L’Abbé (Montémont)/34

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L’Abbé ou suite du Monastère
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 14p. 387-398).


CHAPITRE XXXIV.

propos d’amour.


Oui, Pédro, venez ici avec le masque et la lanterne, l’échelle de corde et les autres outils qu’on manie au clair de la lune. Eh bien ! jeune étourdi, tu peux tromper la vieille duègne, flatter la femme de chambre et corrompre le valet ; mais sache que moi, père de la jeune fille, je joue le rôle d’un gryphon, sans repos et sans sommeil ; que, le cœur fermé à toute séduction et à tout salaire, je garde le trésor caché de sa beauté.
Dryden, Le Moine espagnol.


Le cours de notre histoire nous reporte au château de Lochleven, où nous reprendrons la suite des événements depuis le jour remarquable où Dryfesdale en a été renvoyé. Il était midi sonné, heure habituelle du dîner ; cependant rien ne semblait préparé pour le repas de la reine. Marie elle-même était retirée dans son appartement, où elle était occupée à écrire. Sa suite, réunie dans le salon, était fort disposée à faire ses remarques sur le retard du dîner ; car on peut se rappeler que le déjeuner avait été interrompu. « Je crois, sur mon honneur, dit le page, que voyant le peu de succès du poison, et craignant de s’adresser encore à un mauvais marchand pour faire leur emplette mortelle, ils veulent essayer maintenant de nous faire mourir de faim. »

Cette observation alarma tant soit peu lady Fleming ; mais elle se rassura en observant que la cheminée de la cuisine avait fumé toute la matinée d’une manière qui prouvait que cette supposition n’avait pas de fondement. Catherine Seyton s’écria soudain : « Les voilà qui traversent la cour avec les plats, précédés par lady Lochleven, parée de sa haute et raide fraise, de son tour de cou, de ses manches de gaze, et de son ample robe de velours cramoisi à l’ancienne mode.

— Je crois, sur ma foi, » dit le page s’approchant aussi de la fenêtre, « que c’est la même robe avec laquelle elle fit la conquête de l’aimable roi Jacques, et qui procura à notre pauvre reine un si bon frère.

— Cela ne peut être, monsieur Roland, « répondit lady Fleming, qui se rappelait parfaitement tous les changements de modes, « parce que les fartingales parurent pour la première fois quand la reine régente vint à Saint-André après la bataille de Pinkie, et alors ils portaient le nom de vertugadins. »

Elle aurait poussé plus loin cette importante discussion, mais elle fut interrompue par l’arrivée de lady Lochleven, qui marchait devant les domestiques chargés des différents plats, et qui, ensuite, remplit l’office du sénéchal en goûtant chacun des mets. Lady Fleming, en dame de la cour, témoigna son regret de ce que lady Lochleven s’était donné la peine de remplir cet emploi.

« Après l’étrange événement de ce jour, madame, repartit la dame du manoir, il est nécessaire, et pour mon honneur et pour celui de mon fils, que je partage tout ce qui est offert à mon hôte. Voulez-vous bien avoir la complaisance d’apprendre à lady Marie que j’attends ses ordres.

— Sa Majesté, » répliqua lady Fleming d’un ton emphatique, et pesant sur chaque mot, « va savoir que lady Lochleven attend ses ordres. »

Marie parut aussitôt ; et s’adressant à son hôtesse d’une manière polie, qui même approchait de la cordialité : « C’est agir noblement, lady Lochleven, dit-elle ; car bien que nous ne craignions aucun danger dans votre maison, nos dames ont été fort effrayées de l’événement de ce matin : votre présence, qui nous honore, pourra les rassurer et leur rendre leur gaieté. Veuillez prendre place. »

Lady Lochleven obéit aux ordres de la reine, et Roland remplit l’office d’écuyer tranchant, comme il avait coutume de le faire. Mais, malgré ce que la reine avait dit, le repas fut silencieux et peu agréable : tous les efforts que fit Marie pour entretenir la conversation échouèrent contre les répliques froides et sévères de lady Lochleven. Enfin il devint fort clair que la reine, qui avait considéré ces avances comme une condescendance de sa part, et qui se piquait à juste titre de son pouvoir de plaire, s’offensait de la conduite peu civile de son hôtesse. Après avoir regardé lady Fleming et Catherine d’une manière très-significative, elle haussa légèrement les épaules et garda le silence. Au bout d’un moment, lady Douglas prit la parole : « Je m’aperçois, madame, que je suis un obstacle à la gaieté de votre réunion ; je vous prie de m’excuser, je suis une veuve isolée et à qui l’on impose ici une charge bien périlleuse : abandonnée par mon petit-fils, trahie par mes serviteurs, je suis peu digne de la faveur que vous me faites en m’offrant une place à votre table, où je sais que l’on attend de l’esprit et de la gaieté de chaque convive.

— Si lady Lochleven parle franchement, dit la reine, nous ne pouvons deviner ce qui lui donne à croire que nos repas soient assaisonnés de quelque joie. Si elle est veuve, elle vit libre et honorée, à la tête de la maison de son époux défunt. Mais je connais au moins une femme veuve dans le monde, devant laquelle on ne doit jamais prononcer les mots d’abandon et de trahison, parce que personne plus qu’elle n’a connu la valeur de ces expressions.

— En parlant de mes malheurs, madame, je n’avais certes point l’intention de vous rappeler les vôtres, » répondit lady Lochleven ; et il régna de nouveau un profond silence.

Enfin Marie s’adressant à lady Fleming : « Nous ne pouvons commettre de péchés mortels dans ce lieu, ma bonne, où nous sommes si bien gardées et surveillées ; mais si nous le pouvions, ce silence de chartreux nous servirait comme d’une espèce de pénitence. Si tu as quelquefois mal arrangé ma guimpe, ma Fleming, ou si Catherine a fait un point de travers dans sa broderie lorsqu’elle pensait à quelque autre chose qu’à son ouvrage, ou si Roland Græme a manqué le canard sauvage à l’aile, et cassé un carreau dans la fenêtre de la tour, ainsi que cela lui est arrivé la semaine dernière, voici maintenant l’instant de penser à vos péchés et de vous repentir.

— Madame, je parle avec tout le respect possible, dit lady Lochleven ; mais je suis âgée et réclame le privilège de la vieillesse. Il me semble que vos serviteurs pourraient avoir des motifs plus sérieux de repentir que les bagatelles dont vous parlez, comme si vous plaisantiez et du péché et de la réparation. Je vous en demande encore pardon.

— Vous avez été notre dégustatrice, lady Lochleven, et je m’aperçois que vous voudriez joindre à ces fonctions celles de notre confesseur. Mais puisque vous désirez que notre conversation soit sérieuse, puis-je vous demander pourquoi la promesse du régent, c’est-à-dire de l’homme que votre fils nomme ainsi, n’a pas été tenue à mon égard ? De temps en temps cette promesse a été renouvelée et constamment violée : il me semble que les personnes qui prétendent à tant de gravité et de sainteté ne devraient pas priver les autres des secours de la religion que leur conscience réclame.

— Madame, le comte de Murray fut, il est vrai, assez faible, pour accorder tout à vos malheureux préjugés ; et un ecclésiastique envoyé du pape se présenta de sa part dans notre ville de Kinross ; mais Douglas est maître de son château, et ne permettra pas que ses foyers soient un instant souillés par un émissaire appartenant à l’évêque de Rome.

— Il me semble qu’il vaudrait mieux, dit Marie, que le prétendu régent m’envoyât dans un endroit où il y aurait moins de scrupules et plus de charité.

— En ceci, madame, vous vous méprenez sur la nature de la charité et de la religion : la charité donne à ceux qui sont dans le délire les médicaments qui conviennent à leur santé, mais leur refuse ces liqueurs qui flattent le palais et augmentent la maladie.

— Ce que vous nommez votre charité, lady Lochleven, est une pure cruauté sous le déguisement hypocrite de soins affectueux. Je suis opprimée parmi vous, comme si vous vouliez en même temps et la perte de mon corps et celle de mon âme ; mais le ciel ne permettra pas toujours une telle iniquité, et ceux qui en sont les agents les plus actifs peuvent s’attendre à recevoir bientôt leur récompense. »

« En ce moment, Randal entra dans l’appartement avec un regard si troublé, que lady Fleming poussa un cri ; la reine tressaillit involontairement, et lady Lochleven, trop fière et trop orgueilleuse pour donner des signes de crainte, demanda promptement ce que c’était.

« Dryfesdale a été tué, madame, » telle fut sa réponse ; « il a été assassiné par le jeune maître Henri Seyton aussitôt qu’il eût atteint la terre ferme. »

Ce fut alors le tour de Catherine de tressaillir et de devenir pâle. « Le meurtrier du vassal de Douglas s’est-il échappé ? » fut la demande précipitée de lady Lochleven.

« Il n’y avait personne pour le défier que le vieux Keltie, et le voiturier Auchtermuchty, répliqua Randal ; de semblables hommes ne pouvaient tuer un des plus fringants jeunes gens de toute l’Écosse, et qui était certain d’avoir des amis et des partisans à fort peu de distance.

— Le crime a-t-il été complet ?

— Un Seyton frappe rarement deux fois ; mais le corps n’a pas été dépouillé, et le paquet de Votre Seigneurie sera porté à Édimbourg par Auchtermuchty, qui partira demain matin de bonne heure ; il a bu deux bouteilles d’aquavita pour se remettre de sa frayeur, et il dort maintenant à côté de sa charrette. »

Lorsque ce fatal récit fut achevé, il y eut un moment de silence. La reine et lady Douglas se regardaient l’une l’autre, comme si chacune d’elles pensait à tourner l’événement à son avantage dans la dispute qui existait continuellement entre elles. Catherine Seyton couvrit ses yeux de son mouchoir et pleura. « Vous voyez, madame, les sanglantes pratiques des papistes, commença lady Lochleven.

— Eh ! madame, répliqua la reine, dites plutôt que vous voyez le jugement du ciel sur l’empoisonneur calviniste.

— Dryfesdale n’était pas de l’Église de Genève ou d’Écosse, » dit lady Lochleven vivement.

« Il était hérétique, quoi qu’il en soit, répliqua Marie ; il n’y a qu’un guide vrai et certain, les autres conduisent à l’erreur.

— Eh bien, madame, j’espère que cela vous réconciliera avec votre retraite, et que cette action vous montrera quel est le caractère de ceux qui prétendent vous mettre en liberté. Ce ne sont que des querelleurs altérés de sang, depuis le clan Ranald et celui de Tosach dans le nord, jusqu’aux Fernihest et aux Buccleuch dans le midi… depuis les homicides Seyton à l’est jusqu’aux…

— Il me semble, madame, que vous oubliez que je suis un Seyton ? » dit Catherine en se découvrant le visage qui était alors rouge d’indignation.

« Et quand je l’aurais oublié, la belle, votre demande hardie m’en ferait ressouvenir.

— Sachez que si mon frère a tué l’infâme qui voulait empoisonner sa souveraine et sa propre sœur, dit Catherine, je suis seulement fâchée qu’il ait prévenu le bourreau. Bien plus, ce misérable eût-il été même le plus vaillant des Douglas, il aurait été honoré de tomber sous l’épée de Seyton.

— Adieu, la belle, » dit lady Lochleven se levant et se retirant ; « des filles telles que vous mettent les disputes à la mode, et rendent les querelles sanglantes. Il ne faut rien moins que de pareils exploits pour se mettre dans les bonnes grâces de quelques évaporées qui pensent traverser la vie comme si elles dansaient une gaillarde française. » Elle fit ensuite une révérence à la reine, et ajouta : « Adieu, madame ; portez-vous bien, jusqu’à l’heure du couvre-feu : alors je vous paraîtrai peut-être plus hardie qu’agréable en assistant à votre souper. Suivez-moi, Randal, et racontez-moi plus au long cette cruelle catastrophe. »

« C’est un événement extraordinaire, » dit la reine, lorsque la châtelaine fut sortie, » et tout méchant que fût cet homme, je voudrais que le ciel lui eût accordé le temps de se repentir. Nous ferons quelque chose pour le repos de son âme si jamais nous sommes remise en liberté ; pour une fois l’Église accordera cette faveur à un hérétique. Mais, dis-moi, Catherine, ma mignonne… ton frère, qui est si fringant, comme le disait cet homme, a-t-il encore avec toi autant de ressemblance que jadis ?

— Votre Majesté veut-elle parler du caractère ? Sur ce point elle peut savoir si je suis aussi fringante….

— Hé mais ! tu es assez prompte, vraiment ! mais malgré cela tu seras toujours ma chère amie. Je voulais te demander si ton frère jumeau te ressemble de traits et de figure comme jadis ? Je me rappelle que ta mère parlait de cela comme d’une raison qui devait te faire prendre le voile ; car si vous étiez tous les deux dans le monde, on mettrait sur ton compte bien des fredaines de ton frère.

— Je crois, madame, qu’il y a quelques personnes d’une simplicité peu ordinaire, qui même à présent peuvent à peine faire une distinction entre nous, particulièrement lorsque, pour se divertir, mon frère prend des habits de femme. » Et tout en parlant, elle tourna les yeux sur Roland Græme, dans l’esprit duquel cette explication venait de jeter un rayon de lumière, aussi agréable que celui qui pénètre dans le cachot d’un captif, quand la porte s’ouvre pour lui donner la liberté.

« Ce doit être un beau cavalier que ton frère s’il te ressemble ainsi. Il est resté en France pendant ces dernières années, c’est pourquoi je ne l’ai pas vu à Holy-Rood.

— On lui accorde quelques agréments extérieurs ; mais je voudrais qu’il eût moins de cet esprit hardi et obstiné qu’encouragent ces temps de troubles parmi la jeune noblesse. Dieu sait que je ne crains pas pour sa vie lorsqu’il l’expose pour la défense de Votre Majesté ; et je l’aime pour l’ardeur qu’il met à votre délivrance. Mais pourquoi se disputer avec un vieux coquin de domestique ? pourquoi souiller son nom d’une telle querelle, et ses mains du sang d’un malheureux et méprisable vieillard ?

— Patience, Catherine ; je ne veux pas que tu calomnies mon jeune et galant chevalier. Avec Henri pour champion, et Roland Græme pour écuyer fidèle, je me crois une princesse de roman, qui pourrait bientôt se rire des donjons et des armes de tous les méchants sorciers. Mais l’agitation de ce jour m’a donné mal à la tête. Prends la Mer des histoires, et recommence la lecture où nous en sommes restées mercredi. Que Notre-Dame ait pitié de ta pauvre tête, jeune fille ou plutôt de ton pauvre cœur !… je t’ai demandé la Mer des histoires, et tu m’as apporté la Chronique d’amour. »

Une fois embarquée sur la Mer des histoires, la reine continua de travailler à l’aiguille, tandis que lady Fleming et Catherine lurent tour à tour pendant deux heures.

Pour Roland Græme, il est probable qu’il continua secrètement à porter une grande attention à la chronique d’amour, en dépit du blâme que la reine semblait jeter sur ce genre d’étude. Il se rappelait mille choses dans la voix et dans les manières, qui, s’il eut été moins prévenu, lui auraient sans doute fait distinguer le frère de la sœur ; et il fut honteux, connaissant parfaitement les gestes et l’accent de Catherine, de l’avoir crue capable, quelque étourdie qu’elle fût, d’affecter la démarche libre, la voix haute, et l’assurance hardie, qui s’accordaient assez avec le caractère vif et mâle de son frère. Il s’efforça plusieurs fois de saisir un regard de Catherine qui pût lui faire deviner comment elle était disposée à son égard depuis qu’il avait fait cette découverte, mais ce fut sans succès ; car lorsque Catherine ne lisait pas, elle semblait prendre le plus vif intérêt aux exploits des chevaliers de l’ordre teutonique contre les païens d’Esthonie et de Livonie. Mais, après la lecture, lorsque la reine leur ordonna de la suivre au jardin, Marie, peut-être à dessein, car l’inquiétude de Roland ne pouvait échapper à une si bonne observatrice, lui offrit une occasion favorable d’entretenir la jeune fille. Elle leur commanda de rester à quelque distance, tandis qu’elle causerait avec lady Fleming d’un sujet important. Nous avons appris de bonne part que la conversation roula sur les avantages du collet montant ou de la fraise rabattue. Roland aurait été le plus stupide et le plus maladroit de tous les amants s’il n’eût mis à profit cette occasion.

« Belle Catherine, dit le page, je n’ai songé pendant toute la matinée qu’à vous demander si vous ne m’avez pas trouvé bien fou et bien bizarre d’avoir été capable de vous confondre avec votre frère ?

— La circonstance fait peu d’honneur à l’élégance de mes manières, dit Catherine, si on les confond si aisément avec celles de ce fougueux jeune homme. Mais avec le temps je deviendrai plus sage ; et dans cette vue je suis déterminée à ne plus penser à vos folies, mais à corriger les miennes.

— Quant à vous-même, répliqua le page, la peine ne sera pas grande.

— Je ne sais, » dit Catherine très-gravement, « je crains que nous n’ayons été l’un et l’autre d’une folie impardonnable.

« J’ai été fou, s’écria Roland, fou à lier ; mais vous, aimable Catherine…

— Moi, » reprit Catherine du même ton de gravité qui ne lui était point habituel, « j’ai trop long-temps permis que vous vous servissiez envers moi de semblables épithètes, et je suis fâchée de vous le dire, si cela peut vous faire de la peine.

— Et qui peut avoir si soudainement changé nos relations ensemble ou altéré avec une si prompte cruauté toute la bonté que vous aviez pour moi.

— Je puis à peine le dire, à moins que ce ne soient les événements du jour qui m’ont fait voir qu’il était nécessaire d’observer plus de distance entre nous deux : un hasard semblable à celui qui vous a révélé l’existence de mon frère peut avoir fait connaître à Henri les expressions familières dont vous usez envers moi : hélas ! toute sa conduite, aussi bien que la mort de Dryfesdale, me fait justement appréhender les conséquences qui pourraient en résulter.

— Ne craignez rien pour cela, belle Catherine ; je suis bien capable de me défendre contre des périls de cette espèce.

— C’est-à-dire que vous voudriez vous battre avec le frère pour montrer votre considération pour la sœur ? J’ai entendu dire à la reine, dans ses moments de tristesse, que les hommes, soit dans leur amour, soit dans leur haine, sont les êtres les plus égoïstes de la nature ; et votre indifférence dans ce cas le prouve parfaitement. Mais ne vous désolez pas : vous n’êtes pas pire que les autres.

— Vous me faites injure, Catherine : je pensais seulement qu’une épée me menaçait sans me rappeler dans quelle main votre imagination l’avait placée. Si votre frère était devant moi, l’épée nue à la main, vous ressemblant autant par les traits, par la grâce du maintien et par la voix, il pourrait répandre mon sang avant que je trouvasse le courage de me défendre.

— Hélas ! il n’y a pas que mon frère au monde. Vous ne voulez vous rappeler que les circonstances singulières qui nous ont mis ensemble sur ce pied de familiarité, et presque d’intimité. Vous ne pensez pas que, lorsque je retournerai dans la maison de mon père, il se trouvera entre nous deux un gouffre que vous ne pourrez franchir sans craindre d’y perdre la vie. Votre seule parente connue est au moins une femme bien bizarre : elle sort d’un clan ennemi et détruit : le reste de vos parents est ignoré… Excusez-moi, si je vous dis ce qui est une vérité incontestable.

— L’amour, ma charmante Catherine, méprise les généalogies, répond Roland Græme.

— L’amour le peut, mais lord Seyton ne pense pas ainsi.

— La reine, votre maîtresse et la mienne, parlera en ma faveur. Oh ! ne m’éloignez pas de vous à l’instant où je me crois si heureux ! si j’aide à rendre la liberté à notre souveraine, ne m’avez-vous pas dit vous-même que toutes deux vous deviendriez mes débitrices ?

— Ah ! toute l’Écosse deviendra votre débitrice ; mais pour les effets que ma reconnaissance doit vous faire espérer, il faut vous rappeler que je dépends entièrement de mon père ; et la pauvre reine sera, pendant long-temps, plus dépendante du caprice de ses nobles et des gens de son parti que maîtresse de contrôler leurs actions,

— Soit ! mes actions me mettront au-dessus du préjugé lui-même : nous vivons dans un temps où un homme peut s’élever par son seul mérite ; et j’y parviendrai comme tant d’autres. Le chevalier d’Avenel, tout puissant qu’il est, sort d’une origine aussi obscure que la mienne.

— Fort bien ! c’est ainsi que s’exprime un chevalier de roman qui veut se frayer un passage vers sa princesse emprisonnée, au milieu des fées et des dragons vomissant feux et flammes.

— Mais si je puis en effet délivrer la princesse, sur qui, chère Catherine, se fixera son choix ?

— Délivrez-la d’abord, et elle vous le dira, » répliqua miss Seyton ; et rompant tout à coup la conversation, elle rejoignit la reine avec tant de vitesse, que Marie s’écria à mi-voix :

« Plus de nouvelles de mauvais augure… point de dissension, j’espère, dans ma pauvre maison ? » Ensuite regardant les joues rougissantes de Catherine, et l’œil brillant et expressif de Roland : « Non, non, dit-elle y je vois que tout est bien… Mignonne, monte dans mon appartement et va me chercher… attends… oui, va me chercher ma boîte de parfums. »

Et ayant ainsi disposé de sa fille d’honneur de la manière la plus convenable pour cacher sa confusion, la reine ajouta, en parlant à part à Roland : « Je voudrais au moins me faire de vous et de Catherine deux sujets reconnaissants ; car, quelle autre souveraine favoriserait si complaisamment votre amour ? Bon ! vous mettez votre main à votre épée ; votre petite flamberge n’est bonne à rien ici ; mais dans peu de temps nous verrons si toute la fidélité qu’on nous jure sera réelle. J’entends sonner le couvre-feu de Kinross. Rentrons dans notre appartement : cette vieille dame nous a promis de revenir près de nous lors du repas du soir. Si je n’avais l’espoir d’une prompte délivrance, sa présence me rendrait folle, mais j’aurai de la patience.

— J’avoue, dit Catherine, que je voudrais, pour un seul moment, être Henri et avoir tous les privilèges d’un homme ; j’ai envie de jeter mon assiette à cette femme, à ce composé d’orgueil, d’affection et de méchanceté. »

Lady Fleming réprimanda sa jeune compagne de cet accès d’impatience ; la reine en rit, et tous retournèrent au salon, où entra presque aussitôt la dame du château, précédant les valets qui portaient le souper. La reine, déterminée à ne point dévier de la résolution qu’elle avait prise d’être prudente, supporta sa présence avec force et sérénité, jusqu’à ce que sa patience fût poussée à bout par une nouvelle formalité qui n’avait pas encore fait partie du cérémonial du château. Lorsque les domestiques se furent retirés, Randal entra, portant les clefs du château attachées à une chaîne ; et annonçant que les sentinelles étaient placées, et que les portes étaient fermées, il remit, avec le plus grand respect, les clefs à lady Lochleven.

La reine et ses dames se regardèrent d’un air de désappointement, de colère et de dépit ; et Marie dit tout haut : « Nous ne pouvons regretter l’exiguïté de notre cour, lorsque nous voyons notre hôtesse se charger en personne d’un si grand nombre d’emplois. Outre les charges du premier intendant de notre maison et de grand-aumônier, cette nuit elle remplit le devoir de capitaine de nos gardes.

— Et elle continuera de s’en charger à l’avenir, madame, » répondit lady Lochleven avec beaucoup de gravité ; « l’histoire d’Écosse m’apprend combien les fonctions déléguées à des substituts sont toujours mal remplies : nous avons entendu parler, madame, de favoris de date plus récente et d’aussi petit mérite qu’Olivier Sainclair[1].

— Ô madame ! reprit la reine, mon père avait des favoris aussi bien en hommes qu’en femmes. Il me semble qu’il y eut des dames Sandilands, Olifaunt et quelques autres ; mais leurs noms ne peuvent se conserver dans la mémoire d’une personne aussi grave que vous l’êtes. »

Lady Lochleven regarda la reine avec des yeux capables de la tuer sur la place ; mais, domptant son ressentiment, elle se retira du salon, emportant dans sa main l’énorme paquet de clefs.

« Maintenant, Dieu soit loué pour les fautes de la jeunesse de cette femme, dit la reine. Si elle n’avait pas ce côté faible dans son caractère, elle serait invulnérable : cette tache est l’opposé de celle que l’on appelle la marque de la sorcière, je puis la lui faire sentir, quoiqu’elle soit insensible partout ailleurs. Mais qu’en dites-vous ? voici une nouvelle difficulté ; comment faire pour s’emparer de ces clefs ? je crois qu’il n’y a pas moyen de tromper ou de corrompre ce dragon.

— Puis-je vous prier de répondre à deux simples questions, interrompit Roland. Si Votre Majesté était hors des murs de ce château, pourrait-elle trouver moyen de gagner la terre ferme, et une fois sur le rivage, trouverait-elle une protection assurée ?

— Nous le pensons, Roland, dit la reine ; car sur ce point notre plan est passablement bien établi.

— Alors, si Votre Majesté me permettait de lui dire ma pensée, je crois que je lui serais de quelque utilité dans cette affaire.

— Comment ? mon bon jeune homme, parlez, ne craignez rien.

— Mon patron, le chevalier d’Avenel, avait la coutume d’obliger les jeunes gens élevés dans sa maison à apprendre l’usage de la hache et du marteau, et la manière de travailler le bois et le fer ; il nous parlait aussi d’anciens champions du Nord qui forgeaient leurs propres armes, et du capitaine montagnard Donaldnan-Ord, ou Donald du Marteau, qu’il avait connu lui-même et qui avait coutume de forger le fer sur l’enclume avec un marteau dans chaque main. Quelques-uns disent que si le chevalier estimait de pareilles industries, c’est qu’il ne sortait pas d’un sang noble. Quoiqu’il en soit, je réussis assez bien dans ces mêmes travaux, ainsi que lady Catherine Seyton le sait quelque peu, car depuis que nous sommes ici je lui ai fait une épingle d’argent.

— Oui, répliqua Catherine ; mais, ajouta-t-elle malicieusement, il faut tout dire à Sa Majesté : votre bijou était si peu solide qu’il se brisa le jour suivant et que je l’ai perdu.

« Ne la croyez pas, Roland, reprit la reine ; elle a pleuré lorsque l’épingle s’est cassée, et elle en a placé les morceaux dans son sein. Mais voyons votre projet. Pourriez-vous forger habilement de fausses clefs ?

— Non, madame, parce que je ne connais pas les serrures. Mais je suis convaincu que j’en pourrai faire un trousseau qui, au premier coup d’œil, ressemblera parfaitement à ce vilain paquet que la dame vient d’emporter tout-à-l’heure : de sorte qu’il ne s’agira que de faire ici une substitution adroite.

— Et la bonne dame, grâce au ciel, est tant soit peu aveugle, ajouta la reine. Mais comment faire pour une forge, mon ami, et pour les moyens de travailler sans être observé ?

— La forge de l’armurier du château, à laquelle j’ai travaillé quelquefois avec cet homme, est sous la voûte ronde qui forme le souterrain de la tourelle. Il a été renvoyé avec l’homme du guet, parce qu’on lui supposait beaucoup trop d’attachement pour George Douglas. On est accoutumé à me voir travailler dans ce caveau, et je trouverai quelque excuse qui me permettra de me servir du soufflet et de l’enclume.

— Le projet semble assez bon, dit la reine ; mettez-vous à l’ouvrage, mon enfant, avec la plus grande promptitude, et prenez garde que l’on ne découvre la nature de votre travail.

— Oh ! je prendrai la liberté de mettre le verrou, dans le cas où le hasard amènerait quelques visiteurs, afin d’avoir le temps de cacher mon ouvrage avant d’ouvrir la porte.

— Cela ne suffira-t-il pas pour élever des soupçons dans un lieu qui en inspire déjà naturellement ? dit Catherine.

— Point du tout, reprit Roland ; Grégoire l’armurier, comme tout bon ouvrier, s’enferme lorsqu’il fait quelque chef-d’œuvre de son art. Et après tout, il faut bien courir quelque risque.

— Il est temps de nous retirer, dit la reine ! et que Dieu vous bénisse, mes enfants. Si Marie reprend jamais le dessus, vous vous élèverez avec elle. »



  1. Favori de Jacques II, indigne de la confiance de son maître.