c’est la supériorité de la technique des chanteurs orientaux sur celle des Grecs, assez maladroits en gymnastique vocale, à en croire Aristote d’après ce que nous avons vu plus haut.

Serait-ce en souvenir du culte de David et de Salomon que l’Église latine a admis la Vocalise sémitique à côté du Syllabisme grec ? Serait-ce tout simplement pour imposer à un plus nombreux auditoire la parole sainte, faire percevoir à plus grande distance les textes tirés des Psaumes, des Actes des martyrs, de la Vie des saints, les antiennes propres à chaque fête, changeant chaque dimanche ?

La parole que les plus solides poumons de prédicateur ne sauraient porter à plus de quarante mètres, se comprend dis- tinctement à cent et plus, quand elle est psalmodiée par une voix d’enfant. Dans toutes les religions, les formes musicales se sont développées d’après une évolution en rapport avec les pro- portions architecturales des édifices.

Gardons-nous de croire que l’Antiphonaire, définitivement constitué vers 690 ou 700, ne contienne que d’anciennes mélopées ; à mesure que pour la religion nouvelle grandissait la liberté, pour les cérémonies nouvelles du culte, il fallait un répertoire musical plus considérable. A qui attribuer tant de charmantes pièces originales ? A qui les offices de l’Avent et de Noël, d’une suavité jusqu’alors inconnue ? Chose curieuse : alors que nous pouvons nommer quantité de poètes de l’Hymnodie catholique, nous ne connaissons pas un seul nom de musicien !

Avec ses cantilènes en modes dorien, éolien ou hypodorien, ionien ou hypophrygien et hypolydien (l’Église chrétienne répudie le phrygien comme trop « passionné, » et le mixolydien comme « trop théâtral »), avec son vocabulaire, sa grammaire et sa syntaxe, l’antique Homophonie liturgique régnera encore trois cents ans, jusqu’à Guy d’Arezzo. Puis survient la révolution, c’est-à-dire la Polyphonie : deux voix vont chanter en même temps deux parties différentes, puis trois, puis quatre, etc., et cette polyphonie encore gréco-romaine de tonalité ne finira guère qu’avec le XVIe siècle, à la mort de Palestrina, à la naissance du drame en musique. Et alors seconde révolution, celle-ci radicale : les modes antiques sont absorbés par la tonalité moderne, la gamme nouvelle.

Je me suis efforcé d’esquisser à grands traits les profils de l’œuvre historique de Gevaert, la plus forte, la plus attachante qui, dans l’espèce, ait été produite en langue française. Quand on parcourt ces pages si documentées sur les grands tragiques, sur la comédie d’Aristophane, sur le chant choral, la monodie ou la danse, on croit lire un roman ; nous vivons à Mitylène, à Samos, à Thèbes ; nous courons les rues d’Athènes à la suite de Platon ou d’Aristote. Plus tard, dans la Mélopée antique, lorsque l’auteur nous montre, fondant sur Rome, une série de calamités, de bouleversemens, de cataclysmes tels que saint Grégoire y voit les symptômes de la décrépitude du monde, certaines conclusions de chapitre, par leur émouvante simplicité, nous font chercher inconsciemment, au verso du feuillet, la signature de quelque maître écrivain du XVIIe siècle.

Après le littérateur, parlons du musicien : l’un complète l’autre.


Envisager un dessin musical polyphonique de gauche à droite, c’est le propre du Contrepoint ; de bas en haut, celui de l’Harmonie.

Le Contrepoint nous apprend à diriger per angusta plusieurs voix vers un même point sans heurt, sans entraves ni arrêts, doucement, élégamment. L’Harmonie surveille la rectitude des lignes formées par le groupe en marche ; elle prend des « instantanés » et enregistre.

Le Traité d’harmonie récemment publié aurait pu paraître en marge et en appendice des quatre admirables volumes dont nous venons de parler. Il est en quelque sorte le commentaire, l’application des théories de notre art depuis Terpandre jusqu’à nous.

Les ouvrages qui traitaient de la question ne s’occupaient guère que du présent, jugeant superflu tout pèlerinage vers les sources du fleuve : or si, pour parler français, il faut apprendre le latin, si, pour devenir légiste, il faut étudier le Droit romain, comment acquérir la pureté de style harmonique en restant dans l’ignorance des origines mêmes de l’harmonie ?

Gevaert commence par expliquer la constitution des sons : leur intensité, qui provient de l’amplitude des ondes sonores ; leur timbre, qui résulte de la forme des vibrations ; leur hauteur qui dépend du nombre de ces mêmes vibrations. Puis, ayant à définir les deux termes de la polyphonie consonance et dissonance, s’emparant de la théorie de Platon (« c’est la consonance qui a créé l’ordre et la lumière dans le chaos des sons de la nature »), il la formule ainsi à notre usage : « La consonance est l’impression qui se produit lorsque deux sons émis en même temps se mélangent plus ou moins complètement. »

Sous une forme plus sèche, nous disons à Paris que « la consonance, ne résultant pas du choc de deux notes, donne plus ou moins l’idée de repos ; la dissonance au contraire, résultant du choc de deux notes, donne toujours l’idée de mouvement. » Le son heurté recule : donc pour lui, pas de repos.

Partant de l’octave qui, suivant Ptolémée, renferme toute musique, puis de la quinte, vraie génératrice de l’échelle musicale et ensuite de la spirale des quintes, Gevaert étudie le diatonique dans la musique homophone, les sept types d’octaves, les six échelles modales des Grecs, restées en usage jusqu’à ce jour non seulement dans le chant de l’Église latine, mais dans la musique de la plupart des peuples d’ancienne civilisation ; et il nous cite à côté d’hymnes grecques et ambrosiennes, des chansons slaves, écossaises, Scandinaves, flamandes, des psaumes de la Réforme française, des chorals luthériens, des chants juifs du rite espagnol, des fragmens de musique instrumentale des IIe et IIIe siècles, etc.

« On serait dans l’erreur, ajoute-t-il, en supposant que la musique homophone était toujours strictement un unisson. Déjà les fondateurs mythiques de l’art grec pratiquaient une harmonie rudimentaire en ajoutant une partie d’accompagnement au dessin mélodique, partie placée à l’aigu et ne produisant avec celle-ci que des intervalles de deux sons. » Dans nos pays d’Occident, on commence à rencontrer dès le Xe siècle les embryons d’accompagnemens à la basse.

Trois périodes dans l’histoire de la polyphonie du moyen âge :

Celle de l’organum, chants liturgiques, au-dessous desquels on ajoute une partie vocale, soit en répétant continuellement la fondamentale, soit en reproduisant le dessin mélodique à la quarte ou à la quinte (Xe et XIe siècles : hommes célèbres, Hucbald, Guy d’Arezzo).

Celle du déchant, compositions ecclésiastiques et profanes à trois ou quatre voix, où les octaves, les quintes et les quartes de suite produisent d’effroyables successions, impossibles à entendre aujourd’hui (XIIe, XIIIe et XIVe siècles). Période intéressante toutefois en ce qu’elle révéla aux hésitations et aux tâtonnemens des chercheurs du XIVe siècle le rôle de la tierce, c’est-à-dire l’accord parfait.

Troisième période : naissance, développement et maturité du contrepoint vocal. En tête des maîtres illustres : Guillaume du Fay (1420). Après lui, le Flamand Jean Van Okeghem (1434) auquel succède Josquin des Prés, son glorieux disciple (1465- 1521), A la même époque, paraît le premier traité de contrepoint dû à Jean Tinctoris, chanoine de Nivelles, musicien et jurisconsulte (1477). Au XVIe siècle en France, en Belgique, en Allemagne, Angleterre, Italie et Espagne, partout de remarquables contrepointistes dont le dernier venu reste le plus illustre de tous, Pierluigi da Palestrina.

Et puis, tout à coup, changement à vue : abandon des modes grecs, de la polyphonie vocale, du système consonant (1600) : l’harmonie dissonante vient de naître et avec elle l’unité tonale, le chant à voix seule, la polyphonie instrumentale. Et il ne faudra pas plus de cent ans à l’art nouveau pour atteindre son plein épanouissement et déployer, dans l’œuvre de Bach, une richesse qui n’a point encore été dépassée.

Ici nous proposons un problème aux Aristotes futurs :

« Comment expliquer que l’humanité ait mis dix-neuf siècles à découvrir la consonance de tierce, et vingt et un à admettre l’accord de septième, c’est-à-dire la dissonance, tierce et septième étant les harmoniques d’une même fondamentale ? »

Il est aussi impossible à un son de ne pas faire naître autour de lui d’autres sons (harmoniques) que notre oreille n’entend pas[3], qu’à un caillou tombant dans un bassin de ne point soulever des ondes circulaires qui, se propageant à l’infini, se rapprochent peu à peu les unes des autres jusqu’à paraître se confondre. Admettons pour son fondamental l’ut grave du violoncelle (ut 1) ; si les ondes du bassin pouvaient affecter notre oreille, la première produirait l’octave aiguë du son 1 (ut2) ; la seconde, la quinte au-dessus de cette octave aiguë (sol2) ; la troisième, sa double octave (ut3), puis mi, sol, si b3 ; puis ut4, ré, mi, fa, sol, la, si b, si4, puis ut5, etc., progression mathématique analogue à celle qui s’obtient en coupant une corde en sa moitié, son tiers, son quart, son cinquième, etc., ou en soufflant dans un tube pour en faire vibrer la colonne d’air tout entière, ou sa moitié, son tiers, son quart, son cinquième, etc.

L’octave est la différence de 1 à 2 ; par conséquent, si un ut grave donne 32 vibrations, l’ut immédiatement au-dessus en donnera 64.

Or, superposons quatre octaves successives du grave à l’aigu et contemplons l’accroissement progressif du nombre des harmoniques d’octave en octave :

1re octave : de I à II, une seule grande ondulation :

I (son fondamental) II
ut1 — ut2

2e octave : de II à IV : deux moins grandes ondulations :

II — 3 — IV
ut2 —sol2 — ut 3

3e octave : de IV à VIII, quatre petites ondulations :

IV — 5 — 6 — 7 — VIII
ut3 — mi3 —sol3 — si b3 — ut4

4e octave : de VIII à XVI, huit très petites ondulations :

VIII — 9 — 10 — 11 — 12 — 13 — 14 — 15 — XVI
ut4 — ré4 — mi4 — fa #4 — sol4 — la4 — sib4 — si#4 — ut5


Notre gamme chromatique actuelle ne nous offre que des douzièmes d’octave, or, si, dans la quatrième octave, nous pouvons enregistrer des huitièmes de ton, comment faire, dans la cinquième, pour enregistrer des seizièmes de ton, des trente-deuxièmes dans la sixième, des soixante-quatrièmes dans la septième, etc. ?

C’est donc uniquement dans l’intervalle de quatre octaves qu’il faut chercher les racines harmoniques de notre langue polyphone : d’abord l’octave, la quinte, la quarte connues des anciens ; puis la tierce découverte vers la fin du moyen âge ; enfin (vers 1600) les accords dissonans.

De ce riche filon de matière précieuse que nous concède la nature, nous n’avons encore extrait qu’un seul lingot : le bloc des dix premiers harmoniques, et voici que nous nous heurtons à un obstacle, le onzième, qui déjà ne coïncide plus avec notre gamme, trop haut de près d’un demi-ton (pour plus de clarté, nous l’avons, dans le tableau ci-dessus, un peu exagérément affublé d’un dièse). Dans combien d’années franchirons-nous l’obstacle ? Quand pratiquera-t-on ce onzième harmonique et les harmoniques suivans ? Comment s’opérera la transformation de nos claviers d’orgues et de pianos auxquels on demandera non plus des demi, mais des tiers, des quarts de ton ?

En réduisant les chiffres à leur simple expression, l’accord composé des nombres premiers 1, 3, 5, 7, 9 se trouve représenter à lui seul toute notre harmonie naturelle, de 1 à 5 consonante, de 5 à 9 dissonante. Voilà donc un alphabet de cinq lettres qui suffit à la plus riche, à la plus universelle de toutes les langues !

Après avoir étudié le diatonique dans la musique polyphone, Gevaert s’attaque à l’organisme de la tonalité moderne et en explique les harmonies essentielles et complémentaires. Essentiels, les deux accords majeurs de dominante et sous-dominante oscillant à droite et à gauche de la tonique comme les plateaux d’une balance. Complémentaire, l’accord relatif du sixième degré avec ses deux satellites du deuxième et du troisième degré, ceux-ci également oscillant à égale distance du sixième, les deux groupes en absolue symétrie, ayant un point de contact situé exactement au milieu du domaine tonal, un pied dans les deux camps. « En tant que siège d’un accord primaire, le second degré est donc à la dominante, ce que celle-ci est à la tonique, son avant-coureur attitré. Et en cette qualité, l’harmonie complémentaire du second degré est admise à faire fonction d’essentielle soit en se substituant purement et simplement à son relatif majeur, soit en se joignant à lui. »

Ainsi se trouvent, pour la première fois, scrutées et justifiées ces charmantes cadences si familières au plus pur des musiciens, devenues classiques depuis Mozart, un peu usées aujourd’hui avouons-le, par l’abus qu’en a fait l’école italienne pendant trois quarts de siècle ; alors qu’on rejetait l’accord fondamental du second degré, on admettait son renversement sur le quatrième : pourquoi cet illogisme ? Qui éluciderait la question, pénétrerait le mystère ?

Un peu plus loin, Gevaert soulève une fort intéressante discussion de psychologie musicale : « Peut-on traduire par des formules harmoniques l’interrogation ou l’exclamation, la résignation ou la crainte ? Assurément ; » et par de nombreux exemples il le prouve.

Dernièrement, je me heurtais dans un compte rendu théâtral à une critique bien inattendue : il s’agissait pour le compositeur de traduire les angoisses d’une mère dont le fils est en train de perdre la tête par suite de chagrins d’amour :


Au milieu de la nuit, je l’entends qui se lève,
Et puis, comme un voleur, il descend l’escalier…


Ainsi que le ferait dans la vie réelle une voix brisée par la douleur, étranglée, haletante, le dessin musical soulignait par un brusque mouvement ascendant la dernière syllabe d’appui de chacun des deux vers : lève, escalier. — « Quelle faute ! remarquait le critique, quand on descend un escalier, la mélodie doit descendre. » — « Pardon, cher monsieur, l’escalier n’a rien à faire ici, car c’est d’un état d’âme et non d’un fait que le musicien se préoccupe : le drame se joue-t-il dans les jambes du fils ou dans le cœur de la mère ? Que ce fils monte au grenier ou descende à la cave, l’intonation ne changera point, soyez-en sûr ! » A rapprocher de l’esthétique de ces observations, certaines remarques fort judicieuses sur le rôle des modes. Pourquoi la préférence de nos ancêtres pour le mineur ? serait-ce sous quelque secrète influence des tonalités gréco-liturgiques ? Quelques gouttes d’un vieux sang dorien ou éolien couleraient-elles encore dans leurs veines ? Presque exclusivement mineures les Passions saint Jean et saint Mathieu ; exclusivement mineures et dans le même ton, des Suites de six ou sept morceaux signés Bach et Haendel. Aujourd’hui, où le sentiment du majeur est partout prédominant, je ne crois pas qu’on ose tenter l’aventure, et j’avoue n’en connaître aucun exemple.

De même que pour l’accord du second degré cité plus haut, nous devons maintenant appeler l’attention des musiciens sur trois autres chapitres de l’ouvrage de Gevaert qui s’engagent sur un terrain encore inexploré : Modulations intratonales, Transitions extratonales, accords équisonans.

« 1° Il y a modulation intratonale lorsque la fonction de tonique passe momentanément à un autre degré de la gamme sans que la souveraineté de la tonique fondamentale cesse de se faire sentir. Ce qui distingue cette modulation des transitions impliquant le déplacement de la tonique souveraine, c’est que, en sortant des cadences tonales ou en y rentrant, elles ne nécessitent ni un accord médiateur ni aucune liaison harmonique apparente.

« 2° Les transitions extratonales entraînent un déplacement du centre harmonique, un transfert du système tonal au cours de l’œuvre. Toute relation avec le système abandonné a pris fin ; la base harmonique du nouveau ton est tantôt un son sans fonction harmonique dans le ton antérieur, tantôt une des toniques subordonnées de celui-ci, laquelle, élargissant ses fonctions, s’établit tonique autonome. »

Quant à la théorie des accords « équisonans » absurdement nommés enharmoniques, elle se trouve magistralement exposée dans le chapitre sur la polyphonie du chroma intégral qui sert de conclusion à l’ouvrage : « chaque couple d’intervalles embrassant plus de six et moins de douze quintes devient, par l’effet du tempérament de notre système, équisonant avec deux intervalles embrassant moins de six quintes, c’est-à-dire deux intervalles diatoniques. Par l’effet du tempérament, les seize intervalles compris dans la série du chromatique intégral se trouvent physiquement réduits sur nos instrumens aux six couples d’intervalles diatoniques. »

Il y a corrélation directe entre cette théorie des accords équisonans et l’exposé des spirales de quintes du début de l’ouvrage : les deux thèses se déduisent et restent étroitement liées ; elles encadrent le tableau.


Quel regret d’avoir à parcourir aussi rapidement un livre dont chaque page, chaque ligne présente un intérêt, où chaque mot a son utilité, un livre qui a été longuement médité et qui fait penser ! Ni pédanterie, ni sécheresse ; à tout instant l’imprévu : associations d’idées du passé au présent ; abstractions qui semblent prendre corps dans un exemple caractéristique ; vous êtes plongé dans une question de technique sévère, une comparaison, une citation, et la fenêtre s’entr’ouvre à un rayon de soleil. Ce n’est pas un code, un froid recueil de décrets et d’ordonnances ; ce sont les résultantes des lois de la nature et les lumineuses déductions de quelques principes reconnus par tous.

Je le disais au début de cet article : si Gevaert avait écrit un Traité de contrepoint et de fugue, sans autres élémens d’instruction que la collection de ses ouvrages, on pourrait savoir la musique : « Après le Contrepoint et la Fugue, ne reste-t-il donc plus rien à apprendre ? » — Pardon ! L’architecture musicale ; mais on l’apprend aussi bien par les yeux que par les oreilles, et surtout beaucoup mieux dans les œuvres que par les livres. Un plan de symphonie se dessine à la craie sur un tableau noir, comme une conception d’architecte avec ses masses de droite et de gauche et son développement central. Entre architecture et musique, que de rapports ! Sans souci de copier la nature, toutes deux obéissent aux mêmes lois du nombre et vivent des mêmes symétries apparentes ou cachées ; et, curieux rapprochement, elles ont la même histoire. Nous venons de le voir : notre art a passé par l’Homophonie antique et la Polyphonie vocale du moyen âge pour en arriver à la Symphonie moderne, trois étapes : trois étapes également pour l’architecture, rectiligne, à plein cintre, ogivale.

« Dans leurs temples de pierres, les Grecs imitaient les primitives constructions en bois ; c’était là le principe fondamental de leur architecture. On reconnaît nettement cette imitation dans la structure et la disposition des ornemens, la position verticale des colonnes et celle horizontale de l’entablement ; les dimensions de leurs édifices limitées par la longueur des poutres et des blocs de pierre suffisaient aux exigences de leur culte dont les actes principaux s’accomplissaient en plein air. Les Etrusques, au contraire, découvrirent le principe de la Voûte formée de pierres taillées en forme de coins, ce qui leur permit de couvrir des édifices beaucoup plus vastes que ne pouvaient le faire les Grecs. Comme la pression la plus forte (celle qu’il est le plus difficile de maintenir) est exercée par les pierres des portions presque horizontales du sommet d’une voûte, comme les édifices religieux du moyen âge prenaient des proportions toujours plus considérables, on imagina de supprimer la partie horizontale du sommet de la voûte et d’en prolonger les sections latérales : telle est l’origine de l’ogive. » (Helmholtz.)

Quand la colonne d’air enfermée dans Notre-Dame se met à vibrer sous l’effort de cinq ou six cents voix chantant à pleins poumons, il n’y a plus deux arts distincts, mais une seule et unique expression du génie de l’homme : architecture et musique se confondent et la nef véritable se transforme en un colossal Tuba dans lequel moutonne le flot sonore. Et alors nul plus que ce gigantesque instrument ne semble digne d’entonner les mélopées, dont Gevaert nous a conté l’histoire, ces Te Deum, ces Lauda Sion, immortelles actions de grâces improvisées après la victoire, il y a plus de deux mille ans.

Je ne m’excuserai pas, auprès de l’auteur de tant de travaux remarquables sur l’histoire et la technique musicales, de laisser dans l’ombre un de ses ouvrages les plus populaires : l’Orchestre et l’Instrumentation, « vade mecum » de tous les contemporains ; mais je me permettrai de lui adresser une légère critique, non pas sur le fond ou la forme, mais simplement sur le titre de son dernier ouvrage. Depuis Rameau qui, le premier, tenta de donner une base scientifique à l’Harmonie, nous avons eu quantité de Traités théoriques et pratiques à l’usage des élèves, grammaires plutôt que traités, nomenclatures d’accords plutôt qu’études d’ensemble. Fétis seul, vers le milieu du siècle dernier, s’était efforcé de développer une théorie et de professer une doctrine. Non moins didactique que ses devanciers, mais d’une conception bien plus haute et plus vaste, le livre de Gevaert aurait tous les droits à une moins simple étiquette. C’est le livre, non seulement d’un maître-musicien, mais d’un philosophe ayant longuement conversé avec Aristote et Platon.

Il devrait s’appeler : Esthétique de l’Harmonie ou Synthèse de l’Harmonie. En tout cas, cette réserve faite, réserve de bien mince importance d’ailleurs, nous n’avons qu’à admirer, dans l’œuvre nouvelle, l’un des plus beaux monumens peut-être qu’on ait élevés à la gloire de notre art.


CH.-M. WIDOR.

  1. Cette discussion, d’abord tout historique, entre Gevaert et les Bénédictins s’est aggravée bientôt en déviant et s’en attaquant à l’art lui-même. À droite, avec Gevaert, se sont rangés tous ceux qui savent la musique ; à gauche, les Néo-Solesmiens qui, ne la sachant guère, voulaient nous l’apprendre. Leur Paléographie qui avait si bien commencé finit en cours d’aquarelle professé par des aveugles. Gardons-nous en tout cas de confondre Néo-Solesmiens et Bénédictins : félicitons le vénérable abbé de Saint-Wandrille, consciencieux et modeste archiviste, le docte Bénédictin Dom Pothier d’avoir triomphé de tous les obstacles et pu terminer enfin le grand travail heureusement à lui confié par Pie X, l’édition définitive du Graduale Romanum.
  2. C’est dans la capitale et dans les campagnes que le paganisme résiste le plus longtemps. Les vieux aristocrates romains, restés le plus obstinément attachés au culte national, disparurent après le siège de 546, emmenés en captivité par Totila ; quant aux populations rurales, elles ne devinrent pas chrétiennes avant le VIIe siècle. (Gevaert.)
  3. Une oreille exercée peut percevoir les deux ou trois premiers sons harmoniques d’une fondamentale quelconque ; dans certains instrumens, l’octave et la quinte s’entendent même assez agressivement.