L’Abbé (Montémont)/31

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L’Abbé ou suite du Monastère
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 14p. 347-358).


CHAPITRE XXXI.

le serment.


Empoisonné… mauvais augure ! mort abandonné, rejeté.
Shakspeare, Le roi Jean.


Quelque dégoûté que fût Roland Græme du château de Lochleven, quelque regret qu’il éprouvât d’avoir vu échouer les projets de Marie, jamais il ne s’était réveillé avec des pensées plus agréables que le matin qui suivit l’échec de l’entreprise de Douglas. D’abord il était convaincu qu’il avait mal compris ce que lui avait annoncé l’abbé, et que l’amour de Douglas n’avait pas Catherine Seyton pour objet, mais bien la reine. En second lieu, par cette espèce d’explication qu’il avait eue avec l’intendant, il se trouvait libre, sans manquer à son honneur envers la famille de Lochleven, de contribuer de son mieux à un projet quelconque qui aurait pour but de sauver la reine ; et indépendamment de la bonne volonté qu’il apportait de lui-même dans cette entreprise, il savait que c’était le moyen le plus sûr d’arriver à la faveur de Catherine Seyton. Il cherchait maintenant l’occasion de lui apprendre qu’il s’était dévoué à cette tâche : la fortune lui fut propice, et lui en fournit une extraordinairement favorable.

À l’heure ordinaire du déjeuner, l’intendant servit ce repas avec tout le cérémonial habituel. Dès qu’il l’eut placé sur la table dans l’appartement intérieur, il dit à Roland Græme, en lui jetant un regard ironique : « Je vous laisse, mon jeune monsieur, vaquer à l’office d’écuyer. Il y a long-temps assez que cet office a été rempli envers lady Marie par un des membres de la maison de Douglas.

— Quand il aurait été la fleur et le phœnix de ceux qui ont jamais porté ce nom, dit Roland, c’était un honneur pour lui. »

L’intendant partit sans répondre à cette bravade autrement que par un sombre regard de mépris. Græme, resté seul, s’empressa d’imiter aussi bien que possible la grâce avec laquelle Douglas avait l’habitude d’accomplir les cérémonies préliminaires obligées des repas de la reine d’Écosse. Il y avait plus qu’une vanité juvénile, il y avait un dévouement généreux dans l’empressement avec lequel il se chargea de cette tâche, comme un brave soldat qui prend la place d’un camarade tombé sur le champ de bataille. « Je suis maintenant, se dit-il, leur seul champion, et qu’il arrive du bien, qu’il arrive du mal, je serai, autant qu’il dépendra de mon adresse et de mon pouvoir, aussi fidèle, aussi digne de confiance qu’aucun des Douglas aurait pu l’être. »

Au même instant, Catherine parut seule. Contre sa coutume, elle entra tenant son mouchoir sur ses yeux. Roland Græme s’approcha d’elle le cœur palpitant et les yeux baissés, et lui demanda, d’une voix basse et tremblante, si la reine se portait bien.

« Pouvez-vous le supposer ? dit Catherine ; croyez-vous que son cœur et son corps soient formés d’acier et de fer, pour endurer le malheureux contre-temps d’hier au soir, et les sarcasmes infâmes de cette vieille sorcière puritaine ? Plût au ciel que je fusse un homme, pour l’aider plus efficacement !

— Si toutes les personnes qui portent des pistolets et des poignards, répliqua le page, ne sont pas des hommes, elles sont pour le moins des amazones, et l’une vaut bien l’autre.

— Vous pouvez exercer votre esprit, monsieur, reprit la jeune fille, je ne suis en humeur ni de vous écouter, ni de vous répondre.

— Eh bien donc, écoutez-moi vous parler sérieusement. Et d’abord, permettez-moi de vous dire que la réussite aurait été plus facile hier au soir, si vous m’aviez mis dans la confidence.

— Et c’était bien notre intention ; mais qui aurait pu deviner que maître page aurait eu la fantaisie de passer toute la nuit dans le jardin comme le chevalier lunatique d’un roman espagnol, au lieu d’être dans sa chambre à coucher, quand Douglas y allait pour lui communiquer notre projet ?

— Et pourquoi avoir attendu si long-temps pour une confidence aussi importante ?

— Vos relations avec Henderson, et… pardonnez-moi… l’impétuosité naturelle et l’inconstance de votre caractère nous faisaient craindre de vous confier nos projets avant le dernier moment.

— Alors pourquoi à ce dernier moment ? » dit le page offensé de la franchise de cet aveu ; « pourquoi à ce moment ou à tout autre, puisque j’avais eu le malheur d’inspirer tant de soupçon ?

— Allons, maintenant vous vous fâchez encore, reprit Catherine, et vous mériteriez que je cessasse la conversation ; mais je serai généreuse et je répondrai à votre question. Sachez donc que que nous avions deux raisons pour nous ouvrir à vous. La première est que nous ne pouvions pas faire autrement puisque vous couchiez dans la chambre qu’il nous fallait traverser. La seconde…

— Non, vous pouvez vous dispenser de la seconde raison, puisque la première prouve que votre confiance était due à la nécessité.

— Bien ! à présent, tais-toi, dit Catherine. La seconde c’est qu’il y a une sotte personne parmi nous, qui croit que le cœur de Roland Græme est excellent, quoique sa tête soit légère… que son sang est pur… quoique trop bouillant, et que sa foi et son honneur sont invariables comme l’étoile polaire, quoique sa langue soit quelquefois loin d’être discrète. »

Catherine fit cet aveu à voix basse, et les yeux fixés vers la terre, comme si elle craignait le regard de Roland tandis qu’elle le laissait échapper de ses lèvres.

« Et cette excellente amie, » s’écria le jeune homme transporté, « la seule qui ait rendu justice au pauvre Roland Græme, et dont le cœur généreux sait distinguer les folies de l’imagination des défauts du cœur même, qui est-elle ? ne voulez-vous pas me dire, chère Catherine, à qui je dois ma reconnaissance et mes vifs remercîments ?

— Non, » dit Catherine les yeux toujours fixés vers la terre, « si votre propre cœur ne vous le dit pas.

— Chère Catherine ! » dit le page en saisissant sa main et en mettant un genou en terre.

« Si votre propre cœur ne vous le dit pas, » reprit Catherine en retirant doucement sa main, « vous êtes bien ingrat ; car si la bonté maternelle de la dame Fleming…. »

Le page se leva subitement : « De par le ciel ! Catherine, votre langue se déguise autant que votre personne. Mais vous voulez me railler, cruelle fille, vous savez que la dame Fleming n’a pas plus d’affection pour moi ni pour tout autre que la triste princesse qui se trouve sur cette vieille tapisserie de cour.

— C’est possible, dit Catherine Seyton, mais vous ne devriez pas parler si haut.

— Bah ! » répondit le page, mais en baissant la voix aussitôt, « elle ne pense qu’à elle et à la reine. Et vous savez d’ailleurs que je n’attache aucun prix à la bonne opinion de personne, si ce n’est à la vôtre. Celle de la reine elle-même me toucherait peu, si je ne possédais celle de Catherine.

— Voilà qui est très-mal, » dit la jeune fille avec le plus grand calme.

« Mais belle Catherine, repartit le page, pourquoi cherchez-vous ainsi à ralentir mon ardeur, quand je me voue de corps et d’âme à la cause de notre maîtresse ?

— C’est parce qu’en agissant ainsi, dit Catherine, vous avilissez une aussi noble cause en y attachant quelque motif personnel et intéressé. Croyez-moi, » ajouta-t-elle tandis que ses yeux étincelaient et que la rougeur couvrait ses joues, « on juge indignement les femmes, je veux dire celles qui méritent ce nom, quand on croit qu’elles n’aiment qu’à satisfaire leur vanité, et que le vif désir d’occuper l’admiration et l’amour d’un amant est plus grand en elles que le sentiment de la vertu et de l’honneur de l’homme qu’elles préfèrent. Non ! celui qui sert sa religion, son prince et son pays, avec ardeur et dévouement, n’a pas besoin de plaider sa cause à l’aide des lieux communs de l’amour romanesque. La femme qu’il honore de son amour devient sa débitrice, et il est de son devoir de reconnaître ses glorieux travaux en le payant de retour.

— Vous m’offrez un prix glorieux, » dit le jeune homme en fixant ses yeux sur elle avec enthousiasme.

« J’ai seulement un cœur qui sait apprécier une belle action, dit Catherine ; celui qui délivrerait de ce donjon cette princesse indignement traitée, et qui la mettrait en liberté au milieu de ses nobles guerriers, dont les cœurs brûlent de la revoir… quelle est la fille d’Écosse qui ne serait pas honorée de l’amour d’un pareil héros, quand même elle sortirait du sang royal, tandis qu’il serait le fils du pauvre villageois qui ait jamais conduit une charrue ?

— Je suis décidé, reprit Roland, à tenter l’aventure ; mais dites-moi, belle Catherine, et parlez comme si vous vous confessiez à un prêtre : cette pauvre reine, je sais qu’elle est malheureuse ; mais la croyez-vous innocente ? On l’accuse d’assassinat ?

— Croirai-je l’agneau coupable, parce qu’il est attaqué par le loup ? repartit Catherine ; croirai-je que ce soleil est souillé, parce que la vapeur de la terre ternit ses rayons ? »

Le page soupira et baissa les yeux. « Je voudrais que ma conviction fût aussi intime que la vôtre ! Mais une chose est certaine, c’est que sa captivité est injuste. Elle s’est rendue sur une capitulation, et les clauses n’en ont pas été observées : j’embrasse sa querelle jusqu’à la mort.

— Est-il vrai, le ferez-vous, en vérité ? » dit Catherine en prenant sa main à son tour ; « ayez seulement autant de fermeté d’esprit que vous avez de hardiesse et de détermination ; gardez la foi jurée, et les âges futurs vous honoreront comme le sauveur de l’Écosse.

— Mais quand j’aurai travaillé avec succès pour obtenir Lia, c’est-à-dire l’honneur, vous ne me condamnerez pas ô ma Catherine, à un nouveau bail de services pour obtenir Rachel, c’est-à-dire votre amour ?

— Nous aurons bien le temps de parler de cela, » dit Catherine en retirant encore sa main qu’il avait saisie ; mais la gloire est la sœur aînée, et il faut la gagner la première.

— Je pourrais bien ne pas réussir ; mais j’essaierai de toute mon âme ; il n’est pas au pouvoir de l’homme de faire plus. Et sachez, belle Catherine, car vous saurez la plus secrète pensée de mon cœur, que non seulement l’honneur, non seulement son aimable frère, dont il m’est défendu de parler, mais que l’ordre sévère du devoir m’ordonne de coopérer à la délivrance de la reine.

— En vérité, jadis vous aviez des doutes à ce sujet.

— Oui, mais sa vie n’était pas menacée alors.

— Est-elle donc plus en danger maintenant ? » demanda Catherine Seyton avec effroi.

« Ne vous effrayez pas ; mais vous avez vu la manière dont se sont séparées votre royale maîtresse et la dame de Lochleven.

— Trop bien, que trop bien : hélas ! faut-il qu’elle ne puisse gouverner son ressentiment royal, et s’abstenir de reparties aussi mordantes !

— Il a été dit là une de ces choses qu’une femme ne pardonne jamais à une femme : j’ai vu le front de la dame pâlir, puis noircir, quand, en présence de tous ses serviteurs, et armée de toute sa puissance, la reine l’humilia, la réduisit en poussière en lui reprochant sa honte, et j’ai entendu le serment de rage et de vengeance mortelle qu’elle a murmuré à l’oreille d’un homme qui, à en juger par sa réponse, ne sera que trop disposé à la servir.

— Vous me glacez d’effroi !

— Ne le prenez pas ainsi ; appelez à vous ce qu’il y a de vraiment mâle dans les forces de votre âme. Nous renverserons et nous détruirons ses projets, quelque dangereux qu’ils soient. Pourquoi me regardez-vous ainsi en pleurant ?

— Hélas ! je vous vois plein de vie et de santé, dans tout l’enthousiasme aventureux, dans toute la générosité courageuse de la jeunesse, quoique tout rempli encore de la gaieté insouciante de l’enfance et de son imprévoyance du danger ; et si aujourd’hui ou demain peut-être, vous n’étiez plus qu’un corps déchiré et sans vie, étendu sur le sol de ces horribles cachots, Catherine Seyton aurait seule causé votre mort, et arrêté le cours d’une si noble carrière ? Hélas ! celle que vous avez choisie pour tresser votre guirlande aura peut-être la douleur de préparer votre linceul.

— N’importe, Catherine, que ce soit toi qui prépares mon linceul. Si tu l’honores de larmes semblables à celles que t’arrache cette seule pensée, mes restes en seront plus honorés que mon corps vivant ne le serait par un manteau de comte… Mais fi de cette faiblesse de cœur ! le temps veut plus de fermeté… Sois femme, Catherine, ou plutôt, sois homme ; tu peux être homme si tu le veux. »

Catherine sécha ses larmes et essaya de sourire.

« Ne me demandez rien maintenant, dit-elle, sur ce qui vous tourmente l’esprit ; vous saurez tout quand il en sera temps même, vous sauriez tout maintenant ; mais silence ! voici la reine. »

Marie sortit de son appartement plus pâle qu’à l’ordinaire, et apparemment épuisée par l’insomnie et les pensées pénibles qui pour elle avaient remplacé le repos ; cependant la langueur de ses regards, loin de nuire à sa beauté, n’avait fait que substituer la frêle délicatesse de la femme charmante à la grâce majestueuse de la reine. Contre son habitude, sa toilette avait été faite avec précipitation : ses cheveux, qui étaient toujours arrangés avec soin par lady Fleming, s’échappaient par-dessous sa coiffure qu’elle avait ajustée à la hâte, et retombaient en longues et riches tresses bouclées par la nature sur un cou et un sein qui étaient un peu moins soigneusement voilés qu’à l’ordinaire.

Dès qu’elle mit le pied sur le seuil de la porte, Catherine, séchant promptement ses larmes, courut au-devant de sa royale maîtresse, et après s’être agenouillée à ses pieds et avoir baisé sa main, elle se releva aussitôt, et se plaçant de l’autre côté de la reine, elle parut vouloir partager avec lady Fleming l’honneur de la soutenir et de l’assister. Le page, de son côté, s’avança et rangea le fauteuil qu’elle occupait ordinairement ; puis, ayant disposé le coussin et le marche-pied pour la recevoir, il se recula, et se tint prêt à servir à la place qu’occupait habituellement le jeune sénéchal. Le regard de Marie se porta un instant sur lui : elle ne pouvait manquer de remarquer le changement de personnage. Elle n’était pas femme à pouvoir refuser au moins sa compassion à un brave jeune homme qui avait souffert pour elle, quoiqu’il eût été guidé dans son entreprise par une passion trop présomptueuse ; et les paroles « Pauvre Douglas ! » échappèrent de ses lèvres, peut-être sans qu’elle s’en aperçût ; et se penchant sur sa chaise, elle porta son mouchoir à ses yeux.

« Oui, madame, » dit Catherine en prenant un ton gai pour essayer de distraire sa souveraine, « notre brave chevalier est effectivement banni… il ne lui était pas réservé de mettre à exécution nos projets ; mais il a laissé après lui un jeune écuyer tout aussi dévoué au service de Votre Grâce, et qui par ma voix vous fait l’offre de son bras et de son épée.

— S’ils peuvent être agréables à Votre Grâce, » dit Roland en se courbant profondément.

— Hélas ! dit la reine, à quoi bon tout ceci, Catherine ? Pourquoi choisir de nouvelles victimes pour les accabler du poids de mes malheurs ? Ne vaut-il pas mieux cesser de lutter, et suivre le torrent sans plus de résistance, plutôt que d’entraîner ainsi dans notre ruine tous les cœurs généreux qui veulent tenter un effort en notre faveur ? Je n’ai été que trop entourée de complots et d’intrigues depuis le jour où je restai orpheline au berceau, tandis que les nobles combattaient à qui gouvernerait au nom d’un enfant. Certes, il est temps que toute discorde cesse. J’appellerai ma prison un couvent, et ma captivité une séparation volontaire entre moi et les vanités du monde.

— Ne parlez pas ainsi, madame, devant vos fidèles serviteurs, répondit Catherine ; gardez-vous de décourager leur zèle et de briser leurs cœurs. Fille des rois ne soyez pas à cette heure au-dessous de votre sort. Allons, Roland, nous, ses plus jeunes suivants ; montrons que nous sommes dignes de servir sa cause. Agenouillons-nous devant son marche-pied, et supplions-la de redevenir elle-même. » À ces mots, elle conduisit Roland au siège de la reine, et tous deux s’agenouillèrent devant elle. Marie se leva de son siège, et se tenant assise la tête haut, elle tendit sa main à baiser au page, tandis que de l’autre elle arrangeait les boucles touffues qui ombrageaient le front charmant de la courageuse Catherine.

« Hélas ! ma mignonne, » car c’était ainsi qu’en signe d’amitié elle nommait souvent sa jeune suivante, « faut-il que vous unissiez aussi courageusement à mon sort infortuné le bonheur de vos jeunes ans ! Ne font-ils pas un couple charmant ? ma Fleming ; et n’est-il pas cruel de penser que je dois faire leur malheur ?

— Non ! » s’écria vivement Roland Græme, « ce sera nous, gracieuse souveraine, qui serons vos libérateurs.

Ex ore parvulorum[1] ! » reprit la reine en levant les yeux au ciel, « si c’est par la bouche de ces enfants, ô Dieu ! que tu m’appelles à reprendre les pensées qui conviennent à ma naissance et à mes droits, tu leur accorderas ta protection, et à moi les moyens de récompenser leur zèle. » Puis, se retournant vers Fleming, elle ajouta aussitôt : « Tu sais, mon amie, si créer du bonheur autour d’elle n’a pas été toujours le passe-temps favori de Marie. Quand les sévères prédicateurs de l’hérésie de Calvin m’adressaient leurs reproches, quand ma noblesse altière abandonna ma cause, n’était-ce pas parce que je me mêlais aux plaisirs innocents d’une jeunesse joyeuse ; parce que, plutôt pour la satisfaction des jeunes gens de ma cour que pour la mienne propre, je prenais part à leurs bals, à leurs chants et à leurs danses. Eh bien ! je ne m’en repens pas, quoique Knox ait appelé cela péché, et Morton un avilissement. J’étais heureuse, parce que je voyais le bonheur autour de moi. Malheur à celui qui fait un crime d’une gaieté expansive ! Fleming, si je remonte jamais sur le trône, n’aurons-nous pas un jour heureux, un charmant mariage ? je ne citerai maintenant ni l’époux ni la fiancée… mais cet époux aura la baronnie de Blairgowrie ; c’est un don digne d’une reine ; et la guirlande de la fiancée sera enlacée des plus belles perles que fournirent jamais les abîmes de Lochlomond. Et toi-même, Marie Fleming, qui surpasses en talent quiconque a jamais orné les tresses d’une reine, toi qui dédaignerais de toucher à celles d’une femme d’un rang moins élevé, toi-même, pour l’amour de moi tu enlaceras ces perles dans les tresses de la jeune épouse. Vois, ma Fleming, suppose des boucles touffues comme celles de notre Catherine, elles ne feraient pas honte à ton talent. »

En disant ces mots, elle passait sa main avec tendresse sur la tête de sa jeune favorite, tandis que l’autre suivante plus âgée lui répondait avec tristesse : « Hélas ! madame où s’égarent vos pensées ?

— C’est vrai, ma Fleming, dit la reine ; mais est-il humain de votre part de faire cesser de si charmantes illusions ! Dieu sait quelles sombres idées m’ont accablée la nuit dernière. Allons, ne serait-ce que pour vous punir, Fleming, je veux revenir sur les douces illusions qui me charmaient tout à l’heure. Oui, à ce joyeux mariage Marie elle-même oubliera le poids de ses chagrins et les travaux de l’État ; elle-même dirigera le bal encore une fois. Quelle est la dernière noce à laquelle nous avons dansé, ma Fleming ? Je crois que le chagrin a troublé ma mémoire. Cependant je devrais me rappeler quelque circonstance… ne peux-tu m’aider ? je sais que tu le peux.

— Hélas ! madame, répondit la dame.

— Quoi ! dit Marie, ne veux-tu pas nous aider ? Voilà une opiniâtreté bien mal placée ; quoi ! considérer notre conversation comme une folie ! Mais tu as été élevée à la cour, et tu me comprendras si je te dis que la reine ordonne à lady Fleming de lui dire où elle a dansé pour la dernière fois. »

Le visage pâle comme la mort, et prête à tomber sur le carreau, la parfaite dame de la cour, n’osant plus refuser d’obéir, dit en tremblant : « Gracieuse dame, si ma mémoire est fidèle, c’était à une mascarade… dans Holy-Rood… au mariage de Sébastien… »

L’infortunée reine, qui avait écouté jusqu’alors avec un sourire mélancolique, excité par la répugnance qu’avait lady Fleming à lui répondre, l’interrompit à ce dernier mot par un cri si violent, si sauvage, que l’appartement voûté en retentit, et que Catherine et Roland se relevèrent saisis de terreur et d’effroi. Cependant, Marie semblait non seulement perdre la faculté de se contenir, mais même l’entier usage de la raison : tant étaient horribles les souvenirs que la réponse de lady Fleming avait rappelés dans son esprit !

« Traîtresse ! lui dit-elle, tu voudrais assassiner ta souveraine. Appelez ma garde française ; à moi ! à moi ! mes Français : je suis assiégée par des traîtres dans mon propre palais. Ils ont assassiné mon mari ! au secours ! au secours de la reine d’Écosse ! » Elle s’élança de son siège, ses traits naguère si charmants dans leur pâleur, maintenant enflammés par la frénésie, ressemblaient à ceux d’une Bellone. « Nous entrerons en campagne nous-même, dit-elle ; qu’on s’arme dans Édimbourg ; qu’on s’arme dans le comté de Lothian et dans celui de Fife ! Sellez notre cheval de Barbarie, et dites au Français Paris de faire charger notre poitrinal[2] ; il vaut mieux succomber à la tête de nos braves Écossais comme notre aïeul à Flodden, que de mourir le cœur brisé comme notre infortuné père.

— Calmez-vous, remettez-vous, chère souveraine, dit Catherine ; puis s’adressant à lady Fleming d’un ton d’humeur, elle ajouta : Comment vous avisez-vous de lui dire quelque chose qui lui rappelle son mari ? »

Le mot parvint aux oreilles de l’infortunée princesse, qui le répéta en parlant avec beaucoup de rapidité. « Mon mari ! quel mari ? non pas Sa Majesté Très-Chrétienne ; il est très-malade… il ne peut monter à cheval… non pas celui de Lennox… mais c’était le duc d’Orknay que tu voulais dire.

— Pour l’amour de Dieu, madame, calmez-vous ! dit la dame Fleming. »

Mais l’imagination excitée de la reine ne pouvait être arrêtée. « Dites-lui de venir ici à notre secours, ajouta-t-elle, et qu’il rassemble avec lui ceux qu’il appelle ses agneaux, Bowton, Kay de Talla, Black Ormiston et son parent Hob… Ah ! comme ils sont noirs… comme ils sentent le soufre !… Quoi ! renfermé avec Morton ? Oh ! si les Douglas et les Hexburn couvent le complot ensemble, l’oiseau quand il pourra éclore, effraiera l’Écosse, n’est-il pas vrai, ma Fleming ?

— Elle s’égare de plus en plus, dit Fleming ; nous avons trop d’auditeurs pour ces étranges paroles.

— Roland, dit Catherine, au nom du ciel, retirez-vous ! vous ne pouvez nous aider ici. Laissez-nous la soigner seules, partez ! partez. »

Elle le poussa jusqu’à la porte de l’antichambre de cet appartement ; quoique la porte fût fermée, il entendait encore la reine parler d’un ton haut et décidé, comme si elle donnait des ordres, jusqu’à ce qu’enfin sa voix éteinte ne fît plus entendre que des sons faibles et prolongés.

Alors Catherine entra dans l’antichambre. « Ne soyez pas inquiet, dit-elle, la crise est passée ; mais tenez la porte extérieure bien close, ne laissez entrer personne jusqu’à ce que la reine soit plus calme.

— Au nom de Dieu, que signifie ceci ? dit le page ; ou qu’y avait-il dans les paroles de la dame Fleming pour exciter un pareil transport ?

— Ah ! la dame Fleming, la dame Fleming ! » dit Catherine en répétant ces mots avec impatience ; « la dame Fleming est une sotte… Elle aime sa maîtresse ; mais elle sait si peu comment le lui prouver que si la reine lui demandait du poison, elle croirait de son devoir de ne pas résister à un pareil ordre ; vraiment je ne sais pourquoi je n’ai point déchiré son bonnet empesé sur cette tête formaliste. On m’aurait plutôt arraché le cœur, à moi, que le nom de Sébastien. Faut-il que ce morceau de tapisserie vivante soit une femme, et n’ait pas assez d’esprit pour faire un mensonge !

— Et quelle est donc cette histoire de Sébastien ? demanda le page. De par le ciel, Catherine, vous êtes tout énigmatique.

— Vous êtes aussi sot que Fleming, reprit l’impatiente fille ; « ne savez-vous pas que la nuit où l’on assassina Henri Darnley, et où l’on fit sauter l’Église de Field, la reine était absente : elle assistait à une mascarade dans Holy-Rood, mascarade donnée par elle en l’honneur de ce Sébastien, qui était lui-même un serviteur favori, et épousait une des suivantes attachée à la personne de la reine ?

— De par Saint-Gilles ! dit le page, je ne m’étonne plus de sa fureur : je suis seulement surpris de l’oubli qui lui faisait ordonner à lady Fleming de répondre à sa question.

— Je ne puis m’en rendre compte, dit Catherine ; mais il semble que les violents chagrins obscurcissent quelquefois la mémoire, et jettent sur des circonstances passées un nuage semblable à celui que produit l’explosion du canon. Je ne puis pas rester ici, où je ne suis pas venue pour moraliser avec votre sagesse, mais pour dissiper ma colère contre cette imprudente lady Fleming : et comme je crois qu’elle se passe un peu, j’endurerai sa présence sans être tentée de chiffonner sa coiffure. En attendant, tenez votre porte bien fermée… Je ne voudrais pas pour ma vie que ces hérétiques la vissent dans le misérable état où l’a jetée le succès de leurs complots diaboliques : dans leur hypocrisie ils ne manqueraient pas d’y voir le jugement de la Providence. »

Elle sortait de l’appartement au moment où l’on soulevait le loquet de la porte extérieure ; mais le verrou que Roland avait fermé en dedans résista aux efforts de la personne qui voulait entrer.

« Qui est là ? » demanda Græme tout haut.

« C’est moi, » reprit la voix dure et lente de l’intendant Dryfesdale.

« Vous ne pouvez pas entrer maintenant, reprit le jeune homme.

— Et pourquoi ? demanda Dryfesdale : puisque je viens, selon mon devoir, demander ce que signifient les cris qui partent de l’appartement de la reine moabite. Pourquoi, dis-je, puisque telle est ma commission, ne pourrais-je pas entrer ?

— Simplement parce que le verrou est fermé et que je n’ai nulle envie de l’ouvrir ; j’ai le bon côté de la porte aujourd’hui, comme vous l’aviez hier au soir.

— Tu as tort, insolent jeune homme, de me parler ainsi ; mais j’instruirai madame de ton insolence.

— Ce que tu appelles insolence s’adresse à toi seul en récompense de ta malhonnêteté habituelle. Pour ta dame, j’ai une réponse plus jolie… tu peux lui dire que la reine est malade, et ne veut être dérangée ni par les visites, ni par les messages.

— Je vous conjure, au nom de Dieu ! » dit le vieillard d’un ton plus solennel, « de médire si sa maladie semble s’accroître.

— Elle ne veut recevoir aucun secours de vous ni de votre maîtresse ; par conséquent, partez, et ne vous dérangez plus… nous n’avons besoin de rien, et nous n’accepterons aucun service de votre main. »

Après cette réponse positive, l’intendant descendit en murmurant et fort peu satisfait.



  1. De la bouche des petits. a. m.
  2. Espèce de petite arquebuse.