L’Œuvre du romantisme au théâtre

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L’Œuvre du romantisme au théâtre
Revue des Deux Mondes5e période, tome 8 (p. 923-934).
REVUE LITTÉRAIRE

L’ŒUVRE DU ROMANTISME AU THÉÂTRE

Un bel enterrement est beau : il a son charme propre, fait de l’ordonnance sévère de la cérémonie, de la magnificence triste du spectacle, de l’harmonie grave de la musique, et du recueillement des assistans. A cet ordre de jouissances appartiennent celles dont nous sommes redevables à la Comédie-Française pour la solennelle reprise qu’elle a faite des Burgraves. Apparemment ce n’est pas pour nous donner la sensation de l’immortalité du génie de Victor Hugo qu’elle a choisi dans son théâtre tout juste la pièce tombée jadis de la chute la plus retentissante ; elle n’a pu songer à faire réviser par le public de 1902 l’arrêt du public de 1843, l’opinion étant établie sur une œuvre où mérites et défauts sont pareillement énormes, éclatans, aveuglans ; elle n’a pas davantage cherché une occasion de nous faire admirer la valeur d’ensemble de sa troupe, ni l’art avec lequel les chefs d’emploi de cette troupe disent les vers : c’est toujours ce qu’il y a de plus défectueux à la Comédie-Française. Mais les Burgraves marquent une date, celle de l’échec définitif du romantisme au théâtre. Ce à quoi on nous a convié, c’est donc à la pompe funèbre du drame romantique. On nous invite à méditer sur la destinée qui fut celle de ce genre depuis si longtemps défunt. Nous y serons aidés par plusieurs publications récentes. L’époque romantique est aujourd’hui fort à la mode parmi les curieux d’histoire littéraire. Après le Dumas de M. Parigot, voici un livre tout plein de renseignemens sur Vigny, son intimité, ses aventures sentimentales et ses relations littéraires, Alfred de Vigny et son temps[1], par M. Léon Séché. Puis ce sont deux volumes sur Victor Hugo[2], rédigés par les élèves de l’École normale supérieure, afin que, dans le culte rendu à Victor Hugo, la littérature eût, elle aussi, sa place, et qu’un hommage lui vint de la jeunesse, d’une jeunesse composée de jeunes gens. Enfin, M. Léon Lafoscade a consacré au Théâtre d’Alfred de Musset[3] une thèse d’où se dégage à tout le moins cette conclusion, qu’étudiées avec application et commentées avec méthode, les comédies de Musset peuvent en venir à donner l’idée de quelque chose de figé et de morne. De Hugo à Vigny et de Dumas à Musset, voyons donc comment les romantiques ont marqué leur passage dans notre littérature dramatique et comment un même principe, en traversant le drame, l’a stérilisé, pour aller s’épanouir dans des œuvres qui n’ont de commun que le nom avec celles de la scène.

Cette destinée si bruyante du drame romantique a été étrangement courte : c’est ce qui frappe d’abord. Elle n’a pas rempli quinze années. Le public était déjà dégoûté de ce genre, sans peut-être avoir jamais eu pour lui un goût très prononcé ; les écrivains qui l’avaient créé s’en désintéressaient. Victor Hugo a désormais dit un adieu définitif au théâtre et, durant quarante-deux années de production ininterrompue, il ne se souciera pas d’y revenir ; Alfred de Vigny est monté dans sa tour d’ivoire ; le seul Dumas continue d’écrire pour le théâtre, parce que, seul de son groupe, il avait « le don.  » C’est la preuve que les auteurs eux-mêmes n’ont eu guère de foi dans la vitalité de leur œuvre au théâtre. Ou, pour mieux dire, Os se sont aperçus qu’ils y avaient totalement échoué : ils ont dû constater que la campagne menée avec tant de violence avait tourné en déroute : splendeur des préfaces, fracas des promesses, tapage des réclames, choc des batailles, tout se résolvait dans le néant.

Leur programme n’avait jamais été fort net ; néanmoins on s’était entendu sur quelques points essentiels. Les romantiques se proposaient de doter le théâtre d’un genre nouveau, le drame historique, qui n’aurait été que le roman de Walter Scott découpé en actes et en scènes. Il aurait différé de la tragédie par deux traits principaux : d’abord, au lieu d’exprimer la vérité universelle, il aurait exprimé une vérité relative, celle de sentimens en rapport avec une époque déterminée ; ensuite, à l’action resserrée dans un cadre étroit il aurait substitué une action plus libre, se répandant en scènes variées par la couleur et par le ton. De ce genre, à peine serait-il exact de dire, comme nous le faisions tout à l’heure, qu’à une certaine date, il soit mort : car cela impliquerait qu’à une autre date, il avait été vivant. Or, dès le moment où il s’essayait à naître, il s’était trouvé pris entre deux genres trop fortement constitués : la tragédie, vieil arbre où la sève ne montait plus, mais qui, par sa masse, bouchait encore la route, le mélodrame qui alors faisait fureur. Tous deux répondaient à des besoins réels et tous deux avaient des racines dans la nature de l’esprit. Le drame n’avait su qu’osciller entre les deux, tantôt se laissant absorber par l’un, tantôt se confondant avec l’autre, sans jamais arriver à se réaliser lui-même sous une forme volontaire et indépendante. Au début, il s’était tenu plus près de la tragédie, encore en possession de la scène et dont le prestige continuait de s’exercer sur ceux mêmes qui voulaient la détruire. Cromwell est une tragédie, dans la plus précise acception du terme : l’exposé sous forme dramatique d’une crise morale. Hernani est une tragédie dont la scène voyage en plusieurs endroits. Chatterton est une tragédie, quoiqu’en prose, et Racine en eût approuvé la simplicité d’action. Plus tard, et à mesure que les auteurs perdent de leurs scrupules, c’est vers le mélodrame que penche le drame, et il y penche au point d’y tomber. Non seulement c’est le cas de tous les drames en prose de Victor Hugo, et Lucrèce Borgia, Marie Tudor, Angelo n’ont rien à envier à la Tour de Nesle, mais le superbe manteau poétique des Burgraves n’est jeté que sur une armature de mélodrame. Rien n’y manque : souterrains, fenêtres sanglantes sur l’abîme, philtre, cercueil, une bohémienne qui dans l’espèce est une Corse, l’enfant perdu et retrouvé, les déguisemens, les changemens de nom, les reconnaissances. En sorte qu’à l’heure où les romantiques renoncent à écrire pour le théâtre, le répertoire de la tragédie s’est accru de quelques tragédies altérées et faussées, celui du mélodrame de quelques mélodrames mieux écrits que les autres ; mais on n’a pas vu s’installer à la scène un troisième genre, ayant son originalité propre et différant, par sa constitution intime, de tout ce qui n’est pas lui.

D’où vient, d’ailleurs, chez Hugo et ses amis, cette impuissance à créer ce genre dont ils avaient si péniblement échafaudé la théorie ? La raison en est toute simple : c’est qu’amenés par les circonstances à faire irruption au théâtre, où leurs tendances naturelles ne les portaient pas, ils n’ont pas considéré que le théâtre eût des lois auxquelles ils dussent se soumettre. Cette idée ne leur est pas venue que, pour mener à bien l’œuvre nouvelle qu’ils entreprenaient, il leur fallût changer de procédés. Lyriques ils étaient, lyriques ils sont restés. Ils ont continué de se développer dans le même sens, et tragédie du mélodrame n’ont été que des cadres où ils ont laissé courir leur fantaisie. Le théâtre est par excellence le genre impersonnel : des acteurs dont chacun a son caractère sont aux prises avec une situation qui met en conflit leurs passions où leurs intérêts : ils agissent et dialoguent en conformité avec cette situation et avec leur caractère. Pour le poète romantique, l’acteur n’est que son porte-parole, la situation n’est que la matière sur laquelle sa verve s’exercera. Lui-même ne cesse d’intervenir de sa personne : pas un acte ne s’accomplit sur la scène et pas un propos ne s’y débite qui ne soit déterminé par rapport à lui. Aussi, tandis qu’on ne pourrait citer aucun élément dramatique constituant l’apport des romantiques au théâtre, en revanche on retrouve dans leur drame tous les thèmes de leur lyrisme et tous les procédés par lesquels chacun d’eux a coutume de les développer.

Un des thèmes les plus habituels du lyrisme moderne est la rêverie amoureuse. Elle reparaîtra sous toutes ses formes dans le drame romantique, et nous aurons des sérénades, des romances, des épithalames et des lamentos. D’acte en acte, le duo d’amour reprend avec une orchestration différente, comme dans un opéra : il n’y manque que la musique, si toutefois aucune musique peut égaler celle des vers de Hugo. Le duo de Hernani et de Doña Sol exprime tour à tour la frénésie de l’amour dans les éclairs et dans le tonnerre, le triomphe de l’amour heureux, la lamentation de l’amour et de la mort. L’amour de Ruy Blas et de la Reine a des soupirs d’élégie ; celui de Régina pour Otbert, c’est l’amour s’appariant aux teintes de l’automne et à la mélancolie des fins de jour. Dans chacun des « morceaux » exécutés par le poète, on retrouverait la coupe et le mouvement qui sont ceux de l’ode. Ruy Gomez exprime-t-il à Doña Sol ses (angoisses de vieillard amoureux ? un premier couplet est pour traduire sa jalousie « quand passe un jeune pâtre,  » un second est fait sur cette idée que les vieux aiment plus fidèlement que les jeunes, un troisième exalte le dévouement de la jeune fille qui accepte pour mari un vieillard ; les brèves interruptions de Dona Sol ne sont qu’autant de points de repère qui permettent au développement lyrique de reprendre son essor. D’autre part, Olympio est aussi bien l’auteur de la Rêverie d’un passant à propos d’un Roi ; il aime à méditer sur les grandes catastrophes de l’histoire, sur les révolutions des empires et sur la chronique au jour le jour des événemens publics : le monologue de Charles-Quint n’est qu’une « méditation » sur l’Eu l’Europe de Charlemagne, celui de Barberousse est une « méditation » sur l’Allemagne féodale.

Souvent médiocres pour la pensé » ; et pour le sentiment, les premiers recueils lyriques de Victor Hugo sont déjà incomparables pour la valeur pittoresque. La couleur, qui avait été, dans les Orientales, la grande nouveauté, est pareillement le mérite le moins contestable des drames de Hugo. On n’avait encore rien vu à la scène, on n’y a rien vu depuis qui fût d’un coloris si riche et si chaud. Les exigences de cette faculté de vision colorée n’expliquent pas seulement pourquoi le décor et le costume feront désormais partie intégrante du drame, elles rendent compte du choix des sujets : Hernani et Ruy Blas sont des débauches de couleur espagnole, Marion Delorme est une fantaisie pittoresque dans le genre Louis XIII et les Burgraves dans le genre moyenâgeux. Par là encore s’explique l’invention de certains personnages, le rôle tout picaresque d’un Saltabadil, la truculence d’un Don César, héritier en droite ligne du burlesque de Scarron. Ce goût du burlesque, qui a été de tout temps un travers de l’esprit de Victor Hugo, lui avait inspiré l’étonnante théorie du grotesque qui tient dans la Préface de Cromwell une place si démesurée, et où il ne faut voir que l’expression d’une tendance de son esprit dont il fait hardiment et complaisamment une loi de l’esthétique. De là sa sympathie pour le rôle « shakspearien » du fou : il y a dans Cromwell quatre fous d’ailleurs inutiles, il y a dans Marion Delorme un fou lugubre, et tout vient aboutir à la conception vraiment délirante du rôle de Triboulet, le fou tragique et sublime

Certes il faudra attendre les Châtimens pour voir la verve satirique de Hugo se déployer dans toute son ampleur ; mais, à travers son théâtre, elle avait fait déjà plus que de s’essayer. La déclamation passionnée et furieuse y éclate atout instant, et la scène s’y change eu une tribune d’où le poète vengeur, avec des éclats de voix et un luxe de rhétorique exaspérée, fait la leçon aux grands de la terre. Le Roi s’amuse n’est d’un bout à l’autre qu’un pamphlet : c’est tantôt Saint-Vallier qui y injurie la royauté, et tantôt Triboulet qui humilie-la noblesse. Et l’apostrophe de Ruy Blas aux ministres de Charles II fait assez bien pressentir de quel ton l’exilé de Jersey apostrophera les ministres de Napoléon III.

Ce qu’on suivrait mieux encore à travers le théâtre de Victor Hugo, c’est le développement de son génie épique. Déjà, dans Hernani, tout ce qui n’était pas lyrisme était épopée. Ruy Gomez, Nangis, Saint-Vallier sont de » "vieillards qui semblent détachés de nos anciennes chansons de geste. Tel acte de Ruy Blas aurait sa place dans la Légende des Siècles, à côté de la Rose de l’Infante. Les Burgraves tout entiers y feraient belle figure à côté d’Éviradnus. C’est sous la forme d’une vision poétique du passé qu’est apparue à Victor Hugo, pendant son voyage du Rhin, l’idée de ce dernier drame. Et il y a merveilleusement exprimé tous les sentimens qui sont l’âme même de la poésie primitive : foi inébranlable dans la survie des héros légendaires qui reviendront à l’heure choisie par eux pour sauver leur pays, culte de la vieillesse, religion du serment, devoir de l’hospitalité, respect du mendiant envoyé par le ciel, nostalgie des temps anciens, sensation douloureuse que l’humanité dégénère et que les hommes d’aujourd’hui sont moins grands que les hommes d’autrefois. Aussi les Burgraves peuvent bien être un des pires entre les mélodrames, ils sont par ailleurs un des plus beaux poèmes qu’il y ait dans notre littérature.

Enfin, ce à quoi il faut toujours revenir quand on parle de Victor Hugo, c’est à sa prodigieuse puissance d’invention verbale. C’est chez lui que du mot naît l’idée. De même, dans son théâtre, des scènes entières ne sont que des prouesses de développement verbal. Taine reprochait à la tragédie de Racine d’être oratoire : comment eût-il qualifié le drame de Hugo ? Entre toutes, une figure de mots, l’antithèse, a sur son esprit un pouvoir si impérieux qu’elle semble avoir présidé à la genèse de toutes ses pièces. Hernani oppose le bandit à l’empereur et le jeune homme au vieillard ; le Roi s’amuse oppose au roi le bouffon ; Marie Tudor, l’ouvrier au grand seigneur ; Angelo, la courtisane à la grande dame ; Ruy Blas, le valet au ministre et le ver de terre à l’étoile. Non seulement, dans ce théâtre, l’antithèse oppose un personnage à un autre, mais, dans un même personnage, elle oppose les sentimens à la condition et un trait de caractère à un autre trait de caractère. Marion Delorme est la courtisane à qui l’amour a refait une virginité, âme pure dans un corps souillé. Triboulet est le bouffon transfiguré par l’amour paternel, âme tendre dans un corps biscornu. Marie Tudor est la reine sacrifiant à son amour la raison d’État, la femme dans la reine. Tisbé est la fille sublime. Ruy Blas est l’homme de génie sous la livrée d’un laquais. Antithèse dans les rapports des personnages entre eux, antithèse dans la conception intime des caractères : dans ce théâtre, tout n’est qu’antithèse.

Sentimental, déclamatoire, pittoresque, satirique, épique, verbal, tel est le lyrisme chez Victor Hugo ; chez Vigny, il se charge de philosophie. L’auteur d’Éloa ne voyait dans un poème qu’un symbole pour traduire une idée : c’est à la même fin qu’il fera servir les moyens du théâtre. Il écrit dans la préface de la Maréchale d’Ancre : « Au centre du cercle que décrit cette composition, un regard sûr peut entrevoir la Destinée, contre laquelle nous luttons toujours, mais qui l’emporte sur nous dès que le caractère s’affaiblit ou s’altère…  » Chatterton ne lui sert qu’à exprimer une fois de plus l’idée qui lui avait déjà inspiré Moïse et Stello : le martyre perpétuel et la perpétuelle immolation du poète. Aussi chaque personnage, dénué de réalité vivante, n’y incarne-t-il qu’une entité : Chatterton, la souveraineté et la misère du poète ; Kitty Bell, la pitié de la femme ; John Bell, l’égoïsme de la société ; le lord-maire, l’indifférence des pouvoirs publics ; le quaker la raison supérieure, à moins que ce ne soit le pédantisme et l’ennui. — Pour ce qui est de Dumas père, nous nous sommes trop récemment expliqué sur son cas pour avoir le courage d’y revenir ; mais sans doute il ne serait pas très difficile de montrer que c’est lui qui parle par la bouche d’Antony de Kean ou de Buridan.

Le drame romantique, où l’auteur est perpétuellement en scène, est donc un perpétuel contresens. Car il est absurde de prêter, à des gaillards du temps de François Ier, de Cromwell ou de Louis XIII, les langueurs, la mélancolie, la révolte et la fièvre de la génération de 1830. Puisque le cadre du drame nous est donné pour historique, nous ne pouvons nous empêcher de constater que la date des sentimens n’est pas celle du cadre. Puisque le drame est le développement d’une situation, nous ne pouvons nous empêcher de constater que l’action y est toujours au rebours des exigences de la situation ; comme si, par une espèce de gageure, les personnages s’y étaient imposé la loi de dire toujours le contraire de ce qu’ils devraient dire et de faire le contraire de ce qu’ils devraient faire. Cela révolte notre besoin de logique ; cela met à la torture notre bon sens ; cela est faux, et, en art, ce qui est faux n’est pas viable. — Pour tout dire, il y a, dans le drame romantique, contradiction essentielle entre deux principes : celui du théâtre, qui est l’impersonnalité, celui du lyrisme, qui est la personnalité. Quand ces deux principes se trouvent en présence, il faut que l’un chasse l’autre. Ou bien l’élément dramatique se libère du lyrisme, et c’est ce qui est arrivé pour notre tragédie. Ou bien le lyrisme reste seul maître de la place. C’est ce qui arrivera pour les pièces de Musset. Aussi ne seront-elles pas des œuvres dramatiques, mais elles seront des œuvres d’art. Par un juste instinct de poète, ou par un effet de sa hardiesse cavalière, l’auteur réalisera dans ces œuvres purement lyriques ce qui avait manqué au drame : l’unité de composition.

Quel service a rendu à Musset le public qui sifflait la Nuit vénitienne, Musset ne s’en est peut-être jamais douté, mais nous le voyons nettement, nous qui lisons : les Caprices de Marianne, Fantasio, Barberine, On ne badine pas avec l’amour, le Chandelier, Il ne faut jurer de rien. Dans un accès de mauvaise humeur, le poète s’était promis de ne plus rien donner au théâtre : il tenait sa parole, et se contentait d’envoyer au directeur de la Revue des Deux Mondes ses comédies et proverbes. L’un coup il s’était affranchi de toutes les exigences de la scène : il avait conquis sa liberté, il en usait avec délices pour composer un théâtre où il était spectateur autant qu’acteur, se donnant à lui-même la comédie de son esprit et de son cœur. Plus de cadre historique brossé à grand renfort d’érudition hâtive, sauf dans Lorenzaccio, mais un décor créé par le poète, assorti à son humeur, et imaginé à souhait pour s’harmoniser à sa fantaisie. Cela se passe dans une Bavière familiale, dans une Bohême de conte bleu, dans des seigneuries imaginaires, dans des châteaux peuplés de vieilles gens ridicules et aimables, en Italie, en France et partout ailleurs où il vous plaira. L’important est qu’il y ait une place pour s’y rencontrer, une taverne pour s’y enivrer, un jardin pour s’y donner rendez-vous, de grands arbres qui font de l’ombre, une clairière qui laisse filtrer le soleil, un banc de mousse pour y parler d’amour, une fontaine pour s’y mirer, un parterre où cueillir des fleurs pour les mettre en bouquets à Chloris et les faire entrer dans les comparaisons. Le décor s’arrange suivant le besoin de chaque scène : nous étions dans un château, nous voici sur la grande route ; nous étions dans une auberge, et nous voici dans un parc. Sitôt qu’on songe à un personnage, il apparait. « Perdican me demande de lui dire adieu, avant de partir, près de la petite fontaine où je l’ai fait venir hier. Que peut-il avoir à me dire ? Voilà justement la fontaine et je suis toute portée… Voilà Perdican qui approche avec Rosette.  » Les conditions d’espace et de temps sont supprimées ; les choses se passent ainsi dans le rêve où nous voyons les images surgir sans cesse, se suivre sans lien, se succéder sans transition, s’évanouir et se reformer. Une atmosphère de rêve baigne en effet ces pièces légères, noie les contours des paysages, assourdit les teintes des costumes, donne aux êtres comme aux choses on ne sait quoi d’immatériel. Bien qui pèse à l’esprit, rien qui contraigne son caprice, rien qui gêne son essor. Tandis que le décor du drame romantique, avec ses indications minutieuses et précises, s’impose à l’imagination et de toutes parts limite devant elle l’horizon, les quelques traits sommaires, dont Musset se contente, laissent notre imagination libre, active, maîtresse de composer avec nos propres souvenirs, de renouveler et de modifier à mesure ce décor qui sans doute n’est pas tout à fait le même pour chaque lecteur. Cela ne suffirait-il pas, au surplus, à montrer combien les comédies de ce théâtre se déforment et se dénaturent sitôt qu’on commet la faute de les transporter à la scène, où elles sont emprisonnées entre la toile de fond et les portans de carton peint ? Cette invention du décor est la plus heureuse trouvaille du poète ; c’est ici le point essentiel, le trait décisif. C’est le décor qui donne à ce théâtre son charme et son harmonie ; il fait plus et j’allais dire qu’il lui donne sa vraisemblance. Dans ces pièces dont la rêverie du poète a façonné le cadre, il deviendra naturel que le poète place sa propre rêverie, souriante et mouillée de larmes. Dans ce décor qui n’est que l’imagination du poète projetée au dehors, quoi d’étonnant si nous trouvons Musset lui-même et si nous le retrouvons encore dans le choix des interlocuteurs qu’il lui a plu de grouper autour de lui afin d’avoir qui lui donne la réplique ?

« C’est au souvenir des folies du carnaval que Fantasio a dû le jour, nous dit l’éditeur des œuvres complètes du poète. Alfred de Musset écrivit cette comédie vers la fin de 1833, peu de temps avant de partir pour l’Italie, dans un moment où il n’avait que des idées riantes.  » Il en écrira d’un autre ton au retour de ce voyage d’Italie. C’est donc Musset lui-même qui, pour clôturer dignement une semaine de carnaval, se costume en bouffon et s’affuble de la défroque de saint Jean, pour pêcher au bout d’un hameçon la perruque du prince de Mautoue. Il est aussi bien Fortunio, dont il a le joli visage, les cheveux blonds et les yeux bleus, Fortunio, c’est-à-dire Chérubin attendri, devenu sentimental pour avoir lu les Méditations, et dont la hardiesse de page s’est changée en mollesse élégiaque de « rêveur à nacelle.  » Il est le jeune Rosemberg, étourdi, fat, impatient de réussir auprès des femmes, naïf dans sa suffisance et charmant dans sa fatuité. Comme Perdican, il est esprit fort, il a lu les philosophes du XVIIIe siècle, il ne croit pas à l’immortalité de lame, et il déclame contre les couvens. Son dandysme fait la roue dans les déclarations paradoxales de Valentin. Enfant du siècle, il en a les lassitudes et la désespérance. Homme à la mode, il est le causeur de salon de ses proverbes mondains. Même, il lui arrive de se dédoubler, et, comme l’auteur de la Nuit de décembre conversera avec le jeune homme vêtu de noir qui lui ressemble comme un frère, déjà Octave et Cœlio ne sont que le Musset libertin conversant avec le Musset sentimental. « Moi seul, je l’ai connu… C’était la bonne partie de moi-même. Je ne suis qu’un débauché sans cœur. Je n’estime point les femmes. L’amour que j’inspire est comme celui que je ressens : l’ivresse passagère d’un songe.  » Ainsi se lamente Octave sur la tombe où il vient d’ensevelir Cœlio : ainsi pouvait parler Musset dans les heures de clairvoyance et de repentir où il s’apercevait lui-même et se jugeait.

Dans ce monde créé par un jeune homme de vingt-cinq ans, il ne fait bon vivre que pour ceux qui ont « jeunesse de visage et jeunesse de cœur.  » Il va sans dire que le mari y jouera un sot personnage et ne cessera d’être ridicule que pour devenir odieux. Il sera « horrible et idiot » comme le prince de Mantoue, crédule comme maître André, imbécile et cruel, comme le juge Claudio. Les régens et autres empêcheurs de s’amuser seront traités suivant leurs mérites et présentés tels qu’ils sont : pédans comme Blasius, ivrognes comme Bridaine, laids à faire peur comme dame Pluche aux coudes effilés. Derrière ces grotesques, c’est Musset que nous devinons, c’est sa raillerie et son impertinence. Les personnes d’âge n’ont vraiment qu’un moyen d’obtenir l’indulgence de ces jeunes gens, c’est de se montrer elles-mêmes indulgentes à la jeunesse. Van Bück prend son rôle d’oncle à la manière des oncles du Gymnase et acquitte les lettres de change de son mauvais sujet de neveu, dont les fredaines le ragaillardissent. Hermia, la mère de Cœlio, se souvient d’avoir été belle, et conte à son fils le drame d’amour dont elle fut l’héroïne. Le baron de On ne badine pas avec l’amour s’enferme dans son cabinet de travail pour ne pas voir d’étranges choses qui se passent dans ses terres seigneuriales. La baronne de Il ne faut jurer de rien est trop attentive à sa partie de whist ou trop occupée à chercher son peloton de laine pour empêcher sa fille de recevoir des billets doux ou de courir la nuit à un rendez-vous. Voilà de braves gens qui se tiennent à leur place ; il leur est beaucoup pardonné parce qu’ils ne sont guère gênans.

Il faudrait ici évoquer en regard ces images féminines qui ne sont que les formes que prend la rêverie amoureuse de Musset, images toutes différentes et vivantes. Dans le drame romantique, il y avait vingt héroïnes, toujours pareilles, et pas une femme ; il y a une galerie de femmes dans le théâtre de Musset, et c’est presque le seul où l’on rencontre des jeunes filles. Jeunes gens tous spirituels, jeunes filles toutes gracieuses, jeunes femmes toutes belles, quelle affaire ces personnages peuvent-ils avoir entre eux ? L’amour, unique souci et culte unique, leur crée une morale à leur usage et une religion. Il n’est de péché que contre lui ; mais vouloir se soustraire à ses lois, voilà le péché, voilà le crime. Marianne a péché contre l’amour : ne s’avise-t-elle pas, avec ses dix-neuf ans et un mari qui a l’encolure de Claudio, d’être fidèle à ce mari ? Ceux qui ont arrangé le mariage de la petite princesse Elsbeth ne sont-ils pas de grands coupables ? Qu’est-ce que la raison d’État en regard des raisons du cœur, et la paix entre deux peuples n’est-elle pas achetée trop cher si l’union qui la scelle doit faire couler deux larmes sur un voile d’épousée ? Camille aime son cousin, et l’aveu, monté du cœur, lui brûle les lèvres ; mais, orgueilleuse et coquette, elle se livre à un marivaudage forcené : c’est pécher contre l’amour et il faut qu’elle soif punie cruellement.

Musset n’a jamais rien su que l’amour ; mais de cet amour, joie et tourment de nos cœurs, charme et supplice de notre vie, il a su de bonne heure la double nature :


Amour, fléau du monde, exécrable folie,
Toi qu’un lien si frêle à la volupté lie,
Quand par tant d’autres nœuds tu tiens à la douleur !


On peut le suivre à la trace, et reconnaître son passage aux ruines qu’il a semées. André del Sarto a volé l’argent du roi et gâché son génie pour une femme qui le trahit ; pendant que Marianne s’éprend d’Octave, qui ne l’aime pas, Cœlio, qui l’aime, tombera sous les coups destinés à un autre ; l’amour fera une victime, Rosette ou Fortunio, et peu importe qu’innocente ou coupable soit cette victime. Comment se résoudre pourtant à ignorer toujours le mot de l’univers, à mourir sans avoir vécu ? « Hélas ! l’homme tend à la nature une coupe aussi large et aussi vide qu’elle. Elle n’y laisse tomber qu’une goutte de sa rosée ; mais cette goutte est l’amour.  » Loi cruelle, c’est la loi, et il faut que l’extase s’achève en sanglots. L’atmosphère de ce théâtre est saturée de volupté et chargée d’orage ; étonnez-vous de la trouver si troublante ! Ainsi ce théâtre, dont l’unique inspiratrice est la fantaisie, et une fantaisie personnelle entre toutes, nous en apprend plus sur les choses de la vie que tout le théâtre d’histoire, de philosophie et de prédication sociale des romantiques. A coup sûr le cercle en est des plus restreints ; il n’y tient que l’émotion d’un instant fugitif. Mais, si mince qu’elle soit, c’est beaucoup d’avoir mis dans une œuvre d’art une parcelle d’humanité. Musset y est arrivé, parce que, poussant jusqu’au bout dans le sens où les romantiques s’étaient arrêtés à moitié route, il a résolument fait abstraction de tout ce qui n’était pas lui-même. C’est encore un moyen de découvrir la réalité humaine que de la chercher dans son cœur : « J’ai mon cœur humain, moi ! » Musset, n’ayant connu que lui seul, n’a donc mis que lui dans ses pièces ; et, à force de hardiesse insouciante et de sincérité égoïste, il a fait rentrer dans la littérature théâtrale ce que les romantiques en avaient si outrageusement banni : la vérité.

Hymnes et méditations, la musique et les couleurs, satire, épopée, philosophie, le romantisme a jeté tous ces élémens dans le théâtre sans, arriver à les fondre avec lui. Il a essayé sans succès à la scène d’un composé mi-partie de lyrisme et mi-partie de drame, tandis que Musset réalisait une comédie toute lyrique et formée loin de la scène. Ceux des drames de Hugo et de Vigny qui n’ont pas péri valent par des mérites étrangers au théâtre, et les comédies de Musset ne sont pas du théâtre… Est-ce à dire que l’œuvre du romantisme au théâtre ait été tout à fait vaine ? Non certes. En passant par le théâtre, les écrivains romantiques s’y sont modifiés. Le lyrisme de Victor Hugo s’y est peu à peu dépouillé de ce qu’il avait de trop personnel ; en ressuscitant le décor des époques disparues, il s’est acheminé vers la fantaisie épique de la Légende des siècles. L’individualisme révolté de Vigny s’élargit en un pessimisme d’une valeur universelle. Dumas, libre enfin d’un ambitieux fatras, s’installe dans sa fonction de dramaturge et de conteur populaire. Ne disons rien de Musset, qui, en 1843, n’est plus que le « jeune homme d’un très beau passé.  » Sur les destinées elles-mêmes du théâtre, le romantisme n’a pas été sans influence : il a donné le coup de grâce à la tragédie moribonde ; la comédie de mœurs lui doit plusieurs de ses élémens, et quelques-uns d’ailleurs des plus fâcheux. Mais ce dont le romantisme a été incapable, ç’a été de créer un genre. On sait ce que c’est qu’une tragédie, une comédie, un mélodrame, un opéra, un vaudeville ; on ne sait pas ce que c’est qu’un drame romantique. Veut-on le définir ? on ne peut le faire que par des traits qui ne sont pas de l’ordre dramatique et qui d’ailleurs varient avec chaque auteur : notion décevante et qui échappe. Le drame romantique n’a jamais existé : peut-être est-ce pour cette cause que les discussions auxquelles a donné lieu son histoire sont restées toujours obscures. Une distinction assez facile à faire y mettrait un peu de clarté : c’est qu’il y a, dans l’histoire de notre théâtre, une période romantique ; il n’y a pas de théâtre romantique.


RENE DOUMIC.

  1. Alfred de Vigny et son temps, par M. Léon Séché, 1 vol. in-8o ; Juven.
  2. Victor Hugo, leçons faites à l’École normale supérieure par les élèves de 2e année, sous la direction de M. Ferdinand Brunetière, 2 vol. in-16 ; Hachette.
  3. Le Théâtre d’Alfred de Musset, par M. Léon Lafoscade, 1 vol. in-16 ; Hachette.