L’Abbé (Montémont)/38

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L’Abbé ou suite du Monastère
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 14p. 442-448).


CHAPITRE XXXVIII et dernier.

la fuite.


Mon pays natal, adieu !
Byron.


Beaucoup de larmes furent versées sur les espérances trompées, les dangers de l’avenir et la perte de bien des amis lors de la fuite précipitée de la reine Marie. La mort du brave Douglas et celle de l’impétueux et vaillant Seyton semblaient affecter la reine plus que la perte de son trône, sur lequel elle avait été si près de se rasseoir. Catherine Seyton dévorait en secret son chagrin, et désirait soutenir le courage abattu de sa maîtresse ; et l’abbé, portant ses pensées inquiètes vers l’avenir, s’efforçait vainement de former quelque plan qui justifiât une ombre d’espoir. Le jeune Roland se mêlait aussi dans les vives discussions qui avaient lieu parmi les dévoués serviteurs qui entouraient la reine : il délibérait avec eux sur ce qui restait à faire, et son courage ne l’abandonnait pas.

« Votre Majesté, dit-il, a perdu une bataille ; votre aïeul Bruce en a perdu sept successivement avant de s’asseoir triomphant sur le trône d’Écosse, et de proclamer d’une voix victorieuse l’indépendance de son pays sur le champ de bataille de Bannockburn. Ces bruyères que nous traversons ne sont-elles pas plus agréables que le château de Lochleven entouré de fossés, si bien fermé et si bien gardé ?… Nous sommes libres… ces mots doivent vous consoler de toutes vos pertes. »

Il frappait une corde retentissante ; mais le cœur de Marie n’eut point d’écho pour elle.

« Que ne suis-je encore dans Lochleven, disait-elle, au lieu d’être témoin du carnage fait par des rebelles sur des sujets qui, pour moi, se sont offerts à la mort. Ne me parlez pas de nouvelles tentatives, elles vous coûteraient la vie, à vous, et aux amis qui me les conseilleraient. Je ne voudrais pas sentir une seconde fois ce que j’ai éprouvé lorsque j’ai vu de cette montagne les épées des cruels cavaliers de Morton se souiller du sang des fidèles Seyton et des braves Hamilton, pour les récompenser de leur loyauté envers leur reine. Non, si je devais régner sur toute la Grande-Bretagne ; je ne voudrais pas encore sentir ce que j’ai éprouvé lorsque le sang de Douglas teignit mon manteau. Cherchez pour moi quelque endroit où je puisse cacher cette misérable tête, qui porte malheur à tout ce qui l’aime ; c’est la dernière faveur que Marie demande à ses fidèles sujets. »

Ce fut dans cette accablante tristesse que, fuyant avec une rapidité extrême, l’infortunée Marie, après que lord Herries et quelques partisans l’eurent rejointe, arriva enfin à l’abbaye de Dundrennam, située à environ soixante milles du champ de bataille. Dans cet endroit retiré du comté de Galloway, les moines n’avaient pas été aussi rigoureusement poursuivis par la réformation, et quelques-uns languissaient encore dans leurs cellules sans y être persécutés ; le prieur, les yeux noyés de larmes, vint recevoir avec respect la reine fugitive à la porte de son couvent.

« Je vous apporte le malheur, mon bon père, » dit la reine en descendant de son palefroi.

— Qu’il soit le bien venu, répondit le prieur, s’il vient à la suite du devoir. »

Mise à terre et soutenue par ses femmes, la reine regarda un instant son palefroi, qui, fatigué et baissant la tête, semblait s’affliger des infortunes de sa maîtresse.

« Bon Roland, » dit la reine à voix basse, « que Rosabelle soit conservée pour… demande à ton cœur, et il te dira pourquoi je fais cette petite prière dans un si terrible moment. «

On la conduisit à son appartement, et dans le conseil en désordre de ses partisans, on adopta la fatale résolution de sa retraite en Angleterre. Dans la matinée, elle y donna son assentiment, et un messager fut envoyé au gouverneur anglais des frontières pour lui demander un sauf-conduit et l’hospitalité de la part de la reine d’Écosse. Le jour suivant l’abbé en se promenant dans le jardin de l’abbaye avec Roland, fit connaître au jeune homme combien il désapprouvait le parti qu’on venait de prendre. « C’est folie et malheur, dit-il, il vaudrait mieux abandonner sa personne aux sauvages montagnards ou aux brigands des frontières, que de se fier à Élisabeth. Une femme à une rivale !… une héritière présomptive à la garde d’une reine jalouse ?… Roland Herries est fidèle et loyal, mais ses conseils ont perdu sa souveraine.

— Oui, le malheur nous suit partout, » dit un vieillard, qui tenait une bêche en main, et qui était habillé en frère lai : l’abbé ne l’aurait point aperçu, sans la véhémence de cette exclamation : « Ne me regardez pas avec un tel étonnement !… Je suis celui qui fus l’abbé Boniface à Kennaquhair, qui fus le jardinier Blinkhoohe à Lochleven, qui, chassé partout, revins aux lieux où j’avais fait mon noviciat : et maintenant vous voilà encore arrivé pour me faire encore déguerpir !… J’ai eu une vie de fatigue, moi qui aurais trouvé le plus grand bonheur à passer mes jours dans la paix et la tranquillité.

— Bientôt, bon père, répondit l’abbé, nous vous délivrerons de notre compagnie, et je crains que la reine ne vienne plus troubler votre retraite.

— Bon ! vous en disiez auparavant tout autant, reprit le dolent vieillard : et cependant j’ai été chassé de Kinross, et pillé sur la route par les soldats… Ils m’ont enlevé le certificat dont vous aviez besoin, celui du baron… Mais, c’était un maraudeur ainsi que ces pillards… Vous m’avez demandé ce papier, et je ne le pouvais trouver, ils l’ont trouvé eux ; il certifiait la mariage de… de… ma mémoire me manque… Maintenant voyez comme les hommes sont différents ! Le père Nicolas vous aurait dit cent histoires sur l’abbé Ingelram, que Dieu lui fasse miséricorde ! Il avait, je vous assure, quatre-vingt-six ans, et je n’ai pas plus de… voyons.

— N’est-ce pas le nom d’Avenel que vous cherchez, mon bon père, dit Roland avec impatience, modérant cependant sa voix, de peur d’offenser ou d’alarmer le vieillard infirme.

— C’est cela Avenel, Julien Avenel…. Vous dites parfaitement le nom… Je conservais toutes les confessions particulières, pensant que mes vœux exigeaient que j’agisse de la sorte je n’ai pu la trouver quand mon successeur, Ambroise, m’en a parlé. Mais les soldats l’ont trouvée, et le chevalier qui commandait le détachement se frappa la poitrine quand il lut cette pièce, tellement que son haubert résonna comme une cruche vide.

— Sainte-Marie ! dit l’abbé, quel était donc celui à qui un tel papier inspirait un si grand intérêt ? quelles étaient la taille du chevalier, ses armes, ses couleurs ?

— Vous me tourmentez avec vos questions… J’osai à peine le regarder… Ils m’accusaient de porter des lettres pour la reine et fouillèrent ma malle c’était à cause de tout ce que vous avez fait à Lochleven.

— J’espère que Dieu a fait tomber ce papier entre les mains de mon frère, dit l’abbé à Roland qui, debout devant lui, frémissait et tremblait d’impatience ; j’ai entendu dire qu’il avait été avec ses partisans à la découverte entre Stirling et Glascow… Le chevalier ne portait-il pas sur son casque une branche de houx ?… ne pouvez-vous pas vous le rappeler.

— Oh ! me le rappeler… me le rappeler, dit le vieillard d’un ton d’aigreur ; comptez autant d’années que moi, si vos complots vous le permettent, et vous verrez combien de choses vous vous rappellerez… À peine si je me rappelle les poiriers que j’ai greffés ici de mes propres mains il y a cinquante ans.

En ce moment un cor sonna fortement sur le rivage.

C’est le signal de la chute de la royauté de la reine Marie, dit Ambroise ; la réponse du gouverneur anglais a été reçue favorablement sans doute, car a-t-on jamais vu fermer la porte d’une trappe à la proie qui se présente ?… Ne t’afflige pas, Roland… ce qui te regarde sera approfondi… mais nous ne devons pas quitter la reine… suis-moi… remplissons notre devoir, et pour ce qui en arrivera, remettons-nous à la grâce de Dieu… Adieu, bon père… je reviendrai bientôt vous visiter. »

Tandis qu’il sortait du jardin, suivi de Roland qui l’accompagnait avec répugnance, l’ex-abbé reprit sa bêche.

« Leur sort m’afflige et celui de cette pauvre reine aussi, murmurait-il ; mais que sont les peines d’ici-bas pour un homme de quatre-vingts ans ?… D’ailleurs, il a tombé une belle rosée ce matin : c’est le temps qui convient pour semer nos choux de primeur.

— L’âge l’accable, dit Ambroise en entraînant Roland vers le bord de la mer ; il faut que nous lui laissions le temps de se recueillir nous ne devons maintenant penser qu’au sort de la reine. »

Ils arrivèrent bientôt dans le salon où Marie se trouvait entourée de sa petite cour, et ayant à ses côtés le shériff du Cumberland, gentilhomme de la maison de Lowther, richement habillé et accompagné de soldats. La figure de la reine offrait un singulier mélange de joie et de répugnance pour son départ. Son langage et ses gestes parlaient d’espérance et de consolation à ses suivants ; et elle semblait chercher à se persuader que la démarche qu’elle allait faire était pour sa sûreté, que la promesse qu’elle avait reçue d’un accueil favorable était une garantie plus que satisfaisante ; mais ses lèvres tremblantes et ses yeux incertains trahissaient à la fois la peine qu’elle éprouvait de quitter l’Écosse, et ses craintes de se confier à la foi douteuse de l’Angleterre.

« Soyez le bienvenu, seigneur abbé, dit-elle, et vous Roland d’Avenel, nous avons de bonnes nouvelles à vous donner : l’officier de notre aimable sœur nous offre, en son nom, un sûr asile contre les rebelles qui nous ont chassée de notre royaume. Seulement je suis affligée qu’il faille nous séparer pendant un peu de temps.

— Nous séparer, madame ! s’écria l’abbé ; est-ce donc vous accueillir convenablement en Angleterre que de commencer par diminuer votre suite et vous contraindre de renvoyer vos fidèles conseillers ?

— Ne pensez pas ainsi, bon père, répliqua Marie. Le gouverneur et le shériff, serviteurs fidèles de ma royale sœur, jugent nécessaire d’obéir à ses ordres, même à la lettre, dans la circonstance présente, et ne peuvent recevoir que moi et mes femmes. On dépêchera bientôt un exprès de Londres afin de m’assigner un lieu pour ma résidence, et j’enverrai promptement vous dire dans quel endroit ma petite cour sera formée.

— Votre cour formée en Angleterre ! et tandis qu’Élisabeth vit et occupe le trône ? dit l’abbé ; ce sera quand nous verrons deux soleils dans le ciel.

— Ne croyez pas cela, reprit la reine ; nous sommes persuadée de la foi de notre sœur. Élisabeth aime sa renommée, et tout ce qu’elle en a gagnée par son pouvoir et par sa sagesse n’égalera pas ce qu’elle en acquerra en étendant son hospitalité sur une sœur infortunée ! non, tout ce qu’elle pourrait faire par la suite de bon, de grand et de sage, n’empêcherait pas le reproche qu’on lui ferait d’avoir abusé de notre confiance. Adieu, mon page ; maintenant, mon chevalier, adieu pour peu de temps ! Je sécherai les larmes de Catherine, ou je pleurerai avec elle jusqu’à ce que nous ne puissions plus pleurer. » Elle tendit sa main à Roland, qui, se précipitant à ses genoux, la baisa avec la plus vive émotion. Il était prêt à rendre le même hommage à Catherine, quand la reine affectant un air de vivacité, dit : « sur ses lèvres, maladroit ! Allons, Catherine, tu peux le permettre ; les gentilshommes anglais doivent voir, que, même dans notre froid climat, la beauté sait comment elle peut récompenser la bravoure et la fidélité !

— Nous n’avons pas attendu jusqu’à présent pour apprécier la valeur des habitants d’Écosse et le pouvoir des beautés qu’elle renferme, dit le shérifï de Cumberland avec courtoisie. Je voudrais qu’il fût en mon pouvoir d’accueillir en Angleterre les personnes disposées à suivre celle qui est elle-même reine des beautés écossaises, et de leur prodiguer tous les égards qu’elles méritent ; mais notre reine a donné des ordres positifs pour le cas qui se présente maintenant, et ces ordres doivent être scrupuleusement exécutés par son sujet. Puis-je rappeler à Votre Majesté que la marée est favorable ? »

Le shériff prit la main de la reine ; et elle avait déjà posé le pied sur l’espèce de pont factice qu’on avait jeté pour la faire entrer dans l’esquif, quand l’abbé, sortant de la stupeur où l’avaient fait tomber les paroles du shériff, s’élança dans l’eau et saisit la reine par le bord de sa mante.

« Elle l’a prévu ! elle l’a prévu ! s’écria-t-il ; elle a prévu que vous fuiriez dans son royaume, et le prévoyant, elle a donné des ordres pour qu’on vous reçût ainsi. Princesse aveugle, trompée et condamnée, votre sort sera résolu quand vous quitterez le rivage… Reine d’Écosse, tu n’abandonneras pas ainsi ton héritage ! » continua-t-il en la retenant encore par son manteau ; « tes fidèles sujets seront rebelles à tes volontés, afin de te pouvoir soustraire à l’esclavage et à la mort. Ne redoutez ni les lances, ni les arcs de cet homme ; nous les repousserons de force. Oh ! pourquoi n’ai-je pas les armes de mon vaillant frère ? Roland d’Avenel, mets l’épée à la main ! »

La reine s’arrêta, irrésolue et effrayée, un pied sur la planche et l’autre sur le sable de son rivage natal, qu’elle allait quitter pour toujours.

« Il n’est pas besoin de violence, seigneur prêtre ! dit le shériff de Cumberland ; je suis venu ici à la prière de votre reine pour lui rendre service, et je partirai à son moindre mot si elle rejette le secours que je peux lui offrir. Ce n’est point une merveille que la sagesse de notre reine ait pu prévoir un semblable événement au milieu des troubles d’un état mal affermi ; et que, tout en voulant offrir l’hospitalité à sa royale sœur, elle croit prudent de défendre l’entrée des frontières anglaises à des armées débandées de partisans écossais.

— Vous entendez, dit la reine Marie, dégageant doucement sa robe de la main de l’abbé ; c’est de notre pleine volonté que nous quittons ce rivage, et sans doute il nous sera fibre d’aller en France ou de retourner dans nos domaines, ainsi que nous le déterminerons… En outre, il est trop tard… Donnez-moi votre bénédiction, mon père, et que Dieu répande la sienne sur vous !

— Puisse-t-il avoir pitié de toi et te l’accorder aussi, dit l’abbé en se retirant. Mais mon cœur me dit que je te vois pour la dernière fois ! »

Les voiles furent déployées, et l’esquif traversa légèrement le bras de mer qui se trouve entre les bords du Cumberland et ceux de Galloway. Mais jusqu’à ce qu’il eût disparu à leurs yeux, les compagnons de la reine, inquiets, tristes et abandonnés, ne cessèrent de rester sur le rivage ; et long-temps ils purent distinguer le mouchoir que Marie agitait comme le signe souvent répété de l’adieu qu’elle faisait à ses fidèles sujets et aux rivages de l’Écosse.