L’Œuvre de Sainte-Beuve

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L’Œuvre de Sainte-Beuve
Revue des Deux Mondes5e période, tome 26 (p. 112-142).
L’ŒUVRE
DE
SAINTE-BEUVE

Il a essayé d’être romancier, et il a voulu être poète. Et l’on ne saurait dire sans injustice que son œuvre a été comme non avenue dans l’histoire du roman et de la poésie française. Mais sa véritable gloire n’est point là. Ce n’est pas, ou ce n’est guère à l’auteur de Volupté et des Pensées d’août qu’on a consacré tant de travaux récens[1] ; c’est d’un autre Sainte-Beuve que l’on vient de célébrer le centenaire. Et son œuvre à celui-là pourrait être définie d’un mot : Il a constitué la critique en dignité.


I

« La critique est la femme de chambre des Muses ; et il n’y a que les petits esprits qui courtisent la suivante, ne pouvant plaire à la maîtresse. » Ce joli mot d’un critique exprime assez bien ce qu’avant Sainte-Beuve les écrivains d’imagination et les critiques eux-mêmes pensaient de la critique, de son importance et de son rôle ; et il en est bien peu qui n’y eussent entièrement souscrit.

Voici Du Bellay. Certes, il attachait un certain prix, et un grand prix à la Défense et illustration de la langue française. Mais son manifeste une fois lancé, voyez comme il s’en désintéresse. Il ne prend même pas la peine d’en revoir et d’en corriger les éditions successives[2] : à part quelques autres rapides escarmouches, il est tout à son œuvre d’humaniste et de poète. C’est que pour lui, comme pour Ronsard, la critique n’est pas une fin, mais un moyen, un moyen de ruiner une certaine notion de l’art et d’en faire triompher une autre. Ce triomphe une fois assuré, ou du moins préparé, ils s’empressent de retourner à leurs vers, et de réaliser par des œuvres non abstraites leur propre idéal. La critique n’a été qu’un accident, un épisode dans leur vie. Ce sont des artistes égarés un moment dans la critique.

Cette conception un peu intéressée et, si l’on osait dire, apologétique de la critique a duré bien près de trois siècles. Corneille, Racine et Molière n’en ont pas eu d’autre. Quand l’un composait ses Examens ou ses Discours, le second ses Préfaces, et le troisième sa Critique de l’École des Femmes, ils n’avaient tous trois pour objet que de défendre et de légitimer leur façon personnelle de comprendre leur art. Ils étaient poètes, dira-t-on, et rien n’est plus naturel. Mais ceux mêmes qui sont nés critiques n’agissent pas autrement. La critique ne leur suffit pas ; pour consacrer leur réputation littéraire, c’est sur la littérature d’imagination qu’ils comptent. Chapelain se croit tenu d’écrire la Pucelle. Malherbe ne se serait pas reconnu le droit de régenter comme il l’a fait les auteurs ses contemporains ou ses devanciers, s’il n’avait lui aussi prêché d’exemple et fait œuvre de poète. Boileau de même. Nous n’en sommes assurément plus, comme au temps du romantisme, à refuser à l’auteur des Satires tous les dons proprement poétiques ; très volontiers nous lui reconnaissons certaines parties du vrai poète. Mais enfin, Boileau est avant tout pour nous un critique, et nous ne voyons pas très nettement ce que l’Art poétique eût gagné à ne pas être écrit en vers. Lui-même et ses contemporains en ont jugé tout autrement. Personne, de son temps, n’a été tenté de lui retourner son fameux : « Que n’écrit-il en prose ! » qui parfois, avouons-le, nous vient aux lèvres en le lisant de nos jours. « Il y a, disait Sainte-Beuve, nombre de pensées droites, justes, proverbiales, mais trop communes dans Boileau, que La Bruyère n’écrirait jamais et n’admettrait pas dans son élite. » Et cela est vrai. Mais de là à prétendre que La Bruyère, comme l’insinue Sainte-Beuve encore, avait conscience de sa supériorité sur Boileau, et qu’il s’est délibérément proposé de faire « quelque chose de mieux et de plus fin, » il y a, ce semble, une singulière distance. La Bruyère n’a pas eu pour Boileau d’autres sentimens que Racine, La Fontaine ou Molière, et ceux-ci n’auraient pas eu à l’égard du « législateur du Parnasse » l’amicale déférence que l’on sait, s’ils n’avaient pas vu en lui un poète, un de leurs pairs par conséquent, et dont ils pouvaient sans déroger suivre les directions et accepter les conseils. L’art de « faire difficilement des vers faciles, » il l’avait pratiqué avant de l’enseigner aux autres ; et son enseignement n’aurait eu peut-être aucune action si ses vers n’en avaient point prouvé la légitimité et souligné l’importance. Ce n’est pas la haute valeur de sa critique qui a fait la fortune de sa poésie ; c’est au contraire sa poésie qui a consacré et imposé son autorité critique.

Nous venons de parler de La Bruyère. Le moraliste des Caractères est, à ses heures, chacun le sait, un critique littéraire exquis. Il partage ce privilège avec Pascal et avec Fénelon. Mais tous trois n’ont touché à la critique qu’en passant, en « honnêtes gens » qui donnent leur avis sur des questions à l’ordre du jour, mais non pas du tout en professionnels. Leurs préoccupations dominantes sont ailleurs. Pascal ne s’y serait point arrêté, si, convaincu comme il l’était, de la valeur persuasive du style, il n’avait cru de son devoir d’apologiste d’en connaître les procédés et d’en étudier les lois. Fénelon s’est diverti un jour à écrire la Lettre à l’Académie ; mais qu’est-ce que ce mince opuscule dans toute l’œuvre de Fénelon ? Peu de chose assurément en comparaison des Maximes des Saints et du Traité de l’existence de Dieu. La Bruyère même, le plus « auteur » d’entre eux, n’a qu’un chapitre sur les Ouvrages de l’esprit, et je me demande s’il n’attachait pas plus de prix au portrait d’Onuphre ou à celui de Ménalque qu’aux pages, si délicates pourtant, où il abordait les problèmes d’art et de goût. Les prosateurs comme les poètes ne se livrent alors à la critique que par occasion : ils n’en tiennent pas boutique ou enseigne, comme eût dit Pascal Ce n’est pas encore un genre classé : ils croiraient déchoir s’ils pouvaient être soupçonnés d’en faire métier.

Faut-il faire une exception pour Bayle ? Si la principale fonction du critique consiste à apprécier les livres d’autrui, il semble que la vie de Bayle réponde assez bien à cette définition. Il avait un vrai tempérament de journaliste, et les articles de journal ou de Revue abondent dans son œuvre : le Dictionnaire n’est qu’une collection d’essais ou d’articles, que l’auteur a pris soin de recueillir, en prévision du futur Voltaire et de ses disciples. Mais Bayle est un théologien et un philosophe autant qu’un critique. Il est aussi un érudit, un érudit qui, pour l’énormité indigeste et parfois puérile de son information, rappelle les hommes de la Renaissance. Enfin et surtout, il n’a absolument aucun goût, aucun sentiment de l’art, et c’est pourquoi l’on hésite à voir en lui, comme le voulait Sainte-Beuve, une incarnation complète du véritable « génie critique. »

En tout cas, il n’a pas fait école. Et la critique, après lui, continue à ne pas former une province séparée de la production littéraire. Si l’on recueillait toutes, ou du moins presque toutes les pages où Voltaire, « ce gigantesque journaliste, » comme l’appelle quelque part Michelet, a traité des « ouvrages de l’esprit, » on en ferait un volume considérable, et qui, pour l’intérêt, la justesse alerte et malicieuse, non seulement ne le céderait à aucun autre du même écrivain, mais encore pourrait lui faire pardonner bien des écarts de pensée et de plume. Seulement, ce serait un volume d’ « extraits, » et pas autre chose. La critique, chez Voltaire, s’insinue un peu partout ; elle ne se réduit jamais à une forme déterminée. On ne trouverait même chez lui rien d’analogue à ces Elémens de littérature que Marmontel avait dispersés dans l’Encyclopédie, et qui sont sans doute l’un des premiers recueils d’études critiques à la moderne que nous aient légués les siècles antérieurs.

Déjà, en effet, vers la fin du XVIIIe siècle, la critique tendait à prendre conscience d’elle-même, et à s’organiser comme puissance indépendante. La Harpe, dont on a trop médit, sur la foi de ses nombreux adversaires, a joué le rôle et il a fait le métier, — puisqu’il a été longtemps « professeur de littérature, » — d’un véritable critique. Il a porté dans ses fonctions un sérieux, et, avec certaines étroitesses et certaines ignorances, une conscience, un esprit de continuité et un talent de style auxquels on n’a pas suffisamment rendu hommage. Enfin, il a été par la date le premier de nos historiens littéraires. Il semble donc qu’avec La Harpe, la critique, telle que nous l’entendons, soit en possession de tous ses attributs essentiels. Mais La Harpe, comme Marmontel, ne s’est pas contenté d’être critique. Il a été poète, et poète dramatique, et une partie de son œuvre a fait tort à l’autre. De plus, il a été tellement bafoué pendant sa vie et après sa mort, on a tellement exploité contre lui certains défauts et certaines intempérances de caractère, bref, on a si bien réussi à envelopper ses livres dans le discrédit qu’on a jeté à pleines mains sur sa personne, que l’on a trop aisément méconnu l’originalité de son effort. Après lui, comme avant lui, la critique avait besoin encore, pour valoir tout son prix et remplir toute sa mission, d’être définitivement et officiellement enlevée aux folliculaires à gages et aux gazetiers faméliques.

Deux grands écrivains, deux nobles esprits, au lendemain de la Révolution, s’y sont généreusement employés. Après le livre de la Littérature, après celui de l’Allemagne, après le Génie du Christianisme surtout, peut-être, il n’était plus permis de voir dans la critique l’occupation désespérée d’écrivailleurs sans portée et sans conscience. On ne fuit pas facilement à un Chateaubriand ou à une Mme de Staël la réputation, d’ailleurs imméritée, d’un Fréron. Tous deux renouvelaient par la critique la conception même de la littérature. Mme de Staël invitait à regarder par-dessus les frontières, Chateaubriand à s’inspirer du christianisme. « Il restera vrai, écrivait bien plus tard, en 1841, Chateaubriand à Alfred Michiels ; il restera vrai que j’ai posé les premiers fondemens de cette critique moderne que tout le monde suit aujourd’hui, en montrant ce que la religion chrétienne a changé dans les caractères des personnages dramatiques et dans les descriptions de la nature, en chassant les dieux des bois. » C’était se rendre à lui-même un juste et fier hommage. Aussi, et quoique ni Chateaubriand, ni Mme de Staël n’aient été de purs critiques, voyons-nous se former autour deux toute une école d’écrivains, les Fauriel, les Villemain, les Ampère, les Nisard, qui consacrent à la critique une activité qu’en d’autres temps ils eussent sans doute tournée ailleurs. On les lit, on les applaudit quand ils professent à la Sorbonne, au Collège de France ou à l’Ecole normale ; ils ont du succès ; on les invite à l’Abbaye au Bois ; on commence enfin à les traiter comme de véritables hommes de lettres.

Et cependant, même alors, on ne les considère pas toujours, ils ne se considèrent pas eux-mêmes comme les égaux des grands écrivains qu’ils coudoient, et qui, parfois, daignent les honorer de quelques conseils. On sait tout le mépris que les romantiques ont professé pour la critique, « puissance des impuissans, » comme l’appelait Lamartine, et pour tous ceux qui la représentaient ; et Ton se rappelle les amusantes déclamations de la Préface de Cromwell. Les critiques les plus indépendans n’ont d’ailleurs que trop encouragé cette manière de voir. Ils n’ont pas pris leur art ou leur mission suffisamment au sérieux. La critique a trop souvent été pour Villemain un prétexte à des digressions politiques, en attendant qu’elle lui fût un moyen de jouer à son tour un rôle politique. Et Nisard, le classique Nisard, l’auteur des Poètes latins de la décadence, veut-on le voir dans la vérité de son attitude à l’égard d’un poète, et d’un grand poète ? Qu’on lise certaine Préface, — qu’il a jugé bon de ne pas réunir en volume, — et qu’il a écrite pour un recueil d’articles sur les Mémoires d’Outre-Tombe. Je n’en veux détacher que ces lignes significatives. Nisard se représente admis à feuilleter le manuscrit des Mémoires, et, au moment de prendre congé, exprimant son admiration à Chateaubriand :


Et moi, écrit-il, j’éprouvais, faut-il le dire, une joie exquise de voir qu’un homme chétif, n’ayant que le don de sentir vivement les œuvres du génie, et celui, plus rare peut-être, de savoir pourquoi ses écrits n’en sont pas, et d’en prendre son parti, pouvait, par un accent sincère, avoir prise un moment sur un homme supérieur, et comment il n’était pas impossible que le rat donnât du cœur au lion


Ces lignes sont datées de 1834. À cette époque, la critique a enfin conquis son droit à l’existence. Elle existe comme un genre à part ; mais, de l’aveu de tous, et des critiques eux-mêmes, elle est un genre inférieur. On lui appliquerait volontiers la définition qu’au XVIIIe siècle Voltaire donnait du roman : « la production d’un esprit faible, écrivant avec facilité des choses indignes d’être lues par des esprits sérieux. » Et, de fait, elle est exactement dans l’état où était en France, avant Rousseau, le genre du roman. On lui reconnaît le droit de vivre de sa vie propre : elle n’a pas encore ses lettres de noblesse.


II

Du roman à la critique, et de la critique au roman, la distance, à présent, n’est pas grande. Les deux genres se sont si bien transformés depuis trente ans, qu’en partant de points très éloignés, ils sont venus se rencontrer sur le même terrain… Si le roman s’emploie à nous montrer ce que nous sommes, la critique s’emploie à nous montrer ce que nous avons été. L’un et l’autre sont maintenant une grande enquête sur l’homme, sur toutes les variétés, toutes les situations, toutes les floraisons, toutes les dégénérescences de la nature humaine. Par leur sérieux, par leur méthode, par leur exactitude rigoureuse, par leur avenir et leurs espérances, tous deux se rapprochent de la science. On peut blâmer une pareille tendance, mais on ne peut nier qu’elle ne soit dominante, ni contester qu’au bout d’un ou deux siècles l’enquête poursuivie sur tous les points du présent et du passé, ordonnée en système, assurée par des vérifications constantes, ne doive renouveler les conceptions les plus importantes de l’esprit humain.


Ces lignes sont de Taine, — dans un article peu connu, qui ne figure que dans la seconde édition des Essais de critique et d’histoire, — et elles sont datées de14865. Elles auraient bien surpris un Balzac ou un Victor Hugo ; elles auraient moins scandalisé un Flaubert. « Vous me parlez, écrivait ce dernier à George Sand, vous me parlez de la critique dans votre dernière lettre, en me disant qu’elle disparaîtra prochainement. Je crois au contraire qu’elle est tout au plus à son aurore. » Et à la façon dont il parlait de cette critique nouvelle, il est aisé de voir que la sympathie et la déférence réciproques ont désormais remplacé les superbes railleries d’autrefois. C’est que de puissans esprits, de rares écrivains ont passé par là. Taine, né philosophe, et obligé par les circonstances de se consacrer tout d’abord aux lettres, dès son premier livre, s’efforce de « faire de la critique une recherche philosophique ; » il y réussit, et de cet effort, la critique sort entièrement renouvelée. Renan, que les nécessités de la vie quotidienne, les conseils d’Augustin Thierry et le désir de se faire connaître du grand public ont tourné vers la critique, a dit bien souvent en quelle haute estime il tenait ce genre, qu’il a d’ailleurs renouvelé lui aussi et si remarquablement pratiqué. C’est la critique, déclarait-il, qui seule peut empêcher le monde « d’être dévoré par le charlatanisme. » Et n’allait-il pas, dans sa ferveur pour elle, jusqu’à écrire : « L’étude de l’histoire littéraire est destinée à remplacer en grande partie la lecture directe des œuvres de l’esprit humain ? » Et encore : « La critique a admiré jusqu’ici les chefs-d’œuvre des littératures, comme nous admirons les belles formes du corps humain. La critique de l’avenir les admirera comme l’anatomiste, qui perce ces beautés sensibles pour trouver au-delà, dans les secrets de l’organisation, un ordre de beautés mille fois supérieur. » Nous voilà bien loin de ce mépris que poètes et romanciers affectaient jadis pour ceux qui, par impuissance et stérilité d’esprit, pensaient-ils, faisaient métier d’apprécier leurs œuvres. Scherer, ce Renan protestant, une fois détaché de ses croyances religieuses et de ses fonctions pastorales, ne croit pas déchoir en se vouant pour le reste de sa vie à la critique, où, entre Renan et Taine, on sait la place considérable qu’il s’est faite. Enrichie par tous ces apports successifs, illustrée par tous ces talens, honorée par tous ces hommages, élevée par les uns au rang de la philosophie, par les autres au rang de la science, par d’autres enfin au rang de l’art, la critique, dans ce dernier demi-siècle, ne se reconnaîtrait plus dans ce malicieux portrait que traçait d’elle autrefois La Bruyère : « La critique n’est pas une science, c’est un métier, où il faut plus de santé que d’esprit, plus de travail que de capacité, plus d’habitude que de génie. »

Et assurément, ce n’est pas sans soulever parfois des protestations véhémentes que la critique a peu ô peu conquis dans la série des genres littéraires l’une des premières places. Il serait facile de relever dans les œuvres des jeunes poètes et des jeunes romanciers contemporains la trace ironique ou indignée des injustes ou puérils dédains d’autrefois. Combien d’entre eux sont encore tentés de croire que l’unique raison d’être de la critique et des critiques est d’annoncer et de prôner leurs œuvres ! À cette condition, ils consentiraient peut-être à nous laisser vivre. Mais qu’on n’aille pas leur dire qu’il y a plus de « génie, » — ou, si l’on préfère, plus de pensée, plus d’observation morale et de talent de style, — dans tel article de Taine que dans tous leurs vers ou leurs romans réunis. Ils nous renverraient triomphalement à ces boutades de Flaubert : « La critique est au dernier échelon de la littérature, comme forme presque toujours, et comme valeur morale ; incontestablement elle passe après le bout-rimé et l’acrostiche, lesquels demandent au moins un travail d’invention quelconque. » « O critique ! s’écriait encore l’auteur de Bouvard et Pécuchet, éternelle médiocrité qui vit sur le génie pour le dénicher ou pour l’exploiter, race de hannetons qui déchiquetez les belles feuilles de l’art ! » Mais enfin, des déclarations de ce genre deviennent chaque jour de plus en plus rares. Il devient de plus en plus malaisé de prétendre que l’Histoire de la littérature anglaise exige moins d’invention qu’un acrostiche et un bout-rimé. Et le jour n’est pas loin où ces façons de concevoir la critique paraîtront aussi surannées et provoqueront autant de sourires que le jugement que nous avons cité de Voltaire sur le genre du roman.

Et cela est si vrai, la critique a si bien obtenu droit de cité dans la haute littérature, que nombre de romanciers contemporains ont débuté par la critique, et, bien loin d’avoir honte de leurs débuts, reviennent volontiers à ce genre d’études qui a commencé leur réputation. Tel est par exemple le cas de M. Bourget. de M. E. -M. de Vogué, de M. Édouard Rod, de M. Anatole France. Le premier écrit de M. Anatole France est une étude sur Alfred de Vigny, et ses nombreuses préfaces à des éditions d’auteurs français classiques ou modernes, ses feuilletons de la Vie littéraire surtout ont sans doute plus fait pour le révéler au grand public que les Noces corinthiennes et peut-être même que le Crime de Sylvestre Bonnard. M. Rod a mené presque toujours de front le roman et la critique ; et ses Etudes sur le XIXe siècle, ses Idées morales du temps présent surtout ont certainement plus contribué à attirer l’attention sur lui que Palmyre Veulard, son premier roman. Quel que soit le mérite des premiers vers et des premières nouvelles de M. Bourget, sa véritable entrée dans les lettres et dans la renommée date des Essais de psychologie contemporaine ; et ni le Disciple, ni la Terre Promise, ni Un Divorce même n’ont fait oublier aux connaisseurs ces pages d’une sincérité si passionnée et d’une pénétration si vibrante. Qu’on songe enfin à tout ce qui manquerait à l’œuvre de M. de Vogué, — et à la littérature contemporaine, — si l’admirable Roman russe n’existait pas. De tels faits, de tels exemples parlent assez haut, et prouvent surabondamment la place éminente qu’occupe la critique dans les préoccupations et dans les habitudes littéraires d’aujourd’hui.

« Ce sera un des ridicules du XIXe siècle aux yeux de la postérité qu’il ait laissé moins de livres proprement dits que de livres consacrés à rendre compte des livres. » Celui qui parle ainsi, non sans injustice peut-être, c’est un écrivain de verve et de talent qui, de son propre aveu, s’est cantonné exclusivement dans la critique, et qui y a dépensé sans compter des trésors d’esprit, de bon sens, de lucidité et d’expérience morale. M. Emile Faguet, — car c’est lui, — est ici trop modeste, comme toujours. Il feint d’ignorer que la critique, telle qu’il la pratique avec quelques autres, exige des dons aussi rares que le roman, le théâtre ou la poésie ; il affecte même de croire qu’elle « n’a aucune espèce d’influence ; » en un mot, il oublie ses livres. Mais on peut en appeler contre M. Faguet à M. Faguet lui-même. Il nous avoue quelque part certains « péchés de jeunesse, » des vers, des commencemens de romans ou de nouvelles. Il n’aurait pas jeté au feu ces essais juvéniles, il aurait récidivé, et récidivé publiquement, bref, il ne se serait pas condamné à ne faire que de la critique, s’il avait, dans son for intérieur, cru travailler à une œuvre moins élevée et moins utile.

Enfin, il y a un écrivain contemporain qui, celui-là, n’a jamais fait ni voulu faire que de la critique, qui y a mis son point d’honneur en quelque sorte, et qui a vu là un emploi suffisant de son activité littéraire. Jamais non plus il n’a failli à revendiquer hautement les droits et les prérogatives du genre qu’il avait délibérément adopté. Que de fois M. Brunetière n’a-t-il pas déclaré que la critique elle aussi était « une forme de l’action ! » Et qui ne se rappelle ici même la belle page, véhémente comme un défi ou une déclaration de guerre, où il exposait le programme de sa vie et sa conception de la critique[3] ! La critique ainsi comprise est non seulement utile, elle est indispensable à l’écrivain d’imagination ; elle éclaire et elle lui crée son public ; elle le met en garde contre ses défauts, elle l’aide à prendre conscience de lui-même, à exploiter utilement son talent ; elle est pour lui la plus précieuse des collaboratrices ; à un point de vue plus général encore, elle entretient, elle renouvelle le culte des chefs-d’œuvre ; elle relie entre elles les générations successives ; elle jette sur toute sorte de sujets des idées dans la circulation : n’est-ce pas là un emploi de la vie et de la pensée qui en vaut un autre, et qui, pour être différent peut-être, ne le cède à aucun autre en noblesse, en intérêt général et en utilité sociale ?

Et si l’on trouve que ce sont là des théories de critique trop intéressé à ne pas médire de son métier ou de son rôle, écoutons maintenant un poète, un romancier, un dramaturge, qui, dans ce dernier domaine surtout, s’est fait une place singulièrement enviable. « J’ai dessein, écrivait il y a quelques années M. Jules Lemaître, j’ai dessein de reprendre et de poursuivre cette série des Contemporains, interrompue pendant cinq ou six ans par des besognes à la fois plus ambitieuses et au fond plus frivoles. Car c’est sans doute encore la forme de la critique qui, à propos des personnes originales de notre temps ou des autres siècles, permet le mieux d’exprimer ce qu’on croit avoir, touchant les objets les plus intéressans et même les plus grands, d’idées générales et de sentimens significatifs. » Si parfois la critique a été l’objet d’injustes dédains, la voilà maintenant bien vengée.

Ainsi donc, mêlée et confondue longtemps avec tout ce qui n’était pas elle, la critique peu à peu, et non sans peine, s’était constituée comme un genre déterminé. Mais, il y a cinquante ou soixante ans, on la tenait encore pour un genre « inférieur ; » elle était, aux yeux des critiques eux-mêmes, l’apanage des « petits esprits, » des écrivains « chétifs », des imaginations indigentes et stériles. Quelques années se passent, et tout est changé. La critique passe désormais pour un genre qui, dans l’estime des lettrés et du public, est l’égal des plus grands. De vigoureux, de nobles esprits le cultivent sans infidélité et sans défaillance. Des romanciers, des poètes, des auteurs dramatiques, qui ont le choix entre des formes diverses de leur pensée, ne cachent pas pour la forme de la critique leur vive sympathie, quelquefois même, on l’a vu, leur préférence. Le changement d’attitude est complet ; et il est aussi général qu’il est significatif.

Le principal, sinon l’unique artisan, de cette transformation, c’est Sainte-Beuve.


III

Il avait débuté au Globe en 1824, à vingt ans, par de modestes comptes rendus où il y avait plus de conscience que d’originalité et de talent. La critique alors, — il en fut, on le sait, pour lui longtemps ainsi, — est fort loin de remplir, tout son idéal de vie littéraire. Elle est surtout, à ses yeux, un moyen de gagner quelque argent, d’échapper à l’obsession d’un métier pour lequel il ne se sent point fait, celui de médecin, et une façon aussi de pénétrer dans les lettres par une porte dérobée. Il a d’ailleurs du goût, des lectures, un certain sens historique, et une prédilection déjà marquée pour « les coteaux modérés. » Avec cela, le désir de voir clair et de montrer qu’il n’est point dupe. « Le propre de tout vrai critique, disait-il plus tard, est de ne pouvoir garder longtemps le mot qu’il a sur le bout des lèvres : cela le démange. Très jeune, dans un journal, le Globe, j’étais comme cela. » En même temps, car il faut vivre, il entreprend, sur le conseil de Daunou, l’étude de la poésie française du XVIe siècle en vue d’un concours académique.

Cependant, il était ou se croyait poète : il écrivait pour lui-même des vers où il essayait d’exprimer ce fond de sensibilité souffrante et inquiète, cette « tristesse resserrante » qu’il devait bientôt exhaler dans son Joseph Delorme. Entré en relations avec Victor Hugo, enrégimenté bientôt parmi les poètes du Cénacle, il se convertit littéralement au romantisme. Et cette conversion produit d’abord un double effet. D’une part, elle le consacre officiellement poète : il se sent dès lors encouragé à publier ses vers. D’autre part, la grâce opère et fait qu’il va trouver à la critique une utilité pratique et un intérêt qu’il n’avait pas encore aperçus : il y voit maintenant un moyen tantôt détourné et tantôt direct de soutenir ses jeunes amis, de défendre leurs théories communes et leur idéal d’art, de combattre leurs adversaires, de légitimer leur attitude et de leur découvrir une tradition et des ancêtres.

C’est ainsi que ses recherches sur la poésie française du XVIe siècle garderont certes une bonne part de leur valeur proprement historique ; mais elles lui serviront en même temps à rattacher à Ronsard et à Du Bellay les poètes de la jeune école. Et, sans parler ici des services immédiats qu’il rend à ces derniers, pour lancer ou patronner leurs œuvres, — articles sur eux, lettre aux Débats pour défendre Cromwell, rédaction du Prospectus des œuvres complètes de Victor Hugo[4], — il s’avise, dans les études critiques qu’il donne à la Revue de Paris, d’un procédé des plus ingénieux. Ce n’est pas un pur hasard qui a déterminé le choix des écrivains dont il s’occupe successivement : Boileau et Mme de Sévigné, Jean-Baptiste Rousseau et Le Brun, Mathurin Régnier et André Chénier, Corneille et Racine. Ce sont pour lui des précurseurs ou des ennemis du romantisme, — des ennemis morts sans doute, mais dont la réputation n’est encore que trop vivante et gênante ; et il abaisse les uns et il exalte les autres suivant la sympathie ou l’hostilité posthume qu’il leur attribue à l’égard des doctrines et des œuvres contemporaines. Boileau, Jean-Baptiste Rousseau et Racine portent la peine d’avoir été des classiques authentiques, et surtout d’avoir trop souvent servi d’« autorités, » d’exemples et de modèles impeccables dans les controverses récentes ; Régnier, Corneille ou André Chénier, au contraire, bénéficient largement des « affinités électives » qu’ils ont, ou qu’ils paraissent présenter avec les nouveaux poètes : Sainte-Beuve fait d’eux des romantiques avant la lettre, et il déploie toute son habileté et tout son art à découvrir et à mettre en relief ce que l’on a depuis appelé « le romantisme des classiques. »

Son initiation aux théories du Cénacle entraîne une autre conséquence, plus heureuse peut-être et en tout cas plus durable. Il ose désormais être poète même dans sa critique. Son style, naguère un peu gris et terne, dans son élégante correction, maintenant s’anime et se colore d’ingénieuses et piquantes images. Sa personnalité, qui s’effaçait autrefois, intervient à travers ses expositions, ses jugemens et ses analyses et leur donne mouvement, chaleur et vie. Et c’est aussi la personnalité, chez les autres écrivains, qu’il s’efforce d’atteindre et de restituer dans sa réalité vivante : personnalité morale et poétique surtout. Car, pour qui sait lire, tout grand écrivain élabore un certain genre particulier de beauté : c’est cette beauté particulière que le critique doit ressaisir, et dont il doit donner l’idée, par d’adroites « transpositions, » et comme l’équivalent plus ou moins lointain à ceux qui le liront. Michelet disait que l’histoire est une résurrection : la critique est une évocation. Et il s’agit aussi de connaître et de faire connaître aux autres l’âme individuelle qui s’exprime, et parfois se dérobe, sous cette forme littéraire, de la surprendre dans l’intimité de sa vie journalière, dans ses dispositions foncières, dans les derniers replis de son moi. Pour cela, on étudiera l’œuvre sans doute, mais l’œuvre ne sera guère qu’un prétexte pour aller à l’homme ; et pour peindre l’homme, on aura largement recours à l’étude biographique, à l’analyse psychologique et morale, bref, à tout ce qui précise, localise, caractérise la ressemblance individuelle. La critique, pour une large part, devient l’art du « portrait littéraire. » Ce n’est pas seulement avec le poète que rivalise Sainte-Beuve ; c’est avec le romancier, et comme le romancier, c’est à donner l’impression de la vie qu’il vise.

Le romancier et le poète qui couvaient en lui se donnent d’ailleurs, vers le même temps, moins timidement carrière. Ils se dérobent encore sous l’anonymat, — Joseph Delorme, les Consolations ne sont pas signées, — comme s’ils craignaient le grand jour et ne fussent pas bien sûrs de leur vocation et de leur mérite propre ; mais enfin, ils osent se montrer et se développer tout entiers. C’est en 1830 également que Sainte-Beuve écrit son roman inachevé d’Arthur. Le succès ne répondit pas entièrement à son attente. « J’ai monté assez près du sommet, disait-il plus tard à Scherer à propos de ses vers, mais je ne l’ai pas dépassé, et en France, il faut dépasser. » D’autre part, les événemens politiques, l’évolution de sa propre pensée et les vicissitudes d’une passion coupable, tout cela le détache progressivement de Victor Hugo et du Cénacle, lequel du reste est maintenant dispersé. Forcé par toutes ces circonstances de se rabattre sur la critique, il y revient avec un sentiment de lassitude et d’amertume. La critique, écrit-il, « est le refuge de quelques hommes distingués qui ne se croient pas des grands hommes,… qui, en se permettant eux-mêmes des essais d’art, de courtes et vives inventions, ne s’en exagèrent pas la portée, les livrent, comme chacun, à l’occasion, au vent qui passe, et subissent, quand il le faut, avec goût, la nécessité d’un temps qu’ils combattent et corrigent quelquefois, et dont ils se rendent toujours compte. » Et, quelques années après, précisant encore sa pensée : « Chez la plupart de ceux qui se livrent à la critique et qui même s’y font un nom, il y a, ou du moins il y a eu une arrière-pensée première, un dessein d’un autre ordre et d’une autre portée. La critique est pour eux un prélude ou une fin, une manière d’essai ou un pis-aller. » Un « pis-aller : » que de fois, et jusqu’à la fin, le mot ne reviendra-t-il pas sous la plume de Sainte-Beuve ! Cet homme qui a fait du genre de la critique l’égal en dignité du roman et de la poésie même, a été, toute sa vie durant, — et c’est là la piquante originalité de son « cas, » — un critique à contre-cœur et comme malgré lui.

Et pourtant, qu’il le voulût ou non, sa critique s’enrichissait tous les jours des expériences, même malheureuses, qu’il tentait en divers sens. Déjà, avant 1830, sous l’influence des romantiques et de leurs vagues aspirations religieuses, il s’était ouvert à ces sortes de questions, et ses articles en portaient la trace. Mais, après la révolution de Juillet, un moment désemparé et ne sachant où se prendre, il se met bientôt et activement en quête d’une foi politique et sociale, et religieuse surtout. C’est d’abord au Saint-Simonisnie, puis à Lamennais qu’il s’attache, et l’action de ce dernier est si forte sur cette âme essentiellement mobile et « seconde, » que la critique de Sainte-Beuve va s’en trouver peu à peu transformée. La Préface, — non recueillie depuis, — de la première édition des Critiques et Portraits littéraires est bien significative à cet égard. « On n’aura pas de peine à saisir, déclarait Sainte-Beuve, dans les huit premiers articles qui ont tous été écrits avant 1830…, une intention littéraire plus systématique… que dans les suivans. Ceux-ci… ont avant tout une signification morale, et se rapportent à une littérature plus indifférente ou même légèrement désabusée. Malgré cette diversité assez sensible de nuance…, il semble qu’il reste encore une espèce d’unité suffisante dans le procédé de peinture et d’analyse familière qui est appliqué à tous les personnages, aussi bien que dans le fond de principes moraux et de sentimens auxquels on s’est constamment appuyé. C’en est assez peut-être pour que le lecteur arrive sans trop de secousses… de l’article Boileau où l’art et la facture poétique sont principalement en jeu à l’article sur l’abbé de Lamennais où la question humaine et religieuse se pose, s’entrouvre aux regards, autant que l’auteur l’a pu et osé faire. » Ainsi donc, le procédé général et la forme de l’enquête critique n’ont point, ou n’ont guère varié, et ce sont toujours des « portraits » que trace Sainte-Beuve ; mais le fond s’est insensiblement modifié : la préoccupation presque purement esthétique a fait place à la préoccupation morale et même religieuse.

Ces préoccupations nouvelles, Sainte-Beuve a essayé de les exprimer sous une autre forme, celle du roman, et c’est en 1834 que, déjà détaché d’ailleurs de Lamennais, il publie, — toujours sous l’anonymat, — son curieux livre de Volupté. « Ce sont tous des portraits, une peinture très exacte, » disait-il bien plus tard à Scherer. Le livre n’eut pas tout le succès qu’il méritait. C’est alors aussi qu’il écrit les vers qui composeront l’odieux Livre d’amour et le recueil des Pensées d’août[5], lequel, quand il parut en 1837, trouva a un accueil tout à fait hostile et sauvage. » Ces échecs ou demi-échecs, les déceptions qu’il éprouve de toutes parts, dans ses amours, dans ses amitiés, dans ses aspirations vers la foi chrétienne, tout cela le rejette vers la critique. Il conçoit alors et il applique surtout aux contemporains une sorte de critique plus impersonnelle qu’auparavant, plus détachée de toute tendance dogmatique, une critique essentiellement analytique et descriptive, où « l’observation morale » est intimement « mêlée à l’appréciation littéraire, » et qui, préoccupée avant tout de « chercher l’homme dans l’auteur, le lien du moral au talent, » s’intéresse tout spécialement aux « hommes, aux œuvres secondaires, » et s’efforce de « mettre en œuvre avec intérêt et avec art » les renseignemens qu’elle fournit, « les jugemens nouveaux » qu’elle fonde[6]. En un mot, la critique, telle qu’il la réalise entre 1832 et 1837 environ, est presque exclusivement, — la formule a fait depuis fortune, mais elle est de lui, dans un article sur Ballanche, — « une biographie psychologique. » Il se défend d’avoir désormais « un art à soi, » et même « une doctrine à soi. » Plus encore que de juger les hommes et les œuvres, il est préoccupé de les comprendre et de les expliquer ; et c’est à comprendre et à expliquer les cas les plus divers, les personnalités les plus opposées, les œuvres les plus contradictoires que semblent lui avoir surtout servi les multiples expériences esthétiques, morales ou religieuses auxquelles il s’est successivement livré.

Et cependant, cela ne saurait lui suffire encore. Ces études au jour le jour ne remplissent pas entièrement la conception qu’il se formé de la critique ; le cadre en est trop étroit pour lui permettre d’y exprimer toutes ses idées, d’y appliquer à fond toute sa méthode. D’autre part, il est artiste, et il est poète. Il sent vivement, et il n’est pas incapable de rendre la poésie tout intime qui se dégage d’« une vie sobre, d’un ciel voilé, de la mortification dans les désirs, d’une habitude recueillie et solitaire ; » et l’artiste, de son côté, après s’être longtemps attardé aux finesses de la miniature, se sent mûr maintenant pour les « brusques fiertés » de la fresque ; il aspire à « prendre, s’il se peut, congé du présent pour quelque étude moins mobile, pour quelque œuvre plus recueillie[7]. » Enfin, il a été trop fortement pris par Lamennais, il a trop profondément souffert de la défection de cet homme qui avait failli le refaire chrétien, pour renoncer encore à la foi : il a besoin, pour prendre parti et pour « parier » définitivement, d’une nouvelle étude et d’une dernière épreuve. Et s’il trouve un sujet qui réponde entièrement à ces diverses exigences de sa pensée et de son cœur, qui lui permette de les concilier et de les fondre ensemble, et de donner enfin toute sa mesure, il aura réalisé son chef-d’œuvre. Ce chef-d’œuvre, c’est Port-Royal.


IV

Je veux écrire avec simplicité l’histoire d’une entreprise religieuse qui remplit tout le XVIIe siècle, qui commença par la réforme d’un couvent de filles et à laquelle les plus grands esprits et les plus savans hommes s’associèrent bientôt étroitement. Je m’attacherai moins au détail des querelles, qui serait infini — et qu’on peut lire ailleurs dans des livres déjà faits — qu’à l’esprit même et aux phases successives de l’entreprise, qui ne fut pas, en tout temps, la même, qui se modifia et s’altéra en se continuant. Elle resta grande durant tout le XVIIe siècle, et je ne la suivrai rapidement au-delà que pour en montrer à regret les conséquences de plus en plus forcées et rétrécies. Du moins, de saints hommes, de justes et beaux caractères s’y rencontrent jusqu’au bout et consolent. Je m’arrêterai surtout devant ceux du XVIIe siècle : avec complaisance, avec respect, heureux de reconnaître en eux les derniers vrais modèles de cette autorité morale dont nul aujourd’hui n’est investi, heureux d’oublier un peu dans leur commerce sévère la connaissance des hommes de nos temps : plus heureux qui, favorisé d’en haut, apprendrait d’eux à se retremper soi-même !


C’est en ces termes, — heureusement retrouvés par l’un de ses derniers biographes[8], — que Sainte-Beuve avait formé le projet de commencer son livre et de définir son dessein ; et je n’en sache pas qui exprime mieux, avec une brièveté plus saisissante, plus émue et plus discrètement recueillie, et l’ouvrage qu’il se proposait d’écrire, et les dispositions d’âme dans lesquelles il l’abordait.

Le sujet, à tous égards, était admirablement choisi. Il convenait d’abord excellemment au tempérament et au tour d’esprit de Sainte-Beuve. Érudition, finesse aiguë du sens littéraire, historique et critique, pénétration psychologique, goût de la vie intérieure et de la poésie intime, sensibilité religieuse, intelligence des questions et des idées les plus diverses, dons de portraitiste et d’artiste évocateur d’âmes, il n’était, pour ainsi dire, aucune des qualités de Sainte-Beuve qui ne trouvât là son emploi ; et, par la plus heureuse des rencontres, il n’était pas un de ses défauts habituels, — scepticisme moral et goût du libertinage, impuissance à bien comprendre et à pénétrer pleinement, un peu dans tous les ordres, les personnalités les plus hautes, — qui ne fût obligé de se dissimuler et de s’atténuer jusqu’à disparaître, au moins momentanément. Sainte-Beuve s’est oublié lui-même jusqu’à entrer complètement dans la pensée et dans l’âme de Pascal et à trouver, pour parler de lui, un langage vraiment digne de son héros. Et, d’un autre côté, par la nature des questions qu’il soulevait, par la multiplicité des rapports qu’il impliquait comme nécessairement avec toutes les parties de l’histoire du XVIIe siècle, par les rapprochemens qu’il suggérait, par l’étendue des perspectives qu’il ouvrait en tous sens, le sujet était de ceux dont l’intérêt apparaît plus large et plus vivant à mesure qu’on les approfondit davantage. Qu’on veuille bien y réfléchir : ils ne sont pas très nombreux les sujets qui, comme celui de Port-Royal, posant au premier plan la question religieuse, permettent d’enfermer dans leur cadre la vie littéraire, sociale et morale d’un siècle tout entier. L’histoire de la Réforme pour le XVIe siècle, celle de l’Encyclopédie, pour le XVIIIe, celle de Chateaubriand et surtout celle de Lamennais pour le XIXe, voilà peut-être les seuls sujets que l’on puisse mettre en parallèle avec celui que Sainte-Beuve a traité dans son grand ouvrage. Et il a bien senti qu’il tenait là un de ces grands sujets qui portent en quelque sorte leur auteur, et qui le forcent à se déployer el à s’exprimer tout entier dans ce qu’il a de meilleur et de plus élevé : aussi n’a-t-il mis aucune hâte à en presser ta maturité et l’exécution. Conçu dès 1834, et peut-être dès 1830, lentement amorcé et préparé à travers mille occupations et mille obstacles, professé de novembre 1837 à la fin de mai 1838 sous forme de cours public à l’Académie de Lausanne, le Port-Royal n’a été terminé qu’au mois d’août 1857. Le premier volume a paru en librairie en 1840 ; les deux derniers en 1859. Et ce n’est qu’en 1867, deux ans avant sa mort, que Sainte-Beuve s’est enfin résolu à donner de son livre une édition définitive. On le voit, c’est au moins trente ans de la vie intellectuelle et morale de Sainte-Beuve qui aboutissent à ce livre et qui sont venus y déposer les résultats de leurs recherches et les conclusions de leur expérience. Et quand, en 1865, à propos de Port-Royal, il écrivait à Saint-René Taillandier « pour demander entière justice et exactitude en ce qui est de son œuvre capitale, » il en jugeait lui-même comme nous en jugeons aujourd’hui.

Pour traiter ce vaste et noble sujet, Sainte-Beuve a fait preuve de très hautes qualités d’artiste. Son style, dont un pur classique, — un classique d’avant La Bruyère, — pourrait peut-être critiquer les minuties, les raffinemens, les hardiesses métaphoriques, a pour nous un mérite suprême : il est vivant. Pour rendre la diversité infinie des caractères individuels et des attitudes morales, pour traduire au grand jour les mille dessous obscurs, les soubresauts tumultueux ou les flammes dormantes de la vie religieuse, pour peindre dans la vérité nue de leur existence quotidienne des intérieurs d’âmes, l’auteur de Port-Royal s’est créé une langue souple, exacte, toute en nuances et en demi-teintes, perpétuellement trouvée et inventée, d’une richesse, d’une puissance suggestive, d’une variété incomparables. D’aucuns la déclarent un peu subtile, et même précieuse ; mais la vie, surtout la vie morale, n’est pas simple, et ceux qui la voient et la rendent telle risquent de n’en apercevoir que les dehors. Pareillement, l’abondance des métaphores n’est pas toujours et partout un défaut : il y a certaines profondeurs où la raison pure ne peut jamais atteindre, où l’esprit dénué d’imagination et le style géométrique ne sauraient point descendre ; il y faut l’esprit de finesse ; il y faut les images qui, seules, par les « correspondances » qu’elles établissent ou qu’elles suggèrent, peuvent projeter quelques lueurs sur ces régions inexplorées du monde moral. Souvent les poètes voient plus loin et plus avant que les simples logiciens. Sainte-Beuve n’aurait pas été le pénétrant et profond historien de Port-Royal, s’il ne s’y était heureusement souvenu d’avoir été le romancier de Volupté et le poète des Consolations.

L’artiste se retrouve encore dans l’habile ordonnance de l’œuvre. Assurément on peut concevoir une composition plus serrée, moins touffue, plus rectiligne en quelque sorte que celle du Port-Royal. Sainte-Beuve, esprit plus successif[9] et discursif que proprement constructeur, gâté d’ailleurs comme nous le sommes tous par la production au jour le jour dans les Revues et les journaux, a dû, peut-être plus qu’un autre, faire effort pour dominer sa matière et la réduire aux justes proportions du tableau qu’il voulait tracer. De plus, il était poète : à ce titre, il aimait les sous-bois, les éclaircies, les chemins de traverse, et il s’y attardait volontiers ; il se plaisait aux rapprochemens, aux oppositions qui sollicitent l’imagination et provoquent la rêverie, à tout ce qui égayé, rompt et diversifie la monotonie d’une composition trop austère et méthodiquement poursuivie. De là bien des digressions imprévues, — mais toujours si ingénieusement expliquées et justifiées ! — et qui, si elles rendent la composition parfois un peu flottante, contribuent à donner à l’ensemble ce charme poétique, cette couleur presque dramatique que nous y admirons. Qui voudrait supprimer du Port-Royal, ou même simplement abréger les deux chapitres sur Montaigne, et surtout les admirables pages sur le « convoi idéal » de l’auteur des Essais ? Qu’on y regarde bien d’ailleurs : ces digressions, ces parenthèses ont leur raison d’être ; elles varient l’uniformité du plan, elles n’en rompent jamais l’unité. La ligne semble fléchir quelquefois ; elle ne se brise jamais. Ici, nous touchons au caractère le plus original de l’art de Sainte-Beuve. Dans son Discours d’ouverture, il énumérait les divers points de vue auxquels on peut et auxquels il comptait se placer pour faire l’histoire de Port-Royal. Eh bien ! ces divers aspects de son sujet, — théologique et disciplinaire, politique et philosophique, littéraire, moral et poétique, — Sainte-Beuve n’en a négligé aucun ; il les a tous et continuellement présens à la pensée et comme tenus sous le regard ; il les a mêlés et fondus ensemble, les développant successivement ou parallèlement au fur et à mesure que l’ordre des faits les impose à son attention : cela, sans confusion, sans heurts, sans que cette complexité d’intentions et cette variété d’horizons fassent jamais perdre de vue l’objet essentiel, sans que l’unité d’impression en soit jamais altérée ou brisée. Rien de plus malaisé que de savoir, dans une œuvre de longue haleine, mener ainsi de front et conduire d’un même mouvement des idées directrices assez différentes, que de les maîtriser et de les grouper toujours autour d’une idée centrale, que de multiplier enfin les points de vue de détail sans nuire à l’harmonie générale ; rien aussi qui fasse plus d’honneur à l’écrivain qui y a une fois réussi. Ce mérite qu’on admire si justement dans l’Histoire des variations de Bossuet, Sainte-Beuve l’a eu dans son Port-Royal.

Ce n’est pas sans raison que nous rapprochons ici ces deux œuvres. Renan disait du Port-Royal que c’était un « vrai modèle de la façon dont il convient d’écrire l’histoire religieuse, » et c’est un modèle en tout cas qu’il a souvent imité. Le Port-Royal, en effet, n’est pas uniquement, mais il est presque essentiellement un livre d’histoire religieuse ; ou plutôt, pour parler plus exactement encore, c’est un livre d’histoire et de psychologie religieuses. Sans négliger, certes, le récit des faits et l’étude des controverses, Sainte-Beuve a concentré son principal effort sur les âmes. Ce qui l’intéresse surtout, ce qui le passionne, ce qu’il veut décrire avec la dernière précision, ce qu’il « voudrait faire passer dans les autres, » c’est ce qui différencie l’âme religieuse d’un Pascal de celle d’un Saint-Cyran, celle du grand Arnauld de celle d’un Nicole. La véritable histoire du jansénisme et de Port-Royal, ce n’est pas pour lui l’interminable querelle engagée au sujet des cinq propositions ; c’est le drame qui se joue dans la conscience de Pascal au moment de sa seconde conversion ; ce sont telles paroles familières de Saint-Cyran ou de M. de Saci nous peignant au vif l’état d’âme, le « moi profond » de ces pieux personnages. Et c’est à se représenter ces dispositions morales, à les faire pleinement comprendre de ceux-là mêmes à qui elles sont le moins familières que Sainte-Beuve a mis toute sa subtilité d’esprit, tout son tact, toute sa sympathie critique, et toute son expérience personnelle des choses religieuses. Il y a excellemment réussi, Flaubert lui-même, le peu mystique Flaubert lui en a rendu le témoignage[10], et il a ouvert à cet égard une voie extrêmement féconde, et où peut-être ne l’a-t-on pas encore assez suivi. Il faut le louer sans réserves d’avoir ainsi renouvelé l’histoire religieuse en y introduisant la psychologie, et cela d’autant plus qu’il n’avait guère eu de modèles. Seul peut-être, Bossuet dans ses Variations, s’était avisé déjà du parti qu’on pouvait tirer de la psychologie pour écrire et pour vivifier l’histoire. Mais, chez Bossuet, la psychologie religieuse n’intervient qu’assez rarement ; elle est subordonnée à l’exposé et à la discussion des doctrines. Chez Sainte-Beuve, elle est traitée en elle-même et pour elle-même ; et l’on ne saurait assez dire tout ce que son livre y a gagné en intérêt, en profondeur et, pour dire le mot, en humanité.

« Je m’occupe en ce moment, écrivait Sainte-Beuve en 1835 à l’abbé Barbe, d’une histoire littéraire de Port-Royal et des solitaires qui s’y rattachent ; c’est une belle page de l’histoire littéraire du XVIIe siècle, la plus belle peut-être, en y faisant rentrer Racine, Despréaux même, Mme de Sévigné un peu, et en parlant par occasion de Bossuet et de Fénelon, qui eurent des rapports, de contradiction, il est vrai, avec le jansénisme. » Cette façon, presque exclusivement littéraire et critique, de concevoir son sujet, si elle s’est, en fait, conciliée avec une conception moins détachée et plus « humaine, » n’a pourtant jamais cessé d’être présente à l’esprit de Sainte-Beuve, et son livre est bien, en même temps qu’une histoire religieuse, une histoire littéraire de Port-Royal et du XVIIe siècle tout entier. À ce point de vue, sa critique marque sur les œuvres précédentes un intéressant progrès. Tout d’abord, il semble qu’il y ait dans sa méthode fort peu de chose de changé. Il est toujours préoccupé de comprendre et d’expliquer, et, pour arriver à ses fins, il a recours comme auparavant aux « biographies psychologiques. » Il pousse même si loin les procédés que Taine reprendra bientôt, que déjà il rencontre les formules mêmes dont Taine va faire la fortune, « familles naturelles d’esprits, » « faculté première. » Mais il ne s’en tient pas là, et son sujet même l’oblige à ne pas s’en tenir là. Quand il écrivait des articles suivant les caprices de son humeur ou les hasards de l’actualité, il pouvait choisir à son gré « des hommes et des œuvres secondaires ; » il pouvait, dans ces conditions, négliger relativement les œuvres, se contenter de « chercher l’homme sous l’auteur, » et se dispenser, ou à peu près, de juger. Ici, il n’en va plus ainsi. S’il rencontre des personnalités et des écrits de second ordre, il se trouve aussi aux prises avec saint François de Sales et avec Montaigne, avec Corneille et avec Pascal, avec Molière et avec Racine. Avec eux, comment négliger les œuvres ? Comment ne pas prendre corps à corps les Essais ou Polyeucte, les Provinciales et les Pensées, Tartuffe et Athalie ? Et dès lors, comment s’abstenir de les juger, ces œuvres mémorables ? Comment se refuser à en mesurer la valeur de forme et de fond ? Sans compter qu’ici, un élément nouveau, et qui faisait entièrement défaut dans les études individuelles et fragmentaires d’autrefois, intervient presque nécessairement : on se trouve en face de Pascal et d’Arnauld ; il faut les étudier parallèlement ; il faut les comparer ; et comparer, c’est juger ; c’est avouer que Pascal écrivain avait du génie, et qu’Arnauld écrivain n’avait même pas de talent[11]. Et c’est ainsi que, dans le Port-Royal et grâce au Port-Royal, sans répudier le moins du monde ses acquisitions antérieures, et même en les augmentant encore, en s’ouvrant donc et en s’élargissant de plus en plus, la critique de Sainte-Beuve rentrait, si je puis ainsi dire, en possession d’une de ses fonctions essentielles, l’obligation de juger, fonction qu’elle avait failli perdre de vue quelques années auparavant.

Ce n’est pas tout encore. Avec le Port-Royal, c’était la première fois qu’un critique littéraire de profession s’attaquait à un sujet aussi vaste, aussi important, aussi élevé. Y réussir ou y échouer, c’était, en un certain sens, prouver que la critique était ou n’était pas capable de soulever et de traiter certaines questions ; c’était, dans une certaine mesure, entraîner dans sa fortune le genre même de la critique. Bien en a pris à Sainte-Beuve d’avoir soutenu cette gageure et d’avoir gagné triomphalement son pari ; et tout vrai critique devrait lui en savoir un gré infini. Car c’est la critique elle-même qui a bénéficié de cette victoire. Sainte-Beuve lui a littéralement annexé de nouvelles provinces ; il lui a conquis définitivement le droit de ne pas se cantonner uniquement dans les questions purement littéraires, d’étudier en lui-même et pour lui-même le problème religieux sous ses diverses formes, et d’en proposer une solution. A partir du Port-Royal, Sainte-Beuve a pu prononcer, en son nom et au nom de tous ceux qui viendraient après lui, la parole célèbre : « Tout ce qui est d’intelligence générale et intéresse l’esprit humain appartient de droit à la littérature, » et donc à la critique. On voit l’élévation de l’idéal, et l’élargissement de l’horizon. Il s’est passé ici quelque chose d’analogue et d’inverse à ce qui avait eu lieu un demi-siècle auparavant, lors de la publication du Génie du Christianisme. Qu’est-ce que le grand ouvrage de Chateaubriand ? Une admirable étude d’esthétique et de critique littéraire encadrée dans une apologie, — parfois un peu faible, — de la religion chrétienne. Mais les parties proprement littéraires, — et surtout si l’on y joint Atala et René, — étaient si pénétrantes et si neuves, elles avaient une telle portée, elles révélaient une telle supériorité de vision et de talent, qu’elles projetèrent un peu de leur gloire sur tout le reste ; et, le livre s’annonçant comme une œuvre apologétique, ce furent l’apologétique et l’idée chrétienne elles-mêmes qui bénéficièrent de l’originalité et de l’éclat des pages littéraires. Ici, dans le Port-Royal, par un juste retour, ce sont les pages d’histoire et de psychologie religieuses qui ont payé tribut et prêté un peu de leur valeur propre à la critique littéraire. Sainte-Beuve nous dit que pour son ouvrage il avait reçu de Chateaubriand les plus intelligens et les plus précieux encouragemens. Je ne m’en étonne point. Le grand artiste avait senti d’instinct entre les deux œuvres les mille rapports secrets qui les rattachaient l’une à l’autre. Et de fait, qu’est-ce à le bien prendre que le Port-Royal de Sainte-Beuve, sinon une sorte de Génie du jansénisme ?


V

« Mon livre de Port-Royal, écrivait Sainte-Beuve vers la fin de sa vie, est le plus approfondi et le plus personnel de ceux que j’ai faits ; et c’est là, à y bien regarder, qu’on me trouvera tout entier, lorsque je suis livré à moi-même et à mes goûts. » Et cela est si vrai que, s’il n’avait pas écrit les quarante volumes d’études critiques qui ont suivi, son œuvre, — j’entends comme impulsion donnée, comme exemple fourni et comme idées directrices, — serait à bien peu près tout ce qu’elle est déjà. Dans la suite des Portraits Littéraires ou Contemporains, dans le Chateaubriand, dans les Lundis et Nouveaux Lundis, Sainte-Beuve n’a guère fait que de monnayer le fond d’idées, de doctrines et de procédés critiques qu’il avait appliqués dans Port-Royal.

Il s’était résigné à la critique, non sans des retours parfois amers vers ses ambitions d’autrefois. Tout en poursuivant son Port-Royal, pour vivre d’abord, et puis parce que ce genre de production convenait assez bien à son tempérament et à son caractère, il s’était laissé reprendre par la critique au jour le jour, et il s’était remis à faire des portraits.


Décidément, déclarait-il, ce genre de Portraits que l’occasion m’a suggéré… m’est devenu une forme commode, suffisamment consistante et qui prête à une infinité d’aperçus de littérature et de morale : celle-ci empiète naturellement avec les années, et la littérature, d’ailleurs, a pris un tel accroissement de nos jours que, par elle, on se trouve induit sans peine à toutes les considérations sur la société et sur la vie <[12].


Un moment interrompue par les événemens de 1848 et sa campagne de professorat à Liège, cette série d’études critiques a été reprise de plus belle en 1849, d’abord au Constitutionnel, puis au Moniteur. Ce sont les Lundis.

On a tout dit sur les Lundis ; et peut-être l’admiration très légitime que l’on a professée pour cette partie de l’œuvre de Sainte-Beuve s’est-elle parfois exercée aux dépens de ses autres écrits : on ne veut souvent voir que les Lundis dans son œuvre, et l’on oublie trop aisément et le Port-Royal et les premiers Portraits. D’autre part, cette admiration un peu générale et confiante ne gagnerait-elle pas en vivacité et en profondeur à se soumettre à l’épreuve de la critique, à admettre certains tempéramens et quelques réserves, et à ne porter en définitive que sur les seules portions qui, expérience faite, en paraîtraient entièrement dignes ? Les légendes ne conviennent à personne moins qu’à Sainte-Beuve. Lui qui n’aimait point à être dupe, il nous en voudrait d’être la sienne. Il est d’ailleurs assez grand pour n’avoir pas besoin d’être surfait, et pour n’avoir rien à craindre de la vérité.

Tout d’abord, il convient de maintenir le Port-Royal hors de pair et au-dessus de toute comparaison avec les autres études de Sainte-Beuve. Les recueils d’articles sont des recueils d’articles : qui n’est point capable d’écrire des articles et de les réunir en volume ? C’est au livre, — au livre composé, ordonné et maîtrisé en vue d’une fin déterminée, au livre organique et vivant que l’on attend et que l’on juge l’ouvrier. Et quand ce livre, indépendamment de sa valeur d’art, de composition et de style, a la complexité, la profondeur et la portée du Port-Royal, alors, il prend place parmi les chefs-d’œuvre de la littérature universelle. On n’en saurait dire autant, — et Sainte-Beuve eût été le premier à en convenir, — d’aucun autre de ses écrits, non pas même des Lundis.

Port-Royal reste donc unique dans l’œuvre de Sainte-Beuve. Et cela est d’autant plus remarquable que Sainte-Beuve a dans sa vie rencontré un autre sujet qui, à quelques différences près, lui offrait l’équivalent de celui qu’il a consacré aux écrivains de Port-Royal, qu’il en a fait aussi l’objet d’un cours, et qu’il a essayé d’en tirer un livre, un vrai livre. Oui, si l’auteur du Chateaubriand avait voulu suivre la méthode qui lui avait si bien réussi dans son cours de Lausanne, si, en même temps qu’une simple étude d’histoire littéraire, il avait fait de son livre une étude de psychologie et d’histoire religieuses, s’il y avait apporté toute la conscience scrupuleuse, tout le désir d’équité, toute la sympathie critique surtout dont il avait lui-même donné jadis l’exemple, il aurait pu nous donner un pendant à son Port-Royal, et un nouveau chef-d’œuvre. Il n’y a point consenti. Un nouvel état d’esprit, dont on peut suivre à la trace les progrès dans les derniers volumes et dans certaines notes du Port-Royal, s’était définitivement emparé de lui et lui avait fermé bien des horizons Il n’a pas vu tout l’intérêt, même simplement historique, d’un sujet qu’il aurait pu traiter mieux que tout autre écrivain. Et le livre, très intéressant certes, et amusant, et habile, mais très perfide aussi, et très incomplet, qu’il a publié sur Chateaubriand et son groupe est, à parler franc, un livre manqué. Par quelque biais qu’on le prenne aujourd’hui, on le voit qui s’écaille et qui s’effrite. Et cet ouvrage qui, au point de vue moral, ne fait pas un grand honneur à Sainte-Beuve[13], ne lui en fait pas un très grand non plus au simple point de vue critique et littéraire.

Nous n’en dirons pas autant des Lundis. Là pourtant, il y a lieu de préciser et de distinguer. On a loué, avec un certain luxe d’hyperbole quelquefois[14], l’étonnante fécondité du « travail héroïque » auquel il s’est livré durant les vingt dernières années de sa vie. On a entr’ouvert devant nous, et l’on nous a décrit avec éloquence sa « cellule de bénédictin. » On a vanté l’étendue et la précision de son information, son « exactitude merveilleuse, » les infinis scrupules de sa curiosité érudite, de sa soif de savoir et de sa conscience professionnelle ; on nous l’a représenté donnant toujours le dernier état de toutes les questions qu’il abordait, et ne négligeant aucune recherche pour épuiser tout le connu actuel des problèmes historiques qu’il étudiait. On nous l’a montré sur tous sujets plein de vues justes, pénétrantes, profondes, d’observations ingénieuses, de pressenti mens féconds, doué en un mot d’un sens historique et critique et d’une puissance de divination des plus remarquables. Enfin, on nous l’a dépeint possédant une faculté de rajeunissement et de renouvellement incroyable, sensible jusqu’au bout au vrai talent, ouvert à toutes les innovations d’art et de pensée, à toutes les juvéniles ambitions, et toujours heureux de les signaler au grand public et de « sonner le coup de cloche. » Et il y a, certes, du vrai, beaucoup de vrai dans ce portrait. — Avouerai-je cependant qu’il me paraît çà et là un peu idéalisé et qu’il me semble ne pas convenir aussi exclusivement qu’on le prétend au seul Sainte-Beuve ? Je crains même parfois que, si l’on s’avisait, avec les seuls instrumens de travail, bien entendu, et dans le même laps de temps dont il disposait, de refaire quelques-unes des enquêtes auxquelles Sainte-Beuve s’est livré, on n’y découvrît plus d’une lacune. Mettons cela, j’y consens, sur le compte des nécessités impérieuses du journalisme contemporain. Mais je ne puis entièrement souscrire à ce que, tout récemment, dans son discours de Liège, M. Lanson disait des articles des Lundis : « Quiconque, après quarante ou cinquante ans, repasse sur un sujet de Sainte-Beuve, s’étonne de ce qu’il a vu, su, aperçu, deviné. » Cela est vrai quelquefois, souvent même, non pas toujours. Je sais plus d’un article de Sainte-Beuve où l’on s’étonne qu’il n’ait pas vu plus juste et percé plus avant[15]. Et si nous en venons à ses appréciations des contemporains, — la partie la plus délicate du métier et la vraie pierre de touche du vrai critique, — que constatons-nous ? D’abord, la critique dramatique est à peu près entièrement exclue de ses études. Et dans les autres genres mêmes, le jugement de la postérité n’est pas toujours celui qu’il a porté. Parlant de Fromentin, et de son roman de Dominique, Scherer, si indulgent d’ordinaire pour le critique des Lundis, faisait cet aveu : « L’article que Sainte-Beuve a consacré à ce roman est l’un des péchés, l’une des défaillances du moins, d’un juge à qui l’on en a si peu à reprocher. » Scherer avait raison ici ; mais n’exagérait-il pas singulièrement en sens contraire, quand il déclarait ailleurs : « Sainte-Beuve est le seul grand critique de poésie que nous ayons eu ? » Car aujourd’hui, nous sommes tentés de trouver que ce « grand critique de poésie » s’est montré quelque peu froid pour le premier recueil de Sully Prudhomme ; et nous sommes plus scandalisés encore de le voir nous parler moins longuement, moins chaudement, et dans la même étude, du second volume de Leconte de Lisle, ses Poèmes barbares, que… du Poème des Champs, par M. Calemard de Lafayette. Ne rappelons enfin que pour mémoire ses jugemens sur Vigny et sur Balzac, sur Musset et sur Chateaubriand. Non, décidément, sur chacun de ces points, plus d’un critique nous paraît valoir au moins Sainte-Beuve ; et, à ces divers points de vue, l’auteur des Lundis mérite, si l’on veut, infiniment d’estime, mais non pas l’admiration qu’on lui a si souvent prodiguée.

L’originalité vraie des Lundis, — originalité moindre que dans Port-Royal, encore une fois, — est ailleurs, selon nous. A-t-on tout d’abord assez loué la valeur d’art de ces deux recueils d’articles ? Sainte-Beuve, qui croyait devoir faire quelques concessions au goût environnant et aux formules à la mode, prétendait qu’ils formaient une collection de « monographies. » Le mot n’est-il pas un peu gros, un peu pédantesque aussi ? En réalité, ces Lundis, ce sont encore et toujours des « portraits : » portraits littéraires, portraits historiques et portraits moraux, portraits en pied et portraits de profil, et portraits qui, pour l’intensité de la couleur et la vérité de la vie, rivalisent avec les meilleures créations du roman contemporain. La manière de Sainte-Beuve, qui avait peut-être plus d’éclat et de poésie dans le Port-Royal, a ici quelque chose de plus dépouillé, de plus incisif, de plus direct ; mais ce sont toujours ces coups de pinceau successifs, ces traits qui s’ajoutent les uns aux autres, tantôt se neutralisant et tantôt se renforçant les uns les autres, et ces retouches, et ces « repentirs » qui, peu à peu, font lever et laissent dans l’esprit du lecteur une image mobile, nuancée comme la vie elle-même. Jamais encore (la critique n’avait ainsi fait concurrence, et une heureuse concurrence, à la littérature d’imagination, et c’est ce qu’on n’a peut-être pas revu depuis.

Ce qui donne encore leur prix à ces trente volumes d’essais, c’est le parfait équilibre qui s’y établit peu à peu entre les divers élémens dont s’est composée jusqu’ici la critique de Sainte-Beuve. Il analyse et il décrit, il explique et il commente, il traduit et il transpose, il évêque et il juge. L’étude biographique et la psychologie, l’histoire morale ou sociale, philosophique ou littéraire, la philologie même, tout ce qui peut servir à mieux faire comprendre les origines et la formation d’un talent, et les caractères spécifiques d’une œuvre, il y a recours, sans parti pris, à la rencontre ; et, son enquête achevée, il « conclut, » il juge ; il juge, à vrai dire, moins au nom de certains principes esthétiques et fixés d’avance qu’au nom de son goût personnel, lequel est essentiellement un goût d’humaniste classique élargi par le romantisme ; mais enfin, il juge, ce qu’il ne faisait pas toujours auparavant. Et, tout en subissant l’influence de trois de ses disciples, Renan, Scherer et Taine[16], il maintient nettement contre eux, contre le dernier surtout, avec l’obligation de juger, ce qu’on pourrait appeler les droits de l’art et du goût, et du génie même, qui échappera toujours à nos constructions logiques et fera toujours éclater la rigidité de nos formules et de nos cadres. Ce qu’il défendait là contre ses jeunes rivaux, c’était, il le sentait bien, sa propre originalité critiqué, et ce qu’il ajoutait de lui-même aux procédés et aux méthodes d’investigation qu’il empruntait à autrui, ce qui les lui faisait combiner en des proportions inédites, je veux dire cette part d’invention artistique, de demi-création et de divination qui restera dans l’histoire du genre la marque propre de Sainte-Beuve.

Un dernier trait achève d’expliquer et de légitimer dans une certaine mesure l’admiration qu’on professe généralement pour cette partie de l’œuvre de Sainte-Beuve. « Les Lundis, je n’hésite point à le dire, écrivait Scherer, sont un des livres les plus extraordinaires dont l’histoire littéraire conserve le souvenir. » Et un peu plus loin, il ajoutait : « On dirait Montaigne devenu critique. » C’est cela même ; et la comparaison mériterait d’être reprise et poursuivie. Le Sainte-Beuve des Lundis est un Montaigne plus préoccupé de « littérature » que l’autre, et qui écrit dans les journaux ; c’est l’un des derniers, et l’un des plus grands de nos « moralistes français. » Sur toutes les questions qui touchent à l’homme et qui intéressent la vie, il est plein de vues, parfois contestables, souvent pénétrantes et profondes, toujours suggestives et qui font penser[17]. De son œuvre on pourrait extraire tout un gros volume de « pensées, » « réflexions » ou « maximes » qui viendrait prendre tout naturellement sa place à côté des livres des observateurs les plus célèbres du cœur humain. On y sent l’homme qui a longtemps vécu à Port-Royal, et qui a pleinement justifié le mot de Royer-Collard : « Qui ne connaît pas Port-Royal ne connaît pas l’humanité. » On y sent l’homme aussi qui a beaucoup lu, beaucoup étudié, beaucoup réfléchi, qui a vécu d’ailleurs en dehors des livres, qui a pratiqué bien des milieux, qui n’est resté étranger à aucun des mouvemens d’idées qui ont agité ses contemporains, et qui, de tout cela, lectures, fréquentations, pratique de la vie et des hommes, a rapporté une expérience morale infiniment riche et diverse. C’est cette expérience qui se répand à travers ses livres avec une aisance heureuse, avec une grâce alerte et piquante qui sont d’un charme singulièrement vif ; c’est elle qui les soutient, les nourrit et les anime ; c’est elle qui en fait la sève intérieure et la « substantifique moelle ; » c’est elle qui y ramène souvent les lecteurs curieux de renseignemens sur l’homme et sur la vie ; c’est elle enfin qui, plus que tout le reste peut-être, fera vivre la critique de Sainte-Beuve. Car ainsi conçue et ainsi pratiquée, la critique est quelque chose de plus qu’une opération purement littéraire, et même qu’une jolie réussite d’art ; elle est une manière de philosophie. Et les Lundis sont les Essais du XIXe siècle.


Regardons maintenant l’ensemble de cette œuvre. Cinquante-deux volumes de critique, — un bagage plus considérable que celui de Voltaire, et Sainte-Beuve a vécu vingt ans de moins que le patriarche de Ferney, — sont là, qui représentent la plus large part de l’activité intellectuelle de l’un des plus laborieux ouvriers littéraires du siècle qui vient de finir. Ces études, de valeur assez diverse, sont à peu près toutes marquées de ce triple caractère : ce sont bien, dans leur fond, des études critiques ; mais en même temps, ce sont des œuvres d’art, et de vives esquisses morales : de telle sorte que cette œuvre relève tout à la fois de l’histoire de la critique, de l’histoire de la littérature d’imagination, et de l’histoire des idées. Sainte-Beuve est venu prouver par son exemple que la critique n’était pas nécessairement un genre inférieur, que tout dépendait de celui qui s’y appliquait, et que, si celui-ci, en même temps qu’un critique, était un artiste et un moraliste ou un philosophe, la critique était du même coup constituée l’égale en dignité de l’art et de la philosophie. Après les Lundis, après le Port-Royal surtout, la preuve était faite. C’est d’avoir fourni cette preuve qu’on a su gré à Sainte-Beuve. Et si le centenaire de ce simple critique a été fêté aussi solennellement que celui de ces romanciers et de ces poètes qu’il a si jalousement enviés, si l’on a déjà tant écrit sur son compte, c’est qu’on lui a été reconnaissant d’avoir employé son talent et d’avoir consacré sa vie à « défendre » et à « illustrer, » en les dotant d’un nouveau genre et de nouveaux chefs-d’œuvre, ces Lettres françaises qu’il a tant aimées.


VICTOR GIRAUD.

  1. Vicomte de Spœlberch de Lovenjoul, Sainte-Beuve inconnu, Plon, 1901 ; — Table alphabétique et analytique des Premiers Lundis, Nouveaux Lundis et Portraits contemporains, Calmann-Lévy, 1903 ; — G. Michaut, Sainte-Beuve avant les « Lundis » , 1903 ; Études sur Sainte-Beuve ; Le « Livre d’amour » de Sainte-Beuve, 1904, Fontemoing ; — C. Latreille et M. Houstan, Lettres inédites de Sainte-Beuve à Collombet, Société française d’imprimerie et de librairie, 1903 ; — Léon Séché, Sainte-Beuve : son esprit, ses idées, ses mœurs, 2 vol. ; Correspondance inédite de Sainte-Beuve avec M. et Mme Juste Olivier, publiée par Mme Bertrand, avec une introduction et des notes par Léon Séché, librairie du Mercure de France, 1904 ; — Le Livre d’or de Sainte-Beuve, publié à l’occasion du centenaire de sa naissance, par le Journal des Débats, Fontemoing, 1904.
  2. Voir l’excellente édition de M. Henri Chamard, Fontemoing, 1904.
  3. Voyez dans la Revue du 1er janvier 1892 la fin de l’article Sur la « Littérature ».
  4. Voyez, pour les détails, l’excellente Bibliographie des écrits de Sainte-Beuve, de ses débuts, non pas à sa fin, comme l’auteur l’a imprimé par erreur, mais jusqu’aux « Lundis, » que M. G. Michaut a jointe à son ouvrage sur Sainte-Beuve avant les « Lundis. » Sur toute cette première partie de la vite et de l’œuvre de Sainte-Beuve, le gros, un peu gros livre de M. Michaut est essentiel ; et il n’y a guère, le plus souvent, qu’à résumer ses Unes, exactes et abondantes analyses. — — Cf. dans la Revue du 15 février 1904 l’article de M. René Doumic sur les « Métamorphoses » de Sainte-Beuve.
  5. Toutes les poésies de cette époque, malgré les additions des éditions successives, malgré la publication récente et intégrale du Livre d’amour (Paris, Durel, 1904), ne nous sont point parvenues. « Il y en a une trentaine, écrivait à Scherer Sainte-Beuve dans une lettre que n’a pas recueillie l’éditeur de la Correspondance, il y en a une trentaine que je vous donnerai à lire, et puis vous les brûlerez. »
    Voyez, sur Sainte-Beuve poète, la leçon que lui a consacrée M. Brunetière dans l’Évolution de la Poésie lyrique en France au XIXe siècle, et, dans le Livre d’or, une très pénétrante étude de M. Paul Bourget.
  6. Préface du 2e volume des Critiques et Portraits littéraires (1836).
  7. Même Préface.
  8. M. G. Michaut, Sainte-Beuve avant les « Lundis, » p. 391, et Études sur Sainte-Beuve (« Port-Royal » cours et « Port-Royal » livre). M. Michaut note que Sainte-Beuve, au lieu de « favorisé d’en haut, » avait d’abord écrit : « Dieu aidant. » — Voyez aussi dans le Sainte-Beuve de M. Séché l’intéressant chapitre sur Port-Royal.
  9. Il disait de lui-même dans ses Cahiers (p. 39) : « J’ai l’esprit étendu successivement, mais je ne l’ai pas étendu à la fois. Je ne vois bien à la fois qu’un point ou qu’un objet de terminé. »
  10. « Une dernière question, ô maître, une question inconvenante : Pourquoi trouvez-vous Schahabarim presque comique et vos bonshommes de Port-Royal si sérieux ?… Je regarde des barbares tatoués comme étant moins anti-humains, moins spéciaux, moins cocasses, moins rares que des gens vivant en commun et, qui s’appellent jusqu’à la mort Monsieur ! — Et c’est précisément parce qu’ils sont très loin de moi que j’admire votre talent à me les faire comprendre. » (Flaubert, Lettre à Sainte-Beuve à propos de Salammbô, Nouveaux Lundis, t. IV, p. 435.)
  11. Cf. Port-Royal, t. II, p. 71-73.
  12. Préface du tome IV des Critiques et Portraits Littéraires (1839).
  13. Je veux dire par là que ce livre, d’ailleurs injuste, d’ « éreintement » et de rancune, moins que personne, l’auteur des articles sur la Vie de Rancé et sur les Mémoires d’Outre-Tombe, l’hôte assidu et choyé du salon de Mme Récamier, le jeune écrivain goûté et encouragé par Chateaubriand, avait le droit de l’écrire. Sainte-Beuve n’a jamais pu comprendre qu’il y a des complaisances qui engagent, des déclarations qui lient, et qu’il faut s’en abstenir à tout prix, si l’on ne veut pas qu’on vous reproche un jour à juste titre vos contradictions comme des « trahisons. » C’est ici le cas de redire le mot de Cousin que nous cite M. d’Haussonville : « Sainte-Beuve n’était point gentilhomme. »
  14. Voir notamment Scherer, Études sur la Littérature contemporaine, t. IV, Sainte-Beuve.
  15. Un exemple entre beaucoup d’autres. Qu’on lise, au tome IV des Lundis, l’article, charmant d’ailleurs, ingénieux et exquis, de Sainte-Beuve sur Amyot. Il s’attarde à des questions accessoires de langue et de style, et l’importance historique et morale de l’œuvre du traducteur de Plutarque parait lui avoir complètement échappé. Il n’a pas vu le rôle essentiel qu’a joué cette œuvre dans la formation de l’idéal classique et dans la renaissance et la diffusion du stoïcisme. Dans le même ordre d’idées, il ne s’est pas rendu compte non plus de la vraie portée de l’œuvre de Du Vair, qu’auraient dû lui signaler pourtant les travaux de Sapey et surtout de Cougny.
  16. Cette influence a été mise très fortement en lumière par M. Brunetière dans le beau discours de Boulogne, qui ouvre le Livre d’Or.
  17. Voir dans le Livre d’Or, les intéressantes pages où M. J. Bourdeau a essayé de définir ce qu’il appelle si joliment « le dogmatisme furtif » de Sainte-Beuve.