L’Abandonnée (Jouan)/02

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Bonne Presse (p. 4-7).

CHAPITRE ii

L’ABANDON


Les représentations se continuèrent le soir et les jours suivants dans la baraque de Marcello.

Zénia remplaçait Bianca très avantageusement, car elle montrait de merveilleuses aptitudes pour ces exercices qu’elle aimait ; elle y avait acquis une adresse, un brio sans pareils.

C’était une gentille fillette aux cheveux roux, aux grands yeux verts. Russe d’origine, elle avait été vendue par son beau-père à un directeur de cirque, sa mère n’étant plus là pour la protéger. Depuis deux ans elle s’était enfuie de chez ce premier maître qui la battait sans pitié. Sa gentillesse et son savoir lui avaient fait trouver de suite une bonne place.

Éblouie par les propositions de Marcello, elle venait de quitter son emploi et de signer un engagement de trois ans avec ce nouveau maître.

Le saltimbanque n’avait pas tout dit : ce n’était pas simplement pour laisser Bianca se reposer qu’il avait engagé Zénia, mais bien pour la remplacer. Il était décidé à abandonner la malheureuse petite créature qui, seule, lui enlevait l’affection de sa femme.

— Juana m’a aimé, se disait-il, elle m’aimera encore quand cette petite misérable qui me vole sa tendresse ne sera plus entre nous.

Mme Capulto, qui ne se doutait pas de cette perfidie, se montrait aimable envers son mari, puisqu’il consentait à lui laisser pleins droits sur l’enfant de son remords.

Elle avait sorti de sa cachette la médaille du baptême, et l’avait suspendue au cou frêle de Bianca, maintenant qu’elle ne craignait plus les regards de Marcello.

La petite fille, en effet, ne s’habillait plus en robe décolletée, puisque Zénia la remplaçait ; le pieux emblème se dissimulait facilement sous sa guimpe montante. Elle l’avait reçue avec joie, et déchiffrant le nom qui s’y trouvait gravé :

— Est-ce aussi le mien ?

— Oui, ma chérie.

— Mireille !… avait-elle murmuré, rêveuse.

— Oh ! si cette médaille pouvait la guérir, lui rendre ses forces et son sourire ! se disait la jeune femme, en joignant ses doigts avec ferveur.

Toute la piété de son enfance écoulée aux côtés d’un père vraiment chrétien lui revenait aujourd’hui, et c’est avec tout son cœur qu’elle priait Dieu soir et matin de daigner abaisser ses regards sur son infortune. Mais toujours le souvenir dévorant de sa participation au crime arrêtait l’aveu sur ses lèvres, quand, dans l’ombre de l’église, où elle se rendait chaque dimanche avec Bianca, elle voyait le tribunal où le prêtre juge, absout et console.

La foire étant terminée, tous les forains faisaient leurs préparatifs de départ.

La baraque de Marcello fut démontée et placée sur la roulotte.

— Où nous dirigerons-nous ? lui avait demandé sa femme.

— Vers l’Allemagne, avait-il répondu laconiquement.

Les deux enfants s’entendaient à merveille. La folle gaieté de Zénia amusait la petite Bianca. Elle avait eu si peu l’occasion de rire, la pauvrette, malgré les rôles forcés où un sourire de commande détendait ses lèvres pâlies, qu’elle s’épanouissait dans cette atmosphère plus clémente, comme un frêle boulon de rose qui, torturé d’abord par un vent violent, s’entr’ouvre enfin sous le soleil et le calme revenus.

Marcello, en effet, pour mieux endormir la confiance de sa femme, était d’une bonté presque paternelle pour la petite fille. Le jour du départ arriva.

Avant le dernier repas que l’on prit vers midi, dans la roulotte, Marcello avait versé adroitement quelques gouttes d’un liquide dans les verres de Juana et des trois enfants. Le misérable voulait les endormir, afin de mettre son infâme projet à exécution sans être entravé par les larmes des deux pauvres créatures et la curiosité maligne de Zénia et du clown. Et en effet, avant que les derniers préparatifs fussent terminés, Juana, sa fille adoptive et les gymnastes dormaient sur leurs sièges.

— En route ! s’écria le saltimbanque, vers 4 heures.

Il avait fermé toutes les fenêtres, afin qu’aucun œil indiscret ne pût rien distinguer à l’intérieur.

Et la lourde roulotte s’ébranla, sous les efforts courageux de Pierrot, le petit cheval blanc, qu’un repos de dix jours avait rendu vaillant.

À quelque distance de la petite ville, Marcello avisa un carrefour. Comme sur tous les chemins bretons, une croix élevée sur un piédestal aux marches de pierre en marquait l’un des angles.

— Je l’ai trouvée au pied d’une croix, je l’abandonne sous le même signe, ricana le bandit. Qu’il lui soit propice !

Il plongea son regard d’oiseau de proie tout autour de lui et ne vit rien de suspect. Il arrêta sa voiture, prit la petite malade entre ses bras et l’enveloppa d’une mante ; il lui en rabattit le capuchon sur la tête et la descendit du véhicule sans qu’elle eût fait un mouvement.

— Celle-là dort bien, fit-il, et les autres aussi : la chance est pour moi.

Sans une émotion, sans que ses gros yeux striés de sang comme ceux d’un loup fussent traversés par une lueur attendrie, il déposa la malheureuse petite sur la pierre dure, et remonta froidement en voiture, sans un dernier regard vers sa victime ni vers le Christ qui étendait maintenant ses bras miséricordieux sur l’abandonnée.

— Allons, Pierrot !… fit-il en faisant claquer son fouet.

Mais à peine se fut-il éloigné de quelques mètres que la porte de la roulotte s’ouvrit violemment, et une main se posa, pesante, sur son épaule. Il se retourna : Juana, les yeux étincelants, pâle d’un émoi extrême, était devant lui.

— Où est Bianca, misérable ? balbutia-t-elle, en faisant des efforts pour lutter contre cette envie de sommeil qui la dominait encore.

Pour toute réponse, il allongea au cheval un maître coup de fouet qui lui fit prendre le galop. Mais la jeune femme, avec une force décuplée par son désespoir, saisit les rênes et l’arrêta net.

— Réponds, bandit, ou je te dénonce !

Marcello eut peur.

— La paix, femme ! dit-il. Cette enfant était un sujet de trouble entre nous, je l’ai jetée sur la route, comme je l’y ai trouvée un jour.

— Infâme ! menteur ! clama Juana. Retourne la chercher, ou, je te le jure, je me rends à la gendarmerie et je déclare tout.

La fureur et la douleur qui l’animaient avaient complètement vaincu le narcotique, elle était parfaitement maîtresse d’elle-même.

Le saltimbanque vit bien qu’il fallait compter avec elle. Il regarda encore à droite et à gauche, et aperçut à travers les arbres un petit groupe formé par deux enfants qu’une femme, leur mère sans doute, roulait dans une petite voiture.

— Ne te désole pas, Juana, dit-il ; vois cette personne qui se dirige vers la croix, elle va sans doute recueillir Bianca. Que pouvais-tu lui donner ? La médiocrité, et un métier qu’elle n’aime pas, qu’elle n’aimera jamais !… Alors que regrettes-tu pour elle ?

— Descendons, suivons cette femme, et si elle semble s’occuper de la pauvre enfant que tu sacrifies à la jalousie, j’accepterai ce qui est fait. Que puis-je, en effet, pour elle !…

— Mais tu veux donc nous faire prendre !…

— J’ai dit ! Obéis, sinon je te dénonce.

Marcello haussa ses grosses épaules, puis, poussant sa roulotte sous une futaie épaisse où elle risquait moins d’être aperçue, il en descendit avec sa femme.

Dans l’intérieur, rien ne bougeait ; la fillette et le clown dormaient, profondément.

Comme deux coupables, ils se traînèrent d’arbre en arbre, afin de se mieux dissimuler, et arrivèrent bientôt à une certaine distance du calvaire : de là ils pouvaient voir, sinon entendre, tout ce qui allait se passer.

La femme s’avançait rapidement vers la croix. Elle paraissait jeune et portait avec distinction le costume si coquet des paysannes des environs de Lorient : la petite coiffe brodée, la robe droite, au corsage et à la longue jupe ornés de larges velours, le col de mousseline blanche et le grand tablier à piécette.

Les enfants, une fille et un garçon, semblaient avoir de quatre à six ans.

Elle s’arrêta près de la croix, et, quittant la voiturette, elle s’approcha de l’abandonnée, toujours enveloppée dans sa longue cape.

— Tu vois, Juana, la petite va être recueillie. Viens maintenant.

— Non ! Je demande plus encore : je veux qu’elle la relève, Je veux entendre ce qu’elle lui dit.

Un air attendri sur sa douce physionomie aux grands yeux bleus et tendres, à la bouche fraîche, la jeune paysanne soulevait l’enfant et disait d’une voix caressante :

— Pauvre chérie ! comme elle est pâle ! Elle semble bien souffrante. Mais pourquoi ce sommeil profond ? Si je ne sentais pas la tiédeur de son petit corps et les battements de son cœur, je la croirais morte. Ouvre les yeux, petite mignonne, et dis-moi qui t’a laissée au pied de cette croix comme un pauvre oiselet tombé du nid ?

Et elle l’embrassa.

Sous cette caresse, Bianca ouvrit les yeux, mais les referma, comme effrayée.

— N’aie pas peur, ma jolie, reprit la jeune femme. Si quelque méchant t’a abandonnée, je te prends, moi, tu deviendras la sœur de mes petits.

L’enfant était retombée dans son lourd sommeil.

— On a dû lui faire prendre un narcotique pour l’endormir afin de mieux la perdre. Quels misérables ont pu commettre un crime aussi affreux ? Oh ! Dieu les punira ! s’écria la jeune mère.

Juana étouffa un sanglot.

La paysanne reprit son monologue.

— Ces baraques de forains étaient nombreuses sur la place d’Alsace-Lorraine pendant la foire ! Mais leurs enfants n’ont pas ces vêtements presque élégants, ils sont plutôt déguenillés. Qui me dira le secret de cet abandon ?… Qu’importe ! reprit-elle ; il y a là une pauvre innocente à sauver, je m’en charge ; je sais que Pierre ne me blâmera pas. Tu étais sous la protection de ton Père céleste, pauvre petite. Il m’envoie vers toi, je t’accepte.

Et, embrassant de nouveau Bianca, elle la porta jusqu’à la voiture où elle l’installa à la place de sa petite fille Marie.

Le petit groupe, augmenté de la pauvre épave jetée par un monstre à la merci de la route, se perdit bientôt dans la verdure des arbres.

Juana, qui les avait suivis longtemps de ses yeux aux larmes soudain taries, se jeta alors sur l’herbe et se livra à toute sa douleur. De longs sanglots secouaient son corps, des pleurs abondants coulaient sur ses joues qu’une fièvre ardente enflammait.

— Viens, mon amie, dit Marcello ; tu es rassurée maintenant sur le sort de ta protégée. Cette paysanne a l’air bon et aisé ; elle la gardera et l’aimera, sois-en sûre.

— Mais moi je ne l’aurai plus ! sanglota-t-elle. Ô ma seule affection ! mon seul amour ! te perdre à jamais !…

Le saltimbanque se mordit les lèvres jusqu’au sang, sous la colère qui l’animait, mais il se contint pour ne pas affoler davantage sa première victime.

— Viens, répéta-t-il, le temps presse ! Il lui prit le bras, et elle marcha près de lui, résignée, après un dernier regard au divin Crucifié qui étendait toujours au-dessus des aubépines neigeuses ses mains pleines de grâces pour ceux qui se repentent.

— Mon Dieu ! s’écria-t-elle, pitié ! pitié !

Celle qui pratiquait si simplement cette belle vertu chrétienne que l’on nomme la charité s’appelait Louise Kerlan. Elle était la femme d’un contremaître, employé aux chantiers de Lorient à la construction de ces immenses cuirassés qui sont l’orgueil de notre marine.

Pierre Kerlan était un brun aux yeux noirs pleins de flamme et d’intelligence. Travailleur intrépide, il n’avait en vue que le bonheur de femme et de ses enfants. Son seul plaisir était de les rejoindre, la journée de labeur terminée, et c’est avec une joie sans mélange qu’il entrait dans le logis si gentiment arrangé par Louise. Dans cette communauté d’esprit et de sentiment, ils ne pouvaient que retenir le bonheur sous leur toit hospitalier, où jamais un malheureux n’avait frappé en vain. Et il y était si bien, en effet, que cette phrase était passée en proverbe à Kerentrech : heureux comme les Kerlan.

La jeune femme avait pris un chemin détourné pour regagner sa demeure. Nullement désireuse de divulguer si tôt sa généreuse action, elle évitait d’être rencontrée par quelque bavarde qui l’aurait bientôt racontée à tous.

Elle parvint à son logis sans une ennuyeuse rencontre, et se hâta de coucher la malade qui dormait encore.

La digne femme remarqua que le linge de l’enfant était fin, orné de dentelles et marqué des deux lettres B C, et son cou était entouré d’une chaînette d’or. Elle se baissa, intéressée par ce scintillement qui pouvait être un indice de plus, et attira la chaîne doucement à elle. Bientôt elle lisait sur la large médaille d’or aux jolies têtes d’anges : Mireille, baptisée le 27 juin 18

— Mireille ! elle se nomme Mireille ! murmura-t-elle en se relevant, le front soudain soucieux. Alors pourquoi ce B sur son linge ? Cette superbe médaille me prouve bien que cette enfant appartient à une famille riche. Ce n’est donc pas la misère qui a été la cause de son abandon ? Je comprends moins que jamais, et je ne veux plus y penser ; l’essentiel est que la petite soit bien couchée ici ce soir : plus tard nous aviserons.

Kerlan ne tarda pas à rentrer. Sans lui laisser le temps d’exprimer son étonnement devant le spectacle inattendu qui s’offrait à ses yeux, Louise lui dit :

— Une bonne action à faire, mon Pierre. J’ai trouvé cette petite abandonnée au pied de la croix des quatre chemins, et je l’ai apportée ici.

— Tu as bien fait, Louisette ! répondit Kerlan avec chaleur.

— Si ses parents ne se retrouvent pas, consentiras-tu à l’adopter, mon ami ?

Et la voix de la jeune femme se fit plus tendre encore.

— En aurais-tu douté, ma chérie ?

Et il lui tendit sa main loyale.

Ils s’étreignirent, ayant aux lèvres un bon sourire et dans les yeux des larmes attendries.

Louise raconta toute la scène de la rencontre, le linge marqué, la découverte de la médaille, tandis que Mireille, subissant toujours l’influence du narcotique, restait assoupie.

Le lendemain, M. Kerlan partit dès l’aurore pour son travail, après avoir embrassé ses enfants dormant encore. Il baisa aussi la petite main de l’abandonnée qui pendait, frêle et blanche ainsi qu’une cire, le long de sa couche.

— Dès qu’elle sera réveillée, questionne-la, Louise, dit-il. Ses explications nous mettront peut-être sur la trace de ses parents. À mon retour, nous verrons à prévenir le maire.

Mais Mme Kerlan ne put rien savoir ce jour-là, et les brèves explications qu’elle réussit à obtenir ne révélèrent pas le mystère de Mireille,

Kerlan, le soir, ne fut pas plus heureux, et comme Louise, il se heurta au même mutisme étrange.

— Attendons quelques jours, se dit-il, lorsqu’elle se trouvera plus forte, nous essayerons encore de percer ce mystère.

Quatre jours s’écoulèrent sans amener de changement dans l’altitude de celle qui s’était appelée Bianca et répondait maintenant au nom de Mireille.

C’était la même lassitude qui la retenait sur le lit de Marie, mangeant à peine, dormant presque toujours. C’était aussi le même silence gardé sur tout ce qui s’était passé avant son entrée dans l’hospitalière demeure. Aussi on ne l’interrogeait plus.

La curiosité était éveillée dans Kerentrech sur cette trouvaille, car les enfants avaient parlé, et souvent Louise devait répondre aux plus hardies de ses voisines qui ne craignaient pas de forcer sa porte pour voir la petite fille.

M. Kerlan, cependant, n’avait pas cru devoir avertir le maire ou la police, il avait seulement prévenu le médecin, M. Conlau.

C’était un bon et savant vieillard, secourable à tous et puissamment aidé dans sa noble mission par une compagne dont le cœur était aussi parfait que le sien. Quand il arriva chez les Kerlan, le contremaître lui raconta tout ce qui s’était passé depuis le passage de sa femme au carrefour, sans oublier de relater le mutisme incompréhensible de l’enfant.

— Tout dans cette aventure est étrange ! murmura le médecin rêveur. Que cache le silence de cette petite ? Avez-vous prévenu la police ? ajouta-t-il.

— Non, docteur ; nous avons cru devoir attendre la complète guérison de Mireille, pensant qu’elle se déciderait enfin à parler.

— Et pendant ce temps les misérables qui l’ont jetée sur le chemin sont sans doute à l’abri des poursuites, s’écria M. Conlau avec humour. Vous avez agi bien légèrement, Kerlan, laissez-moi vous le dire.

— Que pouvions-nous faire, puisqu’elle ne voulait rien nous avouer ?

— Il fallait l’y forcer.

— Lorsque vous l’aurez vue, docteur, vous reconnaîtrez qu’il était impossible de lui imposer une volonté dans l’état de faiblesse où elle se trouve.

À la pensée de ce mal qu’il allait essayer de guérir, le vieillard se radoucit.

— Vous pouviez aller à la mairie faire votre déclaration ; on aurait pu mettre au moins une note dans les journaux avec tous les détails que vous connaissez déjà.

— Cela est vrai ! fit M. Kerlan avec regret. Mais il en est encore temps ; demain je me rendrai chez le maire.

Le médecin se pencha sur le petit lit, et, prenant la main de Mireille, qui le regardait, une inquiétude dans ses grands yeux, comme un pauvre être trop souvent battu par le destin qui redoute toujours l’inconnu, il lui dit de sa bonne voix de grand-père :

— Nous sommes un peu fatiguée, petite fille ?

Cet accent de bonté, ce regard empreint de la plus grande bienveillance rassurèrent complètement la pauvrette qui eut un pâle sourire.

Le docteur l’ausculta soigneusement, puis, avec un rire cordial :

— Cela ne sera rien, mignonne ; un peu de repos, une bonne nourriture bien réglée, et nous courrons bientôt avec Marie dans le jardin.

Puis prenant à part les deux époux :

— Eh bien ! mes amis, votre petite protégée a une anémie profonde, qu’il est temps de combattre.

— On la sauvera ? ajouta Louise avec crainte.

— Oui, rassurez-vous. Mais le traitement doit être prompt et énergique, si l’on veut y arriver. Et ce n’est pas ici qu’il peut être appliqué à l’enfant.

Les deux époux se regardèrent, atterrés.

M. Conlau se taisait, cherchant une solution à ce problème. Soudain son regard s’éclaira :

— Je vais aller raconter notre ennui à Mlles de Montscorff, s’écria-t-il, et je suis sûr qu’elles nous aideront.

Et devant l’air interrogatif de Louise et de son mari :

— Ces demoiselles habitent une belle propriété située sur les bords du Scorff, expliqua-t-il ; de grands arbres entourent la demeure : l’air y est sain et très propice à la cure que nous allons tenter.

— Croyez-vous que ces dames y consentent ? demanda le contremaître.

— Oui ; elles ont autant de noblesse de cœur que vous, mes chers amis, et elles accepteront de prendre leur part de cette bonne œuvre. Cette après-midi je me rendrai aux Magnolias, ainsi se nomme le domaine, et demain je viendrai prendre notre malade.

— La quitter déjà ! murmura la jeune femme. Je commençais à m’attacher à cette pauvre fillette.

— Vous pourrez aller la voir chez ces dames, et dès qu’elle sera guérie, vous la reprendrez.

— Et si Mlles de Montscorff voulaient la garder ?

— Je ne le crois pas. Mlle Irène est déjà âgée, elle ne prendrait pas la responsabilité d’élever une petite inconnue. Puis elle ne voudrait pas vous enlever l’enfant de votre adoption.

Non sans regret, Louise se soumit, et le docteur annonça que le lendemain il viendrait prendre Mireille et demander à Mme Kerlan de l’accompagner chez les demoiselles de Montscorff.

— Maintenant, Kerlan, nous allons nous rendre chez le maire et libeller ensemble cette note qui paraîtra dans les journaux du département et ceux de Paris, puis nous attendrons les événements.

Le maire, M. Monrin, les reçut lui-même et les fit entrer dans son cabinet. Il connaissait le médecin et le jeune contremaître et avait su les apprécier.

— Je vous attendais, Monsieur Kerlan, dit-il ; j’avais appris par la rumeur publique la belle action de votre femme…

— Action bien naturelle, Monsieur le maire, répondit Pierre vivement. Qui donc aurait eu le cœur assez dur pour laisser cette enfant mourir sur la pierre froide !

— On l’aurait peut-être relevée, dit le docteur, mais pour la porter au poste de police.

— Et vous voulez l’adopter ? interrogea M. Monrin.

— Oui, Monsieur.

— Et pourtant vous avez deux enfants !

— On travaillera un peu plus, voilà tout.

Et le contremaître eut un éclat de rire joyeux.

Il mit le maire au courant de tout, et une petite note fut rédigée.