L’A B C/Édition Garnier/Entretien 1

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PREMIER ENTRETIEN.
SUR HOBBES, GROTIUS, ET MONTESQUIEU.
A.

Eli bien! vous avez lu Grotius, Hobl^es et Montesquieu. Que pensez-vous de ces trois hommes célèbres ?

B.

Grotius m’a souvent ennuyé ; mais il est très-savant : il semble aimer la raison et la vertu ; mais la raison et la vertu touchent 312 L'A, B, C.

peu quand elles ennuient ; il me parait de plus qu'il est quelque- fois un fort mauvais raisonneur, Montesquieu a beaucoup d'ima- gination sur un sujet qui semblait n'exiger que du jugement : il se trompe trop souvent sur les faits ; mais je crois qu'il se trompe aussi quelquefois quand il raisonne, Hobbes est bien dur, ainsi que son style, mais j'ai peur que sa dureté ne tienne souvent à la vérité. En un mot, Grotius est un franc pédant, Hobbes un triste philosophe, et Montesquieu un bel esprit humain.

C. Je suis assez de cet avis, La vie est trop courte, et on a trop de choses à faire pour apprendre de Grotius^ que, selon Tertul- lien, « la cruauté, la fraude et l'injustice, sont les compagnes de la guerre » ; que « Carnéade défendait le faux comme le vrai » ; qu'Horace a dit dans une satire : « La nature ne peut discerner le juste de l'injuste"-; » que, selon Plutarque, « les enfants ont de

1. Ce que l'interlocuteur C dit de Tertullien, de Carnéade... se trouve dans les Prolégomènes du Droit de la Guerre et de la Paix. ( Cl.)

2. Neo natura potest justo secernere iniquum.

Ce cruel vers se trouve dans la troisième satire. Horace veut prouver, contre les stoïciens, que tous les délits ne sont pas égaux. Il faut, dit-il, que la peine soit proportionnée à la faute.

Adsit

Régula, peccatis quae pœnas irroget œquas.

(I, sat. m, V. 117-118.)

C'est la raison, la loi naturelle qui enseigne cette justice; la nature connaît donc le juste et l'injuste. Il est bien évident que la nature enseigne à toutes les mères qu'il vaut mieux corriger son enfant que de le tuer; qu'il vaut mieux lui donner du pain que de lui crever un œil ; qu'il est plus juste de secourir son père que de le laisser dévorer par une bète féroce, et plus juste de remplir sa promesse que de la violer.

Il y a dans Horace, avant ce vers de mauvais exemple :

Nec natura potest justo secernere iniquum,

« la nature ne peut discerner le juste de l'injuste »; il y a, dis-je, un autre vers qui semble dire tout le contraire :

Jura inventa metu injusti fateare necesse est.

(Vers 111.)

« Il faut avouer que les lois n'ont été inventées que par la crainte de l'injus- tice. »

La nature avait donc discerné le juste et l'injuste avant qu'il y eût des lois. Pourquoi serait-il d'un autre avis que Cicéron et que tous les moralistes qui admettent la loi naturelle? Horace était un débauché qui recommande les filles de joie et les petits garçons, j'en conviens: qui se moque des pauvres vieilles, d'accord; qui flatte plus lâchement Octave qu'il n'attaque cruellement des citoyens obscurs, il est vrai ; qui change souvent d'opinion, j'en suis fâché; mais je soup-

�� � L'A, B, C. 313

la compassion » ; que Chrysippe a dit : « L'origine du droit est dans Jupiter ; » que si on en croit Florentin, « la nature a mis entre les hommes une espèce de parenté » ; que Carnéade a dit que « l'utilité est la mère de la justice ».

J'avoue que Grotius me fait grand plaisir quand il dit, dès son premier chapitre du premier livre, que a la loi des Juifs n'obligeait point les étrangers ». Je pense avec lui qu'Alexandre et Aristote ne sont point damnés pour avoir gardé leur prépuce, et pour n'avoir pas employé le jour du sabbat à ne rien faire. De braves théologiens se sont élevés contre lui avec leur absurdité ordinaire; mais moi qui, Dieu merci, ne suis point théologien, je trouve Grotius un très-bon homme.

J'avoue qu'il ne sait ce qu'il dit quand il prétend que les Juifs avaient enseigné la circoncision aux autres peuples. Il est assez reconnu aujourd'hui que la petite horde judaïque avait pris toutes ses rj,dicules coutumes des peuples puissants dont elle était envi- ronnée; mais que fait la circoncision au « droit de la guerre et

de la paix * » ?

A.

Vous avez raison ; les compilations de Grotius ne méritaient pas le tribut d'estime que l'ignorance leur a payé. Citer les pen-

çonne qu'il a dit ici tout le contraire de ce qu'on lui fait dire. Pour moi, je lis :

Et natura potestjusto secernere iniquum ;

les autres mettront un nec à la place d'un et s'ils veulent. Je trouve le sens du mot et plus honnête comme plus grammatical : et natura potest, etc.

Si la nature ne discernait pas le juste et l'injuste, il n'y aurait point de diffé- rence morale dans nos actions : les stoïciens sembleraient avoir raison de soute- nir que tous les délits contre la société sont égaux. Ce qui est fort étrange, c'est que saint Jacques semble tomber dans l'excès des stoïciens, en disant dans son Épître (ch. ii. v. 10): « Qui garde toute la loi, et la viole en un point, est cou- pable de l'avoir violée en tout. » Saint Augustin, dans une lettre à saint Jérôme, relance un peu l'apôtre saint Jacques, et ensuite l'excuse, en disant que le cou- pable d'une transgression est coupable de toutes parce qu'il a manqué à la cha- rité, qui comprend tout. Augustin ! comment un homme qui s'est enivré, qui a forniqué, a-t-il trahi la charité? ïu abuses perpétuellement des mots. O sophiste africain! Horace avait l'esprit plus juste et plus fin que toi. {Note de Voltaire.)

— N. B. Cet endroit d'Horace peut d'abord paraître obscur; cependant, en y faisant attention, on trouvera que le poète dit seulement : Consultez les annales du monde, vous verrez que la crainte de l'injustice a fait naître l'idée de nos droits. L'instinct ne nous apprend à discerner le juste de l'injuste que comme ce qui flatte nos sens de ce qui les blesse; la raison nous apprend donc que tous les crimes ne sont pas égaux, puisqu'ils ne font pas un tort égal à la société, et que c'est de l'idée de ce tort qu'est née l'idée de justice. Natura ne signifie qu'instinct, premier mouvement. (K.)

1. L'ouvrage de Grotius est en latin, et intitulé De Jure belli et pacis ; la pre- mière édition est de 1024. Il a été traduit en français par Barbeyrac.

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sées des vieux auteurs qui ont dit le pour et le contre, ce n'est pas penser. C'est ainsi qu'il se trompe très-grossièrement dans son livre de la Vérité du christianisme, en copiant les auteurs chré- tiens qui ont dit que les Juifs, leurs prédécesseurs, avaient ensei- gné le monde ; tandis que la petite nation juive n'avait elle-même jamais eu cette prétention insolente ; tandis que, renfermée dans les rochers de la Palestine et dans son ignorance, elle n'avait pas seulement reconnu Fimmortalité de Tàme, que tous ses voisins admettaient.

C'est ainsi qu'il prouve le christianisme par Hystaspe et par les sibylles, et l'aventure de la baleine qui avala Jonas par un passage de Lycophron. Le pédantisme et la justesse de l'esprit sont incompatibles.

Montesquieu n'est pas pédant; que pensez-vous de son Esijrit des lois ^ ?

��Il m'a fait un grand plaisir, parce qu'il y a beaucoup de plai- santeries, beaucoup de choses vraies, hardies et fortes, et des chapitres entiers dignes des Lettres persanes : le chapitre xxvii du livre XIX est un portrait de votre Angleterre, dessiné dans le goût de Paul Véronôse ; j'y vois des couleurs brillantes, de la facilité de pinceau, et quelques défauts de costume. Celui de l'Inquisition-, et celui des esclaves nègres ^ sont fort au-dessus de Callot. Par- tout il combat le despotisme, rend les gens de finance odieux, les courtisans méprisables, les moines ridicules : ainsi tout ce qui n'est ni moine, ni financier, ni employé dans le ministère, ni aspirant à l'être, a été charmé, et surtout en France.

Je suis fâché que ce livre soit un labyrinthe sans fil, et qu'il n'y ait aucune méthode. Je suis encore plus étonné qu'un homme qui écrit sur les lois dise dans sa préface « qu'on ne trouvera point de saillies dans son ouvrage^ » ; et il est encore plus étrange que son livre soit un recueil de saillies. C'est Michel Montaigne législateur : aussi était-il du pays de Michel Montaigne.

Je ne puis m'empôclier de rire en parcourant plus de cent chapitres qui ne contiennent pas douze lignes, et plusieurs qui

��1. Voyez tome XX, page 1, et. dans la Correspondance, la lettre à Linguet du 15 mars 1707.

2. Liv. XXV, chap. xui.

3. Liv. XV, chap. v.

4. Dans la préface de VEsprit des lois, il y a : « On ne trouvera point ici ces traits saillants qui semblent caractériser les ouvrages d'aujourd'hui. »

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n'en contiennent que deux ^ Il semble que l'auteur ait toujours voulu jouer avec son lecteur dans la matière la plus grave.

On ne croit pas lire un ouvrage sérieux lorsque, après avoir cité les lois grecques et romaines, il parle de celles de Bantam, de Cocliin, de Tunquin, d'Achem, de Bornéo, de Jacatra, de For- mose, comme s'il avait des mémoires fidèles du gouvernement de tous ces pays. Il mêle trop souvent le faux avec le vrai, en physique, en morale, en histoire : il vous dit-, d'après PufTen- dorf, que, du temps du roi Charles IX, il y avait vingt millions d'hommes en France. Puffendorf va même jusqu'à vingt-neuf millions : il parlait fort au hasard. On n'avait jamais fait en France de dénombrement ; on était trop ignorant alors pour soup- çonner seulement qu'on pût deviner le nombre des habitants par celui des naissances et des morts. La France n'avait point en ce temps la Lorraine, l'Alsace, la Franche-Comté, le Boussillon, l'Artois, le Cambrésis, la moitié de la Flandre ; et aujourd'hui qu'elle possède toutes ces provinces, il est prouvé qu'elle ne con- tient qu'environ vingt millions d'càmes tout au plus, par le dénom- brement des feux assez exactement donné en 1751 K

Le même auteur assure % sur la foi de Chardin, qu'il n'y a que le petit fleuve Cyrus qui soit navigable en Perse. Chardin n'a point fait cette bévue. Il dit au chapitre i, volume IP, a qu'il n'y a point de fleuve qui porte bateau dans le cœur .du royaume»; mais sans compter l'Euphrate, le Tigre, et l'Indus, toutes les pro- vinces frontières sont arrosées de fleuves qui contribuent à la facilité du commerce et à la fertilité de la terre ; le Zinderud traverse Ispahan; l'Agi se joint au Kur, etc. Et puis, quel rap- port l'Esprit des lois peut-il avoir avec les fleuves de la Perse ?

Les raisons qu'il apporte de l'établissement des grands empires en Asie, et de la multitude des petites puissances en Europe, sem- blent aussi fausses que ce qu'il dit des rivières de la Perse *'. « En Europe, dit-il, les grands empires n'ont jamais pu subsister; » la puissance romaine y a pourtant subsisté plus de cinq cents ans : et (( la cause, continue-t-il, de la durée de ces grands empires,

1. Voyez liv. VIII, ch. i, et xv ; et liv. XXV, ch. i.

2. Liv. XXXII, ch. xxiv.

3. Le dénombrement de 1751 ne donnait que vingt millions (voyez tome XX, p. 10); celui de 1827 en donne près de trente-deux, et celui de 1877, trente-sept.

4. Liv. XXIV, ch. xxvi.

5. L'édition de 1735 des Voyages de Chardin est divisée par chapitres, ainsi que celle qu'a donnée Langlès en 1811, dix volumes in-8° et atlas. Les premières éditions n'ont pas ces divisions.

6. Liv. XVII, ch. VI.

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c'est qu'il y a de grandes plaines ». Il n'a pas songé que la Perse est entrecoupée de montagnes; il ne s'est pas souvenu du Caucase, du Taurus, de l'Ararat, de l'Immaiis, du Saron, dont les branches couvrent l'Asie. Il ne faut ni donner des raisons des choses qui n'existent point, ni en donner de fausses des choses qui existent.

Sa prétendue influence des climats ' sur la religion est prise de Chardin, et n'en est pas plus vraie; la religion mahométane, née dans le terrain aride et brûlant de la Mecque, fleurit aujourd'hui dans les belles contrées de l'Asie Mineure, de la Syrie, de l'Egypte, de la Thrace, de la Mysie, de l'Afrique septentrionale, de la Servie, de la Bosnie, de la Dalmatie, de l'Épire, de la Grèce; elle a régné en Espagne, et il s'en est fallu bien peu qu'elle ne soit allée jus- qu'à Rome. La religion chrétienne est née dans le terrain pier- reux de Jérusalem, et dans un pays de lépreux, où le cochon est un aliment presque mortel, et défendu par la loi. Jésus ne man- gea jamais de cochon, et on en mange chez les chrétiens : leur religion domine aujourd'hui dans des pays fangeux où l'on ne se nourrit que de cochons, comme dans la Vestphalie. On ne fini- rait pas si on voulait examiner les erreurs de ce genre qui four- millent dans ce livre.

Ce qui est encore révoltant pour un lecteur un peu instruit, c'est que presque partout les citations sont fausses ; il prend presque toujours son imagination pour sa mémoire.

Il prétend que, dans leTestament attribué au cardinal de Riche- lieu, il est dit 2 que, « si dans le peuple il se trouve quelque malheureux honnête homme, il ne faut point s'en servir: tant il est vrai que la vertu n'est pas le ressort du gouvernement mo- narchique ».

Le misérable Testament faussement attribué au cardinal de Richelieu dit précisément tout le contraire. Voici ses paroles, au chapitre iv ^ : « On peut dire hardiment que de deux personnes dont le mérite est égal, celle qui est la plus aisée en ses affaires est pré- férable à l'autre, étant certain qu'il faut qu'un pauvre magistrat ait l'âme d'une trempe bien forte si elle ne se laisse quelquefois amollir par la considération de ses intérêts. Aussi l'expérience nous apprend que les riches sont moins sujets à concussion que les autres, et que la pauvreté contraint un officier à être fort soigneux du revenu du sac. »

��1. Liv. XXIV, ch. XXIV, xxv, xxvi.

2. Liv. III, ch. V. {Note de Voltaire. j

3. Voyez tome XXV, page 301.

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Montesquieu, il faut l'avouer, ne cite pas mieux les auteurs grecs que les français. Il leur fait sou\cnt dire le contraire de ce qu'ils ont dit.

Il avance, en parlant de la condition des femmes dans les divers gouvernements, ou plutôt en promettant d'en parler, que chez les Grecs ^ « l'amour n'avait qu'une forme que l'on n'ose dire ». Il n'hésite pas à prendre Plutarque même pour son ga- rant : il fait dire à Plutarque que « les femmes n'ont aucune part au véritable amour ». 11 ne fait pas réflexion que Plutarque fait parler plusieurs interlocuteurs : il y a un Protogène - qui déclame contre les femmes, mais Daphneus prend leur parti; Plutarque décide pour Daphneus ; il fait un très-bel éloge de l'amour céleste et de l'amour conjugal; il finit par rapporter plusieurs exemples de la fidélité et du courage des femmes. C'est même dans ce dialogue qu'on trouve l'histoire de Gamma , et celle d'Éponine, femme de Sabinus, dont les vertus ont servi de sujet à des pièces de théâtre ^

Enfin il est clair que Montesquieu, dans VEsprit des lois, a calomnié l'esprit de la Grèce, en prenant une objection que Plu- tarque réfute pour une loi que Plutarque recommande.

  • « Des cadis ont soutenu que le Grand Seigneur n'était point

obligé de tenir sa parole ou son serment, lorsqu'il bornait par là son autorité. »

Ricaut, cité en cet endroit, dit seulement, page 18 de l'édition d'Amsterdam, de 1671 : « Il y a même de ces gens-là qui sou- tiennent que le Grand Seigneur peut se dispenser des promesses qu'il a faites avec serment, quand, pour les accomplir, il faut donner des bornes à son autorité. »

Ce discours est bien vague. Le sultan des Turcs ne peut pro- mettre qu'à ses sujets ou aux puissances voisines. Si ce sont des promesses à ses sujets, il n'y a point de serment ; si ce sont des traités de paix, il faut qu'il les tienne comme les autres princes, ou qu'il fasse la guerre. h'Alcoran ne dit en aucun endroit qu'on peut violer son serment, et il dit en cent endroits qu'il faut le garder. Il se peut que, pour entreprendre une guerre injuste, comme elles le sont presque toutes, le Grand Turc assemble un conseil de conscience, comme ont fait plusieurs princes chrétiens,

1. Liv. VII, ch. IX. [Note de Voliaire.)

2. Voyez, dans les OEuvres morales de Plutarque, le dialogue De l'Amour.

3. Passerai, en 1G95, Richer, en 1734, Chabanon, en 17G2, avaient traité ce sujet.

■4. Liv. III, ch. IX. (Note de Voltaire.)

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afin de faire le mal en conscience ; il se peut que quelques doc- leurs musulmans aient imité les docteurs catholiques, qui ont dit qu'il ne faut garder la foi ni aux infidèles ni aux hérétiques; mais il reste à savoir si cette jurisprudence est celle des Turcs.

L'auteur de l' Esprit des lois donne cette prétendue décision des cadis comme un preuve du despotisme du sultan ; il semhle que ce serait au contraire une preuve qu'il est soumis aux lois, puis- qu'il serait obligé de consulter des docteurs pour se mettre au- dessus des lois. Nous sommes voisins des Turcs, et nous ne les connaissons pas\ Le comte de Marsigh, qui a vécu si longtemps au milieu d'eux, dit qu'aucun auteur n'a donné une véritable connaissance ni de leur empire, ni de leurs lois. Nous n'avons eu même aucune traduction tolérable de VAlcoran, avant celle que nous a donnée l'Anglais Sale- en 173/j. Presque tout ce qu'on a dit de leur religion et de leur jurisprudence est faux, et les conclusions que l'on en tire tous les jours contre eux sont trop peu fondées. On ne doit, dans l'examen des lois, citer que des lois reconnues.

« 3 Tout bas commerce était infâme chez les Grecs. » Je ne sais pas ce que Montesquieu entend par bas commerce; mais je sais que, dans Athènes, tous les citoyens commerçaient, (jue Platon vendit de l'huile, et que le père du démagogue Démosthène était marchand de fer. La plupart des ouvriers étaient des étran- gers ou des esclaves : il nous est important de remarquer que le négoce n'était point incompatible avec les dignités dans les répu- bliques de la Grèce, excepté chez les Spartiates, qui n'avaient aucun commerce.

« J'ai ouï plusieurs fois déplorer, dit-il \ l'aveuglement du conseil de François I", qui rebuta Christophe Colomb qui lui proposait les Indes. » Vous remarquerez que François I" n'était pas né lorsque Colomb découvrit les îles de l'Amérique.

Puisqu'il s'agit ici de commerce, observons que l'auteur con- damne une ordonnance du conseil d'Espagne qui défend d'em- ployer l'or et l'argent en dorure ^ « Un décret pareil, dit-il, serait semblable à celui que feraient les états de Hollande s'ils défen- daient la consommation de la cannelle. » Il ne songe pas que les Espagnols, n'ayant point de manufactures, auraient acheté les

1. Voyez tome XII, pages 103 et suiv.

2. Voyez tome XXIV, pages 14'2, 55G.

3. Liv. IV, ch. viir. {Note de Voltaire.)

4. Liv. XXI, ch, xxa. (Id.)

5. Ibid. ( Id.)

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galons et les étoffes de l'étranger, et que les Hollandais ne pou- vaient acheter de la cannelle. Ce qui était très-raisonnable en Espagne eût été très-ridicule en Hollande.

1 Si un roi donnait sa voix dans les jugements criminels, « il perdrait le plus bel attribut de sa souveraineté, qui est celui de faire grâce. H serait insensé qu'il fît et défît ses jugements. H ne voudrait pas être en contradiction avec lui-même. Outre que cela confondrait toutes les idées, on ne saurait si un homme serait absous ou s'il recevrait sa grâce ».

Tout cela est évidemment erroné. Qui empêcherait le sou- verain de faire grâce après avoir été lui-même au nombre des juges ? Comment est-on en contradiction avec soi-même, en jugeant selon la loi, et en pardonnant selon sa clémence? En quoi les idées seraient-elles confondues ? Comment pourrait-on ignorer que le roi lui a publiquement fait grâce après la condam- nation ?

Dans le procès fait au duc d'Alençon^, pair de France, en U58, le parlement, consulté par le roi pour savoir s'il avait le droit d'assister au jugement du procès d'un pair de France, répondit qu'il avait trouvé par ses registres que non-seulement les rois de France avaient ce droit, mais qu'il était nécessaire qu'ils y assis- tassent en qualité de premiers pairs.

Cet usage s'est conservé en Angleterre. Les rois d'Angleterre délèguent à leur place, dans ces occasions, un grand steward qui les représente. L'empereur peut assister au jugement d'un prince de l'empire. H est beaucoup mieux sans doute qu'un souverain n assiste point aux jugements criminels : les hommes sont trop faibles et trop lâches ; l'haleine seule du prince ferait trop pencher la balance.

« 2 Les Anglais, pour favoriser la liberté, ont ôté toutes les puissances intermédiaires qui formaient leur monarchie. »

Le contraire est d'une vérité reconnue. Hs ont fait de la chambre des communes une puissance intermédiaire qui balance celle des pairs. Ils n'ont fait que saper la puissance ecclésiastique, qui doit être une société priante, édifiante, exhortante, et non pas puissante.

u * n ne suffit pas qu'il y ait, dans une monarchie, des rangs intermédiaires ; il faut encore un dépôt de lois... L'ignorance naturelle à la noblesse, son inattention, son mépris pour le

��\. Liv. VI, ch. V. {Note de Voltaire.) 3. Liv. II, ch. iv. {Note de Voltaire.) 2. Voyez tome XV, page 469. 4. Ibid. {Id.)

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gouvernement civil, exigent qu'il y ait un corps qui fasse sans cesse sortir les lois de la poussière où elles seraient ensevelies. »

Cependant le dépôt des lois de l'empire est à la diète de Ratis- bonne entre les mains des princes : ce dépôt est en Angleterre dans la chambre haute ; en Suède, dans le sénat composé de nobles; et, en dernier lieu, l'impératrice Catherine II, dans son nouveau code, le meilleur de tous les codes, remet ce dépôt au sénat composé des grands de l'empire.

Ne faut-il pas distinguer entre les lois politiques et les lois de la justice distributive? Les lois politiques ne doivent-elles pas avoir pour gardiens les principaux membres de l'État? Les lois du tien et du ?7u'en, l'ordonnance criminelles n'ont besoin que d'être bien faites et d'être imprimées; le dépôt en doit être chez les libraires. Les juges doivent s'y conformer; et quand elles sont mau- vaises, comme il arrive fort souvent, alors ils doivent faire des remontrances à la puissance suprême pour les faire changer.

Le même auteur prétend qu'au ^ Tunquin tous les magistrats et les principaux officiers militaires sont eunuques, et que chez les lamas 3 la loi permet aux femmes d'avoir plusieurs maris. Quand ces fables seraient vraies, qu'en résulterait-il? Nos magis- trats voudraient-ils être eunuques, et n'être qu'en quatrièmes ou en cinquièmes auprès de mesdames les conseillères ?

Pourquoi perdre son temps à se tromper sur les prétendues flottes de Salomon envoyées d'Asiongaber en Afrique *, et sur les chimériques voyages depuis la mer Rouge jusqu'à celle de Rayonne, et sur les richesses encore plus chimériques de Sofala? Quel rapport entre toutes ces digressions erronées et l'Esprit des lois ?

Je m'attendais à voir comment les Décrétales changèrent toute la jurisprudence de l'ancien code romain; par quelles lois Char- lemagne gouverna son empire, et par quelle anarchie le gouver- nement féodal le bouleversa; par quel art et par quelle audace Grégoire VII et ses successeurs écrasèrent les lois des royaumes et des grands fiefs sous l'anneau du pêcheur; par quelles secousses on est parvenu à détruire la législation papale; j'espérais voir l'ori- gine des bailliages qui rendirent la justice presque partout de- puis les Othon, et celle des tribunaux appelés parlements ou au- dience, ou hanc du roi, ou échiquier; je désirais de connaître l'histoire des lois sous lesquelles nos pères et leurs enfants ont

��1. De 1G70. 3. Liv. XVI, ch. v. (Noie de Voltaire.)

2. Liv. XV, ch. XIX. {Note de Voltaire.) 4. Liv. XXI, ch. vi.

�� � L'A, B, C. 321

vécu, les motifs qui les ont établies, négligées, détruites, renou- velées : je n'ai malheureusement rencontré souvent que de l'esprit, des railleries, des imaginations et des erreurs.

Par quelle raison les Gaulois, asservis et dépouillés par les Romains, continuèrent-ils à vivre sous les lois romaines quand ils furent de nouveau subjugués et dépouillés par une horde de Francs? Quels furent bien précisément les lois et les usages de ces nouveaux brigands?

Quels droits s'arrogèrent les évéques gaulois quand les Francs furent les maîtres? N'eurent-ils pas quelquefois part à l'adminis- tration publique avant que le rebelle Pépin leur donnât place dans le parlement de la nation ?

Y eut-il des fiefs héréditaires avant Charlemagne? Une foule de questions pareilles se présentent à l'esprit. Montesquieu n'en résout aucune.

Quel fut ce tribunal abominable institué par Charlemagne en Vestphalie, tribunal de sang appelé le conseil veimique^, tribunal plus horrible encore que l'Inquisition, tribunal composé de juges inconnus, qui jugeait à mort sur le simple rapport de ses espions, et qui avait pour bourreau le plus jeune des conseillers de ce petit sénat d'assassins? Quoi! Montesquieu me parle des lois de Bantam, et il ne connaît pas les lois de Charlemagne, et il le prend pour un bon législateur!

Je cherchais^ un guide dans un chemin difficile : j'ai trouvé un compagnon de voyage qui n'était guère mieux instruit que moi; j'ai trouvé l'esprit de l'auteur, qui en a beaucoup, et rare- ment l'esprit des lois; il sautille plus qu'il ne marche; il brille plus qu'il n'éclaire; il satirise quelquefois plus qu'il ne juge; et il fait souhaiter qu'un si beau génie eût toujours plus cherché à instruire qu'à surprendre.

Ce livre très défectueux est plein de choses admirables dont on a fait de détestables copies. Enfin des fanatiques l'ont insulté par les endroits mêmes qui méritent les remerciements du genre humain.

Malgré ses défauts, cet ouvrage doit être toujours cher aux hommes, parce que l'auteur a dit sincèrement ce qu'il pense, au lieu que la plupart des écrivains de son pays, à commencer par

1. Voyez tome XI, page 261; XHI, 234, 4i5; XXV, 559.

2. Toutes les éditions portaient: « Je cherchais un fil dans ce labyrinthe; le fil est cassé presque à chaque article: j'ai trouvé, etc., » lorsqu'on 1818, d'après Yerrata manuscrit de Decroix, l'un des éditeurs de Kelil, je donnai le texte actuel. (B.)

27. — MÉLANGES. VI. 21

�� � 322 L'A, B, C.

le grand Bossuet, ont dit très-souvent ce qu'ils ne pensaient pas. 11 a partout fait souvenir les hommes qu'ils sont libres; il présente à la nature humaine ses titres qu'elle a perdus dans la plus grande partie de la terre; il combat la superstition, il inspire la morale. Je vous avouerai encore combien je suis affligé qu'un livre qui pouvait être si utile soit fondé sur une distinction chimérique. La vertu, dit-il, est le principe des républiques ', l'honneur l'est des monarchies ^ On n'a jamais assurément formé des républiques par vertu. L'intérêt public s'est opposé à la domination d'un seul ; l'esprit de propriété, l'ambition de chaque particulier, ont été un frein à l'ambition et à l'esprit de rapine. L'orgueil de chaque citoyen a veillé sur l'orgueil de son voisin. Personne n'a voulu être l'esclave de la fantaisie d'un autre. Voilà ce qui établit une répu- blique, et ce qui la conserve. Il est ridicule d'imaginer qu'il faille plus de vertu à un Grisou qu'à un Espagnol ^

��1. Liv. III, ch. in.

2. Liv. Jn, ch. M.

3. Cette idée de Montesquieu a été regardée par les uns comme un principe lumineux, et par d'autres comme une subtilité démentie par les faits : qu'il nous soit permis d'entrer à cet égard dans quelques discussions.

1" Montesquieu, en disant que la vertu était le principe des républiques, et l'honneur celui des monarchies, n'a point voulu parler, sans doute, des motifs qui dirigent les hommes dans leurs actions particulières. Partout l'intérêt et un certain principe de bienveillance pour les autres, qui ne quitte jamais les hommes, sont le motif le plus fréquent ; la crainte de l'opinion, le second ; l'amour de la vertu est le dernier et le plus rare. Dans certains pays, la terreur ou les espé- rances religieuses tiennent lieu presque généralement de l'amour de la vertu.

Il est donc vraisemblable que, par principes des différents gouvernements, Montesquieu a entendu seulement les motifs qui y font agir les hommes dans leurs actions publiques, dans celles qui ont rapport aux devoirs des citoyens.

Or, sous ce point de vue, les républiques, étant l'espèce de gouvernement où les hommes peuvent tirer le plus d'avantage de l'opinion publique, paraissent devoir être les constitutions dont l'honneur soit plus particulièrement le prin- cipe.

2" L'expression de Montesquieu peut avoir encore un autre sens : elle peut signifier que, dans une monarchie, on évite les mauvaises actions comme désho- norantes, et dans une république comme vicieuses. Si par vicieuses on entend contraires à la justice naturelle, cette opinion n'est pas fondée : la morale des républicains est très-relàchée; en général, ils se permettent sans scrupule tout ce qui est utile à l'intérêt de la patrie, ou à ce que leur parti regarde comme l'inté- rêt de la patrie; tout ce qui peut leur mériter l'estime de leurs concitoyens ou de leur parti. Ils sont donc moins guidés par la véritable vertu que par l'honneur et la justice d'opinion.

3" Il y a enfin un troisième sens: Montesquieu a-t-il voulu dire que, dans les monarchies, on fait par amour de la gloire ce que, dans les républiques, on fait par esprit patriotique? Dans ce sens, nous ne pouvons être de son avis; l'amour de la gloire, la crainte de l'opinion est un ressort de tous les gouvernements. Il aurait fallu dire, dans ce sens, que l'hoimeur et la vertu sont le principe des

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Que l'honneur soit le principe des seules monarchies, ce n'est pas une idée moins chimérique ; et il le fait bien voir lui- même sans y penser, (( La nature de l'honneur, dit-il au cha- pitre VII du livre III, est de demander des préférences et des distinctions. Il est donc, par la chose [même, placé dans le gou- vernement monarchique, n

Certainement, par la chose même, on demandait, dans la république romaine, la préture, le consulat, l'ovation, le triom- phe ; ce sont là des préférences, des distinctions qui valent bien les titres qu'on achète souvent dans les monarchies, et dont le tarif est fixé. Il y a un autre fondement de son livre qui ne me paraît pas porter moins à faux : c'est la division des gouverne- ments en républicain, en monarchique, et en despotique *.

Il a plu à nos auteurs (je ne sais trop pourquoi) d'appeler despotes les souverains de l'Asie et de l'Afrique ; on entendait autrefois par un despote un petit prince d'Europe, vassal du Turc, et vassal amovible, une espèce d'esclave couronné gouver- nant d'autres esclaves. Ce mot despote, dans son origine, avait signifié, chez les Grecs, maître de maison, pire de famille. Nous donnons aujourd'hui libéralement ce titre à l'empereur de Maroc, au Grand Turc, au pape, à l'empereur de la Chine, Mon- tesquieu, au commencement du second livre (chap. i), définit ainsi le gouvernement despotique : a Un seul homme, sans loi et sans règle, entraîne tout par sa volonté et par ses caprices, »

Or il est très-faux qu'un tel gouvernement existe, et il me paraît très-faux qu'il puisse exister. VAlcoran et les commen- taires approuvés sont les lois des musulmans : tous les mo- narques de cette religion jurent sur VAlcoran d'observer ces lois.

��républiques, et l'honneur seul celui des monarchies ; mais il y aurait eu encore une autre observation à faire. C'est qu'il existe dans toute constitution où le bien est possible un esprit public, un amour de la patrie différent du patriotisme répu- blicain ; cet esprit public tient à l'intérêt que tout homme qui n'est point dépravé prend nécessairement au bonheur des hommes qui l'entourent, au penchant natu- rel que les hommes ont pour ce qui est juste et raisonnable. Une mauvaise con- stitution, un établissement mal dirigé, choquent l'esprit comme une table dont les pieds n'auraient pas la même forme choquerait les yeux. Il fallait donc se borner à dire que l'amour du bien public n'est pas le même dans les monarchies que dans les républiques; qu'il est, dans ces dernières, plus actif, plus habituel, plus répandu; mais que, dans les monarchies, il est souvent plus éclairé, plus pur, moins contraire à la morale universelle.

Une opinion susceptible de tant de sens différents, et qui, dans aucun, n'est rigoureusement exacte, ne peut guère être utile pour apprendre à juger des effets bons ou mauvais d'une loi. (K.)

1. Liv. II, ch. I.

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Les anciens corps de milice et les gens de loi ont des privilèges immenses; et quand les sultans ont voulu violer ces privilèges, ils ont tous été étranglés, ou du moins solennellement déposés.

Je n'ai jamais été à la Chine, mais j"ai vu plus de vingt per- sonnes qui ont fait ce voyage, et je crois avoir lu tous les auteurs qui ont parlé de ce pays; je sais, beaucoup plus certainement que Rollin ne savait Tliistoire ancienne; je sais, dis-je, parle rap- port unanime de nos missionnaires de sectes différentes, que la Chine est gouvernée par les lois, et non par une seule volonté arbitraire ; je sais qu'il y a dans Pékin six tribunaux suprêmes auxquels ressortissent quarante-quatre autres tribunaux; je sais que les remontrances faites à l'empereur par ces six tribunaux suprêmes ont force de loi ; je sais qu'on n'exécute pas à mort un portefaix, un charbonnier, aux extrémités de remi)ire, sans avoir envoyé son procès au tribunal suprême de Pékin, qui en rend compte à l'empereur. Est-ce là un gouvernement arbitraire et tyrannique ? L'empereur y est plus révéré que le pape ne l'est à Rome ; mais, pour être respecté, faut-il régner sans le frein des lois ? Une preuve que ce sont les lois qui régnent à la Chine, c'est que le pays est plus peuplé que l'Europe entière ; nous avons porté à la Chine notre sainte religion, et nous n'y avons pas réussi. Nous aurions pu prendre ses lois en échange, mais nous ne sa- vons peut-être pas faire un tel commerce ^

Il est bien sûr que l'évêque de Rome est plus despotique que l'empereur de la Chine, car il est infaillible, et l'empereur chi- nois ne Test pas : cependant cet évêque est encore assujetti à des lois.

\. Montesquieu n'a établi nulle part de distinction entre ce qu'il appelle monar- chie et ce qu'il appelle despotisme: si, dans la monarchie, les corps intermé- diaires ont le droit négatif, elle devient une aristocratie; s'ils ne l'ont pas, il n'y a d'autre diflférence entre les monarchies de l'Europe elles empires de l'Orient que celle des mœurs et des formes légales. Dans tous ces États, il y a des règles géné- rales, des formalités reconnues dont jamais le souverain ne s'écarte. Le conseil du prince y est également supérieur à tous les tribunaux, dont il réforme à son gré les décisions. Le prince y décide également d'une manière arbitraire ce qu'on i^ppeile affaire d'État. Mais, comme il y a plus de lumières en Europe, les tribu- naux y sont mieux réglés, et les lois laissent moins de questions à décider à la volonté particulière des juges. Comme les mœurs y sont plus douces, les conseils des rois européans cherchent à montrer de la modération, et ceux des rois asia- tiques à inspirer la terreur. Enfin une prison dont le tei-me n'est pas fixé est la plus forte peine que les monarques européans imposent de leur volonté seule, tandis que les despotes commandent souvent des exécutions sanglantes. Qu'on examine avec attention tous les gouvernements absolus, on n'y verra d'autres différences que celles qui naissent des lumières, des mœurs, des opinions des dififéreots peuples. ( K.)

�� � L'A, B, C. 325

Le despotisme n'est que l'abus de la monarchie, une corrup- tion d'un beau gouvernement. J'aimerais autant mettre les voleurs de grand chemin au rang des corps de l'État que de placer les tyrans au rang des rois.

A.

Vous ne me parlez pas de la vénalité des emplois de judica- ture \ de ce beau trafic des lois que les Français seuls connais- sent dans le monde entier. Il faut que ces gens-là soient les plus grands commerçants de l'univers, puisqu'ils vendent et achètent jusqu'au droit de juger les hommes. Comment diable! si j'avais l'honneur d'être né Picard ou Champenois, et d'être le fils d'un traitant ou d'un fournisseur de vivres, je pourrais, moyennant douze ou quinze mille écus, devenir, moi septième, le maître absolu de la vie et de la fortune de mes concitoyens! On m'ap- pellerait monsieur - dans le protocole de mes collègues, et j'appel- lerais les plaideurs par leur nom tout court, fussent-ils des Chàtillon et des Montmorency, et je serais tuteur des rois^ pour mon argent! C'est un excellent marché. J'aurais de plus le plaisir de faire brûler tous les livres qui me déplairaient par celui que Jean-Jacques Rousseau veut faire beau-père du dauphin. C'est un grand droit*.

B.

Il est vrai que Montesquieu a la faiblesse de dire que la véna- lité des charges fsi bonne dans les États monarchiques^ . Que voulez- vous ? il était président à mortier en province . Je n'ai jamais vu de mortier, mais je m'imagine que c'est un superbe ornement. Il est bien difficile à l'esprit le plus philosophique de ne pas payer son tribut à l'amour-propre. Si un épicier parlait de législa- tion, il voudrait que tout le monde achetât de la cannelle et de la muscade,

A.

Tout cela n'empêche pas qu'il n'y ait des morceaux excellents dans l'Esprit des lois. J'aime les gens qui pensent et qui me font penser. En quel rang mettez-vous ce livre?

��1. Voyez la note 2, tome XXI, page 6.

2. C'était le titre des membres du parlement.

3. Le parlement se disait tuteur des rois.

4. Voyez Emile, livre V. {Note de Voltaire.)

5. Liv. V, ch. XIX. (/(/.)

6. Au parlement de Bordeaux.

�� � 326 L'A, B, C.

B. Dans le rang des ouvrages de génie qui font désirer la perfec- tion. Il me paraît un édifice mal fondé, et construit irrégulière- ment, dans lequel il y a beaucoup de Idéaux appartements vernis

et dorés.

A.

Je passerais volontiers quelques heures dans ces apparte- ments, mais je ne puis demeurer un moment dans ceux de Grotius : ils sont trop mal tournés, et les meubles trop à l'antique ; mais vous, comment trouvez-vous la maison que Hobbes a bâtie

en Angleterre?

B.

Elle a tout à fait Tair d'une prison, car il n'y loge guère que

des criminels et des esclaves. Il dit que l'homme est né ennemi

de rhomme, que le fondement de la société est l'assemblage de

tous contre tous ; il prétend que l'autorité seule fait les lois, que

la vtritè^ ne s'en mêle pas ; il ne distingue point la royauté de la

tyrannie. Chez lui la force fait tout : il y a bien quelque chose

de vrai dans quelques-unes de ces idées ; mais ses erreurs m'ont

si fort révolté que je ne voudrais ni être citoyen de sa ville

quand je lis son de Cive, ni être mangé par sa grosse bête de

Léviathan.

C.

Vous me paraissez, messieurs, fort peu contents "des livres que vous avez lus ; cependant vous en avez fait votre profit.

A.

Oui, nous prenons ce qui nous paraît bon depuis Aristote jusqu'à Locke, et nous nous moquons du reste.

C.

Je voudrais bien savoir quel est le résultat de toutes vos lectures et de vos réflexions.

A.

Très-peu de chose.

B.

N'importe ; essayons de nous rendre compte de ce peu que nous savons, sans verbiage, sans pédantisme, sans un sot asser- vissement aux tyrans des esprits et au vulgaire tyrannisé ; enfin avec toute la bonne foi de la raison.

i. Le mot de vérité est là employé assez mal à propos par Hobbes; il fallait aire justice. {Note de Voltaire.)

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