L’Œuvre du patricien de Venise Giorgio Baffo/À l’auteur tout semble moniche

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Traduction par Guillaume Apollinaire d’après la traduction d’Alcide Bonneau de Raccolta universale delle opere di Giorgio Baffo, éd. 1789.
L’Œuvre du patricien de Venise Giorgio Baffo, Texte établi par Guillaume ApollinaireBibliothèque des curieux, collection Les Maîtres de l’amour (p. 149-151).

À L’AUTEUR TOUT SEMBLE MONICHE

Tout ce que je vois, flaire, goûte et sens,
Tout me semble Moniche ; si je regarde le ciel,
Et que je contemple ce qu’il a de beau,
Le Firmament, pour moi, devient une Moniche.

Si je touche la terre, l’eau, le feu ou le vent,
Il me semble toucher la Moniche, avec son poil,
Et si à ces corps pense ma cervelle,
Tout élément pour moi se transforme en Moniche.

Si je flaire une plante, une fleur, un arbre, un fruit,
Et tout ce que peuvent produire la terre et la mer,
Je sens partout l’odeur de la Moniche :

En somme si je veux réfléchir
À tout ce que la Nature a de beau et de laid,
Se convertir en Moniche ma pensée elle-même ;
Je ne sais où me fourrer,
Et si je veux me cacher en quelque trou,
Je vais donner du nez juste dans la Moniche.
Si je mets la main
Sur n’importe quoi qui se mange,
En Moniche pour moi se change le pain d’Espagne ;
Mais mon cœur ne s’en plaint,

Comme faisait ce Roi qui ne mangeait pas,
Parce que tout ce qu’il touchait
Devenait d’or ;
Au contraire, toute nourriture me plaît davantage,
Justement parce qu’elle devient une Moniche ;
Elle ne me tente que plus
Et m’excite si fort l’appétit,
Qu’elle fait que plaît davantage la friture.
Elle me donne un tel prurit,
Que je mange les choses les plus abjectes,
Pourvu qu’elles soient à la sauce de la Moniche.
Ô Moniche bénie !
Le nectar des Dieux ne vaut pas un zest,
Comparé au bon goût qu’a ton bouillon !
Tu es meilleure que le miel,
Et bien autre que le sans-pareil et la mélisse
Est la Moniche, quand elle vous pisse dans la bouche !
J’ai dans l’estomac
La Moniche si bien fixée, et dans la tête,
Qu’au monde il ne me reste rien que la Moniche,
Et si je mande à la hâte
Ma pensée en quête de quelque idée abstraite ;
M’apparaît une Moniche faite comme elle
Chère bien heureuse Moniche,
Sujet de mes consolations,
Tu me donnes donc du plaisir même en songe !
J’en ai plus de satisfaction,
Parce qu’on peut se figurer en idée les plaisirs
Bien plus grands qu’ils ne sont réellement.
En toi continuellement
Je découvre choses admirables, au point
Que d’en parler un homme n’est pas digne.
Ô soutien du Monde,
Ô centre des plaisirs et des contentements,
Ô soulagement des malheureux vivants,

Bonne par tous les vents !
Ô porte céleste, ô vase d’élection,
Ô seul et unique bien sans défaut !