L’œil du phare/8

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Le Soleil (p. 105-127).

VII

Le Carnaval au village


Depuis quelques mois, la condition économique de la famille Pèlerin s’était notablement améliorée. Personne n’aurait pu l’ignorer, les Dupin pourvoyaient à ses besoins en attendant le jour où Jean par son travail mieux ordonné trouverait moyen d’y suffire. Sans ostentation et avec la discrète fierté de soustraire la pauvre veuve, sa sœur, aux humiliantes corvées chez les paysans, — car on entretenait la vague intention de revenir au Canada en villégiature, — madame Dupin, qui jouit d’un fort grand crédit dans les finances et la générosité de son mari, a mis bon ordre à tout cela. À l’aide d’une correspondance régulière se poursuit cette œuvre providentielle qui a pour double effet de vivifier là-bas, dans la charité fraternelle et chrétienne, des âmes naturellement bonnes, et d’entretenir ici des cœurs au chaud de la plus vive reconnaissance. Partant, lorsqu’on apprit aux Pignons-Rouges que le jeune Dupin, dédaignant les plaisirs de la ville, viendrait passer quelques jours chez sa tante, dans l’intimité, à cette époque de l’année où l’on fait d’ordinaire si grand état d’un hôte au village, il y eut branle-bas dans la maisonnette. On aménagea à cette fin la grande chambre ; il n’y avait rien de trop beau par toutes les pièces de l’humble demeure qui ne trouvât place au service de celui qu’on allait tant choyer. Toutefois, une dernière lettre vint un peu compliquer les choses ; Émile y demandait la permission d’amener avec lui un ami très intime, Hector Hardy, qui, vu l’absence d’hôtellerie à Saint-Germain, serait aussi le commensal des bons villageois. Il répondait de son aménité exceptionnelle et de sa manière nullement encombrante.

On peut frémir dans son humilité à de semblables propositions ; mais comment s’y refuser, opposer gêne et réserve à ces Américains qui ne doutent de rien ?

Toutefois, le plaisir n’en fut que plus grand lorsqu’à la gare de Saint-Pascal, dans l’après-midi du 31 décembre, l’étudiant étranger, aussi franchement que le cousin, tomba dans les bras de Jean tout comme s’ils se fussent déjà connus depuis vingt ans, et se présenta au foyer rustique avec la gentillesse à la fois la plus enjouée et la plus respectueuse, pour disputer à son ami toute l’affection de sa bonne tante.

— « Ce n’est pas gênant, dira bientôt celle-ci, de recevoir du monde aussi avenant ».

En effet, Hector Hardy, fils d’un professionnel à l’aise établi dans l’une des provinces de l’ouest canadien, esprit superficiel astreint à subir sous peu les rudes épreuves qui conduisent au doctorat médical, n’est pas marri de faire trêve durant quelques jours aux trop sérieuses études qu’il mène de conserve avec son confrère Dupin. Rendre un peu les guides à son humeur joviale au milieu d’une société bonne et naïve, mettre en œuvre ses multiples talents de société, même d’une façon carnavalesque qui repose l’esprit en faisant rire, servirait, pensait-il, d’heureuse détente aux efforts intellectuels que lui impose le commerce avec son copain, d’une intelligence plus pratique. Dans sa philosophie de Roger-Bontemps il estime trop commun le talent de se rendre détestable, et il cultive l’amabilité comme un art d’agrément. Conscient de sa valeur et de ses moyens, il ne songeait guère à abdiquer aucun des prestiges que lui valait son caractère de bout-en-train. À peine installé dans la paisible demeure, il en connaissait tous les êtres, et c’est lui qui déjà, après mille questions sur les us et les choses de la localité, dressait le programme divertissant des quelques jours qui allaient suivre.

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Ce qui égaye l’œil du touriste dans la campagne canadienne, en hiver, c’est surtout la grande clarté que l’absence du feuillage et l’uniforme tapis des neiges a partout épandue. La carapace blanchie de la montagne ressort plus nettement de sa végétation dépouillée, et aux creux des vallons naguère ombreux pénètre sans obstacle le rayonnement des jours ensoleillés ou des nuits constellées. La plage surtout, comme à Saint-Germain, autour des îles et des caps, offre l’aspect du glacier aux moraines étincelantes, sourdement travaillées par l’action quotidienne du flot et du jusant de la marée.

Émile Dupin qui a fréquenté ces parages, il y a quelques mois à peine, s’intéresse tout particulièrement au changement à vue de ce décor. Là où les eaux du fleuve en été languissaient le plus souvent aux abords faciles des terres, se trahit l’effort d’une formation que l’on dirait volcanique et qui journellement s’y tourmente. Sa pensée se reporte sur tous les rivages laurentiens qu’il a visités durant les beaux jours de l’été. Il cherche à se représenter ce qu’il en est à cette heure, impressionné de la grandiose nature dont son midi américain n’aurait pu lui suggérer aucune idée, ne s’étonnant plus que le canadien, comme ses pères, puisse aimer cette patrie.

Et c’est un peu pourquoi Jean et sa mère le trouveront plus réfléchi qu’ils n’auraient désiré le voir peut-être, craignant chez lui de l’inquiétude ou du malaise sous l’exubérante taquinerie de son compagnon. Mais, non, Émile n’est que distrait momentanément, rien ne l’empêchera à l’occasion de chaperonner gaiement son Arcadien.

Si grande et si étrange que lui parut la nature, le lendemain matin, ce furent les traits de mœurs tout à fait canadiennes qui devaient à leur tour enchanter son esprit.

À l’aube du premier jour de l’an nouveau, une lumière plus matinale a percé les fenêtres endormies du village. Déjà une couple d’attelages aux grelots retentissants ont passé rapides et joyeux, faisant crisser la neige durcie mais au lit trop léger du chemin de traverse, dont le raccord avec la grande route vicinale contourne le pignon rouge pour monter tout droit à l’église. Ceux-là qui passent ainsi, au point de cette aurore, sont de jeunes ménages, sans doute, qui s’en vont surprendre là-haut les bonnes gens, leur demander au saut du lit la bénédiction traditionnelle, avant d’aller offrir à Dieu dans la Communion Eucharistique les joies et les tristesses anticipées du nouvel an de leur vie chrétienne.

Émile et Hector qui n’ont plus sommeil s’entretiennent quelques instants, sérieux et attendris, de la sérénité de ces mœurs. Ils n’y contrediront pas, et puisque déjà des pas discrets annoncent le réveil de la maisonnée, ils viendront eux aussi surprendre la bonne tante Pèlerin et le cousin Jean, après une toilette sommaire, et leur souhaiter « la bonne année » dans un filial embrassement aussi pur qu’une bénédiction.

Ils croyaient s’amuser seulement dans la démonstration un peu tapageuse de sentiments factices ; mais ils provoquèrent en retour une cordialité si franche, une affection si visiblement reconnaissante et attendrie que plus d’une fois ils ne purent se défendre eux-mêmes d’une émotion vraie. — Par pari refertur chuchote l’étranger à l’oreille de son ami qui d’un signe de l’œil l’engage à compter dans ses a-parté avec la latinité de Jean. Et la conversation se poursuit dans le tête-à-tête du déjeuner, où la mère Pèlerin est à la fois amphitryon et servante, cherchant à deviner au regard de ses hôtes la satisfaction qui la récompense de ses peines.

Au milieu de cette atmosphère de paix, d’humilité et de sincérité, les deux jeunes citadins, initiés depuis longtemps aux simagrées prétentieuses du grand monde, s’impressionnent malgré eux de trouver tant de bonheur dû à tant d’abnégation. Mais il n’en ont pas fini de jouir de cette cordialité campagnarde. Après le déjeuner, tous partent ensemble pour se rendre à l’église où les villageois se réunissent longtemps avant l’office. C’est là que la bonhomie de nos mœurs rurales se centralise, qu’elle s’accuse, non plus comme au foyer d’un chacun, mais comme l’expression de l’esprit paroissial. Tout à l’heure, du haut de la chaire, le pasteur, le chef de la grande famille paroissiale, en appellera à cet esprit-là dans des souhaits de prospérité temporelle, dans des bénédictions en vue de la félicité éternelle ; pour les vieillards dont il fut le guide et le confident, qui vont bientôt partir avec lui, cette année peut-être ; pour les jeunes gens, qu’il veut orienter sûrement dans la vie et qu’il prévient des dangers à éviter, des épreuves que pourraient leur apporter les jours de l’an nouveau.

Il y a de tout cela, sans doute, dans les salamalecs usuels de toutes les sociétés à pareille heure, « compliments de la saison », shake hands, many returns, etc., mais jamais Émile Dupin et Hector Hardy n’avaient éprouvé, en telle occurrence, d’émotion plus dégagée d’hypocrisie mondaine, qu’en entendant les paysans se souhaiter, après tant de bonnes choses, « le paradis dans le ciel ».

Comme s’ils avaient pu s’oublier et faire de cette vie si sereine leur paradis sur terre.

Après la messe, des groupes se sont formés aux hasards de la parenté, de l’amitié, et autres hasards aussi plus favorables à la jeunesse, pendant que les voitures recueillent ceux qui s’en vont au loin. L’indiscrétion badaude, moins que jamais cherchant à se dissimuler ce jour-là, entoure à triple rang de figures béates la famille Pèlerin et ses deux hôtes de la ville. Ceux-ci ne manquent pas d’entrain : ils répondent gentiment, sans affectation aucune, à toutes les présentations que Jean se plaît à faire de leur intéressante personnalité. On comprend que les membres de la famille Brillant ne pouvaient échapper à ce cérémonial, d’autant mieux que la proximité de leur demeure leur permettait de s’attarder aux compliments répartis à tous, pour gagner enfin le domicile à tous petits pas, à la file indienne, par l’étroit sentier qui s’ouvre dans la neige et aux éclats de voix d’une conversation des plus enjouées.

N’oublions pas que les derniers mots de presque tous ces entretiens, à la porte de l’église, traduisent des invitations à des dîners, des soupers et des veillées que l’on se gardera bien de refuser au cours du carnaval.

Mademoiselle Esther Brillant peut laisser aux deux mamans le soin de prendre jour pour les invitations aux réunions prochaines. Elle a tant à faire de répondre, sans trop d’ingénuité mais avec réserve tout de même, comme il lui sied bien, aux civilités des trois jeunes gens. « Quand on aime. — Rien n’est frivole — Un rien désole ; — Un rien console ». Et si elle n’a pas encore logé de sentiment bien sûr et bien personnel au foyer de son cœur, elle sait du moins, croyez-le, se tenir ingénument à l’affût des riens avant-coureurs.

À la suite des dernières reparties où s’escomptait le plaisir du revoir, quand les trois jeunes garçons regagnèrent allègrement la grande route où les devançait maman Pèlerin, on se dit qu’elle était charmante, cette jeune personne, suivant l’expression coutumière. Et sans déroger non plus à la coutume, on aurait pu croire que la jeune personne, à sa manière d’aller rejoindre ses parents et d’entrer chez elle, le savait un peu qu’elle était charmante.

Dans l’après-midi, Jean et ses amis ne laissèrent pas d’aller présenter leurs hommages à monsieur le curé. Le bon vieillard les reçut avec un enjouement qui lui faisait oublier les fatigues de son ministère. Il ne voulut pas se soustraire à l’ambiance joviale qui mettait le rire sur toutes les lèvres, et dans cette journée où tous ses paroissiens lui paraissaient si heureux de vivre la vie canadienne, il trouvait l’occasion belle de taquiner spirituellement Émile Dupin sur sa définition trop prosaïque de la patrie. Il ne l’avait pas oubliée. Il s’y amusa davantage quand Hector, à l’esprit si caustique, seconda sa partie, avec grand plaisir de contrarier son ami.

— « Ne parlons pas de ces Américains, monsieur le curé », lui dit-il. « Ce sont des cosmopolites, comme les Juifs. Ils vivent sur des chemins de fer, l’âme à l’usine et l’esprit dans les banques. C’est du reste un peu comme cela chez nous, dans l’ouest. Nous ne connaissons guère la petite patrie dont le souvenir fait pleurer. Dans les villes industrielles et modernes, comme dans la France de Daudet, « Robin ne croit plus aux sortilèges ; mais il ne croit pas davantage à la patrie ». Ici vos montagnes à l’horizon, les rives du grand fleuve, vous permettent de regarder au loin et très loin sans voir l’étranger. Tous ceux que vous rencontrez sont d’une même et grande famille. Quand le soleil se couche derrière les Laurentides, il s’y retire grandiosement, comme un roi dans son alcôve, frangée d’or et d’orange. Mais là-bas, il s’affale en pâlissant, comme un soiffeur dans un buisson, sur des tuyaux de cheminées ou des champs de blé-d’Inde, et l’on ne saurait appeler ça une patrie. »

Ce coq-à-l’âne met fin à la conversation dans un éclat de rire général. On prend congé en se promettant bien de se revoir et de recommencer quelque part, durant ces jours de fêtes.

Les courses en raquettes à travers champs et collines, d’un attrait si nouveau pour Émile Dupin, d’autres en voiture traînante sur la neige lisse ou dans la giboulée, occupèrent leurs journées. Et le soir, après avoir visité quelqu’une des localités du voisinage, c’était plaisir d’en parler lorsque l’hospitalité rustique les conviait à tour de rôle chez les plus intimes de la famille Pèlerin.

Il était entendu que la fête des Rois les réunirait tous à la table relativement opulente des Brillant. Déjà une couple de fois Jean et ses amis avaient retrouvé la demoiselle Esther, fortuitement, sans doute, dans ces réunions. Mais l’amusement du jeu de cartes et de la conversation trop générale n’avait pu donner aux citadins l’occasion de faire valoir leurs talents de société. Au salon de la riche demeure, ce serait moins prosaïque. Là se trouvait l’unique piano de la paroisse, puisque l’héritière de céans en était à l’étude des beaux arts. Au cours d’une visite cérémonieuse, Hector Hardy s’était révélé pianiste et chanteur des plus intéressants, réputation qui n’avait fait depuis que s’amplifier dans les petites causeries où l’on aime à tirer parti de ses connaissances et de ses goûts artistiques. Et l’on avait grande hâte d’entendre cet artiste de salon dont le nom volait sur les lèvres de tous ceux qui seraient invités à cette mémorable veillée.

La réclame en faveur de l’étranger avait été tellement bruyante que les convives, pourtant naguère si intéressés à l’immutation sociale de Jean et de sa mère, ne voudront pas tout d’abord remarquer combien ces derniers s’y trouveront effacés. Plus tard, un peu plus tard, la critique envieuse se reprendra.

Mais à la table du banquet, sous les yeux du couple Brillant qui jouit de son bien-être et de ses largesses, on n’aura que sourires et applaudissements à donner. On sera tout oreilles aux spirituelles réparties échangées entre le vieux curé et les deux jeunes étudiants, chez lesquels il avait à qui parler comme aux jours gais et brillants de sa jeunesse.

Quand arriva le moment si impatiemment attendu de « tirer le gâteau des Rois », c’est lui, grâce à son âge et à son caractère vénérable, qui fut appelé à faire la part d’un chacun, sans oublier « la part de Dieu », destinée au premier indigent venu, le lendemain matin, suppliant et souffreteux, à la porte de service.

C’est lui qui sans le savoir, avec tout le sérieux de la Ligue des nations tranchant dans la carte d’Europe, va aussi trancher dans cette miche affriolante recélant le symbole d’une royauté aléatoire, factice et d’un seul jour, mais pouvant avoir son influence sur la destinée de ceux qui s’en amusent.

Avec la large lame bien affûtée, dont la ménagère a récemment ravivé tout l’éclat, d’un grand geste solennel, il divise le gâteau et distribue les parts égales de cette pâte légère qui s’en vont de mains en mains garnir le pourtour de la longue tablée, sous les yeux rieurs et intéressés des nombreux convives.

Prenez garde, monsieur le curé, que le sort envieux au service d’un petit dieu malin ne vous fasse, de votre grand geste solennel et joyeux, trancher ainsi la trame assez ténue de votre cher projet !  !

Il est vrai que dans la pièce voisine, où l’on dresse les mets abondants de la table, des plaisants bien intentionnés ont apporté secrètement deux couronnes agrestes, en paille d’avoine et paille de blé, piquées de quelques roses domestiques. Elles devaient vous faire sourire de contentement, ces couronnes. Mais déjà mademoiselle Esther a cueilli presque sur sa lèvre carminée la fève qui la fait proclamer reine, et tout de suite, voilà le sort ! Hector Hardy montre à tous, en le tenant délicatement du pouce et de l’index, le pois qui le désigne à la royauté éphémère de la soirée. Bien peu des joyeux convives ont pu remarquer qu’au même instant une subite pâleur au front de Jean Pèlerin a trahi chez lui quelque malaise, mais personne n’en saura la cause. Personne ne saura, pour le moment du moins, qu’il vient aussi de croquer un pois ; que la supercherie s’accuse à lui seul, et que le rôle de prétendant frustré lui met au cœur un dépit qu’il ne connaissait pas encore.

Les couronnes agrestes restèrent à la cuisine ; on n’osa pas les mettre au front du roi et de la reine, que la haute culture intellectuelle, le rayonnement de l’instruction et du bel esprit nimbait déjà aux yeux de tous d’un prestige presque égal à celui d’un lignage vraiment supérieur.

Le roi et la reine furent superbes de belles manières et de bon ton dans leurs rôles de majestés pour rire. L’esprit exercé du pseudo-souverain se donna carrière dans les répliques et les boniments qu’on lui imposa, tandis que mademoiselle Esther faisait bien voir que l’éducation reçue dans nos couvents seconde parfaitement les aptitudes naturelles de l’esprit féminin à toutes les carrières, même à celles qui pourraient conduire sur les marches d’un trône.

Non, les couronnes d’avoine et de blé n’étaient plus en place !

Au salon où l’on passe après le banquet, où le roi et la reine vont exercer, sur tous et mutuellement sur eux-mêmes, le pouvoir fascinateur de leurs charmes personnels et de leur supériorité intellectuelle, Émile Dupin, dont le cœur est droit et bon, se place auprès de son cousin Jean. Il commence à s’inquiéter de l’impair qu’il aurait involontairement commis en préparant le désarroi de l’idylle dont sa bonne tante lui a tout naguère confié le secret.

Peu enclin lui-même aux plaisirs du flirtage, avec son esprit hanté des préoccupations pratiques de la vie industrielle au milieu de laquelle il a jusqu’à présent vécu, sérieusement adonné aux études professionnelles, il n’avait pas encore souffert des sollicitations de son cœur ingénu. Ce que sa tante lui avait secrètement appris des projets d’établissement du cousin Jean l’avait fait sourire et l’avait réjoui comme l’aurait pu faire une charmante lecture de roman. Ajoutez que son amitié tendre et sincère pour le jeune parent pauvre n’aurait jamais pu rien susciter chez lui de l’antagonisme qu’il voyait poindre.

Et voilà comment aux yeux de bien des gens l’attitude de l’américain pendant le reste de cette joyeuse soirée paraîtra insolite, prêtera à des suppositions injustes. Monsieur le curé saisira mieux le sens de sa réserve et des traits de sympathie qu’il lui verra témoigner à son élève ; car lui aussi s’inquiète des effets de la petite intrigue commencée au banquet et qui se poursuit auprès du piano.

Mademoiselle Esther et Hector, dans leurs personnages carnavalesques, intéressent de moins en moins l’assistance pour s’intéresser de plus en plus l’un l’autre. La jeune fille, dont l’éducation déclassée n’offre rien de paysan, trouve l’occasion trop belle d’accuser ses goûts et ses connaissances avec l’étudiant, qui possède une inépuisable pacotille artistique de salon.

Elle avait instinctivement le secret de l’élocution musicale ; elle savait non pas bourrer de la musique avec des mots, mais bien dire en chantant ce qu’elle avait à dire.

Après qu’ils auront tour à tour donné quelques pièces de chant ou de piano, à la satisfaction par trop béate de la plus grande partie de l’auditoire qui ne sait pas applaudir, ils trouveront tout à l’heure un plaisir plus intime et plus affiné dans des premières lectures de duos de chant et d’études à quatre mains. Ils auront bientôt ce loisir agréable, car monsieur le curé, sur les dix heures, alléguant son grand âge et son ministère, évidemment aussi beaucoup moins joyeux qu’à la table du banquet, s’excuse et se retire, emportant dans son vieux cœur, impersonnel mais charitablement sensible, quelque chose qui lui rappelle le coup de grand couteau donné dans le « gâteau des rois ».

En souhaitant à tous de s’amuser bien chrétiennement, il a jeté un regard attendri sur le groupe Pèlerin où Émile, décidément soucieux, fait tapisserie avec sa tante et son cousin. Émile n’est pas artiste, pas même artiste de salon ; il n’est pas folâtre non plus, ce que remarquent bien les jeunes villageoises timides et rougissantes qui dans la vaste salle se contentent pour l’heure d’observer et ne parleront de tout cela que demain.

Le prêtre parti, il y a détente dans les esprits. La conversation se fait plus générale au point que les deux musiciens peuvent maintenant sans contrainte caqueter et s’édifier mutuellement dans l’interprétation improvisée des plus jolies scènes des « NOCES DE JEANNETTE »,

Mademoiselle Esther chante à ravir les mots de la romance :

 « Parmi tant d’amoureux…
… de ma mine confuse
Demain les méchants riront, »


aux grands éloges de son accompagnateur et avec une désinvolture expressive où Jean réalise de mieux en mieux que… ce n’était pas la peine de l’aimer ainsi » !

Mais Hector Hardy est si absorbé dans son admiration et son agrément qu’il n’a pu entendre son ami prendre congé de ses hôtes et annoncer irrévocablement leur départ pour la ville au lendemain matin.

Un autre esprit moins jeune devait également subir l’attraction de cette évolution sentimentale. Maman Brillant et sa vanité féminine ne sont pas là, croyez-le bien, pour mépriser les succès mondains de sa fille. Quand on n’a pas voulu lésiner sur le coût d’une éducation dispendieuse, quand on a soutenu généreusement, comme elle, l’ennui des longues séparations annuelles pour faire de son unique enfant une jeune personne très distinguée, les attentions du docteur Hardy devaient être beaucoup plus appréciées que les machinations d’un vieux pasteur pour faire le bonheur d’un orphelin pauvre. Et tout à l’heure, lorsque cette mémorable soirée prendra fin, parmi tant d’impressions diverses qui animeront les esprits des uns et des autres, après tous les éclats de voix où se seront confondus rires, compliments et adieux, la veuve Pèlerin, au bras de Jean, s’efforcera vainement d’oublier qu’on ne lui a pas dit « Bonsoir » !

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