L’Œuvre des Conteurs Allemands : Mémoires d’une chanteuse Allemande/I/06

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Traduction par Guillaume Apollinaire, assisté de Blaise Cendrars
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Texte établi par Guillaume Apollinaire (préfacier), Bibliothèque des curieux (p. 99-121).
Première partie, chapitre VI

VI

FRANZ


Grâce à la description par trop vive de la fin de ma dernière lettre, je ne vous ai pas encore raconté ce que je voulais vous dire. Le souvenir des plaisirs secrets que je goûtais au temps de ma floraison virginale m’a fait sauter la plume hors des mains. Celles-ci ont rempli un rôle qui, aujourd’hui encore, en pleine maturité, n’a pas perdu tous ses charmes pour moi et auquel j’ai encore très souvent recours dans ma défiance justifiée des hommes. Je vous ai déjà dit que mon prochain aveu m’est très pénible. Je vous ai déjà confessé le plus gros ; je dois pourtant faire un grand effort pour être sincère dans ce qui va suivre. Je vous l’ai déjà dit, je ne regrette rien de ce que j’ai fait pour assouvir ma sensualité, — excepté mon abandon complet à cet homme sans conscience qui, sans votre aide, m’aurait rendue malheureuse pour toujours. Ainsi, je ne regrette pas ce que j’ai fait alors, à Vienne, vers la fin de mes études musicales.

Quand que je fus assez avancée pour étudier des rôles, j’eus besoin d’un accompagnateur. Il devait être au piano pendant que je marchais par la chambre, que j’étudiais mon chant et mes gestes. Mon professeur me recommanda un jeune musicien qui sortait du séminaire. Il s’occupait spécialement de musique religieuse et il gagnait sa vie en donnant des leçons. C’était un jeune homme d’une vingtaine d’années, excessivement timide, pas très beau, mais très bien fait, très propre, très soigné dans sa mise, ainsi que la plupart de ceux qui sortent d’un institut religieux. Il était le seul jeune homme qui fréquentât régulièrement chez nous à l’heure des leçons ; il est donc très naturel qu’une sorte de familiarité s’établit bientôt entre nous. Il m’évitait, était toujours très timide et gauche, et n’osait presque jamais me regarder. Vous connaissez mon espièglerie et mon esprit entreprenant. Je m’amusai donc à le rendre amoureux, ce qui ne me fut pas très difficile. Il n’est pas de meilleure complice que la musique, elle prépare mille occasions, et comme mon talent se montrait puissamment durant ces exercices, je remarquai très bien qu’il s’enflammait peu à peu. Je ne l’aimais pas — je ne connus ce puissant sentiment que beaucoup plus tard, — cela m’amusait d’observer quelle influence j’exerçais sur un homme encore pur, moralement et physiquement pur. Ce jeu était très cruel de ma part : comme je le reconnais maintenant, il m’est très difficile de vous raconter ce qui arriva. Après tout ce que je venais d’apprendre et d’expérimenter moi-même, j’étais très curieuse d’en savoir plus long. Je me demandais, avec toute ma petite raison de jeune fille indépendante, comment pousser Franz (c’était le nom du jeune musicien) à quelque chose de plus décisif que des soupirs et des regards langoureux durant mes vocalises. Quand une femme cherche des moyens, ils sont bientôt trouvés. Ma vieille parente allait deux fois par semaine au marché faire ses achats nécessaires au ménage. Elle sortait à l’heure de mes leçons. Quand Franz arrivait, la femme de ménage lui ouvrait la porte sans venir l’annoncer, car elle savait que je l’attendais. C’est là-dessus que je fondais mon plan. Entre autres choses, je racontai à Franz que souvent je ne pouvais pas dormir la nuit et que si je me recouchais après déjeuner l’on avait beaucoup de peine à me réveiller tant mon sommeil était lourd. Quand il sut cela, je l’attendais naturellement la prochaine fois, couchée sur le sofa dans une pose choisie. Franz arriva comme d’habitude à dix heures. J’avais relevé une jambe, le mollet était visible jusqu’à la jarretière, mon pied s’était tout naturellement dérangé, nuque et gorge étaient nues. J’avais replié un bras sur les yeux, afin de voir par-dessous tout ce que Franz allait faire. Je l’attendais le cœur battant et sérieusement contente d’avoir aussi bien arrangé ma mise. J’entendis la porte de la cuisine se fermer et bientôt il entra. Il s’arrêta comme pétrifié sur le seuil. Son visage rougit, ses yeux s’avivèrent, ils semblaient vouloir me dévorer, mais me dévorer sans aucune férocité. L’effet de mon aspect était si indubitablement visible que j’eus un instant peur d’être seule avec lui, exposée à son bon gré. Il toussa légèrement, puis plus fort, afin de me réveiller. Comme je ne bougeais pas, il s’approcha du sofa et se baissa assez pour regarder, pour examiner. J’avais tout arrangé pour qu’il y vît quelque chose ; mais Franz me raconta plus tard qu’il n’avait pas vu grand’chose. J’observais tous ses mouvements ; je voulais dormir aussi longtemps que possible. Il toussa de nouveau, se moucha très fort, remua des chaises. Je dormais ! Alors il se pencha sur ma gorge, puis regarda de nouveau avec beaucoup de curiosité. Je dormais ! Tout à coup il sortit de la chambre pour partir ou aller chercher la femme de ménage. Le pauvret ! j’étais fâchée d’avoir préparé vainement cette scène. Il m’avoua plus tard qu’il avait réellement cherché la femme de ménage, mais que celle-ci était sortie. Il revint au bout de quelques minutes et semblait encore plus irrésolu. Il fit de nouveau du bruit pour me réveiller, naturellement sans résultat, car je voulais obtenir gain de cause. Il était très excité et se demandait que faire. Mais j’avais bien appris les leçons de Marguerite et de « Félicia », je savais qu’un homme ne résiste pas longtemps à une telle occasion. S’il n’était pas expérimenté, François avait tout de même des sens, et il aurait dû être de pierre pour résister à une telle tentation. Et vraiment il eut le courage, et c’était là véritablement du courage étant donné mon caractère, de me toucher le mollet, puis le genou. Si ce contact m’excitait déjà tant, que devait être son état ! Pauvre jeunet ! Ses yeux fixaient craintivement mon visage pour voir si je n’allais pas me réveiller. Enfin, comme il continuait à me frôler magiquement, un frisson voluptueux m’inonda quand je sentis pour la première fois une main d’homme, et en même temps les souvenirs de mon enfance m’envahirent. C’était autre chose que tout ce que je connaissais. Je ne jouais plus la comédie quand je me mis à soupirer. Je fis un mouvement, je changeai de position, mais non pas au désavantage de mon pauvre cavalier tout tremblant. Il pensait que j’allais me réveiller ; il put se convaincre que j’étais en pleine léthargie, et il recommença son jeu. Grâce à ma nouvelle position, il avait beaucoup plus d’emprise. Aussi ne se contentait-il plus de me frôler si légèrement : il essayait tout doucement de tout voir. Vous m’avez dit vous-même, quand vous m’examiniez, que malgré la dévastation causée par cette dégoûtante maladie, j’étais très bien conformée. Aussi, pouvez-vous croire que François devint hors de lui, complètement hors de lui, et que même son insurmontable timidité fut tentée ! Il me caressait aussi légèrement que possible ; ces caresses étaient l’objet — et je dois l’avouer — de mes désirs. Je connus la différence entre la caresse d’un homme et celle de Marguerite ou la mienne. Tout en dormant je m’étendais, me mouvais, mais je me gardais bien de changer véritablement de position, ce qui aurait été bien naturel pour une femme endormie. François ne pouvait plus se maîtriser. Il commença fiévreusement à se préparer et je dois dire qu’il m’aurait sûrement conquise sans les avertissements de Marguerite que j’avais vivement en esprit. Je voulais devenir une grande actrice, cela était une résolution inébranlable, mais j’étais tout aussi résolue à jouir de tout ce que mon sexe pouvait goûter sans danger. Il ne s’agissait donc pas de m’abandonner à un petit blanc-bec sans expérience ! Je m’éveillai donc au moment où il s’agenouillait hors de lui ; je regardais avec des yeux épouvantés le téméraire, et d’un seul mouvement de côté il perdit tous les avantages de la position.

Vous avez toujours loué mon grand talent de comédienne. Ici, il se passa une belle scène, vous auriez eu l’occasion d’admirer la vérité de mon jeu. D’un côté, reproches, déception, pleurs ; de l’autre, peur, trouble, honte. Il oubliait de cacher la véritable nouveauté de la situation, ce qui m’était très agréable, car sous mes larmes et mes sanglots je pouvais satisfaire ma grande curiosité. Je pouvais me féliciter de ma ruse, j’avais gagné un jeune homme très robuste. L’explication fut très simple. Je lui prouvai qu’il m’avait déshonorée, qu’il devait quitter la ville si je voulais me plaindre de sa conduite éhontée. Je l’aurais chassé, et il ne serait plus revenu, si je ne lui avais avoué que j’avais un faible pour lui et que depuis longtemps j’avais remarqué son amour. Je lui pardonnais sa faute à cause de sa grande passion. Je lui dis cela avec conviction et tout naturellement ; il me crut sur parole. Il s’apaisa peu à peu, se montra très visiblement respectueux, timide et honteux de ce qu’il appelait son crime, et tout se termina dans un long-baiser qui ne voulait pas finir.

Tout cela n’alla pas plus loin ce jour-là. Il était aussi timide qu’auparavant et ne se permettait rien. Après tous ces reproches, ces aveux, ces pardons, tout se passa comme si rien n’était arrivé. Notre leçon de chant fut très ennuyeuse ; et quand ma tante revint du marché, Franz me quitta tout honteux et craintif. Je compris que mon plan si rusé n’avait servi à rien. Je compris qu’il n’allait plus revenir. Mais je ne voulais pas m’être si grossièrement trompée ! J’étais inquiète et distraite ; je me creusais la tête pour arriver à mes fins sans risquer mon honneur. Avant tout, je devais me retrouver seule avec lui. J’avais deviné juste. Il me l’avoua plus tard, il avait décidé de ne plus franchir notre porte. Il ne m’était pas difficile de faire tout ce que je voulais ; je ne l’aimais pas ; je m’entêtais à faire ma volonté. Mon professeur de chant me servit d’intermédiaire. Je le priai de bien vouloir m’examiner pour voir si j’avais fait des progrès avec l’accompagnateur qu’il m’avait recommandé. Franz dut donc assister à cet examen, et il fut bien surpris de se rencontrer tout à coup avec moi. Je lui dis en cachette que je devais absolument le voir, que ma tante ou que la femme de ménage avait dû remarquer quelque chose. Fort troublé, il était prêt à tout ; je lui donnai rendez-vous pour le soir, au théâtre. Or, quand des jeunes gens ont des rendez-vous secrets, le reste s’ensuit tout naturellement. Un grand pas était donc fait. Le soir, je quittai ma loge comme d’habitude et je rencontrai Franz à l’endroit convenu. Il m’attendait déjà. Je lui dis que, d’après les étranges allusions de ma tante, la femme de ménage avait dû nous épier. J’étais désespérée, car je ne savais pas ce qu’il avait fait pendant que je dormais et jusqu’à quel point il avait poussé son audace. Je lui dis encore que je me sentais indisposée depuis, fiévreuse, que je soupçonnais le pire. Franz ne savait comment m’apaiser. Entre temps, nous étions déjà tout proches de ma demeure. Si cela continuait ainsi, tous nos reproches et nos pardons n’y faisaient rien, nous nous serions séparés simplement, nos relations n’auraient pas été changées. Tout à coup, au plus haut degré de mon excitation, je me trouvai mal, je ne pouvais plus faire un pas. Franz fut forcé d’aller quérir un fiacre, et si je ne l’avais pas tiré derrière moi, il m’aurait laissée m’en retourner toute seule à la maison. Dans le fiacre étroit et sombre, il ne pouvait plus m’échapper. Les minutes passaient rapidement ; je lui dis que je ne pouvais pas me présenter ainsi, en larmes et en désordre à ma tante, et de dire au cocher de nous mener sur les glacis. Tout alla dès lors pour le mieux. Les larmes devinrent des baisers et les reproches des caresses. Je ressentais pour la première fois le charme d’être étreinte par un homme. Je me défendais faiblement, car sa timidité l’aurait fait cesser immédiatement. Je voulais toujours savoir ce qu’il avait fait durant mon long sommeil. Quand il vit que ses explications et ses promesses ne pouvaient pas me convaincre, il essaya enfin de me prouver qu’il s’était contenté de peu. Il me prouva facilement ce que je savais depuis longtemps. Il osa la première caresse qui me procura une tout autre sensation que durant mon sommeil simulé, car cette fois il me baisait sur la bouche. Il me serrait contre lui aussi fortement que possible et me laissait aller peu à peu, comme cédant à ses caresses. Je soupirais, mes reproches cessèrent avec mon souffle devenu plus court, je jouissais avec volupté de ses tendresses. Il est vrai qu’elles étaient bien franches et inexpérimentées. Je savais bien mieux faire tout cela et provoquer le bon moment. Franz ignorait, le pauvret, que la sensibilité la plus grande se trouve dans le parvis. Il tâchait toujours de faire le mieux possible, mais sans savoir de quoi il s’agissait ; cependant il m’embrassait, et plus il y réussissait, plus il était hors de lui. Je sentais bien que la nature lui dictait d’aller jusqu’au bout, de s’unir à moi complètement. Mais il ne s’agissait pas de cela et jamais il ne devait en être question entre nous. Je l’avais décidé. Aussi quand il me pressait trop et qu’il essayait autre chose, je le repoussais violemment en arrière et le menaçais de crier au secours. J’étais de nouveau tolérante et bonne quand il s’écartait effrayé et se contentait de ce que je lui laissais. J’étais très heureuse de la réussite de mon plan, bien que cette jouissance fût encore bien incomplète. J’avais pris ce fiacre pour me remettre de mon malaise ; notre entretien pourtant ne me le permettait guère. Enfin, je dus me dépêcher pour rentrer à l’heure à la maison.

Je quittai Franz avec la certitude de le revoir bientôt, et je ne me trompais pas. Il vint, et commencèrent alors une suite d’heures heureuses et sensuelles. Aujourd’hui encore, elles sont mon plus beau souvenir, bien que j’aie depuis connu d’autres voluptés plus intenses et plus riches. Avant de vous raconter la suite, je dois intercaler ici une aventure que j’eus encore ce soir-là et qui me permit de jeter un regard profond dans les conditions de la société humaine ; une fois de plus, j’eus la preuve que toute apparence est trompeuse. Ma vieille parente était déjà dans la quarantaine, c’était une bonne ménagère, un modèle d’ordre, de vertu et d’épargne. Les seuls êtres auxquels elle s’intéressait étaient un canari et un roquet gras et rond qu’elle ne laissait jamais sortir de sa chambre et qu’elle menait elle-même promener dans la journée. Je rentrai plus tard que je ne pensais, la femme de ménage me dit que ma tante était déjà couchée. Je me déshabillai aussitôt, afin qu’elle ne remarquât point ma toilette tant soit peu en désordre, car je voulais encore aller lui souhaiter bonne nuit et lui raconter quelque histoire pour lui expliquer mon retard. Comme je ne voulais pas la réveiller si elle dormait, je regardai par le trou de la serrure pour voir s’il y avait encore de la lumière dans sa chambre. J’aurais attendu tout, excepté le spectacle qui s’offrit à ma vue ! Ma tante était au lit. Elle avait rejeté la couverture, elle tenait son chien, qui était en train de caresser avec la plus grande ardeur les restes de son ancienne splendeur. Ce spectacle n’était pas très appétissant. Bien que ma tante fût complètement habillée, elle avait peut-être été belle autrefois, mais elle n’était plus aujourd’hui qu’une vieille, maigre et décharnée, avec le visage dur, sur lequel poussait une moustache rêche et grise si vilaine qu’on ne saurait rien voir de si vilain, de si contraire à tout ce qui constitue la grâce et le charme de la femme.

Donc, ma tante aussi !

Pour elle, pourtant, j’aurais mis ma main au feu, et voici que je la surprenais ! Elle n’était pas du tout indifférente à cette activité essentielle de la vie terrestre ! Il est vrai qu’elle se contentait de peu. Probablement, elle craignait de se mettre entre les mains d’un homme, car vraiment elle ne pouvait plus avoir aucune prétention à l’amour et à la tendre jouissance. Cet acte était nouveau pour moi ; je voulais savoir combien il durerait et comment il finirait ; je restai donc à mon poste d’observation. Ma tante avait fermé les yeux, je ne pouvais pas voir l’expression de son visage et reconnaître l’effet que lui causait cette jouissance secrète. Par contre, ses mouvements disaient d’autant plus vivement le plaisir qu’elle y trouvait. Elle se mouvait et grimaçait de la façon la plus plaisante, mais qui aurait été bien propre à effrayer un enfant. Parfois, elle regardait à droite et à gauche si personne n’était là. Ma petite tante semblait très expérimentée, car quand le chien fut fatigué, elle perpétua les mouvements secrets que son bien-aimé roquet avait cessés. Le chien se grattait, se mordait pour attraper des puces. Et tandis que ma tante s’animait de plus en plus, son chien, qui ne s’occupait plus d’elle, s’amusait tout autant à sa manière. Mais cela ne lui réussit pas aussi bien qu’à sa maîtresse. Tant qu’elle se dépêchait, elle n’eut pas le temps de le chasser. Mais dès qu’elle eut atteint son but, détendu ses membres et que son âme se fut ouverte toute grande, elle lui appliqua un grand coup de pied. La pauvre bête se réfugia sous le lit en gémissant. Ma tante resta encore un instant immobile, puis elle remonta les couvertures et baissa la lampe.

Ce spectacle inattendu avait pris fin. Je me gardai bien de révéler ma présence derrière la porte. C’était encore une expérience, et cela au moment même où j’avais honte de tromper ma tante par un mensonge. Maintenant je savais à quoi m’en tenir et je ne voulais plus être trompée. Avant tout, je voulais essayer moi-même ce que j’avais vu faire ! En tout cas, cela devait être sans danger, puisqu’une vieille fille aussi peureuse que ma tante s’y livrait. Je dois avouer que j’avais pitié de cet affreux chien qui n’avait pas pu satisfaire son désir. Délicieusement émue de tout ce que j’avais appris dans la journée, j’eus beaucoup de peine à m’endormir et je fis des rêves monstrueux où Franz et le chien étaient étrangement confondus. Le lendemain matin, je n’eus rien de plus pressé que d’envoyer ma tante en visite dans un faubourg éloigné, et quand je fus seule dans l’appartement je commençai l’expérience. Je compris pourquoi ma tante enfermait continuellement son chien. À peine fut-il dans ma chambre qu’il se mit déjà à renifler près de moi. Je l’avais déjà remarqué auparavant, mais sans y prendre garde, car ma tante l’appelait aussitôt et le prenait sur ses genoux. Je n’eus pas besoin de longs préparatifs pour arriver à ce que je voulais apprendre. À peine étais-je couchée sur le sofa, je lui laissai libre accès et il me rendit aussitôt les mêmes services qu’à ma tante. Décors et formes le déroutèrent au début. Il devint comme il était la veille au soir avant de chercher ses puces. Je ne pouvais que me réjouir de cette découverte. J’ai connu toutes les variétés des jouissances secrètes et je ne mens pas en disant que cette caresse d’un chien, si elle ne se fait pas trop violente, est la plus agréable de toutes, quoique incomplète. La plus agréable, parce que l’on reste soi-même complètement inactive et que l’on peut s’abandonner à son imagination, plus que durant toute autre pratique. Incomplète, parce qu’un assouvissement complet ne peut jamais avoir lieu. La caresse d’un animal ne s’accélère pas, ne s’anime pas, ne devient pas plus expressive, elle reste également agréable, chaude et humide. J’étais très curieuse de savoir combien je supporterais une telle excitation : cela dura un bon quart d’heure. Il y avait donc de quoi me réjouir de la découverte.

Puisque j’ai pu surmonter ma honte, je dois vous faire un autre aveu, que je pensais bien ne jamais faire à personne. Vous avez ma parole et je la veux tenir. Le chien se dressa contre ma jambe et commença selon sa nature. Espiègle comme je le suis, ces efforts du chien m’amusaient et je le laissais faire ce qu’il voulait. À la fin, il me fit pitié et je me mis à l’aider. L’ardeur avec laquelle il poursuivait son désir ne m’était pas désagréable. Ce que je voyais ne m’intéressait pas outre mesure, car j’ai toujours été fort curieuse de toutes les nouveautés, même les plus singulières. Je compris aussi les scènes étonnantes auxquelles j’avais assisté dans les rues. Je vous avouerai donc que je soulageai ce pauvre animal tourmenté. Je tâchais de le contenter, et c’est avec plaisir que je vis enfin l’aboutissement de mes peines, et j’avoue qu’à ce moment-là il me vint des pensées moqueuses à l’égard de mon cousin.

Loin de ressentir des remords pour une telle perversion de la féminité, j’ajoute que j’ai toujours extrêmement goûté le plaisir d’assister aux accouplements des animaux et de les leur faciliter. Vous avez peut-être raison de dire que ceci est une perversion ou tout au moins un débordement de la sensualité ; mais je dois vous faire remarquer que jusqu’au jour où je vous ai fait, à vous tout seul, l’aveu de ma grossesse et de ma contamination, j’ai toujours eu le renom d’être une fille très vertueuse. Donc mes goûts n’ont offensé personne et je n’ai fait de mal à personne. Tout ce qui a trait à l’union intime de deux êtres a toujours exercé un charme étrange, irrésistible sur moi, — sans jamais me pousser à des actes déraisonnables. J’ai goûté à peu près tout, mais je n’en ai jamais parlé ; et ce n’est que dans les relations les plus intimes que j’ai dévoilé ma véritable nature. Une fois, en séjour dans la famille d’un grand propriétaire terrien qui possédait un haras des plus admirables chevaux anglais et arabes, j’assistais presque tous les jours aux ébats des admirables étalons qui couvraient les juments. J’y avais assisté une première fois par hasard et ce spectacle m’était resté inoubliable. Grâce à ma ruse naturelle, j’ai su jouir de ce spectacle durant plus de trois semaines, pendant l’absence de mes amis qui étaient aux eaux. Personne ne soupçonnait que, cachée derrière un rideau, je regardais les étalons, car ma chambre ne donnait pas sur les enclos. Je ne sais pas si vous avez jamais vu cela chez des chevaux de race ; je puis vous affirmer qu’il n’y a pas de plus admirable spectacle qu’un étalon couvrant une jument. Ces belles formes, cette puissance, le feu des yeux, cette tension apparente de tous les nerfs, de tous les muscles, enfin cette frénésie poussée jusqu’à la rage ! tout cela a pour moi un attrait magique. On peut rester froid ou en parler avec dédain, même avec dégoût, mais on est bien forcé d’avouer que la copulation est le moment suprême de la vie animale et que la nature l’a ornée dans la majorité des cas de beaucoup de grâces et de beauté, même aux yeux de l’homme. Les oiseaux chantent avec plus de ferveur, les cerfs combattent, chaque être augmente en force et en beauté. Tout cela s’observe le mieux chez des chevaux de noble race. La jument, obéissant à une loi de la nature, se refuse, et l’étalon doit s’en approcher avec beaucoup de précautions pour ne pas s’exposer à ses ruades. Peu à peu, il réussit à vaincre sa résistance. Il galope autour d’elle, frotte ses flancs avec ses naseaux, hennit, il ne sait comment dépenser le surplus de ses forces. Sous son pelage de velours toutes les veines et tous les muscles se gonflent et le signe de sa virilité apparaît dans sa grandeur et dans sa nervosité. On ne comprend pas où tout cela va finir. À la fin, la jument accepte et se présente. En un clin d’œil il occupe le trône et attaque furieusement le port de son désir. Longtemps, longtemps il bat en vain. Ainsi autrefois dans les tournois les preux s’exerçaient à frapper l’adversaire. On voudrait aider la pauvre bête, et c’est ce que font les valets d’écurie. Mais à peine ont-ils donné de l’aide, à peine le fougueux animal a-t-il enfin réussi qu’il s’ensuit une poussée telle que l’on ne peut pas en décrire la puissance, ni le résultat. Les yeux sortent des orbites ; de la vapeur monte des naseaux ; le corps entier semble se convulsionner. Celui qui contemple ce spectacle avec l’œil du corps ou l’œil spirituel connaît une grande jouissance. Je ne puis pas cacher que je ne pouvais assez voir ce spectacle, qui m’excitait toujours au plus haut point.

Ainsi que les jeux secrets de ma tante m’avaient été révélés par hasard, c’est par hasard que j’ai fait ici ces aveux, je reprends donc au plus vite mon sujet. Après les déclarations et les intimités du fiacre, ma liaison avec Franz prit une tournure particulière. Comme je ne l’aimais pas — je ne connus ce puissant sentiment que beaucoup plus tard et pour mon plus grand malheur — j’étais décidée à ne jamais lui accorder les droits entiers d’un mari. Il devait me servir d’amusement. Je voulais connaître et expérimenter avec lui tout ce que je pouvais goûter sans danger. Naturellement, il devint peu à peu plus osé, mais comme je ne lui accordais pas tout, je le dominais toujours et j’en faisais ce que je voulais.

Aussi souvent que j’étais seule avec lui — et j’étais assez raisonnable pour que cela n’arrivât pas trop souvent — je passais les heures les plus exquises. Je lui permettais la liberté la plus entière, et bientôt il ne fut plus aussi inexpert et aussi sauvage que dans le fiacre. Il osait me baiser partout, me caresser, m’admirer. Il est vrai qu’il me donnait beaucoup à faire à l’empêcher d’aller plus loin. Quand il essayait ce que je lui défendais avec acharnement je le repoussais en arrière et je ne redevenais bonne enfant que quand il me promettait d’être plus modeste. Le pauvret avait bien de la peine, je remarquai plusieurs fois qu’il ne pouvait plus être maître de son excitation et qu’il s’affaiblissait. Depuis longtemps, j’étais terriblement curieuse de voir de près cette chose admirable que la nature a si merveilleusement organisée et avec laquelle l’homme peut nous rendre ineffablement heureuses ou indiciblement malheureuses. Naturellement, il ne devait pas remarquer ce que je désirais tant, mais, au contraire, il devait croire que c’était lui qui me conduisait pas à pas sur ce sentier abrupt. Le meilleur moyen était de lui permettre de me faire tout ce que je désirais lui faire. Le petit roquet de ma tante m’avait appris que si l’on ne peut avoir tout ce que l’on désire, il y a toujours certaines compensations possibles. Je n’eus donc pas de peine à pousser Franz à baiser non seulement ma bouche et mes seins, mais à choisir un but plus décisif. Mais comme l’âme ne peut pas rester tranquille dans un baiser sur la bouche, elle le peut encore moins quand il s’agit de nos autres charmes ; et quand mes soupirs, mes palpitations et mes sursauts lui apprirent que j’avais un faible pour cette caresse, il devint même spirituel et me procura une jouissance indescriptible. Parfois, il semblait vouloir en profiter quand, après le déversement de mon âme, une prostration, un abandon complet me gagnait. Il se soulevait alors et voulait profiter d’une seconde d’inattention. Chaque fois il fut trompé, car même au moment de l’extase je ne perdais jamais de vue tout ce que je risquais en cédant dans le point principal. Il descendait alors tout confus du trône qu’il croyait avoir déjà conquis et devait s’adresser là où je pouvais être heureuse sans danger. Ce que Marguerite m’avait conté de ses jeux secrets avec sa maîtresse, je le goûtais maintenant. Quand Franz était couché avec sa tête bouclée devant moi, me caressant le cou, le front et les cheveux, je trouvais que sa caresse avait le jeu le plus fou, le plus amusant, me chatouillait, me faisait rire, tâchait même d’être variée autant que possible, et quand tranquillement étendue je jouissais sans inquiétude, je me comparais intérieurement à la baronne et me trouvais beaucoup plus heureuse qu’elle. Moi j’avais un jeune homme joli et robuste, elle n’avait eu que Marguerite. Je pouvais voir l’influence de mon abandon. Il était admirable, surtout au moment du plus fort ravissement, quand mon âme rêvait, voluptueuse, et qu’il ne se séparait point de moi, mais au contraire m’aimait plus fortement, comme s’il eût voulu absorber toute ma vie. Cette espèce de jouissance a toujours eu un attrait extraordinaire pour moi. Cela tient à la passivité complète de la femme qui reçoit les caresses de l’homme et à l’hommage extraordinaire qui est ainsi rendu à ses charmes ; d’ailleurs elle est très rare, et surtout quand l’homme a le droit d’exiger davantage. Rien que dans le contact extérieur de la bouche, dans un simple baiser, son effet est plus qu’enivrant ; mais si la bouche connaît en outre son devoir ou l’a appris par le tressaillement des parties caressées, je ne sais vraiment si je ne dois pas préférer cette jouissance à toute autre. D’ailleurs elle dure plus longtemps et ne vous rassasie pas. Ce qui va suivre m’est encore plus difficile à avouer que tout ce qui a précédé. Aussi je renonce au beau droit de la femme de se faire toujours un peu violenter. La vérité est entre nous, et ce que je n’aurais pas le courage de vous dire oralement doit néanmoins être dit. Il est tout naturel qu’après tant d’amabilité et de complaisance de la part de Franz, la réciprocité eût lieu. Il y avait longtemps que je désirais faire tout ce que j’avais vu ma mère accomplir dans ce jour inoubliable où elle provoqua mon père à des jouissances répétées. La chose se fit toute seule. D’abord la main, en détournant honteusement les yeux, puis la bouche encore hésitante, mais goûtant peu à peu davantage, et à la fin le plaisir tout entier sans honte et sans vergogne. Je ne sais pas ce que les hommes ressentent quand ils osent caresser tous les objets de leurs vœux. Mais si j’ose en conclure par ce que je ressentis en regardant, caressant, baisant, en faisant toutes les folies imaginables avec tout ce qui m’était dévolu alors, vraiment la volupté de l’homme est alors puissante. Ce que je voyais et touchais maintenant, je l’avais déjà vu chez mon père, chez mon cousin et chez le cocher de mes parents. Mais je devais le connaître dans toutes les proportions de sa force et de sa beauté ! Franz était plus jeune que mon père, plus sain et plus robuste que mon cousin, plus aimable et plus tendre que ce grossier valet d’écurie ; donc une expérimentation sans fin. Sans doute, il y a beaucoup de femmes qui, par pudeur ou par afféterie, ne goûtent jamais le plaisir tout entier. Cela dépend de beaucoup de choses. Avant tout du caractère de la femme, puis aussi de la violence de l’homme qui ne s’attarde que très involontairement aux préambules pourtant si agréables et qui pousse immédiatement à l’ultime jouissance. Quant à Franz, il méritait bien ce dédommagement puisque je lui fermais avec tant de constance ce qu’il appelait son paradis. D’ailleurs il était si excité quand il m’avait si longtemps caressée que par simple pitié j’aurais dû faire ce que je faisais avec plaisir. J’avais peu de jouissance quand il était si hors de lui, je regrettais presque de croire que ma beauté était cause de tant de hâte virile. J’en goûtais par contre beaucoup quand, après une courte pause et un moment de conversation, il renaissait peu à peu, quand ce joli garçon, chef-d’œuvre de la nature, recouvrait toutes ses forces. Quel délicieux jeune homme ! tout en lui sentait la jeunesse, et les soins qu’il prenait de lui-même lui conservaient cette jeunesse. Comme il était ravissant aux moments où il me regardait ! Dois-je cacher, après avoir tout dit, que dans un moment d’enivrement je couvrais de mes baisers sa jolie tête bouclée, que je m’attardais longtemps à sa nuque et à son oreille droite qui s’ourlait comme un coquillage et que je préférais à son oreille gauche, je ne sais pas pourquoi d’ailleurs, car ses deux oreilles, comme chez tout le monde, se ressemblaient parfaitement. Aujourd’hui encore, le sang bout dans mes veines quand j’y pense, et vraiment je ne regrette rien de tout ce que j’ai fait alors. Mais ce que j’ai fait plus tard m’a donné des remords, d’amers remords, et je dois à votre amitié désintéressée que ces remords n’aient pas empoisonné le restant de ma vie. Je l’ai éprouvé moi-même, l’on n’ose pas jouer impunément avec le feu, et les principes les plus forts peuvent être trahis par un tressaillement momentané des nerfs, une humeur noire de notre intérieur. Ça serait bien triste si une jeune fille, à la lecture de ces lettres, avait envie d’agir comme je l’ai fait dans des circonstances particulières. Si, par exemple, elle s’adonnait plus d’une seule fois par semaine au plaisir solitaire, aussi voluptueux soit-il, des faiblesses corporelles et des maladies s’ensuivraient. Si elle se confiait à l’amitié intime d’une amie sans être auparavant assurée de sa discrétion, elle aurait toutes sortes d’ennuis. Si elle permettait à un jeune homme qui ne veut pas l’épouser toutes sortes de faveurs, et cela sans être sûre de ses sens, elle se rendrait malheureuse pour toute la vie ! La lecture des livres voluptueux et infâmes est très dangereuse pour les jeunes filles ! J’ai eu plus tard toute une collection de ces livres et connais par expérience l’impression qu’ils font. Les Mémoires de M. de H… ; les Galanteries des abbés ; la Conjuration de Berlin ; les Petites histoires, de Alihing ; les Romans priapiques en allemand ; le Portier des Chartreux ; Faublas ; Félicia ou Mes Fredaines, etc., en français, sont de véritables poisons pour les femmes non mariées. Tous ces livres racontent la chose d’une manière attrayante, excitante, mais aucun ne parle des suites, aucun ne met une jeune fille en garde contre l’abandon trop complet à l’homme ; aucun ne décrit les remords, la honte, la perte de l’honneur et les douleurs physiques qui peuvent arriver. C’est pourquoi le mariage est une institution excellente que chaque homme raisonnable doit défendre. Sans le mariage, les désirs sensuels feraient des hommes des bêtes sauvages. Ceci est ma conviction, bien que je ne me sois pas mariée. Une actrice n’ose pas avoir des liens. Elle ne peut être à la fois ménagère, mère de famille et l’idole du public. Je sens que je serais une épouse consciencieuse et une très tendre mère — naturellement si mon mari me rendait heureuse ainsi que je le mérite. C’est parce que je connais l’importance extraordinaire de la vie sexuelle dans toutes les conditions humaines, — c’est parce que je sais par expérience et par observation que ce point tenu secret par les hommes les plus honorables et les plus tendres est le centre de la vie en société, — c’est parce que je sais tout cela que je serais une compagne exemplaire. J’agirais comme ma mère a agi, je m’efforcerais d’être toujours nouvelle pour mon mari, je me prêterais à toutes ses fantaisies et pourtant je lui cacherais toujours quelque chose, je serais tout en semblant n’être rien, ce qui est, je crois, la clef de toute la vie humaine.