L’Œuvre des Américains aux Philippines

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L’Œuvre des Américains aux Philippines
Revue des Deux Mondes5e période, tome 24 (p. 374-411).
L’ŒUVRE DES AMÉRICAINS
AUX
PHILIPPINES

L’expansion a été jusqu’ici la loi de la vie américaine : toujours poussés vers l’Ouest par l’afflux des nouveaux immigrans et par l’attrait des terres vierges, les hommes qui ont peuplé les États-Unis n’ont jamais cessé d’être des conquérans. Cette lutte perpétuelle, tantôt contre la nature et tantôt contre les hommes, a forgé leur tempérament national ; elle y a déposé, avec le goût passionné des aventures audacieuses et des libres initiatives, la foi dans les grandes destinées de la race et le germe des impériales ambitions. Jusqu’à ces années dernières, l’énergie conquérante des Yankees trouvait sa satisfaction dans l’immensité du continent nord-américain ; elle usait sa force d’expansion à mettre en valeur la Prairie, à pénétrer sur les Hauts-plateaux, à dompter les Peaux-Rouges, à conduire des chemins de fer par-dessus les Montagnes Rocheuses. Mais un jour vint où, ayant pris possession, d’un Océan à l’autre, des vastes étendues de leur domaine, les Américains se laissèrent entraîner à chercher fortune sur les flots du Pacifique ; c’était le moment où le prodigieux essor de l’industrie, par la concentration des capitaux et des moyens de production, faisait éprouver aux hommes des trusts le besoin de chercher des débouchés extérieurs pour le surplus de leur fabrication. D’un seul élan, l’impérialisme américain franchit le Grand Océan. Une seule bataille, en anéantissant la flotte espagnole, à Cavité, le 1er mai 1898, fit des États-Unis une puissance coloniale, leur donna un empire sur les mers jaunes, en face des côtes de Chine, et les rendit suzerains de plus de huit millions d’indigènes philippins.

Au moment où les grandes affaires et les grands conflits se transportent en Extrême-Orient, sur cette Méditerranée du Pacifique qui baigne les côtes de la Chine et du Japon, de la Corée et de Bornéo, de l’Indo-Chine française et des Philippines, il n’est pas indifférent que la première puissance industrielle du monde y ait acquis, si l’on ose dire, un pied-à-terre, et il est significatif que, pour s’y installer, elle en ait précisément délogé l’Espagne. Mais ces conséquences de l’occupation des Philippines dans le domaine de la politique générale, nous avons eu déjà l’occasion de les signaler en montrant ici les origines et l’importance extrême de La lutte pour le Pacifique[1] ; nous n’y insisterons pas aujourd’hui ; notre ambition plus restreinte ne nous conduira pas en dehors des Philippines elles-mêmes. Là, sur ce sol surchauffé, où le sang des races semble bouillir sous l’action du feu souterrain qui jadis fit jaillir l’archipel du sein de l’Océan et qui, de temps à autre, par de brutales secousses, lui rappelle son origine, nous verrons les Américains aux prises avec ces problèmes si complexes et, pour eux, si nouveaux, que comporte la colonisation. Aux Philippines, la situation délicate que crée toujours la superposition de deux peuples appelés, par la loi de la conquête, à vivre sur le même sol, se complique encore d’autres élémens : d’abord, les indigènes appartiennent à plusieurs races et à plusieurs religions ; ensuite l’archipel a connu, longtemps avant la venue des Américains, la civilisation européenne et chrétienne ; avant eux y a régné, durant des siècles, le peuple qui fut le premier explorateur du Grand Océan et le premier conquérant des pays d’outre-mer, l’Espagnol : il y a appliqué ses méthodes, il y a marqué fortement son empreinte. Tandis que, par exemple, les Français, au Tonkin, sont en présence de populations qui ont gardé leur civilisation originale, ici les Américains trouvent quelques tribus païennes ou musulmanes, restées indépendantes et fidèles à leurs anciennes coutumes, et d’autres, en bien plus grand nombre, qui sont européanisées, christianisées, et qui aspirent à se gouverner elles-mêmes et à constituer une nation.

Grandis très vite, par leur propre énergie, jusqu’à devenir l’une des plus grandes puissances du monde, les États-Unis ont parfois laissé paraître, en ces dernières années, quelques traces de cet orgueil inconscient que l’on pardonne volontiers aux peuples comme aux individus qu’une rapide fortune a comblés ; ils ont semblé quelquefois se complaire à critiquer les méthodes arriérées et les erremens surannés de la vieille Europe ; fiers de leur puissance économique, ils confondaient volontiers la politique avec les affaires et répétaient l’axiome que rien ne résiste à la puissance de l’argent. Il sera curieux de voir ces hardis initiateurs aux prises avec les obstacles naturels, avec un climat débilitant, une nature tropicale, une race forte, bien adaptée aux pays qu’elle habite, ayant des traditions et une civilisation. Les Américains avaient dénoncé avec horreur la tyrannie espagnole à Cuba et aux Philippines ; ils raillaient volontiers son impuissance en même temps qu’ils s’indignaient de ses cruautés ; il sera intéressant de voir comment, à leur tour, ils se sont comportés. Ardens propagateurs de l’émancipation des peuples, ils ont rencontré aux Philippines une occasion d’appliquer leurs doctrines ; imbus du préjugé de la race et de la couleur, eux qui pratiquent le « lynchage » des noirs et excluent impitoyablement les jaunes, ils ont pris en charge le bonheur de nombreuses populations malaises, ils se sont trouvés en rapports constans avec des Chinois. Comment ont-ils su concilier leurs doctrines émancipatrices avec les exigences de leurs passions nationales, quels sacrifices ont-ils fait à l’opportunité des circonstances ? Comment, par exemple, eux qui réclament si âprement « la porte ouverte » en Extrême-Orient et qui la ferment si jalousement chez eux, se sont-ils comportés aux Philippines ? Autant de questions dont l’étude nous fournira de précieuses indications, non seulement sur le caractère des Américains, mais aussi sur leur avenir comme colonisateurs et sur les conséquences de leur établissement dans ces parages où l’Europe, au terme de son expansion vers l’Extrême-Orient, entre en contact avec l’Amérique en marche vers l’Extrême-Occident, et où, en rapports l’une et l’autre avec le monde jaune, elles s’arrêtent, inquiètes, en face des mêmes problèmes.

Les Américains, pour apprécier leur œuvre, — c’est une première justice à leur rendre, — nous ont fourni des documens très complets. Aussitôt après la prise de possession de l’archipel, une première commission fut nommée, le 20 janvier 1899, par le président Mac-Kinley, « pour faire une enquête sur les affaires des Philippines. » Elle était composée de M. Schurman, le général Otis, l’amiral Dewey, MM. Denby, Worcester, commissaires, Mac-Arthur et Corbin, secrétaires. L’enquête fut loyale et complète, conduite comme une instruction judiciaire, ou plutôt comme l’inventaire qu’un négociant fait de la maison de commerce qu’il vient d’acquérir. Ces premiers commissaires, pour connaître leur nouveau domaine, se servirent de travaux espagnols, notamment de ceux des Jésuites ; mais, surtout, ils se renseignèrent par eux-mêmes, appelant devant eux et interrogeant les hommes de toutes les nationalités, qui pouvaient les éclairer sur les ressources des îles et sur la meilleure méthode pour les administrer et les mettre en valeur. Les résultats de cette minutieuse enquête sont consignés dans quatre volumes où l’on peut trouver, parfaitement classés, avec d’excellens index, tous les renseignemens sur le gouvernement, l’organisation politique et sociale, la question des races et celle des religions, le problème du travail et de la main-d’œuvre chinoise, le commerce, l’agriculture, l’industrie, la géographie, l’ethnographie, l’histoire, la météorologie, etc. La seconde, nommée à la fin de l’année 1899, et présidée par M. William Taft qui devenait, peu de temps après gouverneur civil, fut chargée de toute l’organisation du nouveau régime dans l’archipel Philippin. Elle a publié, sous forme de rapports au président de la Confédération, le résultat de ses travaux. Nous avons utilisé ces rapports pour les années 1902 et 1903[2].

Il suffit de parcourir ces gros volumes, de feuilleter ces milliers de pages, pour avoir une idée du labeur gigantesque entrepris par les Américains. En hommes pratiques, ils se sont beaucoup préoccupés de remédier à l’insalubrité du climat par d’excellentes institutions sanitaires et hygiéniques ; ils ont étudié les races aborigènes, l’agriculture, la météorologie, organisé tout un service pour la prévision des typhons et l’étude des phénomènes sismiques, etc. Nous ne saurions résumer en quelques pages tout le détail d’une pareille œuvre, nous nous contenterons d’en étudier certaines parties, celles qui sont particulièrement de nature à nous faire juger des aptitudes des Yankees au gouvernement des peuples indigènes et de la valeur de leurs méthodes d’organisation coloniale. Les procédés de pacification, l’organisation du gouvernement, les rapports avec les natifs, la question de la main-d’œuvre, les relations avec le clergé catholique et les ordres monastiques, sont les points qui nous ont paru les plus dignes de retenir l’attention.


I

Quand les Américains s’établirent, par droit de conquête, aux Philippines et décidèrent d’y rester, ils n’y étaient pas appelés par le vœu unanime d’une nation opprimée, en révolte contre des maîtres abhorrés, et prête à se donner à leur vainqueur. Il faut se garder de toute méprise sur le caractère vrai des insurrections que les Espagnols eurent à réprimer pendant les dernières années de leur domination[3]. La rébellion qui, de 1896 à 1898, a soulevé une partie de la population indigène contre l’administration des Espagnols, a coûté à ceux-ci beaucoup d’hommes et beaucoup d’argent, mais elle n’a jamais menacé gravement leur domination à Manille et dans les principales villes de l’archipel ; des escarmouches, des embuscades ne pouvaient suffire, à supposer que les insurgés en eussent l’intention et le désir, pour chasser des mers orientales le pavillon du roi d’Espagne. D’ailleurs, au moment où se produisit l’intervention décisive des Américains, la rébellion était à peu près apaisée ; par le traité de Biac-na-bato ; Aguinaldo, dont on a voulu faire un héros de la liberté, avait bourgeoisement accepté quatre cent mille pesetas pour se retirer à Hong-Kong, et, bien qu’il ait surtout employé cet argent à préparer une révolte nouvelle, sa soumission n’en montre pas moins qu’il pouvait y avoir, avec les insurgés, des accommodemens et qu’ils n’étaient pas des ennemis irréconciliables de l’Espagne. Aucune haine de race ne séparait les Espagnols, aristocratie gouvernante et exploitante, et la partie la plus élevée, la plus riche et la plus instruite de la population tagale : le régime espagnol, avec tous ses défauts, convenait bien, en somme, aux indigènes, à leur indolence native et à leurs vices fonciers ; mais les Tagals, chrétiens comme leurs maîtres, instruits comme eux, à mesure qu’ils se sentaient capables d’être leurs égaux, aspiraient à le devenir effectivement ; le régime de prévarication et d’exploitation qui fleurissait sous le gouvernement espagnol ne leur semblait détestable que dans la mesure où ils en étaient exclus. Loin de chercher à détruire les races indigènes, les Espagnols, dans leur œuvre colonisatrice, — ç’a été leur mérite, et c’est peut-être aussi le secret de leur faiblesse, — se sont efforcés de les élever jusqu’à eux par le christianisme ; mais, en même temps qu’ils travaillaient à combler le fossé originel entre eux et leurs sujets de couleur, ils comprenaient que c’en serait fait de leur domination le jour où, n’étant pas le nombre, ils cesseraient d’être une aristocratie fermée et de garder pour eux seuls le monopole et les bénéfices du pouvoir. C’est pourquoi, maîtres en général débonnaires, ils se montraient impitoyables jusqu’à la cruauté lorsqu’ils croyaient leur autorité compromise et compensaient une coutumière faiblesse par les excès d’une rigueur souvent intempestive. Aux Philippines, l’exécution de Rizal, écrivain populaire et patriote généreux, fut une des causes qui contribuèrent à grossir les haines et à favoriser l’insurrection ; fusillé par ordre du général Polavieja (décembre 1897), il est devenu une sorte de héros national, le type accompli et comme le bourgeon terminal d’une race en ascension.

Avec le caractère des Espagnols et leur conception de la colonisation, la centralisation était la seule forme de gouvernement possible ; mais les abus du régime centralisateur ont été partout, quand les populations indigènes se crurent capables de sortir de tutelle, une cause de rébellion et de sécession. Aux Philippines, tous les pouvoirs étaient aux mains du gouverneur général et d’une nuée de fonctionnaires, tous venus d’Espagne et beaucoup plus préoccupés de refaire leur fortune que de bien administrer ; les impôts, très lourds et surtout mal répartis, n’étaient jamais dépensés dans l’intérêt des habitans ; l’armée, la marine, les pensions, le ministère de Ultramar, à Madrid, absorbaient tout le budget et il ne restait plus rien, pratiquement, pour l’instruction, qui n’était obligatoire qu’en théorie, ou pour les travaux d’utilité publique. Exploités et pressurés, les Philippins n’avaient aucun recours, ni aucun moyen de faire entendre leurs doléances. En vain, M. Maura, ministre des Colonies, fit voter par les Cortès, en 1893, une loi municipale qui tendait à faire revivre les vieilles institutions d’autonomie locale que les Espagnols avaient systématiquement énervées, et créait, dans chaque pueblo, une sorte de conseil municipal, composé d’un capitaine et de quatre lieutenans qui se partageaient les fonctions du pouvoir exécutif ; ces officiers municipaux n’étaient pas élus au suffrage universel et direct, ils étaient nommés par douze délégués, choisis eux-mêmes parmi les principalia, c’est-à-dire parmi les citoyens payant cinquante dollars d’impôt foncier ou ayant exercé certaines charges publiques. Dans ce droit très restreint de suffrage censitaire consistait toute la part prise par les Philippins à leur propre gouvernement. Les fonctions de membre du Conseil municipal, celles de délégué des principalia, celles de capitaine de barangay, loin d’être recherchées, étaient au contraire redoutées, et chacun s’efforçait de s’y dérober. Obligatoires pour les élus, elles étaient gratuites et, pendant les quatre ans de leur durée, elles entraînaient de lourdes charges. La loi attachait les officiers municipaux à leurs fonctions comme jadis, dans l’empire romain, les curiales à la curie. Un journal espagnol de Manille, cité dans les rapports de la commission américaine, estime que, depuis 1893, les neuf dixièmes des capitaines de barangays s’étaient ruinés dans leur gestion. Ces fonctions ne procuraient d’ailleurs que les charges du pouvoir, sans en donner la réalité qui appartenait effectivement au prêtre de paroisse, membre de droit de toutes les branches du gouvernement municipal ; il faisait partie des principalia et, sans voter, il donnait son avis sur le choix des douze délégués ; ceux-ci, à leur tour, il les aidait de ses conseils pour choisir les officiers municipaux, il signait le certificat d’élection après s’être assuré de la correction du scrutin ; au tribunal municipal, il avait le droit de siéger, avec voix consultative, quand il s’agissait des questions de budget, d’impôts, de travaux publics, et, quand il devait prendre part à la séance, il avait la faculté d’en fixer l’heure. Ainsi les religieux espagnols, chargés du ministère paroissial au détriment des prêtres indigènes, disposaient de l’influence et des profits que donne le pouvoir. L’on comprend dès lors pourquoi l’insurrection devait trouver des encouragemens et des chefs parmi les membres du clergé indigène exclus des bénéfices et surtout parmi ces notables que l’Espagne ruinait en essayant, timidement et gauchement, de leur faire une part dans l’administration de leur pays.

À ces causes de mécontentement, lorsque se joignirent des encouragemens venus de l’extérieur et l’action énergique de la franc-maçonnerie, l’insurrection se déchaîna.

Quand arriva l’heure de la guerre, le vice capital du régime des Philippines, l’excessive centralisation, produisit ses conséquences naturelles : une seule bataille, en frappant à la tête la domination espagnole, l’anéantit d’un coup. La flotte détruite et Manille tombée, c’en fut fini de la résistance ; l’archipel changea de maîtres. La victoire surprit les Américains ; en donnant à l’amiral Dewey l’ordre de pénétrer dans la baie de Cavité, ils n’avaient pensé qu’à frapper un coup sur l’ennemi ; ils n’avaient pas prévu s’ils anéantiraient seulement la puissance espagnole aux Philippines ou s’ils y organiseraient une colonie américaine ; ce furent les circonstances qui, jusqu’au traité de Paris (12 août 1898), improvisèrent les solutions ; de là vinrent, dans les rapports des Américains avec les indigènes, les hésitations et les contradictions des premiers jours. Tant qu’il ne s’agissait que de venir à bout des Espagnols, les insurgés pouvaient apporter aux forces américaines un appoint décisif ; aussi l’amiral Dewey, après la bataille de Cavité, envoya-t-il un bâtiment à Hong-Kong pour en ramener Aguinaldo, qui débarqua le 19 mai 1898 et appela aux armes ses anciens compagnons. L’amiral mit à leur disposition des fusils, deux canons de campagne et profita de leur appui pour obliger la garnison espagnole à capituler. Avait-il formellement promis aux chefs philippins l’indépendance, il l’a nié, il a même affirmé qu’il ne les avait jamais considérés comme des alliés, et il convient de l’en croire ; mais il est certain qu’Aguinaldo et ses partisans eurent le droit d’espérer que, la domination espagnole écroulée, la seule solution possible serait l’avènement d’une république philippine sous la lointaine protection des Etats-Unis. Les Américains avaient entrepris la guerre dans l’intérêt de cette liberté des peuples dont le nom des Etats-Unis apparaissait comme le vivant symbole ; comment les Philippins auraient-ils cru que la lutte pourrait n’aboutir qu’à substituer à la domination espagnole la domination yankee ? On sait d’ailleurs qu’en signant le traité de Paris, les plénipotentiaires espagnols ne pensaient pas avoir accepté un texte qui donnât aux Américains un droit complet de souveraineté sur les Philippines. Il y eut, quelques semaines après, l’échange des signatures, sur le sens qu’il fallait donner, dans le texte anglais, au mot dominion, une discussion où la raison du plus fort resta la meilleure.

Aux Philippines, ce furent des argumens de même nature qui tranchèrent le différend. Proclamé chef du gouvernement provisoire, Aguinaldo tenta d’obtenir du président de l’Union la reconnaissance de la République des Philippines ; mais, à Washington, on était d’avis que ce qui est bon à prendre est bon à garder ; M. Mac-Kinley refusa de reconnaître aucun caractère officiel à l’envoyé d’Aguinaldo ; le général Otis, dans sa proclamation du 4 janvier 1899, coupa les ponts et rendit tout accord impossible en déclarant aux insurgés qu’ils devaient avant tout se soumettre à la souveraineté américaine. Les hostilités commencèrent presque aussitôt (4 février). En face des Américains allait se dresser un ennemi plus redoutable que les Espagnols énervés par le climat des tropiques : les principales tribus de l’île de Luçon se levaient à la voix d’Aguinaldo et sur le mot d’ordre des sociétés secrètes ; elles allaient commencer cette guerre de guérillas qui a coûté si cher à l’impérialisme américain. Ainsi se manifestaient au grand jour les ambitions conquérantes qui, sous les dehors de l’humanité et de la justice, avaient poussé les Américains à cette guerre ; commencée au nom de l’indépendance des peuples opprimés, elle aboutissait sans transition à une lutte implacable entre les libérateurs et les libérés.

Si peut-être les Tagals éprouvèrent quelque déception d’un pareil résultat, ils furent sans doute les seuls à s’en étonner et à s’en émouvoir : le monde a appris, par une vieille expérience, quels intérêts et quelles passions couvre trop souvent le pavillon humanitaire, et comment finissent par des annexions les guerres entreprises au nom du droit et de la justice. Ce n’est pas à dire, d’ailleurs, qu’il y ait eu, chez les Américains, mauvaise foi ou duplicité : on se persuade aisément de ce que l’on a intérêt à croire, et c’est par un travail presque inconscient des esprits que se forment et que se précisent les idées et les doctrines destinées à justifier, devant les contemporains et devant l’histoire, ce que peut avoir de brutalement égoïste une guerre suivie d’une conquête. Mis en présence de l’alternative ou de substituer son autorité à celle de l’Espagne et d’affronter, contre ceux qui rejetteraient la domination américaine comme ils avaient rejeté le joug espagnol, une guerre qui ne pouvait manquer d’être longue, coûteuse et difficile, ou d’abandonner l’archipel aux insurgés et de le laisser en proie à l’anarchie et aux guerres civiles qui déchireraient infailliblement un pays inaccoutumé à l’autonomie, où bouillonnaient tant de passions violentes et où s’impatientaient tant d’ambitions inassouvies, le gouvernement du président Mac-Kinley n’hésita pas longtemps : les États-Unis resteraient les maîtres des Philippines, jusqu’au jour au moins où les indigènes auraient fait preuve des aptitudes nécessaires au self-government ; en attendant qu’eux-mêmes jugent ce jour venu, les Américains administreraient l’archipel ; mais ils légitimeraient leur pouvoir par leurs bienfaits et justifieraient l’emploi des moyens, même les plus violens, par l’excellence de la fin. Ils feraient l’éducation sociale et politique du peuple philippin, relèveraient à leur niveau, l’« américaniseraient » et le rendraient digne un jour soit d’entrer comme un nouvel État dans l’Union étendue jusque par-delà le Pacifique, soit de fonder, sous l’hégémonie lointaine des Américains, une république indépendante. « Les Philippines aux Philippins, » l’ancien programme de l’insurrection devint celui des conquérans ; seulement, dans leur bouche, il prit un sens nouveau : il signifia non plus : indépendance, autonomie de l’archipel, mais bien gouvernement des Philippines par les Américains dans l’intérêt des natifs et avec leur participation dans la mesure où elle sera compatible avec l’autorité des États-Unis. La formule, ainsi entendue, cherche à définir une politique qui serait l’antithèse de celle qu’appliquaient les Espagnols qui gouvernaient les Philippines comme une riche ferme exploitable à merci. Quant aux indigènes qui s’obstineraient à méconnaître les bienfaits du régime américain, à travestir ses intentions, et qui auraient le sot orgueil de préférer la liberté avec l’anarchie à l’ordre avec un joug étranger, la force des armes aurait raison de leur résistance.

Le principe qu’on a toujours le droit d’imposer un bienfait et que, si elle en a le pouvoir, une civilisation qui a foi en sa propre supériorité, — dont elle reste d’ailleurs seule juge, — a aussi le devoir d’imposer sa loi à une civilisation inférieure, n’est pas une découverte américaine ; mais il est caractéristique de le trouver au service de la grande démocratie du Nouveau Monde, inspirant sa politique extérieure et justifiant son expansion impériale. C’est, entre beaucoup d’autres, une preuve que les Yankees, même lorsqu’ils paraissent le plus férus d’humanitarisme et le plus ardemment propagandistes de la liberté des peuples, restent avant tout des hommes d’action pratique et de vigoureux bon sens. Et, de cette contradiction entre l’absolutisme des principes et l’opportunisme des solutions, eux-mêmes, sans doute, ne se rendent pas entièrement compte ; ils n’ont pas appris, par un long abus de la logique abstraite et du raisonnement à vide, à séparer l’action de la pensée qui l’inspire et de la volonté qui la dirige ; les maximes philosophiques qu’ils répètent le plus volontiers, les théories dont ils paraissent le plus entichés, n’ont jamais, chez eux, qu’un sens relatif et restent soumises au dynamisme des réalités. Ainsi, dès qu’on traverse l’Atlantique, — et c’est à quoi il importe de prendre garde quand on prétend juger les choses d’Amérique, — les mots changent de sens et les formules de contenu.

Dès les premiers mois de l’occupation américaine, le programme de la politique qu’il convenait au gouvernement de Washington d’appliquer aux Philippines, va se précisant et s’affirmant. Dans un discours, au mois d’août 1899, M. Mac-Kinley en résumait ainsi, pour un immense auditoire, les lignes directrices : « Le drapeau américain doit rester là où il a été placé ; il doit y rester, non comme un symbole de despotisme et d’oppression, mais comme le symbole de la liberté et de l’humanité. Ce que le drapeau a fait pour vous, Américains, il le fera pour les peuples qui, par suite de la fortune de la guerre, sont placés sous notre protection. » Dans ses instructions au secrétaire d’Etat à la Guerre, le 21 décembre 1898, le président affirmait les mêmes principes ; il les répétait, le 8 janvier 1899, dans un message au général Otis et à l’amiral Dewey, il les donnait enfin comme instructions formelles à la première commission chargée, sous la direction de M. Schurman, d’étudier la situation et de chercher le meilleur régime à appliquer à l’archipel. Cette « commission Schurman » elle-même, dès son arrivée à Manille, au printemps de 1899, en pleine insurrection, lançait une proclamation aux indigènes où, énumérant les avantages de la domination américaine, elle disait :

1. — La suprématie des États-Unis doit être et sera renforcée de tous côtés dans l’archipel et ceux qui résisteront n’atteindront d’autre but que leur propre ruine.

2. — La plus ample liberté de self-government sera accordée aux Philippins, du moins toute la liberté conciliable avec le maintien d’une administration sage, juste, stable, effective et économique des affaires publiques et compatible avec les droits, les devoirs souverains et les obligations internationales des États-Unis.

3. — Les droits civils des Philippins seront garantis et protégés dans leur plus large étendue, la liberté religieuse sera assurée ; tous les individus seront également protégés par la loi.

4. — L’honneur, la justice et l’amitié défendent de se servir des Philippines comme d’un objet d’exploitation. Le but du gouvernement américain est le bonheur et le progrès des Philippins.

5. — Il sera garanti aux Philippins une honnête et effective administration dans laquelle, autant qu’il sera possible, on emploiera des gens du pays.


Quelques mois après, quand l’insurrection était encore bien loin d’être éteinte, la commission, dans son rapport au président, ne tenait pas un autre langage ; elle affirmait sa foi dans le succès final de la méthode et la constante volonté des gouvernans de ne travailler que pour le bien des gouvernés.

Cette politique, le président Mac-Kinley fit choix, pour la mettre en pratique, du juge William H. Taft, de l’Ohio, qui, comme président de la seconde commission, puis, à partir du 1er septembre 1901, en qualité de gouverneur civil, et enfin, depuis quelques mois, comme secrétaire d’Etat à la Guerre, a été le véritable organisateur du régime américain aux Philippines et a fait preuve, dans cette œuvre si délicate, d’une persévérance et d’une énergie, et en même temps d’une souplesse, auxquelles il est juste de rendre hommage. Dans ses instructions à cette seconde commission, le président Mac-Kinley renouvelait, avec une particulière insistance, ses recommandations sur la conduite à tenir vis-à-vis des Philippins. Les fonctionnaires ne perdront pas de vue qu’ils doivent traiter les natifs comme s’ils étaient des Américains et faire en sorte « qu’ils bénissent le jour où Dieu a donné la victoire aux Américains et a placé leur pays sous la souveraineté et la protection du peuple des États-Unis. » M. Taft lui-même a exposé sa méthode dans ses rapports à son gouvernement et il a résumé son programme dans un discours prononcé, le 17 décembre 1903, à l’Union-Reading-College, à Manille[4]. La devise de sa politique, y dit-il en substance, a toujours été : « les Philippines aux Philippins, » il n’a jamais cessé de l’appliquer en dépit des journaux qui raillaient « cette marotte enfantine ; » cette méthode doit avoir, en même temps qu’un but d’utilité immédiate, un but d’éducation, et préparer les natifs à devenir, par la suite, capables de se gouverner eux-mêmes. Une politique de réconciliation, de rapprochement et de mutuelle assistance peut seule assurer la paix et la prospérité du pays par la collaboration des deux peuples.


II

Avant de pouvoir appliquer librement et réaliser sans entraves un si séduisant programme, les Américains avaient un double obstacle à surmonter. Il fallait obtenir une pacification aussi complète que possible et, en même temps, vaincre les résistances que les passions et les rivalités de parti opposaient, aux États-Unis même, à la politique préconisée successivement par les présidens Mac-Kinley et Roosevelt et appliquée sur place par le gouverneur Taft. C’est donc d’abord à la force des armes qu’il fallut recourir. Du jour où ils furent bien résolus à dompter l’insurrection, les Américains eurent l’énergie de prendre les moyens les plus radicaux, persuadés qu’ils sont les plus expéditifs, et partant les plus humains, et de les appliquer sans faiblesse ; plus leurs proclamations se faisaient pacifiques et libérales, plus terrible devenait la répression ; les Américains s’indignaient de la durée d’une lutte qui leur apparaissait comme un démenti flagrant à leur politique ; ils s’irritaient de voir leurs intentions méconnues, leurs bienfaits méprisés ; et plus leur conscience leur rendait à eux-mêmes témoignage de leur bonne volonté, plus ils se montraient impitoyables aux récalcitrans et acharnés à les réduire. Ce fut une rude guerre, rude aux Américains combattant dans l’atmosphère étouffante des marais et des bois, sous le terrible soleil des tropiques, dévorés par les fièvres et la dysenterie, toujours sur le qui-vive, exténués par une guerre d’escarmouches contre un ennemi insaisissable qui les fusillait, à couvert ; rude aussi aux Tagals, traqués de refuge en refuge, chassés au fond des forêts, s’acharnant sans espoir à une lutte sans merci. Des deux côtés, les pertes furent cruelles. En une seule année, de mai 1900 à juin 1901, on estime que les Philippins perdirent 3 854 tués, 1 193 blessés et 6 572 prisonniers. En septembre 1900 les Américains avaient déjà perdu 598 tués, 364 morts des suites de leurs blessures, 1 631 morts de maladies, 2 343 blessés ; ils avaient dépensé 4 milliards de francs et dépensaient encore 4 millions par jour.

Dans une pareille guerre, avec des troupes composées surtout de volontaires, il était inévitable que des atrocités fussent commises. Quand ils le purent, les Américains eurent le courage de dénoncer eux-mêmes et de réprimer les actes de cruauté commis par des officiers ou des soldats ; mais une sévère répression n’était pas toujours possible : deux officiers qui, pour obliger deux indigènes à révéler une cachette d’armes, avaient fait le simulacre de les pendre et avaient poussé le jeu si loin que les malheureux, à demi asphyxiés, manquèrent d’en mourir, ne furent condamnés qu’à une réprimande. En 1902, le général Smith, le capitaine Glenn, le lieutenant Conger et le chirurgien Legons, traduits devant la justice militaire à cause des exécutions de l’île Samar, furent acquittés ; mais l’enquête générale, faite à ce propos par le conseil de guerre de Manille, révéla le caractère atroce de la répression. D’ailleurs, comme le laisse entendre M. Taft, dans son discours du 17 décembre, « l’Anglo-Saxon n’est pas renommé pour sa courtoisie ni pour sa considération pour les races qu’il juge inférieures à la sienne. » Pour les soldats américains, les indigènes des Philippines n’étaient que des nègres révoltés, envers qui ils retrouvaient leur haine de race et ne se croyaient tenus à aucun ménagement. Au reste, comment une telle guerre, sous un pareil climat, et dans de pareilles conditions, n’aurait-elle pas entraîné les pires excès ? Nulle part les insurgés ne se montraient disposés à lutter en rase campagne ; mais, rapides et insaisissables, ils s’évanouissaient chaque fois qu’on envoyait contre eux des forces supérieures et reparaissaient dès que les Américains s’étaient transportés dans un autre district ; les hommes qui tenaient la campagne étaient de connivence avec les riches Tagals restés dans les villes, qui les renseignaient et leur faisaient passer des subsides, des armes, des munitions ; toute une organisation occulte couvrait le pays d’un invisible réseau de sociétés secrètes, dont les mots d’ordre étaient aveuglément obéis. Aguinaldo et ses amis tenaient les fils de la conjuration et correspondaient avec les juntes insurrectionnelles de Hong-Kong, de Madrid et de Paris ; il est probable qu’en outre les insurgés recevaient des encouragemens d’une puissance, voisine de l’archipel, et qui ne voyait pas sans quelque dépit s’établir dans l’Extrême-Asie une domination américaine. Le général Otis eut, à la fin de 1899, jusqu’à 70 000 hommes sous ses ordres ; malgré ce grand effort, la pacification n’avançait que très lentement ; ce fut seulement après qu’Aguinaldo, trahi par l’un des siens, eut été capturé le 23 mars 1901, que l’insurrection, privée de son chef, alla peu à peu en s’apaisant ; les guérillas organisées disparurent une à une, les armes furent saisies, et les Américains n’eurent plus en face d’eux que des bandes qui se livraient au brigandage plutôt qu’elles ne faisaient la guerre.

Le dernier rapport de M. Taft nous donne d’intéressans détails sur les procédés employés par son gouvernement pour venir à bout des dernières querelles et assurer dans Luçon une sécurité et un ordre relatifs. Sans doute, il reste encore beaucoup à faire, mais quand l’ordre et la sécurité ont-ils jamais régné aux Philippines ? « Il n’y avait jamais eu moins de brigandage qu’au moment où j’écris (décembre 1903), » lit-on dans le rapport du gouverneur civil. Les provinces de Rizal[5] et de Bulacan étaient infestées de bandes gênantes, protégées et averties par des personnes considérables de Manille, et commandées par San Miguel et son lieutenant Faustino Guillermo. San Miguel se donnait comme représentant de la junte républicaine de Hong-Kong ; il était en relations avec les anciens chefs philippins et recrutait, dans toute la lie de la population, des partisans si nombreux que les forces de la police provinciale étaient devenues insuffisantes, et qu’il fallut envoyer des troupes ; dans deux combats, les insurgés perdirent 60 tués et leur chef resta parmi les morts. Faustino Guillermo, capturé quelque temps après, était, au moment où M. Taft écrivait son rapport, sous le coup d’une condamnation capitale. La province d’Albay, la plus riche de l’île, était le théâtre de troubles graves où le banditisme s’alliait au fanatisme religieux. Felipe Salvador prêchait, au nom de la religion nationale, la guerre contre les Américains et, en même temps, se livrait au brigandage. En face de ce mal toujours renaissant, M. Taft explique qu’il dut renoncer à traiter les insurgés capturés comme des prisonniers de guerre ; son expérience l’avait amené à constater que, lorsqu’on acceptait des capitulations avec promesse d’immunité, on n’aboutissait à aucun résultat ; une fois passée la mauvaise saison, les insurgés, refaits et remis de leurs fatigues, reprenaient le fusil et revenaient à la vie d’aventures et de pillages. Au contraire, constate M. Taft, en traitant les insurgés non comme des belligérans, mais comme des brigands en révolte contre la loi, et en les envoyant pour de longues années dans les pénitenciers, on en débarrasse radicalement le pays. En même temps, par une autre application du même principe, M. Taft prescrivait que l’armée ne devait plus être employée qu’en cas d’extrême nécessité à réprimer les désordres intérieurs, et que, contre des brigands, les forces de police, dépendant directement du gouverneur civil, devraient être suffisantes ; il créait, avec l’autorisation du Congrès, des compagnies d’éclaireurs indigènes dont les services ont été très utiles ; mieux au courant des mœurs et de la langue de leurs compatriotes, ils sont plus à même de surveiller leurs mouvemens, et, en servant les Américains, ils finissent par s’attacher à leur cause.

Ces mesures furent complétées par un règlement organisant la Reconcentration, et surtout par le Bandolerismo Statute ou loi sur le brigandage. « Il n’est pas exagéré de dire que cet acte a été très efficace pour amener des soumissions et délivrer le pays. » Il est curieux d’en résumer les dispositions essentielles ; on verra que, s’il répond certainement à un besoin, il n’est peut-être pas strictement conforme aux règles juridiques ordinaires et au principe de l’habeas corpus.


1° Quand deux ou trois individus se réuniront pour voler des carabaos (buffles) ou d’autres choses, et seront rencontrés vagabondant sur les routes et porteurs d’armes, ils seront jugés comme brigands et condamnés à la peine de mort ou à vingt ans au moins de prison.

2° Pour prononcer la condamnation, il ne sera pas nécessaire de prouver qu’un des membres de la bande a volé ou tué ; le fait d’avoir fait partie d’une bande armée suffira.

3° Les individus accusés du crime défini à l’article Ier pourront être jugés par le tribunal du district où ils auront été arrêtés.

4° Tout individu qui, notoirement, aura prêté secours aux brigands, soit en les informant des mouvemens de la police, soit par recel, soit en leur procurant des habits, des armes, des munitions, etc., sera passible d’un emprisonnement de dix à vingt ans.


La difficulté de prouver la culpabilité particulière de chaque individu et sa part dans les crimes collectifs énervait la répression : armé du nouvel act, qui fut fermement appliqué par les juges philippins aussi bien qu’américains, M. Taft put arriver à purger presque complètement le pays des bandes qui l’infestaient.

En même temps, comme pour montrer l’égalité de sa justice, le gouverneur civil prenait des mesures sévères pour débarrasser l’archipel des aventuriers américains qui s’étaient abattus sur les Philippines comme sur une proie, et qui vivaient à Manille aux dépens des femmes indigènes ou par d’autres moyens inavouables. Deux acts, en définissant le délit de vagabondage, permirent de condamner ces individus à une amende n’excédant pas cent dollars et à un emprisonnement n’excédant pas un an et un jour ; et, par une disposition spéciale, les citoyens des Etats-Unis sont autorisés, au lieu de subir leur peine, à quitter les Philippines en s’engageant à n’y pas reparaître avant dix ans ; dans ce cas, ils sont gardés dans la prison de Bilibid, en attendant leur embarquement sur le premier paquebot à destination de San Francisco. Cette colonie, rejetant à la mère patrie les élémens impurs qu’elle en a reçus, c’est à coup sûr l’un des spectacles les plus curieux que nous donne l’administration américaine aux Philippines ; c’est en même temps la preuve que le programme « Les Philippines aux Philippins » n’est pas seulement une formule.

Découragés par toutes ces mesures qui dénotaient la ferme résolution de venir à bout de l’insurrection et, d’autre part, la volonté de gouverner pour le bien des indigènes, les anciens chefs rebelles, les membres de la junte républicaine de Hong-Kong, font peu à peu leur soumission ou finissent par se laisser prendre et déporter. Mabini, revenu de l’île de Guam, prêta le serment d’allégeance et, peu après, consulté par San Miguel sur le meilleur parti à prendre, il lui répondit par une curieuse lettre que la mort de San Miguel fit tomber entre les mains de M. Taft ; il expliquait à son ami que l’emploi des armes était désormais inutile et dangereux ; qu’il convenait d’y renoncer, et que le seul moyen de préparer l’indépendance était la paix. « Il faut suspendre la guerre pour que le peuple puisse se reposer et travailler à recouvrer ce qu’il a perdu ; il faut nous conformer à l’opinion de la majorité, tout en n’oubliant pas que nous n’avons pas obtenu encore ce que nous voulons… » M. Taft a publié cette lettre dans son rapport : elle est en effet une preuve de l’efficacité de sa politique.

Au cours de l’année dernière, deux des principaux membres de la junte de Hong-Kong, Apacible et Agoncillo, sont entrés en rapport avec le gouverneur ; ils ont protesté n’avoir jamais eu de relations avec San Miguel et les autres chefs de bandé qu’ils considéraient comme de vulgaires « voleurs de troupeaux. » M. Taft les assura qu’il ne leur serait demandé que le serment d’allégeance, et que, si leur vie demeurait conforme à leur parole, ils ne seraient jamais inquiétés. Au moment où fut rédigé le rapport, Apacible était venu spontanément et avait prêté le serment. Un autre chef, Ricarte, revenu de son exil à Guam, ayant de nouveau refusé le serment, a dû repartir pour Hong-Kong. Le docteur Dominador Gomez y Jésus, créateur de l’Union ouvrière, a été condamné à quatre ans de prison pour organisation d’une association illégale. Quant à « l’association socialiste et anarchiste, qui a son quartier général à Paris et dont le but est de créer aux Philippines une république démocratique et sociale, » elle n’a jusqu’ici tenté aucune action sérieuse.

Ainsi les premiers résultats semblent donner pleinement raison à la politique préconisée par les présidens Mac-Kinley et Roosevelt. En même temps que M. Taft appliquait avec succès leurs instructions et réduisait l’insurrection, les deux présidens avaient, eux, un autre combat à livrer, moins sanglant mais aussi acharné, contre les adversaires de leur politique. Le Congrès, la presse, devenaient des champs de bataille où le sort des Philippines, discuté et ballotté, suivait la fortune des partis politiques et les hasards des batailles électorales. C’est le malheur des pays parlementaires que les intrigues de pouvoirs et les rivalités de personnes déforment les questions les plus graves et les rapetissent au niveau des plus mesquines passions et des intérêts les moins avouables ; le mal est sans remède là où il n’est pas, comme aux États-Unis, atténué par la forte constitution d’un pouvoir exécutif vraiment indépendant et réellement responsable. Dès le début de l’occupation américaine, l’opposition démocrate et « populiste » s’empara de la question des Philippines pour battre en brèche la politique du parti républicain ; en 1900, au moment de la grande lutte entre M. Mac-Kinley et M. Bryan, les Philippines servirent de « plate-forme » électorale. Philippines et Panama sont encore, dans le duel qui va décider entre M. Parker et M. Roosevelt, l’arme favorite des démocrates. Chez nous, jadis, le Tonkin eut la même infortune ! Ces batailles où les factions et les candidats luttent à coups de discours, d’articles et de monstrueuses réclames, ont leur écho là-bas, dans les marécages et les forêts vierges, où les soldats américains languissent et meurent par centaines ; elles soutiennent le courage des insurgés, et c’est d’un revirement politique, plus encore que de leurs propres efforts, qu’ils attendent l’indépendance. Ainsi, comme l’a, dit fortement M. Roosevelt, « les braves gens qui suivent le drapeau durent payer de leur sang le ridicule humanitarisme des bavards qui restent paisiblement chez eux. »

Le programme de l’opposition était de laisser les Philippins maîtres de disposer de leurs destinées. Au Sénat, la minorité démocrate de la commission demandait la convocation, dans le délai d’un an après l’adoption de la loi par le Congrès, d’une convention constituante, élue par tous les indigènes sachant lire et écrire. La minorité de la Chambre proposait plus simplement l’établissement d’un gouvernement national, qui resterait, pendant un délai fixé d’avance à six ou sept ans, sous la surveillance des Américains et qui deviendrait ensuite complètement autonome. À ces projets d’une générosité facile, les républicains répondaient par des argumens de fait. D’accord avec leurs adversaires sur les principes, ils en entendaient autrement l’application. M. Taft, dans un article, a résumé les raisons qui guidaient sa politique et celles qui rendaient impraticable le projet du parti « populiste. » Il y fait remarquer d’abord que « le parti fédéral philippin, qui seul représente l’opinion publique, ne demande pas l’indépendance, mais cherche bien plutôt l’annexion aux États-Unis avec l’espoir de devenir un État de l’Union… En second lieu, il n’y a pas d’espoir de voir les Philippins chrétiens capables de se gouverner eux-mêmes avant deux générations. Dix pour cent parlent l’espagnol ; le reste est d’une ignorance notoire, superstitieux, facile à conduire et à tromper. Les plus logiques raisonnemens s’écroulent, les projets les plus humanitaires s’évanouissent devant l’ignorance de la population chrétienne, le caractère spécial de la population maure de Mindanao et de Jolo et l’état à demi sauvage des négritos des montagnes. Même de fixer d’avance la date où sera accordée la pleine indépendance serait dangereux : une telle promesse serait interprétée comme une faiblesse et ne servirait qu’à encourager la rébellion en provoquant des impatiences. » Sans se lier les mains pour l’avenir, la meilleure politique est, pour le moment, conclut M. Taft, de donner aux indigènes chrétiens un gouvernement fort et stable, en les admettant à y participer à mesure qu’ils s’en montreront dignes, et de donner aux populations maures et aux autres tribus non chrétiennes le régime spécial qui convient à leur organisation et à leurs mœurs particulières.

M. Roosevelt, avant d’être élu vice-président des États-Unis, prit part à la bataille et soutint de son éloquence impétueuse et imagée la politique de M. Mac-Kinley et de M. Taft. Il est curieux de citer, à ce sujet, une page d’un de ses discours : elle définit très bien le point de vue des républicains et surtout elle caractérise l’âme virile du président, avec sa foi presque mystique dans les destinées des États-Unis, sa confiance dans la souveraine vertu de l’action et son horreur de l’homme « surcivilisé, » de « l’homme qui se défie de son pays, » du théoricien et de l’intellectuel.


Dans les Indes Occidentales et les Philippines, nous sommes en présence des problèmes les plus difficiles. Il y aurait couardise à se dérober au soin de les résoudre comme il convient ; car il faut qu’ils soient résolus, sinon par nous, alors par quelque plus virile et plus forte race. Si nous sommes trop faibles, trop égoïstes, ou trop insensés pour les résoudre, quelque peuple plus ambitieux et plus capable doit entreprendre la solution. Personnellement, je suis de beaucoup un trop ferme croyant en la grandeur de mon pays et en la puissance de mes compatriotes pour admettre un instant que nous soyons jamais réduits à cette ignoble alternative.

Les Philippines présentent un problème plus grave encore. Leur population comprend des chrétiens natifs, des métis, des musulmans guerriers et des païens sauvages. Beaucoup de leurs habitans sont absolument incapables de self-government, et ne montrent aucun signe de capacité possible. D’autres peuvent avec le temps en devenir capables, mais, à présent, ils ne peuvent prendre part au self-government que sous une sage surveillance à la fois ferme et bienfaisante. Nous avons chassé des îles la tyrannie espagnole ; si nous permettons maintenant qu’elle soit remplacée par une anarchie sauvage, nous avons travaillé pour le mal et non pour le bien. J’ai peu de patience pour ceux qui craignent d’entreprendre la tâche de gouverner les Philippines, et qui avouent ouvertement qu’ils craignent de l’entreprendre, ou qui s’y dérobent à cause de la dépense et des embarras ; mais j’ai encore moins de patience pour ceux qui couvrent et qui masquent leur timidité d’un prétexte d’humanitarisme, et qui parlent d’un ton cafard de « liberté » et de « consentement des gouvernés, » pour s’excuser de leur mauvaise volonté à jouer leur rôle d’hommes. Leurs doctrines, si on les mettait à exécution, nous forceraient à laisser les Apaches de l’Arizona opérer leur propre salut, et à décliner toute intervention dans une seule Réserve indienne. Leurs doctrines condamnent vos ancêtres et les miens pour s’être établis dans ces États-Unis. Si nous faisons bien notre devoir aux Philippines, nous ajouterons à ce renom national qui est la plus haute et la plus belle part de la vie nationale, nous conférerons un grand bienfait au peuple des îles Philippines, et, par-dessus tout, nous jouerons bien notre rôle dans cette grande œuvre qui est d’élever l’humanité.

Mais, pour faire cette œuvre, rappelez-vous toujours que nous devrons montrer à un très haut degré les qualités de courage, d’honnêteté, et de bon jugement. La résistance doit être déracinée. La première œuvre à faire, et la plus importante, est d’établir la suprématie de notre drapeau. Nous devons abattre la résistance armée avant de pouvoir accomplir rien d’autre, et il ne doit y avoir ni pourparlers, ni hésitation, dans nos rapports avec notre ennemi. Quant à ceux, dans notre pays, qui encouragent l’ennemi, nous pouvons les dédaigner et les mépriser ; mais il ne faut pas oublier que leurs paroles, pour être méprisables, n’en sont pas moins coupables de haute trahison[6].


L’homme qui prononçait ces paroles sut aussi les appliquer lorsque l’assassinat de Mac-Kinley l’eut appelé à la présidence. C’est la fermeté avec laquelle il a soutenu la politique de M. Taft qui a permis à celui-ci de n’être pas écrasé sous le poids de sa tâche, de constituer fortement l’autorité des États-Unis aux Philippines et d’y organiser un gouvernement conforme à ses principes. Aujourd’hui l’insurrection ne menace plus la domination américaine ; seules, des élections nouvelles qui amèneraient au pouvoir le parti démocrate, en réveillant chez les Philippins des espérances immédiates, seraient de nature à compromettre le résultat de tant d’efforts… à moins que, par une heureuse contradiction, l’opposition, parvenue au pouvoir, ne se hâtât d’oublier ses promesses ou d’en éluder l’accomplissement.


III

Avant même d’avoir achevé leur œuvre de conquête et de répression, les Américains s’attaquaient à une partie plus difficile encore de leur tâche ; persuadés que la pacification des esprits et le ralliement des cœurs ne pouvait être que l’effet du temps et des mesures heureuses qu’ils prendraient pour assurer aux Philippins la prospérité et la plus grande somme possible d’autonomie, ils s’appliquèrent à organiser le gouvernement civil. Nous ne saurions les suivre dans les détails de cette grande œuvre ; nous verrons seulement comment et dans quelle mesure, sur deux points essentiels, dans l’organisation du pouvoir civil et dans la question de la main-d’œuvre, ils ont su tenir leurs promesses et réaliser leur programme.

Ce fut le général Otis qui, le premier, avant même qu’il y eût un gouverneur civil, fit entrer des indigènes dans l’administration et dans les cours de justice ; il nomma quatre Philippins juges au tribunal de première instance de Manille, et, lorsqu’il créa une cour suprême, sur le modèle de l’ancienne audiencia espagnole, il la composa d’Américains et de Philippins, et la fit présider par le Philippin Areliano. M. Taft reprit, élargit et compléta son œuvre ; la commission, présidée par le gouverneur civil et qui exerce avec lui les fonctions exécutives, comprend cinq membres américains et trois indigènes. Les municipalités, organisées par les soins de la commission exécutive dès la fin de l’année 1900, ont une constitution pratiquement autonome, conçue à peu près sur le modèle des municipalités américaines ; elles sont élues par la population, mais le droit électoral est restreint aux hommes qui parlent et écrivent soit l’espagnol, soit l’anglais, et qui paient une contribution de 15 dollars par an, ou qui ont exercé des charges municipales. En 1903, à la suite d’un voyage d’inspection fait par les membres indigènes de la commission, il a été reconnu que les municipalités étaient trop petites ; par voie de fusion 412 d’entre elles furent supprimées.

Le gouvernement provincial, dans les provinces chrétiennes, n’est pas complètement autonome. Le gouverneur est choisi, par le gouverneur général, parmi les membres de l’assemblée provinciale législative, élue au suffrage restreint ; il en est de même de ses collègues, le trésorier et le supervisor (inspecteur) ; le gouverneur et le trésorier ont la haute surveillance sur les administrations municipales ; jusqu’à présent, ils ont été Américains. Les autres fonctionnaires sont le procureur judiciaire et fiscal et le secrétaire qui, jusqu’ici, ont été des Philippins. Dans les îles ou dans les provinces habitées par des tribus non chrétiennes, comme la province de Benguet où vivent les Igorrotes, des pouvoirs plus étendus sont donnés au gouverneur qui exerce, sur ces peuplades primitives, une sorte de tutelle paternelle. La population maure est régie par une organisation spéciale, à laquelle elle ne participe pas, mais qui tient compte de sa religion et de ses habitudes sociales.

Dans l’administration de la justice, une large part a été faite aux indigènes : la Cour suprême comprend quatre Américains et trois Philippins ; dans les tribunaux de première instance entrent environ un tiers de juges philippins. Ainsi, dès les premières années de leur domination, les Américains ont largement ouvert, à l’élite de la population indigène, l’accès des fonctions publiques ; comme fonctionnaires, les Philippins sont appelés à se régir par eux-mêmes, mais ils n’ont pas encore de représentation législative élue. La Chambre de Washington avait proposé de doter l’archipel d’une assemblée législative, et M. Taft, dans son article de la Revue Outlook, s’est prononcé pour l’adoption de ce système. Nettement hostile à la manifestation théorique et dangereuse d’une « déclaration des droits de l’homme » à l’usage des Philippins, proposée par quelques députés, auteur de dispositions sévères pour réglementer la liberté de la presse et empêcher les journaux de pousser aux haines de race et d’exciter les indigènes à la rébellion, M. Taft, sans méconnaître les inconvéniens que l’existence d’une assemblée, si docile soit-elle, ne peut manquer d’entraîner, en demande cependant la création : il y voit la meilleure école pour habituer les Philippins à gouverner eux-mêmes leurs propres affaires. Les restrictions apportées au droit de suffrage sont, selon lui, une garantie suffisante que l’assemblée serait en grande majorité composée d’élémens conservateurs et de partisans du régime créé par le traité de Paris. Que si d’ailleurs il venait à se produire une tentative d’obstruction, un refus de voter l’impôt, le gouverneur aurait toujours le droit d’inscrire d’office, au budget, des taxes analogues à celles de l’exercice précédent : en outre, aucune loi ne pourrait devenir exécutoire sans l’intervention de la commission. Entourée de ces sages précautions, la pratique du régime parlementaire semble à M. Taft présenter plus d’avantages que d’inconvéniens ; il y aurait des discussions inutiles, parfois déplorables, mais n’est-ce pas en faisant des fautes que l’on s’instruit ? Les Philippins se formeraient ainsi à la vie politique ; ils feraient l’apprentissage de la liberté. Le Congrès, jusqu’à présent, n’a pas adopté le point de vue de l’éminent gouverneur ; la question de l’assemblée législative reste en suspens.

Avant d’appeler les Philippins à se gouverner eux-mêmes, les Américains exigent d’eux qu’ils fassent la preuve de leurs capacités et, d’abord, qu’ils montrent qu’ils ne sont pas inaptes à toute besogne fatigante et suivie. Pour les travaux de l’intelligence, la preuve est faite, et il est notoire qu’une race qui a produit des hommes comme Rizal et qui fournit en abondance des légistes, des médecins, des fonctionnaires, est capable d’un grand effort intellectuel ; mais le travail des bras, le travail fondamental et essentiel, sans lequel les sociétés en sont réduites à recourir à l’esclavage ou au recrutement de travailleurs étrangers, les Tagals et les autres tribus de l’archipel en sont-ils capables, c’est ce qui reste encore incertain, et c’est, avant de les appeler leurs concitoyens, ce dont les Américains invitent les Philippins à faire la démonstration. Plus encore que partout ailleurs, le problème de la main-d’œuvre est grave aux Philippines et dans tout l’Extrême-Orient parce qu’il se lie à la question chinoise. Pour les entrepreneurs et les ingénieurs, la tentation est forte de puiser à la source intarissable de la main-d’œuvre chinoise, de recourir à ces travailleurs patiens, sobres, disciplinés et peu coûteux. L’indolence naturelle de la race malaise verrait sans regret tous les travaux fatigans exécutés par les Chinois, si le coolie une fois introduit comme salarié ne se transformait très vite en un petit commerçant d’abord, puis, grâce à sa prodigieuse activité et à son admirable économie, en un riche marchand, en un opulent négociant. A Manille, comme à Batavia, les grosses fortunes et les somptueux équipages appartiennent à des Chinois enrichis. Le Chinois est la ressource du capitaliste en détresse, de l’entrepreneur dans l’embarras, mais il est un danger social pour la race qui lui a permis de s’installer à son foyer, et le péril est d’autant plus grand que le Chinois, hors de chez lui, ne se fait jamais ouvrier agricole ; il n’accroît pas la production ; il finit par devenir un intermédiaire et, alors, il n’est plus qu’un laborieux parasite. L’Américain le sait bien, lui qui ferme si soigneusement ses ports aux coolies ; mais le capitaliste en quête d’avantageux placemens, de bonnes affaires à lancer, ne se pique pas de logique sociale et, aux Etats-Unis, les journaux, toujours dévoués à qui les paie, réclamaient la mise en valeur des îles Philippines par le capital américain et la main-d’œuvre chinoise.

En résistant à ces suggestions intéressées, le gouvernement de Washington a donné la preuve de son dévouement au bien public ; il a montré qu’il savait faire passer les intérêts de quelques-uns de ses nationaux après l’intérêt général de l’Etat. Avec la libre introduction des Chinois aux Philippines, c’en était fait du séduisant programme « les Philippines aux Philippins ; » l’archipel devenait une colonie des États-Unis exploitée par des Chinois avec des capitaux américains. Au moment de la conquête, la question chinoise était peut-être, les nombreuses dépositions provoquées par la commission en font foi, celle qui préoccupait le plus les indigènes ; ils rappelaient volontiers toutes les sanglantes vicissitudes des relations des Philippines avec les Chinois, les révoltes, les massacres, les expulsions en masse, et le constant retour des mêmes causes et des mêmes effets : les Chinois, devenus intolérables, accaparant tout le commerce et un beau jour, chassés par une émeute populaire ou expulsés par le gouvernement, puis, peu à peu, trouvant le moyen de revenir, indispensables, laborieux, habiles, s’insinuant dans les plus humbles fonctions, et s’élevant peu à peu jusqu’à tout envahir.

Au moment de la conquête, les Chinois, émigrés presque tous d’Amoy et de Canton, étaient 40 000, dont 22 000 à Manille, le reste dans les autres villes ; pas un seul peut-être ne s’adonnait aux travaux agricoles. Venus sans femmes, ils s’allient volontiers aux indigènes et de ces croisemens sortent ces nombreux métis, qui sont intelligens et actifs, mais turbulens, rusés et sans foi. Les deux commissions américaines, après une étude consciencieuse de la question, se sont prononcées pour l’interdiction de l’immigration chinoise. Dans ses rapports, comme dans le discours auquel nous avons fait déjà plusieurs emprunts, M. Taft appuie avec une particulière insistance sur les inconvéniens de l’emploi de la main-d’œuvre chinoise ; il est persuadé que les Philippins, loin d’être inaptes à tout travail prolongé, fourniront une main-d’œuvre très suffisante, moins bonne à la vérité que la main-d’œuvre américaine ou chinoise, mais aussi moins coûteuse, et, somme toute, en tenant compte de l’inégalité des salaires, d’un rendement suffisant. L’expérience faite sur la route de Benguet où, en 1903, 2 800 ouvriers philippins ont été employés, au port de Manille où l’on en fait travailler près de 1 000, permet, selon M. Taft, d’augurer favorablement de l’avenir et de fermer la porte aux Chinois, sauf à recourir à eux dans des cas exceptionnels, mais en prenant soin de n’engager les coolies que pour un temps limité. Le gouverneur et la commission, en adoptant carrément le système protectionniste pour le travail philippin, ont provoqué en Amérique d’amères critiques ; ils y ont répondu en démontrant que la prospérité du peuple philippin importait à l’accroissement du commerce américain ; une colonie riche et prospère sera, pour les exportations métropolitaines, un excellent débouché ; l’intérêt américain bien compris se confond finalement avec l’intérêt des indigènes. Cette résistance de quelques hommes d’État, au nom de l’intérêt public et du respect d’un peuple conquis, aux obsessions de la presse et à la pression des capitalistes, c’est là, dans notre siècle de gouvernement parlementaire, un trait trop rare pour que nous ne le signalions pas à l’honneur du gouverneur M. Taft et de ceux qui l’ont soutenu, le secrétaire d’Etat à la Guerre et le président. Il était curieux, d’autre part, de comparer la politique que les Américains ont adoptée aux Philippines, dans l’intérêt des Philippins, avec celle que les Anglais ont pratiquée dans les États malais de la presqu’île de Malacca, qui sont en train de devenir des colonies chinoises, et aux pratiques qu’ils viennent d’introduire dans l’Afrique du Sud pour le plus grand profit des actionnaires de mines d’or.


IV

De trois siècles de domination espagnole, s’il n’était resté aux Philippins que le christianisme profondément incrusté dans sept millions d’âmes, cela suffirait, au jugement de M. Taft, pour qu’on ne puisse pas accuser l’Espagne de n’avoir rien fait pour la civilisation et pour le progrès de ses sujets insulaires. « Comparez, je vous prie, écrit M. Taft, les Philippins aux Malais et aux autres peuples de l’Orient et citez-m’en un qui offre plus qu’eux d’élémens favorables pour un développement tel que l’entendent les Américains. Pour commencer, ils sont chrétiens et ils le sont depuis trois cents ans. On ne peut m’accuser de partialité envers les moines et le gouvernement espagnol, mais je tiens à reconnaître pleinement la dette que les Philippins et le monde ont contractée envers ceux qui ont évangélisé sept millions de Malais et qui ont christianisé, modernisé leur idéal. Leur christianisme, il est vrai, paraît différer un peu du christianisme d’Europe ou d’Amérique ; mais ce peuple tout préparé à subir une influence régénératrice, à recevoir l’éducation et tout ce qui accompagne la civilisation, n’en a pas moins des siècles d’avance sur les Mahométans et les Bouddhistes. Le Mahométan, le Bouddhiste, le Chinois, contemple, avec un air de supériorité, les efforts que font pour améliorer leur condition les nations chrétiennes de l’Europe. Il n’a aucunement le désir d’un gouvernement populaire, il n’aspire nullement à la liberté individuelle, il oppose à tout progrès en ce sens un mur infranchissable de dédain et de mépris. Les Philippins, sous leurs maîtres civilisés, ont, en tant que peuple, respiré l’idée de liberté et d’autonomie. Beaucoup parmi eux ont combattu, ont versé leur sang et donné leur vie en luttant pour l’indépendance. Cette lutte fut une erreur, mais leur sacrifice et leur bravoure n’en sont pas moins dignes d’admiration et témoignent d’un peuple capable des plus grandes choses[7]. »

Les Philippins sont très attachés au catholicisme. Sans doute, comme le fait remarquer M. Taft, ils ont pris du catholicisme ce qui convenait à leur tempérament d’Orientaux, ils ont pris plutôt l’écorce que la moelle, plutôt les formes extérieures que la morale ; ils aiment surtout les belles cérémonies, les pèlerinages, la pompe et la musique des grandes fêtes, mais il n’en est pas moins vrai que le catholicisme est entré dans leur vie. Elle se déroule dans un cadre chrétien, elle est réglée tout entière par les lois du catholicisme. En arrivant aux Philippines, les Américains ont dû tenir compte de ce fait indiscutable, mais ils se sont trouvés en face d’un autre fait également certain, quoiqu’en apparence contradictoire, c’est la haine que les indigènes professaient pour les moines espagnols. On sait qu’aux Philippines, les Espagnols avaient confié le soin de l’apostolat et la cure des paroisses aux religieux de quatre grands ordres : Franciscains, Augustins, Récollets, Dominicains ; tous étaient des Espagnols, et c’est à eux qu’appartenaient tous les biens de l’église philippine, c’est eux qui remplissaient toutes les fonctions importantes. Le clergé indigène était systématiquement tenu en tutelle, réduit aux plus humbles besognes. Ainsi le voulait le système de gouvernement des Espagnols : les frati étaient le plus ferme appui de l’administration, et c’est de là que venait leur impopularité. Dans le dernier demi-siècle, le gouvernement espagnol leur imposa — et ils acceptèrent sans trop se faire prier — certaines fonctions d’administration municipale et provinciale : en fait, ils finirent par réunir entre leurs mains tous les pouvoirs ; le moine-curé devint aussi le chef de la police municipale et de l’administration. Dans les villages, le véritable représentant de la couronne d’Espagne, ce fut le moine. Une telle confusion du domaine de l’État avec celui de l’Église ne pouvait qu’entraîner les plus fâcheuses conséquences ; il était fatal que les moines finissent par abuser de leurs privilèges, qu’ils missent leur autorité spirituelle au service du gouvernement, et leur autorité civile au service de l’orthodoxie. Les pires abus sortirent de là. D’ailleurs les moines se seraient-ils conduits comme des saints, qu’ils n’en auraient pas moins porté le poids de tous les abus que le gouvernement espagnol tolérait ou pratiquait : dépositaires de l’autorité réelle, les moines avaient aussi la réalité de la responsabilité ; plus le gouvernement multipliait les excès de pouvoir et exploitait les indigènes, plus il avait besoin des moines pour contenir le mécontentement de la population, plus la confusion des deux pouvoirs devenait complète et plus les moines devenaient l’objet de l’exécration générale. Représentans du système espagnol, ils étaient haïs pour tout le système, et il n’était pas un acte d’oppression, pas une condamnation politique, dont la réprobation ne retombât sur eux.

Dépositaires de l’autorité, les moines étaient aussi détenteurs d’une grande partie de la propriété et de la fortune publiques Les trois ordres (les Franciscains, en vertu de leurs constitutions, n’étant pas propriétaires), Augustins, Dominicains, Récollets, possédaient ensemble 420 000 acres de bonnes terres, dont 250 000 près de Manille, dans la province de Cavité, l’un des plus riches terroirs de Luçon. Ainsi une question agraire venait s’adjoindre à la question politique ; c’est ce qui explique que tous les troubles, depuis 1870, ont commencé dans la province de Cavité.

Quand éclata la Révolution de 1896, la rage populaire s’exerça surtout contre les moines : ils durent s’enfuir de leurs paroisses : 50 furent tués, 300, faits prisonniers, furent maltraités et outragés en prison. Le peuple ne cessait pas, pour cela, de fréquenter les églises et les sacremens ; mais il assouvissait ses haines politiques sur les représentans d’un régime abhorré.

C’est en face de cette situation que se trouvèrent les Américains : en politiques positifs, ils ne pouvaient pas négliger ce double fait : l’attachement de la population à la religion et sa haine contre les moines espagnols. Les États-Unis, le pays où les Églises, sans liens directs avec l’État, mais également respectées par lui et réellement libres dans leur action bienfaisante, se trouvaient, par le hasard de la politique et de la guerre, devenir souverains du pays où l’enchevêtrement de l’Eglise et de l’Etat était peut-être le plus inextricable. Les droits de l’Etat espagnol passant à l’Etat américain, celui-ci se trouvait en face du plus complexe et du plus délicat des problèmes. Le départ entre les deux pouvoirs était devenu, par suite d’une longue collaboration, presque impossible à opérer. Un très grand nombre d’institutions de charité, d’enseignement, étaient aux mains du clergé et, parmi celles-là, il était devenu très difficile de distinguer celles qui, originairement, étaient des fondations de l’Etat, et celles qui étaient effectivement la propriété de l’Eglise. En outre, les églises, dans chaque pueblo, étaient établies sur des terres publiques, dont le domaine éminent passait à l’Etat américain ; pour leur construction, l’État espagnol avait donné des subventions, et l’État américain héritait des droits qui en résultaient pour l’État espagnol. Sur ce point, M. Taft considéra « que, si le titre légal de propriété appartient au gouvernement, le titre réel appartient aux catholiques de la paroisse. » Cette difficulté, dans certains pueblos, se trouvait compliquée encore par les droits que revendiquait la commune. La question des terres n’était pas moins ardue à résoudre : les titres de propriété des moines étaient parfaitement valables, mais, presque tous, ils avaient été chassés de leurs domaines et dépouillés de leurs droits par la révolution ; depuis 1896, les redevances et les fermages ne leur étaient plus payés. Si, leurs titres de propriété à la main, ils réclamaient justice au gouvernement américain, comment la leur refuser ? et si, d’autre part, ils rentraient dans leurs propriétés et dans leurs paroisses, terrible serait le mécontentement du peuple ; l’insurrection en deviendrait plus redoutable. Les conséquences de la guerre rendaient la situation encore plus embrouillée. Les Américains s’étaient servis des bâtimens consacrés au culte pour y loger temporairement leurs troupes ou leurs prisonniers, ils reconnaissaient devoir de ce chef une indemnité : d’autre part, certains curés avaient favorisé les insurgés ; d’autres avaient fait eux-mêmes le coup de feu et vécu dans la brousse. Enfin, outre ces difficultés matérielles énormes, se posaient encore des problèmes d’un ordre différent : comment arriverait-on à habituer les esprits au régime nouveau, à persuader aux municipalités, par exemple, qu’elles n’avaient aucun droit de s’ingérer dans la conduite des prêtres en tant qu’exerçant leur ministère ou dans la question des taxes imposées par eux pour les frais du culte ? Il était urgent de porter un remède efficace à une situation aussi embarrassante : de nombreux moines fugitifs se pressaient à Manille sous la protection des fusils américains, tandis qu’au camp des insurgés, quelques membres du clergé indigène, sous la direction de l’un d’eux, Aglipay, qui se proclamait archevêque, organisaient un simulacre d’église nationale.

Le clergé philippin, trop peu nombreux et trop peu instruit, ne pouvait remplacer sans transition les religieux, et quant à l’église américaine, elle n’avait pas assez de prêtres pour subvenir aux besoins de la nouvelle colonie des Etats-Unis. Les Américains se trouvaient là en présence d’un de ces cas infiniment complexes où ni leur bonne volonté, ni leur désir de pacification, ni leur esprit de justice, ne pouvaient suffire à procurer la solution nécessaire : étant juges et partie, ils seraient toujours accusés de partialité ; dans l’intérêt de la pacification et dans l’intérêt de l’avenir de leur puissance aux Philippines, il fallait, pour que la solution fût respectée et durable, qu’elle émanât d’un pouvoir indépendant dont l’autorité fût assez forte et assez respectée pour trancher au besoin dans le vif et amener une entente au prix de mutuelles concessions. Dans ces conjonctures, le gouvernement de Washington se tourna vers le seul pouvoir qui eût le droit d’imposer sa volonté aux religieux espagnols : confiant dans la sagesse politique du pape Léon XIII et du cardinal Rampolla, il entama des négociations avec le Saint-Siège.

Au mois de mai 1902, M. Taft partit pour Rome, muni des instructions du président Roosevelt et du secrétaire du War-Office, M. Élihu Root, et accompagnéde Mgr Thomas O’Gorman, l’éminent évoque de Sioux-Falls, de M. James F. Smith, juge de la Cour suprême de Manille, et du major John Biddle Porter. La composition de la mission, confiée au gouverneur des Philippines lui-même, prouvait toute l’importance que le gouvernement de Washington attachait à une prompte solution. Les négociations furent courtes : les Américains les conduisirent avec la rondeur d’hommes d’affaires habitués à aller droit au but et peu accoutumés au subtil manège des diplomates européens et de la chancellerie pontificale en particulier. Le pape Léon XIII et le cardinal Rampolla souhaitaient vivement d’arriver à une entente ; mais, en accédant sans réserves, par un traité formel, à toutes les demandes des Américains, en consentant au remplacement immédiat de tous les moines espagnols par des prêtres d’une autre nationalité, ils redoutaient de paraître sanctionner ce que la force avait fait et de créer un dangereux précédent que tous les conquérans de l’avenir pourraient invoquer. La négociation se termina donc sans contrat écrit : il n’y eut, entre le Saint-Siège et les Etats-Unis, ni un traité, ni l’embryon d’un concordat ; mais les deux pouvoirs se mirent d’accord sur la méthode à appliquer aux Philippines. Le Pape admit que les terres appartenant aux ordres monastiques pourraient être rachetées par l’Etat américain, et que ceux des anciens religieux dont le retour à leur ancienne paroisse serait reconnu impossible, pourraient être remplacés par des prêtres d’une autre nationalité. Ainsi, selon la tradition de la curie romaine, le Pape sauvegardait les principes, mais, sur les questions de fait, il se montrait disposé à tous les accommodemens compatibles avec les intérêts catholiques et avec la dignité du Saint-Siège, et il promettait d’envoyer aux Philippines un délégué apostolique pour régler sur place toutes les difficultés dans un esprit d’équité et de bonne volonté réciproque.

Satisfait du succès de sa mission, le gouverneur civil rentra à Manille où il fut suivi de près par le délégué du Saint-Siège, Mgr Chapelle, archevêque de la Nouvelle-Orléans ; mais, soit que le prélat américain ait eu avec M. Taft des démêlés personnels, soit que, dès son arrivée, il ait été circonvenu par les moines espagnols, l’entente ne put se faire, et les rapports du délégué apostolique avec les autorités américaines devinrent si difficiles que, dans l’intérêt des deux parties, le Pape rappela Mgr Chapelle, et envoya à sa place un prélat de la curie romaine plus conciliant, Mgr Guidi, archevêque de Staurpoli. C’est avec lui que M. Taft prépara le règlement de la question si épineuse qui paralysait les efforts des Américains dans l’archipel des Philippines (fin de 1902).

C’est dans le détail des applications qu’apparaît l’extrême complexité du problème. M. Taft et Mgr Guidi avaient d’abord à vaincre la résistance des ordres religieux qui, par toutes sortes de manœuvres, tentèrent de rompre la bonne intelligence entre le délégué du Saint-Siège, dont ils allaient jusqu’à discuter les droits et l’autorité, et le représentant du gouvernement américain. Il fallait ensuite arriver à une estimation des biens appartenant aux moines, et la tâche était malaisée ; au lieu de se trouvera en face des procureurs des ordres religieux, sur qui s’étendait la juridiction du Saint-Siège, on se trouvait en présence de trois grandes compagnies d’exploitation qui, à titre de locataires ou de fermières, détenaient les terres des religieux. Les évaluations résultèrent d’une enquête faite par M. Taft et Mgr Guidi qui, en personne, entendirent tous les témoins capables de les éclairer et discutèrent contradictoirement. Après de longs pourparlers, Mgr Guidi diminuant beaucoup ses prétentions, M. Taft élevant un peu ses offres, l’entente finit par se faire sur une somme de 7 543 000 dollars or à payer par le gouvernement aux ordres religieux, comme prix du rachat de leurs biens fonciers. Ces terres, le gouvernement des États-Unis commença aussitôt à les vendre aux tenanciers qui les cultivaient ; cette opération n’était pas encore achevée au moment où M. Taft rédigeait son dernier rapport ; mais, lorsqu’elle sera terminée, les Américains auront éliminé peu à peu les moines espagnols et donné une solution à la question agraire. Le remplacement des religieux espagnols, dans le service paroissial, par un clergé américain ou philippin s’opère rapidement : tous les évêques sont actuellement américains. Quant aux moines espagnols, de plus de mille qu’ils étaient en 1898, ils n’étaient plus, à la fin de 1903, que 246, en y comprenant les vieillards, les malades, les infirmes. Les dominicains, renonçant au service paroissial, se sont adonnés uniquement à l’enseignement ; les autres ont quitté le pays et sont allés soit en Espagne, soit dans l’Amérique du Sud. Ainsi cette force sociale considérable que l’Eglise catholique représente aux Philippines a cessé d’être hostile à l’ordre de choses nouveau issu du traité de Paris. Les Américains comptent qu’elle deviendra entre leurs mains un puissant instrument de progrès et d’éducation, et la plus précieuse collaboratrice de leur œuvre de pacification et de civilisation.

Désorientée par tant de si brusques et de si profonds bouleversemens, l’Eglise des Philippines était en outre menacée par l’extension du mouvement schismatique, qui ne tendait à rien moins qu’à constituer, dans l’archipel, une église nationale indépendante de Rome. Il était grand temps qu’une intervention énergique vînt apporter un peu d’ordre dans ce chaos. Les nouveaux évêques se sont mis à l’œuvre pour la réorganisation des paroisses et la formation d’un clergé vertueux et instruit ; mais les évêques et le gouvernement lui-même devront faire preuve d’une prudence et d’un tact supérieurs s’ils veulent mener à bien leur tâche, habituer les populations au régime nouveau qui a rendu l’action de l’Église distincte et indépendante de celle de l’État, et enrayer le courant de nationalisme religieux auquel Aglipay a commencé de donner une direction et une organisation.

Prêtre philippin, Aglipay avait vécu de la vie des insurgés, il avait suivi Aguinaldo comme aumônier et le schisme provoqué par lui n’était en réalité qu’une forme de la résistance indigène à l’autorité américaine ; bon nombre de Philippins, surtout dans la province de Cavite, déroutés par tant de nouveautés, inquiétés dans leur foi par l’usage que les protestans des différentes confessions, et notamment l’église baptiste, faisaient de la liberté accordée par les Américains, pour se livrer à une active propagande, troublés par la présence de nombreux instituteurs protestans accourus des États-Unis et qui, nouveaux venus dans le pays, ont parfois déployé un zèle intempérant et maladroit, tournaient avec sympathie leurs regards du côté de l’église nationale qui essayait de se constituer. Instruits par l’expérience, les Américains comprenaient qu’introduire, sous prétexte de liberté, les luttes religieuses dans un pays qui les ignorait, ce serait aller contre leur but et défaire d’une main ce qu’ils édifiaient de l’autre : aussi le président Roosevelt et M. Taft se sont-ils efforcés d’envoyer, pour gouverner ou pour instruire ce peuple foncièrement catholique, le plus grand nombre possible de fonctionnaires catholiques. Actuellement, la majorité des juges de la Cour suprême, la majorité des gouverneurs de province, le secrétaire de l’Instruction publique sont des catholiques ; enfin 3 500 instituteurs catholiques ont été récemment envoyés des États-Unis pour répandre l’enseignement de la langue anglaise sans devenir des fauteurs de discordes confessionnelles ni battre en brèche une religion que quatre siècles ont fortement implantée aux Philippines.

Ainsi la pratique de la plus complète liberté religieuse n’exclut pas, chez les Américains, le sens de la justice et du respect dû aux croyances des peuples dont ils sont devenus les maîtres ou les tuteurs ; ils ne croient pas avoir le droit, sous le nom de neutralité, d’introduire la lutte contre le catholicisme, ni, sous le masque de la liberté, d’abriter la réalité hypocrite d’une propagande protestante. En cela encore, ils se sont montrés fidèles à leurs promesses ; ils ont réellement cherché à gouverner pour le bien de leurs nouveaux sujets. Par une tendance naturelle de leur esprit positif, les Américains, mis en présence d’un problème délicat, d’une situation historique, consacrée par le temps, ont envisagé la difficulté sous son aspect pratique ; au lieu de se payer de vaines formules et de raisonner sur des abstractions, ils sont allés chercher la solution là où elle était, c’est-à-dire auprès du seul pouvoir qui, au nom de l’intérêt supérieur de l’Eglise, eût le droit d’imposer l’obéissance aux religieux sans froisser le sentiment national. Voilà le spectacle, on pourrait presque dire la leçon, qu’au début du XXe siècle, les Etats-Unis d’Amérique ont donné à la vieille Europe : il était bon de le faire remarquer. Peut-être aussi ne serait-il pas indifférent d’observer que le premier pas des Etats-Unis sur les routes de l’expansion impériale les a conduits à Rome, et si, sans doute, ce n’est pas le hasard qui les y a guidés, n’est-il pas permis de se demander si la même politique, dans son développement probable, ne les ramènera pas sur le même chemin ?


V

Près de quatre cents ans ont passé sur la terre brûlante des Philippines, depuis qu’en 1571, don Lopez de Legaspi plantait à Manille le drapeau du roi d’Espagne ; et pendant le long cours de ces quatre siècles, les Philippines furent sans doute moins transformées dans leur physionomie extérieure, par l’effort patient des Espagnols, qu’elles ne l’ont été, depuis six ans, sous l’aiguillon du génie audacieux des Américains. Ils ne se sont pas contentés de substituer leur règne à celui de l’Espagne, d’insinuer discrètement leur autorité, ils ont porté sur tout l’ancien ordre de choses une main hardiment novatrice ; en vain ont-ils proclamé qu’ils entendaient conserver, de l’organisme existant, tout ce qu’ils croiraient susceptible d’être utilisé : la force des situations a été plus puissante que leur bonne volonté ; il aurait fallu qu’ils pussent, pour bien comprendre les mœurs et les aspirations de la population indigène, se départir d’abord de leur propre caractère, façonné par un siècle d’histoire, renoncer à tout ce qu’il y a peut-être de plus américain dans leur mentalité nationale. Comment s’étonner qu’ils n’y aient pas pleinement réussi ? Ils ont porté partout leur inlassable activité, leur fièvre de travail et de création ; les rapports des deux commissions témoignent d’un labeur prodigieux, méthodiquement réglé, inspiré par les plus généreuses intentions, dirigé selon les méthodes les plus scientifiques ; mais, quand on en a achevé la lecture, on est tenté de se demander si, en définitive, le résultat pratique, le bénéfice durable de tant d’argent et d’efforts dépensés, de tant de sang versé, répond aux espérances que les Américains avaient conçues ; en bouleversant tout le vieil édifice, vermoulu, sans doute, mais solidement enraciné, de la domination espagnole, ont-ils réussi et même réussiront-ils jamais à édifier à sa place un État moderne, une nation organisée sur le modèle des États-Unis d’Amérique ? Il est encore prématuré d’en juger ; mais les expériences impatientes des Américains pourraient bien recevoir le démenti du temps et de la résistance passive des vieilles mœurs et des vieilles institutions. Faire surgir, en quelques mois, d’un sol vierge, une « cité champignon, » c’est une œuvre moins difficile que de modifier, si peu que ce soit, le caractère d’un peuple et les conditions de sa vie. Autre chose est d’assainir une grande cité comme Manille, de lutter avec succès contre les épidémies, de créer un port et des voies ferrées, de stimuler l’activité économique et de réorganiser l’administration, autre chose de faire accepter à un peuple des idées, des mœurs, toute une vie nouvelles. Les maîtres actuels de l’archipel ont pu changer la physionomie superficielle de la vie tagale, modifier l’écorce de la race, ils n’en ont pas atteint le cœur. Comme cette végétation puissante des pays tropicaux qui, la saison des pluies venue, submerge sous un déluge de verdure les routes, laborieusement construites, par où la « civilisation » se flattait de pénétrer et, à la place d’une voie largement ouverte, ne laisse plus, à travers l’épaisseur de la brousse, qu’une piste à peine distincte, les vieilles mœurs, les vieilles institutions, les antiques croyances opposent à tous les efforts que tentent les conquérans, au nom de la « science » et de la « raison, » une résistance passive et une force de résurrection contre lesquelles les siècles eux-mêmes ne sauraient prévaloir.

Armer un peuple, après l’avoir soumis par la force, de tous les outils de la civilisation scientifique la plus perfectionnée, faire patiemment son éducation pour le doter un jour de la liberté politique et de l’autonomie nationale, pétrir, avec des idées nouvelles, la pâte sociale pour en faire sortir une nation, et, après l’avoir généreusement équipée pour la lutte, la lancer, avec sa pleine liberté d’action, comme un enfant devenu majeur, parmi les hasards de la vie, c’est une expérience désintéressée que les peuples conquérans ont souvent prétendu entreprendre, mais dont ils se sont toujours servis comme d’un paravent pour dissimuler leurs appétits « impériaux. » Si les Américains la réalisaient effectivement, leur succès marquerait une date décisive dans les rapports de la politique avec la morale ; et rien que pour l’avoir tentée avec la volonté sincère de la mener à bien, même si finalement ils y échouaient, ils pourraient, selon l’expression chère à M. Roosevelt, se dire « joyeux d’avoir fait œuvre d’hommes. » Mais cette autonomie, dont les Philippins entrevirent l’aurore dans cette journée du 1er mai où les croiseurs et les canonnières espagnols s’abîmèrent sous le canon de l’amiral Dewey, et pour laquelle, déçus dans leur premier espoir, ils luttèrent si âprement, l’obtiendront-ils jamais telle qu’ils la souhaitent ? Il est permis d’en douter. Non pas que, dans leurs promesses, les présidens Mac-Kinley et Roosevelt et le gouverneur Taft n’aient été entièrement sincères et que leurs engagemens n’aient été qu’un artifice de pacification ; mais ils ont proclamé, eux-mêmes, que l’octroi aux Philippins de l’indépendance nationale devrait être différé jusqu’au jour où leur éducation politique serait assez avancée, grâce aux leçons des Américains, pour qu’ils soient assurés de ne pas faire un mauvais usage de la liberté. L’autonomie doit être pour eux une récompense accordée à leurs aptitudes au « self-government, » c’est-à-dire, en un mot, au degré « d’américanisation » auquel ils sont capables d’atteindre ; car les Anglo-Saxons des États-Unis, comme ceux de la Grande-Bretagne, ont toujours quelque peine à comprendre le caractère, les mérites et les aspirations des autres peuples ; ils ne sont pas éloignés de croire qu’eux seuls représentent la civilisation et qu’ils en sont les seuls dépositaires et les seuls apôtres. Leur domination, lorsqu’elle s’étend sur un pays nouveau, ne saurait donc être pour lui qu’une bénédiction du ciel dont les indigènes ont le devoir de se montrer reconnaissans. Nous avons vu coin ment les Philippins, obstinés dans leur rêve d’indépendance, ont cruellement payé leur orgueilleuse résistance au progrès à l’américaine.

Le Philippin, aux yeux de l’Américain, ne sera digne de la liberté que lorsqu’il sera devenu lui-même un Américain, lorsqu’il aura abandonné tout ce qu’il tient de sa nature orientale et tout ce que lui ont légué ses maîtres espagnols. Pour transfigurer le Philippin en un Américain, il faudrait changer de fond en comble sa nature et d’abord modifier le milieu géographique et climatologique dans lequel se déroule sa vie. Entre le Yankee, l’homme de l’effort et de la conquête, le héros de la strenuous life, le lutteur inlassable toujours avide d’entreprendre et de réussir, le démocrate d’instinct et de traditions, et le Philippin, paresseux et jouisseur, capable de passions fougueuses et de voluptueuse nonchalance, se délectant aux pompes religieuses et passionné pour les jeux cruels et les spectacles sanglans, étrange composé d’intelligence native et d’astuce instinctive, mélange d’indolence andalouse et de fierté castillane, recuites et comme condensées par le grand soleil des tropiques, n’existe-t-il pas une irréductible incompatibilité d’humeur ? Les bienfaits que leurs vainqueurs leur imposent, les Philippins ne les acceptent pas ; impuissans à les répudier, ils les subissent. Invitum qui-serval, idem facit occidenti ; les Philippins n’éprouvent pas le besoin d’être sauvés, ils ne voulaient pas d’une civilisation dont ils n’apprécient pas les avantages et qui ne s’adapte ni à leur caractère, ni à leurs traditions. « Les Espagnols, écrivait Aguinaldo au Président de la République, nous ont inculqué l’orgueil de leur race, la passion de leur langage et l’amour de notre patrie. Abandonnez donc l’idée de faire de nous un autre peuple. » En vain les Américains, après les heures cruelles de la répression, multiplient aujourd’hui, avec une indéniable générosité, les moyens de séduction ; ils peuvent gagner quelques individus en les associant à leur pouvoir, mais, dans la masse, le sentiment de défiance et d’hostilité persiste d’autant plus que, de la civilisation américaine, ils ne voient pas que les côtés brillans. C’est un fait assez connu que les fonctionnaires américains ne sont pas, en général, l’élite de la nation et que les soldats, recrutés souvent parmi les pires élémens des grandes villes, laissent à désirer au point de vue de la discipline. Les efforts heureux du gouverneur civil n’ont pas encore porté remède à tous les maux de la conquête ; la vie économique a été désorganisée, les marchandises américaines à bon marché, importées à la place des articles allemands ou anglais ; une douane vexatoire et brutale moleste l’étranger qui se risque dans les ports ; la société, elle aussi, a été désorientée par la brusque introduction des mœurs américaines ; enfin, la crise religieuse, provoquée par l’introduction du régime nouveau et surtout par une imprudente propagande des protestans, malgré les efforts du gouvernement pour en pallier les effets, n’est pas encore conjurée. Ainsi, il se pourrait qu’en dépit de sa brillante façade, l’œuvre des Américains aux Philippines se heurtât à une foncière inaptitude des deux peuples à se comprendre et à se compénétrer, et que le dissentiment entre les deux races, au lieu de s’atténuer, allât en s’envenimant. Il se pourrait que l’avenir donnât raison à ceux qui ont prédit que ces possessions nouvelles, pour qui les Américains ont dépensé tant de sang, tant d’or et tant d’efforts et où ils ont tenté une si intéressante expérience, ne seraient pour eux qu’un luxe inutile et coûteux et, comme on dit en Extrême-Orient, « un éléphant blanc. »

Mais, pour apprécier l’importance de l’œuvre américaine aux Philippines, il est nécessaire de ne pas considérer l’archipel sans l’Océan qui l’entoure et sans le monde jaune dont il fait partie. Avant tout, quelles que soient les apparences contraires, les Philippines sont une possession impériale, une étape des Etats-Unis vers la domination du Pacifique, une position militaire et commerciale à proximité de la masse chinoise. Et, après tout, pour nous Français et pour nous Européens, l’avenir du peuple Philippin n’est pas ce qui nous préoccupe. Il nous importe beaucoup, au contraire, qu’en face du Japon grandissant, la puissance américaine se dresse redoutable pour maintenir, dans les mers d’Extrême-Orient, l’équilibre nécessaire à la sécurité des possessions et des intérêts européens. Etablis aux Philippines, les Américains ont besoin d’une marine forte et d’une armée exercée ; si, découragés par les difficultés de leur entreprise, ils venaient à l’abandonner, l’archipel ne tarderait guère à passer sous la domination, tout au moins sous l’influence du Japon. Et c’est encore l’une des raisons qui nous font souhaiter sincèrement le succès des Américains-dans la grande œuvre de civilisation qu’ils ont assumée.


RENE PINON.

  1. Voyez la Revue du 15 février 1904.
  2. Report of the Philippine Commission, 1900, Washington. Imprimerie du Gouvernement, 4 vol. in-8o. Report of the Philippine Commission, 1902, 2 vol. in-8o. — 1903, 3 vol. in-8o.
  3. Sur les erreurs de l’administration espagnole et aussi sur ses mérites, — car elle en a eu auxquels les Américains sont les premiers à rendre justice, — voyez, dans la Revue, les études de MM. Charles Benoist (15 juillet 1897). Pierre Leroy-Beaulieu (1er janvier 1897), André Lebon (15 février 1901) et André Bellessort : Une semaine aux Philippines (15 février 1897).
  4. Supplément à la Gazette officielle du 23 décembre 1903.
  5. Les Philippins, avec l’autorisation des Américains, ont donné à une province le nom de Rizal, qui devient une sorte de héros national.
  6. La Vie intense, traduction de Mme la princesse de Faucigny-Lucinge et M. Jean Izoulet (1 vol. in-12, Flammarion).
  7. Discours cité. — Dans tout ce chapitre, nous ne cesserons pas de suivre, d’aussi près que possible, le texte même des rapports ou des discours de M. Taft ou de son article de la revue Outlook.