L’Abbé (Montémont)/28

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L’Abbé ou suite du Monastère
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 14p. 313-326).


CHAPITRE XXVIII.

la reconnaissance.


Oui ; celle dont les yeux ont suivi ton enfance et surveillé dans un espoir incertain l’aurore de ta jeunesse, maintenant, avec ces mêmes yeux ternis par la vieillesse et encore plus par les larmes, contemple ton déshonneur.
Ancienne comédie.


À l’entrée de la principale, ou pour mieux dire de la seule rue de Kinross, la jeune fille dont Roland Græme suivait les pas jeta un coup d’œil en arrière, comme pour s’assurer que son compagnon n’avait pas perdu ses traces ; puis elle entra dans une ruelle très-étroite, bordée de chaque côté par une rangée de misérables chaumières en ruines. Elle s’arrêta pendant une seconde à la porte d’une de ces pauvres demeures, reporta de nouveau ses yeux vers Roland, puis leva le loquet et disparut.

Quelque empressement que mît le page à suivre son guide, son entrée dans la chaumière fut retardée d’une minute ou deux par le loquet qui ne se levait pas à la manière ordinaire, et par la porte elle-même qui ne cédait pas à son premier effort. Un passage obscur avait comme d’habitude, été pratiqué entre le mur extérieur de la maison et le hallan ou mur de terre glaise qui servait de cloison ; au bout de ce passage et dans le mur de séparation, se trouvait une porte conduisant dans la ben ou chambre intérieure de la chaumière. Dès que Roland Græme eut mis la main sur cette seconde porte, une voix de femme prononça ces mots : « Benedictus qui venit in nomine Domini, damnandus qui in nomine inimici[1] ! » En entrant dans la chambre, il aperçut celle que le chambellan lui avait indiquée comme la mère Nicneven ; elle était assise près de l’humble foyer, mais il n’y avait nulle autre personne dans la chambre. Roland Græme regarda autour de lui, surpris de la disparition de Catherine Seyton, sans faire beaucoup d’attention à la prétendue sorcière, jusqu’à ce qu’enfin celle-ci attirât et fixât ses regards par le ton avec lequel elle lui demanda : « Que cherches-tu ici ?

— Je cherche, » dit le page fort embarrassé ; « je cherche… » Mais sa réponse fut interrompue tout à coup : la vieille femme, rapprochant sévèrement ses énormes sourcils gris, en les fronçant de manière à former mille rides sur son front, se leva, et se montrant dans toute sa grandeur naturelle, arracha le mouchoir qui couvrait sa tête ; alors, saisissant Roland par le bras, elle fit deux enjambées par la chambre et se trouva près d’une petite fenêtre à travers laquelle la lumière tomba en plein sur son visage. Cette lumière montra au jeune homme étonné la figure de Madeleine Græme. « Oui, Roland dit-elle, tes yeux ne te trompent pas, ils te montrent vraiment les traits de celle que tu as trompée, dont tu as rempli la coupe d’amertume, dont tu as changé le pain en poison et l’espérance en profond désespoir. C’est elle qui te demande maintenant : « Que cherches-tu ici ? » Celle dont le plus grand crime envers le ciel était de t’aimer plus que le bien de toute son Église ; celle qui ne pouvait sans répugnance t’abandonner même dans la cause de Dieu ; celle-là te demande maintenant : Que cherches-tu ici ? »

Tandis qu’elle parlait, elle tenait son grand œil noir fixé sur le visage du jeune homme, avec l’expression d’un aigle qui regarde sa proie avant de la déchirer en pièces. Roland se sentit incapable de répondre ou d’éluder. Cette enthousiaste extraordinaire avait en quelque sorte conservé sur lui l’ascendant qu’elle avait pris pendant son enfance ; d’ailleurs, il connaissait la violence de ses passions et son impatience de toute contradiction ; et enfin, il le savait de reste, tout ce qu’il pourrait dire ne servirait qu’à la jeter dans un transport de rage. Il gardait donc le silence, et Madeleine Græme continuait son apostrophe avec un enthousiasme toujours croissant… « Encore une fois, que cherches-tu, fourbe ?… Cherches-tu cet honneur auquel tu as renoncé, cette foi que tu as abandonnée, ces espérances que tu as détruites ?… ou bien me cherches-tu, moi, seule protectrice de ta jeunesse, le seul parent que tu aies jamais connu, afin de fouler aux pieds mes cheveux gris, comme tu as déjà foulé aux pieds le plus cher espoir de mon cœur ?

— Pardonnez-moi, ma mère, dit Roland Græme ; mais en vérité, je ne mérite pas votre blâme. J’ai été traité par vous-même, par vous, ma vénérable mère, aussi bien que par les autres… comme un être privé de toute force de volonté et qui n’a pas l’ombre de raison humaine, ou que tout au moins on juge incapable de s’en servir. On m’a conduit dans une terre enchantée, on m’a entouré de maléfices… chacun est venu se montrer à moi sous un déguisement… chacun m’a parlé en paraboles… j’ai été commue celui qui erre dans un songe, fatigant et confus ; et maintenant vous me blâmez de ne pas avoir le bon sens, le jugement, la fermeté d’un homme raisonnable, éveillé, sans illusions, qui sait ce qu’il fait et où il va. S’il faut marcher avec des masques et des spectres, qui changent de place comme il arrive dans les visions et non dans le monde de la réalité, il y a de quoi ébranler la foi la plus solide et tourner la tête la plus sage. Je cherchais, puisqu’il faut l’avouer, cette même Catherine Seyton, que vous avez été la première à me faire connaître, et que j’ai rencontrée bien extraordinairement dans ce village de Kinross, le disputant en gaieté aux gens de la fête, quand, peu d’instants auparavant, je l’avais laissée au château bien gardé de Lochleven, où elle est la triste suivante d’une reine emprisonnée… Je la cherche en ce moment ; et au lieu d’elle, je vous trouve, ma mère, et encore plus extraordinairement déguisée qu’elle ne l’est elle-même.

— Et qu’avais-tu à démêler avec Catherine Seyton ? » dit sévèrement la matrone. « Sommes-nous dans un temps à suivre les jeunes filles, et à danser autour d’un mai ? Quand la trompette appelle tous les vrais Écossais sous l’étendard de leur vraie souveraine, sera-t-on obligé d’aller te chercher jusque dans le boudoir d’une femme ?

— Non, de par le ciel, ni même derrière les tristes murailles d’un castel entouré par les eaux ! Je voudrais que le cor sonnât à l’instant même, car je vois que ces accents guerriers pourront seuls parvenir à dissiper les visions chimériques qui m’entourent.

— N’en doute pas, ils se feront entendre, et ils résonneront si haut que l’Écosse n’en ouïra jamais de pareils, avant ceux qui annonceront aux montagnes et aux vallées que le temps va faire place à l’éternité. Jusque là, sois constant et brave, sers Dieu et honore ta souveraine ; sois fidèle à ta religion. Je ne puis, je ne veux, je n’ose te demander la vérité sur les terribles nouvelles que j’ai apprises de ton refroidissement ; n’accomplis pas ce sacrifice maudit ; et même à cette heure, quoique bien tard, tu peux être ce que j’ai espéré pour le fils de mon espoir le plus cher : que dis-je ? le fils de mon espoir ! tu seras l’espérance de l’Écosse, son orgueil et son honneur ! tes désirs les plus insensés, les plus absurdes pourront s’accomplir. J’ai honte de mêler d’indignes motifs au noble prix que je t’offre. J’ai honte, telle que je suis, de parler des passions insensées de la jeunesse, si ce n’est pour les blâmer et les mépriser. Mais il faut, pour faire prendre aux enfants une médecine salutaire, les tenter par l’offre des douceurs. Ainsi il faut exciter les jeunes gens aux actions honorables par la promesse du plaisir. Écoute-moi donc, Roland, les affections de Catherine Seyton ne seront que pour celui qui opérera la délivrance de sa maîtresse ; et crois-moi, il peut être un jour en ton pouvoir de devenir cet heureux préféré. Chasse donc tes craintes et tes doutes ; prépare-toi à faire ce que ta religion réclame, ce que ton pays demande, ce que ton devoir comme sujet et serviteur exige impérieusement de toi : sois sûr que même les souhaits insensés de ton cœur s’accompliront aisément quand tu auras obéi à cet appel. »

Comme elle cessait de parler, un double coup se fit entendre à la porte intérieure. La matrone ajusta promptement son voile, et reprenant son siège près du foyer, elle demanda qui était là.

« Salvete in nomine sancto, » répondit-on du dehors.

« Salvete et vos, » reprit Madeleme Græme.

Et un homme entra, vêtu à la manière des gens qui composaient alors la suite des seigneurs ; il portait à sa ceinture une épée et un bouclier. « Je vous cherchais, dit-il, ma mère, et celui que je vois avec vous. » Puis, s’adressant à Roland Græme, il lui dit : « N’es-tu pas porteur d’un paquet de la part de George Douglas ?

— Oui, » reprit le page, se rappelant tout à coup celui qu’on lui avait confié le matin ; mais je ne puis le délivrer à quiconque n’a pas le droit de me le demander.

— Tu as raison, » reprit le serviteur ; et il lui dit à l’oreille : « Le paquet que je demande est le rapport de George Douglas à son père, cela suffit-il ?

— Oui, » reprit le page, et tirant le paquet de son sein, il le lui remit.

« Je reviendrai dans l’instant, » dit le serviteur ; et il sortit de la cabane.

Roland était alors assez revenu de sa surprise, pour demander à son tour à son aïeule pourquoi il la trouvait sous un déguisement si étrange, et dans un lieu si dangereux. « Vous ne pouvez ignorer, dit-il, la haine que la dame de Lochleven porte à ceux de votre, c’est-à-dire de notre religion. Votre déguisement actuel vous expose à des soupçons d’un autre genre, mais non moins à craindre ; et, soit en qualité de catholique, ou de sorcière, où d’amie de la reine infortunée, vous courrez le même danger, si l’on vous arrête sur les domaines des Douglas. En outre, pour des raisons qui lui sont particulières, vous avez dans le chambellan revêtu ici de l’autorité du lord, un ennemi puissant et implacable.

— Je le sais, dit la matrone, les yeux étincelants de la joie du triomphe ; je sais que, fier de sa fourberie scolaire et de sa sagesse charnelle, Luc Lundin voit avec haine et jalousie les bienfaits que les saints ont accordés à mes prières et aux saintes reliques, devant le contact, et bien plus devant la seule présence desquelles, la maladie et la mort ont si souvent fui : je sais qu’il me déchirerait avec joie ; mais il est une chaîne et une muselière qui retiendra la furie du chien dévorant, et le serviteur du maître ne recevra aucun mal jusqu’à ce que l’ouvrage du maître soit terminé. Quand cette heure sera venue, que les ombres de la nuit descendent sur moi ! Avec le tonnerre et la tempête, il sera bien venu le temps qui fermera mes yeux aux crimes et mes oreilles aux blasphèmes ! Sois seulement fidèle, et remplis ton rôle comme j’ai rempli et comme je remplirai le mien ; et mon affranchissement sera pareil à celui des bienheureux martyrs que les anges saluent avec les psaumes et les cantiques, tandis que la terre les poursuit de ses cris et de ses blasphèmes ! «

Comme elle achevait ces mots, le serviteur rentra dans la chaumière en disant : « L’affaire va bien ! le temps est fixé pour demain soir.

— Quel temps ? quelle affaire ? s’écria Roland Græme ; j’espère que je n’ai pas remis en de mauvaises mains le paquet de Douglas.

— Tranquillise-toi, jeune homme, reprit le serviteur, tu as ma parole et la preuve que je t’ai donnée.

— Je ne sais pas si la preuve est bonne, répliqua le page ; et quant à la parole, je ne me fie pas beaucoup à celle d’un étranger.

— Eh bien ! dit la matrone, quand même tu aurais remis dans les mains d’un sujet loyal le paquet que t’avait confié un des ennemis de la reine, il n’y aurait pas grand mal à cela, jeune écervelé.

— De par saint André ! il y aurait un mal irréparable, s’écria le page : l’essence de mon devoir, dans ce premier pas de la chevalerie, est d’être fidèle à ma charge ; et quand le diable lui-même m’aurait confié un message, si j’avais engagé ma foi, je ne voudrais pas la trahir, fût-ce même pour un ange de lumière.

— De par l’amour que je te portais jadis, reprit la matrone, j’aurais le courage de te tuer, de te tuer de ma propre main, quand je t’entends dire que ta foi appartient plus à des rebelles et à des hérétiques qu’à ton Église et à ton prince !

— Patience, ma bonne sœur, interrompit le serviteur, je fournirai à ce gentilhomme des raisons qui sauront contrebalancer les scrupules qui l’assiègent. Ses sentiments sont honorables quoiqu’ils soient peut-être mal placés dans ce moment. Suivez-moi, jeune homme.

— Avant d’aller demander compte à cet étranger de sa conduite, dit le page à son aïeule, ne pourrai-je rien faire pour votre bonheur et votre sûreté ?

— Rien, répondit-elle, rien. Veille seulement à ce que je n’apprenne rien qui puisse entacher ton honneur, ton véritable honneur ! Les saints qui m’ont protégée jusqu’à ce moment me secourront au besoin ; suis le chemin de la gloire qui est ouvert devant toi, et ne pense à moi que comme à celle qui sur la terre sera la plus enchantée d’entendre célébrer ton nom. Suis maintenant l’étranger : il t’apprendra des nouvelles auxquelles tu dois l’attendre fort peu. »

L’étranger restait sur le seuil comme attendant Roland, et aussitôt qu’il le vit se mettre en marche, il avança d’un pas rapide, s^enfonçant toujours de plus en plus dans la ruelle. Roland s’aperçut qu’elle n’était plus bordée de bâtiments que d’un côté, et que de l’autre s’élevait un vieux mur très-haut, au-dessus duquel de grands arbres étendaient leurs branches. En descendant beaucoup plus bas, ils arrivèrent à une petite porte dans le mur. Le guide de Roland s’arrêta, regarda autour de lui si personne n’était en vue, puis tirant une clef de sa poche, il ouvrit la porte et entra, faisant signe à Roland de le suivre. Celui-ci obéit, et l’étranger ferma soigneusement la porte en dedans. Pendant ce temps, le page regarda autour de lui, et vit qu’il se trouvait dans un petit verger fort bien tenu.

L’étranger lui fit traverser deux ou trois allées bordées d’arbres chargés de fruits ; et ils arrivèrent à un berceau de feuillage. Là l’homme d’armes se plaça sur le banc de gazon qui était d’un côté, et fit signe à Roland de s’asseoir sur l’autre en face de lui. Après un moment de silence, il commença ainsi la conversation : « Vous m’avez demandé une meilleure garantie que la parole d’un simple étranger, afin de vous prouver que j’étais autorisé par George Douglas à m’emparer du paquet qu’il vous avait confié ?

— C’est justement sur ce point que je vous prie de me donner satisfaction, dit Roland. Je crains d’avoir agi un peu précipitamment : s’il en est ainsi, il faut que je répare mon erreur comme je pourrai.

— Vous me regardez donc tout à fait comme un étranger ? dit l’homme d’armes. Envisagez-moi bien attentivement, et voyez si mes traits ne ressemblent pas à ceux d’un homme qui vous était bien connu autrefois. »

Roland le regardait avec attention ; mais les idées qui se présentaient à son esprit étaient bien peu d’accord avec l’habit de servitude que portait la personne présente. « Serait-il vrai ? » murmura-t-il… et il s’arrêta n’osant point exprimer l’opinion qui se formait involontairement en lui.

« Oui, mon fils, » dit l’étranger qui remarquait son embarras, " vous voyez réellement devant vous l’infortuné père Ambroise, qui se glorifiait de son ministère quand il vous garantissait des pièges de l’hérésie, mais qui est maintenant condamné à vous pleurer comme un réprouvé ! »

La bonté du cœur de Roland Græme égalait au moins la vivacité de son caractère : il ne put supporter la vue de son ancien et honoré maître et son guide spirituel, dans une situation qui indiquait un si triste changement de fortune ; mais, se jetant à ses pieds, il embrassa ses genoux en pleurant à chaudes larmes.

« Que signifient ces pleurs, mon fils ? dit l’abbé ; s’ils sont versés sur vos péchés et vos folies, certes c’est un orage bienfaisant, et qui peut vous être utile. Mais ne pleurez pas si c’est pour moi qu’ils coulent. Vous voyez effectivement le supérieur de la communauté de Sainte-Marie sous l’habit d’un pauvre soldat qui donne à son maître le service de son sabre et de son bouclier, et s’il le faut sa vie elle-même, pour une grossière livrée et quatre marcs par an. Mais un tel costume convient au temps, et au milieu des combats que soutient l’Église, il sied autant à ses prélats, que le rochet, la mitre et la crosse, au jour du triomphe.

— Par quelle fatalité ? dit le page, et encore, » ajouta-t-il en se reprenant, « pourquoi le demandé-je ? Catherine Seyton m’avait en quelque sorte préparé à ceci. Mais que le changement ait été si absolu, la ruine si complète !

— Oui, mon fils, vos propres yeux ont vu dans mon élévation au siège d’abbé, tout indigne que j’étais, le dernier acte solennel de piété qui ait été célébré au couvent de Sainte-Marie ; et il restera le dernier jusqu’à ce qu’il plaise au ciel de faire cesser la captivité de l’Église. Pour le moment, le berger est frappé… oui abattu presque jusqu’à terre ; le troupeau est dispersé, et les tombeaux des saints, des martyrs et des pieux bienfaiteurs de l’Église sont abandonnés aux hiboux de la nuit et aux loups du désert.

— Et votre frère, le chevalier d’Avenel, ne pouvait-il rien faire pour votre protection ?

— Lui-même a encouru les soupçons des puissances régnantes : elles sont aussi injustes envers leurs amis que cruelles pour leurs ennemis. Je ne m’en affligerais pas si je pouvais espérer que cette disgrâce pût le détourner de leurs voies ; mais je crains plutôt qu’il ne soit conduit à prouver sa fidélité à leur malheureuse cause par quelque action encore plus nuisible à l’Église et plus offensante envers le ciel. Assez sur ce chapitre ; revenons au sujet de notre rencontre. J’espère qu’il vous suffira de recevoir ma parole que le paquet dont vous étiez porteur m’était envoyé par George Douglas ?

— Alors, dit le page, George Douglas serait-il…

— Un véritable ami de sa reine, Roland ; et avant peu j’espère que ses yeux s’ouvriront sur les erreurs de sa fausse Église.

— Mais quel rôle joue-t-il donc à l’égard de son père et de la dame de Lochleven qui lui a servi de mère ? » dit le page avec impatience.

« Le rôle de leur meilleur ami à tous deux, dans le temps et dans l’éternité, répondit l’abbé ; car il devient l’heureux instrument qui rachète le mal qu’ils ont fait et celui qu’ils préparent

— Néanmoins je n’aime pas ce bon service qui commence par un manque de foi.

— Je ne blâme pas vos scrupules, mon fils ; mais cette malheureuse époque, qui a rompu les liens des chrétiens envers l’Église et des sujets envers leur reine légitime, a également dissous tous les autres liens de la société ; et dans de pareils jours, les simples affections humaines ne doivent pas plus retarder nos progrès, que les bruyères et les épines, qui s’attachent aux vêtements du pèlerin, ne doivent l’arrêter sur la route, et l’empêcher d’accomplir son vœu.

— Mais mon père, » objecta encore le jeune homme ; puis il s’arrêta tout à coup en hésitant.

« Parlez, mon fils, dit l’abbé, et parlez sans crainte.

— Ne vous offensez donc pas si je dis que c’est précisément là ce dont nos adversaires nous accusent : ils prétendent que nous arrangeons les moyens selon le but, que nous commettons volontiers le mal pour le faire servir à notre bien.

— Les hérétiques ont employé leur art ordinaire pour vous égarer, mon fils ; ils voudraient bien nous priver du pouvoir d’agir sagement et en secret, tandis que la supériorité de leur nombre nous empêche de lutter à force ouverte. Il nous ont réduits à un état d’entier épuisement, et ils voudraient encore nous ôter les moyens par lesquels, dans toute la nature, la faiblesse supplée au manque de force, pour se défendre contre ses puissants ennemis. Il en est de même que si le chien disait au lièvre : N’emploie pas ces ruses déloyales pour m’échapper, mais lutte bravement contre moi. Les hérétiques puissants et armés demandent aux catholiques abattus et opprimés de mettre de côté la prudence du serpent, seul moyen de rétablir un jour la Jérusalem sur laquelle ils pleurent, et qu’il est de leur devoir de rebâtir… Mais nous nous étendrons sur ceci plus tard. Maintenant, mon fils, je vous recommande, au nom de la foi, de me dire avec vérité et en détail tout ce qui vous est arrivé depuis notre séparation, et de me peindre fidèlement l’état actuel de votre conscience. Votre aïeule, notre sœur Madeleine, est une femme riche de dons précieux, d’un zèle que ni les doutes ni les dangers ne peuvent refroidir ; mais encore, ce n’est pas tout à fait un zèle selon la science. Je veux donc, mon fils, être moi-même votre directeur et votre conseiller dans ces jours de ténèbres et de ruses. »

Avec tout le respect qu’il devait à son premier guide spirituel, Roland Græme détailla rapidement tous les événements qui sont connus du lecteur : il ne déguisa même pas au prélat l’impression qu’avaient faite sur son esprit les arguments du prédicateur Henderson ; mais ce fut accidentellement, et presque involontairement, qu’il laissa pénétrer au père Ambroise l’influence que Catherine Seyton avait acquise sur lui.

« Je le vois avec joie, mon très-cher fils, reprit l’abbé, j’arrive encore assez tôt pour vous arrêter sur le bord du précipice. Ces doutes dont vous vous plaignez sont comme les mauvaises herbes qui croissent naturellement dans une terre forte, et que la main du cultivateur doit extirper avec soin. Je vous donnerai un petit volume dans lequel, avec la grâce de Notre-Dame, j’ai éclairci, un peu plus heureusement peut-être qu’ils ne l’avaient été avant moi, les différences de doctrine qui existent entre nous et les hérétiques : j’y fais remarquer comment, pareils aux Albigeois et aux lollards, ils sèment l’ivraie avec le froment. Mais ce n’est point par la raison seule qu’il vous faut espérer vaincre ces insinuations de l’ennemi : c’est quelquefois par une résistance opportune, et plus souvent par une prompte fuite. Il faut fermer vos oreilles aux arguments de l’hérésiarque, quand les circonstances ne vous permettent pas de quitter sa compagnie. Ancrez vos pensées sur le service de la sainte mère du Sauveur, tandis qu’il épuise vainement ses sophismes blasphématoires. Si vous ne pouvez maintenir votre attention sur des sujets célestes, pensez plutôt à vos plaisirs terrestres que de tenter la Providence en prêtant une oreille attentive à la doctrine erronée… Rêvez de faucons, de chiens, de filets et de fusils… Pensez même à Catherine Seyton, plutôt que de livrer votre âme aux leçons du tentateur. Hélas ! mon fils, ne croyez pas que votre vieil ami, épuisé par les peines et courbé par l’affliction plutôt que par les années ait oublié l’influence que la beauté a sur le cœur d’un jeune homme. Même dans les veilles de la nuit, le cœur brisé par le souvenir d’une reine captive, d’un royaume détruit, d’une église dépouillée et ruinée, il me vient d’autres pensées, des sentiments qui appartiennent à une vie plus jeune et plus heureuse. Ainsi soit-il ! Il nous faut porter le fardeau qui nous est assigné. Et d’ailleurs ce n’est pas en vain que ces passions ont été semées dans le cœur de l’homme ; car parfois et tel est le cas où vous vous trouvez, elles servent à nous maintenir dans des résolutions qui ont un but plus solide. Cependant, soyez prudent, mon fils… Cette Catherine Seyton est la fille d’un des barons les plus orgueilleux, d’un des seigneurs les plus fidèles de l’Écosse, et votre condition ne vous permet pas encore d’aspirer aussi haut. Mais il en est ainsi… Le ciel accomplit ses œuvres en se servant des folies des humains ; et l’amour ambitieux de Douglas contribuera, aussi bien que le vôtre, à nous conduire au but désiré.

— Comment ! mon père, dit le page, mes soupçons étaient donc fondés ?… Douglas aime…

— Oui, mon fils, et son amour est aussi déplacé que le vôtre ; mais gardez-vous de lui… N’allez pas le contrarier… l’aigrir…

— Qu’il ne me contrarie pas et qu’il ne m’aigrisse pas lui-même, interrompit le page ; car je ne lui céderais pas un pouce de terrain, quand il aurait en lui l’âme de tous les Douglas qui ont vécu depuis le fondateur de sa race.

— Patience, jeune fou : considérez que vos projets ne peuvent jamais se trouver en opposition avec les siens… Trêve de ces vanités, et employons mieux le temps qu’il nous reste à passer ensemble. À genoux, mon fils, et reprenons la confession trop longtemps suspendue : arrive que pourra, cette heure trouvera en vous un fidèle catholique débarrassé du poids de ses péchés par l’autorité de la sainte Église. Si je pouvais vous dire, Roland, la joie que j’éprouve en vous voyant dans cette humble posture, là où il convient seulement que l’homme s’humilie ! Quid dicis mî fili ?

Culpas meas, » répondit le jeune homme ; et, suivant le rite catholique, il se confessa et reçut l’absolution, moyennant la promesse d’accomplir certaines pénitences.

Quand ils eurent terminé cet acte pieux, un vieillard vêtu comme un paysan aisé s’approcha du berceau, et salua l’abbé : « J’ai attendu, dit-il, la fin de vos dévotions, pour vous faire savoir que le chambellan cherche ce jeune homme, et qu’il ferait bien de paraître sans délai. Bienheureux saint François ! s’il fallait que les hallebardiers vinssent le chercher ici, ils pourraient bien bouleverser mon jardin… Occupés de leur service, ils ne font pas attention où ils marchent, quand même ils écraseraient à chaque pas des jasmins et des giroflées.

— Nous allons congédier ce jeune homme, mon frère, répondit l’abbé ; mais, hélas ! est-il possible que de telles bagatelles puissent vous occuper dans la crise terrible qui se prépare.

— Révérend père, » répondit le maître du jardin, car c’était lui, « combien de fois vous ai-je prié de garder vos sublimes conseils pour de sublimes esprits comme les vôtres ? Que m’avez-vous demandé sans l’obtenir aussitôt, quoique mon cœur en saignât ?

— Je voudrais que vous fussiez vous-même, mon frère, dit l’abbé ; que vous vous rappelassiez ce que vous étiez et à quoi vos premiers vœux vous ont lié.

— Je vous dis, père Ambroise, reprit le jardinier, que la patience du meilleur saint qui ait jamais récité Pater noster s’épuiserait dans les épreuves auxquelles vous avez soumis la mienne. Quant à ce que j’ai été, il n’est pas nécessaire de le dire à présent ; personne ne sait mieux que vous, père, ce à quoi j’ai renoncé, dans l’espoir de trouver l’aisance et le repos pour le reste de mes jours ; personne ne sait mieux comment on a envahi ma retraite, brisé mes arbres fruitiers, foulé aux pieds mes plate-bandes, exilé la tranquillité de ces lieux, et chassé le sommeil de mon lit ; et tout cela depuis que cette pauvre reine, que Dieu la bénisse ! a été envoyée à Lochleven. Je ne la blâme pas : étant prisonnière, il est naturel qu’elle cherche à sortir de ce vilain trou, dans lequel on trouve à peine assez de place pour faire un jardin passable, et où, m’a-t-on dit, les brouillards du lac détruisent toutes les fleurs précoces… Je dis que je ne puis la blâmer de chercher à se mettre en liberté : mais pourquoi m’entraîner dans le complot ? pourquoi mes innocents berceaux, que j’ai plantés moi-même, deviendraient-ils des rendez-vous de conspirateurs ? pourquoi mon petit quai que j’ai moi-même bâti, pour ma propre barque de pêcheur, deviendrait-il un refuge d’embarcations secrètes ? enfin pourquoi m’impliquer dans des affaires dont le résultat peut fort bien être la décapitation ou la corde ?… lequel ce sera des deux, je vous assure, mon révérend père, que je n’en sais rien du tout.

— Mon frère, reprit l’abbé, vous êtes un sage, et vous devriez savoir…

— Je ne le suis pas, je ne le suis pas. Je ne suis pas un sage, » reprit l’horticulteur avec humeur et en bouchant ses oreilles avec ses doigts, « on ne m’a jamais appelé sage, si ce n’est quand on voulait m’entraîner dans un acte de folie notoire.

— Mais, mon bon frère… dit l’abbé.

— Je ne suis pas bon non plus, dit le jardinier ; je ne suis ni sage ni bon. Si j’eusse été sage, je ne vous aurais pas admis ici ; et si j’étais bon, je vous enverrais ailleurs tramer vos complots qui tendent à détruire la tranquillité du pays. Que signifie de disputer pour un roi ou une reine, quand les hommes peuvent être en paix sub umbra vitis suæ. Et c’est ce que je ferais, d’après le précepte de l’Écriture sainte, si j’étais, comme vous me le dites, sage ou bon. Mais tel que je suis, ma tête est dans le licou, et vous faites peser sur moi le poids que vous voulez. Suivez-moi, jeune homme. Ce révérend père qui, avec son habit de Jockey, a l’air presque aussi révérend que moi, conviendra du moins d’une chose, c’est qu’il y a assez long-temps que vous êtes ici.

— Suivez le bon père, Roland, dit l’abbé, et souvenez-vous de mes paroles. Un jour approche qui éprouvera le cœur de tous les vrais Écossais. Puisse le vôtre se montrer fidèle comme l’acier de votre épée ! »

Le page s’inclina en silence, et ils se séparèrent. Le jardinier, malgré son âge avancé, marchait bon pas, murmurant à demi-voix en s’adressant tantôt à lui-même, tantôt à son compagnon, comme tous les vieillards dont l’intelligence est affaiblie. « Quand j’étais dans la grandeur, disait-il, et que j’avais à mes ordres ma mule, et mon palefroi accoutumé à l’amble, je vous garantis qu’il m’aurait été aussi impossible de voler en l’air que de marcher à ce pas. J’avais la goutte, le rhumatisme et cent autres choses semblables qui me liaient les jambes. Mais maintenant, grâce à Notre-Dame et à un travail honnête, je suis en état de suivre le plus hardi piéton de mon âge qui se trouve dans le comté de Fife ; je regrette que l’expérience nous vienne si tard. »

Tout en murmurant ainsi, ses yeux se portèrent sur la branche d’un poirier qui pendait faute d’étai ; et oubliant tout à coup son empressement, le vieillard s’arrêta et se prépara sérieusement à le lier. Roland Græme était prompt, adroit et plein de bonne volonté ; il prêta aussitôt son aide, et en une ou deux minutes la branche fut étayée et attachée, à la satisfaction du vieillard qui le considérait avec complaisance.

« Ce sont des bergamotes, dit-il, et si vous voulez venir sur ce rivage en automne, vous en goûterez. On ne trouve pas leurs pareilles dans le château de Lochleven. Le jardin, là, est un pauvre trou à vers ; et le jardinier, Hugues Houkham, ne connaît guère son état. Ainsi, venez sur cette rive, en automne, maître page, quand vous voudrez manger des poires. Mais à quoi pensé-je ? avant que ce temps soit venu, les poires qu’ils pourront bien t’avoir données seront des poires d’angoisse. Suivez le conseil d’un vieillard, jeune homme ; il a vu passer bien des jours, et il a occupé des places plus hautes que celles que vous avez droit d’attendre. Changez votre épée en serpette et faites une houe de votre poignard, vos jours n’en seront que plus longs et votre santé meilleure ; venez m’aider dans mon jardin, je vous apprendrai la vraie manière de greffer à la française. Faites ce que je vous dis et sans perdre de temps, car un ouragan va couvrir le pays, et les seuls arbres qui échapperont sont ceux dont la tête est bien bas. »

En disant ces mots, il fit sortir Roland Græme par une autre porte que celle par où il était entré. Il fit un signe de croix, prononça un benedicite lorsqu’ils se séparèrent ; puis, toujours en murmurant à demi-voix, il se retira dans son jardin et ferma la porte en dedans.



  1. Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur, damné qui vient au nom de l’ennemi.