L’Abbé (Montémont)/Texte entier

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L’Abbé ou suite du Monastère
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 14p. --452).
L’ABBÉ


OU


SUITE DU MONASTÈRE.


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TRADUCTION DE M. ALBERT MONTÉMONT.


NOUVELLE ÉDITION,


REVUE ET CORRIGÉE D’APRÈS LA DERNIÈRE PUBLIÉE À ÉDIMBOURG.



PARIS


MÉNARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR,


PLACE SORBONNE, 3




1837.
INTRODUCTION SOUS FORME D’ÉPÎTRE,


ARESSÉE


PAR L’AUTEUR DE WAVERLEY


AU CAPITAINE CLUTTERBUCK,


DU… RÉGIMENT D’INFANTERIE DE SA MAJESTÉ BRITANNIQUE[1].




Mon cher Capitaine,

J’apprends avec peine, par votre dernière lettre, que vous n’approuvez pas les altérations et les changements nombreux que je me suis permis de faire au manuscrit de votre ami le Bénédictin. En me justifiant auprès de vous, j’espère me justifier auprès d’une infinité de personnes qui m’ont fait plus d’honneur que je ne mérite.

Je conviens que mes retranchements ont laissé plusieurs lacunes dans l’histoire, et que votre manuscrit original, à ce que l’imprimeur m’assure, eût fourni la matière de quatre volumes. Je sens aussi que, par suite de la permission que vous m’avez donnée, certaines parties de cette même histoire ont perdu de leur clarté faute des détails nécessaires. Mais ne vaut-il pas mieux, après tout, que le voyageur ait quelques fossés à sauter de temps en temps, au lieu de rester enfoncé dans la vase, que le lecteur ait à imaginer des choses d’invention facile, au lieu d’avoir à parcourir les longues pages d’une ennuyeuse explication ? J’ai, par exemple, retranché toute cette merveilleuse machine de la Dame Blanche, ainsi que les beaux vers qui y ont rapport dans le manuscrit original. Vous conviendrez avec moi que le goût public ne favorise pas aujourd’hui ces légendes superstitieuses, qui faisaient à la fois les délices et la terreur de nos ancêtres. J’ai de même supprimé bien des faits, bien des circonstances qui faisaient mieux ressortir l’enthousiasme fervent de la mère Magdeleine et de l’Abbé pour l’ancienne religion. Nous n’éprouvons pas maintenant beaucoup de sympathie pour ces opinions, qui formaient alors en Europe le plus puissant et le plus fécond des principes, si nous en exceptons toutefois la réforme, qui les a combattues avec tant de succès.

Vous remarquez très-judicieusement que, par suite de ces retranchements, le titre ne s’applique plus à l’ouvrage dans l’état où il est, et que tout autre lui eût aussi bien convenu que celui de l’Abbé, personnage qui remplissait un rôle bien autrement important dans l’original, et pour lequel votre ami le Bénédictin semble vous avoir inspiré un attachement respectueux. Je reconnais ma faute sur ce point ; je ferai observer seulement, pour l’atténuer, que l’objection eût pu facilement être prévenue par la substitution d’un nouveau titre : mais par là se serait trouvée détruite la connexion indispensable de cet ouvrage avec le Monastère, qui l’a précédé ; ce que j’aurais eu quelque répugnance à faire, puisque ces deux histoires sont de la même époque, et que plusieurs des personnages sont aussi les mêmes.

Après tout, mon cher ami, peu importe le titre d’un ouvrage, peu importe même sur quels sujets il appelle l’intérêt du public, pourvu que celui-ci daigne l’accueillir. Car, suivant le vieux proverbe, la bonne qualité du vin une fois reconnue, il nous est indifférent qu’il y ait ou non une touffe de bruyère suspendue à la porte du cabaret[2].

Vous avez cru que la prudence ne vous défendait pas de vous donner un tilbury, je vous en félicite ; j’en approuve la couleur, ainsi que la livrée de votre laquais, vert pâle et rose. Puisque vous parlez de terminer votre poëme descriptif sur les ruines de Kennaquhair, avec des notes par un antiquaire, je pense que vous aurez fait choix d’un cheval tranquille et sûr. Mes compliments à tous les amis.

Je suis, mon cher capitaine.


Votre très-obéissant serviteur,


L’auteur de Waverley.

L’ABBÉ
OU
SUITE DU MONASTÈRE.




CHAPITRE PREMIER.

l’enfant sauvé.


Domum mansit, lanam fecit.
Ancienne épitaphe romaine.
Elle a gardé la maison, et s’est occupée à tourner le rouet.
Gawain Douglas[3].


Le temps, qui s’écoule d’une manière si imperceptible, apporte dans nos habitudes, nos mœurs et notre caractère, le même changement graduel qu’il fait éprouver à nos personnes. À la fin de chaque lustre, nous nous trouvons tout autre, quoique nous soyons les mêmes ; la perspective est différente, et nous ne la voyons plus sous le même jour ; nos motifs sont changés, aussi bien que nos actions. Près du double de ce temps avait passé sur la tête d’Halbert Glendinning et sur celle de lady Avenel depuis la conclusion de l’histoire où ils jouent un rôle si important, jusqu’à l’époque où commence celle-ci.

Deux circonstances seulement jetaient quelque amertume parmi les douceurs de cette union embellie par une affection mutuelle : la première, fléau commun à toute l’Écosse, était l’état malheureux de ce pays, déchiré par les dissensions intestines, et où l’épée de chaque homme menaçait à chaque instant le cœur de son voisin. Glendinning s’était montré ce que Murray avait attendu de lui, un ami solide, brave dans le combat, sage dans le conseil, s’attachant à lui par reconnaissance dans des occasions où, sans ce motif, il eût été plus porté à rester neutre, sinon même à se ranger de l’autre côté. Aussi, dans ces temps où de nouveaux dangers menaçaient chaque jour, sir Halbert Glendinning (car il a droit désormais au titre de chevalier) était continuellement appelé près de son patron pour l’accompagner dans quelques expéditions éloignées, dans quelques entreprises périlleuses, ou pour l’aider de ses conseils dans les intrigues difficiles d’une cour à demi barbare. Il faisait donc de fréquentes et longues absences, loin de son château et de sa dame. À cette première cause de chagrin, nous devons ajouter que le ciel ne leur avait point accordé d’enfants, seule distraction qui eût pu charmer les loisirs de lady Avenel, sans cesse privée de la société de son époux.

Elle vivait donc, dans les murs du manoir paternel, pour ainsi dire séparée du reste du monde. Les voisins se visitaient peu à cette époque, si ce n’est dans les occasions solennelles et entre proches parents. Lady Avenel n’en avait plus ; et les dames des barons du voisinage affectaient de la regarder moins comme l’héritière d’une illustre maison, que comme la femme d’un paysan, du fils d’un vassal de l’Église, élevé d’hier à quelque rang par la faveur capricieuse de Murray.

L’orgueil de la naissance, qui remplissait le cœur des plus anciens nobles, se montrait plus à découvert dans la conduite de leurs épouses : il était envenimé d’ailleurs par les discussions politiques de l’époque ; car la plupart des chefs du midi de l’Écosse étaient partisans de la reine et très-jaloux du pouvoir de Murray. Toutes ces circonstances faisaient du château d’Avenel la résidence la plus triste et la plus solitaire qui se puisse imaginer. Toutefois il avait pour lui l’avantage essentiel alors d’être un lieu parfaitement sûr. Le lecteur se rappelle qu’il était bâti sur un petit îlot, au milieu d’un lac, qu’il n’était accessible que par une chaussée, coupée par deux fossés, que l’on franchissait à l’aide de ponts-levis ; de sorte qu’à moins qu’il ne fût attaqué avec de l’artillerie on pouvait le considérer comme imprenable. Il ne s’agissait donc que de le garantir contre une surprise, et six hommes, qui y étaient renfermés, suffisaient pour cela. En cas de dangers plus sérieux, on trouvait une ample garnison dans les habitants mâles d’un petit hameau qui, sous la protection d’Halbert Glendinning, s’était élevé sur une petite esplanade située entre le lac et la colline, près de l’endroit où la chaussée joignait la terre ferme. Il n’avait pas été difficile au lord d’Avenel de peupler le nouveau village ; car, outre qu’il passait pour un bon et généreux seigneur, son expérience dans les armes, sa haute réputation de sagesse et d’intégrité, et la faveur dont il jouissait auprès du tout puissant comte de Murray, le rendait tout à fait propre à soutenir et défendre ceux qui venaient se loger à l’ombre de sa bannière. Ainsi, quand il quittait son château, quelque prolongée que dût être son absence, il avait la consolation de penser qu’au premier signal le village pourrait fournir trente hommes résolus, ce qui faisait une garnison plus que suffisante ; et alors, suivant l’usage, les familles fuyaient au sein des montagnes, entraînant leur bétail dans quelque retraite cachée, et laissant l’ennemi faire ce qu’il voudrait de leurs misérables cabanes.

Un seul hôte résidait généralement, pour ne pas dire constamment, au château d’Avenel, c’était Henri Warden. Ce digne apôtre se sentait aujourd’hui moins capable d’accomplir la tâche difficile et périlleuse que s’étaient imposée les ministres de la religion réformée ; il avait, dans son zèle fervent, offensé personnellement quelques-uns des principaux chefs et barons, et ne se croyait plus en sûreté que dans l’enceinte du château de quelques amis éprouvés. Il n’avait pas cessé toutefois de défendre la sainte cause avec la plume, aussi ardemment qu’il l’avait auparavant servie de vive voix ; et il avait engagé une polémique violente, sur le sacrifice de la messe, avec l’abbé Eustache, ci-devant sous-prieur de Kennaquhair. Attaques, réponses, répliques, nouvelles réponses, nouvelles répliques, se succédaient rapidement des deux côtés, et dans ces écrits, chacun déployait comme dans beaucoup de controverses, au moins autant de zèle que de charité chrétienne. Cette dispute devint bientôt aussi célèbre que celle de John Knox et de l’abbé de Crosraguel : elle s’envenima presque autant ; et, d’après ce que j’en connais, les pièces auxquelles elle donna naissance des deux côtés peuvent être tout aussi précieuses aux yeux des bibliographes. Mais la nature des occupations attachantes du théologien ne le rendait pas un compagnon bien intéressant pour une dame seule. Son visage grave, son air sérieux et absorbé, qu’il ne quittait que rarement et quand il s’agissait de quelque sujet relatif à ses opinions religieuses, toutes ses habitudes enfin étaient peu propres à dissiper la noire mélancolie qui semblait planer sur le château d’Avenel.

La dame du manoir passait la plus grande partie du jour à surveiller les travaux de ses nombreuses suivantes ; ses fuseaux, sa Bible, une promenade solitaire sur la plate-forme du château ou sur la chaussée, et quelquefois, mais rarement, sur les bords du petit lac, en occupaient le reste. Et, tant il régnait peu de sécurité dans ces campagnes, lorsqu’elle s’aventurait à pousser sa promenade au-delà du hameau, une sentinelle, placée en vigie à la tour de garde, avait ordre de regarder attentivement dans toutes les directions, et quatre ou cinq hommes se tenaient prêts à monter à cheval au moindre signe d’alarme.

Tel était l’état des affaires au château. Après une absence de plusieurs semaines, le chevalier d’Avenel, titre que l’on donnait alors le plus généralement à sir Halbert Glendinning, y était à chaque instant attendu. Cependant les jours se passaient tristement, et il ne revenait pas. Les lettres étaient choses rares à cette époque, et le chevalier eut été obligé de recourir à un secrétaire pour employer ce genre de correspondance. Toute espèce de communication était, en outre, précaire et dangereuse ; personne ne se souciait d’annoncer publiquement son intention de faire tel ou tel voyage ; car il y avait tout à parier qu’on eût alors rencontré plus d’ennemis que d’amis sur sa route. Le jour précis du retour de sir Halbert n’avait donc pas été fixé ; mais celui auquel sa tendre épouse avait compté le revoir était depuis long-temps écoulé, et ses espérances trompées commençaient à déchirer son cœur.

C’était le soir d’un jour brûlant de l’été, le soleil couchant était déjà caché à demi derrière les montagnes éloignées du Liddesdale ; lady Avenel faisait sa promenade solitaire sur la plate-forme d’une suite de bâtiments qui formaient la façade du château, plateforme couverte de pierres plates et parfaitement unies. La surface plane du lac n’était troublée un instant que par les sarcelles et les poules d’eau qui plongeaient dans ses ondes ; et dorée par les derniers rayons du soleil, elle réfléchissait, comme un miroir, les collines qui l’environnaient. Cette scène si tranquille était animée de temps en temps par la voix des enfants du village, qui, adoucie par l’éloignement, venait frapper les oreilles de la dame pendant sa promenade, ou par les cris du berger ramenant son troupeau de la vallée, où il l’avait laissé paître pendant le jour, pour le renfermer dans quelque abri nocturne plus sûr et plus rapproché du village. Les mugissements des vaches semblaient appeler les soins des laitières qui, chantant des airs vifs et joyeux, leur petit vase de bois sur la tête, s’avançaient de tous côtés pour remplir leur tâche du soir. Lady Avenel regardait et écoutait ; les sons qu’elle entendait lui rappelaient des jours passés où son occupation la plus importante et son plus grand plaisir étaient d’aider la dame Glendinning et Tibb Tacket à traire les vaches à Glendearg : cette pensée la remplissait de mélancolie.

« Pourquoi, disait-elle, n’étais-je pas ce que je paraissais à tous les yeux, une fille de paysans ? Halbert et moi, nous eussions vécu paisibles dans la vallée qui l’a vu naître, sans être tourmentés par la crainte ou l’ambition. Son plus grand orgueil eût été de conduire le plus beau troupeau : ses plus grands dangers, de repousser quelques maraudeurs des frontières ; la plus grande distance qui nous eût jamais séparés, celle qu’il aurait parcourue à la chasse du daim. Mais, hélas ! de quoi nous sert le sang qu’Halbert a versé dans les combats pour l’honneur d’un nom et d’un rang qui lui sont chers, parce qu’il les a reçus de moi, mais que nous ne transmettrons jamais à notre postérité ? Avec moi doit s’éteindre le nom d’Avenel. »

Ces réflexions lui arrachaient des soupirs, quand, regardant vers le bord du lac, ses yeux se fixèrent sur un groupe d’enfants de différents âges, assemblés pour voir un petit vaisseau, construit par quelque artiste du village, tenter son premier voyage sur les eaux. Il fut lancé au milieu des cris aigus de joie et des battements de toutes les petites mains, et partit bravement, poussé par un vent favorable qui promettait de le porter promptement de l’autre côté du lac. Quelques enfants des plus âgés firent le tour en courant, pour le recevoir sur l’autre rive ; ils luttaient d’agilité et de promptitude, et bondissaient comme de jeunes faons le long des rives glissantes et graveleuses du lac. Les autres, pour qui un tel voyage paraissait trop pénible, restèrent à contempler les mouvements du beau navire, du point où il avait été lancé. La vue des jeux de ces enfans oppressa le cœur de lady Avenel en lui rappelant qu’elle n’était pas mère.

« Pourquoi, » dit-elle, continuant ses méditations mélancoliques, « pourquoi aucun de ces aimables enfants n’est-il à moi ? Leurs parents peuvent à peine leur procurer la plus grossière nourriture ; et moi, qui pourrais les élever dans l’abondance, je suis condamnée à n’entendre jamais un enfant m’appeler sa mère ! »

Cette pensée remplit son cœur d’une amertume qui ressemblait à de l’envie : tant la nature a profondément implanté dans le cœur d’une femme le désir de la maternité ! Elle joignit ses mains et les serra l’une contre l’autre dans une agonie de désespoir ; il lui semblait que le ciel eût écrit qu’elle n’aurait pas d’enfants. Un grand chien courant, de ceux que l’on emploie à poursuivre le cerf, attiré peut-être par ce geste, s’approcha d’elle en ce moment, passa sa large tête sous ses mains et les lécha. Elle lui accorda en retour les caresses qu’il demandait ; mais la triste impression ne fut pas effacée.

« Wolf, » lui dit-elle, comme si l’animal eût pu comprendre ses douleurs, « tu es un noble et bel animal ; mais, hélas ! l’amour et l’affection dont je brûle de disposer sont d’une nature trop élevée pour t’appartenir, et cependant je t’aime beaucoup. »

Et comme pour s’excuser auprès de Wolf de lui refuser toute son affection, elle caressait son dos et sa tête, qui se redressait fièrement, tandis que le noble animal, fixant ses yeux sur ceux de sa maîtresse, semblait lui demander ce qui lui manquait, et comment il pouvait lui prouver son attachement. En ce moment on entendit un cri de détresse partir du groupe d’enfants qui était naguère si joyeux sur le rivage : la dame regarda, et en aperçut la cause avec effroi. Le petit navire, objet de l’attention et du ravissement général, avait échoué parmi quelques touffes de nénuphar qui croissaient sur un bas-fond à la distance d’un trait de flèche du rivage. Un petit garçon, plein de courage, et le premier en tête de ceux qui faisait le tour du lac, n’hésita pas un moment à ôter sa veste, à se jeter à l’eau, et à nager vers l’objet de la commune sollicitude. Le premier mouvement de la dame avait été de crier au secours ; mais elle remarqua que le petit garçon nageait avec force et sans crainte ; et comme elle vit qu’un ou deux villageois, témoins éloignés du fait, ne semblaient pas s’en occuper autrement, elle supposa qu’il était accoutumé à cet exercice, et qu’il n’y avait pas de danger. Mais, soit qu’en nageant il se fût frappé la poitrine contre quelque roche, soit qu’il fût saisi par une crampe, ou qu’il eût mal calculé ses forces, il arriva qu’après avoir dégagé le navire des obstacles qui l’arrêtaient, et lui avoir fait reprendre sa course, l’enfant eut à peine fait quelques brasses pour se rapprocher du rivage qu’il se leva tout à coup au-dessus de l’eau, poussant un grand cri et frappant les mains avec une expression de douleur et d’effroi.

Aussitôt lady Avenel alarmée cria à ses serviteurs de se jeter dans le bateau ; mais cette manœuvre ne laissa pas de demander quelque temps. Le seul bateau qu’il fût permis d’employer sur le lac était amarré dans le second fossé, et il fallut plusieurs minutes pour le détacher et le mettre en mouvement. Cependant lady Avenel voyait avec une mortelle douleur que les efforts de l’enfant pour se tenir à flot n’étaient déjà plus qu’une lutte convulsive et impuissante. Tout allait être fini pour lui s’il n’eût reçu incontinent un secours aussi prompt qu’inespéré. Wolf, qui, comme la plupart des chiens courants de la grande espèce, était un excellent nageur, ayant remarqué l’objet de l’anxiété de sa maîtresse, s’était élancé de ses côtés, et était allé chercher l’endroit d’où il pourrait avec le plus de sûreté plonger dans le lac. Avec l’instinct admirable que ces nobles animaux ont souvent montré dans de semblables circonstances, Wolf nagea droit sur le point où l’on avait si grand besoin de son secours, saisit l’enfant par ses vêtements, et non seulement il le tint à flot, mais encore il le poussa devant lui vers la chaussée. Le bateau, monté par deux rameurs, rencontra le chien à moitié chemin et le débarrassa de son fardeau. On aborda sur la chaussée, près de l’entrée du château, et devant la porte on trouva lady Avenel qui était descendue, suivie d’une ou deux de ses femmes, pour administrer de prompts secours au malheureux enfant.

Il fut porté dans le château et posé sur un lit. On eut recours, pour le rappeler à la vie, à tous les moyens que la science possédait à cette époque, et dont l’emploi fut successivement ordonné par Henri Warden, qui se piquait de quelques talents en médecine. D’abord tous les soins furent inutiles, et la dame contemplait avec une anxiété inexprimable la figure pâle du bel enfant. Il pouvait avoir dix ans ; ses vêtements étaient de l’espèce la plus grossière ; mais ses longs cheveux bouclés et l’ensemble distingué de ses traits, semblaient peu d’accord avec cette apparence de pauvreté. Le plus orgueilleux seigneur d’Écosse eût été fier d’avoir cet enfant pour héritier. Tandis que, pleine d’une émotion qui lui faisait retenir son haleine, lady Avenel avait les yeux fixés sur ses traits si bien formés et si expressifs, une légère teinte de rouge reparut sur la joue de l’enfant, la vie suspendue revint par degrés, il poussa un profond soupir, ouvrit les yeux, ce qui produisit sur l’ensemble de sa physionomie l’effet de la lumière jetée tout à coup sur un paysage ; il étendit les bras vers la châtelaine, et prononça le mot « ma mère ! » ce mot, le plus agréable de tous aux oreilles d’une femme.

« Dieu, madame, dit le prédicateur, a rendu cet enfant à vos désirs ; il vous appartient maintenant de l’élever de manière qu’il ne puisse pas un jour regretter de n’avoir point péri dans son état d’innocence.

— Je m’en charge dès ce moment, » s’écria la dame, jetant de nouveau les bras au cou du petit garçon, l’accablant de baisers et de caresses : tant elle était agitée de terreur en songeant au danger qu’il venait de courir, et de joie en l’y voyant inopinément arraché !

« Mais vous n’êtes pas ma mère, » dit l’enfant, rappelant ses esprits, et faisant de faibles efforts pour se dérober aux caresses de lady Avenel ; « vous n’êtes pas ma mère… Hélas ! je n’ai pas de mère… je rêvais seulement que j’en avais une.

— Je réaliserai votre rêve, mon petit ami, répliqua lady Avenel, je serai moi-même votre mère. Certainement, Dieu a exaucé mes prières, puisque, dans sa merveilleuse bonté, il m’a envoyé un objet à qui je puis enfin prodiguer toute mon affection. » En parlant elle regardait Warden. Le ministre hésitait sur ce qu’il devait répondre à ce discours plein de sentiment, et dans lequel il trouvait plus d’enthousiasme que la circonstance n’en comportait. Cependant le grand Wolf, qui, tout mouillé qu’il était, avait suivi sa maîtresse jusque dans son appartement, et s’était couché près du lit, spectateur tranquille des efforts que l’on faisait pour rappeler à la vie celui qu’il avait sauvé, commençait à s’impatienter de ne point attirer l’attention : il se mit à grogner et à toucher de ses grosses pattes la jupe de sa maîtresse.

« Oui, dit-elle, mon bon Wolf, tu seras récompensé pour ce que tu as fait aujourd’hui, et je t’aimerai davantage pour avoir sauvé la vie d’une si belle créature. »

Peu satisfait de cette part qu’il venait d’obtenir dans les attentions de sa maîtresse, Wolf continua de vouloir mettre ses pattes sur elle, tout en jappant, caresses d’autant moins agréables que ses longs poils étaient encore ruisselants d’eau ; jusqu’à ce qu’enfin lady Avenel ordonnât à un domestique, avec lequel l’animal était très-familier, de l’appeler hors de l’appartement. Wolf résista long-temps à cette invitation, et ce ne fut qu’après que sa maîtresse le lui eut plusieurs fois commandé d’un ton tout à fait fâché, qu’il se décida à sortir. Alors, se tournant vers le lit où l’enfant reposait, encore à demi plongé dans une espèce de délire, il fit une horrible grimace, poussa un aboiement sauvage et sinistre, et montrant une rangée complète de dents blanches et aiguës comme celles d’un véritable loup[4], il suivit le domestique hors de la chambre.

« C’est singulier, dit la dame à Warden ; non seulement cet animal est d’un naturel très-doux, mais encore il aime beaucoup les enfants : qui peut donc l’exciter ainsi contre celui-ci, dont il vient de sauver les jours ?

— Les chiens, répondit le ministre, ne ressemblent que trop à la race humaine dans ses faiblesses, quoique leur instinct soit moins trompeur que la raison de l’homme, quand il a l’orgueil de se lier à ses seules lumières. La jalousie n’est pas une passion qui leur soit inconnue ; ils en donnent souvent des preuves, non seulement à l’occasion des caresses que leurs maîtres font à des individus de leur espèce, mais même quand ils ont des enfants pour rivaux. Vous avez caressé cet enfant avec beaucoup de tendresse, et le chien se considère comme un favori disgracié.

— Étrange instinct ! dit la dame ; d’après la gravité avec laquelle vous parlez de la jalousie de Wolf, on pourrait croire qu’elle vous paraît justifiable, et même bien fondée. Mais peut-être n’avez-vous voulu faire qu’une plaisanterie ?

— Je plaisante rarement, répondit le ministre ; la vie ne nous a pas été donnée pour en perdre les courts moments à des plaisanteries oiseuses qui ressemblent au craquement du bois dans le foyer ; je voudrais seulement que vous tirassiez de là cette leçon : nos sentiments les plus louables quand nous nous y livrons sans réserve peuvent devenir une source de chagrins pour ceux qui nous entourent. Il n’y a qu’un amour auquel nous puissions nous abandonner de toutes les forces de notre âme, sûrs de rester encore bien au-dessous de l’objet qui nous l’inspire, je veux dire l’amour de notre créateur.

— À coup sûr, objecta lady Avenel, la même autorité nous commande aussi d’aimer notre prochain.

— Oui, madame, répondit Warden ; mais notre amour pour Dieu doit être illimité ; nous devons l’aimer de tout notre cœur, de toute notre âme et de toutes nos forces. Le précepte a au contraire limité, en le qualifiant, l’amour que nous devons porter à notre prochain ; nous devons l’aimer comme nous-mêmes ; et, comme il est dit ailleurs, nous devons agir envers lui comme nous voudrions qu’il agît à notre égard. Il doit donc y avoir une limite et une mesure dans nos affections, même les plus louables, quand nous ne les portons que sur des objets sublunaires et terrestres. Nous devons donc accorder à notre prochain, quels que soient son rang et sa position dans l’ordre social, la même somme d’affection que nous demanderions à ceux qui sont par rapport à nous ce que nous sommes pour lui. De là suit que ni mari, ni femme, ni fils, ni fille, ni ami, ni parent, ne doivent être pour nous un objet d’idolâtrie. Le Seigneur notre Dieu est un Dieu jaloux, qui ne souffre pas que nous accordions à des créatures cet amour extrême que nous ne devons qu’à lui, notre créateur. Je vous répète donc, madame, que, même dans nos attachements de la nature la plus pure et la plus honorable, on retrouve cette tache du péché originel qui devrait nous faire hésiter et réfléchir avant de nous y abandonner tout entiers.

— Je ne vous comprends pas, mon père, reprit la dame, et je ne saurais deviner rien, dans ce que je viens de dire ou de faire, qui puisse m’avoir attiré cet avertissement, ou plutôt ce reproche.

— Milady, je vous demande pardon, dit le prédicateur, si j’ai dépassé les bornes de mon devoir. Mais voyez si en vous engageant à servir à cet enfant non seulement de protectrice, mais encore de mère, vous vous trouverez d’accord avec la volonté du chevalier votre noble époux. L’affection que vous avez témoignée pour ce malheureux enfant, tout aimable qu’il soit, vous a déjà valu un reproche du chien de la maison. Les hommes, aussi bien que les animaux, sont jaloux des affections des personnes qu’ils aiment.

— C’en est trop, mon révérend, » s’écria lady Avenel, sérieusement offensée. « Vous avez été long-temps notre hôte, vous avez reçu du chevalier d’Avenel et de moi tous les honneurs et tout le respect dus à votre profession et à votre mérite personnel, mais je ne sache pas que je vous aie à aucune époque autorisé à vous immiscer dans nos arrangements de famille, ou choisi comme juge de notre conduite l’un envers l’autre. Je vous prie de vous dispenser de prendre tant de peine à l’avenir.

— Milady, » répliqua le ministre avec la hardiesse habituelle, à cette époque, aux ecclésiastiques de la communion réformée, « quand mes avis commenceront à vous fatiguer, quand je verrai que mes services ne vous seront plus agréables non plus qu’à votre noble époux, quand je sentirai que mon Maître ne désire pas que je demeure plus long-temps ici, tout en priant le ciel de continuer ses bénédictions sur votre famille, même au milieu de l’hiver, au milieu de la nuit, je traverserai ces bois, je gravirai ces sauvages montagnes, seul, sans assistance, comme jadis, mais bien plus misérable que quand pour la première fois je rencontrai votre époux dans la vallée de Glendearg. Mais tant que je serai ici, vous ne vous écarterez pas du droit chemin, pas même de l’épaisseur d’un cheveu, sans entendre la voix improbatrice du vieillard.

— Non, » s’écria la dame, qui chérissait et respectait l’homme de bien, quoiqu’elle fût souvent choquée de ce qu’elle regardait comme un excès de zèle, « nous ne nous séparerons pas ainsi, mon respectable ami. Les femmes sont vives et promptes dans leurs sentiments ; mais je l’espère, j’en suis sûre, tout ce que je me propose de faire pour cet enfant aura l’approbation de mon époux et la vôtre. » Le prêtre salua, et se retira dans son appartement particulier.


CHAPITRE II.

la vieille græme.


Avec quelle ardeur il tenait ses yeux fixés sur moi, ses yeux noirs qui brillaient à travers les larmes ! Il étendit ses petits bras et m’appela sa mère. Que faire ? j’emportai l’enfant avec moi : je ne pouvais pas dire à ce pauvre petit qu’il n’avait pas de mère.
Miss Baillif, Le comte Bazile.


Dès que Warden eut quitté l’appartement, lady Avenel s’abandonna aux sentiments tendres que lui avaient inspirés la beauté de son jeune protégé, le danger soudain qu’il avait couru, et la manière dont il en avait été préservé. N’étant plus retenue par la gravité glaciale du ministre, elle accabla de caresses le bel et intéressant enfant. Il était alors, jusqu’à un certain point, revenu des suites de son accident, et il reçut passivement, quoique avec étonnement, les marques d’affection que la dame lui prodiguait. Sa figure lui était inconnue, ses vêtements étaient tout autres, et bien plus somptueux que ceux qu’il avait coutume de voir. Mais notre petit garçon n’était pas d’un naturel timide : les enfants sont généralement d’excellents physionomistes ; non seulement ils affectionnent tout ce qui est beau en soi, mais ils sont particulièrement habiles à distinguer les attentions de ceux qui les aiment réellement, et ils savent y répondre. S’ils voient dans une compagnie une personne à eux entièrement inconnue, mais naturellement portée à chérir les enfants, les petits lutins semblent la deviner, comme par une sorte de sympathie tandis que les efforts gauches de ceux qui ne leur font des avances que pour se mettre bien avec les parents, réussissent rarement à les séduire. Le petit garçon ne parut donc point insensible aux caresses de la dame, et ce ne fut pas sans difficulté qu’elle parvint à s’arracher du lit, où il se trouvait, pour le laisser prendre le repos dont il avait besoin.

À qui appartient le jeune varlet que nous venons de sauver ? » demanda lady Avenel à sa femme de chambre Lilias, quand elles furent rentrées dans son appartement.

« À une vieille femme du hameau ; répondit la suivante, qui est venue jusqu’à la loge du portier pour demander de ses nouvelles : voulez-vous qu’on lui permette d’entrer ?

— Si je le veux ! » reprit lady Avenel avec un ton prononcé d’étonnement et de déplaisir ; « en doutez-vous ?… Quelle femme pourrait n’avoir pas pitié de ses souffrances maternelles, des inquiétudes que lui cause le sort d’un si aimable enfant !

— Mais, milady, répondit Lilias, cette femme est trop âgée pour être mère de l’enfant ; je pense plutôt que c’est sa grand’mère ou quelque parente éloignée.

— Qu’elle soit ce qu’elle voudra, répliqua la dame, son cœur doit éprouver des angoisses cruelles, tant que la vie de ce bel enfant est en danger. Allez donc la chercher promptement ; je ne serais pas non plus fâchée de savoir quelque chose sur la naissance et la famille de l’enfant. »

Lilias revint bientôt, conduisant une grande femme, très pauvrement vêtue, mais avec plus de propreté et de décence qu’un costume misérable n’en comporte ordinairement. Dès qu’elle se présenta, lady Avenel reconnut sa figure. Il était d’usage dans la famille que Henri Warden fît, tous les dimanches et deux autres jours de chaque semaine, un sermon ou une instruction dans la chapelle du château. La propagation du protestantisme entrait puissamment dans les vues politiques et religieuses du chevalier d’Avenel. Les habitants du village étaient, en conséquence, invités à assister aux prédications de Henri Warden, et beaucoup d’entre eux se laissèrent facilement gagner aux doctrines que professait leur maître et leur protecteur. Ces sermons, homélies et lectures avaient fait une profonde impression sur l’esprit de l’abbé Eustache : c’était un étrange aiguillon à la vivacité et à l’animosité qu’il déployait dans ses controverses avec son ancien camarade de collège. Avant la déchéance de la reine Marie, et à une époque où les catholiques étaient encore nombreux et puissants dans les provinces frontières, il avait plus d’une fois menacé de lever ses vassaux, et de venir à leur tête détruire le château d’Avenel, ce repaire redoutable de l’hérésie. Malgré ces menaces impuissantes et le peu de dispositions que le pays montrait en général en faveur de la nouvelle religion, Henri Warden poursuivait sans relâche le cours de ses travaux, et chaque semaine il faisait sur l’Église romaine la conquête de quelques néophytes. Parmi les plus fervents et les plus constants auditeurs du ministre, se trouvait cette vieille femme, dont la taille était trop élevée et l’extérieur trop remarquable, du reste, pour que l’on pût l’oublier une fois qu’on l’avait vue. Lady Avenel en avait été frappée. Plus d’une fois même elle avait désiré savoir quelle était cette grande femme au maintien grave, dont la démarche et les traits semblaient bien au-dessus du rang qu’indiquait la grossièreté de ses habits. On lui avait toujours répondu qu’elle était Anglaise, qu’elle habitait le hameau depuis peu, et que personne n’en savait davantage sur son compte. Cette fois elle lui demanda à elle-même quels étaient son nom et son origine.

« Mon nom est Madeleine Græme[5], répondit l’étrangère ; je descends des Græme de Heathergill, dans la forêt de Nicol ; c’est une ancienne famille.

— Et que faites-vous si loin de vos foyers ? reprit lady Avenel.

— Je n’ai point de foyers ; ils ont été réduits en cendre par vos maraudeurs écossais ; mon mari et mon fils ont été tués. Il ne reste plus une goutte de sang dans les veines d’aucun individu que je puisse appeler mon parent.

— C’est un sort qui n’est que trop commun dans les temps et le pays où nous vivons ; les Anglais ont plongé leurs mains dans notre sang aussi souvent que les Écossais dans le vôtre.

— Vous avez raison de parler ainsi, milady, puisque les hommes se rappellent un temps où ce château ne fut pas assez fort pour sauver la vie de votre père, et pour offrir à votre mère et à son enfant un lieu de refuge. Comment donc me demandez-vous pourquoi je n’habite pas mes foyers et au milieu des miens ?

— C’était une question oiseuse, en effet ; la misère des temps force tant de gens à errer comme des vagabonds ! Mais pourquoi chercher un asile dans une contrée ennemie ?

— Mes voisins étaient papistes ; il a plu au ciel de me donner une vue plus claire de l’Évangile, et je suis venue jusqu’ici pour jouir du ministère de cet homme de Dieu, Henri Warden, qui, pour la gloire et la consolation d’un grand nombre, enseigne l’Évangile dans sa pureté et sa vérité.

— Êtes-vous pauvre ? » demanda encore la dame.

« Vous ne m’entendez demander l’aumône à personne, répondit l’Anglaise. »

Ici il se fit une pause. Les manières de la vieille femme, si elles ne manquaient point au respect, n’étaient rien moins que gracieuses ; et elle ne paraissait pas disposée à un plus long entretien. Lady Avenel l’entama de nouveau sur un sujet différent. « Vous avez appris le danger qu’a couru votre petit garçon ?

— Oui, madame, et aussi par quelle providence spéciale il en a été retiré. Fasse le ciel qu’il s’en montre reconnaissant, ainsi que moi-même !

— Quel est votre degré de parenté ?

— Je suis sa grand’mère, la seule parente qu’il ait sur la terre pour prendre soin de lui.

— Son entretien doit nécessairement vous être à charge, dans l’état d’abandon auquel vous êtes réduite ?

— Je ne m’en suis jamais plainte à personne, répliqua Madeleine Græme, avec le même accent froid et indifférent dont elle avait répondu aux autres questions.

« Si votre petit-fils pouvait être reçu dans une noble famille, ajouta lady Avenel, ne serait-ce pas un avantage et pour lui et pour vous ?

— Reçu dans une noble famille ! » s’écria la vieille femme en se redressant et en fronçant les sourcils au point de donner à son front ridé l’expression du dédain le plus sauvage ; « et pourquoi, s’il vous plaît ? Pour être page de milady ou laquais de milord, pour disputer aux autres valets les restes du repas du maître ? Voudriez-vous qu’il fût occupé à chasser les mouches de la figure de milady quand elle dort, à porter la queue de sa robe quand elle marche, à lui donner une assiette quand elle mange, à la précéder quand elle se promène à cheval, à la suivre quand elle va à pied, à chanter quand elle le désire, et à se taire quand elle le commande : véritable coq de clocher, fourni d’ailes et de plumes en apparence, mais incapable de s’élever dans les airs, de quitter le lieu sur lequel il est perché, recevant toutes ses impressions du dehors, accomplissant toutes ses révolutions au gré du souffle toujours variable d’une femme orgueilleuse ? Lorsque l’aigle de Helvellyn[6] viendra se percher sur la tour de Lanercost, et y tourner en guise de girouette pour montrer d’où vient le vent, alors Roland Græme sera ce que vous voudriez qu’il fût. »

L’étrangère parlait avec une volubilité et une véhémence qui semblaient indiquer une sorte d’aliénation mentale ; aussi lady Avenel fut-elle soudainement frappée de la crainte des dangers auxquels l’enfant devait nécessairement être exposé sous la garde d’une telle femme, et sentit-elle augmenter le désir qu’elle avait de le garder au château, si cela était possible.

« Vous m’avez mal comprise, ma bonne dame, » lui dit-elle avec douceur ; « ce n’est pas à mon service que je désire que votre enfant soit attaché, mais à celui d’un brave chevalier, de mon époux enfin. Fût-il le fils d’un comte, il ne pourrait être mieux élevé dans la science des armes et dans tout ce qu’il convient à un gentilhomme de savoir, que par les leçons et sous la discipline de sir Halbert Glendinning.

— Oui, » répondit la vieille femme, du même ton d’amère ironie, « je sais ce qu’on gagne à ce service : une malédiction quand le corselet n’est pas assez brillant ; un coup lorsque la sangle n’est pas assez serrée ; le fouet si les chiens sont en défaut ; des injures parce que la maraude n’a pas été heureuse. Il faut, à l’ordre du maître, souiller ses mains dans le sang des animaux ou des hommes, indistinctement ; égorger des daims innocents, massacrer et défigurer la propre image du créateur, non suivant son bon plaisir, mais suivant celui de son seigneur ; mener la vie d’un spadassin éhonté, ou celle d’un vil assassin ; endurer le chaud, le froid, le manque de nourriture, toutes les privations d’un anachorète, non pour l’amour de Dieu, mais pour le service de Satan ; mourir sur un gibet ou dans quelque obscure escarmouche ; dormir toute sa vie dans une sécurité charnelle, et se réveiller dans la fournaise qui ne s’éteint jamais.

— Non, interrompit lady Avenel, votre petit-fils ne sera pas exposé ici à mener une vie aussi impie. Mon mari est juste et bon envers ceux qui suivent sa bannière, et vous savez fort bien vous-même que les jeunes gens ont ici un précepteur sévère dans la personne de notre chapelain. »

La vieille femme parut réfléchir.

« Vous avez mentionné, dit-elle, la seule circonstance qui puisse me déterminer. Il faudra bientôt que je parte ; la vision l’a dit. Il ne faut pas que je m’arrête ; il faut que j’aille… il faut que j’aille… c’est mon destin. Jurez donc que vous protégerez l’enfant comme si c’était le vôtre, jusqu’à ce que je revienne ici et que je le réclame, et je consentirai à m’en séparer pour un temps. Mais, surtout, jurez qu’il ne sera pas privé des instructions du saint homme qui a mis les vérités de l’Évangile à l’abri des atteintes de l’idolâtrie monacale.

— Soyez tranquille, reprit la dame d’Avenel ; j’aurai autant soin de l’enfant que s’il était né de mon propre sang. Voulez-vous le voir maintenant ?

— Non, » répondit la vieille femme avec une sauvage fermeté ; « je pars pour remplir ma mission je ne veux pas attendrir mon cœur par des larmes et des lamentations inutiles, comme si je n’étais pas appelée à m’acquitter d’un devoir.

— N’accepterez-vous pas quelque chose pour vous aider dans votre pèlerinage ? » demanda la dame d’Avenel en lui mettant dans la main deux couronnes du soleil. La vieille femme les jeta sur la table.

« Suis-je de la race de Caïn, femme orgueilleuse, s’écria-t-elle, pour que vous m’offriez de l’or en échange de ma chair et de mon sang ?

— Je n’avais pas une pareille intention, » dit la dame avec douceur, « et je ne suis point une femme orgueilleuse comme il vous plaît de le dire. Hélas ! mes propres infortunes m’auraient enseigné l’humilité, quand même elle ne serait pas née avec moi. »

La vieille femme parut se relâcher un peu de son ton de sévérité.

« Vous êtes d’un sang noble, reprit-elle, autrement nous n’aurions pas conversé si long-temps ensemble ; vous êtes d’un sang noble, et l’orgueil, » ajouta-t-elle en relevant sa haute taille à mesure qu’elle parlait, l’orgueil sied à un sang noble comme le panache sied à la toque. Mais, quant à ces pièces d’or, milady, il faut nécessairement que vous les repreniez. Je n’ai pas besoin d’argent. Je suis bien pourvue, et je ne dois point penser à moi, ni songer comment ni par qui je serai soutenue. Portez-vous bien et me gardez votre parole. Faites ouvrir vos portes et baisser vos pont-levis, je veux partir ce soir même. Lorsque je reviendrai, je vous demanderai un compte sévère : car je vous laisse le trésor de ma vie. Le sommeil ne visitera mes paupières que par courts intervalles, les aliments ne me procureront point de rafraîchissement, le repos ne réparera pas mes forces, tant que je n’aurai point revu Roland Græme. Encore une fois, adieu.

— Faites la révérence, bonne femme, » dit Lilias à Madeleine Græme au moment où celle-ci se retirait ; « faites la révérence à milady, et remerciez-la de toutes ses bontés, comme cela est juste et convenable. »

L’étrangère se tourna brusquement vers l’officieuse suivante en disant : « Qu’elle me fasse donc la révérence, et je la lui rendrai. Pourquoi m’abaisserais-je devant elle ? Est-ce parce que son jupon est de soie et que le mien est de toile bleue ? Allez, la bonne, apprenez que le rang du mari règle celui de la femme : celle qui épouse un paysan, fût-elle la fille d’un roi, n’est que la femme d’un vassal. »

Lilias allait répondre avec une grande indignation ; mais sa maîtresse lui imposa silence, et ordonna que la vieille femme fût reconduite sur la rive du lac.

« Sur la rive ! » s’écria la femme de chambre irritée, tandis que Madeleine Græme sortait de l’appartement : « et je dis, moi, qu’on la plonge dans le lac même, et l’on verra si c’est une sorcière ou non, comme tout le monde au village de Lochside peut le dire et le jurer. Je m’étonne, madame, que vous ayez pu si long-temps endurer son insolence. » Mais les ordres de milady furent exécutés, et la veille femme, conduite hors du château, fut abandonnée à sa fortune. Elle tint parole, et ne demeura pas long-temps dans cette partie du pays ; elle quitta le hameau la nuit même qui suivit l’entrevue, et personne ne demanda quelle route elle avait prise. Lady Avenel s’informa des circonstances dans lesquelles elle s’était présentée au hameau ; mais tout ce qu’elle put apprendre fut qu’on la croyait veuve de quelque homme d’importance parmi les Græme, qui habitaient alors le pays contesté : c’est ainsi que l’on désignait une certaine portion de territoire qui était fréquemment un sujet de dispute entre l’Écosse et l’Angleterre. On ajoutait que Madeleine avait beaucoup souffert dans plusieurs des pillages auxquels ce malheureux district était si souvent exposé, et qu’elle avait été chassée de son habitation. Elle était arrivée dans le hameau, personne ne savait dans quel dessein, et les uns la prenaient pour une sorcière, et les autres pour une catholique bigote. Son langage était mystérieux, ses manières repoussantes, et tout ce qu’on pouvait recueillir de sa conversation semblait donner à comprendre qu’elle était sous l’influence d’un charme ou d’un vœu, car elle parlait comme une personne mue par une puissance extérieure et irrésistible.

Tels furent les détails que lady Avenel put recueillir au sujet de Madeleine Græme ; mais ils étaient trop insignifiants pour que l’on pût en déduire quelque conséquence satisfaisante. Au fait, les malheurs des temps et les diverses vicissitudes de fortune, assez communes dans un pays frontière, chassaient perpétuellement de leurs demeures ceux qui manquaient de moyens de défense ou qui ne pouvaient se procurer une protection. On voyait un trop grand nombre de ces fugitifs errer dans le pays, pour qu’on fît beaucoup d’attention à eux, ou qu’on leur portât un grand intérêt. On leur accordait froidement ces secours précaires qu’arrache un sentiment commun d’humanité, sentiment qui se trouvait légèrement excité chez quelques personnes, peut-être un peu glacé chez d’autres par la réflexion que tel qui donnait l’aumône aujourd’hui se verrait peut-être obligé de la demander demain. Madeleine Græme ne fit donc que paraître et disparaître comme une ombre dans le voisinage du château d’Avenel.

L’enfant que la Providence, comme elle le pensait, avait confié à ses soins d’une manière aussi étrange, devint tout-à-coup le favori de la dame du château. Comment pouvait-il en être autrement ? Il fut l’objet de ces sentiments d’affection qui, n’ayant trouvé auparavant aucun sujet sur lequel ils pussent se répandre, avaient rendu pour la jeune lady le château plus sombre et la solitude plus difficile à supporter. Lui donner les connaissances qu’elle possédait elle-même, avoir pour lui les soins qu’exigeait son enfance, veiller sur lui dans les amusements de son âge : telles furent les occupations de milady. Dans cette demeure où elle n’entendait que les mugissements des bestiaux paissant au loin sur les collines, les pas pesants de la sentinelle se promenant à son poste, ou le rire de la servante filant au rouet (rire presque envié de la maîtresse), la présence de ce bel enfant donnait à toutes choses un degré d’intérêt que peuvent à peine concevoir ceux qui sont habitués à des scènes plus gaies et plus actives. Le jeune Roland était pour la dame Avenel ce que la fleur placée sur la fenêtre d’un prisonnier solitaire est pour le pauvre malheureux qui la soigné et la cultive, quelque chose qui réclamait et qui récompensait ses soins ; et en donnant à cet enfant des marques de tendresse, elle se sentait, pour ainsi dire, reconnaissante envers lui pour l’avoir tirée de ce triste état d’apathie où elle se laissait aller d’habitude pendant l’absence de sir Halbert Glendinning.

Cependant les charmes même du beau favori ne pouvaient bannir les inquiétudes toujours renaissantes que donnait à lady Avenel l’absence prolongée de son mari. Peu de temps après l’installation de Roland Græme au château, un domestique, dépêché par sir Halbert, était venu annoncer que des affaires d’importance retenaient encore le chevalier à la cour de Holy-Rood[7]. L’époque la plus éloignée fixée par le messager pour le retour de son maître se passa ; l’été fit place à l’automne, l’automne était au moment de fuir devant l’hiver, et cependant sir Halbert n’arrivait point.


CHAPITRE III.

le retour.


La lune de la moisson, sur son déclin, luisait encore large et brillante ; le cor de la sentinelle se fit entendre au milieu de la nuit ; et tandis que les deux battants de la porte s’ouvraient, les pieds des chevaux faisaient retentir le pavé.
Leyden.


« Et vous aussi, Roland, vous voudriez être soldat ? » dit à son jeune pupille la dame d’Avenel, qui, assise sur un banc de pierre à l’une des extrémités de la plate-forme de la tour, voyait l’enfant essayer, avec un long bâton, d’imiter les mouvements de la sentinelle, tour à tour portant, présentant ou baissant sa lance.

« Oui, milady, » répliqua l’enfant ; car il s’était maintenant familiarisé et répondait hardiment et promptement aux questions de sa protectrice, « je veux être soldat, car il n’y a de gentilhomme que celui qui porte une épée à son côté.

— Toi, gentilhomme ! » dit Lilias qui, comme à l’ordinaire, était auprès de sa maîtresse ; « un gentilhomme comme j’en ferais un d’une cosse de fève, avec un couteau rouillé.

— Allons, ne le tourmentez pas, Lilias, dit la dame d’Avenel ; car, ou je suis bien trompée, où il est d’un sang noble : voyez comme vos injures lui font monter le rouge au visage.

— Si j’étais la maîtresse, madame, répondit Lilias, une bonne baguette de bouleau lui donnerait des couleurs d’une manière plus utile.

— En vérité, Lilias, dit la dame, on dirait que ce pauvre enfant s’est rendu coupable de quelque offense envers vous ; ou bien s’il ne peut obtenir vos bonnes grâces, je ne me trompe pas en disant que c’est précisément parce qu’il est très-avant dans les miennes ?

— À Dieu ne plaise ! milady, répondit Lilias ; j’ai vécu trop longtemps avec les gens de qualité pour trouver à redire à leurs folies ou à leurs caprices, pour un chien, pour un oiseau, ou un enfant. »

Lilias était une espèce de favorite, une domestique gâtée, qui souvent se donnait plus de liberté avec sa maîtresse que celle-ci n’était disposée à en permettre. Mais ce qui ne plaisait pas à la dame d’Avenel, elle faisait semblant de ne pas l’entendre, et c’est ce qui arriva dans cette circonstance. Elle résolut de veiller avec plus de soin et plus d’attention sur l’enfant, qui jusqu’alors avait été principalement confié à la garde de Lilias. « Il doit, se disait-elle, être né d’un sang noble ; ce serait lui faire injure de penser autrement d’une taille si bien prise et de traits si intéressants. Le caractère passionné auquel il s’abandonnait quelquefois, son mépris du danger et son impatience de toute contrainte, avaient en eux quelque chose d’aristocratique. Assurément l’enfant était né dans, un rang élevé. » Telle fut sa conclusion ; et elle agit en conséquence. Les autres domestiques, moins jaloux, ou moins scrupuleux que Lilias, agirent comme font ordinairement les gens de cette classe : ils suivirent le courant et flattèrent, dans leur propre intérêt, le caprice de leur maîtresse. Par suite, l’enfant se donna bientôt ces airs de supériorité que la vue d’une déférence générale manque rarement d’inspirer. On aurait dit effectivement que le commandement était sa sphère naturelle : tant il se conduisait avec aisance, soit en exigeant, soit en recevant des preuves de soumission à ses fantaisies. Le chapelain, il est vrai, aurait pu s’interposer pour réprimer cet air de hauteur que Roland Græme prenait avec tant de complaisance ; et probablement il se serait trouvé très-disposé à lui rendre ce service ; mais la nécessité de régler avec ses frères certains points contestés de la discipline de l’Église l’avait appelé depuis quelque temps hors du château, et le retenait dans une partie éloignée du royaume.

Les choses étaient dans cet état au château d’Avenel, lorsque le son aigu et prolongé d’un cor se fit entendre des bords du lac, signal auquel la sentinelle s’empressa gaiement de répondre. Lady Avenel reconnut le signal de son mari, et courut précipitamment à la fenêtre de l’appartement dans lequel elle était assise. Une troupe composée d’environ trente lanciers ayant devant eux un pennon déployé, côtoyait les bords sinueux du lac et s’avançait, vers la chaussée. Un seul cavalier marchait à la tête, et ses armes brillantes réfléchissaient les rayons du soleil d’octobre. Même à cette distance, la dame reconnut le haut panache portant les couleurs d’Avenel mêlées avec la branche de houx ; et le port assuré, la contenance pleine de dignité du cavalier, ainsi que les mouvements majestueux de son coursier brun-foncé, annonçaient suffisamment Halbert Glendinning.

Le premier sentiment de Lady Avenel à l’arrivée de son époux fut celui d’une joie extatique, mais bientôt vint s’y mêler une crainte qui l’avait quelquefois agitée : elle redoutait que sir Halbert n’approuvât pas tout à fait la distinction particulière avec laquelle elle avait traité le petit orphelin qu’elle avait pris sous sa tutelle. Pour éprouver une pareille crainte, il fallait qu’en effet elle se reprochât secrètement d’avoir outrepassé, à l’égard de son jeune protégé, les bornes d’une amitié prudente : car Halbert Glendinning était pour le moins aussi doux et aussi indulgent qu’il était ferme et raisonnable dans l’administration de sa maison, et sa conduite envers son épouse, en particulier, avait toujours été extrêmement affectueuse et tendre.

Et cependant elle craignait que, dans cette affaire, sa conduite ne fût désapprouvée de sir Halbert. Prenant donc sur-le-champ la résolution d’attendre jusqu’au lendemain pour parler de l’anecdote relative à l’enfant, elle donna ordre à Lilias de l’emmener hors de l’appartement…

« Je ne veux pas aller avec Lilias, madame, » s’écria l’enfant gâté, qui avait plus d’une fois réussi par son obstination à en venir à ses fins, et qui, comme bien des gens d’un âge mûr, se plaisait à exercer une pareille autorité : « je ne veux pas aller dans la vilaine chambre de Lilias ; je veux rester, et voir ce brave guerrier qui passe si fièrement sur le pont-levis.

— Vous ne devez pas rester, Roland, » répliqua la dame d’un ton plus absolu qu’elle ne parlait ordinairement à son petit favori.

« Je le veux ! » répéta l’enfant, qui avait déjà senti son importance et comptait qu’on ne manquerait pas de lui céder.

« Je veux ! dites-vous, Roland ? que signifie ce mot ? Je vous dis qu’il faut que vous vous en alliez.

Je veux, » dit l’enfant précoce, « est une expression qui convient à un homme ; il faut est déplacé dans la bouche d’une dame.

— Vous faites l’insolent ! s’écria lady Avenel ; Lilias, emmeez-le sur-le-champ.

— J’ai toujours pensé, » ajouta Lilias en souriant, et prenant l’enfant malgré lui par le bras, « qu’il faudrait que mon jeune maître cédât la place au plus âgé.

— Et vous aussi, vous faites l’impertinente ? mademoiselle, demanda lady Avenel ; la lune a-t-elle donc changé, que vous vous oubliiez tous de cette manière ?

Lilias ne répliqua point, mais emmena l’enfant qui, trop fier pour tenter une résistance inutile, lança à sa bienfaitrice un coup d’œil dans lequel on put lire combien il aurait été disposé à braver son autorité s’il eût eu quelque chance de succès.

Lady Avenel se sentit contrariée en voyant jusqu’à quel point cette légère circonstance l’avait agitée, dans un moment où elle aurait dû être tout entière à la joie de revoir son époux. Mais nous ne retrouvons point le calme par la réflexion seule que notre agitation est hors de saison. La rougeur du mécontentement n’avait pas encore disparu de sa joue ; le trouble qu’elle avait éprouvé n’était pas encore dissipé, lorsque son mari, sans casque, mais portant encore le reste de ses armes, entra dans l’appartement. Sa présence bannit toute autre pensée ; elle vola vers lui, serra dans ses bras ce corps couvert de fer, et couvrit de baisers ce visage noble et martial avec une affection évidente et sincère. Le guerrier lui rendit tendrement ses caresses ; car le temps qui s’était écoulé depuis leur union avait peut-être diminué ce qu’il y avait de romanesque dans son amour ; mais il avait plutôt accru sa tendresse raisonnable ; et les longues et fréquentes absences de sir Halbert Glendinning avaient empêché le calme de cette affection de dégénérer en indifférence.

Lorsque ces premières marques d’amour et ces premières félicitations eurent été données et reçues, la dame d’Avenel, fixant tendrement ses yeux sur le visage de son mari, lui dit :

« Vous êtes changé, Halbert ; vous avez fait une rude et longue course aujourd’hui, ou vous avez été malade.

— Je me suis bien porté, Marie, répondit le chevalier ; j’ai joui d’une très-bonne santé, et une longue course n’est pour moi, tu le sais, qu’une affaire d’habitude constante. Ceux qui sont nés d’un sang noble peuvent dormir toute leur vie dans l’intérieur de leurs châteaux et de leurs manoirs ; mais l’homme qui a conquis la noblesse par ses propres exploits doit toujours rester en selle, pour montrer qu’il mérite le rang auquel il s’est élevé. »

Pendant qu’il parlait ainsi, sa femme le regardait tendrement et cherchait à lire au fond de son âme ; car le ton dont il s’exprimait était celui de la tristesse et de l’abattement.

Sir Halbert Glendinning était au fond le même homme qu’autrefois ; mais toutes les qualités qui paraient sa jeunesse s’étaient bien modifiées dans leur développement. La franchise impétueuse du jeune ambitieux avait fait place au sang-froid calme et ferme du vaillant soldat et du politique habile. On voyait des traces profondes creusées par les soucis dans ses nobles traits, sur lesquels autrefois passaient toutes les émotions, comme de légères vapeurs sur un ciel d’été. Ce ciel était maintenant, non pas peut-être obscurci par les nuages, mais tranquille et grave comme une soirée paisible d’automne. Son front était plus large et plus découvert que dans la jeunesse, et la chevelure noire et touffue, qui se bouclait encore sur la tête du guerrier, ne garnissait déjà plus ses tempes, non par l’effet de l’âge, mais par celui de la pression constante du casque ou du bonnet d’acier. Sa barbe, suivant la mode du temps, était courte et épaisse, relevée en moustaches sur la lèvre supérieure, et se terminant en pointe à l’extrémité. Ses joues, brunies par l’intempérie des saisons, avaient perdu le vif coloris de la jeunesse, mais offraient le teint vigoureux d’une active et robuste virilité. Halbert Glendinning était en un mot un chevalier digne de marcher à la droite d’un roi, de porter sa bannière dans les combats, et d’être son conseiller en temps de paix ; car ses regards exprimaient cette fermeté réfléchie qui fait prendre une résolution sage et l’exécuter avec hardiesse. Et cependant sur ses nobles traits on voyait répandue l’expression d’une tristesse, dont peut-être il ne s’apercevait pas lui-même, mais qui n’échappa point à l’observation inquiète de son épouse affectionnée.

« Quelque chose est arrivé, ou est sur le point d’arriver, dit la dame d’Avenel, cette tristesse ne couvre pas votre front sans qu’il y ait une cause : nous sommes sûrement menacés de quelque malheur national ou particulier.

— Il n’y a rien de nouveau que je sache, répondit Halbert Glendinning ; mais de tous les maux qui peuvent affliger un royaume il en est peu que l’on ne doive redouter pour ce pays malheureux et divisé.

— Eh bien donc, je vois qu’il y a eu quelque funeste entreprise. Lord Murray ne vous aurait pas retenu si long-temps à Holy-Rood, s’il n’eût eu besoin de votre secours dans quelque affaire importante.

— Je n’ai pas été à Holy-Rood, Marie ; j’ai été pendant plusieurs semaines en pays étranger.

— En pays étranger ! et sans m’écrire un mot !

— À quoi cela aurait-il servi ? sinon à vous rendre malheureuse, mon cher amour : votre imagination aurait converti le plus léger zéphyr qui aurait ridé la surface de votre lac, en un fier ouragan bouleversant l’océan germanique.

— Et avez-vous réellement traversé la mer, » reprit lady Avenel, que cette idée remplissait de terreur et de surprise, « réellement quitté votre pays natal, mis le pied sur des rivages lointains où la langue écossaise est inconnue ?

— Réellement, bien réellement, » répéta le chevalier en lui pressant tendrement la main avec un air enjoué ; « j’ai fait cet exploit merveilleux ; j’ai roulé pendant trois jours et trois nuits sur l’Océan, les vagues impétueuses se brisant à côté de mon oreiller, et seulement une planche mince me séparant de l’abîme.

— En vérité, mon cher Halbert, c’était tenter la divine Providence. Je ne vous ai jamais engagé à ôter l’épée de votre côté, ni à poser la lance que vous aviez à la main ; je ne vous ai jamais dit de rester assis lorsque votre honneur vous commandait de vous lever : mais l’épée et la lance ne sont-elles pas des armes assez dangereuses pour la vie d’un homme, et fallait-il vous exposer au milieu des flots courroucés et des mers orageuses ?

— Nous avons en Allemagne et dans les Pays-Bas des hommes qui nous sont unis par la même foi, et avec qui il est à propos que nous fassions alliance. C’est vers quelques-uns de ces hommes que j’ai été envoyé pour une affaire aussi importante que secrète ; j’y suis arrivé sain et sauf, et j’en suis revenu en pleine sécurité. Il y a plus de danger à courir pour la vie d’un homme entre ce château et Holy-Rood, que dans toutes les mers qui baignent les terres basses de la Hollande.

— Et le pays, mon Halbert, et le peuple, sont-ils comme nos bons Écossais ? Comment se comportent-ils envers les étrangers ?

— C’est un peuple, ma chère Marie, fort par les richesses, qui rendent les autres nations faibles, et faible dans les arts de la guerre, qui rendent les autres nations fortes.

— Je ne vous comprends pas, mon ami.

— Le Hollandais et le Flamand, Marie, versent, pour ainsi dire, toute leur activité dans le commerce, et nullement dans la guerre ; leurs richesses achètent les bras des soldats étrangers à l’aide desquels ils protègent ce commerce ; ils construisent des digues sur les bords de la mer pour conserver le territoire qu’ils ont conquis et lèvent des régiments chez le Suisse persévérant et chez le rude Germain, pour protéger les trésors qu’ils ont amassés. C’est ainsi qu’ils sont forts dans leur faiblesse ; car les mêmes richesses que des nations plus puissantes pourraient être tentées de leur ravir, arment les étrangers en leur faveur.

— Les misérables fainéants ! » s’écria Marie, pensant et sentant comme une Écossaise de l’époque ; « ils ont des bras et ne combattent point pour le pays qui les a vus naître ? On devrait leur couper à tous le poignet.

— Non, ce serait une sentence par trop rigoureuse ; car leurs bras servent leur patrie, bien que ce ne soit pas dans la guerre, comme les nôtres. Regarde, Marie, ces collines stériles, cette profonde et sinueuse vallée le long de laquelle les bestiaux reviennent en ce moment de leurs maigres pâturages : la main de l’industrieux Flamand couvrirait ces montagnes de forêts, et ferait croître du blé là où nous ne voyons maintenant que des terres incultes et de stériles bruyères. Le cœur me saigne, Marie, lorsque je regarde cette contrée et que je songe à ce qu’elle deviendrait entre les mains d’hommes pareils à ceux que j’ai vus tout récemment ; d’hommes qui ne cherchent pas une vaine réputation dérivée d’ancêtres morts depuis long-temps, qui n’ambitionnent point la gloire sanguinaire acquise dans des querelles modernes ; qui enfin parcourent en tous sens leur pays, non pour le ravager et l’appauvrir, mais en cherchant les moyens de le conserver, de l’enrichir et de l’embellir encore.

— Dans notre pays, mon Halbert, ces améliorations disparaîtraient comme un songe : les arbres seraient détruits par les Anglais, nos ennemis, avant qu’ils eussent cessé d’être des arbrisseaux, et le blé que vous auriez semé serait moissonné par le premier voisin qui aurait à sa suite plus de cavaliers que vous n’en pourriez rassembler. Mais pourquoi murmurer ? Le destin qui vous a fait naître Écossais vous a donné une tête, un cœur et un bras pour soutenir dignement ce nom.

— Il ne m’a point donné de nom à soutenir, » dit Halbert en se promenant lentement dans l’appartement. « Mon bras a été levé le premier dans toutes nos querelles ; ma voix s’est fait entendre dans tous les conseils, et les plus sages ne m’ont point censuré ; l’astucieux Lethington, le profond et sombre Morton, ont eu des conférences secrètes avec moi, et Grange et Lindsay ont reconnu que, sur le champ de bataille, j’ai rempli le devoir d’un brave chevalier. Mais le moment important où ils ont besoin de ma tête et de mon bras une fois passé, ils ne voient plus en moi que le fils de l’obscur tenancier de Glendearg. »

C’était là un sujet que lady Avenel redoutait toujours ; car le rang conféré à son mari, la faveur dont il jouissait auprès du puissant comte de Murray, et les grands talents par lesquels il justifiait ses droits à ce rang et à cette faveur, étaient des motifs qui augmentaient plutôt qu’ils ne diminuaient l’envie contre sir Halbert Glendinning, homme d’une naissance inférieure et obscure, qui, par son seul mérite personnel, s’était élevé à ce haut degré de considération. La fermeté naturelle de son âme ne suffisait pas pour lui faire mépriser l’avantage idéal d’une illustre généalogie, avantage si fort apprécié par tous les hommes avec qui il avait des rapports ; et les cœurs les plus nobles sont tellement accessibles à de puérils sentiments de jalousie, qu’il y avait des moments où il se sentait mortifié en voyant que son épouse pouvait se glorifier d’une naissance illustre et d’une longue suite d’ancêtres : alors il regrettait que son importance, comme propriétaire d’Avenel, ne fût due qu’à son mariage avec l’héritière de ce domaine. Il n’était pas assez injuste pour permettre à des sentiments aussi indignes de lui de prendre possession constante de son esprit ; mais ils se représentaient de temps en temps, et ils n’échappaient pas à l’observation inquiète de son épouse.

« Si le ciel nous eût accordé des enfants, » se disait-elle dans ces tristes moments ; « si notre sang se fut mêlé dans un fils qui eût réuni les avantages de ma naissance et le mérite personnel de mon mari, ces réflexions pénibles et importunes n’auraient jamais troublé notre union ; mais un pareil héritier, dans lequel nos affections, aussi bien que nos intérêts, se seraient concentrés, est un bien qui nous a été refusé. »

Animée de pareils sentiments, lady Avenel ne pouvait voir sans chagrin que les pensers de son époux se dirigeaient vers ce sujet de leurs regrets communs. Dans cette occasion, comme dans toutes les autres, elle s’efforça de détourner le cours désagréable des réflexions d’Halbert.

« Comment pouvez-vous, lui dit-elle, vous appesantir sur des idées qui ne mènent à aucun résultat ? Est-il donc bien vrai que vous n’ayez point de nom à soutenir ? Vous, vaillant et brave, sage dans le conseil et fort dans la bataille, n’avez-vous pas à soutenir une réputation que vous vous êtes acquise par vos propres exploits, réputation plus honorable que celle qu’on doit uniquement à une longue suite d’ancêtres ? Les hommes de bien vous aiment et vous honorent, les méchants vous craignent et les turbulents vous obéissent ; et ne faut-il pas que vous fassiez tous vos efforts pour vous assurer la continuation de cet amour, de cet honneur, de cette crainte salutaire, de cette obéissance nécessaire ? »

Tandis qu’elle parlait ainsi, l’œil de son mari puisa dans le sien du courage et de la résignation ; le regard d’Halbert brilla d’une vive étincelle, et, lui prenant la main, il lui dit : « Cela est très-vrai, ma bonne Marie : je mérite le reproche que tu me fais d’oublier ce que je suis, en murmurant parce que je ne suis pas ce que je ne puis être. Je me vois maintenant au point où se sont trouvés leurs ancêtres les plus renommés. Certes, il est plus honorable de pouvoir dire que l’on possède les qualités nécessaires au fondateur d’une maison, que d’être le descendant d’une famille qui les possédait quelques siècles auparavant. Le Hay de Loncarty, qui légua son joug sanglant à sa lignée ; l’Homme-Noir, qui fut le premier fondateur de la maison de Douglas, ne pouvaient se glorifier d’une suite d’ancêtres aussi longue même que la mienne. Car tu le sais, Marie, mon nom tire son origine d’une famille d’anciens guerriers, quoique mes ascendants immédiats aient préféré l’humble situation dans laquelle tu les as trouvés. La guerre et le conseil ne conviennent pas moins à la maison de Glendowyne, même dans ses derniers rejetons, qu’aux plus fiers possesseurs actuels des nobles barons de l’Écosse. »

En parlant ainsi, il se promenait dans l’appartement, et lady Avenel souriait intérieurement, en voyant avec quelle ténacité son mari s’arrêtait à réfléchir sur les prérogatives de la naissance ; et cherchait à établir ses droits, quelque éloignés qu’ils pussent être, à une part dans ses prérogatives, au moment même où il affectait de les mépriser. On devinera facilement, néanmoins, qu’elle ne laissa rien échapper qui pût faire soupçonner qu’elle s’apercevait de la faiblesse de son mari, sorte de sagacité que peut-être la fierté de sir Halbert n’aurait pas soufferte très-patiemment.

En revenant de l’extrémité de la salle jusqu’où il s’était promené, pendant qu’il justifiait les droits de la maison de Glendowyne à tous les privilèges de l’aristocratie : « Où donc est Wolf ? dit-il, je ne l’ai pas vu encore, et il était ordinairement le premier à me féliciter de mon arrivée.

— Wolf, » répondit la dame Avenel avec un léger degré d’embarras dont peut-être il ne lui eût pas été facile de se rendre compte à elle-même ; « Wolf est à la chaîne pour le moment ; il a été hargneux contre mon page.

« Wolf à la chaîne ! et Wolf hargneux contre votre page ! répliqua sir Halbert Glendinning ; Wolf n’a jamais été hargneux contre personne, et la chaîne éteindra toute son ardeur, ou le rendra sauvage. Holà ! qu’on détache Wolf sur-le-champ. »

On obéit, et le gros chien se précipita dans l’appartement, dérangeant par ses sauts et ses gambades impétueuses tout l’assemblage de dévidoirs, de rouets et de quenouilles : aussi, Lilias, que l’on appela pour remettre les choses en ordre, s’écria-t-elle naturellement que le favori du laird valait le page de milady.

« Et qui est ce page, Marie ? » demanda le chevalier, dont l’attention fut rappelée sur ce sujet par l’observation de la femme de chambre ; « qui est ce page que tout le monde semble mettre en balance avec mon vieil ami et mon favori Wolf ? Depuis quand avez-vous aspiré à l’honneur d’avoir un page ? Et enfin qui est cet enfant ?

— Je me flatte, mon Halbert, » répliqua lady Avenel, non sans un peu de rougeur, « que votre épouse n’a pas moins de droits à une suite convenable que les autres femmes de sa condition ?

— Chère Marie, répondit le chevalier, il suffit que vous désiriez un pareil serviteur ; et cependant je n’ai jamais aimé à entretenir des domestiques aussi inutiles. Un page de dame ! Il peut fort bien convenir aux orgueilleuses Anglaises d’avoir un frêle jeune homme pour porter la queue de leurs robes depuis le pavillon jusqu’au salon, pour les éventer lorsqu’elles sommeillent, et toucher le luth lorsqu’il leur plaît de l’écouter ; mais nos matrones écossaises étaient au-dessus de pareilles vanités, et notre jeunesse écossaise doit être accoutumée de bonne heure à la lance et à l’étrier.

— Allons, mon cher mari, reprit-elle, c’était par pure plaisanterie que j’ai appelé cet enfant mon page. Au fait, c’est un petit orphelin que nous avons retiré du lac, où il était sur le point de se noyer et que j’ai gardé au château par charité. Lilias, amenez ici le petit Roland. »

Roland entra, et courant se mettre à côté de la dame d’Avenel, saisit les plis de sa robe, puis se retournant, il fixa des regards attentifs, non sans un mélange de crainte, sur la figure imposante du chevalier. « Roland, dit la dame d’Avenel, va baiser la main du noble chevalier, et prie-le d’être ton protecteur. » Mais Roland n’obéit point, et restant à son poste, continua de fixer ses regards timides sur sir Halbert Glendinning. « Approche du chevalier, mon enfant, répéta-t-elle ; de quoi as-tu peur ? va baiser la main de sir Halbert.

— Je ne veux baiser d’autre main que la vôtre, milady, répondit l’enfant.

— Faites ce qu’on vous dit, monsieur, répliqua lady Avenel. Il est intimidé par votre présence, » continua-t-elle, en l’excusant auprès de son mari ; « mais n’est-ce pas un bel enfant ?

— Et Wolf aussi est beau, répartit sir Halbert en caressant son favori ; c’est un beau chien ; mais il a sur votre nouveau protégé le double avantage d’obéir lorsqu’on lui commande, et de ne pas entendre lorsqu’on fait son éloge.

— Allons, je vois que vous êtes maintenant fâché contre moi, répliqua la dame ; et cependant il n’y a pas de mal à secourir un malheureux orphelin, à aimer ce qui en soi est aimable et digne d’affection. Mais vous avez vu M. Warden à Édimbourg, et il vous aura prévenu contre le pauvre enfant.

— Ma chère Marie, répondit sir Halbert, M. Warden connaît trop bien ses devoirs pour s’immiscer dans vos affaires ou dans les miennes. Je ne blâme ni le secours que vous avez donné à l’enfant, ni les bontés que vous avez pour lui ; mais je pense que, vu sa naissance et ses espérances, vous ne devez pas le traiter avec une tendresse excessive ; elle ne servirait qu’à lui inspirer des idées qui ne conviendraient point à l’humble situation pour laquelle le ciel l’a fait naître.

— Mais, mon cher Halbert, répliqua lady Avenel, je vous en prie, regardez cet enfant, et voyez s’il n’a pas l’air d’avoir été destiné par le ciel à être quelque chose de plus noble qu’un simple paysan. Ne peut-il pas être réservé, comme d’autres l’ont été, à s’élever d’une humble condition aux honneurs et aux distinctions ?… »

Elle en était là, lorsque l’idée qu’elle marchait sur un terrain délicat se présenta tout-à-coup à elle et lui dicta le parti le plus naturel, mais en même temps le plus mauvais de tous en pareille occasion, celui de s’arrêter tout court dans l’explication qu’elle avait commencée. Son front se colora et celui de sir Halbert Glendinning se couvrit d’un léger nuage, mais ce ne fut que pour un instant, car il était incapable de se méprendre sur les sentiments de son épouse, ou de supposer qu’elle eût eu l’intention de le mortifier.

« Il en sera ce que vous voudrez, mon amour, répliqua-t-il ; je vous dois trop pour vous contredire en rien de ce qui peut rendre plus supportable votre vie solitaire. Faites de cet enfant tout ce que vous jugerez convenable ; vous êtes parfaitement libre à cet égard. Mais souvenez-vous que c’est votre pupille et non le mien ; souvenez-vous qu’il a des bras pour être utile aux hommes, une âme et une bouche pour adorer Dieu ; élevez-le donc de manière à ce qu’il soit fidèle à son pays et au ciel ; et quant au reste, disposez-en comme vous l’entendrez ; ce sera votre affaire. »

Cette conversation décida du sort de Roland Græme, à qui, depuis cette époque, le maître du manoir d’Avenel fit peu d’attention, tandis que la maîtresse continua de le favoriser et de le gâter.

Elle eut des suites importantes, et dans le fait elle contribua à mettre le caractère de l’enfant dans tout son jour, accompagné de toutes ses ombres. Comme le chevalier lui-même semblait renoncer à toute surveillance à l’égard du favori de son épouse, le jeune Roland se trouva dès-lors exempt de cette discipline sévère à laquelle, comme attaché au service d’un grand seigneur écossais, il aurait été assujetti suivant l’usage rigoureux de ces temps-là. D’ailleurs l’intendant, ou le majordome, tel était le titre pompeux que s’arrogeait le chef des domestiques de chaque petit baron, ne crut pas à propos de prendre parti contre le favori de la dame Avenel, surtout parce que c’était elle qui avait apporté ce domaine dans la famille. Maître Jasper Wingate était un homme versé, comme il s’en vantait souvent, dans la connaissance de ce qui se passait au sein des grandes maisons, et savait diriger sa barque, même contre vent et marée.

Ce prudent personnage fermait les yeux sur beaucoup de choses, et évitait de fournir à Roland Græme l’occasion de lui désobéir : dans ce but il n’exigeait rien du jeune page au-delà de ce que celui-ci paraissait disposé à faire de lui-même. Il conjecturait avec raison que, si petite que fût la part du jeune homme à la faveur du chevalier d’Avenel, cependant porter des plaintes contre lui serait se mal faire venir de la maîtresse, sans se concilier les bonnes grâces du maître. Agissant d’après ces considérations prudentes, et non sans consulter ses aises et ses convenances, il en montra à l’enfant autant, et seulement autant que celui-ci voulut bien en apprendre, admettant volontiers toute raison qu’il plaisait à son élève de donner pour excuser sa paresse ou sa négligence. Comme les autres personnes du château qui étaient chargées de l’instruction du jeune page imitaient la prudente conduite du majordome, on n’exerçait qu’une bien légère surveillance sur Roland Græme, par conséquent ; et celui-ci acquérait en somme les connaissances qu’un esprit actif et l’ennui d’une oisiveté absolue lui faisaient obtenir de lui-même par l’emploi de ses propres moyens.

Sa qualité de favori de lady Avenel le faisait aussi mal venir des gens attachés au chevalier. Plusieurs d’entre eux, du même âge et d’une origine aussi obscure que le page fortuné, se voyaient assujettis à l’observation de l’ancienne et rigoureuse discipline du service féodal. Roland Græme était donc pour ceux-là un objet de jalousie, et ils manifestaient leur haine en rabaissant son mérite ; mais le jeune homme possédait des qualités qu’il était impossible de déprécier. Un noble orgueil, et un sentiment d’ambition qui se manifesta de bonne heure, firent pour lui ce que la sévérité et des leçons constantes faisaient pour les autres. Le jeune Roland déploya, dès ses premières années, cette flexibilité de corps et d’esprit qui fait de tout exercice, soit mental, soit corporel, un amusement plutôt qu’une étude ; et l’on aurait dit qu’il acquérait accidentellement et par saillies les talents qu’une instruction sérieuse et régulière, accompagnée de fréquentes réprimandes et quelquefois de châtiments, procurait à peine à tous les autres. Il obtint de tels succès dans les exercices militaires ou les arts de l’époque, auxquels il trouva convenable de s’appliquer, qu’il étonnait les personnes qui ignoraient qu’un enthousiasme ardent tient souvent lieu d’application constante. Ainsi les jeunes gens qui apprenaient d’une manière plus régulière le maniement des armes, l’équitation et les autres exercices en honneur à cette époque, avaient peu de raison de se vanter de leur supériorité : quelques heures et l’action puissante d’une volonté énergique semblaient faire pour Roland Græme plus que des semaines de leçons régulières ne pouvaient faire pour les autres.

Ce fut avec ces avantages, si l’on pouvait effectivement leur donner ce nom, que le caractère du jeune Roland se développa rapidement. Il était hardi, absolu, tranchant et impérieux, généreux quand on ne lui résistait et qu’on ne le contrariait en rien ; véhément et emporté quand on le censurait, ou qu’on s’opposait à sa volonté. Il se considérait comme n’étant attaché à personne, comme ne devant compte de ses actions à personne, excepté seulement à sa maîtresse : encore avait-il peu à peu acquis sur l’esprit de la dame cette espèce d’ascendant, suite si naturelle d’une trop grande indulgence. D’ailleurs, bien que les serviteurs et les vassaux immédiats de sir Halbert Glendinning vissent cet ascendant avec jalousie, et profitassent de toutes les occasions pour mortifier la vanité du beau page, il ne manquait pas d’autres personnes disposées à se concilier les bonnes grâces de la dame d’Avenel, en flattant et en soutenant le jeune homme qu’elle protégeait. Si, comme un poète nous l’assure, un favori n’a point d’ami, du moins il ne manque guère de courtisans et de flatteurs.

Mais c’était surtout parmi les habitants du petit hameau des bords du lac que Roland Græme s’était fait un parti puissant. Comparant leur propre situation avec celle des hommes immédiatement et constamment attachés au chevalier, qui le suivaient dans ses fréquents voyages à Édimbourg et ailleurs, ces villageois prenaient plaisir à se considérer et à se représenter de leur côté comme les vassaux de lady Avenel plutôt que ceux de son mari. Il est vrai que la prudence et l’affection de cette digne épouse ne les encourageaient nullement dans leurs tentatives à faire ressortir cette distinction ; mais les villageois persistaient à croire qu’il devait lui être agréable de recevoir leur hommage particulier et sans partage ; et le principal moyen par lequel ils lui donnaient des preuves de leurs sentiments était le respect qu’ils témoignaient au jeune Roland Græme, le favori de la descendante de leurs anciens seigneurs. C’était une sorte de flatterie trop détournée pour craindre une réprimande ou une censure, et l’occasion qu’elle fournit au jeune homme de se former pour ainsi dire une faction à lui dans les limites de l’ancienne baronnie d’Avenel n’ajouta pas peu à l’audace et au ton décidé d’un caractère naturellement hardi, impétueux et ennemi de toute contrainte.

Des deux habitants de la maison qui avaient manifesté de bonne heure quelque jalousie contre Roland Græme, Wolf oublia aisément ses préventions ; d’ailleurs, avec le temps, le brave chien alla dormir près de Bran, le Luath et les autres limiers héroïques des anciens temps. Mais sir Warden, le chapelain, vivait encore, et conservait son aversion pour le jeune homme. Cet homme, tout bon, tout simple et tout bienveillant qu’il était, se faisait une idée un peu trop haute du respect qui lui était dû comme ministre de l’Évangile : il exigeait des habitants du château plus de déférence que le jeune page, hautain pétulant et fier de la faveur de sa maîtresse, ne se sentait disposé à lui en accorder. Son air hardi et indépendant, son amour pour la parure, son peu d’aptitude à recevoir les instructions, et son endurcissement contre les reproches, étaient des circonstances qui portaient le bon vieillard, avec plus de précipitation que de charité, à désigner le page impertinent comme un vase rempli de la colère céleste, et à montrer en lui l’esprit de hauteur et d’orgueil, avant-coureur prophétique de la ruine et de la destruction. La plupart des serviteurs et des personnes attachées à sir Glendinning partageaient la même opinion charitable ; mais tant que Roland jouirait de la faveur de leur maîtresse, et qu’il serait souffert par leur maître, ils ne voyaient pas qu’il fût prudent de manifester publiquement leur pensée.

Roland Græme sentait suffisamment la position désagréable dans laquelle il se trouvait ; mais par ses manières hautaines il se dédommageait de l’air réservé, froid et sarcastique avec lequel les autres domestiques le traitaient ; il prenait un ton de supériorité qui forçait les plus obstinés à lui obéir ; et s’il en était souverainement haï, il avait du moins la satisfaction d’en être craint.

L’éloignement marqué du chapelain eut pour effet de recommander Roland à l’attention du frère d’Halbert, Édouard, qui, sous le nom conventuel de père Ambroise, était encore du petit nombre de moines à qui l’on permettait de demeurer, avec l’abbé Eustache, dans le cloître de Kennaquhair. Le respect qu’on avait pour sir Halbert avait empêché de les renvoyer tout à fait de l’abbaye, quoique leur ordre fût en grande partie supprimé ; on leur avait interdit l’exercice public de leur culte, et de leurs splendides revenus on ne leur avait laissé qu’une chétive pension alimentaire. Le père Ambroise faisait encore quelques visites, bien rares à la vérité, au château d’Avenel, et l’on remarquait dans ces occasions qu’il accordait une attention toute particulière à Roland Græme ; et celui-ci répondait à la bienveillance du bon père avec une plus grande effusion de sentiment qu’il n’avait coutume d’en montrer.

Ainsi s’écoulèrent plusieurs années, pendant lesquelles le chevalier d’Avenel continua de jouer un rôle important dans les convulsions de sa malheureuse patrie, tandis que le jeune Græme anticipait, et par ses vœux et par ses qualités personnelles, sur l’âge auquel il serait en état de sortir de l’obscurité de sa présente situation.


CHAPITRE IV.

la dispute. le sermon.


Au milieu de leurs pots et de leurs verres qui se vidaient promptement, au milieu de leurs orgies et de leur joie, un jeune lord reprocha à Valentin sa naissance basse et douteuse.
Valentin et Orson.


Roland Græme avait environ dix-sept ans lorsque, dans une matinée d’été, il lui arriva des descendre dans la fauconnerie de sir Halbert Glendinning, pour surveiller l’éducation d’un jeune oiseau de proie qu’il avait déniché lui-même, au risque de se rompre le cou ou les membres, dans une aire fameuse du voisinage, nommée Gledscraig. Comme il ne fut nullement satisfait des soins qu’on avait donnés à son oiseau favori, il ne manqua pas d’en témoigner son mécontentement au fils du fauconnier, qui était chargé de remplir ce devoir.

« Holà hé ! monsieur le coquin, s’écria Roland, est-ce ainsi que vous nourrissez le jeune faucon avec de la viande non lavée, comme si vous gorgiez le sale brancher[8] d’une mauvaise corneille ! de par la messe ! Et tu as négligé sa cure depuis deux jours. Crois-tu que j’aie hasardé ma vie en allant chercher cet oiseau sur le craig, pour le voir gâter par ta négligence ? » Et pour donner plus de force à ses remontrances, il appliqua un ou deux coups de poing au nonchalant garçon, qui se mettant à crier peut-être plus fort que le cas ne l’exigeait, fit accourir le maître fauconnier à son secours.

Adam Woodcock, le fauconnier d’Avenel, était Anglais de naissance, mais il avait été si long-temps au service de Glendinning que son attachement pour son pays s’était changé en affection pour son maître. C’était un favori dans son emploi, jaloux et entiché de son savoir, comme le sont ordinairement les hommes d’art : quant au reste de son caractère, il était bouffon et un peu poète, qualités qui ne diminuaient nullement la bonne opinion qu’il avait naturellement de lui-même ; bon vivant, qui préférait un flacon d’ale à un long sermon ; homme robuste et prêt à faire le coup de poing ; fidèle à son maître, et comptant un peu sur son crédit auprès de lui.

Adam Woodcock, tel que nous l’avons dépeint, ne fut nullement satisfait de la liberté que le jeune Græme avait prise à l’égard de son fils. « Holà ! holà ! monsieur le page, dit-il en se mettant entre le battu et Roland ; « tout beau, n’en déplaise à votre jaquette dorée ! pas de jeux de mains, je vous prie ; si mon fils a commis quelque faute, je saurai bien le punir moi-même, et alors vous n’endurcirez pas vos mains délicates.

— Je vous battrai, lui et toi, » répondit Roland sans hésiter, « si vous ne faites pas plus d’attention à votre besogne. Voyez comme à vous deux vous avez perdu totalement cet oiseau. J’ai trouvé cet insouciant lourdaud qui lui faisait manger de la viande non lavée, et c’est un fauconneau !

— Allons, s’écria Woodcock, tu n’es qu’un fauconneau toi-même, mon petit Roland ; est-ce que tu entends quelque chose à la manière de nourrir les faucons ? Je te dis que l’oiseau doit avoir sa viande non lavée jusqu’à ce qu’il devienne un brancher[9]. Ce serait un excellent moyen de lui donner le mal de bec que de lui laver son manger plus tôt, et c’est ce qui est connu de tous ceux qui distinguent un milan d’un faucon.

— Mauvaise excuse pour ta paresse, traître d’Anglais, qui ne fais que boire et dormir, répliqua le page, et qui laisses à ce fainéant tout l’ouvrage, auquel il ne prête pas plus d’attention que toi.

— Et suis-je donc si paresseux, dit le fauconnier, moi qui ai trois couples de faucons à soigner sur la perche et à la mue, et à dresser au vol dans les champs, par dessus le marché ? Et le page de milady est-il donc si affairé pour qu’il vienne ici me faire une réprimande ? Ah ! je suis un traître d’Anglais ! et tu n’es, toi, ni Anglais ni Écossais ; ni chair ni poisson ; un bâtard du territoire contesté, sans famille, parents ni alliés. Foin de toi ! mauvais épervier, qui voudrais passer pour un bon faucon ! »

La réplique à ce sarcasme fut un soufflet si bien appliqué qu’il culbuta le fauconnier dans le bassin où l’on tenait de l’eau pour l’usage de ses oiseaux. Adam Woodcock se releva, et, saisissant un bâton qui se trouvait à sa portée, il se mit en devoir de venger son injure. Mais Roland mit aussitôt la main sur son poignard, et jura, par tout ce qu’il y avait de plus sacré, que, si son adversaire tentait de lui porter un coup, il lui enfoncerait le fer dans les entrailles. Le bruit devint si grand que plus d’un domestique accourut, et entr’autres le majordome, grave personnage dont nous avons déjà fait mention : une chaîne d’or et une baguette blanche annonçaient son autorité. À l’arrivée de ce dignitaire, la querelle s’apaisa pour l’instant. Il profita néanmoins d’une occasion aussi favorable pour adresser à Roland Græme une sévère réprimande sur l’inconvenance de sa conduite envers ses camarades : il l’assura que s’il venait à faire connaître cette affaire à son maître (qui bien qu’absent pour le moment, comme cela lui arrivait assez fréquemment, était attendu de jour en jour), la résidence du coupable au château d’Avenel n’aurait qu’une bien courte durée. « Cependant, » ajouta le prudent majordome, « mon respect pour milady m’engage à lui faire avant tout mon rapport.

— C’est juste, vous avez raison, maître Wingate, » s’écrièrent plusieurs voix en même temps ; « milady jugera si des poignards doivent être tirés contre nous pour un mot dit sans intention, et si nous devons vivre dans une maison bien ordonnée et pleine de la crainte de Dieu, ou bien au milieu de dagues nues et de couteaux tranchants. »

L’objet du ressentiment général lança un regard courroucé autour de lui, et, réprimant avec peine le désir de répliquer en termes de fureur ou de mépris, il remit son poignard dans le fourreau, tourna sur ses talons, et écartant ceux qui se trouvaient entre lui et la porte, sortit de la fauconnerie.

« Ce château ne sera pas l’arbre où je ferai mon nid, dit le fauconnier, si ce moineau doit chanter au-dessus de nos têtes comme il paraît le faire.

— Il m’a donné hier un coup de houssine, » dit un des garçons d’écurie, « parce que la queue du cheval hongre de monsieur n’était pas arrangée tout-à-fait à sa fantaisie.

— Et je vous promets, dit la blanchisseuse, que notre jeune maître ne se gêne pas pour donner à une honnête femme le nom de vieille salope, s’il y a seulement une petite tache de suie sur le col de sa chemise.

— Si maître Wingate ne s’acquitte pas de sa commission auprès de milady, il n’y aura pas moyen d’habiter la maison avec Roland Græme. » Tel fut le cri général.

Le majordome les écouta tous pendant quelque temps ; puis, faisant un signe pour obtenir le silence, il leur adressa la parole avec toute la dignité de Malvolio[10] lui-même. « Messieurs, dit-il, sans vous oublier, mesdames, ne pensez pas plus mal de moi si vous me voyez procéder dans cette affaire avec plus de célérité que la prudence n’en permet. Notre maître est un brave chevalier et veut exercer son autorité au-dedans et au-dehors, dans les bois et dans les champs, dans le salon et sous le berceau, comme l’on dit. Notre maîtresse, que le ciel la bénisse ! est aussi une personne noble et d’une ancienne famille, légitime héritière de ce château et de cette baronnie ; et elle aussi aime à faire sa volonté : et quant à cela, montrez-moi la femme qui ne l’aime pas. Maintenant elle a favorisé, favorise et favorisera ce jeune impertinent, peut-être à cause de quelque bonne qualité qu’il possède, c’est ce que je ne saurais dire ; mais telle noble dame aimera un chien roquet, telle autre un perroquet braillard, et une troisième un singe de Barbarie : de même il plaît à notre noble dame de placer ses affections sur ce lutin de page, pour rien que je sache, sinon qu’elle l’a empêché de se noyer : ce qui, certes, n’aurait pas été un grand mal. » Ici maître Wingate fit une pause.

« Je l’aurais assuré pour un groat[11] contre l’eau salée ou l’eau douce, dit le fauconnier : ma foi, s’il n’est point un jour pendu pour meurtre ou pour vol, je consens à ne plus jamais chaperonner un faucon.

— Paix, Adam Voodcock, » dit Wingate en faisant signe de la main ; « paix, je vous prie. Or, disais-je, milady, en aimant ce jeune étourdi, diffère beaucoup de milord, qui ne donnerait pas un farthing de toute sa peau. Maintenant est-ce à moi de semer la discorde entre nos seigneurs, et à mettre, comme on dit, mon doigt entre l’arbre et l’écorce au sujet d’un jeune brouillon, que néanmoins je verrais volontiers chasser de la baronnie à coups de verges. Ayons patience, et l’abcès crèvera sans que nous nous en mêlions. J’ai été en service depuis l’âge où j’ai eu de la barbe au menton jusqu’à présent que cette barbe est devenue grise, et j’ai rarement vu un domestique améliorer sa condition, même en prenant le parti de sa maîtresse contre son maître, mais jamais aucun qui ne se soit perdu en prenant le parti de son maître contre sa maîtresse.

— De la sorte donc, s’écria Lilias, ce petit parvenu pourra chanter plus haut que nous tous tant que nous sommes, hommes et femmes, coqs et poules ? Je veux d’abord voir qui de nous deux l’emportera, je vous le promets. Je m’imagine, maître Wingate, que, tout prudent que vous paraissez, vous ne refuserez pas de dire ce que vous avez vu aujourd’hui, si milady vous le demande ?

— Dire la vérité lorsque milady me le commande, » répondit le prudent majordome, « est en quelque sorte mon devoir, mistress Lilias, sauf et excepté toutefois les cas où je ne pourrais la dire sans causer du mal ou quelque inconvénient, soit à moi-même, soit à mes camarades ; car la langue du rapporteur brise les os comme un bâton de Jeddart[12].

— Mais ce fils de Satan n’est ni un de vos amis ni un de vos camarades, dit Lilias, et je me flatte que votre intention n’est pas de vous porter son défenseur envers et contre tous.

— Croyez-moi, mistress Lilias, répliqua l’ancien, si je savais le moment favorable, je lui donnerais bien volontiers une léchée avec le côté rude de ma langue.

— Suffit, maître Wingate, répondit Lilias ; croyez que son chant sera bientôt fini. Si sa maîtresse ne me demande pas ce qui se passe en bas avant qu’elle soit de dix minutes plus vieille, elle n’est pas née femme et mon nom n’est pas Lilias Bradbourne. »

En exécution de son plan, mistress Lilias ne manqua pas de se présenter devant sa maîtresse avec tout l’extérieur d’une personne qui est en possession d’un secret important, c’est-à-dire qu’elle avait les coins de la bouche rabaissés, les yeux élevés vers le ciel, les lèvres pressées l’une contre l’autre, comme si elles eussent été cousues, afin d’empêcher tout bavardage ; enfin un air affecté d’importance mystérieuse, répandu sur sa personne et sa contenance, semblait dire : « Je sais quelque chose dont je suis résolue à ne pas vous faire part. »

Lilias avait bien étudié le caractère de sa maîtresse, qui, toute bonne, toute sage qu’elle était, n’était pas moins une fille de notre grand’mère Ève : lady Avenel ne put voir l’air mystérieux de sa suivante sans éprouver un violent désir d’en connaître la cause secrète. Pendant quelque temps, mistress Lilias fit la sourde oreille ; elle soupirait, levait les yeux encore plus haut vers le ciel ; « elle espérait que tout s’arrangerait pour le mieux, mais elle n’avait rien de particulier à dire. » Tout cela, comme elle l’avait prévu, ne fit qu’irriter la curiosité de la dame Avenel, qui ne pouvait se contenter de ces demi-phrases : « Dieu merci, je ne suis pas une brouillonne, ni une rapporteuse ! Dieu merci, je n’ai jamais été jalouse de la faveur accordée à qui que ce fût ; je n’ai jamais cherché à censurer la conduite de personne. Grâce à Dieu ! il n’y a pas eu de meurtre, ni de sang répandu dans la maison ; voilà tout !

— Meurtre ! sang répandu ! s’écria lady Avenel. Que veut dire cette folle ? Si vous ne parlez pas clairement, vous aurez sujet de vous en repentir.

— Eh bien ! milady, » répondit Lilias, à qui il tardait de soulager son cœur, ou comme dit Chaucer, de déboucher sa valise, « puisque vous m’ordonnez de dire la vérité, il ne faut pas vous fâcher si ce que vous allez entendre peut vous déplaire. Roland Græme a poignardé Adam Woodcock, voilà tout.

— Juste ciel ! » dit la dame en pâlissant, « cet homme a-t-il été tué ?

— Non, madame, répondit Lilias ; mais il aurait certainement été tué, si on n’était promptement venu au secours. Mais peut-être est-ce le bon plaisir de madame que ce jeune écuyer poignarde les domestiques, comme il les fouette et les bâtonne.

— Taisez-vous insolente ! dit la dame ; vous me manquez de respect. Allez dire au majordome de venir ici à l’instant. »

Lilias se hâta d’aller chercher M. Wingate et de l’amener en présence de sa maîtresse ; elle lui disait en chemin : « J’ai mis la pierre en mouvement ; ayez soin qu’elle ne s’arrête pas. »

Le majordome, trop prudent pour se compromettre davantage, répondit par un coup d’œil plein de finesse et un signe d’intelligence, et se présenta bientôt devant la dame d’Avenel, avec une apparence de profond respect pour sa maîtresse, en partie réel, en partie affecté, et d’un air de sagacité qui indiquait qu’il n’avait pas une opinion peu élevée de son mérite.

« Que signifie ceci ? Wingate, dit la dame ; et quel ordre maintenez-vous dans le château, pour souffrir que les domestiques de sir Halbert Glendinning tirent le poignard l’un contre l’autre, comme dans une caverne de voleurs et d’assassins ? L’homme est-il grièvement blessé ? et qu’est… qu’est devenu le malheureux enfant ?

— Il n’y a personne de blessé jusqu’ici, madame, répondit le personnage à la chaîne d’or ; mais mon pauvre savoir ne s’étend pas jusqu’à dire combien il pourra y avoir de blessés d’ici à Pâques, si l’on ne prend certaines mesures à l’égard de ce jeune homme ; non que ce ne soit un très-beau jeune homme, » ajouta-t-il en se reprenant « et habile dans ses exercices, mais un peu trop prompt à jouer avec le bout de ses doigts, l’extrémité de sa houssine et la pointe de son poignard.

— Et à qui la faute, demanda lady Avenel, si ce n’est à vous, qui auriez dû lui enseigner à se bien comporter, au lieu d’exciter des querelles et de tirer sa dague ?

— S’il plaît à milady de faire retomber le blâme sur moi, répondit le marjordome, il est de mon devoir, sans doute, de l’endurer ; seulement je lui ferai observer qu’à moins de clouer le poignard du jeune page au fourreau, je ne pourrais pas plus l’y retenir tranquille que fixer le vif-argent, en quoi toute la science de Raymond Lulle a échoué.

— Ne me parlez pas de Raymond Lulle, » dit la dame qui perdait enfin patience ; « mais envoyez-moi le chapelain. Vous devenez tous trop savants pour moi pendant les longues et fréquentes absences de votre maître. Plût à Dieu que ses affaires lui permissent de rester chez lui et de gouverner sa maison ! car c’est une chose au-dessus de mon savoir et de mes forces.

— À Dieu ne plaise, milady, reprit le vieux domestique, que vous pensiez sincèrement ce qu’il vous plaît de dire en ce moment. Vos vieux serviteurs auraient pu espérer qu’après tant d’années vous leur rendriez assez de justice pour ne pas leur retirer une confiance qui est due à leurs cheveux gris, parce qu’ils ne peuvent dompter l’humeur hargneuse d’une jeune tête, portée peut-être un ou deux pouces plus haut qu’il ne convient.

— Laissez-moi, dit la dame ; je m’attends tous les jours au retour de sir Halbert, et il prendra lui-même connaissance de cette affaire. Laissez-moi, vous dis-je, Wingate, sans en parier davantage. Je sais que vous êtes un honnête serviteur, et je crois que l’enfant est pétulant, et cependant je pense que c’est la faveur dont il jouit auprès de moi qui vous a tous ligués contre lui. »

Le majordome s’inclina et se retira, après que sa maîtresse lui eut imposé silence dans une seconde tentative qu’il fit pour expliquer les motifs de sa conduite.

Le chapelain arriva ; mais elle n’en reçut pas plus de consolation. Au contraire, elle le trouva disposé à rejeter, sans ménagement sur son indulgence tous les désordres que le caractère bouillant de Roland Græme avait déjà occasionnés, ou pourrait occasionner par la suite dans la maison. « Je voudrais, dit-il, ma très-honorée lady, que vous eussiez daigné vous laisser guider par moi dès le commencement de cette affaire ; car il est plus facile d’arrêter le mal dans sa source que de lutter contre lui lorsqu’il a pris de l’accroissement. Il vous a plu, très-honorée dame, épitèthe que j’emploie, non suivant les vaines idées du monde, mais parce que je vous ai toujours aimée et honorée comme une dame honorable et chérie du ciel ; il vous a plu, dis-je, madame, malgré mes pauvres, mais zélés conseils, d’élever cet enfant de son humble situation à un rang qui approche du vôtre.

— Que voulez-vous dire ? mon révérend père, répliqua la dame d’Avenel. J’ai fait de ce jeune homme un page ; y a-t-il dans ma conduite à son égard quelque chose qui ne convienne ni à mon caractère ni à ma qualité ?

— Je ne conteste point, madame, dit l’obstiné prédicateur, l’excellence de vos motifs en vous chargeant de ce jeune homme, non plus que le droit que vous aviez de lui donner le vain titre de page, si tel était votre plaisir, quoique, à dire vrai, je ne voie pas à quoi peut tendre l’éducation d’un jeune homme à la suite d’une femme, si ce n’est à enter la fatuité et la mollesse sur l’amour-propre et l’arrogance. Mais je vous blâme plus directement de n’avoir pas pris assez de soin de le garantir des dangers de sa condition, et de dompter et humilier un esprit naturellement hautain, impérieux et violent. Vous avez amené dans vos bosquets un lionceau ; charmée de la beauté de sa crinière et de la grâce de ses mouvements, vous ne lui avez point mis les chaînes qui convenaient à la férocité de son caractère. Vous l’avez laissé croître, aussi indompté que s’il n’avait pas cessé d’habiter les forêts, et maintenant vous êtes surprise, et vous appelez du secours, lorsqu’il commence à menacer, à mordre, à mettre en pièces, suivant la nature de son instinct.

— Monsieur Warden, » répliqua lady Avenel vivement offensée, « vous êtes l’ancien ami de mon mari, et je crois à la sincérité de votre affection pour lui et pour sa famille. Permettez-moi cependant de vous dire que, lorsque je vous ai demandé vos conseils, je ne m’attendais pas à ces cruelles réprimandes de votre part. Si j’ai eu tort d’aimer ce pauvre orphelin plus que d’autres enfants de la même classe, j’ai peine à croire que l’erreur ait mérité une censure aussi sévère, et si une discipline plus stricte était nécessaire pour dompter ce caractère impétueux, on doit considérer, ce me semble, que je suis une femme, et en supposant que j’aie erré dans cette circonstance, il est du devoir d’un ami de venir à mon secours au lieu de me faire des reproches. Je voudrais que tout fût remis en harmonie avant le retour de mon mari. Il n’aime pas à voir la discorde et la mésintelligence dans la maison, et je serais fâchée qu’il crût que le désordre a été occasionné par une personne que je protège. Que me conseillez-vous de faire ?

— Renvoyez ce jeune homme de votre service, madame, répondit le prédicateur.

— Vous ne sauriez me conseiller une pareille action ; vous ne sauriez comme chrétien, et comme ayant des principes d’humanité, me conseiller de renvoyer un jeune homme sans protection, auquel ma faveur, faveur peu judicieuse, si vous le voulez, a suscité tant d’ennemis.

— Il n’est pas nécessaire de l’abandonner tout à fait, madame, quoique vous le renvoyiez de votre service pour en chercher un autre, ou pour embrasser un état plus convenable à sa condition et à son caractère. Autre part, il peut devenir un membre utile de la société ; ici, il n’est qu’un brouillon et une pierre d’achoppement pour tout le monde. Ce jeune homme a des éclairs de bon sens et d’intelligence, quoiqu’il manque d’application. Je lui donnerai moi-même des lettres de recommandation pour Olearius Schinderhausen, savant professeur à la célèbre université de Leyde, où l’on a besoin d’un sous-concierge : là, indépendamment de l’instruction gratuite, si Dieu lui donne la grâce d’en profiter, il recevra cinq marcs par année, plus les vieux habits du professeur, qui renouvelle son costume tous les deux ans.

— Ce plan ne saurait convenir, mon cher monsieur Warden, » dit la dame, pouvant à peine retenir un sourire ; « nous penserons de nouveau à cette affaire. En attendant, je compte sur vous pour démontrer à ce malheureux enfant, ainsi qu’à toute notre maison, la nécessité de réprimer ces violents accès de jalousie et de colère ; je vous supplie de leur faire sentir quels sont leurs devoirs à cet égard envers Dieu et envers leur maître.

— Vous serez obéie, madame, dit Warden. Jeudi prochain, j’adresserai une exhortation à la famille : avec l’aide de Dieu, je lutterai centre le démon de la colère et de la violence qui s’est introduit dans mon petit troupeau, et je me flatte de chasser le loup de la bergerie, comme s’il était poursuivi par une meute tout entière. »

Cette partie de la conférence fut la plus agréable à M. Warden. La chaire était, à cette époque, un instrument aussi puissant pour exciter l’esprit public que la presse l’est devenue depuis, et, ainsi que nous l’avons déjà vu, le chapelain d’Avenel avait eu des succès comme prédicateur. Il s’ensuivait naturellement qu’il s’exagérait un peu la puissance de ses talents oratoires, et que, comme plusieurs de ses confrères dans ces temps de troubles, il était charmé de trouver l’occasion de faire entrer dans ses discours des sujets importants de discussion, qui présentaient un intérêt public ou particulier. Dans ce siècle grossier on n’avait aucune idée de cette délicatesse qui prescrit le temps et le lieu propres à une exhortation personnelle : comme le prédicateur de la cour adressait souvent la parole au roi lui-même, et lui dictait la conduite qu’il devait tenir dans les affaires de l’état, de même l’aumônier d’un château féodal entreprenait souvent, en pleine chapelle, de discuter la conduite privée du seigneur ou de quelque membre de sa famille, et, selon les cas, il l’encourageait à persévérer dans le bien, ou dirigeait contre lui les censures spirituelles ; et tout cela, sans généralités, sans détours, sans épargner les noms propres.

Le sermon au moyen duquel Henri Warden se proposait de rétablir la bonne harmonie dans le château d’Avenel avait pour texte ce passage bien connu : Celui qui frappe du glaive périra par le glaive[13]. C’était un singulier mélange de bon sens et d’éloquence, de pédanterie et de mauvais goût. L’orateur, s’étendit fort au long sur le mot frappe, démontrant à ces auditeurs que ce mot s’appliquait aux coups portés avec la pointe aussi bien qu’avec le tranchant, et plus généralement à l’aide d’un javelot, d’une flèche, d’un mousquet, et enfin de toute arme propre à donner la mort. Il prouva d’une manière également satisfaisante que le mot glaive comprenait les glaives de toute espèce, épée, espadon, sabre, rapière, coutelas ou cimeterre. « Mais, » continua-t-il d’un ton plus animé, « si le texte sacré comprend dans son anathème tous ceux qui frappent avec l’un ou l’autre de ces instruments que l’homme a inventés pour exercer des actes d’hostilité ouverte, à plus forte raison s’applique-t-il à ces armes funestes qui, d’après leur forme et leur volume, semblent imaginées plutôt pour satisfaire traîtreusement une animosité particulière, que pour détruire un ennemi préparé et armé pour sa défense. Tels, » continua-t-il en jetant un regard sévère vers le lieu où le page était assis sur un coussin aux pieds de sa maîtresse, portant à son ceinturon cramoisi un élégant poignard à manche doré, « tels je considère plus spécialement ces intruments de mort qui, dans la bizarrerie de nos mœurs modernes, sont portés non seulement par des voleurs et des coupe-jarrets, à qui ils conviennent naturellement, mais même par de jeunes hommes destinés au service des femmes, et qui attendent dans les antichambres les ordres de leurs honorables maîtresses. Oui, mes amis, ces armes fatales, fabriquées pour accomplir tous les maux et pour n’opérer aucun bien, sont comprises dans l’épouvantable malédiction portée contre le glaive ; que ce soit un stylet emprunté aux perfides Italiens, une dague des sauvages habitants des montagnes, un coutelas tel qu’en portent nos brigands et assassins des frontières, ou enfin le petit poignard de nos efféminés : tous ces funestes engins ont été inventés par le diable lui-même, comme des instruments toujours prêts de vengeance, prompts à frapper et dont il est difficile de parer les coups. Le spadassin vulgaire portant l’épée et le bouclier rougirait lui-même de faire usage d’une arme aussi perfide. Elle est propre enfin, non à des hommes ou à des soldats, mais à ces êtres indéfinis qui, élevés parmi des femmes, deviennent eux-mêmes de douteux hermaphrodites, et joignent l’irritabilité et la poltronnerie de la femme aux faiblesses et aux passions de leur propre sexe. »

Il ne serait pas facile de décrire l’effet que ce discours produisit sur la congrégation d’Avenel. Lady Marie paraissait interdite et offensée ; les domestiques pouvaient à peine contenir, sous l’apparence d’une profonde attention la joie avec laquelle ils avaient entendu le chapelain lancer ses foudres sur le favori détesté ; mistress Lilias triomphait et relevait la tête avec tout l’orgueil que lui inspirait son animosité satisfaite ; tandis que le majordome, gardant une stricte neutralité dans l’air général de sa figure, tenait les yeux fixés sur un vieil écusson suspendu au mur, et paraissait l’examiner avec l’attention la plus scrupuleuse : il aimait mieux sans doute encourir le reproche de n’avoir pas été attentif au sermon, que celui d’écouter avec une approbation marquée une sortie qui paraissait désagréable à sa maîtresse.

Le malheureux jeune homme, objet de cette harangue, avait reçu de la nature des passions qui jusqu’alors n’avaient pas été suffisamment réprimées : aussi ne put-il déguiser les sentiments d’indignation qu’il éprouvait en se voyant ainsi exposé, d’une manière tout à fait directe, au mépris et à la censure du petit monde dans lequel il vivait. Son front rougit, ses lèvres pâlirent, il grinça les dents, il serra les poings, et saisit machinalement l’arme à laquelle le ministre avait donné un caractère aussi hideux ; enfin, à mesure que le prédicateur ajoutait de nouvelles couleurs à ses invectives, il sentit sa rage s’accroître à tel point, que, dans la crainte d’être entraîné à quelque acte de violence, il se leva, traversa précipitamment la chapelle, et quitta la congrégation.

Le prédicateur, saisi de surprise, s’arrêta tout à coup, tandis que le bouillant jeune homme passait devant lui comme un éclair, en lui lançant un regard auquel il eût voulu donner le pouvoir de la foudre pour consumer et anéantir le moraliste. Mais il ne fut pas plus tôt sorti de la chapelle, il n’eut pas plus tôt fermé avec violence la porte de l’allée voûtée qui communiquait au château, que l’inconvenance de sa conduite fournit à Warden un mouvement précieux d’éloquence. Il fit une courte pause, après laquelle, d’une voix lente et solennelle, il prononça le terrible anathème : « Il s’est retiré d’entre nous, parce qu’il n’était pas un des nôtres ; le malade a repoussé l’amertume salutaire du remède ; le blessé a reculé devant le scalpel bienfaisant du chirurgien ; la brebis s’est enfuie de la bergerie et s’est livrée à la fureur du loup, parce qu’elle n’a pu tenir la conduite humble et paisible exigée de nous par le pasteur suprême. Ah ! mes frères, gardez-vous de la colère, gardez-vous de l’orgueil ; gardez-vous du péché mortel et destructeur qui se montre si souvent à nos faibles yeux paré des vêtements les plus brillants ! Qu’est-ce que notre honneur terrestre ? L’orgueil, et l’orgueil seulement. Que sont les dons de l’esprit et les grâces du corps dans ce monde ? Orgueil et vanité ! Les voyageurs parlent d’Indiens qui se parent de coquilles, se bariolent le corps de diverses couleurs, et qui sont aussi vains de leurs ridicules ajustements que nous le sommes de nos misérables avantages charnels. L’orgueil a pu précipiter l’étoile du matin du haut du ciel jusque sur le bord de l’abîme. C’est l’orgueil qui alluma l’épée flamboyante placée aux portes d’Éden ; c’est l’orgueil qui rendit Adam sujet à la mort et qui le fit errer péniblement sur la surface de la terre, dont il aurait été le maître ; c’est l’orgueil qui nous apporta le péché, l’orgueil qui double chaque péché apporté par lui. L’orgueil est l’avant-poste que le démon et la chair défendent avec la plus grande opiniâtreté contre les assauts de la grâce ; et jusqu’à ce qu’il soit emporté et rasé dans ses fondements, il y a plus à espérer d’un insensé que d’un pécheur. Arrachez donc de votre cœur ce rejeton maudit de la pomme fatale ; déracinez-le, fût-il entrelacé avec les liens de votre propre vie. Profitez de l’exemple du misérable pécheur qui nous a quittés et des moyens que vous offre la grâce, tandis qu’elle agit aujourd’hui, avant que votre conscience soit desséchée comme par le feu d’un tison ardent, que vos oreilles soient assourdies comme celles de la couleuvre, et que votre cœur soit endurci comme la meule du moulin. Levez-vous donc et agissez ; luttez et terrassez ; résistez, et l’ennemi fuira devant vous ; veillez et priez, de peur que vous ne succombiez à la tentation. Que la chute des autres soit pour vous un avertissement et un exemple. Surtout ne vous reposez point sur vous-mêmes ; car une pareille confiance est le symptôme le plus alarmant de la maladie elle-même. Le pharisien se croyait peut-être humble lorsqu’il s’abaissait dans le temple et qu’il remerciait Dieu de ce qu’il n’était pas comme les autres hommes, et particulièrement comme le publicain ; mais, tandis que ses genoux touchaient le pavé de marbre, sa tête s’élevait aussi haut que le pinacle du temple. Ne vous trompez donc point vous-mêmes, et n’offrez point un métal faux, quand le métal le plus pur que vous pourriez présenter est à peine une vile scorie ; ne pensez pas qu’il soutienne l’essai de la sagesse suprême. Cependant ne reculez pas devant votre tâche, par la crainte des difficultés que mon devoir ne m’a pas permis de vous déguiser. L’examen de soi-même peut beaucoup, la méditation peut davantage encore, la grâce seule peut tout. »

Et il termina par une exhortation touchante et animée, dans laquelle il conjura ses auditeurs d’invoquer la grâce divine, qui déploie toute sa perfection dans l’humaine faiblesse.

L’auditoire n’entendit pas ce sermon sans être vivement affecté, quoiqu’on pût se demander si les sentiments de triomphe inspirés par la retraite ignominieuse du page favori ne détruisaient pas, dans l’esprit d’une grande partie des auditeurs, l’effet des exhortations du prédicateur à la charité et à l’humilité. Et, dans le fait, leurs physionomies portaient cet air de satisfaction qu’on remarque dans une troupe d’écoliers, quand, ayant vu un de leurs camarades puni pour une faute à laquelle ils n’ont pris aucune part, ils s’occupent de leur tâche avec une double ardeur, d’un côté parce qu’ils ne sont pas dans l’embarras, et de l’autre parce que leur camarade s’y trouve.

Ce fut avec des sentiments tout autres que la dame d’Avenel rentra dans son appartement. Elle était fort peu satisfaite de ce que Warden avait choisi pour sujet d’une discussion publique une affaire de famille à laquelle elle prenait un intérêt personnel. Mais elle savait que le digne homme réclamait ce droit comme faisant partie de sa liberté chrétienne à titre de prédicateur, et qu’il était en cela justifié par l’usage universel de ses confrères. Mais la conduite arrogante de son protégé l’affligeait encore plus profondément. En manquant d’une manière aussi remarquable, non seulement au respect qu’il devait avoir pour sa présence, mais encore à celui que dans ce temps-là on montrait à tout ministre de l’Évangile, il avait donné une nouvelle preuve de ce caractère indomptable dont ses ennemis l’accusaient. Et néanmoins, tant qu’il avait été sous ses yeux, elle ne s’était pas aperçue qu’il y eût en lui plus d’ardeur et d’impétuosité qu’il ne convenait à son âge. Cette opinion pouvait en quelque façon lui-être inspirée par la partialité, par la bonté et l’indulgence qu’elle avait toujours eues pour son jeune protégé ; mais encore regardait-elle comme impossible qu’elle se fût totalement trompée dans l’idée qu’elle s’était formée de son caractère. Une violence excessive ne s’accordait guère avec une constante hypocrisie, quoique Lilias donnât charitablement à entendre que, dans certaines circonstances, ces deux vices s’alliaient parfaitement ensemble. Et cela posé, lady Avenel ne pouvait s’en rapporter exactement à des propos et à des rapports directement contraires à son expérience et à son observation. La pensée de cet orphelin s’était attachée à toutes les fibres de son cœur et le remplissait d’une tendresse dont elle ne pouvait elle-même se rendre raison. Il semblait lui avoir été envoyé du ciel pour remplir ces intervalles de langueur et de vide qui revenaient sans cesse après de courts moments de jouissance. Peut-être lui était-il plus cher parce qu’elle voyait qu’il n’était aimé d’aucune autre personne, et qu’elle sentait que l’abandonner serait fournir à son mari et aux ennemis de l’enfant une occasion de triompher de la prééminence de leur jugement sur le sien : circonstance qui n’est jamais tout à fait indifférente au meilleur des époux de l’un ou de l’autre sexe.

En un mot, la dame d’Avenel résolut intérieurement de ne pas abandonner son page aussi long-temps que son page pourrait raisonnablement être protégé. Et pour s’assurer de ce qui restait à faire à cet égard, elle donna ordre qu’on l’amenât en sa présence.


CHAPITRE V.

le départ du page.


Dans une violente tempête, le marinier coupe son mât, et le marchand jette au milieu des agrès les marchandises qu’il regardait auparavant comme précieuses. De même le prince et le seigneur, au milieu des troubles populaires, sacrifient leurs favoris.
Ancienne comédie.


Il se passa quelque temps avant que Roland Græme se présentât. La personne chargée de l’appeler (c’était son ancienne amie Lilias) avait d’abord essayé d’ouvrir la porte de son petit appartement, dans le charitable dessein sans doute de jouir de la confusion du coupable. Mais un morceau de fer carré, appelé verrou, tiré en dedans de la porte l’empêcha de satisfaire cette bonne intention.. Lilias frappa et appela à plusieurs reprises : « Roland ! Roland Græme ! monsieur Roland Græme (en appuyant sur le mot monsieur), vous plairait-il d’ouvrir la porte ? Êtes-vous incommodé ? Faites-vous vos prières en particulier, afin d’achever les actes publics de dévotion que vous avez laissés incomplets ? Il faudra sûrement faire griller une place pour vous dans la chapelle, afin que votre gentilhommerie soit à l’abri des regards du vulgaire ? » Pas un souffle ne se fit entendre en réponse. « Eh bien ! monsieur Roland, continua la suivante, il faudra que je dise à ma maîtresse que, si elle veut avoir une réponse, elle doit envoyer son message par quelqu’un qui puisse enfoncer la porte.

— Que dit votre maîtresse ? » demanda le page en dedans.

« Ma foi, ouvrez la porte et vous le saurez, répondit la femme de chambre. Il me semble convenable que son message soit rempli, écouté face à face, et je n’irai pas pour votre bon plaisir vous le souffler par le trou de la serrure.

Le nom de votre maîtresse, » dit le page en ouvrant la porte, « est une sauve-garde trop honorable pour votre impertinence. Que dit milady ?

— Qu’il vous plaise de venir la trouver sur-le-champ dans le salon, répondit Lilias. Je m’imagine qu’elle a des instructions à vous donner sur les formes à observer en quittant la chapelle.

— Dites à Milady que je me rendrai sur-le-champ auprès d’elle, » répliqua le page, et rentrant dans sa chambre, il referma la porte au nez de la suivante.

« Politesse rare ! » murmura Lilias ; et retournant auprès de sa maîtresse, elle lui apprit que Roland Græme viendrait la trouver quand cela lui conviendrait.

« Comment ? est-ce sa réponse textuelle, ou quelque enjolivement de votre invention ? » dit froidement la dame.

« Certes, madame, » reprit Lilias sans répondre directement à la question, « il avait l’air de vouloir dire des choses bien plus impertinentes que celle-là, si j’avais voulu les écouter ; mais le voici qui vous répondra lui-même. »

Roland Græme entra dans l’appartement d’un air plus hautain et le visage plus coloré que de coutume. Il y avait un certain embarras dans sa contenance ; mais ce n’était celui ni de la crainte ni du repentir.

« Jeune homme, dit la dame, que croyez-vous que je doive penser de votre conduite ?

— Si elle vous a offensée, madame, j’en suis profondément affligé, répondit le jeune homme.

— N’avoir offensé que moi seule, répliqua la dame, ce serait peu de chose ; mais vous vous êtes rendu coupable d’une conduite qui offensera grièvement votre maître, d’actes de violence contre vos camarades, et de manque de respect envers Dieu lui-même en la personne de son ministre.

— Permettez-moi de répéter, dit le page, que, si j’ai offensé mon unique maîtresse, mon unique amie, mon unique bienfaitrice, en cela seul consiste toute ma faute, cela seul mérite mon châtiment. Sir Halbert Glendinning ne me regarde point comme son serviteur, et je ne le regarde point comme mon maître : il n’a pas le droit de me blâmer d’avoir châtié un insolent palefrenier. Quant au reste, je ne redoute point le courroux du ciel pour avoir traité avec dédain l’impertinente intervention d’un prédicateur intrigant. »

La dame d’Avenel avait déjà remarqué dans son jeune favori des symptômes de pétulance naturelle à son âge, et de l’impatience toutes les fois qu’il écoutait la censure ou le reproche ; mais sa conduite actuelle avait un caractère plus grave et plus marqué, et elle fut un moment embarrassée de savoir comment elle devait traiter le jeune homme qui paraissait avoir pris tout-à-coup le caractère, non seulement d’un homme fait, mais d’un homme hardi et déterminé. Elle garda le silence pendant quelques secondes, puis, de l’air de dignité qui lui était naturel : « Est-ce bien à moi, Roland, dit-elle, que vous tenez un pareil langage ? est-ce pour me faire repentir de la faveur que je vous ai montrée que vous vous déclarez indépendant d’un maître terrestre et d’un maître céleste ? Avez-vous oublié ce que vous étiez, et à quoi la perte de ma protection vous réduirait de nouveau ?

— Milady, répondit le page, je n’ai rien oublié. Je ne me souviens que de trop de choses. Je sais que sans vous j’aurais péri dans ces eaux bleuâtres, » et il indiquait le lac que l’on voyait par la fenêtre, agité par un vent d’ouest. « Votre bonté a été plus loin, madame ; vous m’avez protégé contre la malice des autres et contre ma propre folie. Vous êtes libre, si vous le voulez, d’abandonner l’orphelin que vous avez élevé. Il n’est rien que vous n’ayez fait pour lui, et il ne se plaint de rien. Et cependant, madame, ne pensez pas que je me sois rendu coupable d’ingratitude. J’ai enduré, de mon côté, ce que je n’aurais enduré pour aucune autre personne.

— Pour moi ! s’écria lady Avenel ; et qu’est-ce que j’ai pu vous obliger à endurer ? quel traitement avez-vous éprouvé ici, que vous deviez vous rappeler avec des sentiments autres que ceux de la reconnaissance ?

— Vous êtes trop juste, madame, répondit Roland, pour exiger que je sois reconnaissant du froid dédain avec lequel votre mari m’a continuellement traité, dédain qui n’est pas sans un mélange d’aversion masquée. Vous êtes trop juste encore pour prétendre que je sois reconnaissant des marques constantes et non interrompues de mépris et de malveillance avec lesquelles j’ai été traité par d’autres, ou d’une homélie pareille à celle dont votre révérend chapelain a, aujourd’hui même, régalé à mes dépens toute la famille assemblée.

— Jamais oreilles mortelles ont-elles entendu pareille chose ? » s’écria la suivante, les bras étendus et les yeux tournés vers le ciel. « Il parle comme s’il était le fils d’un comte ou d’un chevalier tout au moins. »

Le page lança sur elle un regard empreint du plus souverain mépris, mais ne daigna pas lui faire d’autre réponse. La dame, qui commençait à se sentir sérieusement offensée, et qui cependant voyait avec peine la folie du jeune homme, reprit la parole sur le même ton.

« En vérité, Roland, vous vous oubliez d’une manière si étrange, dit-elle, que vous me forcerez à prendre des mesures sérieuses pour vous rabaisser dans votre propre opinion, en vous réduisant au rang qui vous convient dans la société.

— Et le meilleur moyen pour cela, ajouta Lilias, serait de le renvoyer en véritable fils de mendiante, comme il était lorsque milady l’a pris dans sa maison.

— Lilias parle trop rudement, continua la dame ; mais elle a dit la vérité, jeune homme, et je ne crois pas que je doive ménager cet orgueil qui vous a si complètement tourné la tête. Vous avez été paré de riches vêtements ; vous avez été traité comme le fils d’un gentilhomme, et vous en êtes venu au point d’oublier la source vulgaire de votre sang.

— Je vous demande pardon, ma très-honorée dame, répliqua Roland ; Lilias n’a pas dit la vérité, et vous-même, milady, ne connaissez rien de ma famille qui puisse vous autoriser à la traiter avec un mépris aussi décidé. Je ne suis pas le fils d’une mendiante ; ma grand’mère n’a jamais demandé l’aumône à qui que ce fût, ici ni ailleurs ; elle se serait laissée périr plutôt sur la bruyère stérile. Nous avons été pillés et chassés de notre maison, malheur qui est arrivé ailleurs et à d’autres. Le château d’Avenel, avec son lac et ses tours, n’a pas toujours pu garantir ses habitants contre le besoin et la désolation.

— Écoutez donc cette effronterie ! s’écria Lilias ; il reproche à milady les désastres de sa famille !

— Il aurait pu être assez reconnaissant pour m’épargner le désagrément d’un pareil souvenir, » dit la dame, affectée néanmoins de l’allusion.

— Cet appel était nécessaire pour ma justification, répliqua le page, sans quoi je n’aurais pas même prononcé un seul mot qui pût vous causer de la peine. Mais croyez, ma très-honorée dame, que je ne suis point d’un sang vulgaire. Je ne connais point mon propre lignage ; mais la seule parente qui me reste a dit, et mon cœur l’a répété et me l’atteste encore : oui, je suis issu d’un sang noble et qui mérite d’être traité comme tel.

— Et c’est sur une assurance aussi vague, dit la dame, que vous prétendez avoir droit à tous les égards, à tous les privilèges qui sont dus à un rang élevé et à une naissance distinguée, et que vous vous croyez en droit de jouir de prérogatives qui ne sont l’apanage que de la noblesse ? Allez, monsieur, rentrez en vous-même, ou le majordome vous fera connaître que vous êtes sujet à être châtié comme un impertinent garçon. Vous avez trop peu connu la discipline qui convient à votre âge et à votre situation.

— Le majordome connaîtra mon poignard avant que je connaisse sa discipline, » dit le page s’abandonnant à la colère qu’il avait réprimée jusqu’alors. « Madame, j’ai été trop long-temps le vassal d’une pantoufle et l’esclave d’un sifflet d’argent ; cherchez un autre que moi qui réponde à votre appel ; qui soit surtout d’une naissance assez basse et d’un esprit assez vil pour se soumettre au mépris de vos domestiques, et reconnaître un vassal de l’Église en qualité de maître.

— J’ai mérité cette insulte, » dit la dame d’Avenel, dont le visage se couvrit d’une vive rougeur ; « je l’ai méritée pour avoir si long-temps souffert et nourri votre insolence. Retirez-vous, monsieur, sortez de ce château ce soir même ; je vous fournirai des moyens de subsistance jusqu’à ce que vous ayez trouvé quelque manière honnête de pourvoir à vos besoins ; quoique je craigne que vos idées de grandeur imaginaire ne vous entraînent bien vite dans des voies de rapine et de violence. Retirez-vous, monsieur, et ne vous présentez jamais devant moi. »

Le page se jeta à ses pieds dans les angoisses de la douleur.

« Ma chère et honorée maîtresse ! » dit-il sans pouvoir prononcer une autre syllabe.

« Levez-vous, monsieur, s’écria la dame, et lâchez ma mante ; l’hypocrisie est un voile qui couvre mal l’ingratitude.

— Je suis incapable de l’une et de l’autre, madame, » dit le page en se relevant avec cette mobilité de sentiments qui distinguait son caractère prompt et impétueux ; « et ne croyez pas que j’aie l’intention de solliciter la permission de rester au château. J’avais depuis long-temps pris la détermination de quitter Avenel, et je ne me pardonnerai jamais de vous avoir laissé prononcer le mot sortez avant d’avoir dit : Je vous quitte. Je n’ai plié le genou que pour implorer votre pardon d’une parole inconsidérée qui m’est échappée dans l’excès de mon mécontentement, mais dont il me convenait mal de me servir en m’adressant à vous. Je ne vous demande pas d’autre grâce : vous avez fait beaucoup pour moi ; mais je vous le répète, vous connaissez bien ce que vous avez fait, et fort peu ce que j’ai souffert.

— Roland, » reprit la dame un peu apaisée, et s’attendrissant sur l’avenir de son favori, « vous pouviez avoir recours à moi lorsque vous receviez quelque insulte. Vous n’étiez pas obligé de supporter des injures, non plus qu’autorisé à vous en venger tandis que vous étiez sous ma protection.

— Mais, répliqua le jeune homme, si j’étais insulté par ceux : que vous aimiez et que vous favorisiez, était-ce à moi de troubler votre tranquillité par des rapports insignifiants et des plaintes éternelles ? Non, madame, j’ai supporté mon fardeau sans vous fatiguer de mes murmures, et le respect dont vous m’accusez d’avoir manqué est la seule raison pour laquelle je ne me suis pas vengé de mes propres mains. Il est bon, au reste, que nous nous séparions. Je n’étais pas né pour être un mercenaire favorisé par sa maîtresse jusqu’à ce qu’il fût ruiné par les calomnies des autres. Puisse le ciel accumuler ses bénédictions les plus précieuses sur votre tête adorée, et, pour l’amour de vous, sur tout ce qui vous est cher ! »

Il allait quitter l’appartement lorsque lady Avenel le rappela. Il s’arrêta tandis qu’elle lui dit : « Je n’avais pas l’intention et il ne serait pas juste de vous renvoyer sans moyens d’existence : prenez cette bourse d’or.

— Pardon, milady, répliqua le jeune homme, permettez-moi de me retirer avec la satisfaction de penser que je ne me suis pas dégradé au point de recevoir l’aumône. Si mes faibles services peuvent être considérés comme une compensation suffisante pour mon entretien et ma nourriture, je ne vous reste redevable que de ma vie, et cela seul est une dette dont je ne pourrai jamais m’acquitter : gardez donc votre bourse, et dites seulement que vous ne vous séparez pas de moi avec colère.

— Avec colère, non, dit la dame, mais avec chagrin pour votre opiniâtreté : mais prenez cet or ; il est impossible que vous n’en ayez pas besoin.

— Que le ciel vous bénisse à jamais pour ce ton de bonté et pour ces douces paroles, dit le jeune homme ; mais je ne puis rien accepter. J’ai un corps vigoureux, et je ne suis pas aussi complètement dénué d’amis que vous pourriez le penser ; car le temps peut venir où je serai en état de vous témoigner ma reconnaissance autrement que par des paroles. » Il se jeta aux genoux de lady Avenel, baisa sa main qu’elle ne retira point, et sortit précipitamment du salon.

Lilias, pendant quelques moments, fixa les yeux sur sa maîtresse, qui était tellement pâle qu’elle semblait près de s’évanouir. Mais elle se remit promptement, et refusant les services que sa femme de chambre lui offrait, elle se retira dans son appartement.

CHAPITRE VI.

l’entretien.


Tu es en possession de tous les secrets de la maison, François ; et je jurerais bien que tu as été à l’office, arrosant ton humeur curieuse d’excellente ale, et le régalant du bavardage du sommelier ; oui, ou bien occupe avec la joyeuse femme de chambre et ses confitures, ces gens là ont la clé de tous les secrets domestiques.
Ancienne comédie.


Le lendemain de la scène que nous venons de décrire, le favori disgracié quitta le château. À l’heure du déjeuner le prudent majordome et mistress Lilias étaient assis dans l’appartement de ce dernier personnage, en grave conférence sur l’événement important du jour : l’entretien était animé par un petit repas de gâteaux et de confitures, à quoi le prévoyant M. Wingate avait ajouté un petit flacon d’excellent vin vieux des Canaries.

« Il est parti à la fin ! » dit la moderne Abigaïl[14] en portant son verre à ses lèvres, « et voici pour boire à son bon voyage.

Amen ! répondit gravement le majordome ; « je ne souhaite point de mal au pauvre garçon abandonné.

— Et il est parti comme un canard sauvage, tel qu’il était venu, continua mistress Lilias. Pas de pont levis à baisser, pas de chaussée à parcourir pour lui. Mon homme s’est embarqué sur le bateau qu’on appelle le Petit-Hérode, bien que ce soit une honte de donner le nom d’un chrétien à du bois et à du fer, et il s’est ramé lui-même jusqu’à l’autre côté du lac : là il est parti et il a disparu, et il a laissé tous ses beaux habits épars dans sa chambre. Je ne sais qui va balayer toute cette friperie, quoiqu’elle vaille bien la peine d’être ramassée pourtant.

— Sans doute, mistress Lilias, répondit le majordome, et dans ce cas, je serais assez porté à croire que ces objets n’encombreront pas long-temps le plancher.

— Maintenant, M. Wingate, continua la suivante, ne vous réjouissez-vous pas véritablement dans votre cœur de voir la maison débarrassée de ce petit chien de parvenu qui nous jetait tous dans l’ombre ?

— Certes, mistress Lilias, répliqua Wingate, quant à se réjouir, ceux qui ont vécu aussi long-temps que moi dans les grandes familles ne se presseront jamais de se réjouir de quoi que ce soit. Et pour ce qui est de Roland Græme, quoique ce soit un grand débarras, à tout prendre, cependant que dit l’excellent proverbe ? « On sait ce qu’on perd ; on ne sait ce qu’on gagne. »

— On ne sait ce qu’on gagne, vraiment ? répéta mistress Lilias ; je dis que nous ne pouvons gagner un favori qui soit pire, ni même la moitié aussi mauvais que lui. Il aurait été la ruine de notre pauvre chère maîtresse (ici elle fit usage de son mouchoir) corps et âme, et ses biens aussi, car elle dépensait plus d’argent pour le fournir de vêtements que pour quatre des domestiques de la maison.

— Mistress Lilias, dit le sage majordome, j’opine que notre maîtresse n’a pas besoin de cette sollicitude de notre part, étant, sous tous les rapports, compétente pour prendre soin de son corps, de son âme, et de ses biens par dessus le marché.

— Peut-être ne parleriez-vous pas ainsi, répondit la suivante, si vous aviez vu comme elle avait l’air de la femme de Loth lorsque le jeune homme a pris congé d’elle. Ma maîtresse est une bonne dame, et une dame vertueuse et bienfaisante, et dont on dit beaucoup de bien ; mais je ne voudrais pas pour deux schillings et un plack que sir Halbert l’eût vue ce matin.

— Oh, fi ! fi ! fi ! » dit plusieurs fois le majordome ; « les serviteurs doivent entendre et voir, et ne rien dire. D’ailleurs, milady est entièrement dévouée à sir Halbert, comme en effet elle a bien raison de l’être, puisque c’est le chevalier le plus renommé dans le pays.

— Allons, allons, reprit la suivante, je n’y entends pas plus de mal que cela ; mais ceux qui courent après la renommée au-dehors sont les plus portés à désirer la tranquillité chez eux, voilà tout ; et il faut considérer l’état de solitude de milady, qui lui a fait accueillir avec plaisir le premier fils de mendiant que le chien lui a rapporté des eaux du lac.

— Et c’est pour cela que je dis : Ne vous réjouissez pas trop, ni trop promptement, mistress Lilias ; car, si votre maîtresse avait besoin autrefois d’un favori pour passer le temps, soyez sûre que le temps ne passera pas plus agréablement pour elle, maintenant qu’il est parti. Elle aura donc à se choisir un nouveau joujou, et vous pouvez compter qu’elle n’en manquera pas.

— Et où devrait-elle le choisir, si ce n’est parmi ses serviteurs fidèles et éprouvés, qui ont mangé son pain et bu son vin durant tant d’années ? J’ai connu plus d’une dame, d’un rang aussi élevé que le sien, qui n’a jamais pensé à avoir d’autre amie, ou d’autre favorite que sa femme de chambre, toujours en ayant en même temps tous les égards convenables pour l’ancien et fidèle majordome, M. Wingate.

— Vraiment, mistress Lilias, je vois en partie le but auquel vous visez, mais je doute que votre trait l’atteigne. Dans l’état de choses qu’il vous plaît de supposer, ce ne seront ni les barbes plissées de votre bonnet, soit dit avec tout le respect qui leur est dû, ni mes cheveux gris, ni ma chaîne d’or, qui rempliront le vide que le départ de Roland Græme laissera nécessairement dans les loisirs de notre maîtresse. Ce sera un jeune ecclésiastique, fort savant, prêchant une nouvelle doctrine ; un docte médecin exaltant les vertus d’une nouvelle drogue ; un vaillant cavalier à qui on ne refusera pas la permission de porter ses couleurs à une course de bague ; un adroit joueur de harpe qui par son talent enlèverait le cœur du sein d’une femme, comme on dit que le signor David Rizzio a enlevé celui de notre pauvre reine ; voilà l’espèce de gens qui remplacent la perte d’un beau jeune favori, et non un vieux majordome ou une femme de chambre d’un certain âge !

— Eh bien ! vous avez de l’expérience, monsieur Wingate ; et vraiment je voudrais que mon maître renonçât à courir çà et là, et s’occupât davantage des affaires de sa maison. Nous aurons du papisme après tout cela au milieu de nous ; car savez-vous ce que j’ai trouvé parmi les habits du beau monsieur ? un chapelet à grains d’or ! les ave et les credo aussi, je vous assure ! Je me suis jetée dessus comme un faucon.

— Je n’en doute pas, je n’en doute pas, » dit le majordome en remuant la tête d’un air plein de sagacité ; « j’ai souvent remarqué que le jeune homme se livrait à des pratiques qui sentaient le papisme, et qu’il avait grand soin de les cacher. Mais vous trouverez un catholique sous le manteau du presbytérien, aussi souvent qu’un fripon sous le capuchon du moine. Ce sont de très-beaux grains de chapelet, » ajouta-t-il en regardant attentivement le bijou, « et ils peuvent peser quatre onces d’or fin.

— Et je veux les faire fondre tout de suite, dit-elle, avant qu’ils égarent quelque pauvre âme aveugle.

— Très-prudemment pensé, mistress Lilias, en vérité, » dit le majordome avec un signe d’assentiment.

« Je veux en faire une paire de boucles de souliers, ajouta mistress Lilias ; je ne voudrais pas porter les colifichets du pape, ou quelque chose qui en aurait eu la forme, un pouce au-dessus de mon cou-de-pied, quand même ce seraient des diamants au lieu d’être des grains d’or. Mais voilà ce que nous avons gagné par les visites du père Ambroise au château, avec la mine hypocrite d’un chat qui guette le moment de voler de la crème.

— Le père Ambroise est le frère de notre maître, » objecta gravement le majordome.

— Cela est vrai, maître Wingate, répondit Lilias ; mais est-ce une raison pour qu’il vienne pervertir les fidèles sujets du roi et en faire des papistes ?

— Que Dieu nous en préserve, mistress Lilias ! » répondit le sententieux majordome, « et cependant il y a des gens qui sont pires que des papistes.

— Je ne sais où l’on pourrait les trouver, » dit la femme de chambre avec un peu d’aigreur ; « mais je crois, monsieur Wingate, que si l’on vous parlait du diable lui-même, vous diriez qu’il y a des gens qui sont pires que Satan.

— Assurément, je le dirais, répliqua le majordome, en supposant que je visse Satan debout à côté de moi. »

La femme de chambre tressaillit ; et, après s’être écriée : « Que Dieu nous bénisse ! » ajouta : « Je m’étonne, monsieur Wingate, que vous preniez plaisir à effrayer ainsi les gens.

— Pardon, mistress Lilias, ce n’était pas là mon intention, répliqua le majordome ; mais écoutez un peu : les papistes n’ont le dessous que pour le moment ; et qui sait combien de temps ce mot moment durera ? Il y a deux grands comtes papistes dans le nord de l’Angleterre, qui ont en abomination le mot réformation ; je veux dire les comtes de Nothumberland et de Westmoreland, hommes assez puissants pour ébranler quelque trône que ce soit dans la chrétienté. Ensuite, quoique notre roi d’Écosse, que Dieu le bénisse ! soit bon protestant, cependant il y a sa mère, qui était notre reine… J’espère qu’il n’y a pas de mal à dire aussi : que Dieu la bénisse !… Elle est catholique ; et il y a bien des personnes qui commencent à croire qu’on s’est conduit trop durement envers elle : c’est ainsi que pensent les Hamilton dans l’Ouest, et quelques-uns de nos dans des frontières ; et les Gordon, dans le Nord, qui tous désirent voir un nouvel ordre de choses. Or, si par hasard ce nouvel ordre de choses arrive, il est probable que la reine reprendra sa couronne, et que la messe et les croix se relèveront ; et alors à bas les chaires, les robes de Genève, et les bonnets de soie noire.

— Et vous, monsieur Jasper Wingate, dit Lilias, vous qui avez entendu la parole et écouté le pur et précieux M. Henri Warden, pouvez-vous bien déclarer, ou seulement penser sans frémir, que le papisme tombera sur nous comme une tempête, ou que la femme Marie fera de nouveau du trône royal d’Écosse un trône d’abomination ? Je ne m’étonne pas que vous soyez si poli envers ce moine encapuchonné, lorsqu’il vient ici avec ses yeux baissés qu’il ne lève jamais sur la figure de milady, avec sa douce petite voix, ses souhaits et ses bénédictions. Qui accueillerait tout cela au château, si ce n’est maître Wingate ?

— Mistress Lilias, » dit le majordome du ton d’un homme qui se propose de clore la discussion, « il y a raison pour tout. Si j’ai reçu le père Ambroise avec complaisance, et si j’ai souffert qu’il eût, de temps en temps et comme à la dérobée, quelques moments de conversation avec ce Roland Græme, ce n’est pas que je me souciasse le moins du monde de sa bénédiction ou de sa malédiction, mais seulement par respect pour le sang de mon maître. Dans le cas où Marie reviendrait, qui sait s’il ne nous offrira point à son tour un appui solide, comme celui que son frère nous a prêté jusqu’ici ? Car c’en est fait du comte de Murray si la reine recouvre ce qui lui appartient : heureux encore s’il peut conserver sa tête sur ses épaules ! Puis tombe notre chevalier, avec le comte son patron ; et qui doit s’asseoir sur la selle vide, si ce n’est ce père Ambroise ? Le pape de Rome peut le relever promptement de ses vœux, et alors nous aurions sir Édouard le guerrier, au lieu d’Ambroise le moine. »

La colère et l’étonnement empêchaient Lilias de parler pendant que son vieil ami, avec l’air d’un amour-propre satisfait, lui faisait part de ses spéculations politiques. Enfin, elle fit éclater son courroux et son mépris : « Quoi ! maître Wingate, s’écria-t-elle, avez-vous mangé le pain de ma maîtresse, sans parler de celui de mon maître, pendant un si grand nombre d’années, pour penser qu’elle puisse être dépossédée de son château d’Avenel par un misérable moine qui n’a pas une goutte du même sang dans ses veines ? Moi, qui ne suis qu’une femme, je voudrais voir auparavant qui est le plus solide de ma quenouille ou de son capuchon. Vous devriez rougir de honte, maître Wingate ! Si je ne vous regardais comme une ancienne connaissance, ceci irait droit aux oreilles de ma maîtresse, dût-on m’appeler pour ma peine rapporteuse et conteuse d’histoires, comme lorsque je dis que Roland Græme avait tiré un coup de fusil au cygne sauvage. »

Maître Wingate fut un peu déconcerté en s’apercevant que le détail qu’il avait donné de ses profondes vues politiques avait fait naître dans l’esprit de la femme de chambre des soupçons sur sa fidélité, plutôt que de l’admiration pour son savoir : il chercha donc, aussi promptement que possible, à se justifier et à donner des explications, quoique intérieurement il fût très-offensé du jour déraisonnable, suivant lui, sous lequel il avait plu à mistress Lilias Bradbourne d’envisager ses expressions. Il demeura convaincu que le refus d’approbation de la suivante provenait uniquement de ce qu’elle considérait que le père Ambroise, en supposant qu’il devînt maître du château, aurait certainement besoin des services d’un majordome, mais que ceux d’une femme de chambre deviendraient, dans la même supposition, totalement superflus.

Après que l’explication eut été reçue comme les explications le sont ordinairement, les deux amis se séparèrent, Lilias, pour répondre au sifflet d’argent de sa maîtresse qui l’appelait auprès d’elle, et le prudent majordome pour s’acquitter des devoirs de sa place. Ils se séparèrent avec un moindre degré de déférence et d’égards que de coutume : car le majordordome sentait que sa sagesse mondaine était en quelque façon censurée par l’attachement plus désintéressé de la femme de chambre ; et mistress Lilias Bradbourne était forcée de considérer son vieil ami, à peu près comme un homme qui s’accommode à tous les temps et à toutes les circonstances.

CHAPITRE VII.

le page et le fauconnier.


Lorsque j’ai une pièce de six sous sous mon pouce, alors j’ai crédit dans chaque ville, mais quand je suis pauvre, on me dit de passer. Oh ! la pauvreté divise des gens qui étaient bons compagnons.
Vieille chanson.


Tandis que le départ du page fournissait matière à la conversation que nous avons détaillée dans le dernier chapitre, le ci-devant favori était fort avancé dans son voyage solitaire, sans qu’il sût bien quel en était l’objet ni quel en serait le résultat probable. Il avait dirigé son esquif vers le côté du lac le plus éloigné du village, parce qu’il désirait échapper à l’observation des habitants. Son orgueil lui disait tout bas que, dans un état d’abandon, il ne serait pour eux qu’un objet de surprise et de compassion ; et sa générosité lui faisait craindre que le moindre sentiment d’intérêt que sa situation ferait naître ne fût représenté au château d’une manière défavorable. Un léger incident le convainquit bientôt qu’il avait peu à craindre pour ses amis sous ce dernier rapport. Il fut rencontré par un jeune homme plus âgé que lui de quelques années, et, qui, en d’autres circonstances, avait été trop heureux qu’il lui permît de l’accompagner à la chasse comme un subordonné. Ralph Fischer s’approcha pour le complimenter avec toute l’ardeur d’un protégé reconnaissant.

« Quoi ! monsieur Roland, vous dans ces campagnes sans faucon, sans lévrier !

— Faucon ni lévrier, dit Roland, n’entendront peut-être plus à l’avenir les sons de ma voix. J’ai été congédié, c’est-à-dire j’ai quitté le château. »

Ralph fut surpris de cette nouvelle. « Quoi ! ajouta-t-il, allez-vous passer au service du chevalier, et prendre la cuirasse et la lance ?

— Non certes, reprit Roland Græme, je quitte aujourd’hui et pour toujours le service d’Avenel.

— Et où allez-vous donc ? » demanda le jeune paysan.

« Ah ! il me serait difficile de répondre à la question que vous m’adressez ; je n’ai pas encore pris de parti à cet égard ? » répliqua le favori disgracié.

« Allons, allons, ajouta Ralph, quelque direction que vous preniez, je réponds bien que milady ne vous congédie pas sans vous avoir préalablement garni le gousset.

« Misérable esclave ! s’écria Roland Græme, penses-tu donc que j’accepterais quelque faveur d’une femme qui m’abandonne aux traits de la calomnie, et qui me sacrifie à un prêtre hypocrite et à une servante intrigante ? Le pain que me procurerait une telle aumône serait pour moi du poison. »

Ralph considéra son ancien ami avec un air de surprise mêlé de mépris. Enfin il lui dit : « Pourquoi vous emporter ainsi ? sans doute chacun doit connaître ses besoins ; mais si j’errais au milieu de cet affreux marais, à cette heure du jour, ne sachant où aller, certes je me trouverais heureux d’être possesseur de quelques grosses pièces de monnaie, n’importe d’où elles me vinssent. Mais peut-être viendrez-vous avec moi chez mon père ; c’est-à-dire pour une nuit seulement, car j’attends demain mon oncle Menelaws et tous ses gens. Ainsi, venez, acceptez ma proposition, pour une nuit seulement, je vous le répète. »

Cette hospitalité, offerte évidemment à contre-cœur, était donc limitée à la durée d’une nuit. Une telle offre devait nécessairement offenser l’orgueil du favori disgracié.

« J’aimerais mieux dormir sur l’humide bruyère, dit Roland Græme, ainsi que je l’ai fait plusieurs nuits en des circonstances moins pressantes, que de reposer ma tête dans le galetas enfumé de ton père, qui sent la tourbe et l’usquebaugh comme le plaid d’un montagnard.

— Comme vous voudrez, mon maître, répliqua Ralph Fischer, puisque vous êtes si délicat ; peut-être plus tard serez-vous bien aise de sentir la tourbe et l’usquebaugh, si vous allez bien loin sans un sou dans la poche. Vous eussiez dû remercier Dieu de l’offre que je vous fais ; et certes tout le monde ne s’exposerait pas ainsi à déplaire aux maîtres, en accueillant un serviteur congédié !

— Ralph, dit Roland Græme, je vous prie de vous rappeler que plus d’une fois je vous ai frotté d’importance : en bien ! voici précisément la baguette qui m’a servi à cet effet et dont vous avez ressenti les coups. »

Ralph, rustre épais et grossier, était alors dans la force de l’âge ; plein de confiance dans la supériorité de ses forces vraiment athlétiques, il ne répondit aux menaces du frêle jeune homme que par un sourire de mépris.

— C’est bien le même bâton, mais non le même garçon, dit-il ; et voilà qui rime comme dans une ballade[15]. Sachez donc… mon page ci-devant, que, quand votre baguette me menaçait, si je ne levais pas la mienne, ce n’était point par la crainte que vous m’inspiriez, mais bien par celle que me causaient vos supérieurs ; et je ne sais même pas qui m’empêche de me venger maintenant des coups que je dois à la houssine dont vous me menacez. En effet, monsieur Roland, je pourrais vous prouver que si je supportais autrefois vos corrections, j’épargnais non votre peau mais bien la livrée de votre maîtresse. »

Au milieu de la colère qui le dominait, Roland Græme fut assez sage pour voir qu’en continuant cette altercation, il s’exposerait à la brutalité d’un rustre plus âgé et plus robuste que lui. Et tandis que son antagoniste, avec une sorte de rire mêlé de sarcasme et de défi, semblait provoquer le combat, le jeune page d’Avenel, sentant toute l’amertume et toute l’humilité de sa condition, répandit un torrent de larmes, qu’il s’efforça vainement de dérober aux yeux de Ralph en se couvrant la figure avec ses mains.

Le rustre lui-même fut touché de la détresse de son ancien compagnon.

« Allons, monsieur Roland, dit-il, vraiment je badinais ; je ne voudrais pas vous faire du mal, à vous qui êtes une vieille connaissance. Mais, croyez-moi, avant de menacer un homme du bâton, mesurez la hauteur de sa taille : voyez, votre bras n’est qu’un fuseau si vous le comparez au mien. Cependant, écoutez, j’entends le vieux Adam Woodcock qui appelle son faucon. Allons, venez, nous passerons une joyeuse après dînée, et nous irons chez mon père en dépit de la tourbe et de l’usquebaugh. Peut-être pourrons-nous vous procurer quelque moyen honnête de gagner votre pain, quoiqu’il soit difficile de se tirer d’affaire dans les temps malheureux où nous vivons. »

L’infortuné page gardait le silence : il ne retirait point ses mains de dessus sa figure, et Fischer continuait de le consoler à sa manière.

« Lorsque vous étiez le mignon de milady, on vous accusait généralement de fierté, quelques-uns même vous croyaient papiste, et je ne sais plus quoi ; maintenant donc que vous n’avez plus de protecteurs, il faut être sociable et franc, subir l’examen du ministre, faire en sorte qu’on ait une tout autre opinion de vous. Et si le ministre vous juge coupable, vous devez courber votre tête en silence. Si un gentilhomme ou le page d’un gentilhomme vous adresse une parole dure ou vous inflige quelque légère correction, dites-lui seulement : Je vous remercie d’avoir épousseté mon habit, ou quelque chose de semblable ; précisément comme je me comportais moi-même envers vous. Mais écoutez Woodcock qui siffle encore : allons, suivez-moi, et je continuerai, en marchant, à vous mettre au courant de tout cela.

— Je vous remercie, » dit Roland Græme, s’efforçant de prendre un air d’indifférence et de supériorité ; » mais je me suis tracé une autre route, et quand même il n’en serait pas ainsi, je ne pourrais suivre celle que vous prenez.

— Très-bien, monsieur Roland, reprit le rustre, chacun doit connaître ses propres affaires ; je ne vous détournerai donc point de votre chemin. Mais au moins, camarade, donnons-nous une poignée de main. Quoi ! vous me refusez, et nous allons nous séparer ? Eh bien soit ! commue il vous plaira. Peu m’importe. Adieu donc, que le ciel vous bénisse !

— Adieu, adieu, » dit Roland avec vivacité. Et le rustre s’éloigna rapidement en sifflant, joyeux sans doute d’être débarrassé d’un homme dont les prétentions auraient pu le gêner, et qui d’ailleurs ne possédait plus les moyens de lui être utile.

Roland Græme redoubla de vitesse aussi long-temps que Ralph et lui furent en vue l’un de l’autre. Il désirait que son ancien camarade n’aperçût aucune indécision, aucune incertitude dans sa résolution. Mais combien était cruel l’effort qu’il faisait sur lui-même ! Il était comme étourdi et saisi de vertiges ; il lui semblait marcher sur un terrain dépourvu de solidité, fléchissant sous ses pas comme la surface d’un marécage ; il faillit même tomber deux ou trois fois, quoiqu’il marchât sur une pelouse ferme et unie. Et néanmoins, en dépit de l’agitation intérieure qui se révélait par ces symptômes, il continua résolument sa route jusqu’à ce que le penchant de la colline eût dérobé Ralph Fischer à ses yeux. Alors le cœur lui manqua tout à coup ; il s’assit sur le gazon, et loin du regard des hommes, il répandit des larmes abondantes et amères, s’abandonnant sans réserve à cette expression naturelle de la douleur, de la crainte et de la vanité blessée.

Enfin la violence des divers sentiments qui l’assiégeaient s’étant apaisée, le jeune homme, isolé, sans amis, éprouva ce soulagement du cœur qui succède d’ordinaire à une pareille explosion. Des larmes coulaient encore une à une le long de ses joues, mais elles n’avaient plus la même amertume. Bientôt le souvenir de sa bienfaitrice réveilla dans son cœur un sentiment triste, mais non sans douceur ; il se rappela son intarissable bonté, et l’attachement sincère dont il était l’objet de sa part, en dépit même de quelques actes d’étourderie : oh ! combien il se les reprochait maintenant ! ils lui paraissaient autant d’offenses impardonnables, adressées à celle qui l’avait protégé contre toute espèce de machination, contre les conséquences de ses propres folies, et qui certes n’eût pas cessé de lui accorder sa bienveillance, si l’excès d’une ridicule présomption ne l’eût contrainte à la lui retirer.

« Quelque cruelles que soient les humiliations que j’ai supportées, dit-il, je n’ai point à m’en plaindre ; elles ont été la juste récompense de mon ingratitude. Devais-je accepter l’hospitalité, et l’amour plus que maternel de ma protectrice ? Ne devais-je pas lui découvrir quelle était ma religion ? Au moins elle apprendra que la reconnaissance parle au cœur d’un catholique comme au cœur d’un puritain ; que si je me suis montré imprudent, je n’ai point été criminel ; qu’au milieu de mes extravagances je l’ai toujours aimée, respectée, honorée. Le malheureux orphelin a pu être coupable d’étourderie, mais d’ingratitude, jamais ! »

Roland, agité par ces diverses pensées, changea de direction, et se dirigea immédiatement et à pas précipités vers le château ; mais cette première ardeur, inspirée par le repentir, se dissipa bientôt quand il réfléchit au dédain et au mépris qui accueilleraient indubitablement son retour. « Fugitif, humilié, il vient, dirait-on, demander en suppliant le pardon de ses fautes, et solliciter la permission de reprendre son service. » Alors il ralentit sa marche sans s’arrêter cependant.

Prenant ensuite une détermination plus ferme : « Eh bien ! dit-il, qu’on me montre au doigt, qu’on me raille, qu’on me méprise, que l’on parle de mon amour-propre blessé, de mon orgueil humilié ! que m’importe ? c’est une expiation de mes folies ; je la supporterai avec patience… Mais si ma bienfaitrice elle-même me jugeait assez bas, assez vil pour recourir à des supplications, non dans la seule vue d’obtenir d’elle mon pardon, mais pour faire renaître les avantages que m’accordait sa bienveillance… Elle, me soupçonner de bassesse ! non, je ne puis supporter cette idée. »

Il s’arrêta, et son orgueil, joint à l’opiniâtreté naturelle de son caractère, se révoltant contre les justes sentiments qui l’animaient, lui remontra que, bien loin de regagner la faveur de lady Avenel, il ne ferait qu’encourir ses dédains, en prenant le parti que lui avait dicté la première ardeur de son repentir.

« Si du moins, pensait-il, j’avais quelque prétexte plausible, quelque raison spécieuse qui fit voir que je ne retourne pas au château en suppliant dégradé, en valet congédié, je pourrais m’y présenter : mais ainsi, impossible ; mon cœur s’élancerait de ma poitrine en se brisant ! »

Il était plongé dans ses pensées lorsqu’un objet passa dans l’air assez près de lui pour raser les plumes de sa toque : ses yeux furent éblouis. Il leva la tête, et reconnut le faucon favori de sir Halbert, qui, voltigeant autour de sa tête, semblait réclamer son attention, comme celle d’un ami bien connu. Roland étendit le bras et appela l’oiseau, qui vint immédiatement se poser sur son poignet, où il se mit à lisser son plumage ; et de temps en temps son œil fauve dardait sur le jeune homme un regard vif et brillant qui, semblait demander pourquoi il ne le caressait pas avec sa tendresse ordinaire.

« Ah, Diamant ! » dit-il, comme si l’oiseau eût pu le comprendre, « nous serons désormais étrangers l’un à l’autre. Je t’ai vu accomplir de brillants exploits, je t’ai vu combattre et vaincre plus d’un brave héron ; mais maintenant tout est fini, à l’avenir il n’y aura plus pour moi de chasse au faucon.

— Et pourquoi pas ? monsieur Roland, » dit Adam Woodcock, le fauconnier, sortant d’un bouquet d’aunes qui l’avait jusqu’alors dérobé à la vue : pourquoi n’y aurait-il plus pour vous de chasse au faucon ? Que deviendriez-vous, camarade, s’il vous fallait renoncer aux plaisirs de la chasse ? Vous connaissez cette vieille chanson pleine de gaieté :

Plutôt que de passer sa vie
Libre en toute chose, sinon
De lancer son noble faucon,
De suivre sa même chérie,
Allan aimerait mieux souffrir

Et la misère et l’esclavage ;
Allan aimerait mieux pourrir
Au fond de quelque marécage ;
Allan aimerait mieux mourir.

La voix de l’honnête fauconnier était amicale et sincère ; le ton avec lequel il avait moitié chanté moitié récité sa ballade, respirait la franchise et la cordialité. Mais le souvenir de leur querelle et de ses conséquences embarrassait Roland, et l’empêchait de répondre. Le fauconnier vit son hésitation, et en devina la cause.

« Quoi donc ! monsieur Roland, dit-il, vous qui êtes à moitié Anglais, pensez-vous que moi, qui le suis tout à fait, je vous garde rancune lorsque vous êtes dans le malheur ? J’agirais alors comme le font certains Écossais, mon respectable maître toujours excepté, qui savent faire bonne mine à ceux qu’ils détestent, attendre le moment opportun, et retenir leur secret ; ils trinquent familièrement avec vous, vous suivent à la chasse au faucon et au lévrier ; et après tout, quand l’occasion se présente, ils se vengent de quelque vieille querelle à la pointe du poignard. Un franc habitant d’York oublie toujours les vieilles querelles. Oui, camarade, m’eussiez-vous porté quelque coup, je le supporterais peut-être plus volontiers qu’une parole grossière de la part d’un autre ; car vous avez des connaissances profondes en fauconnerie, quoique vous souteniez qu’il faut laver la viande des fauconneaux. Ainsi donnez-moi votre main, et plus de rancune.

Quoiqu’il sentît son orgueil se révolter de la familiarité de l’honnête Adam, Roland ne put résister à sa grossière franchise. Se couvrant la figure de l’une de ses mains, il tendit l’autre au fauconnier, et répondit de bon cœur à ses témoignages d’amitié.

« Voilà qui est bien, reprit Woodcock. J’ai toujours dit que vous aviez bon cœur, quoique certainement il y ait dans votre caractère quelque chose de diabolique. Je m’étais rendu de ce côté avec le faucon à l’effet de vous trouver, lorsque ce maraud de Ralph, que je rencontrai, m’indiqua la direction que vous aviez prise. Vous avez toujours eu trop bonne opinion de ce faquin, monsieur Roland, car tout ce qu’il sait en fauconnerie il le tient de vous. J’ai deviné à son air ce qui s’était passé entre vous deux, aussi me suis-je incontinent débarrassé de lui. J’aimerais mieux un oiseau pilleur au milieu de mes faucons qu’un fripon de son espèce à mes côtés. Mais enfin, monsieur Roland, dites-moi, de quel côté dirigez-vous votre vol ?

— Du côté qu’il plaira à Dieu, » répondit le page avec un soupir qu’il lui fut impossible d’étouffer.

« Allons, jeune homme, dit Woodcock, n’allez pas vous laisser abattre pour avoir été congédié. Qui sait si vous ne prendrez pas un plus majestueux essor ? Regardez Diamant. Quel charmant oiseau ! Qu’il semble majestueux avec son chaperon, ses sonnettes, ses cordons ! Et cependant combien de faucons sauvages de la Norwége refuseraient certainement de changer leur sort contre le sien ! Je puis en dire autant de vous. Vous n’êtes plus le page de milady ; vos habits ne seront plus désormais aussi beaux, vos repas aussi splendides, votre lit aussi doux ; vous ne pourrez plus à l’avenir vous montrer aussi galant. Mais après tout, que vous importe ? Si vous n’êtes plus le page de milady, vous êtes au moins votre maître ; vous pouvez aller où bon vous semble, sans être obligé de songer au cri ou au sifflet ; ce qu’il y a de fâcheux cependant, c’est qu’il faut renoncer à la chasse ; mais aussi qui sait ce que vous pourrez devenir un jour ? Regardez sir Halbert lui-même ; sauf le respect que je lui dois, il se trouva, dit-on, fort heureux autrefois d’avoir été choisi pour garder les forêts de l’abbé. Eh bien ! il possède aujourd’hui lévriers et faucons, et qui plus est, Adam Woodcock pour fauconnier.

— Votre raisonnement est fort juste, Adam, » répondit le jeune homme en rougissant ; « et quoique les sonnettes que porte le faucon soient en argent, certes le vol de l’oiseau serait plus élevé si son corps n’était pas chargé de cet ornement futile.

— Bravement parlé, en vérité ! s’écria le fauconnier ; mais dites-moi, où allez-vous en ce moment ?

— Je pensais à me rendre à l’abbaye de Kennaquhair, reprit Roland Græme, pour y implorer les conseils du père Ambroise.

— Puisse la joie vous suivre en ces lieux ; mais, objecta le fauconnier, il y a tout lieu de croire que vous trouverez les vieux moines plongés dans la douleur. On dit que, se repentant de les avoir trop long-temps soufferts, les communes menacent de les chasser de leurs cellules, et de faire célébrer une messe en l’honneur du diable dans la vieille église même de l’abbaye. Ils pensent qu’ils ont trop négligé ce petit divertissement, et je suis de leur avis.

— Alors, » dit hardiment le page, « le père Ambroise ne sera pas fâché d’avoir à ses côtés un ami fidèle.

— Mais prenez garde, jeune homme, reprit le fauconnier, l’ami du père Ambroise, en restant à l’abbaye, peut courir des dangers, il pourrait attraper quelque bon coup en voulant mettre le holà.

— Cela m’importe peu, jamais la crainte ne m’arrêtera. Une seule considération pourrait me retenir : en visitant le père Ambroise, je troublerai peut-être l’harmonie qui existe entre les frères. Je me rendrai donc ce soir à l’ermitage de Saint-Cuthbert ; le vieux anachorète m’y donnera l’hospitalité pour une nuit, et de là j’enverrai demander au père Ambroise s’il pense que je puisse me présenter au couvent.

— Par Notre-Dame ! ce plan est raisonnable, et maintenant, » continua le fauconnier, non sans une sorte d’embarras qui contrastait avec sa franchise ordinaire, comme s’il ne pouvait trouver les mots convenables pour exprimer sa pensée ; « et maintenant, monsieur Roland, pourriez-vous me dire avec quoi est doublé le sac dans lequel vous savez que je porte la nourriture de mes faucons ?

— Belle demande ! il est doublé de cuir certainement, » répondit Roland surpris de l’hésitation que Woodcock mettait à lui adresser une question si simple.

« De cuir, jeune homme ! reprit Woodcock, oui sans doute, mais d’argent aussi ! Voyez, voyez, » dit-il montrant une fente cachée dans la doublure de son sac. « Voici trente groats, en bel et bon argent ; dix sont à votre service, je vous les offre de bon cœur : qu’il m’en a coûté pour vous dire cela ! mais le mot est lâché, Dieu merci. »

Roland eut d’abord la pensée de refuser ce secours ; mais il se rappela le vœu d’humilité qu’il venait de faire, et il se persuada qu’il fallait user de l’occasion qui se présentait pour mettre sa résolution à l’épreuve. Tâchant donc de se maîtriser, il répondit à Adam Woodcock avec autant de franchise que son naturel lui permettait d’en montrer au moment où il faisait une pareille violence à ses sentiments, qu’il acceptait avec reconnaissance son offre généreuse. Cependant, pour que sa vanité sans cesse renaissante n’eût pas tant à souffrir, il ne put s’empêcher d’ajouter qu’il espérait être bientôt en état d’acquitter cette dette.

« À votre aise, à votre aise, jeune homme ! » dit le fauconnier d’un air de gaieté en lui comptant la somme si généreusement offerte. Puis il ajouta avec un enjouement sans égal : « Maintenant vous pourrez parcourir le monde ; car celui qui sait monter un cheval, donner du cor, diriger une meute, dresser un faucon, manier l’épée et le bouclier ; celui qui avec cela possède une paire de souliers, une cotte d’armes verte, et dix groats dans sa bourse, peut braver le chagrin et courir l’aventure. Adieu, que le ciel vous bénisse ! »

En achevant ces mots, comme s’il eût voulu se dérober aux remercîments de son compagnon, il le quitta subitement et le laissa continuer seul le cours de son voyage.


CHAPITRE VIII.

l’ermitage de saint-cuthbert.


Les candélabres sacrés ont été enlevés ; une mousse grisâtre couvre les pierres de l’autel ; l’image sainte a été renversée, la cloche a cessé de vibrer dans les airs ; les murailles de l’église sont détruites et renversées ; les saintes reliques sont dispersées ; le pieux anachorète n’est plus : que le Dieu tout-puissant ait son âme.
Rediviva.


L’ermitage de Saint-Cuthbert avait été construit, dit-on, dans un de ces lieux de station que ce vénérable saint avait assigné à ses moines, lorsque, chassés par les Danois de leur couvent de Linchsfern, ils formèrent une société de religieux péripatéticiens. Portant sur leurs épaules le corps de leur patron, ils le transportèrent à travers les campagnes de l’Écosse et les frontières de l’Angleterre, jusqu’à ce qu’il lui plût enfin de leur épargner la peine de le porter dans des régions plus éloignées, en choisissant un asile non loin des tours de la seigneurie de Durham. L’odeur de sa sainteté s’attacha même aux lieux où il avait permis aux moines qui le portaient de prendre un repos passager : aussi les pieux cénobites montraient-ils avec une sorte de fierté les lieux voisins de leur couvent, où saint Cuthbert s’était quelque temps arrêté. Peu de ces lieux étaient plus renommés et plus en honneur que le célèbre ermitage de saint-Cuthbert, vers lequel Roland Græme se dirigeait. Il se trouvait situé tout à fait au nord-ouest de la grande abbaye de Kennaquhair, dont il était une des dépendances. On remarquait dans le voisinage quelques-uns de ces sites qui exercent une influence indéfinissable sur le cœur de l’homme ; et en effet le clergé romain a toujours été heureux dans le choix qu’il a fait des lieux qu’il destinait à la religion.

Non loin de l’ermitage était une source dont les eaux possédaient quelques vertus médicinales. L’anachorète comme on le pense bien, s’en était déclaré le gardien et le patron, et cette source lui procurait parfois certains avantages : ceux en effet qui voulaient mettre à profit les vertus salutaires de ses ondes pouvaient se dispenser difficilement de laisser au saint homme des marques de leur libéralité. Quelques perches d’une terre fertile servaient au moine de jardin. Une éminence couverte d’arbres qui s’élevait derrière l’ermitage l’abritait du côté du nord et de l’est, et la façade était exposée au sud-ouest, en regard d’une vallée à la fois pittoresque et sauvage, au bas de laquelle serpentait un ruisseau limpide qui luttait avec un léger murmure contre chaque pierre qui interrompait son cours.

L’ermitage lui-même était plutôt simplement que grossièrement bâti : c’était un bâtiment gothique peu élevé, composé de deux petites pièces, dont l’une servait d’habitation au moine ; dans l’autre se trouvait la chapelle. Comme peu de membres du clergé séculier avaient osé fixer leur séjour si près des frontières, le secours de ce moine dans les affaires spirituelles n’avait pas été inutile à la communauté, tant que le catholicisme avait conservé son ascendant ; car il avait reçu les pouvoirs nécessaires pour marier, baptiser et administrer les autres sacrements de l’Église catholique. Mais comme depuis peu les progrès du protestantisme avaient été sensibles, l’ermite avait jugé à propos de se renfermer dans une retraite absolue, et de vivre, autant que possible, de manière à n’être ni observé, ni censuré. Cependant l’aspect de l’habitation, lorsque Roland Græme s’y présenta à la chute du jour, prouvait évidemment que la prudence et les précautions du moine avaient été sans effet.

Le page allait frapper à la porte lorsqu’il remarqua, à sa grande surprise, non seulement qu’elle était ouverte, mais que le gond supérieur avait été arraché, et que, ne tenant plus au chambranle que par celui du bas, elle ne pouvait remplir ses fonctions. Un peu alarmé à cette vue, et ne recevant pas de réponse, quoiqu’il eût frappé et appelé, Roland se mit à examiner avec attention les dehors du petit bâtiment avant de s’aventurer dans l’intérieur. Les fleurs, attachées soigneusement et dirigées le long des murailles, avaient été tout récemment arrachées : leurs tiges flétries gisaient sur la terre : les fenêtres à treillages avaient été rompues et enfoncées. Enfin le petit jardin, où les travaux assidus de l’ermite entretenaient l’ordre et la fraîcheur, avait été ravagé, détruit, foulé sous les pieds des hommes et les pas des animaux.

La source sainte elle-même n’avait pas été épargnée. Elle coulait auparavant sous un dôme en arcades, que la dévotion des anciens temps avait érigé pour abriter ses eaux salutaires. Les arcades étaient presque entièrement démolies, et les pierres avaient été jetées dans le bassin comme pour obstruer, pour étouffer la source, qui, après avoir partagé les honneurs du saint, était de moitié dans sa disgrâce. Les destructeurs avaient arraché une partie du toit de l’ermitage ; ils avaient même attaqué avec la pioche et le levier l’un des angles du bâtiment et en avaient déplacé plusieurs grosses pierres : mais la solidité de la maçonnerie leur avait opposé un obstacle qu’ils n’eurent pas le temps ou la patience de vaincre.

Si l’on visite de pareilles ruines, quand plusieurs années ont passé sur elles, quand le travail incessant de la nature a fait graduellement disparaître les traces de la violence des hommes, soit sous les touffes d’herbe grimpante, végétation luxuriante des étés, soit sous les taches moussues de la saison humide ; à travers ce voile pittoresque, elles offrent une mélancolique beauté. Mais quand les récentes atteintes du marteau des démolisseurs étalent encore leur nudité hideuse, rien n’adoucit le sentiment de désolation que ces débris inspirent : et tel était le spectacle que le jeune homme contemplait avec une profonde amertume.

Dès que Roland Græme fut revenu de sa première surprise, il n’eut pas de peine à trouver la cause de ces ravages. La destruction des édifices papistes n’eut pas lieu à la fois dans toute l’Écosse, mais on reprit cette œuvre à différentes époques, et selon l’esprit qui faisait agir le clergé réformé ; quelques-uns excitaient leurs auditeurs à ces actes de vandalisme ; et d’autres, doués de plus de goût et de sentiment, cherchaient à protéger les anciens autels, tout en désirant les voir purifiés des objets qui avaient attiré une dévotion idolâtre. Aussi, de temps à autre, la populace des villes et des villages écossais, excitée soit par sa propre haine contre les superstitions papistes, soit par les doctrines fanatiques de quelques prédicateurs zélés, reprenait l’œuvre de la destruction, et l’exerçait sur une église, une chapelle ou une cellule isolée, qui avait échappé au premier transport de leur indignation contre la religion de Rome. Dans plusieurs endroits, les vices du clergé catholique, provenant de la richesse et de la corruption de cette hiérarchie formidable, ne justifiaient que trop la terrible vengeance exercée sur les magnifiques édifices qu’ils habitaient. Un vieil historien écossais donne un exemple remarquable du parti que l’on tirait de ce prétexte.

« Pourquoi vous affliger ? » disait une vieille matrone en voyant le mécontentement de quelques citoyens lors de l’incendie d’un superbe couvent où le peuple avait mis le feu ; « pourquoi vous affliger de cette destruction ? si vous connaissiez la moitié des crimes abominables qui se sont commis dans cette maison, vous béniriez plutôt la justice divine : cette justice ne permet pas même aux murs insensibles qui voilaient tant de débauches, d’embarrasser plus long-temps la terre chrétienne. »

Mais, quoique, dans bien des cas, la destruction des bâtiments des catholiques romains ne fût, selon la matrone, qu’un acte de justice, et dans d’autres, un acte de politique, cette fureur de démolir les monuments de la piété et de la munificence des siècles, surtout dans un pays pauvre comme l’Écosse où il n’y avait pas de chance de les remplacer, était certainement un acte de violence inutile, et de stupide barbarie.

La solitude tranquille et modeste du moine de Saint-Cuthbert l’avait jusqu’alors sauvé du naufrage général ; mais la destruction avait enfin étendu son bras jusqu’à lui. Inquiet de savoir s’il avait au moins échappé à tout danger personnel, Roland Græme entra dans la cellule à demi ruinée.

L’intérieur du bâtiment était dans un état qui justifiait pleinement l’idée qu’il s’en était faite d’après l’aspect du dehors. Le peu d’ustensiles grossiers que possédait le solitaire étaient brisés et épars sur le sol, où il semblait qu’on eût allumé du feu avec quelques débris pour achever de tout détruire, et pour consumer surtout la vieille et grossière image de saint Cuthbert dans ses habits épiscopaux. Elle était étendue sur le sol comme Dagon, brisée à coups de hache et entamée par les flammes, mais non entièrement détruite. Dans le petit appartement qui servait de chapelle, l’autel avait été renversé, et les quatre grosses pierres qui le composaient jadis étaient éparses sur la terre. Le gros crucifix de pierre qui occupait la niche derrière l’autel en avait été précipité, et par son propre poids s’était brisé en trois morceaux. On voyait les traces des coups de marteau sur chaque portion ; néanmoins, l’image avait résisté à une destruction complète, grâce au volume et à la force des fragments qui, bien que grandement endommagés, retenaient assez de leur forme première pour indiquer ce que la sculpture avait voulu représenter.

Roland Græme, élevé en secret dans les principes de Rome, vit avec horreur la profanation de ce qui était, selon lui, l’emblème le plus sacré de la foi des chrétiens. « C’est le signe de notre rédemption, s’écria-t-il, que les félons ont osé violer ; plût à Dieu que ma faible main pût le rétablir ! et plût à Dieu que mon respect pût expier ce sacrilège !

Il se baissa pour exécuter la tâche qu’il méditait, et par un effort subit et selon lui presque incroyable, il souleva par une de ses extrémités la partie inférieure de la croix, et fit reposer cette extrémité sur le bord de la grosse pierre qui servait de piédestal. Encouragé par ce succès, il essaya sa vigueur sur l’autre bout du fragment, et à son grand étonnement il parvint à dresser le pied du crucifix debout sur le soubassement d’où il avait été arraché : de sorte que cette partie de la sainte image se trouva parfaitement rétablie.

Tandis qu’il était ainsi occupé, ou plutôt au moment où il avait accompli la première partie de son travail, une voix haute et bien connue fit entendre ces mots derrière lui ; « C’est bien, bon et fidèle serviteur ! C’est ainsi que je souhaitais revoir l’enfant de mon amour, l’espoir de mes vieux ans. »

Roland se retourna avec surprise, et la taille imposante de Madeleine Græme se dessina sous ses yeux. Elle portait une espèce de robe large, à peu près semblable à celle des pénitents catholiques, mais de couleur noire, et ne se rapprochant pas plus du manteau de pèlerin que la prudence ne le permettait dans un pays où un seul soupçon d’attachement aux pratiques de l’ancienne foi était devenu un titre à la persécution. Roland Græme la reconnut aussitôt et se jeta à ses pieds. Elle le releva et l’embrassa avec une affection mêlée d’une gravité presque sévère.

« Tu as bien conservé l’oiseau dans ton sein[16], lui dit-elle. Enfant ou jeune homme, tu as maintenu ta croyance parmi les hérétiques ; tu as gardé ton secret et le mien au milieu de tes ennemis. Je pleurai quand je me séparai de toi. Moi, qui pleure rarement, je versai des larmes, moins sur ta mort que sur ton danger spirituel. Je n’osai même pas te voir pour te dire un dernier adieu. Ma douleur, ma vive douleur m’eût trahie devant ces hérétiques. Mais tu as été fidèle. À genoux, à genoux devant ce signe sacré que les méchants insultent et blasphèment ; à genoux, et remercie les anges et les saints de la grâce qu’ils t’ont faite en te préservant de la peste qui s’attache à la maison où tu as été élevé !

— Ma mère, car c’est ainsi que je dois toujours vous nommer, répondit Græme, si je te suis rendu tel que tu peux le désirer, tu le dois aux soins du pieux frère Ambroise, dont les instructions ont confirmé tes premiers préceptes, et m’ont appris tout à la fois à être fidèle et discret.

— Qu’il en soit béni ! s’écria-t-elle, béni dans la cellule et dans le champ, dans la chaire et à l’autel ! Puissent les saints faire pleuvoir leurs bénédictions sur lui ! Le ciel toujours juste emploie les soins pieux d’Ambroise pour contrebalancer les maux que l’œuvre détestable de son frère suscite contre le royaume et l’Église… Mais il ne connaissait pas ton lignage ?

— Je ne pouvais lui dire cela moi-même, répondit Roland ; je ne savais que très-obscurément par vos paroles que sir Halbert Glendinning tient mon héritage, et que je suis d’un sang aussi noble que le premier baron écossais. Ce sont des choses qui ne s’oublient pas, mais dont j’attends l’explication de vous-même.

— Et quand le temps viendra, tu ne la demanderas pas en vain. Mais les hommes disent, mon fils, que tu es prompt et hardi ; et l’on ne doit pas confier légèrement à de pareils caractères ce qui peut fortement les émouvoir.

— Dites plutôt, ma mère, que je suis calme et de sang-froid. Quelle patience pouvez-vous exiger dont ne soit capable celui qui pendant des années a entendu ridiculiser et insulter sa religion sans plonger son poignard dans le sein du blasphémateur ?

— Console-toi, mon enfant : le temps exigeait, il exige même encore une patience à toute épreuve ; mais il mûrit dans son sein l’heure du courage et de l’action ; de grands événements se préparent, et toi, toi-même, contribueras à les précipiter. Tu as renoncé au service de la dame d’Avenel ?

— J’en ai été renvoyé, ma mère ; j’ai vécu pour en être renvoyé comme si j’étais le moindre de la maison.

— Tant mieux, mon enfant ; ton âme n’en sera que plus endurcie pour entreprendre ce qu’il faut accomplir.

— Alors, que ce ne soit rien contre la dame d’Avenel, ainsi que ton regard et tes paroles sembleraient l’intimer. J’ai mangé son pain, j’ai éprouvé sa faveur : je ne veux ni lui nuire ni la trahir.

— Nous verrons cela plus tard, mon fils ; mais apprends ceci, que ce n’est pas à toi à capituler avec le devoir, et à dire je ferai ceci et je laisserai cela. Non, Roland ! Dieu et l’homme ne peuvent plus souffrir la méchanceté de cette génération. Vois-tu ces fragments ? sais-tu ce qu’ils représentent ? et peux-tu penser que c’est à toi de faire des distinctions parmi une race maudite du ciel, qui renonce, viole, blasphème et détruit tout ce qu’on nous ordonne de croire, tout ce qu’on nous ordonne de révérer ? »

En parlant ainsi, elle courba la tête vers l’image brisée avec une vive expression de ressentiment et de zèle mêlés à une dévotion extatique ; elle leva la main gauche comme pour prononcer un vœu, et continua ainsi : « Soyez-moi témoin, bienheureux saint, dont nous occupons le temple souillé ; comme ce n’est pas pour ma propre vengeance que ma haine poursuit ce peuple, de même aucune faveur ni aucune affection terrestre envers aucun de ses membres ne me fera retirer la main de la charrue quand elle passera sur le sillon ! sois témoin, bienheureux saint, jadis errant et fugitif comme nous le sommes maintenant : sois témoin, mère de miséricorde, reine du ciel ; soyez témoins, vous tous, anges et saints ! »

Pendant ce discours plein d’enthousiasme, elle était, debout, les yeux levés vers la voûte brisée au travers de laquelle on apercevait les étoiles qui commençaient à briller dans le pâle crépuscule, tandis que les longues tresses grises qui pendaient sur ses épaules étaient agitées par la brise nocturne que les brèches des murailles et les fenêtres sans clôture laissaient entrer librement.

Roland Græme était trop dominé par ses premières habitudes, ainsi que par le sens mystérieux des paroles de sa mère, pour demander l’explication du projet dont elle parlait si obscurément. Elle ne le pressa pas davantage sur ce sujet ; car, ayant terminé sa prière ou sa conjuration en joignant les mains avec solennité, et en faisant le signe de la croix, elle s’adressa de nouveau à son petit-fils, mais d’un ton qui convenait plus aux affaires ordinaires de la vie.

« Il faut que tu partes, dit-elle, Roland, il faut que tu partes, mais pas avant le matin. Et comment t’arrangeras-tu pour passer la nuit ? Tu as été élevé plus doucement que lorsque nous étions compagnons dans les montagnes brumeuses du Cumberland et du Liddesdale.

— Au moins, j’ai conservé, ma bonne mère, les habitudes que j’avais prises alors. Je puis coucher sur la dure, et ne pas le trouver pénible ; depuis le temps où j’errais avec toi, j’ai été chasseur, pécheur, oiseleur ; chacune de ces professions habitue à dormir tranquillement même sous le triste abri que le sacrilège nous a laissé ici.

— Oui, triste abri que le sacrilège nous a laissé ! » dit la matrone en appuyant sur ses paroles. « C’est très-vrai, mon fils ; et les fidèles enfants de Dieu sont aujourd’hui tristement abrités quand ils logent dans la maison de Dieu et la demeure de ses saints bienheureux. Nous coucherons froidement ici, exposés au vent de la nuit qui siffle à travers les brèches que l’hérésie a faites. Ils seront couchés plus chaudement, ceux qui les ont faites, oui, et pendant une longue éternité ! »

Malgré les expressions sauvages et étranges de cette femme, elle paraissait conserver à l’égard de Roland Græme cette affection, cet amour constant dont les femmes entourent leurs nourrissons et les enfants qui réclament leurs soins. Elle ne voulait lui laisser faire lui-même rien de ce que jadis elle avait l’habitude de faire pour lui ; et, dans le vigoureux jeune homme qu’elle avait sous les yeux, elle semblait toujours voir le débile nouveau-né qui jadis réclamait toute sa sollicitude.

« Qu’as-tu à manger maintenant ? » dit-elle en quittant la chapelle, pour entrer dans la demeure déserte du prêtre ; « quels moyens as-tu pour allumer du feu et te protéger contre cet air froid et rigoureux ? Pauvre enfant ! tu as fait peu de provisions pour un long voyage ; et tu n’as que peu de ressources en toi-même en ce temps qui n’en offre aucune. Mais Notre-Dame a mis à tes côtés celle à qui les besoins de tous genres sont aussi connus que l’étaient jadis l’abondance et la splendeur ; et avec le besoin, Roland, viennent les arts qu’il invente. »

Elle commença les arrangements domestiques du soir avec une diligence active et complaisante, qui contrastait étrangement avec le sérieux de sa dévotion catholique. Un sachet, qui était caché sous ses vêtements, fournit une pierre et un acier, et avec les débris qui l’entouraient, en exceptant scrupuleusement ceux de l’image de saint Cuthbert, elle obtint assez de bois pour allumer un feu pétillant et animé dans l’âtre de la cellule abandonnée.

« Et maintenant, dit-elle, quelles provisions avons-nous ?

— N’y pensez pas, ma mère, dit Roland, à moins que vous n’en ayez besoin vous-même. C’est peu de chose pour moi d’endurer une nuit d’abstinence, et c’est une légère expiation des transgressions aux règles de notre Église, auxquelles j’ai été contraint de me soumettre pendant mon séjour au château.

— Besoin pour moi-même ! reprit la matrone. Sachez, jeune homme, qu’une mère ne connaît jamais les besoins tant que ceux de son enfant ne sont pas apaisés. » Et avec une affection tout à fait différente de sa manière ordinaire, elle ajouta : « Roland, il ne faut pas jeûner ; vous en êtes dispensé ; vous êtes jeune, et pour la jeunesse la nourriture et le sommeil sont des besoins indispensables. Ménagez vos forces, mon enfant ; votre souveraine, votre religion, votre pays, l’exigent. Laissez à la vieillesse à macérer par le jeûne un corps qui ne peut que souffrir ; que la jeunesse, dans ces temps actifs, entretienne les forces nécessaires pour agir. »

Tout en parlant ainsi, de la même poche qui avait fourni les moyens de faire du feu, elle tira de quoi faire un repas, dont elle prit à peine sa part ; mais elle épiait son convive d’un air plein de sollicitude, contemplant avec un secret plaisir chaque preuve qu’il donnait d’un appétit juvénile aiguisé par une journée d’abstinence. Roland obéit volontiers aux ordres de son aïeule, et dévora les aliments qu’elle avait placés devant lui avec un si affectueux empressement. Mais elle secoua la tête quand il l’invita de son côté à prendre part au repas que ses soins avaient préparé ; et quand ses sollicitations devinrent plus pressantes, elle les rejeta d’un ton plus hautain.

« Jeune homme, dit-elle, vous ne savez à qui, ni de quoi vous parlez. Ceux à qui le ciel déclare ses volontés doivent le mériter par la mortification des sens ; ils ont en eux ce qui supplée à la nourriture terrestre, nécessaire aux êtres placés hors de la sphère de la vision. Pour eux les veilles passées en prières valent le sommeil le plus rafraîchissant, et dans la certitude de faire la volonté du ciel ils trouvent un banquet plus riche que les tables des monarques ! Mais dors paisiblement, mon fils, » dit-elle, quittant le ton de l’exaltation et reprenant celui de l’affection et de la tendresse maternelle. « Dors profondément, tandis que la vie est jeune en toi, et que les soins de la journée peuvent s’effacer par les songes de la nuit. Ton devoir est le mien diffèrent, et les moyens pour lesquels nous devons nous fortifier pour parvenir à notre but diffèrent également. À toi, il faut la force du corps, à moi la force de l’âme. »

Après ces mots, elle prépara un lit, composé en partie des feuilles sèches qui jadis avaient servi de couche au solitaire et aux hôtes qui parfois goûtaient son hospitalité : ces débris, négligés par les destructeurs de son humble cellule, étaient restés dans le coin qui leur était destiné. Elle y ajouta quelques vêtements qui se trouvaient en lambeaux épars sur le plancher. Elle choisit tout ce qui paraissait avoir appartenu aux habits sacerdotaux, et mit ces lambeaux de côté, comme trop sacrés pour un usage ordinaire ; du reste elle établit avec une adroite promptitude un lit tel qu’un homme bien fatigué pouvait le désirer. Tandis qu’elle se livrait à ces préparatifs, elle rejeta obstinément toute offre que lui fit le jeune homme de l’aider, et toutes ses instances pour qu’elle acceptât elle-même ce lieu de repos. « Dors, dit-elle, Roland Græme ; dors, orphelin persécuté, déshérité, fils d’une infortunée mère ; dors, je vais prier dans la chapelle près de toi. »

Il y avait dans sa manière trop d’empressement et d’enthousiasme, trop de fermeté obstinée, pour que Roland Græme luttât davantage. Cependant il éprouvait quelque honte à céder. Il semblait que son aïeule eût oublié combien d’années s’étaient écoulées depuis leur rencontre, et qu’elle s’attendît à retrouver dans un jeune homme, flatté dans tous ses goûts, et devenu volontaire, l’obéissance exacte de l’enfant qu’elle avait laissé au château d’Avenel. Cette exigence ne pouvait manquer de blesser l’orgueil naturel au caractère de Roland Græme. Il obéit, forcé à la soumission par le souvenir d’une ancienne subordination, et par des sentiments d’amour et de reconnaissance. Cependant il sentait vivement la pesanteur du joug.

« Ai-je renoncé au faucon et au chien, se dit-il, pour devenir le pupille soumis d’une vieille femme, comme si j’étais encore un enfant, moi que tant de compagnons envieux reconnaissaient eux-mêmes pour supérieur dans les exercices qu’ils apprenaient à si grand’peine, tandis que ces talents m’arrivaient naturellement à moi, comme un privilège de ma naissance ? C’est impossible, et il n’en sera pas ainsi. Je ne veux pas être l’épervier soumis qu’une femme porte, les yeux bandés, sur son poignet, et qui ne voit son but que si l’on découvre ses yeux pour lui faire prendre l’essor. Je veux connaître ses desseins avant d’y concourir. »

Ces pensées et d’autres semblables flottaient dans l’esprit de Roland Græme ; et quoique épuisé par les fatigues du jour il fut long-temps avant de pouvoir se livrer au repos.



CHAPITRE IX.

le serment.


À genoux avec moi, fais-en le serment… Je ne me fie pas aux paroles, à moins qu’elles ne soient garanties par un appel au ciel.
Ancienne comédie.


Après avoir passé la dernière partie de la nuit dans ce sommeil profond que lui avaient préparé l’agitation et la fatigue, Roland fut éveillé par l’air frais du matin et par les rayons du soleil levant. Son premier mouvement fut celui de la surprise ; car, au lieu de contempler par la fenêtre d’une tourelle les eaux du lac d’Avenel, qu’il voyait de son ancien appartement, une fenêtre sans treillis lui laissait voir le jardin bouleversé de l’anachorète banni. Il s’assit sur sa couche de feuillage, et repassa dans sa mémoire les événements de la veille, qui lui semblaient plus étranges à mesure qu’il les considérait. Il avait perdu la protectrice de sa jeunesse, et dans la même journée il avait retrouvé le guide et le soutien de son enfance. La première de ces deux circonstances ne pouvait manquer d’être pour lui un sujet continuel de regret, et il lui semblait que la dernière aurait peine à lui offrir une joie sans mélange. Il se rappelait cette femme qui lui avait servi de mère, aussi affectueuse dans ses soins qu’absolue dans son autorité. Un singulier mélange d’amour et de crainte se retrouvait dans tous ses souvenirs : il redoutait que cette enthousiaste ne cherchât à reprendre un empire absolu sur ses actions : et cette appréhension, que la conduite de Madeleine depuis la veille n’était pas faite pour dissiper, balançait cruellement la joie de cette rencontre.

« Elle ne peut vouloir, » disait l’orgueil croissant du jeune homme, « me conduire et me diriger comme un enfant, quand je suis en âge de juger de mes actions : elle ne peut le vouloir, ou si elle le veut, elle se trouvera étrangement trompée. »

Un sentiment de reconnaissance envers celle contre qui son cœur se révoltait ainsi arrêta ses pensées. Il résista aux idées qui s’élevaient involontairement dans son âme, ainsi qu’il aurait résisté aux instigations du mauvais esprit ; et pour s’aider dans cette lutte, il chercha son chapelet ; mais dans son départ précipité du château d’Avenel il l’y avait oublié.

« C’est encore pis ! dit-il. Elle ne m’a recommandé solennellement que deux choses, de dire mon rosaire et de cacher que je le disais. J’ai tenu parole jusqu’à ce moment ; mais quand elle me demandera le rosaire, il faut que je dise que je l’ai oublié. Mériterai-je qu’elle me croie quand je dirai que j’ai gardé le secret de ma foi, et que j’ai eu si peu d’égard pour son symbole ? »

Il marchait dans la chambre avec une agitation inquiète. Au fait, son attachement à sa foi était d’une nature bien différente de celle qui animait la matrone enthousiaste ; mais néanmoins quitter sa religion aurait été sa dernière pensée.

Les conseils que lui avait jadis donnés sa grand’mère s’étaient adressés à un caractère particulièrement tenace. Tout enfant qu’il était, il était fier de la confiance qu’on avait en sa discrétion, et il était résolu à prouver qu’on ne se fiait pas à lui témérairement. Malgré tout, sa résolution n’était autre que celle d’un enfant, et se serait insensiblement évanouie par l’exemple et le précepte pendant son séjour au château d’Avenel, sans les exhortations du père Ambroise. Ce moine zélé avait appris, par une lettre anonyme que lui avait remise un pèlerin, qu’un enfant catholique était au château d’Avenel, dans un aussi grand danger (ainsi le portait l’écrit) que le furent jadis les trois enfants qu’on avait jetés dans la fournaise. On le rendait responsable de la perte de cet agneau solitaire, s’il devenait la proie du loup dévorant dans le repaire duquel on avait été forcé de l’abandonner. L’idée d’une âme en danger, et d’un catholique prêt à apostasier, suffisait pour enflammer le zèle du bon père : il fit des visites plus fréquentes que d’habitude au château d’Avenel, de crainte que, faute de l’encouragement et de l’instruction secrète qu’il trouvait toujours l’occasion de donner, l’Église ne perdît un prosélyte, et que, suivant la croyance romaine, le diable ne gagnât une âme.

Cependant ces entrevues étaient rares ; et, quoiqu’elles encourageassent l’enfant isolé à garder son secret et à tenir à sa religion, elles n’étaient ni assez fréquentes ni assez longues pour lui inspirer autre chose qu’un attachement aveugle aux principes que le prêtre recommandait. Il suivait la formule de sa religion, plutôt parce qu’il croyait déshonorant d’abandonner celle de ses pères, que par aucune croyance sincère ou raisonnable de sa doctrine mystérieuse. C’était le plus grand point qui, selon lui, le distinguait de ceux parmi lesquels il vivait : il y trouvait un motif de plus, quoique caché, de mépriser les habitants du château qui lui montraient ouvertement de l’inimitié, et de s’endurcir aux instructions du chapelain Henri Warden.

« Le prédicateur fanatique, » pensait-il en lui-même pendant quelques-unes des sorties habituelles du chapelain contre l’Église de Rome, « ne se doute point de l’horreur et du mépris avec lesquels certaines personnes entendent sa doctrine profane et ses blasphèmes contre la sainte religion par laquelle tant de rois ont été couronnés, et pour laquelle tant de martyrs sont morts. »

Roland Græme associait inévitablement ses idées religieuses dans cet ordre : d’une part, catholicisme, généreuse indépendance ; de l’autre réforme, soumission honteuse d’esprit et de caractère à la direction absolue d’un prêtre fanatique. Et c’était à de pareils sentiments d’hostilité contre l’hérésie et ses fauteurs que se bornait toute la croyance du jeune page : car, fier de l’opinion religieuse par laquelle il se singularisait, il ne cherchait point à se faire expliquer les dogmes qui la caractérisent, et d’ailleurs il n’avait près de lui personne à qui il pût demander cette explication sans trahir son secret. Aussi son regret, en ne trouvant plus le rosaire que lui avait remis le père Ambroise, tenait plutôt de la honte d’un soldat qui a perdu sa cocarde ou le signe de son service, que de celui d’un religionnaire qui a oublié le symbole visible de sa foi.

Ses pensées à ce sujet étaient néanmoins pénibles, car il appréhendait que sa négligence ne fût découverte par sa parente ; il sentait qu’il n’y avait qu’elle qui eût pu transmettre ce chapelet au père Ambroise, et que son peu de soin était une triste récompense de tant de bonté.

« Elle ne manquera pas de me le demander, se dit-il ; car elle est animée d’un zèle que l’âge ne saurait ralentir ; et, je la connais, je m’attends à ce qu’elle soit irritée de ma réponse. »

Tandis qu’il raisonnait ainsi en lui-même, Madeleine Græme entra dans la chambre. « Que la bénédiction du matin soit sur ta jeune tête, mon fils ! » dit-elle avec une expression solennelle qui fit tressaillir le cœur du jeune homme : tant était pieux, triste et tendre à la fois l’accent avec lequel ces paroles coulèrent de ses lèvres ! « et tu as quitté si promptement ta couche pour saisir le premier rayon de l’aurore ? mais ce n’est pas bien, mon Roland ; jouis du sommeil tandis que tu le peux : le temps n’est pas éloigné où il faudra que ton œil veille, ainsi que le mien. »

Elle prononça encore ces mots d’un ton doucement inquiet, qui prouvait que, si les exercices habituels de son esprit étaient des sujets de dévotion, ses pensées pour son nourrisson la liaient encore à la terre par les nœuds d’une affection humaine.

Mais elle ne s’abandonna pas long-temps à des sentiments qu’elle considérait probablement comme une renonciation momentanée à une plus haute vocation. « Allons, dit-elle, jeune homme, lève-toi et marche ; il est temps que nous quittions ce lieu.

— Et où allons-nous ? répliqua le jeune homme. Quel est l’objet de notre voyage ? »

La matrone recula, et le regarda fixement avec une surprise mêlée de déplaisir.

« Pourquoi cette question ? dit-elle, ne suffit-il pas que j’indique le chemin ? as-tu assez vécu avec les hérétiques pour apprendre à substituer la vanité de ton propre jugement au respect et à l’obéissance que réclament tes supérieurs ? »

« Le moment est arrivé, pensa Roland Græme, où il faut que j’établisse ma liberté, ou que je devienne volontairement esclave à jamais ; il n’y a pas une minute à perdre. »

Madeleine confirma aussitôt ses craintes, en revenant sur le sujet qui occupait constamment son esprit, quoique personne ne sût mieux, quand il le fallait, déguiser sa religion.

« Et ton chapelet, mon fils ; as-tu dit ton chapelet ? »

Roland Græme rougit, il sentit que l’orage approchait : mais il lui répugnait de l’éloigner par un mensonge.

« J’ai oublié mon rosaire au château d’Avenel.

— Oublié ton rosaire ! s’écria-t-elle ; infidèle à ta religion et à la nature, as-tu perdu ce qu’on t’a envoyé de si loin, et avec tant de danger, un gage de l’amour le plus vrai, dont chaque grain aurait dû être aussi précieux peur toi que la prunelle de tes yeux ?

— Je regrette qu’il en soit arrivé ainsi, ma mère, répliqua le jeune homme, et j’y attachais la plus grande valeur en ce qu’il venait de vous. Quant au reste, j’espère gagner assez d’or, en faisant mon chemin dans le monde, et jusque là un chapelet d’ébène ou de noisettes enfilées fera le même effet.

— L’entendez-vous ? dit la grand’mère : tout jeune qu’il est, il a déjà pris des leçons à l’école du diable ! Un rosaire consacré par le saint père lui-même, et sanctifié par sa bénédiction ! ce sont, dit-il, quelques grains d’or, dont on peut remplacer la valeur par le salaire de son travail profane, et la vertu par un cordon de noisettes ! Hérésie ! Voilà donc le fruit des leçons de Henri Warden ; c’est ainsi que ce loup qui ravage le troupeau du bon pasteur, t’a appris à parler et à penser.

— Ma mère, dit Roland Græme, je ne suis pas un hérétique ; je crois et je prie selon les règles de notre Église. Je regrette ce malheur, mais je ne puis le réparer.

— Mais tu peux t’en repentir, » reprit son guide spirituel, « et t’en repentir dans la poussière et la cendre ; expie-le par le jeûne, la prière et la pénitence, au lieu de me regarder d’un air aussi tranquille que si tu n’avais perdu qu’un bouton de ton bonnet.

— Ma mère, dit Roland, calmez-vous ; je me rappellerai ce péché à la première confession que je trouverai occasion de faire, et j’accomplirai tout ce que le prêtre exigera de moi en expiation. Je ne peux faire plus pour la plus grande faute. Mais, ma mère, » ajouta-t-il après une pause d’un instant, « que je n’encoure pas davantage votre déplaisir, si je vous demande de quel côté se dirige notre voyage et quel en est le but. Je ne suis plus un enfant, mais un homme ; j’ai une épée au côté, et le duvet couvre mon menton : j’irai au bout du monde avec vous pour vous faire plaisir, mais je me dois à moi-même de demander le but et la direction de nos voyages.

— Vous le devez à vous-même, ingrat ! » reprit sa parente ; et la colère donnait à ses joues la couleur que la vieillesse en avait depuis long-temps bannie ; « à vous-même vous ne devez rien ; vous ne pouvez rien vous devoir. C’est à moi que vous devez tout ; votre vie pendant l’enfance, votre subsistance pendant la jeunesse, les moyens de vous instruire, et l’espoir d’un rang honorable… et, plutôt que de te voir abandonner la noble cause à laquelle je t’ai voué, je préférerais te voir étendu sans vie à mes pieds ! »

Roland fut effrayé de l’agitation véhémente avec laquelle elle parlait, et qui menaçait d’accabler son corps usé par les ans ; et il se hâta de répondre : « Je n’oublie rien de ce que je vous dois, ma très-chère mère ; montrez-moi comment je puis, même au prix de mon sang, vous témoigner ma reconnaissance, et vous verrez si je sais l’épargner ; mais une obéissance aveugle a en elle-même aussi peu de mérite que de raison.

— Anges et saints ! reprit Madeleine, entends-je ces paroles de l’enfant de mon espoir, du nourrisson au lit duquel je me suis agenouillée, et pour qui j’ai lassé de mes prières tous les habitants du ciel ? Roland, l’obéissance seule peut me prouver ton amour et ta reconnaissance. Peu m’importe de savoir que, peut-être, tu adopterais la marche que je te propose, si je te l’expliquais entièrement ! Alors, tu ne suivrais pas mes ordres, mais ton propre jugement ; tu ne ferais pas la volonté du ciel qui t’est communiquée par ta meilleure amie, par celle à qui tu dois tout, mais tu obéirais à ta raison imparfaite. Écoute-moi, Roland ! un destin t’appelle, te sollicite, te commande : c’est le destin le plus élevé où l’homme puisse atteindre ; et il te parle par la voix de ta première, de ta meilleure, de ton unique amie ; peux-tu donc y résister ?… Alors, pars, laisse-moi ici ; mes espérances sur terre sont perdues, flétries ; je m’agenouillerai devant cet autel profané, et quand les hérétiques furieux reviendront, ils le teindront du sang d’une martyre.

— Mais, ma mère bien-aimée, » s’écria Roland Græme, à qui cette brusque explosion de colère et de désespoir rappelait trop bien d’anciens et pénibles souvenirs ; « ma mère, je ne veux pas vous abandonner ; je veux rester près de vous : des bataillons entiers ne m’arracheront pas de vos côtés ; je vous protégerai, je vous défendrai, je vivrai avec vous, et je mourrai pour vous.

— Un mot, mon fils, vaudrait tout ceci : dis seulement, je vous obéirai.

— N’en doutez pas, ma mère, reprit le jeune homme, je vous obéirai, et de tout mon cœur, seulement…

— Non, je n’admets pas de condition à ta promesse, » dit Madeleine Græme en le prenant au mot : « l’obéissance que j’exige est absolue et que la bénédiction soit sur toi, souvenir vivant de mon enfant bien-aimé, toi qui as la force de faire une promesse si pénible pour l’orgueil humain ! Tu peux te fier à moi, sache que dans le projet auquel tu t’associes à moi, tu as pour collègues les puissants et les braves, l’autorité de l’Église et l’orgueil de la noblesse. Mort ou vivant, dans ton succès ou dans ta chute, ton nom sera inscrit parmi ceux avec lesquels il est également glorieux de vaincre ou de tomber, également bon de vivre ou de mourir. En avant donc, en avant ! la vie est courte, et notre tâche est laborieuse ; les saints, les anges et toute l’armée bienheureuse du ciel ont les yeux en ce moment même sur cette terre stérile et flétrie de l’Écosse. Que dis-je ? sur l’Écosse ! leurs yeux sont sur nous, Roland, sur la femme frêle, sur le jeune homme sans expérience, qui, parmi les ruines que le sacrilège a faites, se dévouent à la cause de Dieu et de leur souveraine légitime. Amen, ainsi soit-il ! Les yeux bienheureux des saints et des martyrs, qui sont témoins de notre résolution, en verront l’accomplissement ; ou leurs oreilles, qui entendent notre voix, entendront notre dernier soupir consacré à cette cause sainte ! »

Tout en parlant ainsi, elle tenait Roland Græme par une main, tandis que de l’autre elle lui indiquait le ciel, comme pour ne lui laisser aucun moyen de protester contre les vœux qu’elle prononçait à la fois pour elle-même et pour lui. Quand elle eut fini son appel au ciel, elle ne lui laissa pas le temps d’hésiter ni de demander une plus longue explication de ses desseins ; mais revenant avec la même rapidité à ses inquiétudes maternelles, elle l’accabla de questions sur sa résidence au château d’Avenel, et sur les qualités et les talents qu’il avait acquis.

« C’est bien, » dit-elle quand elle eut épuisé ses questions ; « mon bel autour a été bien appris, et il prendra son essor bien haut ; mais ceux qui l’ont dressé auront lieu de s’étonner de son vol et de le craindre. Prenons maintenant, ajouta-t-elle, notre repas du matin, et ne t’inquiète pas de son exiguïté : quelques heures de marche nous mèneront dans un canton plus favorable. »

Ils déjeunèrent effectivement avec les restes du repas de la veille, et se mirent aussitôt en voyage. Madeleine Græme montrait le chemin, d’un pas plus ferme et plus actif que l’âge ne semblait devoir le permettre ; et Roland Græme suivait, pensif, inquiet, et fort peu satisfait de l’état de dépendance auquel il paraissait encore une fois réduit.

« Dois-je donc être à jamais, se disait-il, dévoré du désir de la liberté, et néanmoins forcé par les circonstances à suivre la volonté d’autrui ? »

CHAPITRE X.

l’ancien monastère.


Près des sources de la Bove, une jeune fille demeurait inconnue et solitaire : nul n’était là pour l’admirer, comme très-peu étaient là pour l’aimer.
Wordsworth.


Les voyageurs se parlèrent peu le long du chemin. Madeleine Græme chantait de temps à autre, à voix basse, quelques morceaux de ces belles hymnes latines adoptées par l’Église catholique : elle murmurait un Ave ou un Credo, puis passait à une contemplation religieuse. Les méditations de son petit-fils tenaient davantage des affaires mondaines ; et plus d’une fois, quand un oiseau des marécages s’enlevait de la bruyère voisine et glissait le long des roseaux en poussant son cri aigu, il pensait au joyeux Adam Woodcock et à son fidèle autour ; ou, quand ils passaient près d’un taillis où des buissons et des arbustes étaient entremêlés de haute fougère, de bruyère et de genêts, de manière à former un couvert épais et fourré, il rêvait au chevreuil ou à la paire de lévriers. Mais souvent son esprit revenait vers la bonne et bienfaisante maîtresse qu’il avait quittée, justement offensée, et sans avoir tenté le moindre effort pour se faire pardonner sa faute.

« Mon pas serait plus léger, pensait-il, et mon cœur aussi, si j’avais pu retourner pour la voir un instant, et lui dire : « Milady, l’orphelin peut être égaré, mais il n’est pas ingrat. »

Occupés de ces pensées diverses, vers le milieu du jour ils arrivèrent à un petit village, où l’on voyait, comme d’habitude, une ou deux de ces hautes tours qui, pour des raisons de défense dont nous avons parlé, avaient été construites dans les hameaux des frontières. Un ruisseau coulait près du village et arrosait la vallée où il était situé. Il y avait aussi à l’extrémité une maison un peu isolée, dégradée ; presque en ruines, mais qui paraissait avoir été la demeure de quelque personne de distinction. Elle était agréablement située sur un angle de terre formé par le ruisseau, et où s’élevaient deux ou trois sycomores en pleine feuille, qui relevaient l’aspect sombre de la maison bâtie en pierres d’un rouge foncé. Elle paraissait fort grande, et même on voyait clairement qu’elle l’était trop pour ses habitants actuels ; plusieurs fenêtres étaient murées, surtout celles du rez-de-chaussée : d’autres étaient bouchées moins solidement. L’avant-cour, entourée d’un mur extérieur très-bas, maintenant en ruines, était pavée ; mais le sol était entièrement caché sous de longues orties grises, des chardons et d’autres herbes parasites qui, en croissant entre les pierres, en avaient dérangé quelques-unes. Des objets même qui auraient exigé une attention plus sérieuse avaient été négligés, de manière à prouver une extrême paresse ou une grande pauvreté. Le ruisseau avait miné une partie de la rive près de l’un des angles du mur en ruines, et ce coin s’était écroulé ainsi qu’une tourelle qui le défendait : les décombres gisaient dans le lit de la rivière. Le courant, interrompu par ces débris, avait fait un détour en se rapprochant encore de l’édifice, qu’il entamait chaque jour davantage ; il avait agrandi la brèche primitive, et menaçait même le terrain sur lequel était placée la maison, si l’on ne se hâtait de la protéger par une digue assez forte. Ce spectacle attirait l’attention de Roland Græme, pendant qu’ils approchaient de la maison en suivant un sentier tournant qui la leur laissait voir par intervalles et sous différents aspects.

" Si nous entrons dans cette maison, dit-il à sa mère, j’espère que nous n’y ferons pas longue visite, je crois que deux journées de pluie et de vent du nord-ouest suffiraient pour envoyer ce qu’il en reste dans la rivière.

— Vous ne voyez qu’avec les yeux du corps, répliqua la vieille femme ; Dieu défendra les siens, quoiqu’ils soient méprisés et abandonnés des hommes. Mieux vaut demeurer sur le sable avec sa protection, que de s’attacher au rocher de la confiance humaine. »

En parlant ainsi, ils entrèrent dans l’avant-cour de la vieille maison, et Roland put observer que la façade avait été jadis ornée de sculptures, taillées dans la même pierre brune dont elle était bâtie. Tous ces ornements avaient été brisés et détruits, et il ne restait à la place qu’ils occupaient que des vestiges de niches et d’entablements. La plus grande entrée était murée ; mais un étroit sentier qui, selon toute apparence, était peu fréquenté, conduisait à un petit guichet fermé par une porte bien consolidée au moyen de clous à tête de fer. Madeleine Græme frappa trois fois, en s’arrêtant après chaque coup, jusqu’à ce qu’elle entendît qu’on répondait par un coup plus sourd venant de l’intérieur. Au troisième, le guichet fut ouvert par une femme maigre et pâle, qui prononça ces mots : Benedicti qui veniunt in nomine Domini. Ils entrèrent, la portière ferma promptement le guichet derrière eux, et poussa les verrous massifs qui en assuraient la clôture.

Cette femme guida les voyageurs à travers une allée étroite, jusqu’à un vestibule de quelque étendue, pavé de dalles et dont les murs étaient garnis de bancs de grès. Au bout, était une fenêtre formant enfoncement, et dont le vitrage était soutenu à la manière gothique par des compartiments de pierre : mais les intervalles de jour que les sculptures laissaient entre elles étaient pour la plupart obstrués, condamnés, ce qui rendait l’appartement très-sombre.

Ils s’arrêtèrent dans cet appartement : la maîtresse de la maison, car c’était elle, embrassa Madeleine Græme, et la saluant du titre de sœur, elle l’embrassa avec beaucoup de solennité sur chaque joue. « Que la bénédiction de Notre-Dame soit avec vous, ma sœur ! » Telles furent ses premières paroles ; et ces mots ne laissèrent aucun doute dans l’esprit de Roland, relativement à la religion de leur hôtesse, quand même il aurait pu soupçonner son guide vénérable de s’arrêter ailleurs que chez une catholique orthodoxe. Ces dames se dirent quelques mots en particulier : pendant ce temps, il eut le loisir d’examiner de plus près l’amie de sa grand’mère.

Elle pouvait avoir de cinquante à soixante ans ; sa physionomie portait l’empreinte de cette mélancolie, fille du malheur, qui ressemble trop au découragement, et altérait encore les restes d’une beauté, que l’âge n’avait pu effacer. Son vêtement était des plus simples et des plus ordinaires, d’une couleur sombre ; et comme celui de Madeleine, il ressemblait à un habit de religieuse. Une exquise propreté sur sa personne semblait indiquer que, si elle était pauvre, elle n’était pas réduite à un complet abandon, et qu’elle tenait encore assez à la vie, pour conserver le goût des convenances, sinon d’une élégance mondaine. Son maintien, ses traits et ses manières annonçaient une condition et une éducation bien au-dessus de son état actuel. Enfin, tout en elle donnait à penser que l’histoire de cette femme devait être digne d’intérêt. Tandis que Roland Græme lui-même faisait cette réflexion, le chuchotement des deux femmes cessa, et la maîtresse de la maison, s’approchant de lui, le regarda en face avec beaucoup d’attention, et même avec quelque intérêt.

« Voici donc, dit-elle, voici l’enfant de ta malheureuse fille, ma chère Madeleine, et c’est lui, le seul rejeton d’un arbre antique, que tu dévoues volontairement à la bonne cause !

— Oui, de par la croix ! » répondit Madeleine Græme avec son ton ordinaire de résolution, « je le voue à la bonne cause, chair et os, corps et âme.

— Tu es une heureuse femme, sœur Madeleine, reprit sa compagne, de t’être élevée assez au-dessus des affections humaines pour conduire une semblable victime aux marches de l’autel. Si j’eusse été appelée à faire un pareil sacrifice, à plonger un jeune homme si beau dans les complots et les œuvres sanguinaires du temps, je n’eusse pas éprouvé moins de douleur que le patriarche Abraham quand il mena son fils sur la montagne. »

Elle continua de contempler Roland avec un air de compassion, jusqu’à ce que la persistance de son regard eût fait monter le rouge au visage du jeune homme ; et il était prêt à s’éloigner, quand sa grand’mère l’arrêta d’une main, tandis que de l’autre elle écartait les cheveux de son front devenu cramoisi, et qu’elle ajoutait avec un mélange d’affection orgueilleuse et de résolution inébranlable : « Oui, regarde-le bien, ma sœur, car ton œil n’a jamais contemplé un plus beau visage. Moi aussi, quand je le vis pour la première fois, j’éprouvai ce que ressentent les mondains et mon dessein fut à moitié ébranlé : mais aucun vent ne peut arracher une feuille de l’arbre flétri, qui depuis long-temps est dépouillé de son feuillage ; de même aucun accident humain ne peut réveiller les affections terrestres qui ont sommeillé long-temps dans le calme de la dévotion. »

La contenance de la vieille femme démentait ses paroles, et des larmes coulèrent de ses yeux quand elle ajouta : « La victime la plus belle et la plus pure n’est-elle pas, ma sœur, la plus digne d’être acceptée ? » Et paraissant heureuse de se dérober aux sensations qui l’agitaient : « Ma sœur, poursuivit-elle, il échappera ! on trouvera un bélier arrêté par un buisson épais ; le jeune Joseph ne tombera pas sous la main de ses frères révoltés. Le ciel, pour défendre ses droits, peut se servir des enfants au berceau, des jeunes filles et des jeunes hommes.

— Le ciel nous a délaissés, dit l’autre femme ; nos péchés et ceux de nos pères ont privé cette contrée maudite de l’appui des bienheureux. Nous pouvons obtenir la palme du martyre, mais jamais celle d’un triomphe terrestre. Celui dont la prudence nous était si nécessaire au milieu de cette crise terrible vient d’être appelé dans un monde meilleur. L’abbé Eustache est mort !

— Dieu veuille avoir son âme ! s’écria Madeleine Græme, et puisse le ciel nous prendre en pitié, nous qui traînons péniblement notre existence sur cette terre de sang ! Sa perte porte sans doute un coup funeste à notre entreprise, car il n’a laissé personne qui ait sa vieille expérience, son zèle ardent, sa haute sagesse et son courage indompté ! il est tombé, tenant en main l’étendard de l’Église ; mais Dieu suscitera quelqu’un pour relever la sainte bannière. Qui donc le chapitre a-t-il élu pour le remplacer ?

— On dit qu’aucun des frères n’ose accepter sa place. Les hérétiques ont juré qu’ils ne permettraient pas de nouvelle élection ; et ils ont même menacé d’un châtiment terrible quiconque s’occuperait de la création d’un nouvel abbé de Sainte-Marie : Conjuraverunt inter se principes, dicentes : Projiciamus laqueos ejus[17].

Quousque, Domine[18] ? répartit Madeleine ; ce serait là un puissant obstacle à notre projet ; mais je crois fermement que Dieu ne laissera point cette place vacante. Ou est ta fille Catherine ?

— Au salon, répondit la religieuse. » Puis elle regarda Roland Græme, et marmotta quelques mots à l’oreille de son amie.

« Ne crains rien, dit Madeleine ; ce que nous faisons est légitime et nécessaire : ne crains rien de lui, je voudrais qu’il fût aussi affermi dans la foi, qui seule nous sauve, qu’il est exempt de toute pensée, de toute action, de toute parole condamnable ; quelque blâmable que soit la doctrine des hérétiques, il faut avouer qu’ils donnent à la jeunesse des principes de la morale la plus sévère.

— Ce n’est que laver l’extérieur d’une coupe, ou blanchir un tombeau, répondit l’amie ; mais il verra Catherine, ma sœur, puisque vous pensez que cela est sans inconvénients. Suivez-nous, jeune homme, » ajouta-t-elle en sortant de l’appartement avec Madeleine. Roland Græme s’empressa d’obéir à ces paroles, les premières que lui eût adressées la matrone.

Tandis qu’elles passaient lentement à travers des corridors tournants et des appartements vides, le jeune page eut le loisir de faire quelques réflexions sur sa situation, réflexions désagréables pour un caractère aussi ardent que le sien. Il semblait qu’il dût suivre alors l’impulsion de deux tutrices, au lieu d’une, de deux vieilles femmes liguées pour diriger à leur gré ses mouvements, dans le but de le faire servir à la réussite de plans qu’on ne lui avait pas communiqués. Il lui semblait que c’était trop demander de lui ; pensant avec assez de raison, quelque droit qu’eût sa grand-mère et sa bienfaitrice de diriger ses actions, qu’elle n’avait pas celui de transférer son autorité ni de la partager avec une autre personne, laquelle paraissait prendre avec lui, sans cérémonie, un ton de commandement tout aussi absolu.

« Cela ne saurait durer long-temps, pensait Roland. Je ne serai pas toute ma vie l’esclave du sifflet[19] d’une femme, pour aller quand elle l’ordonne, venir quand elle appelle. Non, par saint André ! la main qui peut porter la lance ne doit pas se soumettre à la quenouille. À la première occasion, je leur laisserai mon collier d’esclavage ; et elles exécuteront alors leur œuvre avec leurs propres forces. Cela pourra les tirer d’un mauvais pas, car j’entrevois que ce qu’elles méditent n’est ni sûr ni facile. Le comte de Murray et son hérésie se sont trop bien enracinés pour que deux vieilles femmes les puissent abattre. »

Comme il achevait, ils entrèrent dans une chambre basse où une troisième femme était assise. Cet appartement était le premier de la maison où il eût vu des meubles ; il y avait des chaises et une table de bois couverte d’un morceau de drap ; un tapis était étendu sur le plancher ; un garde-feu ornait la cheminée ; bref, l’appartement avait l’air d’être habitable et habité.

Mais les yeux de Roland trouvèrent à s’employer mieux qu’à examiner le mobilier de la chambre ; car la nouvelle habitante de cette demeure lui parut quelque chose de bien différent de ce qu’il y avait vu jusque-là. Lorsqu’ils étaient entrés, elle avait salué respectueusement et en silence les deux vieilles matrones ; et son regard étant tombé sur Roland, elle arrangea un voile qui pendait sur ses épaules, de manière à le ramener sur sa figure ; mouvement qu’elle fit avec un air de modestie, mais sans montrer un empressement affecté ni une timidité embarrassée.

Roland néanmoins avait eu le temps de remarquer que c’était le visage d’une jeune fille qui paraissait avoir à peine seize ans, et dont les yeux étaient doux et brillants. À ces remarques favorables il pouvait ajouter avec certitude que la jeune personne avait une taille charmante et peut-être un peu trop d’embonpoint, ce qui lui donnait plus de ressemblance avec une Hébé qu’avec une sylphide. Cette taille ressortait avec beaucoup d’avantage sous un corset étroit et une robe faite d’après une mode étrangère, qui n’était pas assez longue pour cacher deux pieds charmants appuyés sur une barre de la table auprès de laquelle elle était assise. Ses bras ronds et ses doigts délicats étaient occupés à raccommoder le morceau de drap qui couvrait ce meuble, et qui, percé en plusieurs endroits, avait grand besoin de l’adresse d’une ouvrière consommée.

Il est à remarquer que ce fut par une suite de regards lancés à la dérobée que Roland Græme parvint à connaître ces intéressants détails. Et malgré le voile, il crut une ou deux fois s’apercevoir que la jeune fille cherchait aussi à prendre connaissance de sa personne. Les matrones cependant continuaient leur conversation à part, regardant de temps à autre les jeunes gens, de manière à ne pas permettre à Roland de douter qu’il ne fût le sujet de leur entretien ; enfin il entendit très-distinctement Madeleine Græme dire : « Oui, ma sœur, nous devons leur donner l’occasion de causer ensemble et de faire connaissance ; il faut qu’ils s’apprécient personnellement pour être en état d’exécuter ce que nous avons à leur confier. »

Il lui sembla que l’autre matrone, n’étant pas pleinement satisfaite de ce raisonnement, faisait quelques objections à son amie ; mais le ton impérieux de Madeleine finit par en triompher.

« Il le faut, ma chère sœur, » dit cette dernière en terminant la discussion ; « sortons et allons sur la terrasse finir notre conversation. » Puis s’adressant à Roland et à la jeune fille, elle ajouta : « Nous vous laissons faire connaissance. » Et s’avançant vers la jeune personne, elle leva son voile et mit à découvert des traits empreints d’une rougeur peut-être plus vive que de coutume.

« Licitum sit[20], » dit Madeleine en regardant l’autre matrone.

" Vix licitum[21], » répondit celle-ci avec un air de répugnance et d’hésitation. Et rajustant le voile de la jeune fille qui rougissait, elle le plaça de manière à couvrir son visage sans le cacher, en lui disant à l’oreille, mais assez haut pour que le page l’entendît : « Souviens-toi, Catherine, de ce que tu es et de ce que tu dois être. »

Puis la matrone, se retirant, sortit avec Madeleine Græme par une des fenêtres de l’appartement donnant sur un large balcon qui, avec sa lourde balustrade, s’étendait jadis d’un bout à l’autre du château, du côté du midi et en face du ruisseau, et présentait une promenade en plein air fort agréable et fort commode. La balustrade était tombée en plusieurs endroits, et la terrasse dégradée et rétrécie ; toutefois on pouvait encore s’y promener sans danger. C’est ce que firent nos deux vieilles dames, toujours occupées de leur conversation, mais pas assez, comme Roland le remarqua, pour ne pas jeter un coup d’œil en passant et repassant devant la porte vitrée, afin de savoir ce qui se faisait dans le Salon.


CHAPITRE XI.

roland et catherine.


La vie a son mai et sa joyeuse saison ; les arbres font une musique, et les fleurs sont tout parfum. Les orages même ont alors un charme ; et les vierges qui déploient leurs manteaux pour garantir leurs robes légères se rient de la pluie qui les mouille.
Ancienne comédie.


Catherine était dans l’âge heureux de l’innocence et de la gaieté ; quand le premier moment d’embarras fut passé, la situation fausse où on l’avait mise en la laissant tout à coup faire connaissance avec un beau jeune homme dont elle ignorait même le nom, s’offrit malgré elle à son esprit sous un point de vue comique. Elle baissa ses beaux yeux sur l’ouvrage qui l’occupait, et garda une gravité imperturbable pendant les deux premiers tours des matrones sur la terrasse ; mais quand elle leva ses yeux bleu-foncés sur Roland, et qu’elle vit dans quel embarras pénible il se trouvait, se tournant sur sa chaise, portant les mains à son bonnet, et montrant par toute sa contenance qu’il ne savait comment entamer l’entretien, elle ne put garder plus long-temps son maintien grave : incapable de se livrer à une autre pensée, elle jeta un éclat de rire bien franc, quoique involontaire ; en même temps, ses beaux yeux, également animés par la joie, brillèrent d’un éclat si vif à travers les larmes qui les inondaient, et les tresses de ses longs cheveux flottèrent avec tant de grâce, que certes la déesse même de la gaieté n’aurait pu être comparée à Catherine dans ce moment. Un page de cour ne l’eût pas laissée long-temps s’abandonner seule à son hilarité ; mais Roland avait été élevé à la campagne, et ayant, outre cela, autant de prétentions secrètes que de timidité apparente, il se mit dans la tête qu’il était l’objet du rire inextinguible de la jeune fille. Malgré tous ses efforts pour sympathiser avec Catherine, il ne put arriver qu’à une grimace forcée, qui semblait plutôt du mécontentement que de la gaieté, ce qui redoubla tellement celle de la jeune fille que, quelque peine qu’elle se donnât pour s’empêcher de rire, elle crut qu’elle ne pourrait jamais en venir à bout. Qui n’a pas éprouvé que, quand un paroxysme de rire vous prend au moment et au lieu le moins convenables, les efforts que l’on fait pour réprimer un mouvement que l’on croit malséant, ne tendent qu’à augmenter et à prolonger son irrésistible impulsion.

Ce fut une chose très-heureuse pour Catherine, ainsi que pour Roland, qu’il ne partageât pas l’excessive gaieté de la jeune personne ; car assise comme elle était, le dos tourné à la fenêtre, Catherine pouvait aisément échapper aux observations des matrones qui se promenaient sur le balcon ; mais Græme était placé de côté, de manière que ses rires, et par suite ceux de sa compagne, eussent été remarqués, et n’eussent pas manqué de blesser les deux personnages en question. Il laissa voir quelque impatience jusqu’au moment où Catherine, ne pouvant ou ne voulant plus rire, reprit avec beaucoup de grâce son travail d’aiguille ; et il fit observer alors, d’une manière assez sèche, que certes il n’était plus besoin de leur recommander de faire connaissance, vu qu’ils semblaient assez familiers l’un avec l’autre.

Catherine se sentit fort disposée à retomber dans son accès de gaieté ; mais réprimant promptement ce premier mouvement, et portant ses yeux sur son ouvrage, elle répondit à Roland qu’elle lui demandait pardon et qu’elle lui promettait de ne pas l’offenser davantage.

Græme avait assez de bon sens pour sentir qu’un air piqué serait tout à fait déplacé, et que les yeux bleu-foncé qui avaient joué un rôle si gracieux dans la scène du rire ne devaient point rencontrer un regard maussade. C’est pourquoi il essaya de se tirer d’affaire, autant que possible, en se montant au ton de la nymphe enjouée, et lui demanda comment elle désirait qu’ils poursuivissent une connaissance commencée d’une manière aussi gaie.

« C’est à vous d’en trouver le moyen, répondit-elle, car j’ai fait peut-être un pas de trop en entamant la conversation.

— Ne pourrions-nous pas commencer, comme dans un roman, par nous demander mutuellement notre nom et notre histoire ?

— Fort bien imaginé ! cela prouve un jugement sain. Commencez et j’écouterai ; vous me permettrez seulement de vous demander des explications sur les parties obscures de votre histoire. Allons, ma nouvelle connaissance, dites-moi votre nom, et racontez-moi votre vie.

— Je m’appelle Roland Græme, et cette vieille femme est ma grand’mère.

— Et votre tutrice ? bien : quels sont vos parents ?

— Ils sont morts.

— Mais qui étaient-ils ? car vous avez eu un père et une mère, à ce que je présume.

— C’est probable ; mais l’on ne m’a conté que bien peu de chose de leur histoire. Mon père était un chevalier écossais qui mourut vaillamment sur ses étriers ; ma mère était une Græme d’Heathergill, dans le territoire en litige ; presque tous les membres de sa famille périrent quand cette contrée fut livrée aux flammes par lord Maxwell et Herries de Caerlaverock.

— Y a-t-il long-temps ?

— C’était avant ma naissance.

— Cela doit être bien loin de nous, » dit la jeune personne en secouant gravement la tête ; « si loin de nous que je ne saurais les pleurer.

— Cela n’est pas nécessaire ; ils sont tombés avec honneur.

— Assez, beau sire, sur votre parenté morte, » reprit Catherine ; et regardant le balcon : « j’en préfère l’échantillon vivant. Votre très-honorée grand’mère a un air à faire pleurer tout de bon. Maintenant, beau sire, passons à ce qui vous regarde personnellement. Si vous n’allez pas plus vite à me conter votre histoire, vous ne m’en direz pas la moitié ; car la mère Brigitte fait une pause plus longue chaque fois qu’elle passe devant la fenêtre, et avec elle il y a aussi peu à rire que sur la tombe de vos aïeux.

— Mon histoire ne sera pas longue : on me plaça au château d’Avenel comme page de la maison.

— N’est-ce pas une stricte huguenote ?

— Aussi stricte que Calvin lui-même. Mais ma grand’mère sait affecter le puritanisme quand elle juge la dissimulation utile à ses projets ; et elle avait son but en me faisant entrer au château. Elle faillit toutefois ne pas réussir, et nous étions depuis plusieurs semaines dans le hameau lorsque je trouvai un introducteur auquel nous ne nous attendions pas.

— Qui donc ?

— Un gros chien noir, nommé Wolf, qui m’emporta un jour au château dans sa gueule, comme un canard sauvage blessé, et me présenta à la dame.

— Honorable présentation, vraiment ! Et qu’avez-vous appris dans ce château ? J’aime bien à savoir ce que mes connaissances peuvent faire au besoin.

— À chasser au faucon, à mener un chien courant, à monter à cheval et à manier la lance, l’arc et l’épée.

— Et à faire parade de votre science : ce qui en France suffirait pour rendre un page parfait ; mais continuons, beau sire. Comment se fait-il que votre maître, huguenot, et sa femme, non moins huguenote, aient reçu et gardé chez eux un personnage aussi dangereux qu’un page catholique ?

— Parce qu’ils ne connaissaient pas cette partie de ma vie sur laquelle, dès mon enfance, on m’avait recommandé de me taire ; et parce que ma grand’mère, pour écarter tout soupçon, avait suivi avec zèle les prédications de leur hérétique chapelain, » répondit le page en approchant sa chaise de celle de la belle questionneuse.

« Pas si près, galant sire ! s’écria la jeune fille aux yeux bleus ; car je me trompe fort, ou ces respectables dames ne tarderont pas à venir interrompre cet agréable entretien, si notre liaison leur semble marcher trop vite. Ainsi, beau sire, ayez la complaisance de ne pas vous déranger et de répondre à mes questions. Comment avez-vous donné la preuve des belles qualités d’un page, que vous aviez si heureusement acquises ? »

Roland, qui commençait à entrer dans l’esprit et la conversation de la jeune personne, lui répondit assez gaiement :

« On ne m’a jamais vu manquer d’habileté, belle demoiselle, surtout lorsqu’il s’agissait de quelque malice ; je tirais les cygnes, je chassais les chats, le gibier de réserve, j’effrayais les servantes et je pillais le verger, sans compter tous les tours que je croyais de mon devoir de jouer au chapelain en qualité de bon catholique.

— Aussi vrai que je suis de bonne famille, ces hérétiques ont fait une pénitence catholique en gardant un page si accompli. Et quel est, beau sire, le malheureux événement qui les a privés d’un serviteur si estimable ?

— Belle demoiselle, il n’y a, dit le proverbe, si long chemin qui n’ait son terme, et le mien finit singulièrement, car je restai sur le pavé.

— Mais, sans plaisanterie, dit la jeune rieuse, qui a donc amené une si grande catastrophe ? Pour mon instruction, dites-moi clairement pourquoi l’on vous a mis à la porte ? »

Le page haussant les épaules, répondit :

« Une courte histoire est bientôt dite ; un cheval nain est bientôt monté. Je fis sentir ma houssine à l’enfant du fauconnier, et le fauconnier me menaça de me casser son bâton sur le dos. C’était un brave et honnête homme, et j’aimerais mieux être battu par lui que par toute autre personne de la chrétienté ; néanmoins je n’avais pas apprécié encore ses qualités. Je le menaçai de lui faire faire connaissance avec mon poignard : la maîtresse de la maison ne me menaça point… elle me donna sur-le-champ mon congé. C’est ainsi que je quittai les fonctions de page et le beau château d’Avenel. Bientôt après je rencontrai ma vénérable aïeule. Mon histoire est finie, belle demoiselle, contez-moi la vôtre.

— Heureuse grand’mère, dit la jeune fille, qui a trouvé son petit-fils errant au moment où sa maîtresse venait de lui donner la liberté, et plus heureux le page qui tout d’un coup est devenu gentilhomme écuyer ?

— Cela n’a pas de rapport à votre histoire, » répliqua Roland Græme, qui commençait à s’accommoder beaucoup de la vivacité et de l’enjouement de la jeune fille. « Histoire pour histoire, cela va de droit entre compagnons de voyage.

— Attendez donc que nous le soyons.

— Vous ne vous en tirerez pas ainsi ; si vous n’êtes pas juste, j’appellerai dame Brigitte… est-ce son nom ? mais n’importe !… et je me plaindrai de votre félonie.

— C’est inutile ; mon histoire est la copie de la vôtre : les mêmes mots peuvent servir, il n’y a qu’à changer le vêtement et le nom. Je m’appelle Catherine Seyton, et je suis orpheline.

— Y a-t-il long-temps que vos parents sont morts ?

— C’est la seule question, » dit-elle en baissant ses beaux yeux avec une expression soudaine de chagrin ; « c’est la seule question à laquelle je ne puisse satisfaire en riant.

— La dame Brigitte est-elle votre grand’mère ? »

À ce mot, le nuage qui avait couvert ses traits s’évanouit comme celui qui voile un instant le soleil d’été, et elle répondit avec son expression de physionomie accoutumée : « Vingt fois pis ! dame Brigitte est ma tante, et elle est encore fille.

— O ciel ! s’écria Roland, quelle histoire ! et quelles horreurs avez-vous à me conter maintenant ?

— Exactement ce qui vous est arrivé : j’entrai dans une maison.

— Et vous en fûtes renvoyée pour avoir pincé la duègne, ou offensé la femme de chambre de madame.

— Non ; ici notre histoire varie, car la maîtresse congédia toute la maison, ou, ce qui est la même chose, toute la maison congédia la maîtresse en même temps, et je suis libre maintenant comme un oiseau dans l’air.

— Cela me fait autant de plaisir que si l’on doublait d’or mon pourpoint.

— Je vous remercie de la joie que vous en montrez ; mais en quoi cela vous touche-t-il ?

— En rien ; mais poursuivez : je crains que vous ne soyez bientôt interrompue ; les deux bonnes dames croassent depuis assez long-temps sur le balcon, telles que deux vieilles corneilles à capuchon ; et, pour que la fraîcheur du soir ne les enroue pas, elles rentreront au juchoir. Mais comment se nommait votre maîtresse, belle demoiselle ?

— Elle avait un nom bien connu, elle tenait un grand état de maison, avait beaucoup de jeunes filles à son service, sous la direction de ma tante Brigitte. Nous ne voyions jamais cette sainte maîtresse, mais nous en entendions assez parler ; nous nous levions de bonne heure et nous couchions tard ; nous faisions de longues prières et de légers repas.

— Foin de la vieille avare ! s’écria le page.

— Au nom du ciel, ne blasphémez pas ! » dit la jeune personne avec une expression de crainte : « que Dieu fasse grâce à tous deux ! Je parlais sans mauvaise intention. Notre maîtresse était la bienheureuse sainte Catherine de Sienne. Que Dieu me pardonne d’avoir parlé si légèrement, et de vous avoir poussé à un péché et à un blasphème ! Notre maison était un couvent, où il y avait douze religieuses et une abbesse, ma tante Brigitte, laquelle quitta ses fonctions quand les hérétiques détruisirent la communauté.

— Et où sont vos compagnes ?

— Avec la neige de l’année dernière, à l’est, au nord, au sud et à l’ouest ; quelques-unes en France, d’autres en Flandre, et d’autres peut-être, hélas ! au milieu des plaisirs du monde. On nous a permis, à ma tante et à moi, de demeurer ici, ou plutôt on nous y laisse en paix, ma tante ayant parmi les Kerr, des parents de distinction, qui ont menacé de la mort quiconque se rendrait coupable du moindre attentat envers nous : or l’arc et la lance sont aujourd’hui les meilleures sauvegardes.

— Ainsi vous reposez dans un abri tranquille et sûr ; mais vous n’avez pas, je le présume, perdu vos yeux à pleurer parce que sainte Catherine a renvoyé sa maison avant que vous fussiez définitivement engagée à son service ?

— Assez, au nom du ciel ! » dit la jeune fille en se signant, « assez ! Quant à mes yeux, je ne les crois pas tout à fait éteints, » ajouta-t-elle en jetant un regard sur Roland et en reportant aussitôt les yeux sur son ouvrage.

C’était un de ces regards contre lesquels on ne pourrait se défendre sans avoir le cœur muni de ce triple airain dont, selon Horace, était armé le premier navigateur. Le cœur de notre jeune page n’avait rien pour le protéger.

« Qu’en pensez-vous, Catherine, dit-il, si, nous trouvant tous les deux congédiés en même temps, et d’une manière également étrange, nous prenions le parti de planter là nos vénérables parentes, et de nous mettre gaiement à parcourir ensemble la route de ce monde ?

— Belle proposition, vraiment ! repartit Catherine, proposition digne du cerveau dérangé d’un page mis à la réforme ! Et quels moyens emploierions-nous pour vivre ? Nous chanterions des ballades, n’est-ce pas ? nous couperions des bourses, nous ferions des farces sur les grands chemins ? car c’est là, je pense, que vous trouveriez vos principales ressources.

— Comme vous voudrez, petite moqueuse, » dit le page piqué de la raillerie froide et dégagée avec laquelle on avait accueilli son étrange proposition. Et comme il prononçait ces paroles, l’ombre des vieillesse projeta sur la porte vitrée : elle s’ouvrit, et Madeleine Græme avec la mère abbesse, c’est le nom que nous devons donner maintenant à dame Brigitte, rentra dans l’appartement.

CHAPITRE XII.

le repas.


Mon frère, écoute-moi : je suis le plus âgé, le plus sage, le plus saint ; et l’âge, la sagesse, la sainteté, ont des droits péremptoires et auxquels on doit se soumettre.
Ancienne comédie.


Quand les matrones eurent mis fin, en rentrant, à la conversation que nous venons de rapporter, Madeleine Græme adressa ces mots à son petit-fils et à sa jolie compagne : « Eh bien ! mes enfants, avez-vous causé ? avez-vous fait connaissance comme deux voyageurs qui se trouvent réunis par le hasard dans un chemin obscur et dangereux, et qui, chacun de son côté, cherchent à pénétrer le caractère et les penchants du compagnon qui doit partager leurs périls ? »

L’enjouée Catherine ne pouvait que rarement retenir une plaisanterie, quoique souvent après avoir parlé elle regrettât de n’avoir pas eu la sagesse de se taire.

« Votre petit-fils, dit-elle, est tellement épris du voyage dont vous parlez, qu’il me disait tout à l’heure qu’il était prêt à l’entreprendre sur-le-champ.

— Vous êtes trop vif aujourd’hui, Roland, dit la dame, comme hier vous étiez trop tiède : le juste milieu est d’attendre patiemment le signal, et de partir dès qu’il est donné. Mais encore une fois, mes enfants, avez-vous assez observé mutuellement vos traits, pour qu’en vous rencontrant sous des déguisements que les circonstances pourront nécessiter vous soyez sûrs de reconnaître l’un dans l’autre l’agent secret du grand œuvre à l’accomplissement duquel vous devez contribuer ? Regardez-vous ; observez réciproquement votre visage, votre tournure. Apprenez à reconnaître par le pas, par le son de voix, par le mouvement de la main, par un regard, le compagnon que le ciel vous a envoyé pour remplir sa volonté. Mon Roland Græme, reconnaîtrais-tu cette jeune fille en quelque temps, en quelque lieu que tu vinsses à la rencontrer ? »

Roland répondit affirmativement avec autant de promptitude que de vérité.

« Et toi, ma fille, te rappelleras-tu les traits de ce jeune homme ?

— Oui, mère, répliqua Catherine Seyton : je n’ai pas vu assez d’hommes pour oublier les traits de votre petit-fils, quoique je n’y trouve rien qui mérite un souvenir particulier.

— Donnez-vous donc la main, mes enfants, dit Madeleine Græme.

— Non, ma sœur, » s’écria sa compagne, à qui ses préjugés de couvent ne permettaient pas de la laisser aller si loin ; « non, ma sœur, vous oubliez que Catherine est la fiancée du Seigneur ; cela ne peut avoir lieu.

— C’est pour la cause du ciel que je leur ordonne de s’embrasser, » s’écria Madeleine de toute la force de sa voix ; « la fin, ma sœur, sanctifie les moyens auxquels nous sommes obligées de recourir.

— Ceux qui me parlent, » reprit dame Brigitte en se redressant et un peu offensée du ton impératif de son amie, « m’appellent dame abbesse ou au moins ma mère. Lady d’Heathergill oublie qu’elle parle à l’abbesse de Sainte-Catherine.

— Quand j’étais lady d’Heathergill, dit Madeleine, vous étiez certainement l’abbesse de Sainte Catherine ; mais ces deux noms ont péri avec le rang que le monde et l’Église leur accordaient ; et nous ne sommes plus, aux yeux des hommes, que deux femmes pauvres, méprisées, persécutées, que la vieillesse traîne vers un humble tombeau. Mais, aux yeux de Dieu, nous sommes des ministres de sa volonté, dont la faiblesse manifestera la force de l’Eglise, devant qui tomberont la prudence de Murray et la puissance énergique de Morton. Devez-vous nous appliquer les règles étroites du cloître, et avez-vous oublié l’ordre de votre supérieur, qui vous a prescrit de m’obéir en cette affaire ?

— Eh bien ! que le scandale et le péché retombent sur votre tête ! » s’écria l’abbesse avec un air chagrin.

« D’accord, dit Madeleine. Embrassez-vous, vous dis-je, mes enfants. »

Mais Catherine, qui s’attendait peut-être à ce dénoûment de la discussion, avait quitté le salon, et sa fuite inaperçue ne contraria pas moins le petit-fils que la grand’mère.

« Elle est allée, dit l’abbesse, préparer un modeste repas, mais qui sera peut-être peu du goût de ceux qui vivent dans le monde, car je ne puis me dispenser de suivre les règles que j’ai jurées, quoique les méchants aient détruit le saint lieu où nous devions les observer.

— C’est juste, ma sœur, reprit Madeleine ; il faut payer à l’Église jusqu’aux derniers grains de la dîme de la menthe et du cumin, comme dit l’Écriture, et je ne blâme pas votre observance scrupuleuse des règles de votre ordre. Mais elles furent établies par l’Église et pour l’Église, c’est pourquoi je pense que l’on doit aussi les enfreindre lorsqu’il s’agit de l’intérêt de l’Église. »

L’abbesse ne fit point de réponse.

Un observateur qui eût mieux connu le cœur humain que notre page sans expérience eût trouvé quelque plaisir à comparer les deux genres de fanatisme qui caractérisaient ces deux femmes. L’abbesse, esprit étroit, timide et mécontent, attachée à d’anciens usages, à de vieux privilèges que la réforme avait détruits, était, dans l’adversité, ce qu’elle avait été dans la prospérité, scrupuleuse, bornée, et bigote ; tandis que l’âme plus fière et plus indépendante de sa compagne prenait un essor plus élevé, et ne voulait pas se soumettre aux règles ordinaires dans les projets gigantesques que lui inspirait son imagination brûlante et hardie. Mais Roland Græme, au lieu d’observer les marques distinctives des caractères des deux vieilles dames, attendait avec anxiété le retour de Catherine, espérant probablement que sa grand’mère, qui paraissait disposée à traiter les choses de haute main, renouvellerait l’ordre du baiser fraternel.

Il fut toutefois trompé dans son attente ou dans son espérance, comme vous voudrez l’appeler ; en effet, lorsque Catherine rentra sur l’injonction de l’abbesse, et plaça sur la table une cruche de terre pleine d’eau, quatre assiettes de bois et quatre gobelets de même matière, la dame d’Heathergill, satisfaite d’avoir triomphé de l’opposition de l’abbesse, ne poursuivit pas plus loin sa victoire, modération dont son petit-fils ne lui sut pas en son cœur beaucoup de gré.

Catherine, continuant de préparer le repas monastique, plaça sur la table, pour tout mets, des choux bouillis, servis dans un plat de terre, sans autre assaisonnement qu’un peu de sel, et quelques morceaux peu considérables d’un grossier pain d’orge. Il n’y avait d’autre boisson que l’eau de la cruche dont nous avons déjà parlé. Après le benedicite prononcé en latin par l’abbesse, les convives prirent leur place autour de la table. La simplicité du repas n’empêcha pas les femmes de manger avec appétit quoique modérément ; mais Roland Græme avait été accoutumé à une autre nourriture. Sir Halbert Glendinning affectait de tenir sa maison avec une grandeur peu ordinaire, et offrait une hospitalité qui rivalisait avec celle des barons du nord de l’Angleterre. Peut-être pensait-il par là jouer plus complètement le rôle pour lequel il était né, selon lui, c’est-à-dire celui d’un grand baron et d’un chef. Lorsque le maître était au château, on consommait, par semaine, deux bœufs et six moutons, et la différence était peu considérable lorsqu’il était absent. La consommation d’ale et de pain était proportionnée ; on les livrait à la discrétion des domestiques et de la suite du baron. Et c’était dans cette maison d’abondance que Roland Græme avait passé plusieurs années : mauvaise préparation pour un repas de légumes bouillis et d’eau de fontaine. Il laissa probablement apercevoir quelque chose de son désappointement, car l’abbesse lui dit : « Sans doute, mon fils, la table du baron hérétique, auquel vous avez été attaché, était plus somptueuse que celle de pauvres filles de l’Église, et pourtant, quand le soir des fêtes solennelles, j’admettais les religieuses à ma table, les mets exquis que l’on nous servait étaient bien loin de me paraître aussi délicieux que ces légumes et cette eau, dont j’aime mieux me nourrir que de déroger à la rigidité de mon vœu. Il ne sera jamais dit que la maîtresse de cette maison en a fait une maison de festins ; quand les jours de ténèbres et d’affliction pèsent sur la sainte Église, dont je suis un membre indigne.

— C’est bien parlé, ma sœur, reprit Madeleine Græme ; mais le temps est venu non seulement de souffrir, mais d’agir pour la bonne cause. Maintenant que nous avons achevé notre repas de pèlerins, retirons-nous pour nous occuper de notre voyage de demain, pour aviser à la manière d’employer ces jeunes gens, et aux mesures à prendre pour suppléer à leur manque de réflexion et de prudence. »

Malgré la maigre chère qu’il avait faite, Roland Græme sentit son cœur tressaillir à cette proposition, qu’il croyait bien devoir amener un nouveau tête-à-tête entre lui et la jolie novice. Mais son espérance fut trompée. Catherine, à ce qu’il paraît, n’était pas disposée à lui accorder cette faveur ; car soit par délicatesse, soit par caprice, soit par quelqu’une de ces indéfinissables nuances qui tiennent de l’une et de l’autre, et par lesquelles les femmes se plaisent à tourmenter et en même temps à captiver le sexe le plus fort, elle rappela à l’abbesse qu’elle devait se retirer pour une heure avant les vêpres ; et recevant un prompt signe d’approbation de sa supérieure, elle se leva pour sortir. Mais, avant de quitter l’appartement, elle salua les deux matrones si profondément que ses mains touchèrent ses genoux, et fit ensuite à Roland une révérence beaucoup moins profonde, en inclinant faiblement le corps et baissant légèrement la tête. Elle s’acquitta de cette politesse très froidement ; mais celui à qui elle s’adressait crut discerner sous cette froideur même une maligne joie du désappointement qu’il éprouvait… « Au diable la moqueuse jeune fille, » dit-il en lui-même, quoique la présence de l’abbesse eût dû réprimer des pensées si profanes ; « elle a le cœur aussi dur que l’hyène au rire affreux dont parlent les livres de contes ; elle veut que je ne l’oublie pas cette nuit du moins. »

Les deux matrones se retirèrent aussi, en recommandant au page de ne pas sortir du couvent, de ne pas même se montrer aux fenêtres, l’abbesse lui donnant pour raison que les hérétiques saisissaient avec empressement la moindre occasion de répandre des bruits malveillants contre les ordres religieux.

« M. Henri Warden lui-même était moins rigide, » dit le page dès qu’il fut seul ; « car, pour lui rendre justice, s’il exigeait la plus stricte attention pendant ses homélies, il nous laissait ensuite une entière liberté ; et même il partageait nos jeux, quand il les jugeait innocents. Mais ces vieilles femmes sont plongées dans les ténèbres, les mystères et l’abnégation de soi-même… Eh bien ! puisque je ne dois ni sortir, ni regarder par les croisées, je veux voir au moins si l’intérieur de cette maison contient quelque chose qui puisse m’aider à passer le temps. Peut-être découvrirai-je dans un coin cette rieuse aux yeux bleus. »

Il sortit donc de la chambre par une porte opposée à celle que les deux matrones avaient fermée sur elles, car on supposera sans peine qu’il ne désirait nullement se mettre en tiers dans leur tête-à-tête ; il se mit à errer de chambre en chambre, à travers l’édifice abandonné, cherchant, avec un empressement de jeune homme, quelque objet qui pût l’intéresser ou l’amuser. Il passa dans un long corridor où donnaient les petites cellules des nonnes, toutes inhabitées et dégarnies du petit mobilier que permettaient les règles de l’ordre.

« Les oiseaux sont envolés, se dit le page ; mais se trouvent-ils plus mal en plein air que dans ces cages humides et étroites ? je le laisse à décider à madame l’abbesse et à ma vénérable grand’mère. Je pense que l’alouette qu’elles ont laissée derrière elles ne demanderait pas mieux non plus que de faire entendre ses chants sous la voûte du ciel. »

Un escalier tournant, étroit et raide, comme pour rappeler aux religieuses leurs devoirs de jeûne et de macération, le conduisit à d’autres appartements qui formaient le rez-de-chaussée de l’édifice. Ils avaient un aspect plus triste encore que ceux qu’il venait de quitter ; car ayant essuyé la première fureur des assaillants qui avaient ravagé le monastère, les fenêtres avaient été brisées, les portes renversées, et même les cloisons qui séparaient les pièces, détruites en plusieurs endroits. Après avoir ainsi marché de ruine en ruine, il songeait à terminer une visite aussi peu intéressante, et à regagner la chambre qu’il avait quittée, lorsqu’il entendit avec surprise, tout près de lui, le mugissement d’une vache. Il s’y attendait si peu, qu’il tressaillit comme s’il eût ouï rugir un lion, et il avait la main à son poignard quand la forme gracieuse et légère de Catherine Seyton parut à la porte de la pièce d’où le bruit était parti.

« Bon soir, vaillant champion, dit-elle ; depuis le temps de Guy de Warwick, nul ne fut plus digne de combattre une vache brune.

— Une vache ! s’écria Roland Græme ; par ma foi, je croyais entendre le diable rugir près de moi. Qui jamais eût pensé trouver ainsi une étable au milieu d’un couvent ?

— La vache et le veau peuvent venir ici, répondit Catherine, car nous n’avons plus moyen de leur en défendre l’entrée. Mais je vous en prie, beau sire, retournez à l’appartement que vous avez quitté.

— Non pas avant d’avoir vu l’animal qui est confié à vos soins, ma jolie sœur, » répliqua Roland : et il entra dans l’appartement, en dépit des remontrances moitié sérieuses, moitié badines de la jeune fille.

La pauvre vache, maintenant la seule recluse du couvent, avait pour étable une vaste pièce, qui était auparavant le réfectoire du monastère. Le plafond était orné de moulures arquées, et les murailles de niches, dont les images avaient été renversées. Ces restes d’ornements d’architecture faisaient un singulier contraste avec la crèche et la mangeoire grossières construites pour la vache dans un coin de la pièce, et le fourrage amoncelé auprès pour sa nourriture.

« Par ma foi, dit le page, cette bête à cornes est mieux logée que le reste des habitants du couvent.

— Vous devriez rester près d’elle, reprit Catherine, et remplacer par vos attentions filiales la progéniture qu’elle a eu le malheur de perdre.

— J’y resterai au moins pour vous aider à préparer ce dont elle a besoin pour la nuit, jolie Catherine, » dit Roland en saisissant une fourche.

« Non sans doute ; car, outre que vous ne connaissez rien à ce genre de service, vous me vaudriez quelque semonce, et j’en ai bien assez dans le cours ordinaire des choses.

— Quoi ! dans cette occasion vulgaire, pour accepter mon assistance, quand je dois être votre confédéré dans une affaire de haute importance ? Cela serait tout à fait sans raison ; et maintenant que j’y pense, pouvez-vous me dire quelle est cette grande entreprise à laquelle je suis destiné ?

— Il s’agit de dénicher des oiseaux, je présume, à en juger par le champion qu’on a choisi.

— Par ma foi, celui qui a enlevé un nid de faucons sur les roches de Polmoodie a fait quelque chose dont il peut se vanter. Mais laissons cela ; au diable les faucons et leur nid ! car c’est pour avoir voulu nourrir à ma guise ces maudits oiseaux que j’ai été embarqué dans cette équipée. Le bonheur de vous avoir rencontrée, ma jolie sœur, m’empêche seul de ronger mon poignard, de dépit de ma propre sottise. Mais puisque nous allons être compagnons de voyage…

— Compagnons de voyage ! non, dites plutôt compagnons de travaux ; car sachez, pour votre bien, que l’abbesse et moi nous partirons demain avant vous et votre respectable aïeule ; et si je souffre maintenant votre présence ici, c’est en partie parce qu’il se passera peut-être bien du temps avant que nous nous rencontrions de nouveau.

— Par saint André ! il n’en sera point ainsi ; je ne chasserai pas, si nous ne chassons de compagnie.

— Je suppose qu’en cela, comme dans tout le reste, il nous faudra faire ce qu’on nous ordonnera. Mais, écoutez ! J’entends la voix de ma tante. »

La vieille dame entra en effet, et lança un regard sévère à sa nièce, tandis que Roland saisit promptement le licou de la vache.

« Notre jeune hôte, dit gravement Catherine, m’aidait à attacher plus solidement la vache à son poteau, car, la nuit dernière, elle a mis la tête à la fenêtre, et poussé un mugissement qui a jeté l’alarme dans tout le village ; et les hérétiques nous accuseront de sorcellerie s’ils ignorent la cause de cette apparition, ou nous enlèveront notre vache s’ils la découvrent.

— Rassurez-vous, » répliqua l’abbesse avec une légère teinte d’ironie, « la personne à qui l’animal est vendu va venir la prendre tout à l’heure.

— Adieu donc, ma pauvre compagne ! » reprit Catherine en caressant l’épaule de la vache ; « je te souhaite de tomber en de bonnes mains ; car, depuis quelque temps, mes heures les plus douces ont été celles où je te donnais mes soins. Plût à Dieu que je n’eusse jamais à remplir de tâche plus relevée !

— Fi donc ! fille sans cœur, s’écria l’abbesse : sont-ce là des paroles dignes du nom de Seyton et d’une sœur de ce monastère, marchant dans les voies de la grâce ? Et les prononcer devant un jeune étranger ! Allez à mon oratoire, petite folle, et lisez vos heures jusqu’à mon retour ; je vous donnerai une leçon qui vous fera sentir tout le prix des grâces qui vous ont été accordées. »

Catherine allait se retirer en silence jetant sur Roland Græme, un regard moitié triste, moitié comique, lequel semblait dire : Vous voyez à quoi votre visite m’a exposée ; quand, changeant tout à coup de dessein, elle s’avança vers le page, et lui tendit la main pour lui souhaiter le bonsoir. Leurs mains se pressèrent avant que l’abbesse étonnée pût s’y opposer, et Catherine eut le temps de dire : « Pardonnez-moi, ma mère ; il y a long-temps que nous n’avons vu un visage nous regarder avec bienveillance. Depuis que les troubles ont détruit la paix de notre retraite, nous n’avons rencontré que haine et méchanceté. Je fais à ce jeune homme un adieu amical, parce qu’il est venu ici comme un ami, et parce qu’il est probable que nous ne nous reverrons plus dans ce monde. Je comprends mieux que lui combien les projets où vous vous jetez sont au-dessus de vos forces, et sur quelle pente périlleuse vous placez une pierre qui vous entraînera dans sa chute. Je dis adieu, ajouta-t-elle, à celui qui sera peut-être victime avec moi. »

Ces paroles furent prononcées avec l’expression d’un sentiment vif et profond, bien éloigné de la légèreté ordinaire de Catherine : on put voir que, sous l’apparence de l’inexpérience et de l’étourderie de la jeunesse, elle cachait une grande rectitude de jugement et un esprit solide.

L’abbesse garda le silence après le départ de la jeune fille. La réprimande qu’elle préparait vint mourir sur ses lèvres, et elle parut frappée du ton sérieux et presque prophétique des adieux de sa nièce. Elle conduisit Roland en silence à l’appartement qu’ils avaient d’abord occupé, et où était préparé ce que l’abbesse appela une petite réfection, c’est-à-dire un peu de lait et de pain d’orge. Madeleine Græme, appelée pour partager cette collation, sortit d’une pièce voisine, mais Catherine ne reparut point. On parla peu pendant ce court repas, et lorsqu’il fut achevé, on fit passer Roland dans une cellule voisine, où était préparé son lit.

Les circonstances étranges dans lesquelles il se trouvait produisirent leur effet naturel en l’empêchant de s’endormir sur-le-champ, et il put juger, à un murmure confus mais rapide dans la pièce qu’il venait de quitter, que les deux matrones continuaient à conférer avec ardeur. Quand elles se séparèrent, il entendit bien distinctement l’abbesse s’exprimer ainsi : « En un mot, ma sœur, je respecte votre caractère et l’autorité dont mes supérieurs vous ont investie, mais il me semble qu’avant d’entrer dans cette périlleuse carrière, nous devrions consulter quelques-uns des pères de l’Église.

— Et à quel évêque, à quel abbé fidèle pouvons-nous demander conseil ? Le fidèle Eustache n’est plus ; il a été retiré de ce monde perverti, et délivré de la tyrannie des hérétiques. Puissent le ciel et Notre-Dame lui pardonner ses péchés, et abréger pour lui le châtiment des fragilités humaines ! Où trouver un autre conseiller ?

— Le ciel y pourvoira pour le bien de l’Église, et les fidèles pères auxquels on permet d’habiter le couvent de Kennaquhair éliront un abbé. Malgré les menaces de l’hérésie, ils rélèveront la crosse, et ne laisseront pas la mitre vide.

— Je le saurai demain ; mais qui accepte aujourd’hui des fonctions si peu durables, si ce n’est pour partager avec les pillards le produit du pillage ? Demain nous saurons si quelqu’un des milliers de saints sortis de l’abbaye de Sainte-Marie jette encore sur elle un regard de compassion. Adieu, ma sœur ; nous nous rencontrerons à Édimbourg.

— Le ciel soit avec vous ! » répondit l’abbesse, et elles se séparèrent.

Nous allons à Kennaquhair, puis à Édimbourg, pensa Roland Græme. Cette nouvelle que j’ai apprise aux dépens de mon sommeil convient parfaitement à mes projets. À Kennaquhair, je verrai le père Ambroise ; à Édimbourg, je trouverai les moyens de faire mon chemin dans le tourbillon du monde, sans être à charge à mon affectionnée grand’mère ; à Édimbourg aussi, je reverrai la séduisante novice avec ses yeux bleus et son sourire agaçant… Il s’endormit et tous ses songes lui présentèrent l’image de Catherine Seyton.


CHAPITRE XIII.

l’élection.


Quoi ! Dagon est encore debout ! Je le croyais renversé sur le seuil pour ne se relever jamais. Apportée une hache et des coins ; aidez-moi, voisins, et faisons de cette idole un fagot pour l’hiver.
Athelstane, ou le Danois converti.


Roland Græme dormit long-temps et profondément, et le soleil était déjà élevé sur l’horizon, quand la voix de sa compagne de route l’avertit qu’il était temps de reprendre leur voyage. S’étant habillé promptement, il se rendit auprès d’elle, et trouva l’enthousiaste matrone debout sur le seuil, et déjà prête pour le départ. Il y avait dans toute la conduite de cette femme singulière, une promptitude d’exécution et une fermeté de persévérance produites par le fanatisme, qui avait jeté dans son âme de profondes racines, et qui semblait étouffer toutes les idées et tous les sentiments ordinaires de l’humanité. Une seule affection humaine brillait à travers cet énergique enthousiasme, comme les rayons brisés du soleil à travers les nuages amoncelés d’une tempête. C’était sa tendresse maternelle pour son petit-fils, tendresse portée jusqu’au délire dans tout ce qui ne touchait point à la religion catholique, mais qui s’effaçait sur-le-champ dès qu’elle était en opposition ou même en contact avec l’idée fixe de son âme, avec les devoirs qu’elle s’était imposés. Elle aurait donné sa vie pour sauver l’objet de son affection terrestre, mais elle eût exposé et sacrifié ce fils lui-même, si elle eût pu acheter de son sang le triomphe de l’Église de Rome.

Quelquefois elle donnait à entendre, quoique obscurément, qu’elle était prédestinée par le ciel à contribuer à cette noble entreprise, et que le zèle qui l’entraînait avait une garantie plus qu’humaine. Mais elle s’exprimait sur ce sujet en termes si vagues, qu’il eût été difficile de décider si elle s’attribuait une vocation directe et surnaturelle, comme la célèbre Élisabeth Barton, appelée communément la nonne de Kent, ou si elle entendait seulement parler du devoir imposé à tous les catholiques de cette époque, et dont elle sentait sans doute l’obligation à un degré extraordinaire.

Toutefois, bien que Madeleine Græme ne prétendît point ouvertement se faire considérer comme étant au-dessus de la classe ordinaire des mortels, quelques-unes des personnes que nos voyageurs rencontrèrent, lorsqu’ils furent dans une partie de la vallée plus fertile et plus populeuse, semblèrent indiquer par leur conduite qu’ils lui reconnaissaient des attributs supérieurs. Il est vrai que des pasteurs qui conduisaient un troupeau, quelques villageoises qui paraissaient réunies pour une partie de plaisir, un soldat en congé, avec son casque rouillé, et un étudiant en voyage, comme l’indiquaient son habit noir râpé et son paquet de livres, passèrent près d’eux sans les remarquer, ou en jetant sur eux un regard de mépris ; et même plusieurs enfants, attirés par le costume de Madeleine, qui ressemblait tant à celui des pèlerins, s’ameutèrent et la poursuivirent de huées en l’appelant « vieux marchand de messes. » Mais un ou deux voyageurs qui respectaient encore au fond du cœur la hiérarchie déchue, jetant autour d’eux un regard timide, pour s’assurer qu’on ne les observait point, firent un signe de croix, fléchirent le genou devant la sœur Madeleine, ainsi qu’ils l’appelèrent, baisèrent sa main ou même le bas de sa robe, et reçurent avec humilité les bénédictions dont elle paya leurs marques de respect ; puis se relevant, et regardant encore d’un œil craintif si personne ne les avait vus, ils continuèrent promptement leur route. Quelques-uns même, exposés aux regards de personnes de la religion dominante, furent assez hardis pour croiser les bras et incliner la tête, afin de témoigner de loin et en silence qu’ils reconnaissaient la sœur Madeleine, et qu’ils honoraient sa personne et approuvaient ses projets.

Elle ne manqua pas de faire remarquer à son petit-fils ces témoignages de respect qu’elle recevait de temps à autre. « Vous voyez, mon fils, lui disait-elle, que les ennemis de la foi n’ont pu détruire entièrement le bon esprit, étouffer toute la vraie semence. Au milieu des hérétiques et des schismatiques qui pillent les biens de l’Église et blasphèment les saints et les sacrements, il reste encore quelques zélés croyants.

— Cela est vrai, ma mère, répondit Roland Græme, mais il me semble qu’ils sont d’une condition à nous prêter un faible secours. Ne voyez-vous pas que ceux qui portent l’épée au côté, ou qui paraissent tenir quelque rang, nous dédaignent comme les plus vils mendiants ; tandis que tous ceux qui nous donnent quelques marques d’intérêt sont voués à la pauvreté et au malheur n’ayant ni pain à partager avec nous, ni épée pour nous défendre, ni habileté pour s’en servir s’ils en avaient une. Ce pauvre misérable qui tout à l’heure s’est agenouillé devant vous avec tant de dévotion, et qu’à sa maigreur on dirait dévoré soit au dedans par quelque cruelle maladie, soit au dehors par la plus affreuse misère, ce pauvre diable pâle et fiévreux, en quoi peut-il aider vos projets ?

— Il peut les aider beaucoup, mon fils, » répliqua la matrone avec plus de calme que le page n’en attendait peut-être. « Quand ce pieux enfant de l’Église reviendra de la chapelle de Saint-Ringan, qu’il va maintenant visiter par mes conseils et avec l’aide des bons catholiques ; quand il en reviendra guéri de sa terrible maladie, brillant de santé et plein de vigueur, ce témoignage de sa foi, et la miraculeuse récompense qu’il en aura reçue, ne parleront-ils pas plus haut aux oreilles de ce peuple abruti de l’Écosse, que ne fait le vain son qui part chaque jour de mille chaires hérétiques ?

— Sans doute, ma mère, mais je crains que la main du saint n’ait perdu son pouvoir, car il y a long-temps que nous n’avons entendu parler d’un miracle opéré par saint Ringan. »

La matrone garda quelques instants le silence, puis elle demanda brusquement à son petit-fils, d’une voix agitée par l’émotion : « Serais-tu donc si à plaindre que de douter du pouvoir de ce bienheureux saint ?

— Non ma mère, répondit en hâte le jeune homme, « je crois tout ce qu’enseigne la sainte Église, et je ne doute pas que saint Ringan n’ait le pouvoir de guérir ; je dis seulement, avec respect, que depuis un certain temps il ne s’est guère montré disposé à l’exercer.

— Et ce pays l’a-t-il mérité ? » dit Madeleine Græme en avançant d’un pas rapide jusqu’au sommet d’un monticule où le sentier conduisait : « Ici, » continua-t-elle en s’arrêtant, « ici, sur les limites des domaines de Sainte-Marie, sur cette éminence d’où l’œil du pèlerin pouvait apercevoir cet antique monastère, la lumière de l’Écosse, la demeure des saints et le tombeau des monarques, ici s’élevait la croix. Où est maintenant ce symbole de notre foi ? Il est gisant sur la terre, brisé, et ses fragments ont été emportés pour servir à d’indignes usages ; il ne reste plus vestige de sa première forme. Regarde vers l’est, mon fils, où le soleil brillait naguère sur de superbes clochers d’où les croix et les cloches ont été précipitées, comme si le pays avait été encore envahi par les païens ; regarde ces murailles qu’on voit d’ici même à demi détruites, et demande ensuite si ce pays peut attendre des bienheureux saints, dont les reliques et les images ont été profanées, d’autres miracles que ceux de la vengeance ? Combien de temps, » s’écria-t-elle en levant les yeux au ciel, « combien de temps sera-t-elle différée ? » Elle se tut un moment, puis reprenant avec vivacité et enthousiasme : « Oui, mon fils, tout est passager sur cette terre ; la joie et le chagrin, le triomphe et la désolation se succèdent ici-bas, comme les nuages et le soleil ; la vigne ne sera pas toujours foulée aux pieds ; le scion sera amélioré ; les branches fertiles se relèveront et se couvriront de fruits. Aujourd’hui même, dans un instant, j’espère apprendre des nouvelles importantes. Marchons donc, sans retard : le temps est court, le jugement est certain. »

Elle reprit la route qui conduisait à l’abbaye, route autrefois indiquée soigneusement par des poteaux et des barrières pour aider le pèlerin dans son voyage. Tout cela était arraché et détruit. Après une demi-heure de marche, ils se trouvèrent en face du magnifique monastère qui n’avait point échappé à la fureur du temps, quoique l’église fût encore entière. La longue file de cellules et d’appartements à l’usage des moines, qui occupaient les deux côtés de la vaste cour, était presque entièrement ruinée ; l’intérieur de l’édifice avait été consumé par le feu, auquel la massive architecture des murs extérieurs avait seule pu résister. Les appartements de l’abbé, qui formaient le troisième côté de la cour, avaient été respectés, et servaient d’asile au petit nombre de frères qu’on laissait encore à Kennaquhair plutôt par tolérance que par permission expresse. Leurs beaux jardins, leurs cloîtres splendides, les magnifiques salles construites pour leurs délassements, tout était détruit et ruiné ; et beaucoup de matériaux avaient été enlevés par les habitants du village et des environs, qui n’avaient pas hésité à s’approprier une partie des dépouilles de ce même monastère dont ils étaient autrefois les vassaux. Roland vit des fragments de colonnes gothiques richement travaillées, qui soutenaient les portes des plus humbles chaumières, et mainte statue mutilée formait le seuil d’une étable. L’église avait moins souffert que le reste des bâtiments. Mais les images placées dans les niches nombreuses qui couvraient les piliers et les arcs-boutants, images que les superstitieuses adorations des papistes faisaient regarder comme des idoles, avaient été brisées et renversées, sans que les iconoclastes eussent pris la moindre précaution pour ne pas détruire en même temps leurs riches piédestaux ou leurs légers pavillons. Et en vérité, si la dévastation n’avait atteint que des statues et des ornements de sculpture, il serait absurde de regretter ces monuments de l’antiquité au point de renier à ce prix les bienfaits de la réforme.

Nos voyageurs virent la destruction de ces vénérables images des saints et des anges (vénérables pour eux qui avaient été élevés à les considérer comme telles) avec un sentiment bien différent de celui que nous venons de manifester. L’antiquaire se fût affligé de la nécessité de cette destruction ; Madeleine Græme y voyait un acte d’impiété, et son petit-fils se joignait cordialement à elle pour appeler sur ses auteurs la prompte vengeance du ciel. Mais ni l’un ni l’autre n’exprima par des paroles ce qu’il ressentait, et ils se contentèrent de lever les yeux et les mains vers le ciel. Le page s’approchait de la grande porte de l’est de l’église, mais son guide l’arrêta.

« Cette porte, dit Madeleine, est condamnée depuis long-temps, afin que les hérétiques ne sachent point qu’il existe encore, parmi les frères de Sainte-Marie, des hommes qui osent adorer Dieu dans les lieux où leurs prédécesseurs priaient pendant leur vie et reposaient après leur mort. Suivez-moi par ici, mon fils. »

Roland Græme obéit, et Madeleine, s’assurant par un regard rapide que personne ne les observait, car le danger des temps lui avait enseigné la prudence, ordonna à son petit-fils de frapper à un petit guichet qu’elle lui désigna. « Mais frappe doucement, » ajouta-t-elle en indiquant par un geste la nécessité de cette précaution. Après un court intervalle, pendant lequel on ne répondit point, elle fit signe à Roland de frapper de nouveau ; enfin, la porte s’ouvrant à demi, laissa entrevoir le portier qui s’acquittait de son devoir d’un air craintif, évitant les regards de ceux qui étaient dehors, et cherchant à les voir sans être vu. Qu’il était loin de cette contenance digne et assurée avec laquelle le portier d’autrefois présentait sa figure fière et sa grave personne aux pèlerins qui arrivaient à Kennaquhair. La solennelle invitation : « Intrate, mei filii, » fut remplacée par ces paroles prononcées d’une voix tremblante : « Vous ne pouvez entrer maintenant, les frères sont dans leurs chambres. » Mais quand Madeleine Græme lui eut dit à demi-voix : « M’avez vous oubliée ?» il cessa de refuser l’entrée et lui dit : « Entrez, ma respectable sœur, entrez vite, car les yeux des méchants sont dirigés sur nous. »

Ils entrèrent donc, et lorsque le portier eut, avec un soin scrupuleux et en toute hâte, fermé et verrouillé le guichet, ils le suivirent par des passages obscurs et tortueux. En marchant à pas lents, la matrone et lui conversèrent à voix basse, comme s’ils craignaient que les murailles même n’entendissent leurs paroles.

« Nos pères sont assemblés en chapitre, ma digne sœur en chapitre… pour l’élection d’un abbé… hélas ! on ne sonnera pas les cloches… on ne dira pas de messe solennelle, on n’ouvrira pas les grandes portes pour que le peuple puisse voir son père spirituel et lui rendre hommage. Il faut que nos pères se cachent comme s’ils étaient des brigands qui choisissent un chef ; et non de saints prêtres qui élisent un abbé mitré.

— Ne songez point à cela, mon frère, répondit Madeleine Græme ; les premiers successeurs de saint Pierre lui-même furent élus, non par un soleil brillant, mais au milieu des tempêtes… non dans les salles du Vatican, mais dans les souterrains et les prisons de Rome païenne… Ils étaient salués, non par des salves de canons et de mousquets, ou des feux d’artifice non, mon frère… mais par les féroces apostrophes des licteurs qui traînaient les pères de l’Église au martyre. C’est du milieu de ces adversités que s’éleva jadis l’Église romaine : les calamités de nos jours la purifieront. Et songez-y bien, mon frère, du temps où l’abbé de Sainte-Marie portait glorieusement sa mitre, jamais supérieur ne tira autant de gloire de son élévation que n’en recevra celui qui va se charger de ce titre dans ces jours de tribulation. Sur qui tombera le choix, mon frère ?

— Sur qui pourrait-il tomber ? ou plutôt, hélas ! qui oserait l’accepter, si ce n’est ce digne élève de saint Eustache… le bon et courageux père Ambroise ?

— Je le sais, répondit Madeleine Græme ; mon cœur me l’avait dit long-temps ayant que vos lèvres eussent prononcé son nom. Sois ferme, courageux champion, défends la fatale brèche… lève-toi, pilote intrépide et expérimenté, et saisis le gouvernail tandis que la tempête déploie sa fureur… retourne au combat, toi qui relèves l’étendard tombé… sers toi de la houlette et de la fronde, pasteur d’un troupeau dispersé !

— Paix, ma sœur, je vous prie ! » dit le portier en ouvrant un passage qui donnait dans la grande église ; les frères vont célébrer leur élection par une messe solennelle. Je vais guider leur marche à l’autel… toutes les charges de cette vénérable maison sont maintenant tombées sur un pauvre vieillard décrépit. »

Il quitta l’église, et Madeleine et Roland restèrent seuls sous ces voûtes immenses dont l’architecture, d’un style riche, mais pur, se reportait à la dernière moitié du quatorzième siècle, époque des plus beaux monuments gothiques. Mais les niches étaient privées de leurs statues à l’intérieur comme au dehors, et les tombeaux des guerriers et des princes avaient été confondus dans une destruction commune avec les châsses vénérées par l’idolâtrie. De grandes lances et des épées antiques, qui avaient été longtemps suspendues sur la tombe des puissants guerriers des premiers temps, gisaient maintenant éparses au milieu des offrandes dont chaque pèlerin avait orné les reliques de son saint ; et les fragments de statues de guerriers et de dames, qui naguère reposaient couchés ou agenouillés, dans une attitude de dévotion, sur le lieu qui renfermait leurs restes mortels, étaient maintenant confondus avec les débris des saints et des anges, ouvrages du ciseau gothique que des mains destructives avaient précipités du haut de leurs niches sur le pavé du temple profané.

Mais quelque chose de plus douloureux que la destruction même frappait les regards. Bien que ces violences eussent été commises depuis plusieurs mois, les moines avaient tellement perdu toute espèce d’énergie qu’ils n’avaient pas même essayé de déblayer les décombres, ou de remettre l’église dans un état peu plus convenable. Ce commencement de restauration n’eût pas demandé beaucoup de travail. Mais la terreur accablait les faibles restes d’un corps jadis si puissant ; et sachant bien qu’on ne les laissait dans leur ancienne demeure que par tolérance et compassion, ils n’osaient rien faire qu’on pût prendre pour une revendication de leurs anciens droits, se contentant d’accomplir leurs cérémonies religieuses dans le secret et le mystère et avec le moins d’ostentation possible.

Deux ou trois frères des plus âgés avaient succombé sous le poids des années, et l’on avait écarté un peu les débris pour les ensevelir. Sur la sépulture du père Nicolas était posée une pierre qui rappelait qu’il avait prononcé ses vœux du temps de l’abbé Ingelram, époque qui lui revenait si souvent à la mémoire. Une autre tombe, placée plus récemment, recouvrait le corps de Pierre le sacristain, célèbre pour son excursion aquatique avec le fantôme d’Avenel ; et une troisième, la plus récente de toutes, portait la figure d’une mitre, avec ces mots : Hic jacet Eusthatius abbas ; car nul n’avait osé y ajouter un mot d’éloge sur sa science et son zèle ardent pour la foi catholique.

Madeleine Græme lut successivement les inscriptions de ces tombes, et, s’arrêtant à celle du père Eustache : « Pour ton bonheur, dit-elle, mais, hélas ! pour le malheur de l’Église, tu as été retiré du milieu de nous. Que ton esprit soit avec nous, saint homme. Encourage ton successeur à marcher sur tes traces. Donne-lui ta hardiesse et ton habileté, ton zèle et ta prudence ; car il n’est pas moins pieux que toi-même. » Comme elle disait ces mots, une porte latérale qui conduisait des appartements de l’abbé à l’église s’ouvrit, afin que les pères pussent entrer dans le chœur, et conduire au maître-autel le supérieur qu’ils venaient de choisir.

Autrefois c’était une des plus pompeuses cérémonies que la hiérarchie romaine eût imaginées pour s’attirer la vénération des fidèles. Le temps pendant lequel la place d’abbé restait vacante était un temps de deuil, ou, comme les moines l’appelaient dans leur langage emblématique, un temps de viduité ; et cette tristesse se changeait en joie et en jubilation dès qu’un nouveau supérieur était choisi. Lorsqu’on ouvrait, dans ces occasions solennelles, les portes à deux battants, et que le nouvel abbé se montrait sur le seuil, dans tout l’éclat de sa dignité, avec l’anneau et la mitre, la dalmatique et la crosse, devant lui les vieux porte-bannières et les jeunes acolytes ; derrière, le vénérable cortége des moines, et tous les accessoires qui pouvaient annoncer l’autorité suprême à laquelle il venait d’être élevé : à cette apparition, l’orgue faisait retentir soudain des chants de réjouissances, auxquels toute la congrégation répondait par d’éclatants alleluia ! Aujourd’hui tout était changé. Au milieu des ruines et de la désolation, sept ou huit vieillards, courbés et accablés autant par le malheur et la crainte que par l’âge, s’étant revêtus à la hâte de l’habit de leur ordre, s’avançaient, comme une procession de fantômes, de la porte qui venait de s’ouvrir jusqu’au maître-autel, pour installer leur nouvel élu comme maître de ces ruines et de ces décombres. On eût dit une troupe de voyageurs égarés choisissant un chef dans les déserts de l’Arabie, ou un équipage naufragé nommant un capitaine dans l’île déserte où le sort l’a jeté.

Ceux qui, dans les temps de tranquillité, se montrent les plus avides de commander aux autres, souvent renoncent à leurs prétentions, dans ces jours de crise, quand le rang ne donne ni avantage ni honneurs, mais assure seulement une plus grande part de périls et de fatigues, et expose le malheureux chef aux murmures de ses compagnons mécontents, comme aux premières attaques de l’ennemi commun. Mais l’homme à qui l’on venait de conférer le titre d’abbé de Sainte-Marie avait l’âme faite pour le rang où il était appelé. Hardi et enthousiaste, mais généreux et clément ; sage et habile, mais prompt et zélé, avec une meilleure cause que la défense d’une superstition qui s’écroulait, il se fût élevé infailliblement au rang des grands hommes. Mais comme la fin couronne l’œuvre, il faut aussi juger l’œuvre par la fin ; et ceux qui, avec sincérité et générosité, combattent et succombent pour une mauvaise cause, la postérité ne peut que les plaindre, comme victimes d’une généreuse mais funeste erreur. Dans ce nombre, nous rangerons Ambroise, dernier abbé de Kennaquhair, dont les projets sont condamnables puisqu’ils eussent rejeté l’Écosse dans les chaînes de l’antique superstition et de la tyrannie spirituelle, mais dont les talents commandaient le respect, et dont les vertus commandaient l’estime des ennemis même de la foi.

La contenance du nouvel abbé suffit pour donner de la dignité à une cérémonie qui manquait de toute espèce de pompe. Connaissant les dangers au milieu desquels ils vivaient, et se rappelant sans doute de meilleurs jours, les moines semblaient accablés d’une terreur mêlée d’affliction et de honte, qui les portait à précipiter l’office qu’ils célébraient, comme s’il eût pu les exposer à quelque nouvelle humiliation, à quelque nouveau danger.

Il n’en était point ainsi du père Ambroise : ses traits, à la vérité, portaient l’empreinte d’une profonde mélancolie, tandis qu’il s’avançait à travers les débris d’objets sacrés pour lui ; mais son front n’était point abattu, sa démarche était ferme et solennelle ; il semblait penser que l’autorité qu’on lui conférait ne dépendait nullement des circonstances au milieu desquelles il l’allait recevoir ; et si la crainte ou le chagrin pouvait approcher d’une âme aussi ferme, il éprouvait ces sentiments, non pour lui-même, mais pour l’Église à laquelle il s’était dévoué.

Enfin il monta les marches brisées du maître-autel, pieds nus, comme le prescrivait la règle, mais sans autre insigne que son bâton pastoral, car les anneaux précieux et la mitre enrichie de pierreries étaient tombés entre les mains des pillards. Des vassaux soumis ne vinrent point l’un après l’autre rendre hommage à leur supérieur spirituel, et lui présenter le tribut d’usage, un palefroi tout harnaché. Nul évêque n’assistait à cette solennité pour recevoir dans les rangs de l’aristocratie cléricale un dignitaire dont la voix pouvait avoir autant de puissance dans les conciles. En abrégeant les cérémonies prescrites, le peu de frères qui restaient s’avancèrent successivement pour donner à l’abbé le baiser de paix en signe d’affection fraternelle et l’hommage spirituel. La messe fut dite avec autant de précipitation que s’il se fût agi seulement de satisfaire les scrupules de quelques jeunes gens impatients de se rendre à une partie de chasse, et non d’accomplir la plus solennelle partie d’une ordination solennelle ; le prêtre se trompa plusieurs fois en récitant l’office divin, et regarda souvent autour de lui comme s’il s’attendait à être interrompu au milieu des saints mystères ; et les frères l’écoutaient avec le désir de le voir abréger encore ses prières, quelque courtes qu’elles fussent déjà.

Ces symptômes d’alarmes s’augmentèrent à la fin de la cérémonie : ce n’était pas tout à fait, comme il parut, une vaine appréhension ; car, entre les strophes de l’hymne, on entendit des sons d’une espèce toute différente, faibles d’abord et éloignés, mais qui s’approchèrent enfin des murailles extérieures de l’église, et troublèrent, par le bruit le plus discordant, les chantres qui célébraient l’office. Des cors qui respectaient peu l’harmonie, des cloches, des tambours, des cornemuses, des cymbales, les cris d’une multitude qui semblait tantôt rire, tantôt entrer en fureur ; les vois aiguës de femmes et d’enfants, mêlées aux clameurs plus bruyantes des hommes, formaient un mélange confus de sons, qui d’abord étouffa et bientôt arrêta le chant des religieux. La cause et le résultat de cette interruption extraordinaire seront expliqués dans le prochain chapitre.

CHAPITRE XIV.

bacchanale.


Ni les vagues orageuses quand elles brisent leurs digues, ni les vents déchaînés quand ils s’échappent de leurs cavernes, ni le démon indomptable qui les rassemble pour former une tempête, et qui en précipite la fureur sur les moissons jaunissantes, ne peuvent se comparer à la bizarrerie sauvage de cette foule joyeuse, comique, mais terrible, plaisante, mais destructive.
La Conspiration.


Les moines avaient cessé leurs chants qui s’éteignirent en cris d’effroi, comme ceux des choristes dans la légende de la sorcière de Berkley[22]. Tels que des poussins épouvantés par l’approche du milan, ils cherchèrent d’abord à s’enfuir de différents côtés, puis vinrent avec désespoir se réfugier autour de leur nouvel abbé. Lui, conservant ce maintien intrépide et fier qui lui donnait tant de dignité pendant la cérémonie, resta ferme sur les marches de l’autel, comme s’il eût désiré se mettre le plus en évidence pour attirer le danger sur lui, et sauver ses frères en se sacrifiant lui-même, puisqu’il ne pouvait les protéger autrement.

Par un mouvement involontaire, pour ainsi dire, Madeleine et Roland quittèrent leur place, qu’ils avaient jusque-là occupée sans être remarqués, et s’approchèrent de l’autel comme pour partager le sort qui menaçait les moines, quel qu’il pût être.

Tous deux s’inclinèrent avec respect devant l’abbé ; et, tandis que Madeleine semblait vouloir parler, le jeune homme, regardant la grande porte devant laquelle retentissait alors un violent tapage et qui résonnait en même temps sous des coups multipliés, mit la main à son poignard.

L’abbé fit signe à tous deux de rester tranquilles : « Paix, ma sœur, » dit-il en parlant sur un ton bas qui, différant de celui des clameurs du dehors, pouvait être distinctement entendu, même au milieu du tumulte. « Paix, dit-il, ma sœur ; laissez le nouveau supérieur de Sainte-Marie répondre lui-même aux acclamations de ses vassaux qui viennent célébrer son installation. Et toi, mon fils, garde-toi, je t’en supplie, de toucher à ton glaive terrestre : si tel est le plaisir de notre patronne que son autel soit aujourd’hui profané par des actes de violence, et souillé par une effusion de sang, que ce ne soit pas, je t’en supplie, par le fait d’un fils catholique de l’Église. »

Le tumulte et les coups qu’on frappait à la porte devenaient de plus en plus bruyants ; on entendait des voix qui demandaient avec impatience à entrer. L’abbé, avec dignité, et d’un pas que l’imminence même du péril ne rendait ni chancelant ni précipité, traversa le portail, et demanda, d’un ton d’autorité, pourquoi l’on troublait le service divin, et ce qu’on désirait.

Il y eut en dehors un moment de silence, qui fut suivi d’un gros rire. À la fin, une voix répondit : « Nous désirons entrer dans l’église ; et, quand la porte sera ouverte, vous verrez qui nous sommes.

— Et de quelle autorité demandez-vous à entrer ? » repartit le révérend père.

— De l’autorité du très-vénérable seigneur abbé, » reprit la voix de dehors ; et au rire qui suivit, on pouvait croire qu’il y avait sous cette réponse une excellente plaisanterie.

« Je ne sais et ne cherche pas à savoir ce que vous voulez dire, répliqua l’abbé, puisque c’est à coup sûr une grossièreté ; mais allez-vous-en au nom de Dieu, et laissez ses serviteurs en paix. Si je parle ainsi, c’est que j’ai le droit légitime de commander en ces lieux.

— Ouvrez la porte ! » s’écria une autre voix d’un ton brutal : « nous comparerons nos titres avec les vôtres, sire moine, et vous montrerons un supérieur à qui nous devons tous obéir.

— Brisons les portes, s’il tarde plus long-temps, dit une troisième voix, et à bas les coquins de moines qui veulent nous enlever notre privilège ! » Ce fut alors une explosion générale : « Oui, oui, notre privilège ! notre privilège ! Enfonçons les portes, et à bas ces gredins de moines s’ils cherchent à résister ! »

Dès lors, au lieu de frapper à la porte, on se mit à l’attaquer avec de grands marteaux, et quelle que fût sa solidité, elle devait céder bientôt. Mais l’abbé voyant que la résistance était inutile, et désirant ne pas irriter davantage les assaillants en cherchant à se défendre, demanda en grâce un moment de silence, et obtint à grand’peine qu’on voulût bien l’écouter. « Mes enfants, dit-il, je vous épargnerai un grand péché. Le portier va vous ouvrir. Il est allé chercher les clefs ; en attendant, voyez, je vous en prie, si vous êtes dans une situation d’esprit à passer ce seuil sacré.

— Au diable votre papisme ! répondit-on du dehors ; nous sommes comme des moines quand ils sont en gaieté, c’est-à-dire quand ils ont à souper du rostbeef au lieu de choux bouillis. Si donc votre portier n’a pas la goutte, qu’il se hâte, ou nous serons bientôt entrés… Est-ce bien dit, camarades ?

— Fort bien, et on agira en conséquence, » répondit la multitude. En effet, si les clefs n’étaient pas arrivées en ce moment, si le portier, dont la terreur hâtait les mouvements, ne se fût acquitté promptement de sa charge, et n’eût ouvert les deux battants de la grande porte, la populace lui en eût évité la peine. Dès qu’il eut ouvert, il s’enfuit épouvanté, comme si, ayant lâché une écluse, il eut craint d’être entraîné par la force du torrent. Les moines s’enfuirent tous ensemble : mais l’abbé resta seul à sa place, à quelques pas de l’entrée, sans donner le moindre signe de crainte ou de trouble. Alors les frères, encouragés par son dévouement, honteux de l’abandonner, et aussi animés par la conscience de leur devoir, se rangèrent derrière leur supérieur. Ce furent de bruyants rires, des acclamations quand la porte s’ouvrit ; mais les assaillants ne se précipitèrent pas en furieux dans l’église, comme on avait pu le prévoir. Au contraire, un cri s’élevait : « Halte ! halte ! en rangs, camarades ! et laissez les deux révérends pères se souhaiter le bonjour comme ils l’entendront. »

Le spectacle offert par la multitude qui recevait l’ordre de se mettre en rangs était des plus grotesques. C’étaient des hommes, des femmes, des enfants bizarrement déguisés sous différents costumes, et formant des groupes aussi variés que plaisants. Là, un gaillard avec une tête de cheval par devant et une queue par derrière, couvert de la tête aux pieds d’une longue robe qui était supposée cacher le corps de l’animal, allait l’amble, caracolait, se cabrait, galopait, enfin remplissait le rôle fameux du cheval de bois auquel on fait si souvent allusion dans nos anciennes pièces, et qui est encore en honneur sur la scène dans la bataille qui termine la tragédie de Bayes[23]. Pour rivaliser avec cet acteur en adresse et en agilité, s’avançait un autre personnage jouant le rôle d’un terrible et énorme dragon, avec des ailes dorées, une gueule ouverte et une langue fourchue : il faisait de grands efforts pour saisir et dévorer un jeune garçon qui, habillé comme l’aimable Sabéa, fille du roi d’Égypte, fuyait devant lui ; tandis qu’un martial Saint-George, grotesquement armé d’une casserole en guise de casque et d’une broche pour lance, intervenait de temps en temps, et forçait le monstre à lâcher sa proie. Un ours, un loup et deux ou trois autres animaux sauvages, jouaient leurs rôles avec la discrétion de Snug le menuisier[24] ; car la préférence décidée qu’ils montraient à se servir de leurs jambes de derrière suffisait, sans aller plus loin, pour convaincre les spectateurs les plus timides qu’ils n’avaient affaire qu’à des bêtes marchant d’ordinaire sur deux pieds. Il y avait aussi un groupe d’outlaws, avec Robin Hood et Little John à leur tête ; ces derniers rôles étaient joués avec beaucoup de naturel ; et ce n’était pas chose étonnante, puisque la plupart des acteurs étaient, par profession, les bannis et les voleurs qu’ils représentaient. Venaient ensuite d’autres masques dont les déguisements étaient moins remarquables. Des hommes étaient habillés en femmes, et des femmes en hommes ; des enfants portaient des vêtements de vieillards, et s’en allaient clopin-clopant, des béquilles à la main, des robes fourrées sur le dos, des bonnets sur la tête, tandis que des vieillards avaient pris un ton enfantin, aussi bien que des habillements d’enfants. D’autres s’étaient peint la figure, et avaient mis leur chemise par dessus leurs habits. Du papier de couleur ou de simples rubans faisaient tout le déguisement de quelques autres. Enfin, ceux qui n’avaient aucune de ces jolies choses s’étaient barbouillé le visage de noir, et portaient leurs habits tournés à l’envers. En somme, au moyen de tous ces déguisements grotesques, la multitude formait une mascarade complète.

Pendant la halte que firent les masques, pour attendre sans doute quelque personnage qui avait une plus grande autorité sur eux, l’abbé, ses moines et nos deux voyageurs qui se trouvaient dans l’église eurent tout le temps nécessaire pour voir ces absurdités. Il ne leur fut pas difficile de deviner ce que c’était.

Peu de lecteurs doivent ignorer qu’à une époque reculée et durant la plénitude de son pouvoir, l’Église de Rome non seulement souffrait, mais encore encourageait de licencieuses saturnales comme celles que célébraient en ce moment les habitants de Kennaquhair et des environs ; et qu’en pareille occasion on permettait, à ce qu’on appelait la canaille, de s’indemniser, moyennant quelques extravagances tantôt puériles et grotesques, tantôt immorales et profanes, des privations et des maux qu’on lui faisait souffrir en d’autres temps. Mais de tout ce qui prêtait au burlesque et au ridicule, c’étaient les cérémonies et les coutumes de l’Église qu’on choisissait le plus souvent pour sujet de la mascarade ; et, chose étrange ! avec l’approbation du clergé lui-même. Tant que la hiérarchie brilla de toute sa gloire, le clergé ne semble pas avoir craint les conséquences d’une telle liberté, comme si la populace pouvait impunément s’habituer à traiter les choses saintes avec tant d’irrévérence ; il s’imaginait que le laïque était comme un cheval de labour qui ne se soumet pas moins docilement à la bride et au mors, parce qu’on le laisse de temps en temps cabrioler à son gré dans le pâturage, et lancer quelques ruades au maître qui le conduit ordinairement. Mais quand les temps vinrent à changer ; quand le doute attaqua les doctrines de l’Église catholique romaine ; quand la haine de ses ministres se fut propagée parmi les sectateurs de la réforme, le clergé s’aperçut, mais trop tard, qu’il y avait de grands inconvénients dans ces jeux et ces divertissements passés en usage, dans lesquels on le tournait en ridicule, avec tout ce qu’il avait de plus sacré. Des politiques moins habiles que les gens de l’Église romaine auraient pu comprendre dès-lors qu’une même action a des effets bien différents, quand elle est dictée par une insolence satirique et une haine violente, ou seulement amenée par un excès de cette grossière gaieté qu’on ne saurait contenir. Ils s’efforcèrent donc, bien qu’un peu tard, partout où ils avaient encore quelque influence, de prévenir le renouvellement de ces indécentes réjouissances. En ce point, le clergé catholique fut secondé par la plupart des prédicateurs réformés qui étaient plus choqués de l’impiété et de l’immoralité de ces amusements que disposés à faire leur profit du ridicule ainsi déversé sur l’Église de Rome et sur ses cérémonies. Mais bien du temps s’écoula néanmoins avant qu’on pût supprimer ces divertissements scandaleux et immoraux. La grossière populace resta fidèle à ses amusements favoris ; et, en Angleterre comme en Écosse, la mitre de l’évêque catholique… le rochet de l’évêque réformé… la robe et le rabat blanc du prédicateur calviniste… furent tour à tour forcés de faire place à ces joyeux personnages qu’on appelait le pape des Fous, l’enfant Évêque, et l’abbé de la Déraison.

C’était ce dernier personnage qui s’avançait alors en grand costume, vers la porte principale de l’église de Sainte-Marie, vêtu de manière à faire une caricature, ou une parodie en action, du costume et de la suite du véritable supérieur, qu’il venait braver le jour même de son installation, en présence de son clergé et au milieu de son église. Le faux dignitaire était un gaillard vigoureux, de moyenne taille, dont les formes rondes et ramassées étaient devenues grotesques par un gros ventre postiche. Il portait une mitre de cuir ressemblant à un bonnet de grenadier, dont le devant était orné de fausses broderies et de colifichet d’étain. Cette mitre protégeait un visage dont le nez se faisait surtout remarquer, car il était d’une longueur extraordinaire, et pour le moins tout aussi richement enjolivé que la coiffure. Sa robe était de bougran, et sa chape en canevas peint de mille couleurs et artistement découpé. Sur une de ses épaules était représenté un hibou. Il tenait d’une main son bâton pastoral, et de l’autre un petit miroir à manche, ressemblant ainsi à ce fameux bouffon allemand[25] dont les aventures, traduites en anglais, furent si populaires, et qu’on peut encore se procurer, imprimées en caractères gothiques, à raison d’une livre sterling la feuille.

Les gens de la suite du faux dignitaire avaient des accoutrements analogues, parodiant par une burlesque ressemblance les moines et autres dignitaires de l’abbaye, comme leur chef parodiait le supérieur. Ils marchaient sur deux rangs derrière ce chef, et toute la foule, qui avait fait une halte pour attendre son arrivée, se précipita dès-lors à la suite dans l’église, tous criant à mesure qu’ils entraient : « Place, place au vénérable père Howleglas ! au docte moine de la Confusion ! place aux très-révérend abbé de la Déraison. »

La discordante musique recommença sur tous les tons ; les enfants criaient et hurlaient, les hommes riaient et chantaient, les femmes glapissaient et gémissaient, les bêtes rugissaient, le dragon s’agitait et sifflait, le cheval de bois hennissait, se cabrait et caracolait ; et tous sautaient et dansaient, frappant de leurs souliers ferrés avec tant de force le pavé de l’église, que leurs énergiques cabrioles en faisaient sortir des étincelles.

C’était enfin une scène de tumulte ridicule, qui assourdissait l’oreille, fatiguait les yeux, et eût étourdi tout spectateur indifférent. Cependant les moines avaient en outre quelque crainte pour leur sûreté personnelle et au moins une intime conviction que la plupart de ces amusements populaires avaient pour but de les tourner en ridicule : ils étaient peu rassurés en réfléchissant que, hardis sous leurs déguisements, les masques qui hurlaient et cabriolaient autour d’eux pouvaient, à la moindre provocation, changer leur badinage en réalité, ou du moins en venir à ces actes d’une joie grossière qu’on doit toujours craindre de la part d’une multitude animée par une gaité malfaisante. Au milieu du tumulte ils contemplaient leur abbé, comme des passagers fixent sur le pilote, au plus fort de la tempête, des regards qui expriment l’absence de tout espoir dans leurs propres efforts et peu de confiance en l’habileté de leur Palinure.

L’abbé lui-même semblait stupéfait, non pas qu’il eût peur, mais il sentait combien il était dangereux de laisser éclater son indignation ; et pourtant il pouvait à peine maîtriser ce sentiment qui croissait à chaque instant en lui-même. Il fit un geste de la main pour commander le silence, mais on ne lui répondit d’abord que par des clameurs encore plus violentes et par d’insultants éclats de rire. Au contraire, quand Howleglas eut fait le même geste en imitant l’abbé autant que possible, il fut obéi aussitôt par ses bruyants camarades ; car ils espéraient qu’une conversation entre le faux et le véritable abbé allait leur fournir un nouveau sujet de divertissement : tant ils avaient une haute idée de l’esprit grossier et de l’impudence de leur chef ! Ils se mirent donc à crier : « Allons, révérends pères, allons, en avant, commencez !… En avant, les moines ! en avant !… Abbé contre abbé, c’est ce qu’il faut ; c’est raison contre déraison, et malice contre moinerie !

— Silence, camarades ! dit Howleglas ; deux savants pères de l’Église ne peuvent-ils conférer ensemble sans que vous veniez ici avec des cris et des exclamations semblables à celles du Jardin aux ours[26], comme si vous vouliez exciter un mâtin contre un taureau enragé ! Silence, vous dis-je, et laissez-nous, ce savant père et moi, conférer en paix sur des matières qui touchent notre profession et notre autorité commune.

— Mes enfants, dit le père Ambroise.

— Ils sont aussi mes enfants, et ce sont d’heureux enfants, » s’écria le burlesque interlocuteur ; « bien des enfants ne connaissent pas leur père, et ceux-ci ont le bonheur d’en avoir deux pour choisir.

— S’il y a autre chose en toi que l’impudence et la grossièreté, dit le véritable abbé, sur le salut de ton âme, laisse-moi adresser quelques mots à ces hommes égarés.

— Autre chose en moi que l’impudence, dis-tu ? répliqua l’abbé de la Déraison ; comment ! révérend frère, il y a en moi tout ce qui convient à l’office que je remplis aujourd’hui ; du bœuf, de l’ale, du brandevin avec d’autres accessoires qui ne méritent pas qu’on en fasse mention. Pour ce qui est de parler, camarade… mais commence, si tu veux, nous aurons ensuite notre tour : c’est ainsi qu’il convient d’agir entre bons compagnons. »

Durant cette discussion, la colère de Madeleine Græme s’était élevée au plus haut point. Elle s’approcha de l’abbé, et, se plaçant à son côté, elle lui dit d’une voix basse, mais pourtant distincte : « Réveille-toi et lève-toi, père ; l’épée de saint Pierre à la main, frappe pour la défense du patrimoine de saint Pierre. Enferme-les dans ces chaînes qui, rivées par l’Église sur la terre, seront aussi rivées dans le ciel.

— Paix, ma sœur ! dit l’abbé ; que la folie de ces gens ne prévaille pas sur notre gravité. Paix ! je vous en prie ; laissez-moi remplir mon office. C’est pour la première fois, et peut-être pour la dernière que je suis appelé à m’en acquitter.

— Non, mon saint confrère, s’écria Howleglas ; je vous le dis, prenez avis de cette sainte sœur ; jamais couvent ne prospère sans les conseils d’une femme.

— Paix ! homme présomptueux, dit l’abbé ; et vous aussi, mes frères !

— Non, non, interrompit l’abbé de la Déraison ; non, vous ne parlerez pas à ce peuple de laïques avant d’avoir conféré avec votre frère du capuchon. Je jure par les cloches, le missel et les cierges, que pas une de mes ouailles n’écoutera un mot de ce que vous avez à dire ; ainsi vous ferez bien de vous adresser à moi qui veux bien vous entendre. »

Pour éviter une conférence si burlesque, l’abbé tenta d’en appeler de nouveau à ce qui pouvait rester de sentimens respectueux dans le cœur des vassaux du couvent, jadis si dévoués à leurs supérieurs spirituels. Hélas ! l’abbé de la Déraison n’eut qu’à faire un signe de sa fausse crosse, et les cris, les huées, les danses recommencèrent avec tant d’emportement que la voix de Stentor même n’aurait pu se faire entendre.

« Maintenant, camarades, » reprit tout-à-coup l’abbé de la Déraison, « fermez la bouche et faites silence. Voyons si le coq de Kennaquhair veut combattre ou quitter l’arène. »

Il se fit aussitôt un profond silence, causé par l’attente. Le père Ambroise en profita pour s’adresser à son antagoniste, voyant bien qu’il ne pourrait autrement se faire écouter. « Malheureux, dit-il, ne peux-tu mieux employer ton esprit charnel qu’à conduire ces aveugles et pauvres créatures dans un abîme de ténèbres ?

— En vérité, mon frère, répliqua Howleglas, je ne puis voir qu’une petite différence entre votre emploi et le mien : c’est que vous faites un sermon sur une plaisanterie, et que moi je fais une plaisanterie sur un sermon.

— Malheureuse créature ! dit l’abbé, qui n’a pas de meilleur sujet de plaisanterie que ce qui devrait te faire trembler, de divertissement plus raisonnable que tes propres péchés, et pas d’objets de raillerie plus convenables que ceux qui pourraient t’absoudre de ces péchés.

— En conscience, mon révérend frère, dit le faux abbé, ce que vous dites serait vrai si, en riant des hypocrites, je voulais rire de la religion : oh ! c’est une belle chose de porter une longue robe avec une ceinture et un capuchon ! Vous devenez ainsi un pilier de notre sainte mère l’Église ; et un enfant ne doit pas jouer à la balle contre les murs, de peur de briser les vitraux peints.

— Et vous, mes amis, » dit l’abbé regardant autour de lui et parlant avec une véhémence qui le fit tranquillement écouter pendant quelque temps, » souffrirez-vous qu’un bouffon profane, dans l’église même de Dieu, insulte ses ministres. Beaucoup d’entre vous, tous peut-être, vous avez vécu sous mes saints prédécesseurs qui furent appelés à commander dans cette église où je suis appelé à souffrir. Si vous possédez des biens en ce monde, c’est à eux que vous les devez ; et quand vous ne dédaigniez point de recevoir des biens plus précieux, les grâces et le pardon de l’Église ne furent-ils pas toujours à vos ordres ? ne priaient-ils pas pendant que vous étiez dans la joie ? ne veillaient-ils pas pendant votre sommeil ? »

— Quelques bonnes femmes des domaines de Sainte-Marie avaient coutume de parler ainsi, » répliqua l’abbé de la Déraison ; mais cette plaisanterie n’obtint à ce moment que peu d’applaudissements, et le père Ambroise, ayant conquis un instant l’attention, se hâta d’en profiter.

« Eh quoi ! continua-t-il, est-ce vous montrer reconnaissants, est-ce vous montrer honnêtes seulement, que d’attaquer et d’outrager quelques vieillards aux prédécesseurs desquels vous devez tout, dont le seul désir est de mourir en paix parmi les ruines de ce qui fut jadis la lumière du pays, et qui, dans leurs prières de chaque jour, demandent d’être rappelés de ce monde avant que la dernière étincelle soit éteinte, avant que le pays soit abandonné aux ténèbres qu’il préfère à cette lumière divine ? Nous n’avons pas tourné contre vous la pointe du glaive spirituel, pour venger nos persécutions temporelles. La tempête de votre colère nous a dépouillés de nos biens et presque privés de notre nourriture journalière ; mais nous n’avons point pour vous punir lancé les foudres de l’excommunication. Nous vous prions d’une seule chose, c’est de ne plus nous troubler par des bouffonneries grossières et d’insultants blasphèmes, c’est de nous laisser vivre et mourir dans l’église qui est à nous, en demandant à Dieu notre Seigneur, à la Vierge Marie et à tous les bienheureux, qu’ils daignent pardonner vos péchés et les nôtres. »

Ce discours, si différent et pour le ton et pour la conclusion de celui auquel la foule s’attendait, produisit sur les esprits un effet peu favorable à la continuation des folies projetées. Les danseurs grotesques restèrent immobiles, le cheval de bois cessa ses cabrioles, la flûte et le tambour demeurèrent muets, et le silence, comme un nuage pesant, sembla descendre sur la foule naguère bruyante. Plusieurs bêtes même parurent sensiblement émues ; l’ours ne pouvait retenir ses sanglots, et un grand renard-loup fut vu essuyant ses yeux avec sa queue. Mais surtout le dragon, ce reptile naguère si formidable, cessa de menacer de ses terribles griffes, de rouler les anneaux de son corps monstrueux, et laissa échapper ces mots de sa gueule affreuse, sur un ton de componction : « Par la messe ! je ne pensais pas mal faire en nous livrant à notre ancien passe-temps ; si j’avais cru que le bon père dut prendre cela si fort à cœur, j’aurais fait le diable, plutôt que de jouer ici le dragon. »

Dans ce moment de calme, l’abbé parut, au milieu de la foule des êtres grotesques qui l’entouraient, triomphant comme saint Antoine dans la tentation de Callot ; mais Howleglas ne voulait pas renoncer ainsi à son projet.

« Maintenant, mes maîtres, dit-il, qu’est-ce que cela veut dire ? Ne m’avez-vous pas élu abbé de la Déraison, et pas un de vous a-t-il le droit d’écouter aujourd’hui le sens commun ? n’ai-je pas été choisi par vous dans les formes en un chapitre solennel tenu dans le cabaret de la mère Martin, et voulez-vous maintenant m’abandonner et renoncer à votre ancien divertissement et à vos privilèges ? Que la farce continue. Le premier qui dira un mot de sens ou de raison, qui viendra nous engager à réfléchir ou à quelque autre chose d’aussi peu convenable à cette journée, je le ferai, en vertu de mon pouvoir sans contrôle, jeter dans l’écluse du moulin. »

La multitude changeante, selon la coutume, poussa de nouveaux cris, la cornemuse et le tambour recommencèrent leur bruit ; le cheval de bois se cabra, les animaux sauvages rugirent, et même le dragon repentant se remit à rouler ses anneaux en se préparant à de nouvelles gambades. Mais peut-être l’abbé aurait-il encore, par son éloquence et ses prières, triomphé des malicieux desseins des perturbateurs, si dame Græme n’eût donné cours à l’indignation qu’elle comprimait depuis long-temps.

« Scélérats, s’écria-t-elle, hommes de Bélial, blasphémateurs, hérétiques, tyrans sanguinaires !

— Patience, ma sœur, je vous en prie et vous l’ordonne, dit l’abbé, laissez-moi faire mon devoir, ne me troublez point dans mes fonctions. »

Mais dame Madeleine continua d’une voix de tonnerre à lancer ses menaces au nom des papes, des conciles et de tous les saints, depuis saint Michel jusqu’au plus humble de tous les membres de la céleste hiérarchie.

« Mes camarades, dit l’abbé de la Déraison, cette bonne dame n’a pas dit un seul mot qui fût raisonnable ; en conséquence, elle peut se croire à l’abri des peines prononcées par nos règlements. Mais, tout en ne disant que des sottises, elle a eu la prétention d’avoir le sens commun : en conséquence, si elle ne confesse et n’avoue que tout ce qu’elle a dit est insensé, elle encourra le châtiment porté par nos statuts. Ainsi donc, sainte dame, pèlerine ou abbesse, ou qui que tu sois enfin, garde pour toi-même tes extravagances sérieuses, ou gare à l’écluse du moulin. Nous ne voulons de remontrances de mégères, ni spirituelles, ni temporelles, dans notre diocèse de la Déraison. »

Pendant qu’il parlait ainsi, il étendit la main vers la vieille femme, et ses compagnons s’écrièrent : « C’est jugé ! c’est jugé ! » Et déjà ils se préparaient à l’exécution de la sentence, quand un incident inattendu vint les arrêter. Roland Græme avait vu avec indignation les insultes prodiguées à son vieux précepteur spirituel ; mais il avait assez de prudence pour reconnaître qu’au lieu de le secourir, il pourrait bien, par une intervention inutile, rendre sa position plus dangereuse. Mais quand il vit sa vieille parente exposée à un danger personnel, il n’écouta plus que l’impétuosité naturelle de son caractère ; et, s’élançant le poignard à la main sur l’abbé de la Déraison, il lui en porta un coup qui l’étendit sur le pavé.


CHAPITRE XV.

la surprise.


Quand une vile populace ose se révolter, ce sont des actes de violence et d’infâmes discours ; on voit voler les pierres, les tisons et les armes grossières qu’invente la fureur. Mais vienne un homme pieux et sévère, tout bruit cesse, toutes les oreilles sont attentives.
Virgile, Trad. de Dryden.


Un terrible cri de vengeance fut poussé par les tapageurs, dont les amusements venaient d’être interrompus d’une si effroyable manière ; mais pour un instant le manque d’armes, aussi bien que les traits enflammés et le poignard nu de Roland Græme, tinrent la multitude en respect, tandis que l’abbé, épouvanté d’une telle violence, demandait au ciel, les mains jointes, pardon du meurtre commis dans le saint lieu. Madeleine Græme seule paraissait triompher du coup que son jeune parent avait porté au chef de la troupe : cependant sa joie était mêlée d’une vive et inquiète frayeur pour la sûreté de son petit-fils. « Laissez périr l’hérétique dans son blasphème, s’écria-t-elle ; laissez-le mourir sur le pavé de la sainte Église qu’il a profanée. »

Mais la fureur de la multitude, la douleur de l’abbé, et l’allégresse de l’enthousiaste Madeleine, n’avaient ni fondement ni motif réel. Blessé à mort, comme on le supposait, Howleglas se remit promptement sur ses pieds en criant : « Un miracle, un miracle, camarades ! un aussi beau miracle que tous ceux qui furent jamais faits dans l’église de Kennaquhair. Et je vous défends, camarades, moi qui suis votre abbé légitimement élu, de toucher à personne, sans mon ordre… Vous, loup et ours, veillez sur ce téméraire jeune homme, mais sans lui faire le moindre mal… Et vous, révérend frère, retirez-vous avec vos moines dans vos cellules ; car notre conférence s’est terminée comme toutes les conférences, en laissant chacun persuadé, comme devant, qu’il a raison ; et si nous nous battions, vous, vos frères et votre Église ne seriez pas les plus forts… Emportez donc votre bagage, et décampez. »

Le vacarme recommençait déjà ; mais le père Ambroise restait encore indécis, ne sachant si son devoir lui ordonnait de résister à la tempête du moment, ou de se réserver pour une meilleure occasion. Son frère de la Déraison vit son embarras, et lui dit d’un ton plus naturel que celui avec lequel il avait jusqu’alors joué son rôle : « Nous sommes venus ici, mon bon père, plus pour nous amuser que pour y faire du mal… Nos aboiements sont plus terribles que nos morsures… Et surtout nous n’avions pas contre vous personnellement de mauvaises intentions… Retirez-vous donc, avant que les affaires se gâtent ; car il est difficile de rappeler un faucon quand il vient de prendre son vol, et plus difficile encore d’arracher à un mâtin sa proie… Si ces braves enfants recommencent leur tapage, il sera trop violent même pour des fous : laissez au seul abbé de la Déraison le soin de les rappeler à l’ordre. »

Les frères entourèrent alors le père Ambroise, et se mirent tous à le supplier de céder au torrent. Un tel divertissement était, disaient-ils, une ancienne coutume autorisée par ses prédécesseurs, et le vieux père Nicolas lui-même avait rempli le rôle de dragon, du temps de l’abbé Ingelram.

« Et nous recueillons maintenant le fruit de la semence qu’ils ont si maladroitement répandue, répondit Ambroise ; ils ont appris à leurs ouailles à se moquer de ce qui est sacré ; comment s’étonner alors que les fils d’hommes sacrilèges deviennent voleurs et brigands ? Mais qu’il soit fait comme il vous plaira, mes frères !… Montons au dortoir… Et vous, dame Græme, je vous l’ordonne par l’autorité que j’ai sur vous et au nom de la sûreté de ce jeune homme, suivez-nous sans ajouter un mot. Mais un instant… que voulez-vous faire à ce jeune homme que vous retenez prisonnier ?… Ne voyez-vous pas, » continua-t-il en s’adressant d’un ton sévère à Howleglas, « qu’il porte la livrée de la maison d’Avenel ? Ceux qui ne craignent point le courroux du ciel peuvent du moins redouter la colère des hommes.

— Ne vous inquiétez pas de ce qui le touche, répondit Howleglas ; nous savons fort bien qui il est et ce qu’il est.

— Je vous en conjure, ajouta l’abbé d’une voix suppliante, « ne lui faites aucun mal pour l’acte de violence qu’il a failli accomplir dans son zèle imprudent.

— Je vous l’ai déjà dit, ne vous en inquiétez pas, père, répondit Howleglas ; mais décampez avec toute votre suite, hommes et femmes, sinon je ne me charge pas d’épargner un plongeon à cette sainte… Quant à la rancune, il n’y a point place pour elle dans mon ventre : il est, » ajouta-t-il en tapant sur son énorme bedaine, « trop bien bourré de paille et de bougran… et je l’en remercie… il m’a garanti du poignard de ce jeune fou, aussi bien qu’eut pu le faire une cotte de mailles de Milan. »

En effet, le poignard bien dirigé de Roland Græme avait pénétré dans l’intérieur du ventre postiche que portait l’abbé de la Déraison, comme partie essentielle du costume de son rôle ; et c’était seulement la force du coup qui avait renversé à terre, pour un moment, le révérend personnage.

Rassuré jusqu’à un certain point par les protestations du chef, et contraint de céder à une force majeure, l’abbé Ambroise sortit de l’Église à la tête de ses moines, et laissa le champ libre aux perturbateurs. Mais, quels que fussent la grossièreté et l’entêtement des tapageurs, ils n’accompagnèrent les religieux d’aucun de ces cris de mépris et de dérision dont ils les avaient d’abord accablés. Le discours de l’abbé avait soulevé des remords chez les uns, de la honte chez les autres, chez tous quelque peu de respect. Ils gardèrent le silence jusqu’à ce que le dernier des moines eût disparu sous la porte latérale qui communiquait avec l’intérieur de l’abbaye, et alors même il fallut quelques exhortations de la part de Howleglas, quelques cabrioles du cheval de bois, quelques sauts du dragon pour remettre la troupe en gaieté,

« Eh bien ! quoi ? camarades, dit l’abbé de la Déraison ; pourquoi me regarder ainsi avec des mines blêmes comme des faces de carême ? Allez-vous renoncer à votre ancien amusement, parce qu’une vieille femme est venue vous parler des saints et du purgatoire ?… Bah ! je suis sûr que déjà vous voudriez avoir tout mis sens dessus dessous ?… Allons, commencez, tambours et cornemuses ! commencez, flûtes et violons !… Des danses et de la joie aujourd’hui ! à demain les soucis ! Ours et loups, veillez sur votre prisonnier ! Trotte cheval ! Siffle, dragon !… Et vous, enfants, criez tous ensemble. Tandis que nous restons sans rien faire, la vieillesse nous atteint ; la vie est trop courte pour qu’on la perde dans l’oisiveté. »

Cette exhortation pathétique obtint l’effet désiré. Ils brûlèrent dans l’Église de la laine et du cuir, au lieu d’encens, remplirent d’eau sale les bénitiers et célébrèrent le service divin en le parodiant : le faux abbé officiait à l’autel, et la foule chantait d’indécentes et grotesques parodies sur les airs des hymnes de l’Église. Ils profanèrent les habillements, tous les vases sacrés de l’abbaye qui leur tombèrent sous la main. Enfin, après avoir satisfait toutes les fantaisies qui s’offraient à leur imagination capricieuse, ils songèrent à contenter mieux encore leur envie de détruire : ils brisèrent toutes les pièces de bois travaillé, cassèrent tous les vitraux peints, qui avaient échappé à leur première fureur, et, après une minutieuse recherche des pièces de sculpture qui sentaient l’idolâtrie, se mirent à enlever le peu d’ornements restés sur des tombeaux ou aux chapiteaux des piliers.

La passion de détruire, comme toutes les passions, augmente à mesure qu’on la satisfait. Après avoir ainsi essayé tous les moyens de mal faire, les têtes les plus chaudes de la multitude songèrent à exécuter leurs ravages sur une échelle plus étendue. « Renversons-le, ce vieux nid de corbeaux ! s’écria-t-on de toutes parts ; il a trop long-temps servi au pape et à ses acolytes ; » et on entonna une ballade alors en vogue parmi le peuple :

Le pape voulait nous instruire ;
Nous lui répondons aujourd’hui :
L’aveugle se fait-il conduire
Par un aveugle comme lui ?
Non, moquons-nous de la censure ;
Rions, chantons… sous la verdure.
L’abbé, prêchant la continence,
Caressait nos jeunes tendrons ;

Le moine, en temps de pénitence,
À son croc pendait nos chapons :
Moquons-nous bien de leur censure ;
Rions, chantons… sous la verdure.

Tout en répétant d’une voix de tonnerre le refrain de cette chanson de chasse, les compagnons de l’abbé de la Déraison devenaient de plus en plus tumultueux, et passaient même par-dessus le respect qu’ils devaient au vénérable prélat. Tout à coup un chevalier armé de pied en cap, suivi de deux ou trois hommes d’armes, entra dans l’Église, et leur enjoignit d’une voix sévère de cesser leurs sacrilèges divertissements.

Sa visière était levée, mais eût-elle été baissée, la branche de houx qui ornait son casque eût suffi pour faire reconnaître sir Halbert Glendinning. Ce seigneur traversait le village de Kennaquhair pour revenir à son château : il avait entendu le vacarme qui se faisait dans l’Église, et craignant peut-être pour la sûreté de son frère, il y était entré avec sa suite.

« Camarades ! dit-il, que signifie tout cela ? Êtes-vous chrétiens et sujets du roi, vous qui osez profaner et détruire une Église et un sanctuaire comme feraient des païens ? »

Tous gardèrent le silence, bien que plusieurs fussent certainement surpris et désappointés en recevant d’un protestant si zélé des remontrances au lieu de remercîments.

Il est vrai qu’à la fin le dragon prit sur lui de faire l’orateur, et murmura, en grognant du fond de son gosier de carton peint, qu’ils n’avaient fait que balayer le papisme hors de l’Église avec le balai de la destruction.

« Quoi, mes amis ! répliqua Halbert Glendinning, pensez-vous qu’il n’y a pas dans ces divertissements et dans cette mascarade plus de papisme que dans ces murs de pierre ? Enlevez la lèpre qui vous ronge le corps avant de penser à purifier des murailles !… Rabaissez cette hardiesse insolente qui ne produit que de condamnables excès ; et sachez que l’amusement auquel vous vous livrez est un de ces plaisirs coupables et sacrilèges, introduits par les prêtres mêmes de Rome pour égarer et abrutir les âmes qui tombent dans leurs filets.

— Dieu soit loué !… Venez-vous ici pour nous gronder ? » murmura le dragon, avec une humeur violente qui allait parfaitement à son rôle ; « nous eussions aussi bien fait de rester romains si nous ne pouvons nous amuser en liberté.

— Oses-tu bien me parler ainsi ? dit sir Halbert Glendinning, et est-il bien divertissant de se traîner ainsi par terre comme une énorme chenille ? Sors de ta boîte de carton peint, ou, foi de chevalier ! je vais te traiter comme l’animal et le reptile que tu imites.

— Animal et reptile ! » répéta le dragon offensé : « en mettant de côté votre titre de chevalier, je me crois tout aussi bien né que vous. »

Le chevalier ne répondit point par des paroles, mais par deux ou trois coups du bois de sa lance sur le pétulant dragon, et si les cerceaux qui formaient les côtes de la machine n’eussent été d’une certaine solidité, il eût presque brisé celles de l’acteur. Le masque quitta au plus vite son déguisement, ne se souciant pas de recevoir un troisième coup de lance du terrible chevalier ; et, quand l’ex-dragon se fut relevé sur le pavé de l’église, il laissa voir à sir Halbert Glendinning des traits qui lui étaient bien connus, ceux de Dan Howlet-Hirst[27], qui avait été son camarade avant que la fortune eût élevé le feudataire de Glendearg au-dessus du rang que lui donnait sa naissance. Le bouffon regardait le chevalier de travers, comme pour lui reprocher sa violence envers un vieil ami, et Glendinning était naturellement si bon et si humain qu’il se fit à lui-même un pareil reproche.

« Dan ! j’ai eu tort de te frapper, dit-il ; mais, en vérité je ne te reconnaissais pas… Tu as été toujours un écervelé… Viens au château d’Avenel, et nous verrons comment volent mes faucons.

— Et si nous ne lui en montrons pas qui volent aussi joliment que des fusées, ajouta l’abbé de la Déraison, je permets à Votre Honneur de me frotter les os comme vous venez de les lui frotter.

— Comment ! c’est toi, coquin ! s’écria le chevalier, et pourquoi te trouves-tu ici ?

L’abbé se dépouillant au plus vite du faux nez qui changeait sa figure, et de la bedaine postiche qui composait son déguisement, parut devant son maître tel qu’il était réellement, c’est-à-dire sous la figure d’Adam Woodcock, fauconnier d’Avenel.

— Comment as-tu osé, valet, dit le chevalier, venir ici, et porter le trouble dans une maison où demeure mon frère.

— Avec la permission de Votre Honneur, c’est pour cela même que j’y suis venu ; car j’avais entendu dire qu’on allait nommer dans les environs un abbé de la Déraison, et comme je sais chanter, danser et sauter, comme je suis aussi fou qu’aucun de ceux, qui sollicitent de l’avancement, j’ai cru avoir quelque chance de succès ; et j’ai pensé qu’en parvenant à me faire élire je pourrais ne pas être inutile au frère de Votre Honneur si les affaires venaient à mal tourner dans l’église de Sainte-Marie.

— Tu es un fier coquin, répondit sir Halbert, et je n’ignore pas que tu ferais plutôt un mille par amour pour l’ale et le brandevin, sans parler de ta prédilection pour le tapage et les folies, qu’un seul pas pour le bien de ma maison. Va-t’en donc… Emmène tes joyeux compagnons autre part… au cabaret, s’ils le veulent ; voici de quoi payer l’écot… terminez les folies de la journée sans de nouveaux désordres, et redevenez sages demain… Apprenez enfin à servir une bonne cause autrement que par des actes de brigandage et de déraison. »

Obéissant à l’ordre de son maître, le fauconnier rassembla ses compagnons découragés, et leur dit tout bas à l’oreille : « Partons ! partons !… Tace est un mot latin qui signifie chandelle[28]… Ne songez pas au puritanisme du bon chevalier… nous achèverons le divertissement chez la mère Martin, dans la grange de sa brasserie, et devant un tonneau de double ale… En avant ! tambours et flûtes, cornemuses et tambourins, silence jusqu’à ce qu’on soit hors de la cour du monastère ! alors vous recommencerez le train… En avant ! ours et loups… Marchez sur vos pattes de derrière jusqu’à la porte de l’Église, et alors montrez que vous êtes des bêtes comme il faut… Qui, diable ! l’a envoyé ici pour troubler nos amusements ?… Mais ne l’irritez pas, mes bons amis : sa lance n’est pas aussi légère qu’une plume d’oie, comme le savent les côtes de Dan.

— Sur mon âme ! répliqua le villageois, si c’eût été tout autre que mon ancien camarade, je lui aurais fait faire connaissance avec le vieux coutelas de mon père.

— Paix ! paix ! l’ami, dit Adam Woodcock ; pas un mot de plus sur ce sujet, si vous tenez quelque peu à vos os… Bah ! nous devons recevoir de bonne grâce une égratignure, quand évidemment il n’y a pas méchanceté.

— C’est ce que je ne souffrirai jamais, » s’écria Dan d’Howlet-Hirst en résistant avec colère aux efforts de Woodcock, qui cherchait à l’entraîner hors de l’Église.

En ce moment, l’œil vif et perçant de sir Halbert Glendinning découvrit Roland Græme entre ses deux gardes : « Holà ! ho ! s’écria-t-il, fauconnier… Woodcock… coquin, as-tu amené le page de ma femme, vêtu de ma livrée, pour assister à ce spirituel divertissement de votre invention, avec vos loups et vos ours ? Puisque vous étiez en train de faire de telles folies, il fallait au moins, si vous vouliez l’avoir, sauver l’honneur de la maison en l’habillant d’une peau de singe ; mais amenez-le ici, coquins.

Adam Woodcock était trop honnête et trop juste pour laisser tomber sur le jeune homme un ressentiment qu’il n’avait pas mérité. « Je jure, dit-il, par saint Martin de Bouillon[29]

— Et qu’as-tu à démêler avec saint Martin ?

— Oh ! presque rien, à moins qu’il n’envoie tant de pluie que nous ne puissions lâcher un faucon. Mais je disais à Votre Seigneurie, aussi vrai que je suis honnête homme…

— Dis plutôt un vilain coquin, j’aurai moins de peine à te croire.

— Oh ! si Votre Seigneurie ne veut point me permettre de parler, je vais retenir ma langue ; mais ce n’est pas moi qui ai amené ici ce jeune homme, il y est venu…

— Pour participer à vos extravagances, j’en suis sûr. Approchez, tête folle, et dites-moi si votre maîtresse vous a permis de vous éloigner ainsi du château et de déshonorer ma livrée en prenant part à un tel divertissement ?

— Sir Halbert Glendinning, » répondit Roland Græme avec assurance, « votre épouse m’a permis, ordonné même d’employer mon temps à l’avenir comme bon me semblera. Je n’ai été que spectateur involontaire de cette scène, de ce divertissement, comme vous dites. Et si je porte encore votre livrée, c’est seulement jusqu’à ce que je puisse me procurer des habits où l’on ne voie aucune marque de servitude.

— Je ne sais que croire de tout cela, jeune homme, reprit sir Halbert ; parlez clairement, car je ne devine pas les énigmes. Je sais que ma femme vous protège. Qu’avez-vous fait pour la fâcher et pour mériter votre disgrâce ?

— Rien qui vaille la peine d’en parler, » dit Adam Woodcock répondant pour le jeune homme ; « une sotte querelle avec moi, qu’on a eu la sottise de rapporter à ma noble maîtresse, a fait congédier ce pauvre jeune homme. Pour ma part, je dirai franchement que j’ai eu tort depuis un bout jusqu’à l’autre, excepté pour le lavage de la nourriture des jeunes faucons. En ce point je soutiens que j’avais raison. »

Alors le bon fauconnier raconta tout au long à son maître l’histoire de la querelle qui avait occasionné la disgrâce de Roland Græme ; mais il arrangea son récit d’une manière si favorable au page que sir Halbert ne put méconnaître sa généreuse intention.

« Adam Woodcock, lui dit-il, tu es un excellent garçon.

— Aussi bon que tous les fauconniers du monde, dit Adam ; et quant à cela j’en puis dire autant de ce jeune page ; mais comme il est à moitié gentilhomme par sa charge, il a le sang chaud, et le mien n’est guère froid.

— Bien ! reprit Halbert, à ce que je vois, lady Avenel a été un peu prompte ; car il n’y avait guère là de quoi chasser un jeune homme qu’elle protège depuis son enfance ; mais il aura sans doute gâté ses affaires par quelques paroles inconvenantes. N’importe ; c’est à merveille pour le projet que j’ai conçu. Emmenez cette multitude, Woodcock ; et vous, Roland Græme, restez avec moi. »

Le page suivit sir Halbert en silence dans l’intérieur du monastère ; et le chevalier, s’arrêtant dans le premier appartement qui se trouva ouvert, chargea un de ses hommes d’armes de faire savoir à son frère, Édouard Glendinning, qu’il désirait lui parler : alors, congédiant les gens de sa suite, qui allèrent avec plaisir rejoindre leur camarade Adam Woodcock et la joyeuse troupe rassemblée au cabaret de la mère Martin, il resta seul avec le page. Sir Halbert Glendinning se promena quelques instants sans rien dire, puis s’adressant au jeune homme :

« Vous pouvez avoir remarqué, lui dit-il, qu’il m’est arrivé bien rarement de faire attention à vous. Je vois que vous rougissez ; mais ne m’interrompez point avant que j’aie fini. Comme je vous le disais, je ne me suis jamais beaucoup occupé de vous, non pas que vous n’ayez aucune qualité digne d’éloge, mais vous avez aussi des défauts que mes louanges eussent peut-être augmentés. Votre maîtresse, agissant selon son bon plaisir dans l’intérieur de sa maison, et personne n’a plus qu’elle le droit de le faire, vous a tiré de la misère, et traité plutôt comme un parent que comme un serviteur. Si vous avez été fier et orgueilleux d’une telle distinction, il serait injuste de ne pas dire que vous avez profité des soins donnés à votre éducation, et souvent fait briller de nobles et bons sentiments. Il serait donc peu généreux, après vous avoir habitué à satisfaire vos caprices et vos fantaisies, de vous laisser là et de vous abandonner au hasard, parce que vous avez fait éclater cette fougue et cette haine de tout frein, défauts ordinaires d’une éducation trop indulgente. Par ces motifs, et pour l’honneur même de ma maison, j’ai résolu de vous prendre à ma suite jusqu’à ce que je vous aie trouvé une place honorable, qui vous mette à même d’avancer dans le monde, et de faire honneur à la famille dans le sein de laquelle vous avez été élevé. »

S’il y avait quelque chose dans les paroles de sir Halbert Glendinning qui pouvait flatter l’orgueil de Roland, ce compliment avait aussi, vu sa manière de penser, son côté défavorable. Néanmoins sa conscience lui dit aussitôt qu’il devait accepter avec reconnaissance l’offre qui lui était faite par l’époux de sa chère protectrice ; et sa prudence, quelque faible que cette vertu fût encore dans son âme, lui suggéra pourtant que son entrée dans le monde serait bien différente s’il y paraissait à la suite de sir Halbert Glendinning, renommé par sa sagesse, son courage et son crédit, ou sous les auspices de certaines personnes dont il lui fallait partager le sort incertain et exécuter les projets visionnaires ; car c’est ainsi qu’il appelait les desseins de Madeleine, sa vieille parente. Mais aussi, une violente répugnance à rentrer au service de gens qui l’avaient renvoyé avec mépris contre-balançait fortement ces considérations.

Sir Halbert regarda le page avec surprise, et continua : « Vous semblez hésiter, jeune homme. Avez-vous déjà pris par vous-même un si beau parti qu’il vous faille réfléchir avant d’accepter celui que je vous offre ? Ai-je besoin de vous rappeler que votre bienfaitrice, malgré l’offense qui l’obligea de vous congédier, voyant que vous allez vous précipiter sans guide dans un monde aussi agité que celui de notre Écosse, ne pourra s’empêcher d’en ressentir bientôt une vive douleur ; votre devoir, si vous ne voulez point agir en ingrat, est de lui épargner ce profond chagrin. Votre devoir, si vous ne voulez point agir en insensé, est encore d’accepter la protection que je vous offre pour votre sûreté personnelle ; car vous vous exposez corps et âme en la refusant. »

Roland Græme répondit d’une voix respectueuse, mais aussi avec quelque chaleur : « Je ne suis point ingrat pour tous les bienfaits dont m’a comblé le seigneur d’Avenel, et je m’estime heureux en apprenant pour la première fois que je n’ai point eu, comme je le pensais, le malheur de ne jamais attirer son attention. Vienne seulement une occasion de remplir mon devoir et de témoigner à mon ancienne et constante bienfaitrice toute ma reconnaissance, au péril même de ma vie, et j’y cours avec joie. » Il s’arrêta.

« Ce ne sont que des paroles, jeune homme, reprit Glendinning ; de belles protestations ne sont souvent faites que pour tenir lieu de véritables services. J’ignore en quoi vous pourriez servir lady Avenel, au péril de vos jours ; mais je puis le dire, elle n’apprendra point sans plaisir que vous embrassez une carrière qui ne compromettra ni votre sûreté personnelle, ni le salut de votre âme… Pourquoi balancez-vous à accepter la protection que je vous offre ?

— La seule parente qui me reste, répondit Roland, la seule du moins que j’aie vue, m’a rejoint depuis que j’ai été congédié du château d’Avenel, et je dois m’informer d’elle-même si je puis prendre le parti que vous me proposez, ou si ses infirmités croissantes et l’obéissance que je lui dois ne me défendent pas de l’abandonner.

— Où est cette parente ? demanda sir Halbert Glendinning.

— Dans cette maison, répondit le page.

— Allez donc la chercher, reprit le chevalier d’Avenel ; vous obtiendrez sans doute plus que son approbation ; car elle serait au moins folle si elle vous la refusait. »

Roland quitta l’appartement pour rejoindre sa grand’mère ; et l’abbé entrait au moment où il sortait.

Les deux frères se revirent comme des frères qui s’aiment tendrement et ne se trouvent que rarement ensemble. Une affection mutuelle les attachait l’un à l’autre. Mais quant aux habitudes et à la manière de voir, quant à tout ce qui touchait aux désordres du temps, l’ami et le conseiller de Murray était l’opposé du prêtre catholique romain. Et à vrai dire, ils n’eussent pu vivre longtemps ensemble sans s’exposer à exciter la haine et les soupçons de leurs amis respectifs. Après qu’ils se furent cordialement embrassés, sir Halbert Glendinning se félicita d’être venu à temps pour apaiser le tumulte causé par Howleglas et ses bruyants compagnons.

« Et cependant, ajouta-t-il, quand je regarde votre habit, frère Édouard, je ne puis m’empêcher de croire qu’il y a encore un abbé de la Déraison dans l’enceinte du monastère.

— Et pourquoi, frère Halbert, vous moquer de mon habit ? répliqua l’abbé ; c’est l’armure spirituelle de ma profession, et comme telle, elle me va aussi bien que vous vont cette cuirasse et ce baudrier.

— Oui ; mais il n’est pas fort sage, ce me semble, de porter une armure, quand on ne peut se battre ; il n’y a qu’une dangereuse témérité à défier l’ennemi auquel on ne peut résister.

— C’est ce que personne ne peut dire, mon frère, avant que la bataille soit livrée ; au reste, il me semble qu’un brave guerrier, même sans espoir de vaincre, aimerait mieux combattre et mourir qu’abandonner glaive et bouclier pour se soumettre aux conditions déshonorantes d’un ennemi insultant. Mais ne nous querellons pas sur un sujet où nous ne serons jamais d’accord, et venez plutôt assister au repas de mon installation. Vous n’avez pas à craindre, mon frère, que votre zèle à rétablir la discipline primitive de l’Église soit offensé en cette occasion de la riche profusion d’un festin monacal. Les jours de notre vieil ami l’abbé Boniface sont passés ; et le supérieur de Sainte-Marie n’a plus ni forêts, ni étangs, ni pâturages, ni moissons, ni troupeaux, ni gibier ; il n’a plus ni greniers remplis de blé, ni magasins d’huile et de vin, d’ale et d’hydromel. La place de cellerier n’existe plus, et un repas comme celui qu’un ermite de roman peut offrir à un chevalier errant, voilà tout ce que nous pourrons vous donner. Mais si vous le partagez avec nous, nous le trouverons excellent, et nous vous remercierons, mon frère, de votre utile protection contre ces impudents perturbateurs.

— Mon très-cher frère, répondit le chevalier, je suis fâché vraiment de ne pouvoir accepter ; mais il serait dangereux pour vous et pour moi qu’un réformé assistât à votre banquet d’installation. Si je puis jamais avoir le bonheur de vous secourir efficacement, je le devrai surtout aux efforts que je fais pour qu’on ne me soupçonne point de soutenir et de favoriser vos rites et vos cérémonies religieuses. Il ne faudra rien moins que toute l’autorité que je puis prendre sur mes propres amis, pour défendre l’homme hardi, qui, malgré les lois et les édits du parlement, a osé remplir les fonctions d’abbé de Sainte-Marie.

— Ne prenez point cette peine, mon frère, répliqua le père Ambroise. Je verserais le meilleur de mon sang pour savoir que vous avez défendu l’Église par amour de l’Église. Mais tant que vous aurez le malheur de rester son ennemi, je ne voudrais pas vous voir courir un danger ou user votre crédit pour ma défense personnelle. Mais qui vient ici troubler les courts moments d’un entretien fraternel que la fortune m’accorde comme un dédommagement de ses rigueurs ? »

La porte de l’appartement s’ouvrit pendant que l’abbé parlait encore, et dame Græme entra.

« Quelle est cette femme ? » dit sir Halbert Glendinning d’un air quelque peu sévère, « et que demande-t-elle ?

— Que vous ne me connaissiez point, répliqua la matrone, c’est ce qui n’importe guère. Je viens, comme vous l’avez désiré, pour donner mon libre consentement à ce que le jeune Roland Græme rentre à votre service. Et, cela dit, je ne vous importune pas davantage de ma présence. La paix soit avec vous ! » Elle se tourna pour s’en aller, mais les questions de sir Halbert Glendinning l’arrêtèrent.

« Qui êtes-vous ? qui êtes-vous ? et pourquoi ne demeurez-vous pas pour me répondre ?

— J’étais, répliqua-t-elle, quand j’appartenais au monde, une femme d’un nom assez recommandable : maintenant je suis Madeleine, une pauvre pèlerine, pour l’amour de la sainte Église.

— Quoi ! s’écria sir Halbert, êtes-vous catholique ? Je croyais savoir de mon épouse que Roland Græme descendait d’une famille de réformés.

— Son père, répondit la matrone, était un hérétique, ou plutôt il ne s’inquiétait ni de l’hérésie ni de l’orthodoxie, ni du temple de la sainte Église, ni de celui de l’antéchrist. Moi aussi, car l’on se laisse entraîner facilement aux péchés de ses contemporains, j’ai paru me conformer à vos rites sacrilèges, mais j’avais mes dispenses et mon absolution.

— Vous voyez, mon frère, » dit sir Halbert Glendinning, même avec un sourire expressif, « que nous ne vous accusons pas sans fondement de pratiquer les restrictions mentales.

— Vous nous faites injustice, répliqua l’abbé, cette femme, comme sa conduite le montre assez, n’a pas l’esprit parfaitement sain, grâce, je dois le dire, aux précautions de vos barons maraudeurs et de votre clergé.

— Je ne veux pas contester sur ce point, reprit sir Halbert ; les désordres de ce temps sont malheureusement si nombreux, que les deux Églises peuvent se les partager et en avoir encore de reste. » En parlant ainsi, il se mit à une des fenêtres de l’appartement et sonna d’un petit cor qu’il portait en sautoir.

« Demandez-vous déjà votre cheval ? mon frère, lui dit l’abbé ; nous n’avons passé que quelques minutes ensemble.

— Hélas ! reprit sir Halbert, et ces quelques minutes ont été troublées par des querelles. Oui, mon frère, je demande mon cheval. Il faut, pour prévenir les conséquences de votre témérité d’aujourd’hui, déployer de l’activité. Dame Madeleine, avertissez, s’il vous plaît, votre jeune parent que nous montons à cheval à l’instant. Je ne compte pas l’emmener au château avec moi : cela donnerait lieu à de nouvelles querelles entre lui et mes gens, ou au moins à des railleries qui blesseraient sa fierté, et mon désir est de lui éviter tout désagrément. Il doit se rendre à Édimbourg avec un homme de ma suite que j’y envoie porter la nouvelle de ce qui s’est passé ici. Ceci paraît vous réjouir ? » ajouta-t-il en jetant des yeux perçants sur Madeleine Græme, qui le regarda d’un air calme et indifférent.

« J’aimerais mieux, dit-elle, que Roland Græme, orphelin sans fortune et sans amis, fût exposé aux railleries de l’univers entier qu’à celles des domestiques du château d’Avenel.

— Ne craignez rien, répondit le chevalier, il ne sera méprisé nulle part.

— Cela se peut, répliqua-t-elle, cela se peut bien. Mais j’ai plus de confiance dans sa propre conduite que dans votre protection. » En prononçant ces mots, elle se retira.

Le chevalier la suivit des yeux, pendant qu’elle s’éloignait ; mais se tournant tout à coup vers son frère, il lui exprima, dans les termes les plus affectueux, ses vœux pour sa prospérité et son bien-être, et lui demanda la permission de le quitter. « Ces coquins, dit-il, sont trop occupés au cabaret pour que le faible son d’un cor de chasse les arrache à leur divertissement.

— Halbert, répondit l’abbé, vous les avez affranchis du lien le plus solide, et vous leur avez appris à vous désobéir.

— Ne craignez rien, Édouard, » s’écria Halbert qui ne donnait jamais à l’abbé son nom monastique d’Ambroise. « Ceux qu’on affranchit d’une contrainte servile s’acquittent plus fidèlement que tous les autres de leurs véritables devoirs. »

Il se tournait pour partir, quand l’abbé lui dit : « Ne partez pas, mon frère : on apporte quelques rafraîchissements. Ne quittez pas cette maison que je dois maintenant appeler la mienne, jusqu’à ce que j’en sois chassé par la force, avant d’avoir rompu au moins le pain avec moi. »

À cet instant, le pauvre frère lai, celui qui remplissait les fonctions de portier, entra dans l’appartement, portant quelques rafraîchissements fort simples et un flacon de vin. « Il avait trouvé cela, » dit-il avec une humilité officieuse, en furetant dans tous les coins du cellier, »

Le chevalier remplit une petite coupe d’argent, et l’ayant vidée, il invita l’abbé à lui faire raison, observant que le vin était du Baccarach[30] du meilleur cru, et très-vieux.

« En effet, ajouta le frère lai, il vient du coin que le vieux frère Nicolas (que son âme soit en paix !) appelait ordinairement le coin de l’abbé Ingelram ; et l’abbé Ingelram avait été élevé au couvent de Wustzbourg, ville qui n’est pas loin, à ce que j’ai entendu dire, du lieu où l’on récolte cet excellent vin.

— Fort bien, mon révérend père, dit sir Halbert ; et c’est pour cela que j’invite mon frère et vous à me faire raison, avec une coupe de cette liqueur orthodoxe.

Le vieux et maigre portier lança sur l’abbé un regard suppliant. Do veniam, répondit le supérieur ; et le vieillard saisit d’une main tremblante le breuvage auquel depuis long-temps il n’était plus accoutumé, vida la coupe lentement et avec délices, comme pour en savourer le plus long-temps possible la saveur et le bouquet, et la remit sur la table avec un sourire mélancolique et en secouant la tête, comme s’il disait adieu pour jamais à cette liqueur exquise. Les deux frères sourirent. Mais quand sir Halbert invita l’abbé à prendre la coupe, et à lui faire raison, l’abbé secoua la tête, et lui répondit : « Ce n’est pas le jour pour l’abbé de sainte-Marie de manger des mets délicats, et de boire des vins exquis. C’est avec de l’eau du puits de Notre-Dame, » ajouta-t-il en remplissant une coupe de cette liqueur limpide, « que je vous souhaite, mon frère, toutes sortes de prospérités ; et, par-dessus tout, le bonheur de reconnaître vos erreurs spirituelles.

— Et moi, mon cher Édouard, répliqua Glendinning, je vous souhaite le libre exercice de votre raison : puissiez-vous remplir des devoirs plus importants que ceux qui sont attachés au misérable titre que vous avez si témérairement accepté aujourd’hui ! »

Les deux frères se séparèrent avec bien du regret, et pourtant chacun, inébranlable dans son opinion, éprouvait quelque soulagement par l’absence d’une personne qu’il respectait tant, mais avec laquelle il s’accordait si peu.

L’instant d’après, on entendit les trompettes du chevalier d’Avenel, et l’abbé monta sur une tour. Du haut de ce bâtiment à demi ruiné, il pouvait voir les cavaliers gravir une colline située dans la direction du pont-levis. Pendant qu’il les considérait, Madeleine Græme vint se placer à son côté.

« Vous êtes venue, lui dit-il, jeter un dernier regard sur votre petit-fils, ma sœur. Le voilà confié à la garde du meilleur chevalier de l’Écosse, la foi exceptée !

— Vous pouvez porter témoignage, mon frère, que ce ne fut ni mon désir, ni celui de Roland qui porta le chevalier d’Avenel, comme on l’appelle, à reprendre mon petit-fils dans sa maison. Le ciel, qui confond les sages par leurs propres ruses, l’a placé où je souhaitais qu’il fût pour le bien de l’Église.

— Je ne vous comprends pas, ma sœur, répondit l’abbé.

— Révérend père, répliqua Madeleine, n’avez-vous jamais entendu dire qu’il y a des esprits qui font tomber les murs d’un château, une fois qu’ils y sont admis, mais qui n’y peuvent pénétrer à moins qu’on ne les y invite, qu’on ne les force même à passer le seuil de la porte. Deux fois Roland Græme a été ainsi attiré dans la maison d’Avenel par ceux qui maintenant en portent le titre. Qu’ils attendent la suite. »

En parlant ainsi, elle quitta la tour. L’abbé, après avoir réfléchi un moment sur ces paroles, qu’il attribuait au désordre d’esprit de la pèlerine, descendit l’escalier tortueux pour aller célébrer sa promotion, non par des festins et des actions de grâces, mais par le jeûne et les prières.

CHAPITRE XVI.

le pont.


Jeune homme, maintenant tu passes à l’âge mûr : que ta lèvre soit moins riante et ton front plus sombre, ton pas plus grave et ton air plus pensif. Il faut maintenant souffrir les veilles de minuit, prendre la nourriture et tes plaisirs comme à la dérobée : car tu avais coutume de préférer les jeux et la plaisanterie ; des folies plus graves vont maintenant t’occuper ; mais aussi déraisonnables, aussi fausses et aussi vides.
La Vie, poème.


Roland Græme trottait gaiement à la suite de sir Halbert. Il était soulagé de la crainte la plus pénible, celle d’être exposé au mépris et aux railleries qui accueilleraient probablement son retour immédiat au château d’Avenel. « Il y aura bien du changement avant qu’ils me revoient, » pensait-il en lui-même ; je porterai la cuirasse d’airain au lieu du justaucorps vert, et le casque d’acier en place de la toque ornée d’une plume. Ils seront hardis ceux qui oseront railler l’homme d’armes sur les folies du page ; et je me flatte qu’avant mon retour j’aurai fait quelque chose de plus remarquable que de lancer un chien contre un daim, ou de gravir un rocher pour dénicher des faucons. » Il ne pouvait cependant s’empêcher d’être étonné que son aïeule, avec tous ses préjugés religieux, eût consenti si facilement à le voir rentrer au service de la maison d’Avenel : il l’était encore plus en se rappelant la joie mystérieuse qu’elle avait témoignée lors de leur séparation à l’abbaye.

« Le ciel, » avait dit la dame en embrassant son jeune parent, « accomplit ses œuvres par les bras mêmes de ceux de nos ennemis qui se regardent comme les plus forts et les plus sages. Toi, mon fils, sois prêt à agir au premier appel de ta religion et de ton pays ; et rappelle-toi que tous les liens terrestres que tu pourrais former, comparés à ceux qui t’enchaînent à des objets si chers, sont ce qu’un brin de chanvre est au câble le plus solide. Tu n’as pas oublié la figure et les traits de la jeune Catherine Seyton ? »

Roland aurait voulu répondre négativement, mais la voix expira sur ses lèvres, et Madeleine continua ses exhortations.

« Il ne faut pas l’oublier, mon fils ; et je vais te confier un gage que sans doute tu trouveras bientôt l’occasion de remettre en secret dans ses propres mains. »

Elle remit à Roland un très-petit paquet, lui enjoignant d’en prendre le plus grand soin, et surtout de ne le laisser voir qu’à Catherine Seyton elle-même, c’est-à-dire, lui rappela-t-elle encore sans nécessité, à la jeune fille qu’il avait rencontrée le jour précédent. Elle lui donna ensuite sa bénédiction solennelle, et pria Dieu de le protéger.

Il y avait dans les manières et la conduite de Madeleine quelque chose de mystérieux ; mais Roland Græme n’était ni par son âge, ni par son caractère, porté à perdre beaucoup de temps pour chercher le mot de cette énigme. Tout ce qui s’offrait à son esprit dans le présent voyage ne lui promettait que plaisir et nouveautés. Il était charmé de se rendre à Édimbourg pour y prendre la dignité d’un homme et oublier le rôle de page ; il était surtout transporté en pensant qu’il aurait une occasion de revoir Catherine Seyton, dont les yeux brillants et les manières vives avaient fait une impression si favorable sur son imagination. Tel qu’un jeune homme sans expérience, mais plein de feu et sur le point de paraître pour la première fois sur le théâtre actif du monde, il sentait palpiter son cœur à la seule pensée qu’il allait voir toutes ces scènes pompeuses de la cour et ces aventures guerrières, sujet ordinaire des conversations des compagnons de sir Halbert lorsqu’ils visitaient le château d’Avenel. Leurs discours enthousiastes ne manquaient pas d’exciter l’admiration et l’envie de ceux qui, comme Roland, ne connaissant les cours et les camps que par ouï-dire, étaient condamnés aux amusements solitaires et à la retraite presque monastique de ce château isolé sur son lac, et enfermé par des montagnes inaccessibles. « On répétera mon nom, disait-il, si je puis, au risque de ma vie, acheter l’occasion de me distinguer : le regard malin de Catherine Seyton se reposera avec plus de respect sur le soldat illustré que sur le page novice et sans expérience. » Tout ce qu’il fallait avec ces réflexions pour porter son enthousiasme au plus haut degré, il le possédait en se voyant de nouveau monté sur un cheval ardent, au lieu de voyager péniblement à pied, comme il l’avait fait les jours précédents.

Poussé par la vivacité de son caractère, que tant de circonstances concouraient naturellement à exalter, Roland Græme se fit bientôt remarquer par le son de sa voix et par ses éclats de rire au milieu du bruit des chevaux du cortège. Il attira plus d’une fois l’attention du chef, qui s’aperçut avec satisfaction que le jeune homme raillait de bonne humeur ceux qui le plaisantaient sur son congé et sur son retour au service de la maison d’Avenel.

« Je pensais que la branche de houx de votre toque avait été flétrie, maître Roland, dit un des hommes d’armes.

— Elle a éprouvé la gelée d’une demi-heure, répliqua-t-il ; vous voyez qu’elle est aussi verte que jamais.

— C’est une plante trop forte pour un terrain aussi chaud que votre tête, maître Roland Græme, » reprit l’homme d’armes, vieil écuyer de sir Halbert Glendinning.

« Si elle ne fleurit pas seule, dit Roland, j’y mêlerai le laurier et le myrte et les ferai monter si haut qu’ils me dédommageront de leur croissance tardive. »

En parlant ainsi il donna de l’éperon dans les flancs de son cheval, et, le retenant en même temps, il le contraignit à exécuter un mouvement brusque, mais plein de grâce. Sir Halbert Glendinning considérait la conduite de son nouvel aspirant avec ce plaisir mélancolique de l’homme mûr, qui, après avoir long-temps recherché les jouissances de la vie et reconnu leur vanité, voit le jeune homme gai et léger, pour lequel la vie n’est encore qu’espérance et promesse.

Cependant Adam Woodcock, le fauconnier, s’étant débarrassé de son déguisement et revêtu, d’après son rang et sa profession, d’un justaucorps vert auquel pendait un sac d’un côté, et de l’autre un couteau de chasse, portant à la main gauche un gant qui lui montait jusqu’au milieu du bras, et la tête couverte d’une toque à plumes, s’approcha de la cavalcade aussi vite que pouvait trotter son petit cheval : il entra sur-le-champ en conversation avec Roland Græme.

« Ainsi, jeune homme, vous voilà encore une fois sous l’ombrage de la branche de houx ?

— Et en état de vous rendre, mon bon ami, vos dix groats d’argent.

— Dette que vous m’auriez presque payée, il n’y a guère qu’une heure, avec dix pouces d’acier. Sur ma foi ! il est écrit dans le livre de ma destinée qu’après tout je dois tâter de votre poignard.

— Ne parlez pas ainsi, mon bon ami ; j’aurais plutôt percé mon sein que le vôtre ; mais qui aurait pu vous reconnaître sous le déguisement que vous portiez ?

— Sans doute, » reprit le fauconnier ; car poète et acteur, il avait sa dose de vanité. « Je crois que j’étais un aussi bon Howleglas qui ait jamais joué un rôle à un divertissement de carnaval, et pas plus mauvais abbé de la Déraison. Je défie le vieil ennemi du genre humain de m’ôter mon masque lorsque je préfère le garder. Quel diable nous a donc amené le chevalier avant que la farce fût finie ? Vous m’auriez entendu chanter ma nouvelle ballade d’une voix qui serait allée jusqu’à Berwick. Cependant, je vous en prie, monsieur Roland, soyez moins libéral de poignard dans de légères occasions ; car si mon vénérable pourpoint n’eût été bien rembourré, je n’aurais quitté l’église que pour prendre ma place dans le cimetière.

— Allons, épargnez-moi cette querelle, nous n’aurons pas le temps de la terminer ; car, par ordre de notre maître, je dois me rendre à Édimbourg.

— Je le sais, et c’est pour cela même que nous aurons le temps de solder ce compte, chemin faisant, car sir Halbert m’a désigné pour être votre compagnon et votre guide.

— Vous, mon compagnon, et dans quel dessein ?

— Voilà une question à laquelle je ne puis répondre ; mais je sais que, soit qu’on lave ou qu’on ne lave pas la nourriture des jeunes faucons, il faut que j’aille avec vous à Édimbourg et que je vous remette sain et sauf entre les mains du régent à Holy-Rood.

— Comment ! du régent ? » dit Roland d’un ton de surprise.

« Oui, sur ma foi ! du régent, répliqua Woodcock ; je vous promets que si vous n’entrez pas à son service, au moins vous y serez attaché en qualité d’un serviteur de notre chevalier d’Avenel.

— Je ne reconnais pas au chevalier d’Avenel le droit de transférer mes services, en supposant que je les lui doive à lui-même.

— Paix ! paix ! c’est une question que je ne conseille à personne d’élever, à moins qu’il n’ait une montagne, un lac, ou, ce qui vaut encore mieux, les frontières d’un autre royaume entre lui et son seigneur féodal.

— Mais, sir Halbert Glendinning n’est pas mon seigneur féodal, et il n’a aucune autorité sur ma personne.

— Je vous prie, mon fils, de retenir votre langue ; le déplaisir de mon maître, si vous le provoquez, sera plus difficile à apaiser que celui de ma maîtresse ; car le coup le plus vigoureux que frapperait celle-ci serait moins pesant que le toucher du plus petit doigt de mon maître. Et sur ma foi, c’est un homme violent, aussi pur, mais aussi dur et aussi impitoyable que l’acier. Vous vous rappelez le pauvre Cock de Capper Law, qu’il fit pendre au-dessus de sa porte pour une simple méprise, une misérable paire de bœufs qu’il avait prise en Écosse croyant les prendre en Angleterre. J’aimais ce Cock Law ; les Kerr n’avaient pas dans leur clan un plus honnête homme, et ils ont eu des hommes dignes de servir de modèles à l’habitant des frontières ; des hommes qui n’auraient pas enlevé moins de vingt vaches à la fois, et se seraient crus déshonorés s’ils avaient ravi un troupeau de moutons ou autre menu bétail, mais qui tiraient toujours de leurs maraudes à la fois honneur et profit. Mais voyez, Sa Seigneurie s’arrête, et nous sommes près du pont. Avancez, il faut que nous recevions ses derniers ordres. »

Adam Woodcock avait dit vrai. Dans le chemin creux descendant vers le pont, toujours confié à la garde de Pierre Bridge-Ward[31], quoiqu’il fût alors très-vieux, sir Halbert Glendinning fit faire halte à sa suite, et fit signe à Woodcock et à Græme de s’avancer à la tête du cortège.

« Woodcock, dit-il, tu sais à qui tu dois conduire ce jeune homme. Et vous, jeune homme, obéissez avec zèle et discrétion aux ordres qui vous seront donnés. Domptez votre caractère fier et irascible ; soyez juste, vrai et fidèle ; car vous avez en vous de quoi vous élever bien au-dessus de votre situation actuelle. Jamais, en supposant que vos efforts seront louables et honnêtes, jamais la protection et l’appui d’Avenel ne vous manqueront. »

Les laissant en face du pont, dont la tour centrale commençait alors à jeter sur la rivière une ombre prolongée, le chevalier d’Avenel tourna sur la gauche sans passer la rivière, et poursuivit son chemin à travers une chaîne de collines qui renfermaient, dans leurs parties retirées, le lac et le château d’Avenel.

Il ne restait en arrière que le fauconnier, Roland Græme et un domestique du chevalier, d’un rang inférieur, qui fut laissé avec eux pour avoir soin des chevaux, porter leur bagage, et les servir sur la route.

Dès que le corps le plus nombreux des cavaliers se fut détourné pour se diriger vers l’ouest, ceux dont la route était à travers la rivière et vers le nord appelèrent le garde du pont et demandèrent le passage gratuit.

« Je n’abaisserai pas le pont, » répondit Pierre, d’une voix que la vieillesse et la mauvaise humeur rendaient tremblante : « que vous soyez papistes ou protestants, vous êtes tous les mêmes. Le papiste nous menace du purgatoire, et nous ruine en pardons ; le protestant nous menace de son épée, et nous parle de liberté de conscience ; mais pas un ne dit : Pierre, voilà votre péage. Je suis fatigué de tout cela, et mon pont ne se baissera plus que pour ceux qui me paieront argent comptant. Sachez que je me soucie aussi peu de Genève que de Rome, aussi peu d’homélies que de pardons, et les sous d’argent, voilà le seul passeport que je connaisse. »

« Le vieux rustre ! » dit Woodcock à son compagnon ; puis élevant la voix, il s’écria : « Écoute, chien de garde-pont, maroufle, crois-tu que nous ayons refusé le denier de saint Pierre à Rome pour te payer le tien au pont de Kennaquhair ? Que ton pont s’abaisse à l’instant pour les serviteurs de la maison d’Avenel ; ou par la main de mon père, et c’était un vigoureux compère de York, par la main de mon père, dis-je, notre chevalier te fera sauter de ton nid d’oie dans le milieu de la rivière, à l’aide du fauconneau que nous allons prendre à Édimbourg pour le conduire demain vers le Sud. »

Le garde-pont entendit, et murmura : « Peste soit des fauconneaux, des canons et des fusils, et de tous les mâtins que l’on fait aboyer de nos jours contre des murs de pierre et de chaux ! C’était un joyeux temps que celui où il n’y avait rien autre que des coups de main, et où même une volée de flèches ne pouvait pas plus nuire à de bons murs que la pluie ou la grêle ; mais il faut céder au plus fort ! » Et s’étant consolé par ce proverbe plein de sens, il abaissa le pont-levis. À la vue de ses cheveux blancs, qui laissaient voir un visage attristé par les années et le malheur, Roland se sentait porté à lui donner une aumône ; mais Adam Woodcock le retint : « Qu’il porte la peine de sa grossièreté et de son avarice ; dit-il ; le loup qui a perdu ses dents ne doit pas être mieux traité qu’un chien hargneux. »

Laissant Pierre Bridge-Ward regretter le changement des temps, qui lui envoyait des soldats insolents et des serviteurs féodaux, au lieu de paisibles pèlerins, et le réduisait à perdre son péage, au lieu de rançonner les passants, nos voyageurs se dirigèrent vers le nord : Woodcock, qui connaissait parfaitement cette partie du pays, proposa d’abréger de beaucoup la route, en traversant la petite vallée de Glendearg, déjà connue de nos lecteurs par les aventures racontées dans la première partie du manuscrit du Bénédictin. Roland n’ignorait rien de ce qui s’y rapportait, non plus que des milliers de commentaires et de fausses interprétations auxquelles elles avaient donné lieu ; car dans le château d’Avenel, comme dans les autres grands manoirs, les serviteurs ne parlaient de rien si souvent, ou avec plus de plaisir, que des affaires particulières de leur maître et de leur maîtresse. Mais tandis que Roland considérait avec intérêt ces lieux, où l’on disait qu’il s’était passé des choses contraires aux lois de la nature, Adam Woodcock regrettait encore au fond de son âme sa fête et sa ballade interrompues ; il entonnait avec éclat, de temps en temps, des couplets tels que ceux-ci :

Ils mangeaient, la chose est certaine,
Chair à l’huile les samedis ;
Et jeûnaient toute la semaine,
Quand elle avait deux vendredis.
Moquons-nous donc de leur censure ;
Rions, chantons… sous la verdure.

Ils ne rompaient point l’abstinence ;
À table dès le grand matin,
Jusqu’au souper faisant bombance,
Et soupant jusqu’au lendemain.
Moquons-nous donc de leur censure ;
Rions, chantons… sous la verdure.

« De par le ciel, ami Woodcock, dit le page, bien que je vous connaisse pour un intrépide Évangéliste, qui ne craint ni saints ni diables, cependant si j’étais à votre place, je ne voudrais pas chanter des chansons aussi profanes dans cette vallée de Glendearg, en pensant à ce qui est arrivé ici avant notre temps.

— Bagatelle que vos esprits errants ! dit Woodcock, je ne m’en inquiète pas plus qu’un aigle ne s’inquiète d’une troupe d’oies sauvages : tous ces êtres-là ont pris la fuite depuis que les chaires sont occupées par de braves ministres, et les oreilles du peuple remplies de saines doctrines. Oui, je parle d’eux dans ma ballade : si j’avais seulement eu le bonheur de la chanter jusqu’à la fin ! et il reprit sur le même air :

Lutins, démons, spectres et fées,
Browngs, Kelpys, sont disparus :

Que feraient-ils dans des contrées
Où la messe ne se dit plus ?
Oui, moquons-nous de la censure ;
Rions, chantons… sous la verdure.

Je pense, ajouta-t-il, que la patience de sir Halbert aurait pu s’étendre jusqu’à ce couplet ; il eût ri de bon cœur, et c’est un plaisir dont il jouit rarement.

— Si tout ce qu’on publie de sa jeunesse est vrai, dit Roland, il a moins de droit de rire des esprits que personne.

— Oui, si tout est vrai ; mais qui peut nous en assurer ? Au surplus, ce n’était là que des contes avec lesquels les moines avaient coutume de nous tromper, nous autre simples laïques : ils savaient que les féeries et les fantômes mettaient les ave et les pater noster en crédit ; mais maintenant que nous avons abandonné le culte des images de bois et de pierre, il me semble qu’il conviendrait de ne plus nous effrayer de bulles dans l’eau, ou d’ombres dans les airs.

— Mais les catholiques prétendent qu’ils n’adorent pas le bois et les pierres ; qu’ils les regardent seulement comme emblèmes de saints vénérables, et non comme des choses saintes en elles-mêmes.

— Bah ! bah ! je ne donnerais pas un fétu de leur bavardage ; ils nous contaient une autre histoire lorsque ces idoles baptisées accouraient avec leurs bâtons ferrés et leurs souliers en sandales de toutes les parties du monde, pour soutirer aux vieilles femmes leur blé, leurs bouts de chandelle, leur beurre, leur lard, leur laine et leurs fromages, et pas même un groat de cuivre n’échappait à la dîme. »

La nécessité avait depuis long-temps habitué Roland à considérer sa croyance religieuse comme une chose qui devait être ensevelie dans le plus profond secret, et à ne rien dire pour la défendre lorsqu’on l’attaquait, afin qu’on ne le soupçonnât pas d’appartenir à une secte persécutée, et ce qui est pis, méprisée. Il laissa donc Adam Woodcock triompher sans aucune opposition : seulement il se demandait peut-être si quelques-uns des spectres, autrefois agents si actifs, ne viendraient pas venger ces railleries impies avant qu’ils quittassent la vallée de Glendearg : mais rien de tel n’arriva. Ils passèrent la nuit tranquillement dans une chaumière, et reprirent le lendemain matin la route d’Édimbourg.

CHAPITRE XVII.

édimbourg.


Édina, capitale chérie de l’Écosse, salut à tes palais et à les tours, où jadis aux pieds d’un monarque siégeaient les puissances souveraines de la législation.
Burns.


« Voilà donc Édimbourg ! » s’écria Roland comme il arrivait avec ses compagnons de voyage à une des éminences qui dominent vers le sud cette grande capitale du Nord ; « voilà cette Édimbourg dont nous avons si souvent entendu parler !

— Oui vraiment ! répondit le fauconnier, là bas est située la vieille Reekie[32] ; vous pouvez voir la fumée s’étendant sur elle à vingt milles de distance, comme l’autour plane sur une volée de canards sauvages. Oui, voilà le cœur de l’Écosse, et chacune des palpitations que donne cette ville, se fait ressentir depuis les rives du Solway jusqu’au fond de la baie de Duncan ; regardez : là-bas se trouve le vieux château, et à la droite, sur cette élévation, est celui de Craigmillar, que j’ai connu pour être le séjour de la joie.

— N’était-ce pas là, » dit le page à voix basse, « que la reine tenait sa cour.

— Oui, oui, elle était reine alors, quoiqu’il ne faille pas l’appeler ainsi aujourd’hui. Eh bien ! qu’ils disent ce qu’ils voudront, plus d’un cœur fidèle s’affligera pour Marie Stuart, quand même tout ce qu’on dit d’elle serait vrai ; car voyez-vous, monsieur Roland, c’était la plus aimable créature que j’aie jamais vue ; et jamais dame dans le pays ne sut mieux apprécier le beau vol d’un faucon. J’étais à Roslinmoor, à la grande gageure entre Bothwell (c’était pour elle une bête noire que ce Bothwell), et le baron de Roslin, qui pouvait juger du vol d’un faucon aussi bien que personne en Écosse. Le pari était un tonneau de vin du Rhin et une bague d’or, et il fut décidé avec éclat et loyauté. Il fallait voir la reine sur son palefroi blanc, qui volait comme s’il eût dédaigné de toucher autre chose que la fleur de bruyère ; il fallait entendre sa voix, aussi douce, aussi mélodieuse que le chant d’une grive, se mêler à nos cris joyeux. Et comme les seigneurs se pressaient autour d’elle ! heureux celui qui en obtenait une parole ou un regard ! on se laissait déchirer à travers les taillis, on risquait de se rompre le cou pour se montrer intrépide cavalier, et mériter un coup d’œil d’une si belle reine. Elle verra peu de chasses au faucon dans l’endroit où elle repose maintenant ! Oui, oui, la pompe et les plaisirs passent aussi rapidement que le coup d’aile d’un noble oiseau.

— Et où donc est confinée maintenant cette pauvre reine ? » demanda Roland, prenant intérêt au sort d’une femme dont la beauté et les grâces avaient produit une si forte impression, même sur l’esprit grossier et insouciant d’Adam Woodcock.

— Où elle est emprisonnée ? dit Adam ; mais… dans quelque château du nord, dit-on. Quant à moi, je ne sais pas où : et à quoi sert de se tourmenter pour ce qu’on ne peut empêcher ? Si elle avait bien employé son pouvoir, elle ne serait pas tombée dans une si grande infortune. On dit qu’il faut qu’elle abandonne sa couronne à ce bambin de prince, car on ne veut pas la lui confier plus long-temps. Notre maître a été aussi occupé que ses voisins dans cette affaire. Si la reine rentrait dans ses domaines, le château d’Avenel pourrait bien fumer pour cela, à moins que notre maître ne fît son marché pour le mieux.

— La reine Marie enfermée dans un des châteaux du Nord ! dit le page.

— Dame, oui, du moins à ce qu’on dit. Dans un château situé au-delà de cette grande rivière que vous voyez là-bas. Du moins cela vous a l’air d’une rivière ; mais c’est un bras de mer, et l’eau en est aussi amère que de la saumure.

— Et parmi tous ses sujets, » s’écria Roland avec émotion, n’en est-il pas un qui ose risquer quelque chose pour sa délivrance ?

— C’est une question délicate, et si vous la faites souvent, maître Roland, je puis vous dire que vous serez vous-même cloîtré dans un de ces châteaux, à moins qu’on ne préfère vous tordre le cou pour s’épargner tout autre embarras de votre part. Risquer quelque chose ! Eh, mon Dieu ! Murray a maintenant le vent en poupe, mon ami, et il vole si haut, que l’aile d’aucun de ses rivaux ne peut l’atteindre. Non, non, c’est là qu’elle est, et c’est là qu’elle restera, jusqu’à ce que le ciel lui envoie sa délivrance, ou que son fils ait la direction de tout. Mais Murray ne la laissera jamais en liberté, il la connaît trop bien. Écoutez-moi, nous nous rendons à Holy-Rood, où vous trouverez abondance de nouvelles et quantité de courtisans pour les raconter ; mais suivez mon conseil, et reprenez tranquillement haleine, comme disent les Écossais. Écoutez les opinions de tout le monde, et gardez la vôtre pour vous. S’il arrive que vous appreniez des nouvelles qui vous plaisent, ne sautez pas comme si vous alliez vous armer directement pour la cause dont il s’agit. Notre vieux monsieur Wingate dit, et il connaît bien le bétail de la cour : « Si on vous raconte que le roi Coul est ressuscité, contentez-vous de répondre : est-il bien vrai ? je l’ignorais : et ne paraissez pas plus ému que si quelqu’un vous disait, comme une nouvelle, que le roi Coul est mort et enterré. » Ainsi donc, veillez bien à votre conduite, maître Roland, car, je vous en réponds, vous entrez au milieu d’une génération aussi âpre à la curée qu’un faucon affamé. Que votre poignard ne soit pas dégainé à chaque mot que vous entendrez prononcer de travers ; car vous trouverez des lames aussi chaudes que la vôtre, et alors le sang coulera sans le secours des sangsues ou l’avis de l’almanach.

— Vous verrez combien je serai réservé et prudent, mon bon ami, répondit Græme. Mais par Notre-Dame ! quelle est donc cette maison tout en ruines si près de la ville ? Ont-ils joué ici le rôle de l’abbé de la Déraison, et terminé la farce en brûlant l’église ?

— La ! répliqua son compagnon, voilà que vous vous laissez encore entraîner par le vent, comme un faucon sauvage qui n’écoute ni le leurre ni le signal. C’est une question que vous auriez du me faire à voix basse, comme je vous répondrai.

— Si je reste long-temps ici, dit Roland, il y a apparence que je perdrai le ton naturel de ma voix. Mais quelles sont donc ces ruines ?

— L’église de Field, » dit le fauconnier en chuchotant d’un air mystérieux, et posant en même temps un doigt sur sa lèvre ; « ne m’en demandez pas davantage. Quelqu’un a eu un mauvais jeu, et quelqu’un a eu le blâme ; et ce jeu a commencé là où l’on ne pourrait peut-être pas le jouer de nos jours. Pauvre Henri Darnley, bien qu’il ne fût qu’un âne, il entendait quelque chose en fauconnerie ; mais on l’a lancé lui-même dans les airs par un brillant clair de lune[33]. »

La mémoire de cette catastrophe était si récente, que le page détourna les yeux avec horreur des ruines où elle s’était passée ; et la tristesse que lui causèrent les accusations contre la reine, auxquelles cet événement avait donné naissance, succéda à la compassion qu’il avait commencé à ressentir pour sa triste situation actuelle.

Ce fut dans cet état d’agitation d’esprit, causé en partie par l’horreur, mais plus encore par l’intérêt et par une vive curiosité, que le jeune Græme traversa la scène de ces événements terribles, dont le bruit avait troublé les solitudes les plus lointaines de l’Écosse, comme les échos du tonnerre éloigné roulant au sein des montagnes. « Maintenant, pensait-il, maintenant ou jamais, je vais devenir un homme, et remplir mon rôle dans ces événements que les simples habitants de nos hameaux se rappellent l’un à l’autre, comme s’ils avaient été produits par des êtres d’une nature supérieure à la leur. Je vais savoir pourquoi le chevalier d’Avenel lève la tête si fort au dessus des autres barons ses voisins, et comment il se fait que des hommes, par leur valeur et leur sagesse, passent de la casaque de toile grise au manteau d’or et de pourpre. On dit que je ne me fais pas remarquer par ma prudence : si cela est vrai, le courage doit la remplacer ; car je veux être un homme parmi les hommes, ou un mort parmi les morts. »

De ces plans d’ambition il détourna ses pensées vers des projets de plaisir, et il se mit à former quelques conjectures sur le temps et le lieu où il reverrait Catherine Seyton, et sur la manière dont il renouvellerait connaissance avec elle. Il se plaisait à de telles rêveries, quand il remarqua qu’il était entré dans la ville : tous les autres sentiments furent suspendus en lui par l’espèce de vertige dont est frappé l’habitant d’un pays solitaire, lorsqu’il se trouve pour la première fois dans les rues d’une cité vaste et populeuse, c’est-à-dire une simple unité au milieu de tant de milliers de personnes.

La principale rue d’Édimbourg était alors, comme aujourd’hui, une des plus spacieuses de l’Europe. La hauteur excessive des maisons, la variété des pignons, des créneaux et des balcons gothiques qui terminaient de chaque côté l’horizon, tout cela, joint à la largeur de la rue, aurait pu frapper de surprise des yeux plus exercés que ceux du jeune Græme. La population, étroitement resserrée dans les murs de la ville, était alors augmentée par la quantité de lords du parti du roi, rassemblés à Édimbourg pour suivre le régent Murray : on aurait dit un essaim d’abeilles qui bourdonnait dans cette rue immense et superbe. Au lieu des vitrages actuellement destinés à l’exposition des marchandises, les commerçants avaient leurs étalages se projetant sur la rue, sur lesquels, comme dans nos bazars modernes, étaient rangés les objets en vente. Quoique les marchandises ne fussent pas des plus riches, cependant Græme crut voir les trésors du monde entier dans les divers ballots de toiles de Flandre, et dans les échantillons de tapisseries. En d’autres endroits, l’étalage d’ustensiles domestiques, de pièces de vaisselle plate, le frappa d’étonnement. La vue des boutiques des couteliers, remplies d’épées et de poignards fabriqués en Écosse, et d’armures défensives importées de la Flandre, ajoutait à sa surprise. À chaque pas, il trouvait tant à regarder et à admirer, qu’Adam Woodcock eut beaucoup de peine à le faire avancer à travers cette scène d’enchantement.

Le spectacle de la foule qui remplissait les rues était pour Roland un sujet toujours nouveau de surprise. Ici, une dame parée et couverte de son voile de soie marchait délicatement, précédée d’un écuyer qui lui ouvrait le passage, un page portait sa queue, et une suivante sa bible, ce qui indiquait qu’elle se rendait à l’église. Là, il voyait un groupe de bourgeois suivre le même chemin, avec leurs manteaux courts à la flamande, leurs larges hauts-de-chausses et leurs pourpoints à grand collet, mode à laquelle les Écossais furent long-temps fidèles, ainsi qu’à la toque surmontée d’une plume. Ensuite venait l’ecclésiastique lui-même, portant le noir manteau de Genève et le rabat, prêtant avec gravité une oreille attentive aux discours de plusieurs personnes qui l’accompagnaient, et qui sans doute entretenaient une conversation sérieuse sur le sujet religieux qu’il allait traiter. Il ne manquait pas de passants appartenant à d’autres classes et d’une apparence différente.

À chaque instant, Roland rencontrait un petit-maître habillé à la mode la plus nouvelle, ou à la française, avec son pourpoint tailladé, ses pointes de même couleur que la doublure, sa longue épée d’un côté, et son poignard de l’autre, suivi d’un cortège de serviteurs robustes, proportionné à sa fortune et à sa qualité, qui marchaient d’un, air martial, armés d’une épée et d’un petit bouclier rond, assez semblable à la targe des Highlanders, ayant une pointe d’acier au centre. Deux troupes pareilles, conduites chacune par un homme d’un rang élevé, vinrent à se rencontrer au milieu de la rue, ou, comme on l’appelait, sur la « couronne de la chaussée, » poste d’honneur aussi vigoureusement disputé en Écosse que le côté de la muraille l’était ordinairement dans la partie plus méridionale de l’île. Les deux chefs étant d’un rang égal, et très-probablement animés l’un contre l’autre, soit par une différence d’opinions politiques, soit par le souvenir de quelque inimitié féodale, s’avancèrent très-près l’un de l’autre, sans céder un pouce à droite ou à gauche ; et chacun d’eux ne montrant pas la moindre envie de faire place à l’autre, ils s’arrêtèrent un instant, et tirèrent ensuite leurs épées ; les gens de leur suite imitèrent leur exemple : environ une vingtaine de lames étincelèrent à la fois au soleil, et ce fut bientôt un affreux cliquetis d’armes et de boucliers, au milieu duquel les combattants, de part et d’autre, faisaient entendre le nom de leur maître. Les uns criaient : Au secours ! Leslie ! Leslie ! les autres répondaient par, Seyton ! Seyton ! en jouant sur le mot de ce slogan[34] : set on[35] ! set on ! Écrasez ces coquins !

Si le fauconnier avait trouvé difficile auparavant de faire avancer le page, il vit dans ce moment que la chose était complètement impossible. Le jeune homme contint son cheval, battit des mains ; et charmé de cette querelle, il poussait des cris aussi forts qu’aucun des combattants.

Le bruit et les cris qui s’élevaient dans toute la High-Gate[36], tel est le nom de ce quartier d’Édimbourg, attirèrent dans la querelle deux ou trois autres troupes de gentilshommes avec leurs domestiques, outre quelques passants isolés, qui, informés d’une dispute entre ces deux chefs distingués, y prirent part, soit par affection soit par haine.

L’affaire commençait à s’échauffer. Quoique les hommes armés d’épées et de boucliers fissent plus de bruit que de mal, cependant il se distribua plusieurs bons coups ; et ceux qui portaient des rapières, arme plus formidable que l’épée écossaise ordinaire, firent autour d’eux de dangereuses blessures. Deux hommes étaient déjà étendus sur la chaussée, et le parti de Seyton commençait à céder le terrain, étant de beaucoup inférieur en nombre à l’autre, auquel s’étaient réunis plusieurs habitants de la ville, lorsque le jeune Roland, voyant le chef des Seyton, noble gentilhomme, combattre vaillamment, quoique entouré et presque accablé par le nombre, Roland, disons-nous, ne put se retenir plus long-temps. « Woodcock, s’écria-t-il, si vous êtes un homme, dégainez ; et joignons-nous aux Seyton. »

Sans attendre de réponse, et sans écouter les instances du fauconnier, qui le suppliait de ne pas se mêler d’une dispute où il n’avait aucun intérêt, le fougueux jeune homme s’élança de son cheval, mit l’épée à la main, et criant comme les autres : « Seyton ! Seyton[37] ! » se précipita dans la mêlée, où il abattit un de ceux qui poursuivaient de plus près le chef dont il avait épousé la cause. Ce secours imprévu ranima le parti plus faible, qui se mit à renouveler le combat avec plus d’ardeur. En ce moment, quatre des magistrats de la ville, qu’on distinguait à leur manteau de velours et à leur chaîne d’or, s’avancèrent avec une garde de hallebardiers et de citoyens armés de longues épées. Ces hommes, habitués à ce genre de service, se précipitèrent hardiment en avant, et forcèrent les combattants à se séparer : ceux-ci se retirèrent immédiatement de différents côtés, laissant sur la rue les blessés qui avaient été mis hors de combat dans la mêlée.

Le fauconnier, qui s’arrachait la barbe de colère en voyant la témérité de son compagnon, s’approcha de lui avec son cheval qu’il avait saisi par la bride, et l’accosta en lui disant : « Monsieur Roland, monsieur l’oison, monsieur tête folle, vous plaira-t-il de remonter à cheval, et de vous mettre en marche ? ou voulez-vous rester ici pour être conduit en prison, et répondre des œuvres de cette belle journée ? »

Le page avait commencé sa retraite avec les Seyton, comme s’il eût été un de leurs alliés naturels : il suffit de cette question peu cérémonieuse, pour lui faire sentir qu’il venait de jouer le rôle d’un fou ; il obéit donc à Woodcock avec un sentiment de honte, s’élança vivement sur son cheval ; renversant d’un coup de poitrail de l’animal un officier de la ville qui s’avançait vers lui ; il descendit la rue au galop suivi de son compagnon, et se trouva promptement hors de la portée des clameurs et des cris. Des rencontres de ce genre étaient si communes à Édimbourg à cette époque, qu’elles excitaient rarement beaucoup d’attention une fois le combat terminé, à moins que quelque personnage d’importance n’eût péri, accident qui imposait à ses amis le devoir de venger sa mort à la première occasion. Le bras de la police était si faible, qu’il était ordinaire de voir de pareilles escarmouches durer des heures entières quand les forces étaient nombreuses et égales. Mais, depuis quelque temps, le régent, homme doué d’une grande force de caractère, sentant combien il était dangereux de tolérer de tels actes de violence, avait ordonné aux magistrats d’entretenir constamment des gardes sur pied pour prévenir ce désordre, ou du moins pour le réprimer comme ils venaient de le faire.

Le fauconnier et son jeune compagnon descendaient la Canongate[38] ; ils avaient ralenti leur pas pour éviter d’attirer l’attention, d’autant plus qu’il n’y avait aucune apparence de poursuite. Roland penchait la tête, en homme qui sentait que sa conduite n’avait pas été très-sage : son compagnon lui adressa ces mots :

« Vous plairait-il de me dire une chose, maître Roland : je désirerais savoir s’il y a en vous un démon incarné ou non ?

— Vraiment, monsieur Adam Woodcock, répondit le page, j’espère encore que non.

— Alors, reprit Adam, je voudrais bien savoir par quelle influence, ou par quelle instigation, vous êtes continuellement, de côté ou d’autre, fourré dans quelque sanglante dispute. Dites-moi, je vous prie, qu’aviez-vous à faire avec ces Seyton et ces Leslie, dont vous n’aviez jamais entendu le nom une seule fois dans votre vie ?

— Vous n’y êtes pas, mon ami, dit Roland, j’ai mes propres raisons pour être l’ami des Seyton.

— Elles sont donc bien secrètes ; car j’aurais parié que vous ne connaissiez pas même une seule personne de ce nom, et je le pense encore ; votre maudite passion pour le cliquetis des armes, bruit aussi délicieux pour vous que le tintement d’une marmite de cuivre pour un essaim d’abeilles[39], et non aucun intérêt pour les Seyton ou les Leslie, voilà bien plutôt ce qui vous a engagé à risquer votre tête folle dans une querelle où vous deviez demeurer étranger. Mais soyez assuré, mon jeune maître, que si vous devez dégainer avec chaque homme qui tire ici l’épée dans la High-Gate, ce n’est pas la peine de la remettre dans le fourreau pour le reste de votre vie ; car, si je calcule juste, elle y serait à peine quelques heures. C’est un sujet que je livre à vos réflexions.

— Sur ma parole, Adam, je respecte votre avis ; je vous promets de le suivre aussi fidèlement que si j’étais en apprentissage chez vous pour étudier l’art de me conduire avec sagesse et sûreté dans les nouveaux sentiers de la vie où je vais m’engager.

— Vous ferez bien. Je ne vous en veux pas, monsieur Roland, pour avoir un grain de courage de trop, parce que je sais qu’on peut amener à la main un faucon sauvage, et qu’on ne le peut faire d’une poule de fumier. Ainsi, entre deux défauts, vous avez le moindre de votre côté. Mais, outre votre goût particulier pour les querelles et votre ardeur à mettre flamberge au vent, vous avez aussi, mon cher monsieur Roland, l’habitude de lorgner chaque femme sous son voile ou sous sa gaze, comme si vous vous attendiez à retrouver une ancienne connaissance. Si vous veniez à en découvrir une, j’en serais aussi surpris (sachant combien peu de ces oiseaux sauvages vous avez vus jusqu’ici), que je l’ai été tout à l’heure de vous voir prendre un si haut intérêt pour les Seyton.

— Fi donc ! Adam, je cherchais seulement à voir quels yeux ces gentils faucons dérobent sous leurs chaperons.

— Oui, c’est un dangereux sujet de curiosité ; vous feriez mieux de présenter votre poing à un aigle pour l’engager à venir s’y percher. Voyez-vous, monsieur Roland, on ne peut chasser sans danger ces jolies oies sauvages. Elles ont autant de détours, de ruses et de faux-fuyants que le gibier le plus fin que jamais faucon ait poursuivi. D’ailleurs, chacune de ces dames est accompagnée de son mari, ou de son tendre ami, ou de son frère, ou de son cousin, ou au moins de son écuyer fidèle. Mais vous ne m’écoutez pas, monsieur Roland, quoique je sois en état de vous faire connaître parfaitement le gibier. Vos yeux sont fixés sur cette jolie demoiselle qui descend la rue devant nous délicatement. Par ma foi ! je garantis qu’elle figurerait bien dans un bal ou dans une fête. Une paire de sonnettes mauresques en argent conviendrait aussi bien à ces jolies petites jambes que des grelots aux pattes du plus beau faucon de Norwège.

— Vous êtes fou, Adam, et je ne me soucie guère ni de la jeune fille, ni de ses jambes. Mais, que diable ! il faut regarder quelque chose.

— C’est vrai, maître Roland ; mais je vous prie de mieux choisir vos objets. Voyez, à peine y a-t-il dans la rue une seule femme portant un voile de soie, qui ne soit, comme je vous le disais tout à l’heure, escortée d’un écuyer, d’un parent, d’un amant, d’un mari, ou bien de deux vigoureux gaillards armés d’épées et de boucliers, lesquels la suivent de près. Mais vous ne faites pas plus attention à moi qu’un autour ne s’occupe d’un papillon.

— Si vraiment, je vous écoute ; mais gardez un peu mon cheval, je vous rejoindrai avant que vous ayez eu le temps de siffler. »

En effet, Adam ne put finir le sermon qui expirait sur sa langue : Roland, au grand étonnement du fauconnier, sauta lestement à bas de son cheval, lui en jeta la bride, et se précipitant dans un de ces passages étroits dont l’entrée est voûtée, et qui aboutissent à la grande rue, il poursuivit la jeune fille à laquelle son compagnon lui avait reproché de faire trop attention, et qui venait de tourner par le passage.

« Sainte Marie ! sainte Madeleine ! saint Benoît ! saint Barnabé ! » s’écria le pauvre fauconnier, qui s’arrêta subitement au milieu de la Canongate, en voyant le jeune homme confié à ses soins courir en vrai fou, à la recherche d’une jeune fille qu’il n’avait jamais vue de la vie, comme le supposait Woodcock. « Saint Satan ! saint Belzébuth ! cela me ferait jurer par les saints et par les diables ! Quelle mouche a piqué l’étourdi ? Que ferai-je pendant ce temps-là ? Il se fera couper la gorge, le pauvre garçon, aussi sûr que je suis né au pied de Rosberry Topping ! Si je pouvais trouver quelqu’un pour garder les chevaux ; mais ils sont aussi fripons ici au nord que dans le comté d’York : qui abandonne la bride abandonne le cheval, comme nous disons. Si j’apercevais seulement un de nos gens : une branche de houx vaudrait un gland d’or ! ou si je voyais seulement un des hommes du régent ; mais laisser mes chevaux à un étranger, je ne le puis ; et me retirer tandis que le garçon est en danger, c’est ce que je ne veux pas. »

Il faut pourtant que nous abandonnions le fauconnier au milieu de sa détresse, pour suivre le jeune homme ardent qui était la cause de sa perplexité.

La dernière partie des sages remontrances d’Adam Woodcock, quoique dans l’intérêt de Roland, avait été, pour ainsi dire, perdue pour lui, parce que, dans une des femmes qui suivaient cette rue, couverte d’un voile de soie noire tel qu’en portent aujourd’hui les dames de Bruxelles, il avait distingué quelque chose qui ressemblait exactement à la taille svelte et à la tournure de Catherine Seyton. Pendant que les graves avis du fauconnier avaient frappé ses oreilles d’un vain bruit, ses yeux étaient restés continuellement fixés sur un objet si intéressant. Enfin, comme la belle était sur le point d’entrer sous un de ces passages qui donnent aux maisons voisines une issue sur la Canongate (passage orné d’un écu d’armes avec deux énormes renards en pierre pour support), elle avait soulevé son voile, peut-être dans le dessein de voir quel cavalier l’observait avec tant d’intérêt. Le jeune Roland avait eu le temps d’entrevoir, sous son plaid de soie, ses yeux brillants d’azur, ses beaux cheveux, ses traits animés, et cela suffit pour l’engager, comme un jeune fou plein de témérité, dont la conduite n’avait jamais été ni contredite, ni réfléchie, à jeter la bride de son cheval sur le bras d’Adam, et à lui faire jouer le gentilhomme en vedette, tandis qu’il courait après Catherine Seyton.

La vivacité de l’esprit des femmes est passée en proverbe ; et pourtant Catherine ne trouva pas de meilleur expédient que d’avoir recours à la légèreté de ses jambes, dans l’espérance de mettre en défaut la poursuite du page, et de lui dérober le lieu de sa retraite. Mais il n’est pas aisé de devancer un jeune homme de dix-huit ans à la poursuite d’une maîtresse. Catherine traversa en fuyant une cour pavée, décorée de grands vases de pierre, dans lesquels croissaient des ifs, des cyprès et d’autres arbres toujours verts, qui répandaient autour d’eux une sombre tristesse parfaitement en harmonie avec l’aspect solennel de l’édifice massif et élevé en face duquel ils étaient placés comme ornements ; ces arbres traçaient un carré, et au-dessus d’eux on apercevait une portion du bleu firmament de forme également quadrangulaire ; tout autour s’élevaient d’immenses murs noirs percés de cinq étages de fenêtres : au-dessus de chaque étage se dessinait une architrave pesante chargée d’armoiries et d’emblèmes religieux.

Catherine Seyton parcourait cette cour avec la rapidité d’une biche poursuivie des chasseurs, faisant le meilleur usage possible de ses jolies jambes, qui avaient même attiré les éloges du réfléchi et prudent Adam Woodcock. Elle atteignit une grande porte au centre de la façade du fond de la cour, tira la bobine jusqu’à ce que le loquet montât, et se cacha dans l’antique demeure. Mais, si elle avait fui comme une biche, Roland l’avait suivie avec la rapidité et l’ardeur d’un jeune lévrier lâché pour la première fois sur sa proie. Il ne la perdit pas de vue, en dépit de ses efforts ; car il est remarquable quel avantage possède dans une telle course le galant curieux sur la jeune fille qui souhaite de n’être pas aperçue, avantage tel que j’ai vu moi-même des cas où il réussit à rendre nulle une grande distance. Il vit d’abord flotter son voile à l’un des détours ; il entendit ensuite le bruit de ses pas, quelque légers qu’ils fussent, en traversant la cour, et enfin il entrevit sa figure au moment où elle entrait dans la maison. Étourdi et inconsidéré comme nous l’avons dépeint, n’ayant aucune connaissance de la vie que par les romans qu’il avait lus, et ne sachant pas réprimer l’ardeur d’une première impulsion, possédant d’ailleurs beaucoup de courage et de vivacité, Roland n’hésita pas un instant à s’approcher de la porte par laquelle l’objet de sa poursuite avait disparu. Il tira aussi la bobine, et le pesant et massif loquet répondit à son impatience. Le page entra droit avec la même précipitation qui avait marqué toute sa conduite, et il se trouva dans un grand salon ou vestibule, faiblement éclairé par des fenêtres garnies de vitraux peints soutenus par un treillage en plomb ; l’obscurité de ce vestibule était encore augmentée par la privation des rayons du soleil, provenant de la hauteur des murs des édifices dont la cour était entourée. Les parois de la salle étaient couvertes de vieilles armures rouillées, entremêlées de vastes et massifs écussons en pierre, portant de doubles trescheurs, des couronnes et autres signes nobiliaires, auxquels Roland Græme n’accorda pas un moment d’attention. En effet, il ne remarqua que la figure de Catherine Seyton qui, se croyant à l’abri dans la salle, s’était arrêtée pour respirer après sa course, et se reposait un instant sur un grand banc de chêne qui se trouvait à l’extrémité du vestibule. Le bruit de l’entrée de Roland la troubla tout à coup : elle tressaillit en poussant un faible cri de surprise, et s’échappa par une des portes qui s’ouvraient dans cette salle comme dans un centre commun. Roland s’avança aussitôt vers la même porte. Elle communiquait à une vaste galerie bien éclairée, à l’extrémité de laquelle il entendit plusieurs voix et le bruit de quelques pas précipités qui s’approchaient du vestibule. Un peu rappelé à la réflexion par l’apparence d’un danger sérieux, il délibérait s’il devait persister ou se retirer, quand Catherine Seyton, rentrant par une porte de côté, accourut à lui avec autant de vitesse qu’elle en avait mis à l’éviter quelques minutes auparavant.

« Oh ! quel malheur vous a amené ici ? s’écria-t-elle. Fuyez, fuyez, ou vous êtes un homme mort. Mais non, restez : ils viennent ; la fuite est impossible. Dites que vous venez demander lord Seyton. »

Elle s’élança loin de lui, et disparut comme elle était entrée. Au même instant deux vastes portes, situées à l’extrémité de la galerie, s’ouvrirent avec violence, et six ou sept jeunes gens richement vêtus se précipitèrent dans l’appartement, la plupart l’épée à la main.

« Quel est l’insolent, dit l’un d’eux, qui ose nous troubler dans notre demeure ?

— Taillons-le en pièces, s’écria un autre ; qu’il paie l’insulte qui nous a été faite aujourd’hui. C’est quelque partisan des Rothes.

— Non, par sainte Marie ! dit un troisième ; c’est un homme de la suite de ce paysan anobli, de ce brigand d’Halbert Glendinning, qui se donne le titre d’Avenel, jadis vassal de l’Église, aujourd’hui pillant ses états.

— C’est vrai, dit un quatrième, je le reconnais à la branche de houx qui est le signe de ralliement de sa bande. Qu’on garde la porte ! il répondra de cette insolence. »

Deux d’entre ces braves, tirant leurs armes à la hâte, coururent à la porte par laquelle Roland était entré dans la salle, et s’y tinrent pour l’empêcher de s’échapper ; les autres s’avancèrent vers le page, qui eut assez de bon sens pour s’apercevoir que toute tentative de résistance serait inutile et imprudente. Plusieurs lui demandèrent en même temps, d’un ton qui n’était nullement amical, qui il était, d’où il venait, son nom, son dessein, et qui l’avait envoyé. Le nombre de questions qu’on lui faisait à la fois lui fournit une excuse momentanée pour garder le silence ; et avant que cette courte trêve se fût écoulée, un nouveau personnage entra dans la salle. Dès qu’il parut, tous ceux qui s’étaient assemblés furieux autour de Roland reculèrent avec respect.

C’était un homme d’une taille élevée, dont les cheveux noirs grisonnaient déjà, quoique ses yeux et ses traits animés par la fierté eussent conservé toute l’ardeur de la jeunesse. La partie supérieure de sa personne n’était pas vêtue, et les larges plis de sa chemise de toile de Hollande étaient teints de sang. Mais il avait jeté sur ses épaules un manteau pourpre, bordé de riches fourrures. Il portait sur la tête une toque de velours cramoisi, relevée d’un côté par une petite chaîne d’or formée de nombreux anneaux, et qui, en faisant trois fois le tour du chapeau, était retenue par une médaille, suivant la mode adoptée à cette époque par les seigneurs écossais.

« Quelle est donc la personne, mes fils et mes amis, dit-il, que vous pressez avec cet air de menace ? Ne savez-vous pas que l’abri de ce toit doit garantir un noble traitement à quiconque vient ici, soit avec des sentiments de paix, soit même dans un esprit d’hostilité ouverte ?

— Milord, répondit un des jeunes gens, voici un coquin qui vient nous épier en traître.

— Je repousse l’accusation, » s’écria Roland avec hardiesse : « je suis venu pour avoir des nouvelles de lord Seyton.

— Beau conte, répondirent ses accusateurs, et bien vraisemblable dans la bouche d’un homme attaché au service de Glendinning !

— Arrêtez, jeunes gens ! » s’écria lord Seyton, « car c’était ce seigneur en personne ; « laissez-moi regarder ce jeune homme. De par le ciel, c’est celui qui, il y a quelques minutes, est venu si hardiment me seconder, lorsque plusieurs de mes gens songeaient plus à leur sûreté qu’à la mienne. Retirez-vous loin de lui ; car il mérite de votre part des honneurs et un accueil amical au lieu de ce dur traitement. »

Ils s’éloignèrent à l’instant, obéissant aux ordres de lord Seyton, qui, prenant Græme par la main, le remercia de la promptitude et de la bravoure avec laquelle il l’avait secouru : « et sans doute, ajouta-t-il, le même intérêt qu’il avait pris à sa cause, dans la mêlée, amenait son jeune défenseur chez lui pour s’informer de l’état de sa blessure. »

Roland s’inclina humblement en signe de consentement.

« Est-il quelque chose en quoi je puisse vous servir pour vous prouver ma reconnaissance ? «

Mais le page, jugeant convenable de s’en tenir à l’excuse que lord Seyton lui avait suggérée lui-même si à propos, répondit que le désir de s’informer de la sûreté de Sa Seigneurie avait été la seule cause de sa visite. Il avait remarqué, ajouta-t-il, que lord Seyton avait reçu une blessure dans le combat.

« Ce n’est rien, dit lord Seyton ; je venais d’ôter mon pourpoint, pour que le chirurgien mît un léger appareil sur cette égratignure, lorsque les clameurs de ces jeunes écervelés nous ont interrompus. »

Roland, le saluant humblement, était près de se retirer ; car, délivré du danger d’être traité comme espion, il commençait à craindre que son compagnon, Adam Woodcock, qu’il avait quitté avec si peu de cérémonie, ne le jetât dans un nouvel embarras, en s’aventurant dans le château à sa recherche, ou ne se mît en route sans l’attendre. Mais lord Seyton ne lui permit pas de s’échapper si aisément.

« Restez, jeune homme, lui dit-il, et faites-moi connaître votre nom et votre rang. Lord Seyton depuis peu de temps a été plus habitué à se voir abandonné de ses amis qu’à recevoir assistance des étrangers. Mais un changement peut arriver, de telle sorte qu’il ait le bonheur de récompenser ceux qui lui veulent du bien.

— Je me nomme Roland Græme, milord. Je suis en ce moment, en qualité de page, au service de sir Halbert Glendinning.

— Je l’avais bien dit d’abord, s’écria un des jeunes gens ; je gage ma vie que c’est un trait tiré du carquois de l’hérétique : c’est un stratagème, milord, depuis le commencement de cette aventure jusqu’à ce moment même, pour insinuer dans votre confiance quelqu’un de ses espions. Vos ennemis savent former à ce rôle les femmes et les enfants.

— Si vous parlez de moi, c’est une fausseté, s’écria Roland ; personne en Écosse ne pourrait m’apprendre à jouer un rôle aussi infâme.

— Je vous crois, jeune homme, dit lord Seyton : vos coups étaient trop fortement appliqués pour que vous pussiez agir d’intelligence avec ceux qui les recevaient. Croyez-moi pourtant, je m’attendais peu à me voir secourir au besoin par quelqu’un de la maison de votre maître ; et je désirerais connaître quel motif a pu vous engager à embrasser ma cause aux risques de votre vie.

— Sous votre bon plaisir, milord, dit Roland, je pense que mon maître lui-même ne serait pas resté inactif et n’aurait pas vu un homme honorable accablé par le nombre, sans lui prêter le secours de son bras. Telle est du moins la leçon de chevalerie qu’on nous enseignait au château d’Avenel.

— Le bon grain est tombé dans un bon terrain, jeune homme, dit lord Seyton ; mais, hélas ! si vous en agissez avec tant de loyauté, dans ces temps d’infamie où le pouvoir usurpe partout la place du droit, votre vie, mon pauvre ami, ne sera pas de longue durée.

— Qu’elle soit donc courte, dit Roland, pourvu qu’elle soit honorable. Mais à présent, milord, permettez-moi de me recommander à Votre Seigneurie et de prendre congé. Un de mes camarades m’attend dans la rue avec mon cheval.

— Recevez du moins ce présent, jeune homme, » dit lord Seyton en détachant de sa toque la chaîne d’or et le médaillon, « et portez-le pour l’amour de moi. »

Ce ne fut pas sans orgueil que Roland accepta le don. Il l’attacha aussitôt à sa toque, comme il avait vu les nobles porter cet ornement, et renouvelant ses salutations au baron, il sortit de l’antichambre, traversa la cour, et parut dans la rue au moment où Woodcock, piqué et inquiet de son retard, s’était déterminé à laisser là les chevaux à tout événement, pour se mettre à la recherche de son jeune compagnon.

« Quelle grange viens-tu encore de briser[40] ? » s’écria-t-il comme soulagé de le revoir, quoique l’extérieur du jeune homme indiquât qu’il s’était trouvé au milieu d’une scène agitée.

« Ne me faites pas de questions, » dit Roland en sautant gaiement sur son cheval ; « mais voyez combien il faut peu de temps pour gagner une chaîne d’or, » en lui montrant celle qu’il portait.

« Dieu veuille que vous ne l’ayez point dérobée ou emportée par violence ! s’écria le fauconnier ; cependant je ne vois pas comment vous avez pu l’obtenir. Je suis venu ici souvent ; oui, j’y ai même passé des mois entiers, et personne ne m’a donné ni chaîne ni médaillon.

— Vous voyez, répondit le page, que j’en ai gagné une en moins de temps. Mais que votre cœur honnête soit en repos : elle est légitimement gagnée et librement donnée, et non dérobée ni prise de force.

— Ma foi, pends-toi avec ta fanfaronne[41] autour du cou ! Je crois que l’eau refuserait de te noyer, et le chanvre de t’étrangler : tu es congédié comme page de ma maîtresse, pour rentrer comme écuyer de milord ; et pour avoir suivi une jeune demoiselle noble dans quelque grande maison, tu obtiens une chaîne et un médaillon, quand un autre aurait reçu des coups de bâton sur les épaules, si sa poitrine avait échappé au poignard. Mais nous voici en face de la vieille abbaye. Que ton bonheur t’accompagne en traversant cette cour, et de par Notre-Dame ! tu peux affronter toute l’Écosse. » À ces mots, ils arrêtèrent leurs chevaux vis-à-vis la vaste et antique porte voûtée qui mène à l’abbaye ou au palais de Holy-Rood, et qui termine la rue qu’ils avaient suivie. Un sombre portique conduisait à la cour, d’où l’on apercevait la façade d’une masse irrégulière d’édifices monastiques : une aile de ces bâtiments existe encore aujourd’hui, et fait partie du palais moderne construit sous le règne de Charles Ier.

À l’entrée du portique, le page et le fauconnier remirent leurs chevaux à un valet, à qui Adam commanda d’un air d’autorité de les conduire à l’écurie. « Nous sommes, ajouta-t-il, de la suite de chevalier d’Avenel.

— Il faut nous montrer pour ce que nous sommes, dit-il tout bas à Roland : car chacun est traité ici d’après sa manière d’agir, et celui qui est trop modeste doit suivre le mur, comme dit le proverbe. Ainsi donc, mon ami, retroussez votre toque, et marchons bravement sur la chaussée. »

Affectant donc un air d’importance qui répondait, suivant lui, au rang et à la qualité de son maître, Adam Woodcock prit les devants et s’avança dans la grande cour d’Holy-Rood.


CHAPITRE XVIII.

holy-rood.


Le ciel est couvert, Gaspard, et l’Océan tourmenté dort d’un sommeil agité sous la pâle lueur d’un rayon mourant du soleil. Un semblable sommeil plane sur les pays mécontents, tandis que les factions doutent encore si elles ont assez de force pour se combattre.
Albion, poëme.


Le jeune page, s’arrêtant à l’entrée de la cour, pria son guide de lui permettre de respirer un instant. « Laissez-moi seulement jeter les yeux autour de moi, mon ami, dit-il ; vous ne considérez pas que je n’ai jamais vu ce spectacle. Voilà donc Holy-Rood, le séjour de la valeur, des grâces, de la beauté, de la sagesse et de la puissance.

— Oui, vraiment, répondit Woodcock ; mais je voudrais pouvoir vous chaperonner comme un faucon, car vos yeux ont l’air de chercher une autre querelle ou une seconde fanfaronne. Je voudrais vous voir enfermé sain et sauf, car vous ressemblez à un faucon sauvage. »

En effet, ce n’était pas un spectacle ordinaire pour Roland que le vestibule d’un palais traversé par des groupes divers, les uns rayonnants de gaieté, les autres pensifs et paraissant accablés des affaires publiques et des leurs. Ici un homme d’état à cheveux gris, au regard réservé et imposant, avec son manteau fourré et ses pantoufles noires ; là un soldat couvert de peau de buffle et d’acier, avec une longue épée retentissant sur le pavé, la lèvre supérieure ombragée d’une moustache et le sourcil froncé, l’air habitué à se défier du danger peut-être parce que le danger fut quelquefois plus fort que lui ; plus loin on voyait passer l’homme de confiance de milord, le cœur rempli d’orgueil, et la main prête à exécuter ses ordres sanglants, humble devant son maître et les égaux de son maître, insolent à l’égard de tous les autres. À ces portraits on pourrait ajouter le pauvre solliciteur au regard inquiet, à l’air abattu ; le fonctionnaire enorgueilli de son pouvoir éphémère, coudoyant des hommes qui valent mieux que lui, et peut-être ses bienfaiteurs ; le prêtre ambitieux recherchant un meilleur bénéfice ; le fier baron venant solliciter une concession de domaines de l’Église ; le chef de brigands venant implorer le pardon des injustices qu’il a infligées à ses voisins, et le franklin dépouillé venant chercher vengeance des torts qu’il a éprouvés. En outre, on voyait la revue des gardes et des soldats, l’expédition des messagers et leur réception. On entendait au dehors le hennissement et le trépignement des chevaux ; au dedans le cliquetis des armes, et le bruit des éperons. Enfin c’était une confusion animée et brillante, où la jeunesse n’apercevait qu’élégance et splendeur, mais où l’expérience n’eût découvert qu’apparence, vanité, fausseté, que des espérances qui ne se réaliseront jamais, que des promesses qui ne seront jamais remplies, que l’orgueil sous le masque de l’humilité, et l’insolence sous les traits d’une bonté franche et généreuse.

Fatigué de l’attention empressée que le page donnait à une scène dont la nouveauté était pour lui une source d’émotions délicieuses, Adam Woodcock s’efforçait de le faire avancer, de crainte que son trop grand étonnement n’attirât les regards des spirituels et caustiques habitués de la cour. Cependant le fauconnier fut lui-même accosté par un domestique portant une toque d’un vert foncé, surmontée d’une plume, et un habit de même couleur, garni de six larges galons d’argent et bordé de violet. Ils se reconnurent tous deux en même temps.

— Quoi ! Adam Woodcock à la cour ?

— Eh quoi ! Michel l’Aile-au-Vent[42] ! Et comment se porte la chienne bariolée ?

— Elle s’use comme nous de fatigue, mon cher Adam ; quatre pattes ne peuvent pas porter un chien éternellement. Mais nous la conservons pour la race, et ainsi elle échappe à la mort. Pourquoi êtes-vous à regarder ici ? Je vous promets que milord vous a désiré et demandé plusieurs fois.

— Lord Murray m’a demandé, s’écria Woodcock ; le régent du royaume ! Je brûle du désir de rendre mes hommages à ce bon seigneur. Je m’imagine que Sa Seigneurie se rappelle les plaisirs du Carnawath-Moor, où mon faucon de Drummelzier a battu tous ceux de l’île de Man et lui a fait gagner cent couronnes, qu’a payées un baron du Sud, appelé Stanlay.

— Pour ne pas vous flatter, Adam, reprit Michel, il ne se souvient ni de vous ni de votre faucon. Il a pris lui-même un vol bien plus élevé, et il a aussi atteint sa proie. Mais venez, suivez-moi ; j’espère que nous serons camarades comme anciennement.

— Fort bien, dit Adam, vous voulez que je vide un pot avec vous ? Mais il faut d’abord que je mette ce jeune étourdi en un lieu de sûreté, où il ne puisse rencontrer ni fille à poursuivre, ni garçon à battre.

— Est-ce là le caractère du jeune homme ? demanda Michel.

— Oui, par mon capuchon, tout gibier lui est bon, répliqua Woodcock.

— Eh bien, il ferait mieux de venir avec nous, car nous ne pouvons faire à présent une partie convenable ; je voudrais seulement rafraîchir nos lèvres et les vôtres aussi. J’ai besoin d’apprendre des nouvelles de Sainte-Marie avant que vous voyiez milord, et je vous ferai connaître de quel côté vient le vent. »

En parlant ainsi, il ouvrit une porte latérale du palais ; et enfilant plusieurs sombres passages avec l’air d’un homme qui connaissait les détours les plus secrets de l’édifice, il le conduisit dans une petite chambre garnie de nattes, où il plaça du pain, du fromage et un flacon d’ale mousseuse devant le fauconnier, qui aussitôt fit honneur au flacon, et vida presque d’un seul coup la mesure. Ayant repris haleine et essuyé la mousse restée sur ses moustaches, il observa que les inquiétudes que lui avait causées son jeune compagnon lui avaient furieusement desséché le gosier, « Eh bien, redoublez, » dit son hôte en remplissant le flacon avec une cruche qui était près de lui. « Je connais le chemin de l’office. Mais à présent faites attention à ce que je vous dis. Ce matin le comte de Morton est venu trouver milord dans une colère terrible.

— Quoi ! ils entretiennent donc leur vieille amitié ? dit Woodcock.

— Oui, oui, mon ami. Pourquoi non ? dit Michel, il faut bien qu’une main gratte l’autre[43]. Mais milord Morton était de très-mauvaise humeur, et, pour vous dire la vérité, il est, dans ces occasions, dangereux comme un démon. Il dit à milord, car j’étais dans la chambre, où je prenais des ordres relativement à une couple de faucons qu’il faut aller chercher à d’Arnoway, et qui valent bien vos faucons à longues ailes, l’ami Adam.

— Je le croirai quand je les verrai s’élever aussi haut, » répliqua Woodcock, toujours jaloux de sa profession.

« Quoi qu’il en soit, poursuivit Michel, milord Morton, dans sa colère, demanda à milord le régent si lui, Morton, était traité suivant ses mérites. « Mon frère, dit-il, aurait dû avoir sa nomination en qualité de commanditaire de Kennaquhair, et tous les domaines de l’abbaye auraient dû être érigés, à son bénéfice, en une seigneurie relevant du roi. Cependant ces perfides moines ont eu l’insolence de choisir un nouvel abbé pour opposer ses prétentions aux droits de mon frère : de plus, les coquins de vassaux du voisinage ont brûlé et pillé tout ce qui restait dans l’abbaye, de sorte que mon frère n’aura pas une maison qu’il puisse habiter lorsqu’il aura chassé ces chiens de prêtres fainéants. » Milord, le voyant ainsi irrité, lui répondit avec douceur : « Ce sont de tristes nouvelles, Douglas ; mais j’espère qu’elles sont fausses. Halbert Glendinning est parti hier pour le Sud, avec une troupe de lanciers, et assurément, si l’un ou l’autre de ces incidents s’était présenté, que les moines eussent osé nommer un abbé, ou que l’abbaye eût été brûlée comme vous le dites, il aurait pris des mesures sur-le-champ pour punir une telle insolence, et il nous aurait dépêché un messager. » Le comte de Morton lui répliqua… Mais, je vous prie, Adam, de remarquer que je vous dis cela par amitié pour vous et pour votre maître, parce que vous êtes mon ancien camarade, et que sir Halbert m’a fait du bien et peut m’en faire encore : en outre je n’aime point le comte de Morton, et en effet on le craint plus qu’on ne l’aime : ainsi ce serait infâme de votre part de me trahir… « Mais, dit le comte au régent, prenez garde, milord, d’accorder trop de confiance à ce Glendinning. Il sort du sang roturier, qui ne fut jamais fidèle aux nobles ! (Par Saint-André, ce sont ses propres paroles.) D’ailleurs, dit-il, il a un frère qui est moine à Sainte-Marie : il ne marche plus que d’après ses conseils, et il se fait des amis sur la frontière, entre autres Buccleuch et Fernieherst. Il se joindra à eux lorsqu’il y aura apparence de quelque changement dans les affaires. » Le régent lui répliqua, comme un noble lord qu’il est : « Fi donc, comte ! je réponds de la fidélité de Glendinning ; et quant à son frère, c’est un visionnaire qui ne songe qu’à l’étude et à son bréviaire. Si les événements sont arrivés tels que vous les annoncez, je m’attends à recevoir de Glendinning le capuchon d’un moine pendu, et la tête d’un rustre séditieux : il en aura fait sévère et prompte justice. » Le comte de Morton quitta l’appartement, mécontent, à ce qu’il me parut. Mais depuis ce temps, milord m’a demandé plus d’une fois s’il n’était pas arrivé de messager de la part du chevalier d’Avenel. Je vous ai dit tout cela, Adam, afin que vous conformiez vos paroles à ce qui est le plus utile à votre but ; car il me semble que le régent ne sera pas content si ce que le comte de Morton annonçait est arrivé, et si votre maître n’a pas pris des mesures sévères. » Il y avait dans ce récit certains traits qui firent pâlir le hardi Adam Woodcock, malgré les secours que son audace naturelle avait reçus de l’ale brune d’Holy-Rood.

« Que voulait dire ce farouche lord Morton, par une tête de rustre ? » demanda le fauconnier mécontent à son ami.

« Non, c’était le régent qui disait que, si l’abbaye avait été dévastée, il espérait que votre maître lui enverrait la tête du chef des séditieux.

— Est-ce là l’action d’un bon protestant ? s’écria Woodcock ; ou d’un vrai lord de la congrégation ? nous étions leurs mignons lorsque nous renversions les couvents de Fife et de Perth.

— C’est vrai, répondit Michel ; mais alors la vieille Rome était encore la plus forte, et nos maîtres avaient résolu qu’il ne lui resterait pas en Écosse un abri où elle pût reposer sa tête. Mais aujourd’hui que les prêtres ont fui de tous côtés, et que leurs maisons et leurs terres ont été données aux grands seigneurs, ils ne peuvent souffrir que nous travaillions à l’œuvre de la réformation, en détruisant les palais des zélés protestants.

— Mais je vous dis que l’abbaye de Sainte-Marie n’est pas détruite, » s’écria Woodcock avec une agitation croissante : « on a bien brisé quelques vitraux peints, ce qu’aucun noble n’aurait souffert dans sa maison ; quelques saints en pierre ont été renversés, comme le vieux Weddrington, à Chevy-Chase[44] ; mais quant à ce qui est d’avoir brûlé l’abbaye, nous n’avions pas seulement une allumette, excepté la mèche qu’avait le dragon pour mettre le feu à l’étoupe qu’il devait lancer contre saint George ; non, j’ai eu soin de cela.

— Adam, je me flatte que vous n’avez pas mis la main à cette belle œuvre ; voyez-vous, Adam, je ne voudrais pas vous épouvanter, et surtout arrivant de voyage ; mais je vous promets que le comte Morton nous a amené d’Halifax une demoiselle comme vous n’en avez jamais vu[45] ; elle vous jettera les bras autour du cou, et votre tête restera dans ses bras.

— Bah ! répondit Adam, je suis trop vieux pour qu’une demoiselle me fasse tourner la tête, je sais que lord Morton irait aussi loin que tout autre pour une jolie fille ; mais qui diable l’a entraîné jusqu’à Halifax ? et, en supposant qu’il y ait trouvé une femme disposée à s’en laisser conter, qu’aurait-elle à faire avec ma tête ?

— Beaucoup, beaucoup ! répondit Michel ; la fille d’Hérode, dont les jambes et les pieds firent tant d’exercice[46], ne faisait pas sauter la tête d’un homme plus joliment que cette demoiselle de Morton : c’est une hache, mon ami, une hache qui tombe d’elle-même comme le châssis d’une fenêtre, et qui épargne au bourreau la peine de la mouvoir.

— Sur ma foi, c’est une invention bien ingénieuse, dit Woodcock ; que le ciel nous en préserve ! »

Le page, ne voyant pas de fin à la conversation des deux vieux amis, et inquiet, d’après ce qu’il avait entendu, pour la sûreté du nouvel abbé, interrompit alors leur entretien.

« Il me semble, Woodcock, qu’il vaudrait mieux remettre au régent la lettre de votre maître. Sans doute il y expose ce qui s’est passé à Kennaquhair de la manière la plus avantageuse à tous ceux qui y sont intéressés.

— Le jeune homme a raison, dit Michel ; milord est très-impatient.

— Ce garçon a tout l’esprit qu’il faut pour se tirer d’affaire, » dit le fauconnier en sortant de sa gibecière la lettre de sir Halbert, adressée au comte de Murray : « Heureusement que je n’en manque pas non plus ! Ainsi, M. Roland, vous aurez la bonté de présenter vous-même cette missive au régent : la présence d’un jeune page ornera mieux la salle de réception que celle d’un vieux fauconnier.

— Fort bien dit, rusé compère, répliqua son ami ; mais, il n’y a qu’un instant, vous étiez si empressé de voir notre bon lord ! Quoi ! voudriez-vous mettre ce garçon dans le filet, afin d’y échapper vous-même ? Croyez-vous que la demoiselle embrasse plus volontiers son jeune cou que le vôtre, qui est vieux et hâlé ?

— Bah, bah ! dit le fauconnier, ton esprit s’élève bien haut ; mais il ne tombe pas juste sur le gibier. Je vous dis que le jeune homme n’a rien à craindre ; il n’a point coopéré à l’action. C’était bien la farce la plus rare qu’aient jamais jouée des étourdis : j’avais fait la ballade la plus extraordinaire… Si j’avais seulement pu la chanter jusqu’à la fin. Mais chut ! tace, comme on dit en latin…

Conduisez le jeune homme à la salle d’audience, et je resterai ici, la bride à la main, prêt à enfoncer mes éperons, en cas que le faucon se dirige vers moi. J’aurai bientôt mis, je pense, Soltra Edge entre le régent et moi, s’il a dessein de me jouer un vilain tour.

— Tenez donc, mon jeune ami, dit Michel, puisque le rusé compère veut que vous preniez votre essor avant lui. »

Ayant parlé de la sorte, il s’engagea dans une suite de passages détournés, suivi de près par Roland ; et bientôt ils arrivèrent au détour d’un grand escalier en pierre, dont les degrés étaient si larges et si longs, et en même temps si bas, que la montée en était extraordinairement facile. Arrivés au premier étage, le guide tira de côté et ouvrit, en la poussant, la porte d’une antichambre si obscure, que son jeune compagnon trébucha et manqua de tomber sur une marche basse, maladroitement placée sur le seuil même. « Prenez garde, » dit Michel d’une voix mystérieuse, et après avoir regardé prudemment autour de lui, pour voir si personne n’était à portée de l’entendre, « prenez garde, mon jeune ami, car ceux qui tombent sur le plancher se relèvent rarement. Voyez-vous cela ? » ajouta-t-il d’un ton encore plus bas, en lui montrant sur le parquet des taches d’un rouge noirâtre, éclairées par le jour provenant d’une petite ouverture, et qui, en traversant l’obscurité générale de l’appartement, s’y reflétait avec un éclat bigarré. « Voyez-vous cela, jeune homme ? marchez avec précaution ; quelqu’un est tombé ici avant vous.

— Que voulez-vous dire, » demanda le page en frissonnant sans savoir pourquoi : « Est-ce du sang ?

— Oui, oui, » répondit le domestique, toujours à voix basse, et en saisissant le jeune homme par le bras ; « c’est du sang, mais ce n’est pas le temps de me questionner, ni même d’y regarder. C’est du sang lâchement et honteusement répandu, et vengé de même : le sang du signor David, » ajouta-t-il avec encore plus de précaution. »

Le cœur de Roland palpita lorsqu’il se vit, sans s’y attendre, sur le lieu du massacre de Rizzio, catastrophe qui avait glacé tout le monde d’horreur, même dans ce siècle grossier, et qui avait causé autant de consternation que de pitié dans toutes les chaumières et dans tous les châteaux de l’Écosse, sans en excepter celui d’Avenel. Mais son guide l’entraîna sans lui permettre d’autres questions, et de l’air d’un homme qui s’était déjà trop arrêté sur un sujet si dangereux. À l’autre bout du vestibule, il frappa doucement à une petite porte, qu’un huissier ouvrit avec beaucoup de soin.

« Voici, lui dit Michel, un page qui apporte au régent des lettres du chevalier d’Avenel.

— La séance du conseil est levée, répondit l’huissier ; mais donnez-moi le paquet, Sa Grâce le régent recevra tout à l’heure le messager.

— Je dois le lui remettre en mains propres, répliqua le page ; tels sont les ordres de mon maître. »

L’huissier le regarda de la tête aux pieds comme surpris de sa hardiesse, et lui dit d’un ton sévère : « Oui-da, mon maître ! vous chantez bien haut pour un jeune coq, et pour un coq de village surtout.

— Si le temps et le lieu étaient propices, dit Roland, tu verrais que je puis faire autre chose que de chanter. Mais fais ton devoir, et va dire au régent que j’attends son bon plaisir.

— Tu es bien impertinent de me parler de mon devoir, répliqua l’huissier ; mais je trouverai le temps de te montrer le tien. En attendant, reste jusqu’à ce qu’on ait besoin de toi. » À ces mots, il ferma la porte sur Roland.

Michel qui, pendant cette altercation, s’était éloigné de son compagnon, selon la maxime établie chez les courtisans de tous les rangs et dans tous les siècles, transgressa cette prudente règle de conduite au point de se rapprocher de lui.

« Vous êtes un jeune homme hardi, lui dit-il, et je vois fort bien que mon vieil ami avait raison dans sa prudence. Voilà cinq minutes que vous êtes à la cour, et vous avez si bien employé votre temps que vous vous êtes fait un ennemi puissant et mortel de l’huissier de la chambre du conseil. Ma foi, mon ami, autant aurait valu offenser le vice-sommeiller.

— Peu m’importe qui il est ; je forcerai bien ceux à qui je parle à me répondre avec civilité. Je ne suis pas venu d’Avenel pour être méprisé à Holy-Rood.

— Bravo, mon garçon ! voilà de bien belles dispositions, si vous pouvez les conserver. Mais silence ! la porte s’ouvre. »

L’huissier reparut, et dit, d’un ton et d’un air plus civils, que Sa Grâce le régent recevrait le messager du chevalier d’Avenel ; et en conséquence il introduisit Roland dans la salle d’où le conseil venait d’être congédié, après avoir terminé ses délibérations. On y voyait une grande table en chêne entourée de chaises de même bois, et au bout de laquelle était un grand fauteuil couvert de velours cramoisi. Des écritoires, des papiers y étaient placés dans un désordre apparent. Deux conseillers privés qui étaient restés les derniers prirent leurs manteaux, leurs toques et leurs épées, et après avoir salué le régent, se retirèrent lentement par une grande porte, située en face de celle par où le page venait d’entrer. Le comte venait sans doute de dire quelque bon mot ; car le sourire de ces deux conseillers exprimait cette sorte d’approbation cordiale dont les courtisans paient les plaisanteries que daigne faire un prince.

Le régent lui-même riait de bon cœur, et leur dit : « Adieu, milords, et ne manquez pas de me rappeler à la mémoire du coq du Nord. »

Il se tourna lentement vers Roland, et tous les signes de sa gaieté réelle ou factice disparurent de son visage aussi rapidement que de la surface d’un lac profond et paisible on voit s’effacer le cercle qu’y a formé le jet d’une pierre lancée par le passant ; en une minute ses nobles traits eurent repris leur expression naturelle de gravité et même de mélancolie.

Cet homme d’état distingué, car ses plus ardents ennemis lui accordaient ce titre, possédait toute la dignité extérieure et presque toutes les nobles qualités qui doivent être l’apanage du rang suprême ; et s’il eut succédé au trône comme héritier légitime, il est probable qu’on l’aurait célébré comme un des plus sages et des plus grands rois d’Écosse. Mais arriver au pouvoir en déposant et en faisant emprisonner sa sœur, sa bienfaitrice, c’est un crime qui ne saurait être excusé que par ceux aux yeux desquels l’ambition peut justifier l’ingratitude. Il était simplement vêtu de velours noir, taillé à la mode de Flandre : son chapeau à haute forme était retroussé d’un côté et retenu par une agrafe en brillant qui formait le seul ornement de son costume. Il avait un poignard à sa ceinture, et son épée était placée sur la table même du conseil.

Tel était le personnage devant lequel Roland Græme se présentait en ce moment avec un sentiment de crainte respectueuse, bien différente de la hardiesse et de la vivacité ordinaires de son caractère. Dans le fait, la nature et l’éducation lui avaient donné de l’assurance ; mais il n’était nullement incivil, et la supériorité morale des talents élevés et de la renommée lui imposait plus que des prétentions fondées sur le rang ou sur la pompe extérieure. Il aurait, sans être ému, soutenu la présence d’un comte, qui n’aurait eu d’autres distinctions que sa ceinture et sa couronne ; mais il se sentait saisi d’un profond respect à la vue d’un illustre guerrier, d’un homme d’état éminent, dirigeant une nation puissante, et chef de ses armées. Les hommes les plus illustres et les plus sages sont flattés de la déférence que leur témoigne la jeunesse, déférence si agréable et si légitime en elle-même. Murray reçut avec beaucoup de courtoisie la lettre des mains du page rougissant, et répondit avec bonté aux compliments que Roland s’efforçait, en balbutiant, de lui offrir de la part de sir Halbert d’Avenel. Il s’arrêta même un instant avant de rompre le fil de soie qui servait de cachet à la lettre, pour lui demander son nom, tant il était frappé de la beauté de ses traits et du charme de sa personne !

« Roland Græme ! » dit-il en répétant les paroles que le page venait de prononcer avec hésitation, « quoi ! vous êtes de la famille des Graham du comté de Lenox ?

— Non, milord, répondit Roland ; mes parents demeuraient sur le territoire contesté. »

Murray, sans faire d’autres questions, se mit à lire sa dépêche. Pendant cette lecture, son front prit une expression sévère de mécontentement, comme celui d’une personne surprise et troublée tout à la fois. Il s’assit sur le siège le plus proche, fronça les sourcils, lut la lettre deux fois, et garda le silence quelques minutes ; enfin levant la tête, ses yeux rencontrèrent ceux de l’huissier, qui s’efforçait en vain de quitter le regard curieux avec lequel il avait parcouru les traits du régent, pour prendre cette expression insignifiante qui, en voyant tout, semble ne rien remarquer. On peut recommander l’usage de cette expression de physionomie à tous ceux qui, sous un titre quelconque, sont admis auprès de leurs supérieurs au moment où ceux-ci jugent à propos de ne pas se tenir sur leurs gardes.

Les grands hommes sont aussi jaloux de leurs pensées que la femme du roi Candaule était jalouse de ses charmes : ils sont aussi disposés à punir ceux qui, même involontairement, ont surpris leur esprit dans son déshabillé.

« Quittez l’appartement, Hyndman, » lui dit le régent d’un ton sévère, « et portez ailleurs votre esprit d’observation. Vous êtes trop connaisseur pour votre poste qui, par une disposition spéciale, est destiné aux hommes d’une intelligence moins pénétrante. C’est bien ! maintenant vous avez l’air d’un sot (car Hyndman, comme on peut le supposer aisément, ne fut pas peu découragé de ce reproche), gardez cet air confus, et cela pourra vous conserver votre emploi. Retirez-vous. »

L’huissier partit déconcerté, et entre autres causes de haine qu’il accumulait contre Roland, il n’oublia pas que celui-ci venait d’être témoin de cette peu gracieuse réprimande. Lorsqu’il eut quitté l’appartement, le régent s’adressa derechef au page.

« Votre nom, dites-vous, est Armstrong ?

— Non, milord, je me nomme Roland ; mes parents portaient le surnom d’Heathergill[47], et demeuraient sur le territoire contesté.

— Oui, je savais que c’était un nom du territoire contesté. Avez-vous quelques connaissances à Édimbourg ?

— Milord, répondit Roland (qui aima mieux éluder cette question que d’y répondre directement, et qui jugea prudent de garder le silence sur son aventure avec lord Seyton), je ne suis à Édimbourg que depuis une heure, et c’est pour la première fois de ma vie.

— Comment ! et vous êtes page de sir Halbert Glendinning, reprit le régent.

— J’ai été élevé comme page de lady Avenel, dit le jeune homme, et j’ai quitté son château il y a trois jours, pour la première fois de ma vie, au moins depuis mon enfance.

— Un page de dame ! » répéta le comte se parlant à lui-même. « Il est étrange qu’il m’envoie le page de sa femme pour une affaire d’un si haut intérêt. Morton dira que cela ne fait qu’un avec la nomination de son frère à la place d’abbé, et cependant un jeune homme sans expérience servira mieux en quelque sorte mes projets… Eh ! qu’avez-vous appris dans votre noble apprentissage ?

— À chasser au courre et au vol, milord.

— Au courre le lapin, et les merles au vol, » reprit le régent en souriant ; « car tels sont les amusements des dames et de leurs favoris. » Les joues de Græme se colorèrent d’un rouge vif en répondant avec une sorte d’affection :

« À chasser les bêtes fauves de la première tête, et à abattre des hérons du vol le plus élevé, milord, lesquels, dans le langage du Lothian[48], peuvent s’appeler lapins et merles. Je puis aussi brandir une épée et manier une lance, comme nous disons sur nos frontières : mais peut-être les nomme-t-on ici des joncs et des roseaux ?

— Ton discours retentit comme le métal, dit le régent, et je t’en pardonne la hardiesse en faveur de la vérité. Tu connais donc ce qui concerne le devoir d’un homme d’armes ?

— Autant que l’exercice peut l’apprendre sans un service réel en campagne, répondit Roland ; car notre maître ne permettait à aucun de ses gens de faire des excursions, et je n’ai jamais eu la bonne fortune de voir une bataille.

— La bonne fortune ! » répéta le régent avec un sourire amer : « croyez-moi, jeune homme, la guerre est le seul jeu où les deux partis ont perdu lorsqu’il est terminé.

— Pas toujours, milord, » dit le page avec son audace ordinaire, « si la renommée ne ment pas. »

— Que voulez-vous dire ? » reprit le régent qui s’animait à son tour et qui soupçonnait peut-être une allusion indirecte au rang suprême auquel il était lui-même parvenu à la faveur des guerres civiles.

« Je veux dire, milord, » répondit Roland sans changer de ton, « que celui qui combat vaillamment doit gagner de la gloire s’il survit, une mémoire immortelle s’il succombe : ainsi la guerre est un jeu où aucune des parties ne peut perdre. » Le régent sourit et secoua la tête. En ce moment la porte s’ouvrit, et le comte de Morton se présenta.

« Je viens à la hâte, dit-il, et j’entre sans me faire annoncer, parce que mes nouvelles sont importantes. Comme je vous le disais, Édouard Glendinning est nommé abbé, et…

— Silence ! milord, répondit le régent ; je le sais, mais…

— Et peut-être vous le saviez avant moi, milord, » dit Morton dont le front rouge et sombre semblait rougir et s’obscurcir encore lorsqu’il parlait.

« Morton, s’écria Murray, ne me soupçonnez point, ne touchez pas à mon honneur. J’ai assez à souffrir des calomnies de mes ennemis, je ne veux pas combattre les injustes soupçons de mes amis. Nous ne sommes pas seuls, » dit-il en se rappelant le page, « sans quoi je vous en dirais davantage. » Il conduisit le comte de Morton dans une des embrasures profondes que les fenêtres formaient dans le mur massif : elle offrait un lieu retiré pour converser à part. Roland observa qu’ils s’y entretenaient d’un air très-animé. Murray paraissait grave et sérieux, Morton jaloux et offensé ; mais il sembla céder par degrés aux assurances du régent.

À mesure que la conversation devint plus sérieuse, ils prirent insensiblement un ton plus haut, ayant peut-être oublié la présence du page, ce qui était d’autant plus facile que sa position dans l’appartement le mettait hors de la vue, de sorte que Roland se trouva forcé d’entendre leur conversation plus qu’il ne s’en serait soucié. Tout page qu’il était, une curiosité déplacée pour les secrets d’autrui n’avait jamais été comptée au nombre de ses défauts : de plus, bien qu’il eût naturellement de l’audace, il pensait qu’il n’y avait pas de sûreté à entendre l’entretien secret de deux hommes puissants et redoutés. Cependant il ne pouvait ni se boucher les oreilles, ni quitter convenablement l’appartement ; et tandis qu’il songeait au moyen à employer pour faire remarquer sa présence, il avait déjà entendu tant de choses, que se montrer tout à coup eût été aussi maladroit, et peut-être aussi dangereux que d’attendre tranquillement la fin de la conférence. Ce qui était parvenu à ses oreilles n’était cependant qu’une partie incomplète de leur conversation ; et quoiqu’un politique plus habile et mieux informé des événements du temps eût eu peu de peine à en découvrir le sens, cependant Roland ne put faire que des conjectures générales et fort vagues sur le sujet et la portée des discours des deux interlocuteurs.

« Tout est préparé, dit Murray, et Lindsay va partir ; il ne faut pas qu’elle hésite plus long-temps. Vous voyez que j’agis d’après vos conseils, et que je m’endurcis contre toute autre considération.

— Il est vrai, milord, répliqua Morton ; quand il s’agit de gagner du pouvoir, vous n’hésitez pas et vous marchez hardiment au but. Mais êtes-vous aussi jaloux de défendre ce que vous avez gagné ? Pourquoi cette légion de domestiques autour d’elle ? Votre mère n’a-t-elle pas assez d’hommes et de femmes pour la servir, sans qu’il vous faille souffrir cette suite inutile et dangereuse ?

— Fi ! Morton, fi ! une princesse ! ma sœur ! puis-je faire moins que de lui accorder les égards qui lui sont dus ?

— Oui, c’est ainsi que partent toutes vos flèches : elles sont décochées avec force, dirigées avec adresse ; mais toujours un souffle de folle affection les rencontre en chemin, et les détourne de leur but.

« — Ne parlez pas ainsi, Morton, j’ai à la fois osé et exécuté…

— Oui, assez pour conquérir, mais pas assez pour conserver. Ne croyez pas qu’elle pense et qu’elle agisse de même. Vous l’avez profondément blessée dans son orgueil et dans sa puissance. C’est en vain que vous tenteriez maintenant de verser quelque baume sur sa blessure, vos efforts seraient inutiles. Au point où en sont vos affaires, il faut perdre le titre de frère affectionné pour prendre celui d’homme d’état hardi et résolu.

— Morton, » s’écria Murray avec quelque impatience, « je ne puis souffrir ces reproches : ce que j’ai fait est fait ; ce que je dois encore faire, je le ferai ; mais je ne suis pas de fer comme vous, je ne puis oublier… Mais il suffit, j’exécuterai mon dessein.

— Et je garantis que le choix de ces consolations domestiques tombera sur… » Ici il chuchota des noms qui échappèrent à l’oreille de Roland. Murray lui répondit sur le même ton ; mais il éleva tellement la voix vers la fin de sa phrase, que le page entendit ces derniers mots : « Et je suis sûr de lui, d’après la recommandation de Glendinning. »

« Un homme bien digne de confiance, après la conduite qu’il vient de tenir à l’abbaye de Sainte-Marie ! Vous avez appris que l’élection de son frère a eu lieu. Sir Halbert, votre favori, milord, se distingue comme vous-même par son affection fraternelle.

— Par le ciel ! Morton, cette raillerie demanderait une réponse sévère ; cependant je la pardonne, parce que votre propre frère est intéressé dans tout ceci. Mais cette élection sera annulée. Je vous le dis, comte de Morton, tant que je tiendrai le glaive de l’État au nom de mon royal neveu, ni lords ni chevaliers, en Écosse, ne disputeront mon autorité. Si je supporte les insultes de mes amis, c’est parce que je les connais pour tels, et je pardonne leurs folies en considération de leur fidélité. »

Morton murmura quelques mots qui semblaient être des excuses, et le régent lui répondit d’un ton plus doux puis il ajouta : « D’ailleurs, indépendamment de la recommandation de Glendinning, j’ai un gage de la fidélité de ce jeune homme : sa plus proche parente s’est placée entre mes mains pour m’assurer de son zèle, et consent à être traitée comme il le méritera par sa conduite.

— C’est quelque chose, répondit Morton ; mais par amitié et par intérêt pour vous, je dois encore vous prier de vous tenir sur vos gardes. Les ennemis sont encore en mouvement, comme les taons et les frelons aussitôt que le souffle de la tempête s’est apaisé. George Seyton traversait ce matin la chaussée avec une vingtaine d’hommes à sa suite, et il a eu une querelle avec mes amis de la maison de Leslie ; ils se sont rencontrés dans High-Gate, et se battaient avec chaleur, quand le prévôt est arrivé avec ses gardes, qui ont interposé leurs hallebardes, comme on sépare un chien et un ours.

— Le prévôt agissait par mes ordres, dit le régent ; quelqu’un a-t-il été blessé ?

— George de Seyton lui-même, par Black Ralph Leslie : le diable emporte la rapière qui ne l’a pas traversé d’outre en outre ! Mais Ralph a eu la tête ensanglantée par un coup d’un jeune page que personne ne connaît. Dick Seyton de Windigowl a eu le bras percé, et le sang de deux braves des Leslie a coulé aussi : voilà tout le sang noble qui a été répandu dans la mêlée ; un vassal ou deux de chaque côté ont eu les os brisés et les oreilles coupées. Les servantes de cabaret, qui seules sont en danger de perdre par leur déconfiture, ont retiré ces drôles en leur chantant le coronach des ivrognes.

— Vous traitez bien légèrement cette affaire, dit le régent ; ces discussions et ces querelles seraient une honte pour la capitale du Grand-Turc : que sera-ce dans un pays chrétien, dans un état réformé ? mais, si je vis, de pareils abus seront bientôt redressés ; et l’on dira, en lisant mon histoire, que, si ce fut ma cruelle destinée de m’élever au pouvoir en détrônant une sœur, je l’employai du moins, après l’avoir obtenu, pour l’intérêt de l’État.

— Et pour celui de vos amis ajouta Morton ; c’est pourquoi je me flatte que vous allez donner à l’instant des ordres pour annuler l’élection de ce lourdaud d’abbé, Édouard Glendinning.

— Vous serez satisfait sur-le-champ ; » Et s’avançant hors de l’embrasure, il se mit à appeler : « Holà ! Hyndman… » lorsque tout à coup ses yeux tombèrent sur Roland Græme : «Par ma foi ! Douglas, » dit-il en se tournant vers son ami, « nous avons été trois au conseil.

— Oui ; mais comme l’on ne peut tenir conseil qu’à deux, il faut disposer de ce gaillard.

— Fi donc, Morton ! un jeune orphelin ! Écoute, mon enfant, tu m’as parlé de quelques-uns de tes talents : as-tu celui de dire la vérité ?

— Oui, milord, quand elle peut m’être utile.

— Elle te sera utile ; la moindre fausseté serait ta ruine. Qu’as-tu entendu et compris de notre entretien ?

— Fort peu de chose, » répondit Roland avec hardiesse, « si ce n’est qu’il m’a semblé que vous doutiez de la loyauté du chevalier d’Avenel, sous le toit duquel j’ai été élevé.

— Et que peux-tu dire à cet égard ? » continua le régent en fixant sur lui des yeux perçants qui semblaient vouloir lire au fond de son cœur.

« Cela, répondit le page, dépend de la qualité de ceux qui parlent contre l’honneur du baron dont j’ai si long-temps mangé le pain. S’ils sont mes inférieurs, je dis qu’ils en ont menti, et je soutiendrai ce que je dis de mon bâton ; s’ils sont mes égaux, je le dis encore qu’ils en ont menti, et je leur prouverai l’épée à la main, s’ils le veulent ; s’ils sont mes supérieurs… » À ces mots il s’arrêta.

« Continue hardiment, dit le régent ; que ferais-tu si ton supérieur disait quelque chose qui attaquât directement l’honneur de ton maître ?

— Je dirais qu’il est mal de calomnier un homme absent, et que mon maître est en état de rendre compte de ses actions à quiconque le lui demandera bravement face à face.

— Et ce serait bravement parlé ; qu’en pensez-vous, Morton ?

— Je songe que, si ce jeune gaillard ressemble autant à un de nos anciens amis par l’astuce de son caractère qu’il lui ressemble par le front et les yeux, il peut y avoir une grande différence entre ce qu’il pense et ce qu’il dit.

— Et à qui trouverez-vous qu’il ressemble tellement ?

— Au fidèle et loyal Julien Avenel.

— Mais ce jeune homme appartient au territoire contesté.

— Cela peut-être ; mais Julien était bien capable d’aller chasser jusque-là, et il était heureux lorsqu’il avait une belle biche à poursuivre si loin que ce fût.

— Bah ! dit le régent, discours frivole ! Holà ! Hyndman… Seigneur de la curiosité, reconduisez ce jeune homme à son compagnon. Et ayez soin tous deux, » dit-il à Roland, » de vous tenir prêts à vous mettre en route au premier signal. » Puis, lui faisant signe d’un air gracieux de se retirer, il termina l’entrevue.

CHAPITRE XIX.

l’inconnu.


C’est et ce n’est pas… C’est la chose que je cherchais : pour elle je me suis agenouillé, j’ai prie, j’ai risqué ma réputation et ma vie, et cependant ce n’est pas elle… Pas plus que l’image dans le miroir dur, froid, uni et poli, n’est la substance animée, gracieuse, arrondie et vivante, dont elle présente les formes et les traits.
Ancienne comédie.


L’huissier, avec une gravité qui dissimulait mal son ressentiment jaloux, conduisit Roland Græme dans une pièce plus basse, où il trouva son compagnon le fauconnier. L’officier du régent leur fit connaître en peu de mots que cette chambre serait leur résidence à tous deux, jusqu’à ce que Sa Grâce voulût bien donner des ordres ultérieurs, et qu’ils devraient se rendre à l’heure ordinaire à la paneterie, au cellier et à la cuisine, pour y recevoir les portions dues à leur rang, instructions que l’ancienne habitude d’Adam Woodcock lui fît aisément comprendre.

« Quant à vos lits, ajouta l’huissier, vous irez à l’hôtellerie de Saint-Michel, attendu que le palais est en ce moment occupé tout entier par les gens des nobles d’Écosse. » Il n’eut pas plus tôt tourné le dos qu’Adam s’écria sur le ton d’une vive curiosité : « Allons, monsieur Roland, des nouvelles, des nouvelles ! parlez, racontez ce qui s’est passé. Que dit le régent ? Demande-t-il Adam Woodcock ? Nos comptes sont-ils soldés, ou l’abbé de la Déraison doit-il encore payer quelque chose ?

— Tout va bien de ce côté, dit le page ; et quant au reste… Oh ! pourquoi avez-vous ôté la chaîne et le médaillon de ma toque ?

— Il était grand temps. Ce coquin d’huissier à face de vinaigre commençait à demander quels brimborions papistes vous portiez là. Par la messe ! il aurait volontiers confisqué le métal par scrupule de conscience, comme a été escamoté au château d’Avenel cet autre colifichet que mistress Lilias porte en boucles sur ses souliers. Cela provient de ce que vous portez des reliques papistes.

— La coquine ! s’écria Roland, a-t-elle fondu mon rosaire en boucles pour ses pieds grossiers ! Cet ornement leur conviendra aussi bien qu’aux sabots d’une vache. Mais qu’elle s’aille faire pendre, et qu’elle les garde ! j’ai joué plus d’un tour à la vieille Lilias, faute d’avoir rien de mieux à faire ; et les boucles lui serviront de souvenir. Vous rappelez-vous le verjus que je mis dans les confitures, le jour qu’elle devait déjeuner avec le vieux Wingate, aux fêtes de Pâques ?

— Oui, en effet, je me le rappelle, monsieur Roland. Le majordome eut la bouche tordue comme un bec de faucon jusqu’à la matinée suivante ; et tout autre page que vous aurait reçu une fameuse discipline dans la loge du portier. Mais la faveur de milady s’interposa entre votre peau et le fouet : Dieu veuille que la protection qu’elle vous a accordée en pareilles occasions vous rende meilleur !

— Au moins j’en suis reconnaissant, Adam, et je suis charmé que vous m’en ayez rappelé le souvenir.

— Tout cela est fort bien, mon jeune maître ; mais les nouvelles ! dites-moi les nouvelles ! Qu’allons-nous faire ? que vous a dit le régent ?

— Rien que je doive répéter, Adam, » dit Roland en secouant la tête.

« Oh, oh ! s’écria le fauconnier, comme nous sommes devenus prudents tout à coup ! Vous avez fait de rares progrès en peu de temps, monsieur Roland ! vous-avez manqué d’avoir la tête cassée, et vous avez gagné une chaîne d’or ; vous vous êtes fait un ennemi de monsieur l’huissier aux jambes en perchoir de faucon, et vous avez eu audience du premier homme de l’État : or maintenant vous portez autant de mystère sur votre front que si vous aviez volé dans la région de la cour depuis l’instant de votre naissance. Je crois, sur mon âme, que vous êtes d’une espèce qui court avec la coquille sur la tête, comme les jeunes courlis, les whaups ; ainsi que nous disons dans le territoire de Sainte-Marie et son voisinage : et plut au ciel que nous fussions encore à les poursuivre ! Mais asseyez-vous, mon jeune ami ; Adam Woodcock n’a jamais été homme à vouloir pénétrer des secrets défendus ; asseyez-vous, et j’irai chercher les vivres ; je connais depuis long-temps le sommelier et le panetier. »

Le bon fauconnier partit alors pour s’occuper des aliments ; et pendant son absence Roland Græme s’abandonna aux réflexions étranges et compliquées que les événements de la journée pouvaient lui fournir. Hier il était inconnu, ignoré, errant à la suite d’une vieille parente dont il ne croyait pas lui-même le jugement bien sain ; et maintenant il était devenu, sans savoir ni comment ni pourquoi, ni jusqu’à quel point, le gardien, comme le disent les Écossais, de quelque important secret d’État, qui intéressait personnellement le régent lui-même. Roland ne comprenait qu’imparfaitement en quoi consistaient ces mystères redoutables auxquels il avait participé si involontairement ; mais cette obscurité, bien loin de diminuer l’intérêt d’une situation aussi peu attendue, ne faisait encore que l’accroître. Il éprouvait le même sentiment qu’un homme qui, contemplant pour la première fois un paysage pittoresque, ne peut le voir que partiellement et obscurci par le brouillard et la tempête. Les images vagues, les contours indécis des rochers, des arbres et des autres objets qui l’environnent, ajoutent une double majesté à ces montagnes voilées et à ces abîmes ténébreux, dont la hauteur, la profondeur et l’étendue s’accroissent au gré de l’imagination.

Mais les hommes, surtout à l’âge d’excellent appétit qui précède vingt ans, se laissent rarement absorber par des sujets de spéculation réelle ou de simples conjectures, au point d’oublier l’heure à laquelle les besoins du corps réclament quelque attention. Aussi notre héros, si nos lecteurs veulent bien lui accorder ce titre, salua-t-il d’un sourire le retour de son ami Woodcock, portant sur un plat de bois une énorme portion de bœuf bouilli, et sur un second plat une ration non moins abondante de légumes, ou plutôt de ce que les Écossais appellent lang-kail[49]. Un domestique le suivait avec du pain, du sel, et les autres assaisonnements d’un repas. Quand ils eurent placé sur la table de chêne tout ce qu’ils portaient à la main, le fauconnier observa que, depuis qu’il connaissait la cour, elle devenait plus dure de jour en jour pour les pauvres gentilshommes et les vassaux à la suite des seigneurs, et que maintenant on y écorcherait une puce pour en avoir la peau et la graisse. Il fallait se presser, se coudoyer pour entrer dans la cuisine ou à l’office, et encore ne pouvait-on obtenir que des os décharnés et des réponses bourrues. C’était bien autre chose à la porte du cellier : on n’y recevait qu’une petite bière sans goût, faite avec un seul boisseau de drèche pour compenser la double portion d’eau.

« Par la messe ! malgré cela, dit-il, mon jeune ami, » en voyant les provisions disparaître sous les mains actives de Roland, « je crois qu’au lieu de regretter le passé, il vaut mieux profiter du présent pour ne pas perdre des deux côtés. »

À ces mots, Adam approcha sa chaise de la table et dégaina son couteau, car chacun alors portait avec soi ce premier instrument des festins. Il suivit l’exemple de son jeune compagnon, qui en ce moment avait oublié son inquiétude sur l’avenir pour satisfaire avec empressement un appétit aiguisé par la jeunesse et l’abstinence. Au fond, quoique les mets fussent réellement grossiers, ils firent un assez bon repas aux dépens du roi ; et Adam Woodcock, malgré la critique fondée qu’il avait faite de la bière de ménage du palais, avait vidé quatre grandes rasades du broc noir avant de se rappeler qu’il s’était permis de la blâmer. S’étalant ensuite gaiement et voluptueusement dans un vieux fauteuil, regardant le page d’un air de joyeuse indolence, puis étendant en même temps la jambe droite et croisant l’autre par-dessus, il dit que son jeune compagnon n’avait pas encore entendu la ballade composés pour la fête de l’abbé de la Déraison ; et là-dessus il se mit à entonner joyeusement :

Le pape voulait nous instruire…

Roland, qui, comme on peut le supposer, n’éprouvait pas un grand plaisir à entendre la satire du fauconnier à cause du sujet, saisit brusquement son manteau et le jeta sur ses épaules, action qui interrompit aussitôt le chanteur.

« Où diable allez-vous encore ? s’écria-t-il, démon infatigable ! vous avez certainement du vif-argent dans les veines. Vous ne pouvez pas plus goûter le charme d’une compagnie paisible et sensée, qu’un faucon déchaperonné ne resterait perché sur mon poing.

— Eh bien, Adam, répondit le page, si vous voulez le savoir, je vais faire une promenade pour examiner cette belle ville. Autant vaudrait être encore cloîtré dans le vieux château du lac, que de rester ici toute la soirée entre quatre murailles pour entendre de vieilles ballades.

— C’est une nouvelle ballade ; Dieu vous conserve ! et une des meilleures qui aient jamais été accompagnées d’un joyeux refrain.

— Cela peut être ; mais je l’écouterai un autre jour, quand la pluie fouettera sur les croisées et qu’il n’y aura dans le voisinage ni trépignements de chevaux, ni bruit d’éperons, ni panaches flottants pour détourner mon attention. Quant à présent, j’ai besoin d’entrer dans le monde et de considérer tout ce qui m’environne.

— Vous ne ferez pas une enjambée sans moi, s’écria le fauconnier, jusqu’à ce que le régent vous prenne de mes mains sain et sauf. Si vous le voulez, nous irons à l’hôtellerie de Saint-Michel, et vous y verrez assez de monde, mais par la fenêtre, m’entendez-vous ? Quant à courir les rues pour chercher des Seyton et des Leslie, et faire faire dans votre nouveau justaucorps une douzaine de boutonnières avec une rapière ou un poignard, je n’y consentirai nullement.

— Eh bien ! de tout mon cœur, dit le page, allons à l’hôtellerie de Saint-Michel. Ils quittèrent donc le palais, après avoir fait connaître leurs noms et les motifs de leur sortie aux sentinelles qui venaient de prendre leurs postes à la porte pour la soirée : celles-ci ouvrirent un petit guichet du portail étroitement fermé, laissèrent passer le jeune page et son guide, qui arrivèrent bientôt à l’auberge ou hôtellerie de Saint-Michel. Elle était située au fond d’une grande cour donnant sur la principale rue d’Édimbourg, au bas de Carlton-Hill. C’était un grand bâtiment tout en ruines et fort incommode, semblable à ces caravansérails de l’Orient, où les voyageurs trouvent un abri, il est vrai, mais où ils sont obligés de pourvoir eux-mêmes à tous leurs besoins, plutôt qu’à une de nos auberges modernes,

« Où rien ne manque à qui jamais
Ne demande le prix des mets. »

Cependant le tumulte et la confusion de ce lieu de rendez-vous public offraient aux yeux novices de Roland intérêt et plaisir. Lui et son compagnon trouvèrent facilement la grande salle, sans que l’hôte la leur eût indiquée. Elle était remplie de voyageurs et d’habitants de la ville, qui entraient et sortaient, se rencontraient et se saluaient, jouaient ou buvaient ensemble, sans faire attention au reste de la compagnie. Ils formaient le plus frappant contraste avec l’ordre sévère et le monotone silence dans lesquels tout se passait au château d’Avenel. Des bruits de toute espèce, depuis le rire franc qu’excitaient de joyeuses plaisanteries jusqu’aux éclats d’une grossière dispute, sortaient des divers groupes ; et cependant le bruit et les voix confondues paraissaient ne troubler personne, et n’être en effet remarqués que de ceux qui composaient le groupe auquel appartenait l’orateur. Le fauconnier traversa l’appartement et se retira dans l’embrasure d’une fenêtre qui formait une espèce de retraite : s’y étant caché avec son compagnon, il demanda quelques rafraîchissements. Après qu’il eut crié pour la vingtième fois, un garçon lui servit les restes d’un chapon froid et une langue de bœuf, avec un flacon de vin ordinaire de France. « Donnez-moi en outre un pot de brandevin. Nous ferons ce soir une petite débauche, monsieur Roland, » dit-il quand il se vit établi devant cette collation ; « et nargue du souci jusqu’à demain ! »

Mais il y avait trop peu de temps que Roland avait dîné pour faire honneur à une si bonne chère. Sentant sa curiosité plus vive que son appétit, il préféra regarder par la croisée qui donnait sur une vaste cour entourée des écuries de l’hôtellerie. Il satisfaisait ses yeux du spectacle animé qui s’offrait à ses regards, tandis que Woodcock, après avoir comparé son compagnon aux oies du laird de Macfarlane, qui aimaient mieux jouer que de manger, employa son temps à boire et à manger, en bourdonnant parfois le refrain de la ballade qu’il n’avait pu finir, et en battant la mesure de ses doigts sur la petite table ronde. Il était souvent interrompu dans cet exercice par les exclamations qui échappaient à Roland, lorsque celui-ci voyait dans la cour quelque chose d’intéressant pour lui. La scène était bruyante, car les seigneurs et les gentilshommes, qui étaient alors en foule à Édimbourg, occupaient pour leurs chevaux toutes les écuries de réserve, et pour leurs serviteurs militaires toutes les auberges et les tavernes. On voyait dans la cour une multitude de valets étrillant leurs chevaux et ceux de leurs maîtres, sifflant, chantant, riant et se lançant mutuellement des sarcasmes qui, grâce à la sévère discipline du château d’Avenel, paraissaient à Roland fort étranges et presque inintelligibles ; d’autres réparaient leurs armes et nettoyaient celles de leurs seigneurs. Un homme qui venait d’acheter un faisceau d’une vingtaine de lances, était occupé dans un coin à peindre les bois de ces armes en jaune et en vermillon. D’autres domestiques conduisaient en laisse des lévriers ou des chiens-loups de noble race, muselés avec soin, pour épargner des accidents aux passants. Tous allaient et venaient, se mêlaient ensemble, se séparaient sous les yeux enchantés du page, dont l’imagination n’avait pas même conçu une scène où les objets qu’il avait le plus de plaisir à voir fussent combinés de cette manière agréable et variée. Aussi interrompait-il continuellement les rêveries paisibles de l’honnête Woodcock, occupé d’ajouter encore un couplet à sa chanson. « Voyez, Adam, s’écriait-il, voyez ce beau cheval bai ; par saint Antoine, quel superbe poitrail ! Voyez cette jolie jument grise que ce drôle en jaquette de toile de Frise étrille gauchement comme s’il n’avait jamais pansé qu’une vache ! Je voudrais être près de lui pour lui apprendre son métier. Mais regardez donc, Adam, la brillante armure de Milan que nettoie cet archer ! elle est toute d’acier et d’argent, comme l’armure de parade de notre chevalier, dont le vieux Wingate fait tant de cas. Et voyez-vous là bas cette jolie fille qui passe légèrement au milieu de tout ce monde avec son pot au lait ? Je réponds qu’elle a fait une longue promenade pour venir de la plaine ; elle a un corset rouge, comme votre favorite Cicely Sunderland.

— Par mon chaperon, maître Roland, répondit le fauconnier, c’est un bien que vous ayez été élevé dans un lieu de grâce. Même au château d’Avenel, vous étiez passablement étourdi ; mais si vous aviez vécu à un vol de faucon de cette cour mondaine, vous seriez devenu le plus franc vaurien de page qui ait jamais porté une toque à plumes et une épée au côté : réellement, je souhaite que cela finisse bien pour vous.

— Laissez donc là votre insipide bourdonnement et votre tambourinage, vieil Adam, et approchez-vous de la fenêtre avant d’avoir noyé votre raison dans ce pot de brandevin. Voici un joyeux ménestrel qui vient avec sa troupe, et une fille qui danse avec des sonnettes attachées aux chevilles de ses pieds ; tenez, les valets et les pages quittent les chevaux et les armures qu’ils étaient en train de nettoyer, et vont se presser autour d’eux, comme cela est très-naturel, afin d’entendre la musique. Venez, vieil Adam, nous irons aussi.

— Si je descends, vous m’appellerez un sot, dit Adam. Vous êtes près d’une aussi bonne musique que l’on peut en faire, si vous aviez la bonté de l’écouter.

— Mais la jeune fille au corset rouge s’arrête aussi, Adam. Par le ciel ! ils vont danser. La jaquette grise a envie de danser avec le corset rouge, mais la jolie enfant reste coi et refuse. » Tout à coup, passant de la mobilité de ses remarques à l’intérêt et à la surprise, il s’écria : « Reine du ciel ! qu’est-ce que je vois ! » et il garda le silence.

Le sage Adam Woodcock, qui se divertissait des observations du page tout en affectant de les mépriser, désira enfin de donner encore carrière à la langue de son jeune compagnon. Il aimait assez à jouir de sa supériorité en montrant combien lui étaient familières toutes les circonstances qui excitaient l’étonnement du jeune homme.

« Eh bien donc ! dit-il enfin, qu’est-ce que vous voyez, monsieur Roland, qui vous fait devenir muet tout à coup ? »

Roland ne répondit rien.

« Je vous dis, monsieur Roland Græme, que dans mon pays il est de la politesse de répondre quand on vous parle. »

Roland garda encore le silence.

« Ce garçon a le diable au corps ! s’écria le fauconnier ; je crois qu’il a perdu les yeux à force de voir et la langue à force de parler. »

Vidant à la hâte son gobelet, il s’approcha de Roland qui se tenait immobile comme une statue, les yeux avidement attachés sur la cour, quoiqu’il fût impossible à Woodcock de découvrir, au milieu de la scène joyeuse qu’elle présentait, rien qui méritât une attention aussi soutenue.

« Notre jeune homme est ensorcelé ! » dit le fauconnier en lui-même.

Mais Roland avait de bonnes raisons pour être surpris, bien qu’elles ne fussent pas de nature à être communiquées à son compagnon.

Les sons de l’instrument du vieux musicien avaient attiré de la rue de nombreux auditeurs, lorsqu’entra par la porte de la cour un personnage qui attira exclusivement l’attention de Roland. Il était du même âge que lui, ou un peu plus jeune. Son costume et sa tournure annonçaient le même rang et la même profession, car il avait tout l’air d’impertinence et de malice qui convient à un page ; sa taille était élégante, quoique trop délicate et peu élevée, et il portait un habillement élégant caché en partie sous un grand manteau de pourpre. En entrant il jeta un coup d’œil vers les croisées, et, à son extrême étonnement, sous sa toque de velours pourpre armée d’une plume blanche, Roland reconnut des traits profondément gravés dans sa mémoire ; cette chevelure riche et brillante, ces yeux bleus et animés, ces sourcils bien arqués, ce nez qui tendait légèrement vers la forme aquiline, ces lèvres de rubis, dont un demi-sourire malin paraissait l’expression habituelle ; en un mot, c’étaient la figure et la taille de Catherine Seyton, sous des habits d’homme, et imitant avec succès la tournure d’un jeune page plein d’assurance.

« Saint George et saint André ! » se disait-il à lui-même dans son étonnement, « vit-on jamais jeune fille plus audacieuse ? Elle paraît néanmoins un peu honteuse de cette mascarade, car elle tient le plis de son manteau près de sa figure, et je la vois rougir. Mais, sainte Marie ! elle traverse la foule d’un pas aussi ferme et aussi assuré que si elle n’avait jamais attaché de cotillons à sa ceinture ! Saints du paradis ! elle lève sa houssine, comme si elle voulait en frapper ceux qui lui ferment le passage. Par la main de mon père ! elle se conduit comme le véritable modèle des pages. Eh quoi ! assurément elle ne va pas frapper tout de bon la jaquette grise ? »

Le doute de Roland ne fut pas de longue durée ; la jaquette grise dont il avait déjà parlé plusieurs fois se trouvant sur le chemin du page, et conservant sa place avec l’obstination ou la stupidité d’un rustre, la houssine lui fut subitement et sévèrement appliquée sur les épaules, de manière à lui faire faire un saut de côté, en se frottant la partie qui venait d’être caressée avec si peu de cérémonie. Le drôle lâcha un ou deux jurements d’indignation, et déjà Roland songeait à franchir les escaliers pour secourir Catherine métamorphosée, mais les rieurs n’étaient pas du côté de la jaquette grise ; et, à la vérité, la bure n’aurait pas eu beau jeu à cette époque à se quereller avec le velours et la broderie. Le rustaud, qui était un domestique de l’auberge, se retira donc hué de tout le monde, et alla finir d’étriller la belle jument grise. Il fut surtout raillé de la fille au corset rouge, employée dans la même auberge, qui, pour couronner sa disgrâce, eut la cruauté de sourire d’approbation à l’auteur du châtiment ; et en laitière de la ville plutôt que du village, elle l’accosta ainsi : « Mon jeune monsieur, est-il quelqu’un ici dont vous ayez besoin, que vous paraissez si pressé ?

— Je cherche un jeune étourdi, dit le page, avec une branche de houx au bonnet, des cheveux et des yeux noirs, un justaucorps vert, et l’air d’un petit maître de province. Je l’ai cherché dans tous les passages et dans toutes les allées de la Canongate. Que le diable l’emporte !

— Ma foi, Dieu vous le rende ! » marmotta Roland avec beaucoup d’étonnement.

« Je vais m’en informer sur-le-champ pour Votre jeune Seigneurie, dit la fille de l’auberge.

— Allez, reprit le galant écuyer, et si vous me l’amenez, vous recevrez un groat ce soir, et un baiser dimanche, quand vous aurez une robe blanche.

— Quoi donc ! murmura encore Roland, « elle le prend sur un ton de plus en plus haut ! »

Un instant après, la servante entra dans la salle, et introduisit la personne, objet de sa surprise.

Tandis que le page ou la vestale déguisée regardait sans rougir et d’un œil hardi et rapide les différents groupes qui se trouvaient dans la vieille chambre, Roland, qui éprouvait un sentiment intérieur de timidité et de confusion, qu’il regardait comme indigne du caractère mâle et entreprenant auquel il aspirait, résolut de ne pas baisser les yeux et de ne pas se laisser imposer par cette jeune fille si singulière ; il se promit de l’aborder avec un air si malin, si pénétrant, et avec une gaieté si expressive, qu’il lui montrerait à l’instant qu’il possédait son secret, et que, maître de son destin, il l’obligerait à s’humilier devant lui, ou du moins à le supplier d’un regard respectueux, et à se reconnaître à sa merci. Ce plan était extrêmement bien imaginé ; mais, tandis que Roland appelait à son secours cet œil scrutateur, ce sourire dissimulé, ce regard d’intelligence qui devaient assurer son triomphe, il rencontra le regard ferme et fixe de son page homme ou femme, qui, jetant sur lui un coup d’œil de faucon, et le reconnaissant tout d’un coup pour l’objet de ses recherches, l’aborda hardiment de l’air le plus insensible, le plus dégagé, et le salua en disant : « Monsieur Branche-de-Houx, je désirerais vous parler. »

La froideur calme et l’assurance avec laquelle ces paroles furent prononcées, quoique la voix fût celle-là même qu’il avait entendue au vieux couvent, et que les traits ressemblassent mieux encore de près à ceux de Catherine, produisirent néanmoins tant de confusion dans l’esprit de Roland, qu’il devint incertain s’il ne s’était pas trompé. Le regard malin qui aurait dû animer son visage devint timide, et son demi-sourire fut le rire insignifiant sous lequel un homme décontenancé cache le désordre de ses idées.

« Entend-on la langue écossaise dans votre pays, Branche-de-Houx ? s’écria l’être mystérieux : je vous ai dit que j’avais à vous parler.

— Quelle est votre affaire avec mon compagnon, mon jeune coq de combat ? » dit Woodcock ; voulant venir au secours de son ami, quoiqu’il ne pût s’expliquer comment la vivacité ordinaire et la présence d’esprit de Roland avaient disparu tout à coup.

« Cela ne vous regarde pas, mon vieux coq de perchoir, répliqua le faux page, allez surveiller le vol de votre faucon ; car je devine à votre sac et à votre gant que vous êtes garde-du-corps dans une troupe de milans. »

Comme il riait en parlant ainsi, son rire rappela à Roland d’une manière tellement irrésistible la franche gaieté à laquelle Catherine s’était livrée à ses dépens lors de la première rencontre dans le vieux couvent, que, comprimant avec peine cette exclamation : « De par le ciel ! c’est Catherine Seyton ! » il se contenta de dire : « Je pense, monsieur, que nous ne sommes pas entièrement étrangers l’un à l’autre.

— Il faut donc que nous nous soyons rencontrés dans nos songes, dit le page, et mes jours sont trop bien occupés pour que je me rappelle les pensées de la nuit.

— Ou peut-être pour vous ressouvenir aujourd’hui de ceux que vous pouvez avoir vus la veille ? »

Le faux page à son tour jeta sur Roland un regard de surprise, et répondit : « Je ne comprends pas plus ce que vous voulez dire que mon cheval ne le comprendrait ; si vous cherchez à m’offenser, vous me trouverez aussi disposé à vous répondre que le plus hardi des hommes du Lothian.

— Vous savez bien, dit Roland, quoiqu’il vous plaise de me parler comme un étranger, que je ne puis avoir la moindre envie de me quereller avec vous.

— Laissez-moi donc remplir mon message, et en finir de tout cela. Suivez-moi par-ici, afin que ce vieux gant de cuir ne puisse m’entendre. »

Ils marchèrent vers l’embrasure de la fenêtre que Roland avait quittée à l’entrée du faux page dans l’appartement. Le messager tourna le dos aux personnes présentes, après avoir jeté un coup d’œil rapide et pénétrant autour de lui, pour voir si personne ne les observait. Roland fit la même chose, et le faux page tira de dessous son manteau une épée à lame courte, mais magnifiquement travaillée, dont la poignée et les autres ornements étaient d’argent massif et doré : « Je vous apporte cette arme, dit-il, de la part d’un ami qui vous la donne, sous la condition solennelle que vous ne la tirerez du fourreau qu’après en avoir reçu l’ordre exprès de votre souveraine légitime. On connaît votre caractère ardent, et l’audace avec laquelle vous vous mêlez des querelles d’autrui ; c’est donc une pénitence qui vous est imposée par ceux qui vous veulent du bien, et dont la main influera sur votre destinée. Voilà ce que j’étais chargé de vous dire. Ainsi voulez-vous donner une belle parole pour une belle épée ? il faut m’engager votre promesse formelle, et sur l’honneur. Sinon, je reporterai Caliburn[50] à ceux qui vous l’envoient.

— Et ne puis-je vous demander le nom de ces personnes ? » dit Roland, admirant en même temps la beauté de l’arme qu’on lui offrait.

« Ma commission ne me permet nullement de répondre à une pareille question.

— Mais si je suis offensé, ne puis-je tirer cette épée pour me défendre ?

— Non pas cette épée ; mais vous avez la vôtre à vos ordres, et d’ailleurs pourquoi portez-vous votre poignard ?

— Pour rien de bon, » interrompit Adam Woodcock qui venait de s’approcher des deux jeunes gens ; « et c’est ce dont je puis vous rendre témoignage aussi bien que tout autre.

— Retirez-vous, bon homme, répliqua le messager ; vous avez une face de curiosité intrusive[51], qui rencontrera un soufflet si on la trouve où elle n’a que faire.

— Un soufflet ! mon jeune maître mal appris, » dit Adam en s’éloignant, « retenez votre poing, ou, par Notre-Dame un soufflet en attirera un autre.

— Modérez-vous, Adam, dit Roland Græme. Permettez-moi, mon beau monsieur, puisque vous préférez que je vous appelle ainsi pour le moment : ne puis-je pas dégainer une fois cette arme magnifique, dans le simple but de savoir si la lame répond à une si belle poignée et à un aussi beau fourreau ?

— Nullement ! en un mot, il faut la prendre sous la promesse que vous ne la tirerez jamais du fourreau sans en recevoir l’ordre de votre souveraine légitime ; sinon, il ne faut pas l’accepter.

— Sous cette condition, et venant de votre main amie, j’accepte cette épée ; mais pensez-y bien, si nous devons coopérer à quelque entreprise importante, comme je suis porté à le croire, un peu plus de confiance et de franchise de votre part sera nécessaire pour donner à mon zèle l’impulsion convenable. Je ne vous presse pas davantage en ce moment, il suffit que vous me compreniez.

— Moi, je vous comprends ! » s’écria le messager, exprimant à son tour la surprise ; « que je sois damné s’il en est ainsi ! Je vous vois me regarder, vous agiter, me faire des airs d’intelligence, comme si quelque intrigue bien importante se tramait entre vous et moi, et certes nous ne nous étions jamais vus.

— Quoi ! dit Roland, voulez-vous nier que nous nous soyons déjà rencontrés ?

— Assurément, et devant toutes les cours de justice de la chrétienté, » répondit le page véritable ou supposé.

« Et vous nierez sans doute aussi qu’il nous a été recommandé d’étudier les traits l’un de l’autre, afin que, sous quelque déguisement que nous fussions cachés, chacun de nous pût reconnaître en l’autre l’agent secret d’une œuvre importante ? Ne vous souvenez-vous pas que Madeleine et dame Brigitte…

— Brigitte et Madeleine ! » s’écria le messager en levant les épaules et en jetant sur lui un regard de compassion. « Vous rêvez ou vous êtes fou. Écoutez-moi, monsieur Branche-de-Houx, votre esprit bat la campagne[52] : réconfortez-vous avec un chaudeau, couvrez votre cerveau malade d’un bonnet de nuit bien chaud, et que Dieu soit avec vous ! »

Comme il terminait en se retirant ces adieux si polis, Adam Woodcock, qui était encore assis près de la table où se trouvait le gobelet alors vide, lui dit : « Jeune homme, voulez-vous boire un verre de brandevin à présent que votre message est fini, et écouter une bonne chanson ? » Sans attendre sa réponse, il commença sa ballade :

Le pape voulait nous instruire,
Mais on lui répond aujourd’hui…

Il est probable que le vin avait produit quelque effet sur le cerveau du fauconnier, sans quoi il se serait souvenu du danger de toucher à la politique, ou de se permettre des plaisanteries sur de tels sujets dans un endroit public, à une époque où les esprits étaient dans un état d’extrême irritation. Pour lui rendre justice, je dois dire qu’il s’aperçut de son erreur, et s’arrêta tout court dès qu’il vit que le mot de pape avait subitement interrompu les entretiens particuliers des différents groupes assemblés dans la salle, et que plusieurs commençaient à se lever, à prendre un air hostile, et se préparaient à s’immiscer dans la querelle qu’ils prévoyaient, tandis que les autres, plus prudents et plus sages, se hâtaient de payer leur écot, et se disposaient à quitter la salle avant que l’effet suivît ces symptômes précurseurs.

Il y avait apparence que le tumulte aurait lieu ; car la chanson de Woodcock n’eut pas plus tôt frappé l’oreille du jeune étranger, que levant sa houssine, il s’écria : « Celui qui parle du Saint-Père devant moi avec irrévérence est le fruit d’une chienne d’hérétique, et je le traiterai comme un roquet hargneux.

— Et moi je briserai ta jeune tête, dit Adam, si tu oses seulement lever sur moi un petit doigt ! » Et en même temps, comme pour défier les menaces du jeune page, il recommença la stance avec chaleur et d’une voix ferme :

Le pape voulait nous instruire ;
Mais on lui répond aujourd’hui :
Un aveugle…

Mais Adam ne put aller plus loin, étant lui-même malheureusement aveuglé par un coup de houssine que l’impatient jeune homme lui cingla sur les yeux. Furieux du coup et de l’insulte, le fauconnier tressaillit, et, tout aveuglé qu’il était, car ses yeux pleurèrent trop vite pour lui permettre de voir quelque chose, il aurait aussitôt mis la main sur son insolent adversaire ; mais Roland, contre son caractère, jouant pour cette fois le rôle d’homme prudent et de pacificateur, se jeta entre eux, en implorant la patience de Woodcock. « Vous ne savez, lui dit-il, à qui vous avez affaire. Et vous, » s’adressant au messager, lequel riait avec dédain de la rage d’Adam, « qui que vous soyez, retirez-vous : si vous êtes ce que je conjecture, vous savez qu’il y a de sérieuses raisons pour que vous ne restiez point davantage.

— Pour cette fois, Branche-de-Houx, s’écria le jeune messager, vous avez atteint juste, quoique vous ayez tiré au hasard. Holà ; l’hôte, donnez une pinte de vin à ce vieux bonhomme pour qu’il se lave les yeux. Voici une couronne française pour lui. »

À ces mots, ayant jeté une pièce d’argent sur la table, il quitta promptement la salle d’un pas assuré, regardant hardiment à droite et à gauche, comme pour défier tout empêchement à sa sortie, et pour narguer deux ou trois respectables bourgeois qui, prétendant que c’était honte de souffrir un si déterminé champion du pape, s’efforçaient de trouver la poignée de leurs épées, malheureusement alors embarrassées dans les plis de leur manteaux. Mais comme leur adversaire était parti avant qu’aucun d’eux eût saisi son arme, ils ne crurent pas nécessaire de dégainer, et se contentèrent de murmurer entre eux :

« C’est plus qu’une violence despotique de frapper un pauvre homme à la figure, parce qu’il a chanté seulement une ballade contre la prostituée de Babylone. Si les champions du pape doivent ainsi nous étriller dans nos propres maisons, nous verrons bientôt revenir ces vieux tondus de moines.

— Le prévôt devrait y prendre garde, répondit un autre, et avoir cinq ou six hommes armés de pertuisanes, prêts à venir au premier coup de sifflet pour donner une leçon à ces spadassins. Car, voyez-vous, voisin Lugleather, il ne convient pas à des pères de famille comme nous de se quereller avec les valets impies et les pages effrontés des nobles, qui sont élevés pour répandre le sang et blasphémer.

— Malgré tout cela, voisin, dit Lugleather, j’aurais voulu étriller ce jeune gaillard aussi proprement que j’aie jamais tanné peau d’agneau, si la poignée de mon épée n’avait été, pour le moment, hors de la portée de ma main ; et avant que je pusse tourner mon ceinturon, mon drôle avait disparu.

— Bah ! dirent les autres, qu’il s’en aille au diable, et que la paix demeure avec nous ! Voisins, je suis d’avis que nous payions notre écot, et que nous nous rendions chez nous en bons frères. La cloche de Saint-Gilles sonne le couvre-feu, et les rues sont dangereuses à la nuit tombante. »

Alors les bons bourgeois arrangèrent leurs manteaux et se préparèrent à partir : celui qui paraissait le plus éveillé des trois, appuyant la main sur son épée, son Andrea Ferrara, ajouta seulement que ceux qui viendraient parler en faveur du pape, dans la High-Gate d’Édimbourg, feraient bien d’apporter le glaive de saint Pierre pour se défendre.

Tandis que la mauvaise humeur excitée par l’insolence du jeune audacieux s’évaporait ainsi en vaines menaces, Roland Græme avait à réprimer l’indignation beaucoup plus sérieuse d’Adam Woodcock.

« Eh bien ! mon ami, ce n’est jamais qu’un coup de houssine à travers le visage ; mouchez-vous, essuyez-vous les yeux, et vous n’en verrez que plus clair.

— Par cette lumière que je ne puis voir, répondit Adam, vous avez été un ami infidèle. Loin d’épouser ma juste querelle, vous m’avez empêché de me venger.

— Fi donc ! Adam, » répliqua Roland déterminé à mettre tout le tort du côté du vieux fauconnier, et à devenir à son tour le conseiller du bon ordre et de la tranquillité ; « fi ! vous dis-je : est-ce à vous de parler ainsi ? vous qui avez été envoyé ici pour préserver de toute embûche mon innocente jeunesse ?

— Je désirerais de tout mon cœur que votre innocente jeunesse eût la corde au cou, » s’écria Woodcock, qui commençait à voir où tendait l’admonition.

« Et au lieu de m’offrir, continua Roland, l’exemple de la prudence et de la sobriété, ce qui aurait convenu à un fauconnier de sir Halbert Glendinning, vous buvez je ne sais combien de pintes d’ale, outre un gallon de vin et une mesure entière d’eau-de-vie.

— Le pot était bien petit, » répliqua le pauvre Adam, que sa conscience réduisait à se tenir simplement sur la défensive.

« Il suffisait pour vous emporter joliment ; et alors, au lieu d’aller vous coucher pour cuver votre boisson, il faut que vous vous mettiez à chanter vos fanfaronnades sur les papes et les aveugles, jusqu’à perdre les yeux vous-même sous des coups de houssine. Sans mon intervention, quoique dans votre ivresse vous m’accusiez avec ingratitude de vous avoir abandonné, ce jeune gaillard vous aurait peut-être coupé la gorge ; car je le voyais tirer une épée large comme la main et affilée comme un rasoir. Et telles sont les leçons que vous donnez à un jeune homme sans expérience ! fi ! Adam, fi !

— Oui, amen, et de tout mon cœur ! fi de ma folie d’avoir attendu autre chose que des railleries impertinentes d’un page comme vous, qui, s’il voyait son père dans l’embarras, ne ferait qu’en rire, au lieu de lui prêter assistance !

— Je vous prêterai assistance, » dit le page en riant toujours ; « c’est-à-dire je vous donnerai le bras jusqu’à votre chambre, mon bon ami : vous y cuverez votre ale, votre vin, votre colère et votre indignation, et vous vous éveillerez demain matin avec tout l’esprit que la nature vous a prodigué. Mais je vous préviens d’une chose, mon bon Adam, c’est qu’à l’avenir et pour toujours, lorsque vous me raillerez pour avoir la main trop vive, ou plutôt pour être trop prompt à dégainer le poignard, vos remontrances serviront de prologue à la mémorable aventure de la houssine dans l’hôtellerie de Saint-Michel.

Ce fut avec ces expressions de condoléance qu’il conduisit jusqu’à sa chambre le fauconnier un peu découragé : il se retira ensuite vers son lit où il fut encore quelque temps avant de s’endormir. Si le messager que Roland avait vu était réellement Catherine Seyton, quelle amazone, quelle virago ce devait être : elle avait, comme à son commandement, l’insolence et l’audace. « L’airain de son front fourbirait[53] le front de vingt pages, et je dois connaître par moi-même, pensait Roland, jusqu’où vont les vertus de cette noble profession. Et cependant qui n’admirerait ses traits, son regard, sa démarche légère, son sourire, l’art avec lequel elle arrangeait son manteau pour ne montrer de ses formes que celles qui devaient être vues ! Je suis charmé qu’elle ait eu au moins cette grâce de reste. Et la voix et le sourire ! c’était Catherine Seyton, ou le diable a pris sa ressemblance. Une bonne chose, c’est que j’ai imposé silence aux éternels sermons de cet âne d’Adam Woodcock, qui a pris sur moi le ton de prédicateur et de gouverneur ; à peine a-t-il quitté la mue de ses faucons ! » Ces réflexions consolantes, jointes à l’heureuse indifférence qu’éprouve la jeunesse à l’égard des événements du lendemain, procurèrent à Roland Græme un profond sommeil.


CHAPITRE XX.

le page de la reine.


Maintenant vous m’avez privé de notre soutien, du guide qui, de même que les hommes dressent de farouches faucons, a formé ma jeunesse à user de ma force avec discrétion ; je suis privé de mon compagnon et de mon conseil.
Ancienne comédie.


Le lendemain, au lever de l’aurore, on entendit frapper fortement à la porte de l’hôtellerie, et les arrivants, ayant annoncé qu’ils venaient au nom du régent, furent admis aussitôt. Quelques moments après, Michel-l’Aile-au-Vent était déjà au chevet du lit de nos voyageurs. « Debout ! debout ! s’écria-t-il, il n’est plus temps de dormir quand le comte de Murray commande. »

Les deux dormeurs se levèrent soudain et commencèrent à s’habiller.

« Vous, mon vieil ami, dit Michel à Woodcock, vous allez monter à cheval sur-le-champ pour porter ce paquet aux moines de Kennaquhair, et celui-ci au chevalier d’Avenel.

— Il s’agit d’ordonner aux moines d’annuler l’élection de leur abbé ; j’en réponds, » dit Woodcock en mettant les paquets dans son sac ; « et l’on charge mon maître d’y veiller. Cependant chasser un frère à l’aide d’un autre, ce n’est pas, il me semble, jouer un beau jeu.

— N’allez pas fourrer votre barbe là-dedans, mon vieux, reprit Michel : mettez-vous en selle à l’instant ; car si ces ordres ne sont pas exécutés, il ne restera que des murs à l’église de l’abbaye Sainte-Marie, et peut-être au château d’Avenel. J’ai entendu le comte de Morton parler bien haut avec le régent, et nous sommes dans une situation où nous ne pouvons nous disputer avec lui pour des bagatelles.

— Mais, reprit Adam, pour ce qui concerne l’abbé de la Déraison, que dit-on de cette équipée ? S’ils étaient hostilement disposés, je ferais mieux d’envoyer les paquets au diable, et de prendre pour protecteur l’autre côté des frontières.

— Oh ! on passe là-dessus comme sur une plaisanterie dont il n’est résulté que très-peu de mal. Mais écoutez-moi, Adam, s’il se trouvait sur votre route une douzaine d’abbayes vacantes, soit en plaisantant soit sérieusement, par raison ou par déraison, ne mettez pas une de leurs mitres sur votre tête : le temps n’y est pas favorable, mon ami ; d’ailleurs notre demoiselle brûle d’embrasser le cou d’un gros ecclésiastique.

— Elle ne caressera jamais le mien en cette qualité, » dit le fauconnier en enveloppant son large cou brûlé du soleil de deux ou trois doubles plis de son mouchoir. « Monsieur Roland ! monsieur Roland ! » cria-t-il en même temps ; « dépêchez-vous ! il faut retourner au perchoir et à la mue, et grâce au ciel plus qu’à notre esprit, avec nos os entiers et sans coup de poignard dans l’estomac.

— Le jeune page, dit Michel, ne retourne pas avec vous ; le régent a un autre emploi à lui donner.

— Miséricorde ! s’écria le fauconnier, Roland Græme rester ici, et moi retourner à Avenel ! mais cela ne peut être ! ce jeune homme ne peut se diriger sans moi dans cette ville immense ; je le demande, obéira-t-il à un autre sifflet que le mien ; quelquefois je puis à peine l’amener à mon leurre. »

Roland se sentait plus d’une observation maligne au bout de la langue, concernant la nécessité où ils étaient de s’aider mutuellement ; mais l’inquiétude réelle que témoignait Adam à la seule pensée de le quitter, lui ôta toute envie de faire une raillerie peu reconnaissante. Cependant le fauconnier n’échappa pas tout à fait ; car, en se tournant vers la croisée, son ami Michel aperçu à la dérobée son visage, et il s’écria : « Mais, mon cher Adam, qu’avez-vous donc fait de vos yeux ? ils sont enflés au point qu’il vous sortent de la tête.

— Ce n’est rien, » dit-il après avoir jeté un regard suppliant sur Roland ; « voilà ce qu’on gagne à dormir sur un maudit grabat sans oreiller.

— Ma foi ! Adam, vous êtes devenu étrangement délicat ; je vous ai vu dormir toute la nuit sans autre oreiller qu’un buisson de bruyère, et vous réveiller avec le soleil, aussi agile qu’un faucon. Mais aujourd’hui vos yeux ressemblent à…

— Qu’importe, mon ami, à quoi ils ressemblent ? qu’on me fasse rôtir une pomme, versons dessus un pot d’ale, pour nous arroser le gosier, et vous verrez du changement chez moi.

— Et vous chanterez votre charmante ballade sur le pape.

— Oui, je le veux bien… c’est-à-dire quand nous aurons laissé cette ville paisible à la distance de cinq ou six milles derrière nous si vous voulez prendre votre cheval et me conduire jusque-là.

— Non, je ne le puis. Je n’ai que le temps de partager avec vous le coup du matin, et de vous voir à cheval. Je vais donner ordre qu’on selle votre monture, et qu’on vous fasse cuire une pomme sans perdre de temps. »

Pendant son absence, le fauconnier prit le page par la main : Puissé-je ne jamais chaperonner un faucon, lui dit le bon Adam si je ne suis pas chagrin de me séparer de vous tout comme si vous étiez mon propre enfant, vous demandant pardon de la liberté. Je ne puis vous dire ce qui fait que je vous aime tant, si ce n’est la même raison qui me faisait aimer ce diable de petit cheval noir vicieux que milord avait appelé Satan, nom que M. Warden changea en celui de Seyton ; car, disait-il, il est plus que téméraire de donner à une bête le nom du roi des ténèbres.

— Il était encore moins convenable, je pense, dit le page, de donner à un animal vicieux le nom d’une noble famille.

— Eh bien ! continua Woodcock, Scyton ou Satan, j’aimais ce petit cheval plus que tous les autres de l’écurie. Il n’y avait pas moyen de dormir sur son dos ; il caracolait, cabriolait, se cabrait, mordait, ruait, et vous donnait de la besogne : et bien souvent alliez-vous mesurer de votre dos l’étendue du terrain. Je pense que je vous préfère à tout autre jeune homme dans le château, précisément à cause des mêmes qualités.

— Merci, merci, mon cher Adam. Je me tiens redevable à vous pour la bonne opinion que vous avez de moi.

— Ne m’interrompez donc pas, dit le fauconnier : Satan était un bon cheval… Mais maintenant que j’y pense, je crois que je donnerai vos noms à deux jeunes faucons ; l’un s’appellera Roland et l’autre Græme ; et tant qu’Adam vivra, soyez sûr d’avoir un ami. Touchez là, mon cher enfant ! »

Roland lui rendit très-cordialement sa poignée de main, et Woodcock, ayant bu une grande rasade, continua son discours d’adieu.

« Maintenant que vous allez parcourir le monde, monsieur Roland, sans avoir mon expérience pour vous secourir, il y a trois choses contre lesquelles je dois vous prémunir. Premièrement, ne dégainez jamais votre poignard pour des motifs frivoles. Tout le monde n’a pas un justaucorps aussi bien rembourré que certain abbé de votre connaissance. Secondement, ne courez pas après chaque jolie fille, comme l’émerillon après la grive : vous ne gagneriez pas toujours une chaîne d’or pour vos peines. Et en parlant de cela, voici votre fanfaronne que je vous rends : gardez-la avec soin, elle est pesante, elle peut servir dans l’occasion à plus d’une fin. Troisièmement, et pour conclure, comme dit notre digne prédicateur, méfiez-vous du flacon. Il a noyé le jugement d’hommes plus sages que vous. Je pourrais vous en citer quelques exemples, mais la chose est inutile, car si vous oubliez vos fredaines, vous aurez peine à ne pas vous rappeler les miennes. Sur ce, adieu, mon cher enfant. »

Roland lui répondit par des souhaits non moins bienveillants, et ne manqua pas d’envoyer ses humbles respects à sa bonne maîtresse, chargeant en même temps le fauconnier de lui exprimer son regret de l’avoir offensée, et témoignant sa résolution de se comporter dans le monde de manière à ce qu’elle n’eût pas à rougir de la protection généreuse qu’elle avait accordée à l’orphelin.

Le fauconnier embrassa son jeune ami, monta sur le cheval vigoureux que le domestique qui l’avait accompagné tenait prêt à la porte, et prit la route du sud. Les pas du cheval formaient un son triste et monotone qui semblait indiquer le chagrin du brave homme qui le montait, et chaque pas retentissait pour ainsi dire, dans le cœur de Roland, à mesure qu’il entendait son compagnon s’éloigner avec si peu de sa vivacité ordinaire, et qu’il se sentait encore une fois seul sur le théâtre du monde.

Il fut tiré de sa rêverie par Michel-l’Aile-au-Vent, qui lui rappela qu’il était urgent de retourner au palais, le régent devant se rendre à la cour des Sessions de bonne heure dans la matinée. Ils y allèrent donc ; et Michel, vieux domestique favori, qui était admis dans l’intimité du régent, et plus près de sa personne que bien des gens dont les postes étaient plus élevés, introduisit bientôt Græme dans une petite chambre revêtue de nattes, où il eut une audience du chef qui dirigeait alors les destinées de la malheureuse Écosse. Le comte de Murray était en robe de chambre de couleur sombre, avec une toque et des pantoufles du même drap ; mais dans ce déshabillé même il tenait à la main son épée dans son fourreau, précaution qu’il adoptait lorsqu’il recevait des étrangers, plutôt par déférence pour les sérieuses remontrances de ses amis et de ses partisans que par crainte pour sa personne. Il répondit silencieusement par un signe de tête au salut respectueux du page, et sans parler fit un tour ou deux dans la chambre, en fixant son œil pénétrant sur Roland, comme s’il eût désiré lire dans son âme. Enfin il rompit le silence. « Votre nom est, je crois, Julien Græme ?

— Roland Græme, milord, et non pas Julien.

— C’est juste, j’étais trompé par ma mémoire ; Roland Græme du territoire contesté. Roland, vous connaissez les devoirs qui concernent le service d’une dame.

— Je devrais les connaître, milord, ayant été élevé sous les yeux de lady Avenel ; mais je me flatte de ne plus avoir à les remplir, le chevalier d’Avenel m’ayant promis…

— Silence, jeune homme interrompit le régent ; c’est à moi de parler, à vous d’entendre et d’obéir. Il est nécessaire, au moins pour quelque temps, que vous entriez derechef au service d’une dame, qui, par son rang, n’a pas d’égale eu Écosse : ce service accompli, je vous en donne ma parole de chevalier et de prince, vous verrez s’ouvrir devant vous une carrière digne de satisfaire les désirs ambitieux d’un homme à qui sa naissance donnerait le droit d’avoir les vues les plus hautes. Je vous prendrai dans ma maison et près de ma personne, ou, d’après votre choix, je vous donnerai le commandement d’une compagnie de ma garde. D’un côté comme de l’autre, c’est un avancement que le plus fier des lairds du pays serait enchanté d’assurer à son second fils.

— Oserai-je vous demander, milord, » dit Roland remarquant que le comte attendait une réponse, « à qui mes humbles services sont destinés ? »

— On vous le dira ensuite, » répondit Murray ; puis paraissant chercher à vaincre une répugnance secrète à s’expliquer davantage, il ajouta : « Au surplus, pourquoi ne vous dirais-je pas moi-même que vous allez entrer au service d’une très-illustre… d’une très-malheureuse dame… de Marie d’Écosse ?

— De la reine, milord ! » s’écria le page, incapable de cacher plus long-temps sa surprise.

« De celle qui fut la reine, » répondit Murray d’un ton de voix qui offrait un singulier mélange de mécontentement et d’embarras. Vous devez savoir, jeune homme, que son fils règne à sa place. »

Et il soupira avec une émotion qui était peut-être en partie naturelle et en partie affectée.

« Et dois-je servir Sa Grâce dans la prison où elle est renfermée ? milord, » demanda encore le page avec une simplicité franche et hardie qui déconcerta le politique rusé et puissant.

— Elle n’est point en prison, » répondit Murray avec aigreur : « à Dieu ne plaise qu’elle y soit ! Elle est seulement éloignée du gouvernement et des affaires publiques, jusqu’à ce que le royaume soit suffisamment consolidé, afin qu’elle puisse jouir sans empêchement de sa liberté naturelle, et sans que ses intentions royales puissent servir de prétexte aux menées des méchants et des ambitieux. Pour ce motif, ajouta-t-il, comme il faut lui procurer une suite convenable à son état de retraite actuelle, il devient nécessaire que je puisse avoir confiance dans les personnes qui l’entourent. Vous voyez donc que vous êtes appelé à occuper une place très-honorable en elle-même, et dont vous pourrez remplir les fonctions de manière à vous faire un ami du régent d’Écosse. Vous êtes, on me l’a dit, un jeune homme singulièrement pénétrant ; et je m’aperçois par votre regard que vous comprenez déjà ce que je voudrais vous dire sur cette affaire. Dans cet écrit sont tracés au long les points particuliers de votre devoir. Ce que j’exige de vous, c’est la fidélité ; j’entends la fidélité envers moi et envers l’État. Vous aurez donc à surveiller toutes les tentatives que l’on pourrait faire pour ouvrir quelque communication avec les lords qui se sont mis à la tête des bandes dans l’ouest, comme Hamilton, Seyton, Fleming et plusieurs autres. Il est vrai que ma gracieuse sœur, réfléchissant sur les maux infligés à ce pauvre royaume par les mauvais conseillers qui ont abusé de son caractère royal dans les temps passés, s’est déterminée de son propre mouvement à s’éloigner des affaires de l’État. Mais il est de notre devoir, comme agissant pour et au nom de notre neveu, de prévenir les malheurs qui pourraient résulter de tout changement et de toutes vacillations dans ses résolutions royales. Votre devoir sera donc de surveiller, et de rapporter à notre mère, dont notre royale sœur est la commensale pour le moment, tout ce qui peut indiquer quelque disposition à retirer sa personne du lieu de sûreté où elle est, ou à ouvrir des communications avec le dehors. Si pourtant, par vos observations, vous parveniez à découvrir quelque chose d’important, et qui allât au-delà du simple soupçon, ne manquez pas de m’en donner avis sur-le-champ par un messager spécial. Cet anneau vous servira d’autorisation pour commander ce service à un cavalier. Maintenant, partez. S’il y a dans votre tête la moitié autant d’intelligence qu’il y en a dans votre regard, vous comprenez parfaitement tout ce que j’ai voulu dire. Servez-moi fidèlement, et aussi vrai que je porte un ceinturon de comte, votre récompense sera grande. « Roland fit un profond salut, et se disposait à partir.

Le comte lui fit signe de rester.

« Je vous donne une grande preuve de confiance, jeune homme, ajouta-t-il ; car vous serez la seule personne de sa suite qui lui ait été envoyée par ma propre recommandation. Les femmes employées à son service ont été nommées par elle. Il eût été trop dur de la priver de ce privilège, quoique certains personnages aient regardé cela comme contraire à une politique sûre. Vous êtes jeune et fait pour plaire aux femmes ; mêlez-vous à leurs folies, et voyez si, sous l’apparence de la légèreté de leur sexe, elles ne couvrent pas de plus profonds desseins ; si elles creusent une mine, préparez une contre-mine. Du reste comportez-vous avec convenance et respect à l’égard de votre maîtresse. C’est une princesse, quoiqu’elle soit très malheureuse ; elle a été reine, quoique maintenant, hélas ! elle ne le soit plus. Montrez-vous donc plein de déférence, et rendez-lui tous les honneurs qui peuvent s’accorder avec la fidélité que vous devez au roi et à moi. Adieu maintenant. Cependant encore un mot. Vous allez voyager avec lord Lindesay, un homme de l’ancien monde, dur et honnête, quoique sans éducation. Prenez garde de l’offenser, car il ne souffre pas la raillerie, et vous êtes, à ce qu’on m’a dit, un peu railleur. » Il prononça ces mots en souriant, puis il ajouta : « J’aurais désiré que la mission de lord Lindesay eût été confiée à quelque grand seigneur d’un caractère moins farouche.

— Et pourquoi ce désir, milord ? » demanda le comte de Morton qui entrait dans ce moment ; « le conseil a décidé pour le mieux. Nous n’avons eu que trop de preuves de l’obstination de cette dame, et le chêne qui résiste au tranchant de la hache d’acier doit être fendu avec le coin de fer brut. Eh ! voilà donc son page ? Milord vous a sans doute donné ses instructions, jeune homme, et vous a dit comment vous deviez vous guider : je n’y ajouterai qu’un mot de mon côté. Vous allez dans le château d’un Douglas, où la trahison ne peut prospérer ; le premier instant de soupçon sera le dernier de votre vie. Mon parent William Douglas n’entend pas raillerie, et s’il a jamais sujet de vous croire perfide, vous flotterez au vent sur les créneaux du château, avant que le soleil se soit couché sur sa colère… Et la dame recevra-t-elle aussi un aumônier ?

— De temps en temps, Morton ; il serait dur de lui refuser les consolations spirituelles, qu’elle regarde comme essentielles à son salut.

— Vous avez toujours le cœur trop tendre, milord. Quoi ! un prêtre perfide pourra communiquer ses lamentations non seulement à nos ennemis en Écosse, mais aux Guise, à Rome, en Espagne, je ne sais où enfin !

— Ne craignez rien, nous prendrons de telles mesures qu’aucune trahison n’arrivera.

— Faites-y bien attention ; vous connaissez mon opinion sur la jeune fille que vous avez consenti à lui donner comme femme de chambre ; une jeune fille d’une famille qui, plus que toutes les autres, lui a toujours été dévouée, et a toujours été notre ennemie. Si nous n’avions pas agi avec prudence, elle se serait aussi pourvue d’un page, autant dans ses desseins que sa femme de chambre. J’ai entendu courir le bruit qu’une vieille fille, pèlerine catholique, qui passe au moins pour une demi-sainte, s’occupait à lui trouver une personne convenable.

— Nous avons du moins échappé à ce danger, et nous l’aurons tourné à notre avantage en lui envoyant ce jeune homme, élève de la maison de Glendinning : quant à la jeune femme de chambre, vous ne pouvez lui envier une pauvre fille en place de ses quatre nobles Marie et de leurs longues robes de soie.

— Peu m’importe la suivante, s’écria Morton ; mais je ne puis supporter l’aumônier. Je crois que les prêtres de toutes les sectes se ressemblent. Voilà John Knox, qui, après avoir tout renversé avec tant de zèle, vise maintenant à reconstruire, et a l’ambition de devenir fondateur d’écoles et de collèges avec les domaines des abbayes, les revenus des évêques, et autres dépouilles de Rome, que les nobles écossais ont gagnées l’épée à la main. Il voudrait aujourd’hui fonder de nouvelles ruches pour faire de nouveaux bourdons.

— John est un homme de Dieu, dit le régent, et son projet est d’une imagination dévote. »

Le sourire composé avec lequel ceci fut dit ôta à Morton toute possibilité de conjecturer si Murray voulait approuver le plan du réformateur écossais, ou en parler en dérision. Se tournant alors vers Roland Græme, comme s’il eût pensé qu’il avait été assez long-temps témoin de cette conversation, il lui ordonna de monter à cheval sur-le-champ, attendu que lord Lindesay était prêt depuis long-temps. Le page salua et sortit de l’appartement.

Conduit alors par Michel, il trouva son cheval sellé et préparé pour le voyage, en face de la porte du palais où étaient assemblés une vingtaine de gens d’armes, dont le chef donnait des signes non équivoques d’impatience.

« Est-ce là ce singe de page que nous avons attendu si longtemps ? demanda-t-il à l’Aile-au-Vent ; lord Ruthven atteindra le château bien avant nous. » Michel répondit affirmativement, et ajouta que le jeune homme avait été retenu par le régent pour recevoir ses dernières instructions. Le chef prononça quelques mots inarticulés qui exprimaient son acquiescement, et il appela un des gens de sa suite : « Edward, dit-il, chargez-vous de ce gaillard, et qu’il ne parle à personne. » Puis, s’adressant à un vieux gentilhomme qu’il appela sir Robert, dont l’air était très respectable, et le seul de la compagnie qui parût au-dessus du rang de domestique, il fit observer qu’ils devaient monter à cheval à la hâte.

Pendant ce discours, et tandis qu’ils traversaient la rue du faubourg, Roland eut le temps d’examiner plus exactement les regards et la figure du baron, qui était à leur tête. Lord Lindesay de Byres n’avait encore que faiblement senti le poids des ans ; sa taille droite et ses membres robustes prouvaient qu’il était encore en état de soutenir tous les travaux et toutes les fatigues de la guerre ; ses sourcils épais, grisonnant en partie, s’abaissaient sur des yeux grands et pleins d’un feu sombre, que rendait plus sombre encore la profondeur de leur cavité ; ses traits, naturellement prononcés et durs, étaient rendus plus rudes par une ou deux cicatrices qu’il avait reçues à la guerre. Ces traits, qui semblaient faits pour exprimer de fortes passions, étaient ombragés par un casque d’acier sans visière, sur le gorgerin duquel tombait la barbe noire et grisonnante du vieux baron, et qui cachait entièrement la partie inférieure de sa figure. Le reste de son habillement était un justaucorps de buffle, peu serré, qui avait été autrefois doublé de soie et orné de broderies, mais qui paraissait très fatigué par les voyages, et endommagé par des entailles qu’il avait sans doute reçues dans les combats ; ce vêtement couvrait un corselet d’acier jadis poli et bien doré, mais maintenant attaqué par la rouille. Une épée, de forme antique, et d’une longueur peu commune, faite pour être maniée des deux mains, espèce d’arme qui commençait alors à n’être plus en usage, était attachée à son baudrier, et disposée de manière à longer toute sa personne, de sorte que l’énorme poignée de l’arme s’élevait au-dessus de son épaule gauche, et que la pointe, atteignant de bien près le talon droit, frappait son éperon lorsqu’il marchait. Cette arme pesante ne pouvait être dégainée qu’en élevant la poignée au-dessus de l’épaule gauche par le moyen de la lame elle-même, car aucun bras humain n’était assez long pour la tirer de la manière ordinaire. Tout l’équipement de lord Lindesay était celui d’un soldat grossier, négligeant son extérieur comme un sombre misanthrope. Son ton bref, dur et hautain envers ses subordonnés, appartenait à ce même caractère de rudesse.

Le personnage qui marchait avec lord Lindesay, à la tête de la troupe, offrait un contraste frappant par ses manières, son air et ses traits. Ses cheveux fins comme la soie étaient déjà blancs, quoiqu’il ne parût pas avoir plus de quarante-cinq à cinquante ans. Son ton de voix était doux et insinuant ; sa taille mince et maigre s’était courbée par habitude. Sa figure pâle exprimait la finesse et l’intelligence ; son œil était vif, quoique plein de douceur, et toutes ses manières étaient gracieuses. Il montait un petit cheval habitué à l’amble, tels que ceux dont se servaient ordinairement les dames, les ecclésiastiques et les hommes livrés à des professions paisibles. Il portait un habit de cavalier en velours noir, avec une toque et une plume de même couleur, attachée avec un médaillon d’or : enfin, par pure ostentation, et comme une marque de son rang plutôt que pour en faire usage, il avait au côté une épée de ville, rapière courte et légère, sans aucune autre arme offensive ou défensive.

La cavalcade avait quitté la ville, et s’avançait d’un pas ferme vers l’ouest. À mesure qu’elle poursuivait sa route, Roland aurait été charmé d’apprendre quelque chose de précis concernant le but de ce voyage ; mais l’air du personnage près duquel on l’avait placé dans le cortège lui ôta tout désir de familiarité. Le baron lui-même ne paraissait pas plus farouche et plus inaccessible que ne l’était son fidèle Edward : ce silencieux personnage avait une barbe grise qui lui tombait sur la bouche, telle que la herse devant la porte d’un château, comme pour empêcher qu’aucun mot ne s’en échappât sans nécessité absolue. Le reste de la troupe semblait sous la même influence de taciturnité, et marchait sans échanger un seul mot, ressemblant plutôt à une compagnie de chartreux qu’à une troupe de serviteurs militaires. Roland Græme fut surpris d’une discipline aussi sévère, car même dans la maison du chevalier d’Avenel, distinguée par l’exactitude du décorum, une marche était une époque de liberté où il était loisible de plaisanter, de chanter, en un mot de faire tout ce qui ne dépassait pas les bornes d’une gaieté convenable. Ce silence extraordinaire fut cependant agréable sous un rapport à notre jeune héros ; car il lui donna le temps de concentrer toutes les forces de son jugement pour examiner sa situation, qui, aux yeux de toute personne raisonnable, aurait paru des plus dangereuses et des plus embarrassantes.

Il était tout à fait évident que, par suite de plusieurs circonstances indépendantes de sa volonté, Roland avait formé des liaisons avec chacune des deux factions ennemies dont les querelles troublaient le royaume, bien qu’il ne fût, à proprement parler, attaché ni à l’une ni à l’autre. Il paraissait également certain que la place de page dans la maison de la reine déposée, à laquelle il venait d’être promu par l’influence du régent, lui avait été destinée par son enthousiaste aïeule, Madeleine Græme ; car, à ce sujet, les paroles qui étaient échappées à Morton avaient été pour lui un rayon de lumière. Cependant il n’était pas moins évident que le régent et Madeleine Græme, l’un ennemi déclaré, l’autre fougueux défenseur de la religion catholique, l’un à la tête du nouveau gouvernement du roi, l’autre regardant ce gouvernement comme une usurpation criminelle, devaient exiger et attendre des services bien différents de l’individu qu’ils s’étaient accordés à recommander. Il ne fallait que très-peu de réflexion pour prévoir que ces prétentions contradictoires pourraient le placer bientôt dans une situation où son honneur ainsi que sa vie se trouveraient en danger. Mais Roland n’était pas d’humeur à prévoir le mal avant qu’il arrivât, ou à se préparer à combattre des difficultés avant qu’elles se présentassent. « Je vais voir, disait-il, cette belle et infortunée Marie Stuart dont j’ai tant ouï parler ! et il sera bien assez temps alors de me décider si je me rangerai du parti du roi ou de celui de la reine. Ni l’un ni l’autre ne peut dire que je lui aie engagé ma parole, ni que je lui aie fait de promesse ; car ils m’ont tous entraîné en aveugle, sans me donner la moindre lumière sur ce que j’avais à faire. Mais il est heureux que le farouche Douglas soit entré ce matin dans le cabinet du régent, autrement je ne me serais jamais débarrassé de lui sans jurer solennellement de faire tout ce qu’il attendait de moi : et après tout c’est jouer un tour infâme à cette pauvre reine prisonnière que de placer près d’elle un page pour l’espionner. »

Ayant passé aussi légèrement sur une matière de cette importance, le jeune étourdi laissa errer ses pensées sur des sujets plus agréables. Tantôt il admirait les tours gothiques de Barnbougle, qui, s’élevant sur un rocher battu par la mer, dominent un des plus beaux paysages de l’Écosse ; tantôt il considérait combien le pays varié où il voyageait devait procurer de plaisir aux amateurs de la chasse, aux chiens et aux faucons ; tantôt enfin il comparait la marche lente et monotone de ce voyage aux délices de parcourir librement les collines et les vallons pour se livrer à ses amusements favoris. Excité par ce joyeux souvenir, il donna un coup d’éperon à son cheval, et lui fit exécuter une caracole ; ce qui lui attira aussitôt une réprimande de son austère voisin, qui lui signifia de garder le pas, et de marcher tranquillement et en bon ordre, à moins qu’il ne désirât qu’on prît de ses mouvements hors de la ligne, une note qui probablement lui serait très-désagréable.

Cette censure et la contrainte à laquelle Roland se trouva obligé rappelèrent à son souvenir son guide, son compagnon Adam Woodcock, toujours accommodant, toujours de bonne humeur. De ce point de départ, son imagination fit une rapide excursion jusqu’au château d’Avenel, à la vie libre et paisible des habitants, à la bonté de la protectrice de son enfance, n’oubliant pas les hôtes des écuries, des chenils et de la fauconnerie. Mais tous ces sujets de méditation firent bientôt place au souvenir de Catherine Seyton, de cette énigme vivante, qui se présentait à son esprit, tantôt sous ses formes féminines, tantôt sous ses vêtements de page, tantôt sous les deux à la fois : tel un songe fantastique nous offre au même instant le même individu sous deux caractères différents. Le don mystérieux qu’il en avait reçu revint aussi à sa mémoire : cette épée qu’il portait alors à son côté, et qu’il ne devait tirer du fourreau que par l’ordre de sa souveraine légitime. Mais il était probable qu’il allait trouver la clef de ce mystère à la fin de son voyage.

Comme de pareilles idées passaient dans son esprit, Roland Græme, avec la troupe de lord Lindesay, arriva sur les bords du Queen’s-Ferry : ils le traversèrent dans des bateaux qu’on tenait prêts à les recevoir. La seule aventure qui leur survint dans ce passage fut qu’un de leurs chevaux s’estropia en entrant dans le bateau, accident qui n’était pas rare alors, et qui n’a cessé que depuis quelques années, le passage ayant été rendu plus facile. Mais un fait qui caractérise plus particulièrement ces temps reculés, c’est qu’on fit feu sur la cavalcade, d’une couleuvrine placée sur les créneaux du vieux château de Rosythe, situé au nord de ce lac, château dont le seigneur, se trouvant avoir quelque querelle publique ou privée avec lord Lindesay, employait cette manière d’exprimer son ressentiment. L’insulte cependant n’ayant eu aucun résultat fâcheux, resta sans vengeance, et nul événement digne de remarque n’eut lieu jusqu’à ce que la troupe fût arrivée à l’endroit où le Lochleven étendait ses magnifiques nappes d’eau aux rayons d’un brillant soleil.

Un antique château, qui occupe une île située presque au centre de ce lac, rappela au page le manoir d’Avenel où il avait été élevé. Mais ce lac était beaucoup plus considérable, et parsemé de plusieurs îles, indépendamment de celle sur laquelle la forteresse était située. Au lieu d’être entouré de collines comme Celui d’Avenel, le Lochleven avait seulement, du côté du sud, un majestueux rempart de montagnes, formé par l’extrémité de l’une des chaînes du Ben-Lomond : de l’autre côté, le lac était environné par la vaste et fertile plaine de Kinross.

Roland contempla, non sans une sorte de consternation, cette forteresse entourée d’eau, qui, alors comme aujourd’hui, ne consistait qu’en un large donjon environné d’une cour, laquelle était flanquée de deux tours rondes à ses angles, et renfermait dans son circuit d’autres bâtiments de peu d’importance. Quelques vieux arbres groupés près du château faisaient seuls diversion au sombre aspect de cette retraite. Le page, en considérant cet édifice si complètement isolé, ne put s’empêcher de gémir sur la situation d’une princesse captive, condamnée à demeurer dans de pareils lieux, et de se plaindre un peu en même temps de sa propre destinée.

« Il faut, pensa-t-il, que je sois né sous l’astre qui préside aux dames et aux lacs ; car je ne puis, d’aucune manière, éviter d’entrer au service des unes, et de demeurer au milieu des autres. Mais s’ils ne m’accordent là-bas une liberté complète dans mes amusements et mes exercices, ils trouveront qu’il n’est pas plus difficile d’y enfermer un canard sauvage qu’un jeune homme en état de nager comme lui. »

La troupe venait d’atteindre le bord de l’eau, et un des hommes s’avança en déployant l’étendard de lord Lindesay et en l’agitant de droite et de gauche, tandis que le baron lui-même sonnait fortement de son cor de chasse. Pour répondre à ce signal, on arbora au même instant une bannière sur le toit du château, et deux hommes s’occupèrent à démarrer une barque sur le rivage de l’île.

« Il faudra encore quelque temps avant qu’ils puissent arriver jusqu’à nous, dit le compagnon de lord Lindesay : ne ferions-nous pas bien d’aller jusqu’à la ville pour mettre ordre à notre toilette avant de paraître en présence ?…

— Faites ce qu’il vous plaira, sir Robert, répondit Lindesay : quant à moi, je n’ai ni le temps ni l’envie de penser à de telles vanités. Cette femme m’a coûté plus d’une pénible promenade à cheval, et maintenant elle ne s’offensera pas d’un manteau usé et d’un pourpoint troué : c’est la livrée à laquelle elle a habitué l’Écosse.

— Ne parlez pas si durement, dit sir Robert, si elle a eu des torts, elle les a chèrement payés ; et en lui ôtant tout pouvoir réel, on ne voudrait pas lui refuser les hommages extérieurs qui sont dus à une femme et à une princesse.

— Je vous le répète, sir Robert, faites ce qu’il vous plaira ; quant à moi, je suis maintenant trop vieux pour m’ajuster comme un galant afin d’orner le boudoir des dames.

— Le boudoir des dames, milord ! » dit Robert Melville en regardant la vieille tour grossière, « est-ce à ce sombre château, prison d’une reine captive, que vous donnez un nom si riant ?

— Nommez-le comme il vous plaira, répondit Lindesay ; si le régent avait désiré envoyer un homme capable d’entretenir galamment une reine captive, il est plus d’un noble à sa cour qui aurait brigué l’occasion de répéter quelque beau discours tiré d’Amadis des Gaules ou du Miroir de la chevalerie. Mais, quand il a nommé le vieux et rude Lindesay, le comte de Murray savait que Lindesay parlerait à une femme mal conseillée, comme ses anciennes fautes et sa situation actuelle l’exigent. Je n’ai pas recherché cet emploi ; on m’a pour ainsi dire forcé de le prendre, et pour le remplir, je ne veux pas m’astreindre à plus de cérémonie qu’il n’en faut en pareille circonstance. »

À ces mots, lord Lindesay sauta à bas de son cheval, et, s’enveloppant de son manteau de cavalier, s’étendit nonchalamment sur le gazon, en attendant l’arrivée de la barque qu’on voyait alors venir du château vers le rivage. Sir Robert Melville, qui avait aussi mis pied à terre, se promenait çà et là sur le rivage, les bras croisés sur la poitrine, regardant souvent le château, et offrant dans tout son air un mélange de chagrin et d’inquiétude. Le reste de la troupe était immobile à cheval comme un groupe de statues, et l’on ne voyait pas même remuer le bout des lances dressées perpendiculairement vers le ciel.

Dès que le bateau s’approcha d’un quai mal construit qui servait de lieu d’embarquement et de débarquement, et près duquel on s’était arrêté, lord Lindesay se leva, et demanda à l’homme qui gourvernait la barque, pourquoi il n’en avait pas amené une plus vaste pour transporter sa suite,

« Sous votre bon plaisir, répondit le batelier, notre maîtresse nous a ordonné de ne pas amener au château plus de quatre personnes.

— Ta maîtresse est bien prudente, s’écria lord Lindesay, de me soupçonner de trahison ! Si j’en avais le dessein, qui m’empêcherait de te jeter dans le lac, toi et tes camarades, et d’emplir le bateau de mes gens ? »

En entendant ces mots, le batelier s’empressa de faire signe à ses compagnons, qui se mirent à ramer, et s’éloignèrent du rivage qu’ils étaient près de toucher.

« Eh bien, animal ! » s’écria encore plus fort Lindesay, « penses-tu sérieusement que j’en veuille à ton imbécile de tête ? Écoute, mon ami, je ne quitterai pas le rivage sans avoir avec moi trois de mes gens ; et sir Robert Melville exigera d’être accompagné au moins d’un de ses domestiques. Ce sera donc à vos risques et à ceux de votre maîtresse, si vous refusez de nous admettre, étant venu ici pour des affaires d’un grand intérêt national. »

Le batelier répondit avec fermeté, quoique avec beaucoup de politesse, qu’on lui avait recommandé positivement de n’amener que quatre personnes dans l’île : il offrit pourtant de retourner pour obtenir une révocation de cet ordre.

« Allez, mon ami, répondit sir Robert Melville, après s’être efforcé en vain de persuader à son opiniâtre compagnon de consentir à diminuer sa suite : « retournez au château, puisque vous ne pouvez faire mieux, et obtenez les ordres de votre maîtresse pour y transporter lord Lindesay, moi-même et notre suite.

— Écoute, ajouta lord Lindesay, prends ce page dans ta barque, il vient servir la dame qui demeure chez ta maîtresse. Allons, jeune drôle, pied à terre, » dit-il en s’adressant à Roland, « et embarque-toi avec eux.

— Et que deviendra mon cheval ! objecta Roland ; j’en suis responsable envers mon maître.

— Je te soulagerai de ce soin, répliqua Lindesay ; tu auras peu affaire avec les chevaux d’ici à dix ans.

— Si je le croyais !… » s’écria Roland. Mais sir Robert Melville l’interrompit en lui disant d’un air de bonne humeur : « Ne disputez pas, mon jeune ami, la résistance ne servirait à rien, et pourrait même vous être dangereuse. » Roland Græme sentit la justesse de ces paroles ; et quoiqu’il ne fût charmé, ni pour le fond, ni pour la forme, de ce que lord Lindesay venait de lui dire, il jugea à propos de se soumettre à la nécessité, et de s’embarquer sans répliquer davantage.

Les rameurs se mirent aussitôt en activité. Le quai et les cavaliers semblaient s’éloigner des yeux du page, tandis que le château et l’île paraissaient s’en approcher dans la même proportion. En peu d’instants il aborda sous l’ombrage d’un vieil arbre immense qui dominait le lieu de débarquement. Le patron et Græme sautèrent sur le rivage, tandis que les bateliers, appuyés sur leurs rames, restèrent prêts au moindre signal.


CHAPITRE XXI.

marie stuart.


Si la valeur ou l’amour du peuple pouvait prévenir tout danger, la France n’aurait jamais pleuré la mort du brave Henri de Navarre. Si l’esprit ou la beauté pouvait exciter la compassion, Rose de l’Écosse n’eût pas versé des larmes inutiles.
Lewis, Élégie composée dans un mausolée royal.


À la porte de l’enceinte extérieure du château de Lochleven, se montrait la taille majestueuse de lady Lochleven, femme dont les charmes, dans la fraîcheur de la jeunesse, avaient captivé Jacques V, qui la rendit mère du célèbre régent Murray. Comme elle était de noble naissance (étant fille de la maison de Mar) et d’une rare beauté, ses liaisons avec Jacques ne l’empêchèrent pas d’être recherchée en mariage par plusieurs seigneurs de l’époque, parmi lesquels elle accorda la préférence à sir William Douglas de Lochleven. Mais comme l’a fort bien dit le poète :

Nos vices caressés, nos passions chéries,
Seront des fouets vengeurs dans les mains des furies.

La situation où se trouvait alors lady Lochleven, comme épouse d’un homme d’un rang élevé et d’un grand crédit, comme mère d’une famille légitime, ne pouvait lui faire oublier le souvenir pénible de sa faiblesse. Toute fière qu’elle était des talents et du pouvoir de son fils, quoiqu’il fût le véritable chef de l’État, il n’en était pas moins le gage d’une coupable intimité.

Si Jacques lui avait rendu justice, disait-elle dans le secret de son cœur, elle aurait trouvé dans son fils une source de plaisir sans mélange et d’orgueil légitime, en le voyant monarque légitime de l’Écosse, et l’un des plus capables qui eussent jamais porté le sceptre. La maison de Mar, qui ne le cédait ni en ancienneté, ni en grandeur à celle de Drummond, aurait pu aussi se vanter d’une reine parmi ses filles, et elle aurait échappé à la tache qui résulte de la fragilité d’une femme, lors même qu’elle a pour excuse un amant royal. Ces sentiments qui oppressaient son cœur naturellement orgueilleux et sévère, étaient empreints sur sa physionomie. Aux restes d’une grande beauté se joignaient certains traits qui indiquaient un mécontentement intérieur et une sombre mélancolie. Ce qui contribuait peut-être à augmenter cette disposition habituelle, c’est que lady Lochleven avait adopté des sentiments religieux extraordinairement rigides et austères. Dans ses idées de foi réformée, elle partageait les erreurs les plus fatales des catholiques, en limitant comme eux les bienfaits de l’Évangile à ceux qui professaient exclusivement ses principes.

Sous tous les rapports, l’infortunée reine d’Écosse, alors commensale obligée, ou plutôt prisonnière de cette triste dame, était odieuse à son hôtesse. Lady Lochleven haïssait en elle la fille de Marie de Guise, de celle qui avait usurpé sur le cœur et sur la main de Jacques V les droits légitimes dont elle se considérait comme injustement privée ; elle détestait surtout une femme attachée à cette religion qu’elle abhorrait plus que le paganisme. Telle était la dame qui, avec un air de majesté, des traits durs quoique beaux, et couverte d’une coiffe de velours noir, demanda au domestique qui dirigeait la barque vers le rivage ce qu’étaient devenus lord Lindesay et lord Melville. L’homme raconta ce qui s’était passé. Elle répondit avec un sourire dédaigneux : « Il faut flatter les fous et non pas les combattre. Retourne à l’instant, fais tes excuses comme tu le pourras ; dis à Leurs Seigneuries que lord Ruthven est déjà au château, et qu’il est impatient de voir paraître lord Lindesay. Pars sur-le-champ… Randal, un moment, qu’est-ce que ce bambin que tu m’as amené ?

— Sous votre bon plaisir, milady, c’est le page qui doit servir.

— Ah ! le nouveau mignon, répondit lady Lochleven. La suivante est déjà arrivée hier. J’aurai une maison bien ordonnée avec cette dame et sa suite ; mais je me flatte que l’on trouvera bientôt d’autres personnes pour entreprendre une telle charge. Allons, pars, Randal ; et vous, dit-elle à Roland, suivez-moi dans le jardin. »

Elle le conduisit d’un pas lent et avec dignité dans un petit jardin, entouré d’un mur en pierre, orné de statues, et au milieu duquel on voyait une fontaine artificielle : ses tristes parterres s’étendaient sur un des côtés de la cour, avec laquelle ils communiquaient par un portail bas et arqué. Dans cette étroite enceinte, Marie Stuart apprenait alors le rôle pénible de prisonnière, rôle qu’elle était condamnée à jouer toute sa vie, sauf un bien petit intervalle. Deux suivantes l’accompagnaient dans sa promenade mélancolique ; mais le premier regard que Roland jeta sur une femme si illustre par sa naissance, si célèbre par sa beauté, par ses talents et ses malheurs, ne lui permit d’apercevoir que la présence de la malheureuse reine d’Écosse. Sa taille et sa figure ont été si profondément empreintes dans tous les souvenirs que, même après environ trois siècles, il est inutile de rappeler au lecteur le moins instruit les traits caractéristiques de cette physionomie remarquable, qui réunit tout ensemble ce qu’on peut se figurer de majestueux, d’agréable et d’éclatant, en laissant douter si ce brillant ensemble convenait mieux à la royauté, à la grâce ou aux talents. Quel est l’homme qui, entendant le nom de Marie Stuart, n’a pas son portrait sous les yeux, aussi familier à sa mémoire que celui de la maîtresse de son adolescence, ou de la fille favorite de son âge mûr ? Ceux mêmes qui se sentent forcés à croire tout ou beaucoup de ce que ses ennemis ont avancé pour la perdre, ceux-là ne peuvent penser sans un soupir à cette physionomie qui exprimait tout autre chose que les crimes infâmes dont elle a été accusée pendant sa vie, et qui continuent, sinon à noircir sa mémoire, du moins à l’obscurcir. Ce front si ouvert et si noble… ces sourcils si régulièrement gracieux, animés par le bel effet des yeux brun-clair qu’ils ombrageaient, et qui semblaient dire tant de choses… ce nez, formé avec toute la précision des contours grecs… cette bouche si bien proportionnée, et comme destinée à ne prononcer que de tendres paroles… ce menton à fossette… ce cou blanc et majestueux comme celui du cygne… tous ces traits composaient une physionomie dont nous savons que le modèle ne saurait avoir existé dans aucun autre personnage connu parmi ces sommités du monde social qui commandent une attention générale et sans partage. Eh vain dira-t-on que les portraits qui existent de cette femme remarquable ne se ressemblent pas entre eux. Dans la différence même qu’on y remarque, chacun d’eux offre des traits généraux que l’œil reconnaît sur-le-champ comme appartenant à l’être que crée notre imagination quand nous lisons son histoire pour la première fois : ces traits expressifs répétés par les gravures et les tableaux que nous voyons partout, ont empreint en nous leur souvenir ineffaçable. En effet, nous ne pouvons regarder le plus mauvais de ces dessins, quelque défectueuse que soit son exécution, sans dire qu’on a voulu représenter la reine Marie. Ce n’est pas une faible preuve du pouvoir de la beauté, que ses charmes, après un laps de temps si considérable, soient l’objet non seulement de l’admiration, mais encore d’un vif intérêt chevaleresque. On sait que ceux mêmes qui, dans les derniers temps de sa vie, avaient adopté les opinions les plus défavorables au caractère de Marie, nourrissaient des sentiments analogues à ceux de l’exécuteur qui demanda, avant que sa tâche pénible fût terminée, la faveur de baiser la belle main de celle sur laquelle il allait accomplir un si horrible devoir.

Vêtue alors d’une robe de deuil, et avec cette figure, cette taille, ces manières, enfin embellie de tous les charmes avec lesquels la tradition fidèle a familiarisé les lecteurs, Marie Stuart s’avançait à la rencontre de lady Lochleven. Cette dame, de son côté, s’efforçait de cacher sa haine et ses craintes sous l’air d’une indifférence respectueuse. Au fait, elle avait plusieurs fois ressenti la supériorité de la reine dans cette espèce de sarcasme déguisé, mais d’autant plus mordant, à l’aide duquel les femmes peuvent venger avec succès des injures moins cachées. Il est permis de se demander si ce talent ne fut pas aussi fatal à celle qui le possédait, que tant d’autres qualités dont cette malheureuse reine était douée. En effet, tandis qu’il lui procurait souvent un triomphe momentané sur ceux qui étaient chargés de la garder, il ne manquait pas d’augmenter leur ressentiment ; et la satire et le sarcasme auxquels elle était livrée étaient souvent rendus par les tracasseries fréquentes et amères qui étaient en leur pouvoir. On sait positivement que sa mort fut hâtée par une lettre qu’elle écrivit à la reine Élisabeth, lettre dans laquelle elle accablait sa jalouse rivale et la comtesse de Shrewsbury, sous les traits du ridicule le plus incisif et de la plus sanglante ironie.

Lorsque les deux dames se rencontrèrent, la reine dit en inclinant la tête pour répondre au salut de lady Lochleven : « Nous sommes heureuses aujourd’hui, nous jouissons de la société de notre aimable hôtesse à une heure peu ordinaire, et dans des moments qu’on nous a permis jusqu’ici de consacrer à notre promenade particulière. Mais notre bonne hôtesse sait bien qu’en tout temps elle a eu accès en notre présence, et elle n’a pas besoin de solliciter notre permission.

— Je suis fâchée que Votre Grâce regarde ma présence comme importune, dit lady Lochleven. Je venais vous annoncer l’arrivée d’une addition à votre suite, en montrant Roland, circonstance à laquelle les dames sont rarement indifférentes.

— Oh, je vous demande pardon, milady. Je suis vivement émue de reconnaissance pour les bontés de mes nobles comtes et barons, ou, si l’on veut, de mes souverains, qui ont permis une addition si respectable à ma suite personnelle.

— Ils se sont étudiés, madame, répliqua lady Lochleven, à montrer leur déférence à Votre Grâce, un peu aux dépens peut-être de la saine politique : et je me flatte que leurs égards ne seront pas mal interprétés.

— Impossible ! dit la reine ; la bonté qui permet à la fille de tant de rois, à celle qui est encore reine de ce royaume, d’avoir une suite composée de deux femmes de chambre et d’un jeune page est une faveur dont Marie Stuart ne peut jamais se montrer assez reconnaissante. Comment donc ? ma suite sera semblable à celle des épouses des gentilshommes campagnards du comté de Fife ! il ne me manquera plus qu’un écuyer et deux laquais en livrée bleue. Mais dans ma joie toute personnelle, je ne dois pas oublier le surcroît de peines et de dépenses que cette augmentation de ma suite va occasionner à notre bonne hôtesse et à toute la maison de Lochleven. C’est sans doute cette idée, je crois, qui obscurcit votre front, ma respectable dame. Mais prenez courage ; la couronne d’Écosse possède maint beau domaine : et votre fils affectionné, mon frère non moins affectionné, se dépouillera d’un des plus riches en faveur de votre époux, de ce fidèle chevalier, plutôt que de souffrir que Marie soit renvoyée de ce château hospitalier, faute de vous fournir les moyens de soutenir les dépenses.

— Les Douglas de Lochleven, madame, savent depuis des siècles comment ils doivent remplir leurs devoirs envers l’État. Ils ne songent pas à la récompense, quelque désagréable, quelque dangereuse que soit leur tâche.

— Oh ! ma chère Lochleven, reprit la reine, vous êtes trop scrupuleuse. Je vous en prie, acceptez un bon manoir. Qu’est-ce qui doit soutenir ici la reine d’Écosse dans sa cour royale, si ce ne sont les biens de sa couronne ? Qui doit fournir aux besoins d’une mère si ce n’est un fils affectionné comme le comte de Murray, qui possède d’une manière si étonnante et le pouvoir et la volonté ? Mais ne disiez-vous pas que c’est la crainte de quelque nouveau danger qui obscurcit vos traits si pleins d’affabilité ? Sans doute un page est un formidable surcroît pour ma garde composée de femmes ; et maintenant que j’y songe, c’est probablement pour cette raison que lord Lindesay vient de refuser de se hasarder contre une force si imposante, sans être accompagné d’une suite convenable. »

Lady Lochleven tressaillit, et parut un peu surprise ; et Marie, changeant tout à coup de ton, passa de l’ironie doucereuse à l’accent d’une autorité sévère, et, composant en même temps son maintien, elle dit, avec toute la majesté de son rang :

« Oui, milady, je sais que Ruthven est déjà dans ce château, et que Lindesay attend sur la rive le retour de votre barque pour le joindre avec sir Robert Melville. Dans quel dessein viennent-ils ici ? Pourquoi n’ai-je pas été, avec la bienséance ordinaire, avertie de leur arrivée ?

— Leur dessein, madame, ils vous l’expliqueront eux-mêmes ; mais il était inutile de vous les annoncer formellement, puisque Votre Grâce a des personnes qui jouent si bien le rôle d’espion.

— Hélas ! ma pauvre Fleming, » dit la reine en se retournant vers la plus âgée des deux dames qui la suivaient, « tu vas être jugée, condamnée et pendue, comme un espion dans la garnison parce qu’il t’est arrivé de traverser la grande salle pendant que notre bonne hôtesse parlait à son pilote Randal aussi haut que sa voix pouvait s’élever. Mets de la laine dans tes oreilles, ma chère, si tu veux les garder et les porter plus long-temps. Souviens-toi que, dans le château de Lochleven, les oreilles et les langues ne sont pas d’usage, mais seulement de parade. Notre digne hôtesse peut entendre et parler pour tout le monde. Nous vous dispensons de nous suivre plus loin, milady, » ajouta-t-elle en s’adressant encore une fois à l’objet de son ressentiment ; « nous nous retirons pour nous préparer à une entrevue avec ces seigneurs rebelles. Nous prendrons pour salle d’audience l’antichambre de notre chambre à coucher. Vous, jeune homme, » elle s’avança pour parler à Roland et changea tout à coup la finesse ironique de ses manières en raillerie de bonne humeur ; « vous qui composez toute notre suite en hommes, depuis notre grand chambellan jusqu’aux derniers de nos huissiers, suivez-nous pour préparer les pompes de notre cour.

À ces mots elle se détourna et se dirigea lentement vers le château. Lady Lochleven croisa les bras, et sourit avec amertume et dépit en la voyant s’éloigner.

« Toute la suite en hommes ! » murmura-t-elle, en répétant les dernières paroles de la reine. « Ah ! plût au ciel que ta suite n’eût jamais été plus nombreuse ! » Puis se tournant vers Roland, à qui elle avait fermé le passage pendant cette pause, elle changea de place pour le laisser passer, lui disant en même temps : « Es-tu déjà aux écoutes ? suis ta maîtresse, mignon ; et répète-lui, si tu veux, ce que je viens de dire. »

Roland Græme se hâta de rejoindre la reine et les dames de sa suite, qui venaient de rentrer par une fausse porte communiquant du château au petit jardin. Ils montèrent un escalier sinueux jusqu’au second étage, qui était en grande partie occupé par une suite de trois chambres, ouvrant l’une dans l’autre, et formant l’appartement de la princesse captive. La première était une petite salle ou antichambre conduisant à un vaste salon, et plus loin se trouvait la chambre à coucher de la reine. Une autre petite chambre donnant dans le salon contenait les lits des deux dames d’honneur.

Roland, comme il convenait à son rang, s’arrêta dans le premier de ces appartements pour y attendre les ordres qui pourraient lui être donnés. D’une fenêtre grillée, il vit débarquer Lindesay, Melville et les gens de leur suite. Il observa qu’ils étaient reçus à la porte du château par un troisième noble, à qui Lindesay cria d’une voix haute et brusque : « Lord Ruthven, vous nous avez devancés. »

À cet instant l’attention du page fut éveillé par des cris convulsifs venus de l’appartement intérieur, et par les exclamations des femmes éplorées : il se précipita dans la seconde chambre pour offrir son secours. En entrant il vit que la reine s’était jetée dans le grand fauteuil placé le plus près de la porte : elle était agitée par d’affreuses convulsions, et semblait à peine respirer. La plus âgée de ses deux dames la soutenait dans ses bras, tandis que la plus jeune lui arrosait alternativement le visage d’eau et de pleurs.

« Hâtez-vous, jeune homme ! » s’écria la première tout alarmée, « courez, appelez du secours ; la reine s’évanouit. »

Mais Marie s’écria d’une voix faible et entrecoupée : « Restez… je vous l’ordonne. N’appelez personne pour être témoin… je me trouve mieux… je vais me remettre à l’instant. » En effet, par un effort semblable à celui d’un être qui lutte contre la mort, elle s’assit sur son fauteuil, et tâcha de reprendre sa tranquillité d’esprit, quoique tous ses traits fussent encore agités de l’émotion violente de corps et d’esprit qu’elle venait d’éprouver. « Je suis honteuse de ma faiblesse, mes amies, » dit-elle en prenant la main de ses deux femmes ; « mais elle est passée, et je suis encore Marie Stuart. Le ton sauvage de cet homme… ce que je connais de son insolence… le nom qu’il a prononcé… le motif qui l’amène ici… tout cela peut excuser un moment de faiblesse ; mais elle ne durera qu’un instant. »

Elle arracha le bonnet qui lui couvrait la tête, et que son agitation avait mis en désordre, secoua les boucles épaisses de ses beaux cheveux noirs qui étaient voilés auparavant, et, passant ses doigts délicats à travers le labyrinthe qu’ils formaient, elle se leva, et, pareille à la statue d’une prêtresse grecque inspirée par la présence du dieu, elle resta dans une attitude qui peignait à la fois la douleur et l’orgueil, le sourire et les larmes : « Nous sommes mal préparée, dit-elle, à recevoir nos sujets rebelles ; mais autant que nous le pouvons, nous chercherons à nous présenter devant eux en reine. Suivez-moi, mes filles. Que dit ta ballade favorite ? ma Fleming :


Jeunes filles, dans mon boudoir
Tressez ma chevelure brune,
Et déployez votre savoir
En faisant dix boucles pour une.


Hélas ! ajouta-t-elle après avoir répété en souriant ces vers d’une vieille ballade, « la violence m’a déjà privée des ornements ordinaires de mon rang, et le petit nombre de ceux que la nature m’avait donné sont été détruits par les chagrins et les inquiétudes. » Cependant, tout en parlant ainsi, elle laissait errer ses doigts effilés dans l’épaisse forêt de ses beaux cheveux noirs qui voilaient son cou royal et son sein agité, comme si, dans l’agonie de son esprit, elle n’avait pas encore perdu le sentiment de ses charmes sans rivaux.

Tout ce qu’il y avait de noble et d’aimable dans une femme si belle et de si haute naissance, produisit un effet magique sur la jeunesse, l’inexpérience et l’enthousiasme naturel du jeune page. Il restait immobile de surprise et d’intérêt, brûlant de hasarder sa vie pour une cause aussi belle que devait l’être celle de Marie. Elle avait été élevée en France : elle possédait la plus rare beauté ; elle avait régné en reine, et comme reine d’Écosse, à qui la connaissance des caractères était aussi essentielle que l’air qu’on respire. Sous tous ces rapports, Marie était de toutes les femmes du monde la plus prompte à s’apercevoir, et la plus adroite à profiter des avantages que ses charmes lui donnaient sur tous ceux qui se trouvaient dans la sphère de son influence. Elle jeta sur Roland un regard qui aurait amolli un cœur de pierre. « Mon pauvre enfant, » lui dit-elle avec un sentiment en partie réel, et en partie exagéré, « vous nous êtes étranger, on vous arrache à la société de quelque mère tendre, d’une sœur, d’une jeune fille avec laquelle vous aviez la liberté de danser autour du mai, et l’on vous envoie dans cette triste captivité. J’en ai regret pour vous ; mais vous êtes le seul homme de ma suite ; obéirez-vous à mes ordres ?

— Jusqu’à la mort, madame ! » répondit Roland d’un ton déterminé.

— Gardez donc la porte de mon appartement, reprit la reine : gardez-la jusqu’à ce que ces visiteurs intrus fassent violence pour entrer, ou jusqu’à ce que je sois convenablement habillée pour les recevoir.

— Je la défendrai jusqu’à ce qu’ils me marchent sur le corps ! » s’écria Roland. Toute l’hésitation qu’il avait sentie touchant la règle de conduite qu’il devait suivre disparut complètement par l’impulsion du moment.

« Non, mon bon jeune homme, dit Marie, non, ce n’est pas cela que je vous commande. Si j’ai près de moi un seul sujet fidèle, j’ai grand besoin, Dieu le sait, de songer à sa sûreté. Ne résistez qu’autant qu’il le faudra pour les faire rougir d’employer la violence, et alors, livrez-leur passage, je vous l’ordonne. Rappelez-vous mes injonctions. » Puis, avec un sourire qui exprimait à la fois la faveur et l’autorité, elle s’éloigna, et entra dans sa chambre, accompagnée des deux dames de sa suite.

La plus jeune s’arrêta un moment avant de suivre sa compagne, et fit à Roland un signe de la main. Il avait reconnu en elle depuis long-temps Catherine Seyton, circonstance qui ne pouvait surprendre beaucoup un jeune homme doué d’une vive intelligence, et se rappelant le discours mystérieux qui s’était tenu entre les deux matrones au couvent abandonné de Sainte-Catherine, discours que la rencontre de Catherine achevait d’expliquer. Cependant tel avait été l’effet de la présence de Marie, qu’il l’avait emporté, pour le moment, même sur les sentiments d’un jeune amant ; ce ne fut qu’après la disparition du groupe féminin que Roland commença à réfléchir sur les relations qui allaient probablement s’établir entre lui et la jeune fille.

« Elle a levé sa main d’un air de commandement, pensa t-il ; peut-être voulait-elle appuyer les ordres de la reine ; car je ne pense pas qu’elle voulût m’effrayer par la discipline administrée à la jaquette grise et au pauvre Adam Woodcock. Mais nous verrons cela bientôt ; maintenant, songeons à répondre à la confiance qu’a placée en moi cette reine infortunée. Lord Murray lui-même en conviendrait, je crois ; le devoir d’un page fidèle est d’empêcher qu’on ne pénètre dans l’appartement de sa maîtresse malgré elle. »

En conséquence il entra dans le petit vestibule, ferma, tant à la clef qu’au verrou, la porte qui donnait sur le grand escalier, et s’assit pour attendre le résultat. Il ne fut pas long-temps en repos. Une main vigoureuse essaya d’abord de lever brusquement le loquet, poussa ensuite et ébranla la porte avec violence, et comme elle résistait à toute tentative, une voix s’écria : « Ouvrez donc la porte, là-dedans !

— Et de quel droit, demanda le page, m’ordonne-t-on d’ouvrir la porte de la reine d’Écosse ? »

Une seconde tentative, qui fit retentir les gonds et les verrous, prouva que celui qui demandait impatiemment qu’on lui ouvrît serait entré volontiers, sans aucun égard à la demande du page ; enfin il répondit :

« Ouvrez la porte, à votre péril : lord Lindesay vient parler à lady Marie d’Écosse.

— Lord Lindesay, comme noble Écossais, répliqua le page, doit attendre le loisir de sa souveraine. »

Il s’ensuivit une altercation sérieuse parmi ceux qui attendaient à la porte, et Roland distingua la voix singulièrement rauque de Lindesay ; il répondait à sir Robert Melville, qui avait sans doute cherché à l’apaiser : « Non, non, non ! je vous dis que non ! je placerai un pétard sous la porte plutôt que d’être joué par une femme abandonnée et bravé par un insolent valet.

— Du moins, dit Melville, laissez-moi d’abord essayer les voies de douceur. La violence envers une dame déshonorerait à jamais votre écusson ; attendons l’arrivée de lord Ruthven.

— Je n’attendrai pas davantage, répondit lord Lindesay ; il est grand temps que notre affaire soit terminée, et que nous soyons en chemin pour retourner au conseil. Cependant vous pouvez essayer vos voies de douceur, comme vous les appelez, tandis que j’irai faire préparer un pétard par mes gens. Je suis venu ici muni d’aussi bonne poudre que celle qui a fait sauter l’église de Field.

— Pour l’amour de Dieu, un peu de patience ! reprit Melville ; » et s’approchant de la porte : « Faites savoir à la reine, dit-il, que moi, Robert Melville son fidèle serviteur, je la conjure par intérêt pour elle-même, et pour prévenir des conséquences plus fâcheuses, de faire ouvrir la porte, et d’admettre auprès d’elle lord Lindesay, chargé d’une mission du conseil d’état.

— Je vais informer la reine de votre message, répondit Roland, et je vous rapporterai la réponse. »

Il courut à la porte de la chambre à coucher, et y frappa doucement : la plus âgée des deux dames l’ouvrit à l’instant. Il lui fit part de ce qui venait d’arriver ; elle alla en instruire la reine, et revint bientôt apporter à Roland l’ordre de laisser entrer sir Robert Melville et lord Lindesay. Le page retourna dans l’antichambre, en ouvrit la porte, et Lindesay se présenta de l’air d’un soldat qui, les armes à la main, s’est frayé un chemin dans une forteresse conquise ; lord Melville le suivait à pas plus lents.

« Je vous prends à témoin, dit le page à ce dernier, que, sans l’ordre exprès de la reine, j’aurais défendu cette entrée de toutes mes forces et au prix de tout mon sang contre l’Écosse entière.

— Silence, jeune homme, dit Melville d’un ton grave et sévère ; n’ajoute pas de tisons au feu. Ce n’est pas le temps de faire parade de ta chevalerie enfantine.

— Elle n’a même pas encore paru, » s’écria Lindesay, qui venait d’atteindre le milieu de la salle d’audience ; « comment appelez-vous ce badinage ?

— Patience, milord, répondit sir Robert, le temps ne presse pas ; lord Ruthven n’est pas encore descendu. »

En ce moment la porte de l’appartement s’ouvrit, et la reine parut. Elle s’avança avec cet air de grâce et de majesté qui lui était particulier, sans paraître nullement émue ni de la visite, ni des procédés grossiers qui l’avaient accompagnée. Elle était vêtue d’une robe de velours noir ; une petite fraise, ouverte sur le devant, laissait voir la beauté de son menton et de son cou, mais son sein était voilé. Elle portait sur la tête un petit bonnet de dentelle et un voile blanc transparent qui tombait en larges plis de ses épaules sur sa longue robe noire, de manière qu’elle pouvait à volonté le ramener sur sa personne et s’en couvrir le visage. Une croix d’or était suspendue à son cou, et un rosaire d’or et d’ébène à sa ceinture. Elle était suivie de près par ses deux dames, qui restèrent debout derrière elle pendant la conférence. Lord Lindesay lui-même, quoiqu’il fût le noble le plus dur de ce siècle barbare, s’étonna d’éprouver malgré lui une sorte de respect en voyant l’air calme et majestueux d’une femme qu’il s’attendait à trouver abandonnée aux accès d’une rage impuissante, plongée dans un chagrin inutile, ou accablée par les craintes qui pouvaient naturellement, dans une telle situation, assaillir la royauté déchue.

« Je crains de vous avoir fait attendre, lord Lindesay, » dit la reine en répondant par une révérence pleine de dignité à son salut écourté ; « mais une femme ne reçoit pas volontiers de visites sans avoir passé quelques minutes à sa toilette. Les hommes, milord, tiennent moins à un tel cérémonial. »

Lord Lindesay, jetant les yeux sur son habillement sale et en désordre, murmura quelques mots d’un voyage fait à la hâte, tandis que la reine répondait aux salutations de Robert Melville avec politesse, et même, comme il semblait, avec bienveillance.

Il y eut alors un morne silence. Lindesay se retourna vers la porte, attendant avec impatience son collègue retardataire. La reine seule était sans aucun embarras ; et comme pour rompre le silence, elle adressa ces mots à lord Lindesay en jetant un coup d’œil sur l’énorme et gênante épée qu’il portait : « Vous avez là un fidèle et pesant compagnon de voyage, milord ; je me flatte que vous ne vous êtes pas attendu à trouver ici des ennemis contre lesquels cette arme vous serait nécessaire ? Il me semble que c’est une parure un peu singulière pour une cour ; mais je suis, comme j’ai besoin de l’être, trop Stuart pour redouter une épée.

— Ce n’est pas la première fois, madame, » répondit Lindesay en tournant son épée de manière à en fixer la pointe par terre, tandis qu’il appuyait la main sur la pesante poignée en forme de croix ; « ce n’est pas la première fois que cette épée s’offre aux yeux d’un Stuart.

— Cela est possible, milord ; cette épée peut avoir rendu des services à mes ancêtres. Les vôtres, milord, étaient des hommes remplis de loyauté.

— Oui, madame, elle leur a rendu des services, mais de ces services que les rois n’aiment ni à reconnaître ni à récompenser ; les mêmes services que la serpette rend à l’arbre lorsqu’elle le taille au vif, et le prive des branches superflues et stériles qui lui dérobent ses sucs nourriciers.

— Vous me parlez en énigmes, milord ; j’espère que l’explication n’entraînera avec elle rien d’insultant.

— Vous en jugerez, madame : de cette épée était armé Archibald Douglas, comte d’Angus, le jour mémorable où il s’acquit le surnom de Bell-the-Cat[54], pour avoir arraché de la présence de votre bisaïeul Jacques III une troupe de mignons, de flatteurs et de favoris, qu’il fit pendre sur le pont de Lauder, afin qu’ils servissent d’épouvantail aux autres reptiles qui oseraient approcher du trône d’Écosse. Ce fut également avec cette arme que le même champion indomptable de l’honneur et de la noblesse d’Écosse tua d’un seul coup Spens de Kilspindie, courtisan de votre aïeul Jacques IV, en la présence royale duquel ce vil flatteur avait osé parler trop légèrement d’Archibald. Ils se battirent près du ruisseau de Fala : Bell-the-Cat, avec cette lame, coupa la cuisse à son ennemi, et lui abattit ce membre aussi facilement qu’un jeune berger coupe une branche de saule.

— Milord, » répliqua la reine en rougissant, « j’ai les nerfs trop exercés pour être alarmée même de cette histoire terrible. Puis-je vous demander comment une lame si illustre a passé de la maison de Douglas dans celle de Lindesay ? Il me semble qu’elle aurait dû être conservée comme une relique sacrée par une famille qui prétend que tout ce qu’elle a fait contre son roi a été fait en faveur de son pays.

— Madame, » s’écria Melville s’interposant d’un air inquiet, «ne faites pas cette question à lord Lindesay… Et vous, milord, par pitié, par honneur, dispensez-vous d’y répondre.

— Il est temps que cette dame entende la vérité, répondit Lindesay.

— Et soyez assuré, milord, reprit la reine, que rien de ce que vous pourrez dire n’excitera ma colère. Il est certains cas où un juste mépris l’emporte toujours sur un juste courroux.

— Sachez donc, dit Lindesay, que dans la plaine de Carberry-Hill, cet infâme traître, ce meurtrier perfide, Jacques, quelque temps comte de Bothwell, et à qui on donna le sobriquet de duc d’Orkney, offrit de se battre en personne avec tous les nobles ligués pour le livrer à la justice. J’acceptai son défi ; et ce fut alors que le noble comte de Morton me fit don de cette bonne épée pour le combattre. Avec le secours du ciel, si Bothwell avait eu un grain de plus de présomption, ou un grain de moins de lâcheté, j’aurais fait tant de besogne au moyen de cette excellente lame sur la carcasse de ce traître, que les chiens et les vautours auraient trouvé leurs morceaux coupés avec un goût exquis. »

La reine perdit presque tout son courage quand elle ouït prononcer le nom de Bothwell, nom lié à une horrible série de crimes, de honte et de désastres. Mais Lindesay ayant donné carrière à son langage plein d’insolence et de présomption, cette circonstance laissa à la reine le temps de se remettre, et de lui répondre avec un ton mêlé tout à la fois de froideur et de mépris :

« Il est aisé de terrasser un ennemi qui ne prend point part au combat. Mais si Marie Stuart avait hérité de l’épée de son père aussi bien que de son sceptre, les plus hardis rebelles ne se plaindraient pas aujourd’hui de ne pas en avoir à combattre. Votre seigneurie me pardonnera si j’abrège cette conférence. La courte description d’un combat sanglant suffit pour satisfaire la curiosité d’une femme ; et à moins que milord Lindesay n’ait quelque chose de plus important à nous raconter que les hauts faits accomplis par le vieux Bell-the-Cat, à moins, dis-je, qu’il ne veuille nous expliquer comment il les eût égalés lui-même, si le temps et la fortune le lui eussent permis, il trouvera bon que nous nous retirions dans notre appartement ; et vous, Fleming, suivez-nous, et venez nous achever la lecture des Rodomontades espagnoles.

— Demeurez, madame, » dit en rougissant Lindesay ; « la finesse de votre esprit m’est depuis long-temps trop bien connue pour que j’aie songé à préparer une entrevue dans le seul but de faire briller cet esprit aux dépens de mon honneur. Lord Ruthven et moi-même, de concert avec sir Robert Melville, nous nous sommes rendus de la part du conseil secret près de Votre Seigneurie pour l’entretenir de certaines mesures qui importent à la sûreté de votre propre vie et à la prospérité de l’État.

— Le conseil secret ! s’écria la reine : et de quel droit peut-il exister ou agir, tandis que moi, de qui seule il devrait tenir ses pouvoirs, je gémis sous le joug d’une injuste captivité ! Peu importe cependant ; rien de ce qui concerne le bonheur de l’Écosse ne saurait être indifférent à Marie Stuart. Quant aux soins de ma propre vie, ils m’occupent peu : à peine âgée de vingt-cinq ans, j’ai vécu assez pour être fatiguée de l’existence. Où est votre collègue, milord ; pourquoi tarde-t-il à venir ?

— Le voici, madame, » dit Melville ; et lord Ruthven entra en effet, tenant un papier à la main. La reine lui rendit son salut, et la pâleur de la mort se répandit sur son visage ; mais une résolution soudaine et violente lui rendit bientôt ses esprits. Le gentilhomme dont l’aspect semblait causer à Marie de si vives émotions était accompagné de George Douglas, le plus jeune des fils du chevalier de Lochleven. C’était ce jeune homme qui, en l’absence de son père et de ses frères, remplissait les fonctions de sénéchal du château, sous la direction de la mère de son père, lady Lochleven.


CHAPITRE XXII.

les envoyés.


J’ôte ce lourd fardeau de dessus ma tête et ce sceptre pesant de ma main. Mes larmes effaceront les traces de l’huile sainte ; ma main rejettera ma couronne ; ma langue abjurera mes droits sacrés, et de ma bouche je relèverai mes sujets de leurs serments d’obéissance.
Shakspeare, Richard II.


Lord Ruthven avait l’extérieur d’un soldat et d’un homme d’état ; sa taille et sa figure martiale lui avaient fait donner par ses amis l’épithète populaire de Greysteil, nom du héros d’une ballade généralement connue alors. Son vêtement, qui était un justaucorps de buffle brodé, avait un caractère à moitié militaire, toutefois bien éloigné de la sordide négligence de celui de Lindesay. Mais, fils d’un père malheureux, et père d’une famille plus malheureuse encore, il avait cet air de visage mélancolique, auquel les physionomistes de l’époque prétendaient reconnaître ceux qui devaient périr de mort violente.

L’impression de terreur que la vue de cet homme fit sur l’esprit de la reine venait de la part active qu’il avait prise à l’assassinat de David Rizzio ; son père avait présidé à l’accomplissement de ce crime abominable, et, quoique si faible par suite d’une longue et douloureuse maladie qu’il ne put supporter le poids de son armure, il s’était levé de son lit de souffrance pour commettre un meurtre en présence de sa souveraine. Le fils avait joué un rôle principal dans cette scène de sang : il n’était donc pas extraordinaire que la reine, si l’on se rappelle l’état où elle se trouvait[55] lorsqu’un tel acte de cruauté avait été commis devant elle, ne pût se défendre d’une terreur instinctive en face de l’un des principaux acteurs de ce drame horrible. Elle répondit cependant avec grâce au salut de lord Ruthven, et tendit la main à George Douglas, qui s’agenouilla, et la baisa avec respect : c’était la première marque des hommages d’un sujet que Roland Græme eut vu rendre à la souveraine prisonnière… Elle le reçut en silence. Il y eut alors une courte pause, durant laquelle l’intendant du château, homme au front triste et à l’œil sévère, approcha, d’après l’ordre de George Douglas, une table et tout ce qu’il fallait pour écrire ; et le page, obéissant au signe muet de sa maîtresse, avança un grand fauteuil du côté où se tenait la reine, la table formant ainsi une espèce de barrière qui séparait Marie et les personnes de sa suite de ces malencontreux et importuns visiteurs. L’intendant se retira dans ce moment, après avoir salué profondément. Lorsqu’il eut fermé la porte derrière lui, la reine rompit le silence : « Avec votre permission, milord, je m’assiérai ; mes promenades ne sont pas, il est vrai, assez longues à présent pour me fatiguer beaucoup ; cependant je trouve que le repos m’est nécessaire plus que de coutume. »

Elle s’assit donc, et, couvrant sa joue de sa belle main, elle lança tour à tour à chaque lord des regards perçants et expressifs.

Marie Fleming porta son mouchoir à ses yeux ; Catherine Seyton et Roland Græme échangèrent un regard, qui montrait qu’ils étaient tous deux pénétrés des mêmes sentiments d’intérêt et de pitié à l’égard de leur royale maîtresse, au point de ne pouvoir penser à rien qui les regardât eux-mêmes.

« Je vous attends, milords, » dit la reine lorsqu’on fut resté environ une minute sans dire une seule parole ; « j’attends le message que vous m’apportez de la part de ceux que vous appelez les membres du conseil secret. Je suis sûre que c’est une demande de pardon, une prière qu’ils m’adressent de remonter sur le trône qui m’appartient, sans user d’une justice trop rigoureuse envers ceux qui m’ont dépossédée.

— Madame, répondit Ruthven, il est pénible pour nous de dire de rudes vérités à une princesse qui nous a long-temps gouvernés. Mais nous venons vous offrir et non demander un pardon. En un mot, madame, nous venons vous proposer de la part du conseil secret de signer ces actes qui contribueront grandement à la pacification de l’État, à la propagation de la parole de Dieu, et au salut de votre vie future.

— Et attend-on de moi que j’accepte ces belles conditions sur parole ? milords ; ne puis-je entendre le contenu de ces papiers réconciliateurs, avant qu’on me demande de les signer ?

— Sans aucun doute, madame ; c’est notre dessein et notre désir que vous lisiez ce que vous êtes requise de signer, répondit Ruthven.

— Requise ! » répliqua la reine avec noblesse ; « mais ce mot convient bien à la chose. Lisez, milord. »

Lord Ruthven se mit à lire une déclaration en règle, au nom de la reine, où il était établi qu’elle avait été appelée trop jeune à l’administration de la couronne et du royaume de l’Écosse, qu’elle s’en était acquittée avec zèle jusqu’à ce que son esprit et son corps fussent si fatigués de cette tâche qu’elle devint incapable de soutenir plus long-temps les travaux et les soucis des affaires publiques ; que Dieu, dans sa bénédiction, lui avait accordé un fils qui donnait de grandes espérances ; qu’elle désirait lui assurer, même de son vivant, sa succession à la couronne qui lui était due par son droit d’hérédité. « En conséquence, lui faisait-on dire par cette proclamation, dans notre affection maternelle, nous déclarons abdiquer par ces présentes dictées de notre propre volonté, et abdiquons la couronne, le gouvernement et l’administration du royaume d’Écosse en faveur de notre fils, afin qu’il puisse nous succéder comme prince légitime, et comme s’il eût été appelé au trône par notre mort. Et pour que cette abdication de notre royale autorité ait un effet plus entier et plus solennel, et que personne ne puisse prétexter cause d’ignorance, nous donnons charge, commission, et plein et entier pouvoir à nos fidèles cousins lord Lindesay de Byres et William lord Ruthven, de paraître en notre nom devant l’assemblée la plus nombreuse de noblesse, clergé et bourgeoisie qu’on pourra réunir à Stirling, et là, en notre nom et de notre part, publiquement et en leur présence, renoncer à la couronne, au gouvernement, et à l’administration de notre royaume d’Écosse. »

La reine l’interrompit à ces mots avec un extrême étonnement : « Qu’est-ce que cela ? milords, dit-elle ; mes oreilles sont-elles devenues rebelles à leur tour, qu’elles me fassent entendre des choses si extraordinaires ? Et au fait, il n’est pas surprenant qu’ayant été frappées si long-temps par des paroles de révolte, elles impriment ce caractère à tout ce qu’elles apportent à mon esprit. Dites que je me suis trompée, milords ; dites, pour l’honneur de vos personnes et de la noblesse écossaise, que mes loyaux cousins Lindesay et Ruthven, deux barons d’un ancien lignage et d’une grande réputation militaire, ne se sont point introduits dans la prison où languit leur souveraine, dans le dessein que cette proclamation annonce. Dites pour l’amour de l’honneur et de la loyauté, dites que mes oreilles m’ont trompée.

— Non, madame, » reprit Ruthven d’un ton grave, « vos oreilles ne vous trompent pas : elles vous trompaient alors qu’elles étaient fermées à la voix des prédicateurs de l’Évangile, et aux bons avis de vos fidèles sujets ; lorsqu’elles étaient ouvertes à la flatterie des adulateurs et des traîtres, des aventuriers étrangers et des mignons domestiques. Notre pays ne peut se laisser plus long-temps gouverner par une personne qui ne sait pas se gouverner elle-même, c’est pourquoi, je vous prie d’acquiescer au dernier désir de vos sujets et de vos conseillers, et de vous épargner à vous-même, ainsi qu’à nous, tous débats ultérieurs sur une question si pénible.

— Et voilà tout ce que mes sujets désirent de moi ? milord, » dit Marie du ton d’une amère ironie. « Se bornent-ils réellement à cette faveur si aisée à leur accorder ; veulent-ils seulement que je cède cette couronne, qui m’appartient par droit de naissance, à un enfant qui est à peine âgé de plus d’un an ; que je laisse tomber mon sceptre, et que je prenne une quenouille ? Oh non ! c’est trop peu pour eux. Cet autre rouleau de parchemin contient quelque chose de plus difficile à accorder sans doute, et qui peut mettre à une plus rude épreuve mon désir de céder aux vœux de mes vassaux.

— Ce parchemin, » répondit Ruthven, toujours avec son inflexible sévérité, et le déroulant comme il parlait, « est un acte émané de Votre Grâce, par lequel votre plus proche parent et le premier de vos sujets, Jacques comte de Murray, est constitué régent du royaume durant la minorité du jeune roi : il a déjà reçu sa nomination du conseil secret. »

La reine fit entendre une espèce de soupir, et joignant ses mains, elle s’écria : « La flèche vient-elle de son carquois ? est-elle lancée par l’arc de mon frère ? Hélas ! je regardais son retour de France comme ma seule, ou du moins comme ma plus prompte chance de délivrance ; et cependant, lorsque j’ai appris qu’il s’était chargé du gouvernement, je me suis douté qu’il rougirait de commander en mon nom.

— je dois vous prier, madame, dit lord Ruthven, de répondre à la demande du conseil.

— La demande du conseil ! reprit la reine, dites plutôt à la demande d’une bande de brigands, impatients de se partager les dépouilles dont ils se sont emparés. À une demande telle, et faite par la bouche d’un traître, dont la tête aurait été depuis long-temps clouée aux portes d’Édimbourg, sans la pitié qui m’a retenue, Marie d’Écosse n’a point de réponse à faire.

— J’espère, madame, dit lord Ruthven, que ma présence, qui vous est désagréable, n’ajoutera pas à votre obstination ; vous devriez vous rappeler que la mort de votre favori Rizzio a coûté à la maison de Ruthven sa tête et son chef. Mon père, qui valait mieux qu’un état tout entier peuplé de pareils sycophantes, est mort en exil et le chagrin dans le cœur. »

La reine se couvrit le visage de ses mains, et, restant les bras appuyés sur la table, elle pencha sa tête et pleura si amèrement qu’on voyait deux ruisseaux de larmes couler à travers ses doigts blancs et effilés, avec lesquels elle s’efforçait de les cacher.

« Milords, dit sir Robert Melville, c’est trop de rigueur. Avec la permission de vos Seigneuries, nous sommes venus ici non pour faire revivre d’anciens griefs, mais pour trouver le moyen d’en éviter de nouveaux.

— Sir Robert Melville, répliqua Ruthven, nous savons bien pourquoi nous avons été envoyés : aussi était-il inutile que nous nous fissions accompagner par vous.

— Oui, par mon épée, s’écria lord Lindesay. Je ne sais pas pourquoi on nous a embarrassés de ce bon chevalier, à moins qu’il ne vienne jouer le rôle du morceau de sucre que les apothicaires mettent dans leurs médecines amères lorsqu’ils veulent les faire prendre à un enfant rétif. Mais cela n’est pas nécessaire lorsqu’on a les moyens de faire avaler la médecine autrement.

— Certes, milords, répondit Melville, vous connaissez bien, je n’en doute pas, vos instructions secrètes. Mais moi j’obéirai aux miennes en m’efforçant de me placer comme médiateur entre Sa Grâce et vous.

— Silence, sir Robert Merville, » s’écria la reine en se levant, le visage encore tout enflammé d’agitation. « Mon mouchoir, Fleming. J’ai honte que des traîtres aient pu m’émouvoir ainsi. Dites-moi, superbes lords, » ajouta-t-elle en essuyant ses larmes, « de quel droit des sujets prétendent-ils déposer une souveraine qui a été sacrée, pour renoncer à la fidélité qu’ils ont jurée, et pour renverser la couronne d’une tête sur laquelle la loi divine l’a placée ?

— Madame, dit Ruthven, je serai franc avec vous. Votre règne, depuis la malheureuse bataille de Pinkie-Gleugh[56], lorsque vous étiez encore un enfant au berceau, jusqu’à présent que vous êtes devant nous, devenue femme, a été un assemblage tragique de pertes, de désastres, de dissensions civiles, de guerres étrangères, dont on ne trouve pas d’exemples dans nos chroniques. Les Français et les Anglais, comme d’un consentement unanime, ont fait de l’Écosse un champ de bataille où ils venaient les armes à la main vider leur ancienne querelle. Quant à nous, chaque homme a levé la main contre son frère ; pas une année ne s’est passée sans rébellion, sans meurtre, sans exil des nobles, sans oppression des communes. Nous ne pouvons supporter de tels malheurs plus long-temps : c’est pourquoi nous vous prions, comme une princesse à laquelle Dieu a refusé le don d’écouter les sages conseils, et sur les projets et les desseins de laquelle jamais sa bénédiction n’est descendue, de céder le gouvernement et l’administration de l’Écosse à une main capable de sauver les débris de ce royaume déchiré.

— Milord, dit Marie, il me semble que vous faites peser sur ma tête malheureuse et dévouée des calamités qu’avec plus de justice je pourrais imputer à vos esprits turbulents, farouches et intraitables. Oui, ce qu’il faut en accuser, c’est la violence frénétique avec laquelle, vous et les grands d’Écosse, vous êtes toujours prêts à vous entre-déchirer, commettant sans remords les cruautés les plus grandes pour assouvir votre haine, tirant la vengeance la plus terrible de l’offense la plus légère, ne tenant aucun compte de ces lois prudentes, établies par vos ancêtres pour réprimer de telles cruautés, vous révoltant contre l’autorité légitime, et vous conduisant comme s’il n’y avait point de roi en Écosse, ou plutôt comme si chacun de vous était roi dans ses terres. Et maintenant vous jetez le blâme sur moi, sur moi dont la vie a été abreuvée d’amertume, dont le sommeil a été interrompu, dont le bonheur a été brisé par vos dissensions ! N’ai-je pas été obligée de traverser en personne, à la tête de quelques serviteurs fidèles, les déserts et les montagnes pour maintenir la paix et détruire l’oppression ? N’ai-je point endossé une armure et porté des pistolets d’arçon à ma selle, contrainte de laisser de côté la retenue d’une femme et la dignité d’une reine, pour donner l’exemple à ceux qui me suivaient ?

— Nous convenons, madame, » dit rudement Lindesay, « que ces troubles, occasionés par votre mauvaise administration aient pu quelquefois vous faire tressaillir au milieu d’une mascarade ou d’une fête, qu’ils aient pu vous interrompre lorsque vous vous livriez à l’idolâtrie de la messe, ou que vous écoutiez les conseils jésuitiques de quelque ambassadeur français ; mais, si ma mémoire est bonne, le plus long et le plus pénible voyage que Votre Grâce ait jamais entrepris fut pour aller de Hawick au château de l’Ermitage ; si ce fut pour le bien de l’État ou pour votre propre honneur, je laisse à votre conscience le soin de le décider. »

La reine, tournant vers lui un de ces regards que Dieu lui avait donnés, comme pour montrer que les moyens les plus sûrs de gagner l’affection des hommes peuvent être vains quelquefois, et lui parlant avec un abandon et une douceur de voix inexprimables : « Lindesay, dit-elle, vous ne me parliez pas de ce ton sévère, vous ne m’adressiez pas ces railleries insultantes, ce beau soir d’été où nous tirâmes au blanc tous les deux contre le comte de Mar et Marie Livingstone, et où nous leur gagnâmes la collation du soir, dans le jardin privé de Saint-André. Le chevalier de Lindesay était alors mon ami, et il fit le serment de combattre pour moi. Comment j’ai pu offenser lord Lindesay, je l’ignore, à moins que les dignités n’aient changé sa conduite. »

Quelque dur que fût le cœur de Lindesay, il sembla frappé de cette interpellation inattendue ; mais il répliqua presqu’à l’instant : « Madame, il est bien connu que Votre Grâce pouvait alors rendre fous tous ceux qui l’approchaient. Je ne prétends pas avoir été plus sage que les autres. Mais des favoris plus aimables, de meilleurs courtisans ont bientôt fait oublier mon hommage grossier, et je pense que Votre Grâce peut aussi se rappeler qu’à cette époque mes efforts maladroits pour prendre les manières qui vous plaisaient excitaient les rires de vos perroquets de cour, de vos quatre Marie et de vos dames françaises.

— Milord, si je vous ai offensé par ma folle gaieté, j’en ai du regret, dit la reine, et je puis déclarer seulement que ce fut sans intention. Vous êtes bien vengé ; car ma gaieté, » ajouta-t-elle avec un soupir, « n’offensera plus désormais personne.

— Nous perdons notre temps, madame, interrompit lord Ruthven ; je vous prie de nous donner votre décision sur l’importante question que je vous ai soumise.

— Quoi ! milord, » dit la reine, à l’instant, « sans un moment pour réfléchir ! Le conseil, comme les rebelles se nomment eux-mêmes, peut-il attendre cela de moi ?

— Madame, répliqua Ruthven, le conseil pense que, depuis la période fatale qui se passa entre la nuit où fut assassiné le roi Henry[57] et le jour de Carberry-Hill, Votre Grâce doit s’être tenue préparée à la mesure qu’il vous propose, comme le moyen le plus sûr d’échapper aux difficultés et aux dangers qui vous menacent.

— Grand Dieu ! s’écria la reine, et vous me proposez comme une faveur ce que tout roi chrétien doit regarder comme une perte d’honneur égale à la perte de la vie ! Vous m’enlevez mon pouvoir, ma couronne, mes sujets, mes richesses, mon royaume : et au nom de tous les saints, que pouvez-vous m’offrir, ou que m’offrez-vous en récompense de mon acquiescement ?

— Votre pardon, » répondit Ruthven d’une voix sévère. « Nous vous donnons une retraite et les moyens de passer le reste de votre vie dans la pénitence et dans la réclusion ; nous vous donnons le temps de faire votre paix avec le ciel ; de recevoir la sainte Écriture que vous avez toujours rejetée et persécutée. »

La reine devint pâle à la menace que semblaient indiquer ces paroles aussi bien que le ton dur et inflexible de celui qui les prononçait. « Et si je ne reçois pas la requête qui m’est présentée si fièrement, milord, qu’arrivera-t-il ? »

Ces paroles furent prononcées d’un ton où la crainte naturelle à une femme combattait avec le sentiment de sa dignité insultée. Il se fit un moment de silence comme si personne ne voulait répondre clairement à cette question. Enfin, lord Ruthven lui répondit : « Il est peu nécessaire de dire à Votre Grâce, qui a lu les lois et les chroniques de ce royaume, que le meurtre et l’adultère sont des crimes pour lesquels plusieurs reines ont été mises à mort. »

— Et sur quoi, milord, fondez-vous une accusation si horrible contre celle qui est maintenant devant vous ? Les infâmes et odieuses calomnies qui ont empoisonné l’esprit de tous les Écossais, et qui m’ont placée prisonnière entre vos mains, ne sont point sûrement des preuves.

— Nous n’avons pas besoin d’autres preuves que le mariage honteux entre la veuve de l’assassiné et le chef de la bande des assassins. Ceux qui ont réuni leurs mains dans le fatal mois de mai avaient déjà uni leurs cœurs et leurs projets dans l’action qui précéda le mariage seulement de quelques semaines.

— Milord, milord ! » s’écria la reine avec véhémence, « rappelez-vous bien qu’il y eut d’autres consentements que le mien qui me poussèrent à cette fatale union, l’acte le plus malheureux de ma malheureuse vie. Les mauvais pas où s’engagent les souverains leur sont souvent suggérés par de méchants conseillers ; mais ces conseillers sont pires que les démons qui nous tentent et nous trahissent, quand les premiers ils appellent leurs infortunés princes à répondre des conséquences de leur avis. N’avez-vous jamais entendu parler, milords, d’un acte signé par les nobles conseillant cette funeste union à la triste Marie ? Il me semble que, s’il était soigneusement examiné, nous pourrions y voir les noms de Morton, de Lindesay et de Ruthven : nous trouverions leurs signatures au bas de cet acte qui me pressait d’épouser l’infortuné Bothwell. Ah ! brave et loyal lord Herries, vous qui ne connûtes jamais la fourberie et le déshonneur, vous pliâtes vainement votre noble genou devant moi, pour m’avertir du danger qui me menaçait, et vous fûtes le premier à tirer votre épée pour ma cause lorsque je souffris pour avoir négligé vos conseils ! Fidèle chevalier, véritable gentilhomme, quelle différence entre toi et ces conseillers de malheur qui menacent aujourd’hui ma vie pour m’être laissée tomber dans les filets qu’ils m’avaient eux-mêmes tendus !

— Madame, dit Ruthven, nous savons que vous êtes orateur ; et c’est peut-être pour cette raison que le conseil a envoyé vers vous des hommes qui connaissent plus la guerre que le langage des écoles, ou les intrigues des cours. Nous désirons seulement savoir si, sous la garantie de la vie et de l’honneur, vous voulez abdiquer le gouvernement du royaume d’Écosse ?

— Et quelle garantie aurai-je, dit la reine, que vous garderez fidèlement le traité, si je consens à céder ma dignité royale pour obtenir la réclusion, et le droit de pleurer sans témoins ?

— Vous aurez notre honneur et notre parole, madame, répondit Ruthven.

— Ce sont des garanties bien faibles, bien peu solides, milord, dit la reine ; ne pourriez-vous y ajouter la moindre bagatelle, ne fût-ce qu’un duvet de chardon d’Écosse pour leur donner du poids dans la balance.

— Sortons, Ruthven, dit Lindesay : elle a toujours été sourde à tous les conseils, si ce n’est à ceux des flatteurs et des sycophantes ; qu’elle soit abandonnée à son refus, et qu’elle en subisse les suites.

— Arrêtez, milord ! s’écria sir Robert Melville ; ou plutôt permettez-moi d’avoir quelques minutes d’entretien particulier avec Sa Grâce. Si ma présence peut être utile à quelque chose, ce doit être comme médiateur ; ne quittez pas le château, je vous en conjure, ne rompez pas la conférence, avant que je vous annonce le parti que Sa Grâce aura résolu définitivement de prendre.

— Nous resterons au château une demi-heure, répondit Lindesay : mais en méprisant notre parole et la garantie de notre honneur, cette femme a outragé mon nom : qu’elle réfléchisse donc sur le parti qu’elle va prendre sans nous. Si la demi-heure se passe sans qu’elle se soit déterminée à acquiescer aux demandes de la nation, sa carrière sera courte. »

Les deux lords quittèrent l’appartement sans beaucoup de cérémonie, traversèrent le vestibule, et descendirent l’escalier tournant : le bruit de la grande épée de Lindesay retentissait sur chaque marche. George Douglas les suivit après avoir échangé avec Melville un geste de surprise et de sympathie.

Aussitôt qu’ils furent partis, la reine donnant cours à ses craintes, à son chagrin et à son agitation, se jeta sur son siège, se tordit les mains, et sembla s’abandonner au désespoir. Ses deux suivantes, baignées de pleurs, s’efforçaient de la prier de se remettre, et sir Robert Melville, se mettant à ses genoux, lui fit la même prière. Après avoir éclaté en sanglots, et donné cours à son chagrin, elle dit à Melville : « Ne vous agenouillez pas devant moi, Melville, ne vous raillez pas de moi par l’hommage du corps, lorsque le cœur en est si loin. Pourquoi restez-vous avec une reine déposée, condamnée, qui n’a peut-être que peu d’heures à vivre ? Vous avez été favorisé par moi aussi bien que les autres ; pourquoi continuer plus long-temps qu’eux à me montrer une reconnaissance et une gratitude stériles ?

— Madame, dit sir Robert Melville, que le ciel me soit en aide ! mon cœur vous est aussi dévoué que lorsque vous étiez dans toute votre grandeur.

— Dévoué ! dévoué ! » répéta la reine avec une légère impression de mépris ; « assez, Melville ; que sert le dévouement qui s’allie à la fausseté de mes ennemis ? Et d’ailleurs, ta main n’a pas assez bien fait connaissance avec ton épée, pour que je puisse me fier à toi dans une affaire qui demande un mâle courage. Ô Seyton, où est ton vaillant père ? lui, il est prudent, fidèle et courageux. »

Roland Græme ne put retenir plus long-temps le désir empressé d’offrir ses services à une princesse si malheureuse et si belle. « Si une épée, dit-il, madame, est bonne à quelque chose pour seconder la sagesse de ce grave conseiller, ou pour défendre votre juste cause, voici la mienne, et ma main est prête à la tirer du fourreau. » En parlant ainsi, il saisit d’une main son épée et plaça l’autre sur la poignée.

À ce mouvement, Catherine Seyton s’écria : « Il me semble, madame, que je reconnais un objet qui vient de mon père ! » et à l’instant, traversant l’appartement, elle prit Roland Græme par le pan de son manteau, et lui demanda vivement d’où lui venait cette épée.

Le page répondit d’un air surpris : « Il me semble qu’il ne s’agit pas de plaisanter dans ce moment. Sûrement, belle demoiselle, vous savez très-bien de qui et comment j’ai reçu cette épée.

— Est-ce le moment de rire ? répliqua Catherine Seyton ; dégainez à l’instant !

— Si la reine me le commande, » dit le jeune homme en tournant ses regards vers sa jeune maîtresse.

— Fi donc, jeune fille ! s’écria la reine. Voudrais-tu exciter ce pauvre enfant à combattre inutilement avec les deux meilleurs soldats de l’Écosse ?

— Pour la cause de Votre Grâce, répliqua le page, je risquerais ma vie contre eux ? » et à ces mots, il tira presque son épée hors du fourreau. Une pièce de parchemin roulée autour de la lame sortit et tomba sur le plancher. Catherine Seyton s’en saisit avec empressement.

« C’est l’écriture de mon père, dit-elle, et sans aucun doute, il vous fait savoir ce que Votre Majesté a de mieux à faire ; je savais que le billet devait être envoyé dans cette arme, mais j’attendais un autre messager.

— Sur ma foi, charmante Catherine, reprit Roland, si vous ne saviez pas que je portais cette mission secrète, j’étais encore plus ignorant ! »

La reine jeta les yeux sur le billet, et resta quelque temps plongée dans de profondes réflexions. « Sir Robert Melville, » dit-elle lorsqu’elle en sortit ; « ce parchemin me conseille de céder à la nécessité, et de souscrire aux actes que ces hommes inflexibles ont apportés avec eux, comme une personne qui cède à la crainte inspirée naturellement par des menaces de rebelles et de meurtriers. Pour vous, sir Robert, vous êtes un homme sage, et Seyton est également prudent et brave : aucun de vous, je pense, ne voudrait me trahir dans cette affaire.

« Madame, dit Melville, si je n’ai pas la force de corps de lord Herries ou de lord Seyton, je ne leur cède pas en zèle pour le service de Votre Majesté. Je ne puis combattre pour vous comme ces deux lords ; mais aucun d’eux n’est plus disposé à mourir pour vous sauver.

— Je le pense, mon vieil et fidèle conseiller, dit la reine ; et croyez-moi, Melville, je n’ai été qu’un moment injuste envers vous. Lisez ce que lord Seyton nous écrit, et donnez-nous là-dessus votre avis. »

Il regarda le parchemin, et répondit à l’instant. « Oh ! ma chère et loyale maîtresse, la trahison seule pourrait vous donner un avis différent de celui que lord Seyton vous communique dans cette lettre. Lui, Herries, Huntly, l’ambassadeur anglais Throgmorton, et d’autres de vos amis, sont tous de l’opinion que tout acte fait par vous dans ces murs doit perdre tout son effet comme extorqué à Votre Grâce par la force, la douleur, la crainte de ces hommes, et les suites fâcheuses qu’aurait pu amener votre refus. Cédez donc au torrent, et soyez assurée qu’en signant cet acte qu’ils vous présentent vous ne vous engagez à rien, puisque votre signature manque de ce qui seul peut la rendre valide, la libre volonté de celle qui la donne.

« Ah ! voilà ce que me conseille lord Seyton, répondit Marie ; cependant il me semble que la fille de tant de rois, en cédant le droit qu’elle tient de sa naissance, parce que les rebelles la pressent de leurs menaces, se montrerait peu digne du trône, et qu’en lisant les annales de mon règne, la postérité regarderait cette cession comme une tache à la renommée de Marie Stuart. Non ! sir Robert Melville, les traîtres peuvent m’accabler de menaces terribles et de paroles insolentes ; mais ils n’oseront jamais porter leurs mains sur notre personne.

— Hélas ! madame, ils ont déjà tant osé, et ils ont déjà été si loin qu’ils n’ont plus qu’un pas à faire pour en venir à la dernière extrémité.

— Oh ! jamais, » dit la reine, ses craintes l’accablant de nouveau, « des nobles écossais ne voudraient prêter leurs mains pour assassiner une femme sans secours !

— Pensez-vous, madame, répondit Melville, à tant d’horribles scènes dont nous avons été témoins ? Est-il action si noire qu’une main écossaise n’ait pas osé accomplir ? Lord Lindesay, outre son caractère naturellement farouche et emporté, est proche parent de Henri Darnley, et Ruthven a conçu des plans profonds et dangereux. De plus, le conseil parle de preuves écrites, d’une cassette de lettres… que sais-je enfin ?

— Ah ! bon Melville ! répondit la reine, si j’étais aussi sûre de l’intégrité de mes juges que de mon innocence… Et cependant…

— Oh ! songez, madame, dit Melville, que l’innocence même doit quelquefois se soumettre pour un temps au blâme injurieux. En outre vous êtes ici… »

Il jeta un regard autour de lui, et s’arrêta.

« Parlez Melville, dit la reine, aucun de ceux qui approchent de ma personne ne peut me vouloir du mal ; jusqu’à ce pauvre page que j’ai vu aujourd’hui pour la première fois de ma vie, je ne crains pas que tous entendent ce que vous allez me communiquer.

— Eh bien ! madame, répondit Melville, dans une telle occasion, et comme il a apporté le message de lord Seyton, je parlerai devant lui et devant ces belles dames, dont je ne conteste point la fidélité et rattachement. Je me hasarderai donc à vous dire qu’il y a d’autres moyens qu’un jugement public pour ôter la vie à un souverain déposé ; et comme dit Machiavel, il n’y a qu’un pas entre la prison et le tombeau d’un roi.

— Oh ! s’écria l’infortunée princesse, si la mort était douce et facile pour le corps, si ce n’était pour l’âme qu’un changement heureux et salutaire, il n’existe pas une femme qui puisse s’y résoudre plus vite que moi ! Mais, hélas ! Melville, lorsque nous pensons à la mort, mille péchés, que nous avons foulés aux pieds comme des vers de terre, se lèvent contre nous comme des serpents de feu. Certes, ils me font injure en m’accusant d’avoir aidé à l’assassinat de Darnley : et cependant, sainte Vierge ! je n’ai que trop donné matière au soupçon, j’ai épousé Bothwell.

— Ne pensez point à cela maintenant, madame, dit Melville : ne songez qu’au moyen présent de vous sauver vous et votre fils. Acquiescez à leurs demandes injustes, et croyez que de meilleurs temps arriveront bientôt.

— Madame, ajouta Roland Græme, si vous approuvez mon dessein, je vais traverser le lac à la nage, car sans doute on me refusera de me transporter sur le rivage ; je me rendrai successivement dans les cours d’Angleterre, de France et d’Espagne ; je montrerai que vous n’avez signé ces actes si vils que par la crainte de la mort, et je combattrai ceux qui soutiendront le contraire. »

La reine se tourna vers le jeune homme, et avec un de ces doux sourires qui, durant l’époque du roman de la vie, paient bien tous les dangers, elle lui tendit la main sans lui dire un mot. Roland se mit à genoux avec respect et la baisa, et Melville continua son discours.

« Madame, le temps presse, et vous ne devez pas laisser partir ces barques que je vois prêtes à traverser le lac. Il ne manque pas de témoins ici, vos dames, ce jeune homme courageux, moi-même, lorsque je pourrai servir efficacement votre cause, car je ne voudrais pas être compromis inopportunément dans cette affaire. Mais sans moi-même, il est assez prouvé que vous avez cédé aux demandes du conseil par la force et la crainte, et non par un assentiment sincère et libre. Les barques appareillent pour partir. Oh ! permettez à votre vieux serviteur de les rappeler.

— Melville, dit la reine, tu es un ancien courtisan : connais-tu un souverain qui ait rappelé en sa présence des sujets qui l’avaient quitté en lui proposant des conditions pareilles à celles que ces envoyés du conseil nous ont laissées, et qui les ait rappelés sans qu’ils se soumissent ou s’excusassent ? Quand il m’en coûterait la vie et la couronne, je n’ordonnerai jamais qu’ils reparaissent devant moi.

— Hélas ! madame, cette frivole formalité serait-elle un obstacle ? Si je vous ai bien comprise, vous n’êtes pas éloignée d’écouter un avis aussi sûr qu’avantageux. Mais vos scrupules sont sauvés, je les entends qui reviennent vous demander votre résolution définitive. Oh ! suivez l’avis du noble Seyton, et vous pourrez un jour commander à ceux qui usurpent aujourd’hui le pouvoir sur vous. Mais silence ! je les entends dans le vestibule. »

Comme il achevait de parler, George Douglas ouvrit la porte de l’appartement, et introduisit les deux envoyés.

« Nous venons, madame, dit lord Ruthven, pour vous demander votre réponse aux propositions du conseil.

— Votre réponse définitive, ajouta lord Lindesay : vous devez avoir la certitude que par un refus vous précipitez votre sort, et vous perdez la dernière occasion de faire la paix avec Dieu, et de vous assurer une plus longue vie ici-bas.

— Milord, » dit Marie avec une grâce et une dignité inexprimables, » nous devons céder à la nécessité. Je signerai ces parchemins avec autant de liberté et de volonté que ma condition le permet. Si j’étais de l’autre côté du lac, montée sur un vigoureux genet[58], entourée de dix chevaliers braves et loyaux, je signerais plutôt ma sentence de damnation éternelle que mon abdication du trône. Mais ici, dans le château de Lochleven, au milieu d’un lac profond, et avec vous, milords, auprès de moi, je n’ai pas la liberté du choix. Donnez-moi la plume, Melville, et soyez témoin de ce que je fais, et de la raison pour laquelle je le fais.

— Nous espérons que Votre Grâce ne se supposera contrainte par aucune appréhension de notre part, dit lord Ruthven, à exécuter ce qui ne doit être que l’acte de votre volonté. »

La reine s’était déjà inclinée sur la table, avait placé le parchemin devant elle, et tenait la plume entre ses doigts, prête à mettre sa signature. Mais quand lord Ruthven eut parlé, elle leva les yeux, s’arrêta tout court, et jeta la plume sur la table « Si l’on s’attend, dit-elle, à ce que je déclare céder ma couronne de ma libre volonté, et non comme forcée à y renoncer par les menaces de mes plus grands ennemis et de ceux de mon peuple, je ne mettrai point mon nom au bas d’une telle fausseté, non ! quand je devrais acheter à ce prix la possession de l’Angleterre, de la France et de l’Écosse, qui m’ont appartenu soit de fait, soit de droit[59].

— Prenez garde, madame, dit Lindesay ; » et saisissant le bras de la reine de sa main couverte d’un gantelet, il le serra, dans l’emportement de la colère, plus fortement peut-être qu’il n’en avait l’intention ; « prenez garde de lutter avec ceux qui sont les plus forts, et les maîtres de votre destinée. »

Il continua de serrer le bras de Marie en fixant sur elle un regard farouche et effrayant, jusqu’à ce que Ruthven et Melville eussent crié : « Fi donc ! milord ! » et que Douglas, qui jusque-là était resté dans un état d’apathie apparente, eût quitté la porte où il se tenait, comme s’il eût voulu venir s’interposer. Le grossier baron lâcha prise, déguisant la confusion qu’il ressentait d’avoir cédé à un tel point à sa colère, sous un sourire sombre et méprisant.

La reine alors, avec une expression de souffrance, mit à nu le bras qu’il avait serré, en relevant la manche de sa robe, et fit voir qu’il y avait laissé l’empreinte pourprée de ses doigts de fer. « Milord, dit-elle, comme chevalier et gentilhomme, vous auriez pu épargner à mon pauvre bras une si rude preuve que la force est de votre côté, et que vous êtes décidé à l’employer. Mais je vous en remercie, c’est la marque la plus décisive de la situation où je me trouve aujourd’hui ; je vous prends à témoin, lords et ladys, » dit-elle en montrant l’empreinte du gantelet sur son bras, « que je signe ces parchemins en obéissance au geste de milord Lindesay, geste dont vous voyez la trace empreinte sur mon bras. »

Lindesay aurait voulu parler, mais il fut retenu par son collègue, qui lui dit : « Paix, milord ! que la reine Marie d’Écosse attribue sa signature à telle circonstance qu’il lui plaira ; notre affaire est de nous la procurer et de l’apporter au conseil. On discutera après sur la manière dont elle a été donnée : il y aura assez de temps pour cela. »

Lindesay garda donc le silence, et murmura seulement dans sa barbe : « Je ne voulais pas la blesser ; il faut donc que la chair d’une femme soit tendre comme la neige nouvellement tombée. »

En attendant, la reine avait signé les rouleaux de parchemin avec un empressement indifférent, comme s’il se fût agi d’un sujet de peu d’importance ou de pure formalité. Lorsqu’elle eut achevé cette tâche pénible, elle se leva, et ayant salué les lords, elle se préparait à passer dans sa chambre. Ruthven et sir Robert Melville lui rendirent son salut, le premier avec cérémonie, le second par une inclination, dans laquelle son désir de témoigner sa compassion à la reine était évidemment retenu par la crainte de paraître aux yeux de ses collègues trop attaché à son ancienne maîtresse. Mais ils étaient déjà sur le point de sortir que Lindesay n’avait encore fait aucun mouvement. À la fin, comme cédant à une soudaine impulsion, il fit le tour de la table, qui jusqu’ici avait été entre les envoyés et la reine, mit un genou en terre, prit la main de la reine, la baisa, la laissa tomber et se releva : « Madame, dit-il, vous êtes une noble créature, quoique vous ayez abusé des dons les plus précieux de Dieu. Je paie à la fermeté mâle de votre esprit le respect que je n’aurais pas payé au pouvoir que vous avez si mal employé pendant long-temps ; je m’agenouille devant Marie Stuart, et non devant la reine.

— La reine et Marie Stuart ont également pitié de toi, Lindesay, dit Marie ; elles ont également pitié de toi, et elles te pardonnent. Tu étais un soldat honorable dans le parti de ton roi ; mais ligué avec des rebelles, tu n’es plus maintenant qu’une épée dans les mains d’un brigand ! Adieu, milord Ruthven, traître plus doux, mais plus profond. Adieu, Melville : puisses-tu trouver des maîtres qui apprécient ton habile politique, et qui aient les moyens de la récompenser mieux que Marie Stuart ! Adieu, George Douglas ; faites savoir à votre respectable grand’mère que nous désirons être seule pendant le reste de la journée. Dieu sait que nous avons besoin de recueillir nos pensées. »

Tous saluèrent et sortirent ; mais à peine étaient-ils dans le vestibule que Lindesay et Ruthven étaient déjà en querelle. « Point de reproche, Ruthven, » disait Lindesay en réponse aux paroles que son collègue lui avait adressées, mais qu’on n’avait pu entendre distinctement ; « point de reproches, car je ne les souffrirai pas. Vous m’avez donné le rôle du bourreau dans cette affaire, et le véritable bourreau peut demander pardon à ceux sur lesquels il exerce son office. Je voudrais avoir d’aussi bonnes causes pour être son ami que j’en ai pour être son ennemi, tu verrais si j’épargnerais mon corps et mes jours pour la défense de sa cause.

— Tu es un joli mignon, répliqua Ruthven, pour défendre la cause d’une dame, et tout cela pour un sourcil noir et une larme dans les yeux ! de telles frivolités devraient être hors de ta pensée depuis longues années.

— Silence, Ruthven, dit Lindesay ; vous êtes comme une cuirasse d’acier poli, elle en est plus magnifique, plus brillante, mais n’en est pas plus douce ; non, elle est cent fois plus dure qu’une cuirasse de Glascow en fer battu. C’en est assez, nous nous connaissons l’un l’autre. »

Ils descendirent l’escalier ; on les entendit demander leurs barques, et la reine fit signe à Roland de se retirer dans le vestibule, et de la laisser seule avec ses dames.


CHAPITRE XXIII.

le repas.


Je préfère à tout, sur un coin de gazon, les mets les plus grossiers, une fraîche fontaine bouillonnante à côté de ma nappe, les oiseaux libres chantant et roucoulant, sautant de branche en branche, et venant becqueter les miettes que je laisse pour leur repas. Je n’aime pas vos festins emprisonnés.
Le Bûcheron, drame.


La chambre qui servait de vestibule était éclairée par une petite fenêtre à laquelle Roland Græme s’établit pour être témoin du départ des lords. Il put voir leurs soldats monter à cheval et se ranger chacun sous leurs bannières respectives. Le soleil couchant brillait sur leurs cuirasses et leurs casques d’acier. Dans l’espace étroit situé entre le château et le lac, les lords Ruthven et Lindesay, avec sir Robert Melville, s’approchaient lentement de leurs bateaux, accompagnés par lady Lochleven, son petit-fils et leurs principaux domestiques : ils prirent cérémonieusement congé les uns des autres, comme Roland put le deviner par leurs gestes, et les bateaux quittèrent le rivage ; les mariniers firent force de rames, et ils s’éloignèrent promptement en paraissant diminuer de grandeur aux yeux du page, qui n’avait rien de mieux à faire qu’à examiner leurs mouvements. Telle semblait être aussi l’occupation de lady Lochleven et de George Douglas, qui, en revenant du lieu d’embarquement, se retournaient souvent pour regarder les bateaux. Ils s’arrêtèrent enfin, comme pour observer leur course, sous la fenêtre même où Roland Græme était en sentinelle ; et pendant qu’ils regardaient sur le lac, il put entendre distinctement lady Lochleven dire : « Et elle s’est humiliée pour sauver sa vie aux dépens de son royaume ?

— Sa vie, madame ! répliqua Douglas ; je ne sais pas qui aurait osé attenter à ses jours dans le château de mon père. Si j’avais songé que ce fût dans un tel dessein que Lindesay insistait pour amener ses hommes d’armes ici, ni lui ni eux n’auraient passé la porte de fer du château de Lochleven.

— Je ne parle pas d’un assassinat secret, mon fils, mais d’un jugement, d’une condamnation et d’une exécution publique : car voilà ce dont on l’a menacée, et elle a cédé à ces menaces. Si elle n’avait pas dans ses veines plus du sang perfide des Guise que de celui de la famille royale d’Écosse, elle les aurait bravés en face ; mais cela ne pouvait pas être autrement, la bassesse est la compagne naturelle de la corruption. Je suis dispensée de me présenter devant elle pour ce soir : vas-y, mon fils, et acquitte-toi de ta charge habituelle pendant le dîner de cette reine sans royaume.

— Daignez croire, ma mère, dit Douglas, que je ne me soucie pas beaucoup de l’approcher.

— Tu as raison, mon fils ; et j’ai confiance en ta prudence par cela même que j’ai remarqué tes précautions. Elle ressemble à une île de l’Océan, entourée d’écueils et de bancs de sable mouvants ; sa belle et riante verdure invite à y aborder, mais le naufrage de tout vaisseau qui en approche témérairement est certain. Je ne crains rien pour toi, mon fils ; et nous ne devons pas, pour notre honneur, souffrir qu’elle mange sans qu’un de nous soit présent à son repas. Elle peut mourir par le jugement de Dieu, ou le démon peut s’emparer de son esprit égaré par le désespoir ; pour notre honneur, il nous faudrait montrer que, dans notre maison et à notre table, la trahison était impossible, vu que l’on a observé les usages convenables. »

Roland fut alors interrompu par un vigoureux coup sur les épaules qui lui rappela aussitôt ce qui était arrivé à Adam Woodcock le soir précédent. Il se retourna, s’attendant presque à voir le page de l’hôtellerie de Saint-Michel. Il vit à la vérité Catherine Seyton ; mais elle était en habits de femme, bien différents de ceux qu’elle portait lors de leur première rencontre, et qui convenaient à sa naissance comme fille d’un puissant baron, et à son rang comme suivante d’une princesse. « Il me paraît, beau page, lui dit-elle, que savoir vous tenir aux écoutes est une des qualités qui vous sont communes avec vos confrères.

— Ma jolie sœur, » répondit Roland sur le même ton, « si certain de mes amis possède aussi bien les autres mystères de notre profession qu’il sait jurer, faire le fanfaron et manier la houssine, il n’a besoin de consulter aucun autre page de la chrétienté pour se faire initier davantage dans notre vocation.

— À moins que ce beau discours ne veuille dire que vous avez été soumis vous-même à la correction de la houssine depuis notre rencontre, ce dont je ne mets pas en doute la possibilité, je vous avoue, beau page, que je me perds à vouloir comprendre ce qu’il signifie. Mais ce n’est pas le temps de discuter sur cela, on apporte le repas du soir. Allons, sire page, remplissez votre office. »

Quatre domestiques entrèrent portant des plats ; ils étaient précédés par ce vieil intendant à l’air sévère que Roland avait déjà vu, et suivis par George Douglas, petit-fils de lady Lochleven, avons-nous dit, et qui, en sa qualité de sénéchal, représentait en cette occasion son père, le maître du château. Il entra les bras croisés sur la poitrine, et les yeux fixés vers le plancher. Avec le secours de Roland Græme, une table fut dressée convenablement dans la chambre voisine, qui était celle du milieu ; les domestiques y déposèrent respectueusement ce qu’ils portaient, et lorsqu’ils eurent complètement garni la table, Douglas et le vieil intendant s’inclinèrent profondément, comme si leur royale prisonnière eût été assise pour prendre son repas. La porte s’ouvrit et Douglas s’empressa de lever les yeux ; mais il les rebaissa vers la terre lorsqu’il vit que c’était seulement Marie Fleming qui entrait.

« Sa Grâce, dit-elle, ne soupera pas ce soir.

— Espérons qu’elle en décidera autrement, répliqua Douglas. En attendant, madame, veuillez remarquer que nous nous acquittons de notre office. »

Un domestique présenta du pain et du sel sur un plateau d’argent, et le vieil intendant coupa successivement un morceau de chaque plat servi que Douglas goûta, comme c’est la coutume à la table des princes, où l’on craint que la mort ne se glisse sous toutes les formes.

« Ainsi, la reine ne sortira pas ce soir ? reprit Douglas.

— Elle l’a ainsi résolu, répondit lady Fleming.

— Nos services sont donc maintenant inutiles ; nous vous laissons souper, belles dames, et nous vous souhaitons le bonsoir. »

Il se retira lentement comme il était venu, avec le même air de profond abattement, et il fut suivi par les domestiques du château. Les deux dames se mirent à table, et Roland Græme, dans sa vivacité empressée, se préparait à les servir. Catherine dit quelques mots à l’oreille de sa compagne, qui à son tour lui demanda en regardant le page : « Est-il d’un sang noble et bien élevé ? »

La réponse qu’elle reçut lui parut satisfaisante, car elle dit à Roland : « Asseyez-vous, jeune homme, et mangez avec vos sœurs de captivité.

— Permettez-moi plutôt de remplir mon devoir en les servant, » dit Roland, curieux de montrer qu’il connaissait le ton de haute déférence prescrit par les règles de la chevalerie envers le beau sexe, et surtout envers les dames et les demoiselles de qualité.

« Vous verrez, sir page, dit Catherine, que vous n’aurez pas grand temps pour votre repas ; ne le consumez donc pas en cérémonies, ou vous vous repentiriez de votre politesse avant demain matin.

— Vous parlez trop librement, mademoiselle, reprit la dame âgée. La modestie de ce jeune homme doit vous apprendre à vous conduire plus convenablement envers une personne que vous avez vue aujourd’hui pour la première fois. »

Catherine Seyton baissa les yeux, non sans avoir jeté un regard d’intelligence à Roland, auquel sa grave compagne s’adressa ensuite d’un ton de protection.

« Ne l’écoutez pas, jeune homme : tout ce qu’elle sait du monde se borne aux habitudes d’un couvent de province. Prenez place au bout de la table, et réparez vos forces épuisées par le voyage que vous avez fait aujourd’hui. »

Roland Græme obéit bien volontiers, car c’était la première nourriture qu’il prenait de la journée ; en effet, Lindesay et ses hommes d’armes semblaient ne pas faire attention aux besoins de l’humanité. Cependant, malgré son bon appétit, une galanterie naturelle, le désir de montrer en lui un homme bien élevé, et connaissant toutes les politesses d’usage envers le beau sexe, et, je crois aussi, le plaisir de servir Catherine Seyton, tout cela, dis-je, tint son attention éveillée pendant tout le repas sur ces petits services sans nom que les galants de l’époque étaient habitués à rendre. Il découpait adroitement et avec grâce, et choisissait soigneusement les morceaux les plus délicats pour les offrir à ces dames. Avant qu’elles eussent pu former un désir, il se levait de table prêt à l’accomplir, versait du vin, le trempait avec de l’eau, ôtait et changeait les assiettes, et faisait les honneurs de la table avec un air de promptitude joyeuse, de profond respect et d’empressement gracieux tout à la fois.

Lorsqu’il vit qu’elles avaient fini de manger, il se hâta d’offrir à la plus âgée l’aiguière d’argent, le bassin et la serviette, avec autant de cérémonie et de gravité que s’il les eût présentés à Marie elle-même. Ensuite, avec le même décorum, il remplit le bassin d’eau pure, et l’offrit à Catherine Seyton. Elle avait apparemment résolu de troubler la gravité du page ; car tandis qu’elle lavait ses mains, elle tâcha, comme par accident, de jeter quelques gouttes d’eau à la figure de son officieux serviteur. Mais, si tel était son malicieux dessein, elle fut complètement trompée ; car Roland Græme qui se piquait de commander à ses émotions, ne rit pas et ne fut pas déconcerté ; et tout ce que la jeune fille gagna par sa folie fut une sévère réprimande de sa compagne qui la taxa de maladresse et d’impolitesse. Catherine ne répondit rien, mais elle s’assit en boudant, et avec cette humeur d’un enfant gâté qui cherche l’occasion de décharger sur l’un ou sur l’autre le ressentiment d’une réprimande méritée.

Lady Marie Fleming, en attendant, était naturellement charmée de la conduite exacte et respectueuse du page, et elle dit à Catherine, après avoir jeté un coup d’œil favorable sur Roland Græme : « Vous aviez raison de le dire, Catherine, notre compagnon de captivité est bien né et bien élevé. Je ne voudrais pas le rendre orgueilleux par mes louanges, mais ses services nous mettront à même de nous passer de ceux de George Douglas, qui même n’a d’attention pour nous qu’en présence de la reine…

— Hum ! je ne sais trop, répondit Catherine, car George Douglas est un des plus beaux cavaliers d’Écosse, et c’est un plaisir de le voir même à présent que la tristesse du château de Lochleven lui a inspiré cette mélancolie qu’elle répand sur tout. Lorsqu’il était à Holy-Rood, qui aurait dit que le jeune et brillant Douglas se serait contenté de jouer le rôle de geôlier ici, à Lochleven, sans autre amusement que de tourner la clef sur deux ou trois pauvres femmes sans secours ? C’est un étrange emploi pour un chevalier du Cœur sanglant[60] ; pourquoi ne le laisse-t-il pas à son père ou à ses frères ?

— Peut-être, comme nous, ne lui a-t-on pas laissé le choix, répondit lady Fleming ; mais, Catherine, vous avez bien employé le peu de temps que vous avez passé à la cour pour vous rappeler ce que George Douglas était alors.

— Je me suis servi de mes yeux : je suppose que c’était pour cela qu’on m’avait menée là, et ils ne manquaient pas d’emploi, je vous en réponds. Lorsque j’étais au couvent, c’étaient des accessoires inutiles ; et maintenant que je suis à Lochleven, ils ne sont bons à rien, si ce n’est à se tenir fixés sur cet éternel ouvrage de broderie.

— Vous parlez ainsi, et vous n’êtes avec nous que depuis quelques heures ! Où est cette jeune fille qui voulait vivre et mourir dans une prison, pourvu qu’elle eût seulement la permission de servir sa gracieuse reine ?

— Ah ! si vous vous fâchez sérieusement, ma plaisanterie est finie. Je ne le céderais pas en attachement à ma pauvre marraine, à cette grave matrone, qui avait toujours de sages prédictions sur le bout de la langue et une double fraise empesée autour de son cou ; vous savez bien que je ne lui céderais pas en attachement, dame Marie Fleming, et c’est me faire injure que de dire le contraire.

— Elle va défier l’autre dame, pensa Roland : elle va certainement lui jeter le gant, et si dame Marie Fleming a le cœur de le relever, nous aurons un combat en champ clos ! » Mais la réponse de lady Marie Fleming fut de nature à calmer la colère de la jeune capricieuse.

« Tu es une bonne fille, dit-elle, ma Catherine, et une fille fidèle ; mais le ciel ait pitié de celui qui aura un jour une créature si belle pour le charmer et si malicieuse pour le tourmenter : tu es faite pour rendre fous vingt maris.

— Oh ! » dit Catherine en reprenant son caractère et sa bonne humeur insouciante, « il devra être déjà fou à moitié, celui qui me donnera pareille occasion. Mais je suis en vérité charmée que vous ne soyez pas sérieusement fâchée contre moi. » Elle se jeta, à ces mots dans les bras de son amie ; puis elle continua d’un ton d’excuse amicale et en l’embrassant sur les deux joues : « Vous savez, ma chère lady Fleming, que j’ai à combattre à la fois en moi-même l’orgueil de mon père et la fierté de ma mère. Dieu les bénisse ! ils m’ont légué ces bonnes qualités, ayant, dans ces temps désastreux, peu d’autres biens à me laisser ; aussi suis-je entêtée et arrogante ; mais que j’aie seulement passé une semaine dans ce château, et mon caractère, ma chère lady Fleming, sera aussi assoupli, et deviendra aussi bon que le tien. »

Le sentiment que lady Fleming avait de sa propre dignité, et son amour de l’étiquette, ne purent résister à cet appel affectueux. Elle embrassa Catherine Seyton à son tour avec amitié, et répondant à la dernière partie de son discours : « Maintenant, dit-elle, que Notre-Dame veuille, ma chère Catherine, que vous ne perdiez rien de cette légèreté de cœur et d’humeur joyeuse qui vous convient si bien. Faites seulement une prudente attention à la causticité de votre esprit sans frein, et nous n’aurons alors qu’à nous en louer ; mais laissez-moi partir, petite folle, j’entends Sa Grâce qui m’appelle. » Et s’arrachant des bras de Catherine, elle se dirigea vers la porte de la chambre de la reine, d’où se faisait entendre le son adouci d’un sifflet d’argent qui, employé aujourd’hui seulement par les contre-maîtres de la marine royale, était alors, faute de sonnettes, l’instrument ordinaire avec lequel les dames, même du plus haut rang, appelaient leurs domestiques. Lorsque Marie Fleming eut fait deux ou trois pas vers la porte de l’appartement de la reine, elle se retourna, et, s’avançant vers les jeunes gens qu’elle laissait seuls, elle leur dit très-sérieusement, quoique à voix basse : « Je crois qu’il est impossible à aucun de nous, et dans aucune circonstance, d’oublier que seuls, malgré notre petit nombre, nous formons la maison de la reine d’Écosse ; et que, pendant le temps de son malheur, tous jeux enfantins, toutes plaisanteries puériles ne peuvent servir qu’à donner un sujet de triomphe à ses ennemis : car déjà ils ont trouvé leur compte à lui reprocher la légèreté et les folies badines de la jeunesse de sa cour. » À ces mots, elle quitta l’appartement.

Catherine Seyton parut frappée de cette remontrance. Elle se laissa tomber sur le siège d’où elle s’était levée pour aller embrasser dame Marie Fleming, et resta quelque temps le front appuyé sur ses mains, tandis que Roland Græme la regardait avec attention et avec un mélange d’émotions qu’il n’aurait peut-être pas pu analyser ou expliquer lui-même. En levant son front, que certains petits reproches intérieurs l’avaient contrainte de baisser, ses yeux rencontrèrent ceux de Roland, et s’animèrent graduellement de leur expression habituelle de finesse et de malice ; cette rencontre éveilla naturellement une expression semblable dans les yeux du page. Ils restèrent assis environ deux minutes à se considérer l’un l’autre avec un grand sérieux dans le reste de leur physionomie, et la gaieté dans les yeux seuls. Catherine Seyton fut la première à rompre le silence :

« Puis-je vous prier, beau sire, » dit-elle avec une gravité affectée, « de me déclarer si vous voyez dans ma figure quelque chose qui puisse justifier les regards intelligents et curieux dont il plaît à Votre Seigneurie de m’honorer. Il semblerait qu’il y a une merveilleuse confiance et une intimité entre nous, beau sire, à en juger d’après vos regards si fins : Notre-Dame me protège ! et pourtant je ne vous ai jamais vu que deux fois dans ma vie.

— Et quelles furent ces deux heureuses occasions, demanda Roland, s’il m’est permis de vous adresser cette question ?

— Au couvent de Sainte-Catherine, répondit la demoiselle, pour la première fois ; et pour la seconde, durant cinq minutes d’une incursion qu’il vous plut de faire dans la maison de mon seigneur et père lord Seyton, d’où vous vous êtes tiré, à ma grande surprise, et probablement à la vôtre, avec un présent d’amitié et de reconnaissance, au lieu d’avoir les os brisés : car telle devait être la récompense la plus probable de votre audace, considérant l’humeur peu endurante de la famille des Seyton. Je suis très-fâchée, » ajouta-t-elle ironiquement, « que vos souvenirs aient besoin d’être rafraîchis sur un sujet si important : il est humiliant pour moi que ma mémoire soit meilleure que la vôtre dans une telle occasion.

— Votre mémoire n’est pas tout à fait exacte, belle demoiselle, répondit le page, car vous avez oublié notre troisième rencontre, à l’hôtellerie de Saint-Michel, lorsqu’il vous plut de lancer votre houssine à travers le visage de mon camarade, avec l’intention, j’en réponds, de montrer que dans la famille des Seyton, ni la colère et la promptitude, ni l’usage du pourpoint et de la chaussure, ne sont soumis à la loi salique ou réservés exclusivement aux hommes.

— Beau sire, » répondit Catherine en le regardant fixement et avec surprise, « à moins que votre esprit ne vous ait abandonné, je me perds à chercher le sens de vos paroles.

— Par ma foi, belle demoiselle ! répliqua Roland, je serais aussi habile sorcier que Michel Scott, que je pourrais à peine expliquer un pareil songe. Ne vous ai-je pas vue hier au soir dans l’hôtellerie de Saint-Michel ? Ne m’avez-vous pas apporté cette épée, avec l’ordre de ne la tirer qu’au commandement de ma légitime et native souveraine ? et n’ai-je pas fait ce que vous avez exigé de moi ? Ou bien, cette épée est-elle une latte, mon discours un roseau, mon souvenir un rêve, et mes yeux ne sont-ils bons qu’à être enlevés de ma tête par les corbeaux ?

— Au fait, si vos yeux ne vous servent pas mieux dans d’autres occasions que dans votre vision de Saint-Michel, je ne crois pas, la douleur à part, que les corbeaux puissent vous nuire beaucoup en vous en privant. Mais écoutez la cloche… Silence, pour l’amour de Dieu ! on vient nous interrompre. »

Catherine ne se trompait pas ; car le son grave de la cloche n’avait pas plus tôt commencé à se faire entendre sous les voûtes de la salle, que la porte du vestibule s’ouvrit, et l’intendant, avec son air sévère, sa chaîne d’or et sa baguette blanche, entra dans l’appartement, suivi des mêmes domestiques qui avaient placé le dîner sur la table, et qui l’enlevèrent avec les mêmes formalités cérémonieuses.

L’intendant resta immobile comme un vieux portrait de famille, tandis que les domestiques remplissaient leur office. Lorsqu’ils eurent terminé, que le dîner fut desservi, et la table elle-même débarrassée et rangée contre le mur, l’intendant dit d’une voix sourde, sans s’adresser à personne en particulier, et un peu du ton d’un héraut qui lit une proclamation : « Ma noble maîtresse, née dame Marguerite Erskine, Douglas par son mariage, fait savoir à lady Marie Stuart, et à sa suite qu’un serviteur du saint Évangile, son révérend chapelain, fera ce soir, comme à l’ordinaire, un sermon et une instruction suivant les formes de la congrégation des évangélistes.

— Écoutez, mon ami monsieur Dryfesdale, dit Catherine ; je comprends que c’est chez vous affaire d’habitude de répéter tous les soirs cette formule. Sachez cependant que lady Fleming et moi, car je pense que votre insolente invitation ne concerne que nous, nous avons choisi pour aller au ciel le chemin de saint Pierre ; ainsi je ne vois personne à qui votre excellente homélie, sermon ou catéchisme, puisse profiter, excepté ce pauvre page, qui, étant aussi bien que vous-même entre les griffes de Satan, fera mieux, de vous suivre que de rester à nous troubler dans nos dévotions mieux entendues. »

Le page était sur le point de donner un démenti formel à l’assertion que renfermaient ces paroles, lorsque, se rappelant ce qui s’était passé entre lui et le régent, et voyant Catherine lever son doigt pour l’avertir, il se crut, comme autrefois au château d’Avenel, obligé de se soumettre à la dissimulation ; il descendit donc avec Dryfesdale, et le suivit à la chapelle du château, où il entendit l’office du soir.

Le chapelain se nommait Élie Henderson. C’était un homme dans la force de l’âge ; il avait de grands talents naturels, soigneusement développés par la meilleure éducation que l’on pût recevoir à cette époque. À ces qualités se joignait une logique claire et pressante, et une certaine éloquence naturelle soutenue par une profonde érudition. La foi religieuse de Roland Græme, comme nous avons déjà eu l’occasion de l’observer, ne reposait pas sur une base solide ; mais elle avait été soutenue par l’obéissance aux commandements de sa grand’mère, et par son désir secret de contredire le chapelain d’Avenel, plutôt que par une connaissance raisonnée et un amour sincère des dogmes de l’Église romaine. Ses idées depuis peu avaient été agrandies par les scènes dont il avait été le témoin ; et sentant qu’il était honteux de ne rien comprendre à ces disputes si importantes, même pour le mouvement politique de l’époque, entre les docteurs de l’ancienne religion et ceux de la religion réformée, il écouta avec plus d’attention qu’il n’avait fait jusqu’ici, en pareille circonstance, une discussion animée sur les principaux points de dissidence entre les deux Églises. Ainsi se passa le premier jour au château de Lochleven ; et ceux qui le suivirent furent pendant quelque temps d’une uniformité monotone.

CHAPITRE XXIV.

les soupçons.


C’est une bien triste vie ; des voûtes au dessus de la tête, des grilles et des barreaux autour de moi ; mes tristes heures passées avec de tristes compagnons, qui couvent leurs malheurs particuliers dans leurs pensées, et qui sont éloignés de prendre part aux miens.
Le Bûcheron, drame.


Le genre de vie auquel Marie et sa petite suite se voyaient condamnées était solitaire et retiré au dernier point ; la seule variété dans cette existence dépendait du temps, qui permettait ou rendait impossible la promenade habituelle de la reine dans le jardin ou sur les remparts. Elle travaillait la plus grande partie de la matinée avec ses dames à ces ouvrages d’aiguille, dont quelques-uns nous restent comme preuve de son infatigable application. À cette heure, le page avait la permission de se promener en liberté dans le château et dans l’îlot ; quelquefois même il était engagé à suivre George Douglas lorsque le jeune sénéchal allait chasser sur le lac ou sur ses bords ; ces occasions de divertissement étaient assombries par la mélancolie remarquable qui paraissait toujours couver sur le front de ce gentilhomme, et influer sur toute sa conduite. Sa tristesse était si profonde que Roland ne le voyait jamais sourire et ne l’entendait jamais dire une seule parole qui n’eût pas rapport à l’objet présent de leur exercice.

Les moments de la journée les plus agréables pour Roland étaient ceux qu’on lui permettait de passer en compagnie avec la reine et ses suivantes, ainsi que le temps régulier du dîner, qu’il partageait avec dame Marie Fleming et Catherine Seyton. Dans ces moments il avait souvent occasion d’admirer l’esprit vif et l’imagination inventive de cette dernière : elle ne se fatiguait jamais de ses efforts pour amuser sa maîtresse, et pour bannir pendant un temps du moins la mélancolie qui desséchait son cœur. Elle dansait, elle chantait, elle racontait des histoires des âges anciens et modernes avec ce talent naïf dont le charme ne consiste pas, pour celui qui le possède, dans la vanité de briller aux yeux des autres, mais dans la consciencieuse chaleur avec laquelle on l’exerce. Et néanmoins à une si haute perfection il se mêlait chez Catherine un air de rusticité et d’étourderie plus propre à une jeune villageoise, à la reine du cercle qui entoure l’arbre de mai, qu’à la descendante illustre d’un ancien baron. Une pointe d’audace, éloignée de l’effronterie, et ne ressemblant nullement à la grossièreté vulgaire, donnait un caractère piquant à tout ce qu’elle faisait. Marie, en la défendant quelquefois contre les reproches de sa grave compagne, la comparait à un oiseau qui, échappé de sa cage, répète gaiement sur les branches du taillis verdoyant les chansons qu’il apprit dans la captivité.

Les moments que le page pouvait passer en présence de cette créature enchanteresse s’écoulaient si rapidement pour lui, qu’ils balançaient l’ennui fatigant de tout le reste de la journée. Le temps de la conversation était cependant très-court, et jamais entretien particulier entre Catherine et lui n’était permis ; une pareille entrevue n’était pas même possible. Soit par quelque précaution spéciale pour l’honneur de la maison de la reine, soit que telles fussent ses idées générales des convenances, dame Fleming semblait surtout attentive à ce point de discipline, et elle employait dans le seul intérêt de Catherine toute la prudence et l’expérience qu’elle avait acquises lorsqu’elle portait le titre de Mère des dames d’honneur de la reine, et par lesquelles elle s’était attiré la haine bien cordiale de ses subordonnées. Elle ne put empêcher cependant des rencontres fortuites : il aurait fallu pour cela que Catherine eût été plus soigneuse à les éviter, et Roland Græme moins empressé à les rechercher. Un sourire, une raillerie, un sarcasme dépouillé de sa sévérité par le coup d’œil qui l’accompagnait, était tout ce que le temps leur permettait dans de semblables occasions. Mais ces entrevues passagères ne fournissaient pas le temps et les moyens de renouveler la discussion sur les circonstances de leurs précédentes rencontres ; elles ne permettaient pas non plus à Roland d’éclaircir la mystérieuse apparition du page au manteau de velours pourpre dans l’hôtellerie de Saint-Michel.

Les mois d’hiver avaient passé tristement et le printemps était déjà avancé, lorsque Roland Græme observa un changement graduel dans la conduite de ses compagnes de prison. N’ayant à s’occuper d’aucune affaire, et, comme ceux de son âge, de son éducation et de sa condition, suffisamment curieux de ce qui se faisait autour de lui, il arriva par degrés à soupçonner et enfin à se convaincre qu’il s’agitait, parmi ses compagnes de captivité, un plan qu’elles désiraient lui dérober. Il devint presque certain à ses yeux que, par des moyens à lui inconnus, la reine Marie entretenait une correspondance au-delà des murs et des flots qui entouraient sa prison, et qu’elle nourrissait quelque espoir secret de délivrance ou d’évasion. Dans les conversations avec ses suivantes, auxquelles il était nécessairement présent, la reine ne pouvait pas toujours s’empêcher de montrer qu’elle avait connaissance d’événements qui se passaient à l’extérieur du château, et que lui Roland n’apprenait que par son rapport. Il observa qu’elle écrivait plus et qu’elle travaillait moins qu’auparavant : d’un autre côté, comme si elle eût voulu endormir les soupçons, elle changeait de conduite envers lady Lochleven ; elle était plus gracieuse avec elle, et semblait se résigner à son sort. « Elles pensent que je suis aveugle, » se dit-il à lui-même, « et que je ne mérite pas qu’on ait confiance en moi, parce que je suis jeune, ou parce que j’ai été envoyé ici par le régent. Bien ! qu’il en soit ainsi, elles seront peut-être fort contentes d’avoir recours à moi dans quelque temps ; et Catherine Seyton, tout effrontée qu’elle est, peut trouver en moi un confident aussi sûr que ce taciturne Douglas, après lequel elle court sans cesse. Peut-être sont-elles fâchées que j’écoute les instructions de maître Élie Henderson : mais c’est leur faute, elles m’y ont envoyé ; et si ce ministre parle avec vérité et bon sens, et prêche seulement la parole de Dieu, il vaut probablement le pape et les conciles. »

Il est à croire que, dans cette dernière conjecture, Roland Græme avait deviné la véritable cause qui empêchait les captives de lui découvrir leur projet. Il avait eu dernièrement plusieurs conférences avec Henderson au sujet de la religion, et il lui avait donné à entendre qu’il avait besoin de ses instructions, quoiqu’il n’eût pas jugé à propos de lui confesser qu’il avait suivi jusqu’alors les dogmes de l’Église de Rome.

Élie Henderson, zélé propagateur de la foi réformée, avait été s’enfermer au château de Lochleven, dans l’intention expresse d’enlever à l’Église de Rome quelques-uns des serviteurs de la reine détrônée, et d’affermir la foi de ceux qui avaient déjà embrassé les doctrines protestantes. Peut-être son espoir tendait-il plus haut ; peut-être élevait-il ses vues de prosélytisme jusqu’à la personne même de la reine déposée. Mais l’obstination avec laquelle Marie et ses dames refusèrent de le voir ou de l’entendre rendit un tel projet, s’il le nourrissait, tout à fait impraticable.

Cependant l’occasion d’augmenter les connaissances religieuses de Roland Græme, et de lui faire concevoir un sentiment convenable de ses devoirs envers le ciel, fut considérée par le bon homme comme une porte ouverte par la Providence pour le salut d’un pécheur. Il ne songeait pas, à la vérité, qu’il convertissait un papiste ; mais telle était l’ignorance que Roland montrait sur les points principaux de la doctrine réformée, que maître Henderson, tout en louant sa docilité en présence de lady Lochleven et de son petit-fils, manquait rarement d’ajouter que son vénérable frère, Henri Warden, devait être maintenant bien déchu en force et en esprit, puisqu’il trouvait un de ses catéchumènes si mal instruit sur les principes de sa croyance. Roland Græme, il est vrai, ne pensait pas qu’il fût nécessaire de lui donner le véritable motif de cette ignorance, à savoir, qu’il s’était fait un point d’honneur d’oublier tout ce que Henri Warden lui avait enseigné, aussitôt qu’il n’avait plus été obligé de le répéter comme une leçon apprise par routine. Les leçons de son nouvel instructeur, si elles n’étaient pas données avec autant d’autorité, étaient reçues d’une oreille plus docile, et avec un plus grand désir d’instruction : la solitude du château de Lochleven était d’ailleurs bien favorable à ces pensées plus graves que toutes celles que le page avait eues jusqu’ici. Il hésitait cependant encore comme une personne à demi persuadée. Mais son attention aux instructions du chapelain lui avait déjà gagné les faveurs mêmes de la vieille et sévère châtelaine : on lui permit une fois ou deux, mais avec de grandes précautions, d’aller au village voisin de Kinross, situé sur la terre ferme, pour remplir quelques commissions peu importantes dont l’avait chargé son infortunée maîtresse.

Pendant quelque temps, Roland Græme put être considéré comme neutre entre les deux partis qui habitaient la tour de Lochleven. Mais à mesure qu’il faisait des progrès dans l’opinion de la maîtresse du château et de son chapelain, il s’apercevait, à son grand chagrin, qu’il perdait du terrain dans celle de Marie et de ses femmes.

Il en vint par degrés à penser qu’il était regardé comme un espion de leurs discours : au lieu de l’aisance avec laquelle ces dames parlaient auparavant en sa présence, sans retenir aucun sentiment naturel de colère ou de chagrin, ou de joie, maintenant leur conversation était soigneusement restreinte aux sujets les plus indifférents, et elles observaient même en les traitant une réserve étudiée. Ce manque sensible de confiance était accompagné d’un changement analogue dans leur conduite personnelle envers le malheureux page. La reine, qui l’avait d’abord traité avec une bienveillance marquée, lui parlait à peine maintenant, sauf pour quelques ordres nécessaires à son service. Lady Fleming restait à son égard dans les termes de la politesse la plus sèche et la plus réservée, et Catherine Seyton devint plus amère dans ses plaisanteries : elle montrait une humeur froide et revêche dans toutes les communications qu’il avait avec elle. Ce qui le choquait le plus, c’est qu’il voyait, ou croyait voir des marques d’intelligence entre George Douglas et la belle Catherine Seyton. Aigri par la jalousie, il se persuada que leurs regards se communiquaient des secrets d’importance. « Il n’est pas étonnant, pensait-il, que, courtisée par le fils d’un baron orgueilleux et puissant, elle n’ait plus une parole ou un regard pour un pauvre page sans fortune. »

En un mot la position de Roland Græme devint tout à fait insupportable, et son cœur se souleva naturellement contre l’injustice de ce traitement qui le privait du seul agrément propre à le dédommager d’une réclusion insupportable sous tout autre rapport. Il accusait d’inconséquence la reine Marie et Catherine Seyton (il était indifférent à l’opinion de dame Fleming) : en effet, elles semblaient lui en vouloir pour les suites naturelles d’un ordre qui venait d’elles-mêmes. Ne l’avaient-elles pas envoyé pour écouter ce prédicateur à la parole puissante ? « L’abbé Ambroise, pensait-il, connaissait mieux la faiblesse de leur papisme, lorsqu’il m’enjoignait de répéter dans mon esprit des ave, des credo des pater, tout le temps que le vieux Henri Warden prêchait ou sermonnait, pour m’empêcher de prêter un seul instant l’oreille à ses doctrines hérétiques. Mais je ne supporterai pas long-temps une telle vie, » se dit-il à lui-même avec fermeté. « Pensent-elles que je trahirai ma maîtresse parce que je vois matière à des doutes dans sa religion ? Ce serait servir le diable pour l’amour de Dieu, comme on dit. Non ; mais au moins je rentrerai dans le monde : celui qui sert de belles dames a droit de s’attendre à des paroles et à des regards de bonté, et je n’ai point reçu du ciel l’âme d’un vrai gentilhomme pour me soumettre aux froideurs des soupçons et des mauvais traitements, en récompense d’une vie passée dans la captivité. Je parlerai de cela à George Douglas demain, lorsque nous irons ensemble à la pêche. »

Il passa la nuit sans dormir, en agitant cette résolution magnanime ; et le lendemain matin, lorsqu’il se leva, il n’était pas encore bien décidé s’il la tiendrait ou non. Il arriva qu’il fut appelé par la reine à une heure inaccoutumée et à l’instant même où il allait partir avec George Douglas. Il se rendit au jardin pour recevoir ses ordres ; mais, comme la ligne qu’il tenait à la main annonçait son intention, la reine, se tournant vers lady Fleming, lui dit : « Catherine peut chercher quelque autre amusement pour nous, ma bonne amie, notre prudent page a déjà formé sa partie de plaisir pour aujourd’hui.

— J’ai dit dès le commencement, répondit lady Fleming, que Votre Grâce ne tirerait aucune ressource de la compagnie d’un jeune homme qui a tant de connaissances parmi les huguenots et qui a les moyens de passer son temps plus agréablement qu’avec nous.

— Je souhaite, » ajouta Catherine, dont le visage animé se colora de dépit, « que ses amis nous débarrassent de lui et nous ramènent en sa place un page, si toutefois il s’en trouve un, fidèle à sa reine et à sa religion.

— Une partie de vos souhaits peut s’accomplir, madame, » dit Roland Græme, incapable de retenir plus long-temps les sentiments qu’excitait en lui le mauvais accueil qu’il recevait de tout le monde, et il fut sur le point d’ajouter : « Je vous souhaite de tout mon cœur en ma place un page, s’il peut s’en trouver un, qui soit capable d’endurer les caprices des femmes sans en devenir fou. » Heureusement il se rappela le remords qu’il avait senti pour avoir cédé à sa vivacité de caractère dans une occasion semblable ; et, fermant la bouche, il retint sur ses lèvres un reproche si déplacé en présence d’une reine.

« Pourquoi restez-vous ici, dit la reine, comme si vous aviez pris racine dans le parterre ?

— Seulement pour attendre les ordres de Votre Grâce, répondit le page.

— Je n’en ai pas à vous donner. Allez, monsieur ! »

Comme il quittait le jardin pour gagner la barque, il entendit distinctement Marie réprimander une de ses dames en ces termes : « Vous voyez à quoi vous nous avez exposées. »

Cette courte scène fixa Roland dans la résolution de quitter le château, s’il était possible, et de faire part de son dessein à George Douglas sans perdre de temps. Ce gentilhomme, silencieux comme à l’ordinaire, était assis à la poupe du petit esquif dont ils se servaient dans de telles occasions, arrangeant ses ustensiles de pêche, et de temps en temps indiquant par signes à Roland, qui maniait les rames, où il devait diriger la barque. Lorsqu’ils furent à quelque distance du château, Roland cessa de ramer, et s’adressant un peu brusquement à son compagnon : « J’ai quelque chose d’important à vous dire, si votre plaisir est de m’écouter, messire. »

À ces mots la passive mélancolie du visage de Douglas disparut ; il tressaillit, et regarda le page de l’air empressé et pénétrant de quelqu’un qui s’attend à une communication grave et alarmante.

« Je suis fatigué à la mort de votre château de Lochleven, continua Roland.

— Est-ce là tout ? dit Douglas ; je ne connais aucun de ses habitants qui soit plus charmé de son séjour.

— Mais je ne suis ni membre de la famille, ni prisonnier ; je puis donc raisonnablement songer à changer de demeure.

— Vous auriez les mêmes raisons pour en changer, si vous étiez en même temps l’un et l’autre.

— Non seulement je suis fatigué de vivre dans le château de Lochleven, mais même je suis tout à fait déterminé à l’abandonner.

— C’est une résolution plus aisée à prendre qu’à exécuter.

— Aucunement, si Votre Seigneurie et votre mère lady Lochleven y consentent.

— Vous vous trompez, Roland ; vous verrez que le consentement de deux autres personnes est également essentiel, celui de la reine Marie votre maîtresse, et celui de mon oncle le régent qui vous a placé auprès de sa personne, et qui n’entendra pas qu’elle change si tôt les personnes de sa suite.

— Et dois-je rester ici bon gré mal gré ? » demanda le page un peu effrayé d’une perspective qu’une personne douée de plus d’expérience aurait entrevue plus tôt.

— Du moins, répondit George Douglas, vous devez y rester jusqu’à ce qu’il plaise à mon oncle de vous en faire sortir.

— Franchement, en vous parlant comme à un gentilhomme incapable de me trahir, je vous avouerai que, si je me croyais prisonnier ici, ni les murs ni le lac ne pourraient long-temps m’y retenir.

— Franchement, lui répondit Douglas, je ne pourrais vous blâmer de tenter cette évasion. Néanmoins, pour ce seul fait, mon père, ou mon oncle, ou le comte, ou l’un de mes frères, ou en un mot tous les lords du roi entre les mains desquels vous viendriez à tomber, vous feraient pendre comme un chien, ou comme une sentinelle qui a quitté son poste ; et je vous promets que vous ne leur échapperiez pas facilement. Mais dirigeons-nous vers l’île de Saint-Serf ; il s’élève une brise de l’ouest, et au vent de l’île nous ferons une bonne pêche à l’endroit où le courant est le plus fort. Lorsque nous aurons pêché pendant une heure, nous reprendrons l’entretien.

Leur pêche fut heureuse ; mais jamais deux pêcheurs à la ligne ne furent plus silencieux.

Lorsque la pêche fut finie, Douglas prit les rames à son tour, et par son ordre Roland Græme prit le gouvernail en dirigeant la barque vers le lieu où ils devaient débarquer. Mais de son côté Douglas s’arrêta au milieu de sa course, et après avoir jeté les yeux autour de lui, il dit à Roland :

« Il y a une chose que je pourrais vous révéler ; mais il s’agit d’un secret si profond que même ici, entourés comme nous le sommes par les eaux et le ciel sans qu’on puisse nous entendre, je ne puis prendre sur moi de le découvrir.

— Il vaut mieux qu’il reste caché, monsieur, répondit Roland Græme, si vous doutez de l’honneur de celui qui peut peut vous entendre.

— Je ne doute pas de votre honneur ; mais vous êtes jeune, imprudent et inconstant ?

— Jeune ! je le suis ; je puis être imprudent aussi ; mais qui vous a dit que je fusse inconstant ?

— Une personne qui vous connaît mieux peut-être que vous ne vous connaissez vous-même.

— Je suppose que vous voulez dire Catherine Seyton, » reprit le page dont le cœur battait à ce nom ; « mais elle est elle-même cinquante fois plus inconstante dans son humeur que les flots qui nous ballottent.

— Mon jeune ami, reprit Douglas, je vous prie de vous rappeler que Catherine Seyton est une dame d’un sang et d’une naissance nobles, et qu’on ne doit pas en parler si légèrement.

— Maître George de Douglas, ces paroles m’ont tout l’air d’une menace ; mais je vous prie d’observer que je fais aussi peu de cas d’une menace que d’une nageoire de ces truites mortes. Qui plus est, je vous rappellerai que le champion qui entreprend la défense de chaque dame de noble sang et de noble naissance, accusée devant lui d’inconstance dans ses affections ou dans ses manières à l’égard des gens, se prépare un peu trop d’ouvrage.

— Allez, » dit le sénéchal, mais d’un ton de bonne humeur, « vous êtes un jeune fou incapable de vous occuper de toute matière plus sérieuse que de jeter un filet ou de lancer un faucon.

— Si votre secret concerne Catherine Seyton, répliqua le page, je m’en soucie peu, et vous pouvez le lui dire, si vous voulez ; je sais qu’elle trouve au besoin l’occasion de causer avec vous, comme elle l’a fait jusqu’à présent. »

La rougeur qui couvrit le visage de Douglas fit croire au page qu’il avait découvert la vérité en parlant au hasard, et cette pensée était un poignard qu’il sentait plonger dans son sein. Son compagnon, sans lui répondre, reprit les rames et les agita vigoureusement jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés à l’île dans laquelle était le château. Les domestiques reçurent le produit de la pêche, et les deux pêcheurs s’étant séparés en silence, retournèrent chacun dans leur appartement.

Roland Græme avait passé une heure à murmurer contre Catherine Seyton, la reine, le régent, et toute la maison de Lochleven, en commençant par George Douglas, lorsque le moment arriva où son devoir l’appelait pour le repas de la reine. Comme il disposait sa toilette dans ce dessein, il regretta le temps consacré à ce qu’il avait regardé jusqu’alors, avec toute la fatuité de son âge, comme l’occupation la plus importante de la journée. Lorsqu’il prit sa place derrière le fauteuil de la reine, ce fut avec un air de dignité offensée qui n’échappa point aux yeux de Marie Stuart, et qui probablement lui parut assez ridicule ; car elle dit quelques mots en français à ses dames : lady Fleming sourit, et Catherine parut à moitié contente et à moitié déconcertée. Cette plaisanterie, dont le sujet lui était caché, fut prise naturellement par le malheureux page comme une nouvelle offense, et son maintien, déjà sombre, en prit un degré de plus de tristesse, ce qui aurait pu l’exposer à de nouvelles railleries ; mais Marie parut disposée à y faire trêve, et à prendre compassion de ses sentiments.

Avec ce tact tout particulier et cette finesse qu’aucune femme ne possédait plus parfaitement qu’elle, elle se mit à calmer par degré l’humeur contrariée de son magnanime serviteur. La bonté du poisson qu’il avait pris, le fumet délicieux, les belles couleurs rouges des truites qui avaient depuis long-temps donné une réputation au lac, la conduisirent d’abord à exprimer ses remercîments à son page pour l’agréable supplément qu’il avait fourni à sa table, surtout un jour de jeûne : elle arriva ainsi à s’informer de l’endroit où les poissons avaient été pris, de leur grosseur, de leurs qualités particulières, de la saison où ils étaient abondants, et à établir une comparaison entre les truites du Lochleven et celles qu’on trouve dans les lacs et les rivières du sud de l’Écosse. La mauvaise humeur de Roland Græme n’était pas d’un caractère à durer long-temps. Elle disparut comme le brouillard devant le soleil, et il fut aisément engagé dans une dissertation savante et animée sur la truite du Lochleven, la truite de mer, la truite de rivière, la truite à tête de taureau, le char[61], qui ne s’élance jamais pour mordre à l’hameçon ; le par, que quelques-uns regardent comme un saumon qui n’a pas encore pris toute sa croissance ; les herlings, qui fréquentent le Nith ; les vendisses, qu’on trouve seulement dans le Castle-Loch de Lochmaden : il allait poursuivre avec l’impétuosité, le feu et l’enthousiasme d’un jeune homme passionné pour la pêche, lorsqu’il s’aperçut que le sourire avec lequel la reine avait commencé à l’écouter disparaissait peu à peu, et que, malgré ses efforts pour les retenir, ses larmes roulaient dans ses yeux. Il s’arrêta aussitôt, et lui demanda d’une voix triste s’il aurait eu le malheur involontaire de déplaire à Sa Grâce.

« Non, mon pauvre enfant, répliqua la reine ; mais pendant que vous énumériez les lacs et les rivières de mon royaume, mon imagination m’a entraînée, comme cela m’arrive quelquefois : elle m’avait tirée de ces murs horribles, et m’avait transportée sur les bords des fleuves romantiques du Nithsdale, et près des tours royales de Lochmaden. Ô terre que mes pères ont si longtemps gouvernée ! Votre reine est privée maintenant des plaisirs que vous étalez en abondance, et la plus pauvre mendiante, qui peut errer en liberté d’une ville à l’autre, rejetterait avec mépris la proposition de changer de sort avec Marie d’Écosse.

— Votre Altesse, demanda lady Fleming, veut-elle se retirer ?

— Venez alors avec moi, Fleming, dit la reine, je ne veux pas affliger de jeunes cœurs par la vue de mes chagrins. »

Elle accompagna ces mots d’un regard de compassion qu’elle laissa tomber sur Roland et Catherine, qui restèrent seuls dans l’appartement.

Le page se trouva dans une position tant soit peu embarrassante ; car, comme le lecteur peut l’avoir éprouvé en pareille circonstance, il est très difficile de soutenir toute la dignité d’une personne offensée en présence d’une jeune fille charmante, quelque raison qu’on ait d’être fâché contre elle. Catherine Seyton, de son côté, était comme un fantôme qui, connaissant la terreur que sa présence inspire, est disposé à donner au pauvre mortel qu’il visite le temps de reprendre ses esprits et de se conformer aux grandes règles de la démonologie, en parlant le premier. Mais comme Roland ne semblait pas très-empressé de mettre à profit sa condescendance, elle fit les premiers pas et ouvrit elle-même la conversation.

« Je vous en prie, beau sire, si vous me permettez de troubler votre auguste réserve par une question aussi simple, qu’avez-vous fait de votre rosaire ?

— Il est perdu, madame, perdu depuis quelque temps, » répondit Roland à moitié indigné et moitié embarrassé.

« Et puis-je aussi vous demander, monsieur, continua Catherine, pourquoi vous ne l’avez pas remplacé par un autre ? J’ai presque envie, » dit-elle en tirant de sa poche un chapelet à grains d’ébène monté en or, « de vous en présenter un, et de vous l’offrir pour l’amour de moi, afin que vous vous rappeliez notre ancienne connaissance. »

Ce fut d’une voix un peu tremblante que ces paroles furent prononcées : elles firent évanouir le ressentiment de Roland, et ramenèrent aux côtés de Catherine ; mais la jeune fille reprit à l’instant ce ton fier et hardi qui lui était familier. « Je ne vous ai pas commandé, dit-elle, de venir vous asseoir à mes côtés, car cette connaissance dont je vous parle est froide et glacée, morte et enterrée depuis long-temps.

— À Dieu ne plaise ! s’écria le page : elle est seulement endormie, et maintenant que vous désirez qu’elle se réveille, belle Catherine, croyez que ce gage de la faveur que vous me rendez…

— Non, non, » dit Catherine en tirant le rosaire vers lequel Roland étendait la main en parlant ; « j’ai changé d’idée et la réflexion me vient : que ferait un hérétique de ces grains sacrés qui ont été bénits par le père lui-même de l’Église ? »

Roland était mal à son aise, car il voyait clairement sur quel sujet la conversation allait rouler, et il sentait qu’en tout cas elle devait être embarrassante : « Mais, objecta-t-il, c’était comme un gage de votre affection que vous me les offriez.

— Oui, beau sire ; mais cette affection était accordée au fidèle sujet, au loyal et pieux catholique, à celui qui s’était solennellement dévoué en même temps que moi à l’accomplissement d’un grand devoir ; vous le comprenez aujourd’hui, il s’agissait de servir l’Église et la reine : c’était à une telle personne, si vous la connaissez, que mon affection était due, et non à l’associé des hérétiques, et, ce qui est pire encore, à un futur renégat.

— J’aurais difficilement deviné, belle demoiselle, » dit Roland avec indignation, « que la girouette de votre faveur tournait seulement au vent catholique, lorsque je la vois se diriger sur George Douglas, qui, je pense, est partisan du roi et protestant.

— Ayez meilleure opinion de George Douglas, dit Catherine, que de penser… » Ici elle s’arrêta comme si elle en eût dit trop ; puis continuant : « Je vous assure, dit-elle, mon beau monsieur Roland, que vous faites beaucoup de peine à tous ceux qui vous veulent du bien.

— Leur nombre est très-petit, je pense, et leur chagrin, s’ils en ressentent, n’est pas si profond qu’il ne disparaisse en dix minutes.

— Ils sont plus nombreux et ont de plus hautes pensées sur vous que vous ne semblez le croire ; mais peut-être ont-ils tort. Vous êtes le meilleur juge de votre propre conduite ; et si vous préférez l’or et les terres de l’Église à l’honneur, à la loyauté et à la foi de vos pères, pourquoi seriez-vous plus embarrassé de votre conscience que les autres ?

— Que le ciel m’en soit témoin, dit Roland, s’il y a quelque différence entre ma croyance et la vôtre… c’est-à-dire, si j’ai nourri quelques doutes sur des points de la religion, ils m’ont été inspirés par mon désir sincère de connaître la vérité, et suggérés par ma conscience !

— Ah, ah ! votre conscience ! votre conscience ! » répéta Catherine avec une emphase ironique ; « votre conscience est le bouc émissaire. Je réponds qu’elle est vigoureuse : elle supportera le poids d’un des meilleurs manoirs de l’abbaye de Sainte-Marie de Kennaquhair, confisquée dernièrement au profit de notre noble seigneur le roi, sur l’abbé et sa communauté, pour le haut crime de fidélité à leurs vœux religieux, et sur le point d’être accordée par le haut et puissant traître James comte de Murray à son bon page de dames Roland Græme, pour ses loyaux et fidèles services de sous-espion, de sous-tourne-clef, à la garde de la personne de sa souveraine légitime, la reine Marie.

— Vous vous méprenez cruellement à mon égard ; oui, Catherine, très-cruellement. Dieu sait que je défendrais cette pauvre reine au risque de ma vie ; mais que puis-je faire, que peut-on faire pour elle ?

— On peut faire assez, on peut faire beaucoup ; on pourrait faire tout, si les hommes étaient tous fidèles et braves comme les Écossais du temps de Bruce et de Wallace. Oh ! Roland, à quelle entreprise refusez-vous aujourd’hui votre cœur et votre bras, et cela par pure froideur ou légèreté d’esprit !

— Comment puis-je renoncer à une entreprise qui ne m’a jamais été communiquée ? La reine, ou vous, ou toute autre personne m’a-t-elle ordonné quelque chose pour son service que j’aie refusé ? Ou plutôt ne m’avez-vous pas toutes tenu aussi éloigné de vos conseils que si j’eusse été le traître le plus dangereux depuis le temps de Ganelon.

— Et qui donc aurait été donner sa confiance à l’ami, à l’élève, au compagnon de l’hérétique prédicateur Henderson ? Oui, vous avez choisi un bon précepteur à la place de l’excellent père Ambroise, qui est maintenant chassé de son monastère, s’il ne languit pas même dans une prison pour s’être opposé à la tyrannie de Morton, au frère duquel les biens de cette noble maison de Dieu avaient été donnés par le régent.

— Est-il possible ! s’écria le page ; l’excellent père Ambroise est-il si malheureux ?

— S’il avait appris que vous renonciez à la foi de vos pères, répondit Catherine, c’eût été un coup plus dur pour lui que tous les tourments que la tyrannie peut lui faire endurer.

— Mais pourquoi, » dit Roland très-ému, supposez-vous que… que… que je pense comme vous dites ?

— Le niez-vous, répliqua Catherine ; ne conviendrez-vous pas que vous avez bu le poison que vous auriez du éloigner de vos lèvres ? Nierez-vous qu’il fermente maintenant dans vos veines, s’il n’a pas encore corrompu les sources de la vie ? Nierez-vous que vous avez des doutes, comme vous les appelez dans votre orgueil, touchant les points dont les papes et les conciles ont regardé comme une impiété de douter un instant ? Votre foi n’est-elle pas chancelante, si elle n’est pas déjà renversée ? Ce prédicateur hérétique ne se glorifie-t-il pas de sa conquête ? Cette femme hérétique, notre geôlière, ne cite-t-elle pas votre exemple aux autres ? La reine et lady Fleming ne vous regardent-elles pas comme déchu ? Y a-t-il ici quelqu’un, une seule personne exceptée, et je nommerai cette personne, quelque mauvaise opinion que vous puissiez concevoir de ma bonne volonté à votre égard ; y a-t-il quelqu’un, excepté moi, qui conserve même une lueur d’espérance que vous réaliserez ce que nous pensions autrefois de vous ? »

Notre malheureux page fut frappé de confusion en apprenant ainsi ce que l’on avait attendu de lui, et en l’apprenant de la bouche de la personne qu’il aimait le plus au monde ; car aucun objet n’avait pu bannir Catherine de sa pensée depuis leur première rencontre, et il s’était encore plus attaché à elle depuis son long séjour dans le château de Lochleven. « Je ne sais pas, répliqua-t-il enfin, ce que vous attendez ou ce que vous craignez de moi. J’ai été envoyé ici pour servir la reine Marie, et je m’acquitterai de mes devoirs à la vie, à la mort. Si quelqu’un attendait de moi des services d’un autre genre, je n’étais pas homme à les rendre. Je n’approuve ni ne désapprouve les doctrines de l’Église réformée. Voulez-vous que je dise toute la vérité ? il me semble que c’est la corruption du clergé catholique qui a seule attiré ce jugement sur les têtes de nos frères : et que sais-je ? ces épreuves tourneront peut-être à leur amendement. Mais pour trahir cette malheureuse reine, Dieu sait que je ne suis pas coupable de cette pensée. Eussé-je d’elle une opinion pire que celle que je m’en suis faite, comme son serviteur ou comme son sujet, je ne la trahirais pas. Que dis-je ? bien loin de la trahir, je l’aiderais dans toutes les entreprises qui tendraient à la mettre en état de se justifier aux yeux de tous.

— Assez, assez, » répondit Catherine en joignant les mains ; « ainsi vous ne nous abandonnerez pas si l’on nous fournit les moyens de mettre notre royale maîtresse en liberté, afin qu’elle puisse soutenir la justice de sa cause contre des sujets rebelles.

— Non, belle Catherine ; mais écoutez ce que lord Murray m’a dit en m’envoyant ici.

— J’écouterais plutôt ce qu’a dit le diable que les paroles d’un sujet perfide, d’un frère dénaturé, d’un faux conseiller, d’un faux ami. Un homme qui ne possédait qu’une chétive pension due à la bonté de la couronne, a été élevé par une reine jusqu’au rang de conseiller de Sa Majesté et de distributeur des dignités de l’État. Cet homme a tout reçu, rang, fortune, titres, crédit, pouvoir : il s’est vu grandir comme un champignon, par la généreuse influence de l’amitié d’une sœur. Et cette reine, cette sœur, par reconnaissance, il l’a enfermée dans un château triste et solitaire ; il l’a déposée ; et il l’assassinerait s’il en avait l’audace.

— Je ne pense pas si mal du comte de Murray, dit Roland Græme, et franchement, » ajouta-t-il avec un léger sourire, « il me faudrait quelque récompense pour me faire embrasser avec une résolution ferme et décidée un parti ou l’autre.

— Eh ! si ce n’est que cela, » dit Catherine Seyton avec enthousiasme, « vous aurez pour récompense les prières des sujets opprimés, du clergé persécuté, des nobles insultés, un honneur immortel dans les âges futurs, une reconnaissance ardente pour le présent, la gloire sur la terre et la félicité dans le ciel ! Votre pays vous bénira, votre reine vous devra tout, vous parviendrez d’un seul coup du plus bas au plus haut rang de la chevalerie, tous les hommes vous honoreront, toutes les femmes vous aimeront, et moi qui ai juré avec vous de travailler à la délivrance de Marie Stuart, je… oui, je vous aimerai plus qu’une sœur n’a jamais aimé son frère.

— Continuez, continuez ! » dit Roland en mettant un genou en terre, et en prenant la main que dans la chaleur de son exhortation Catherine lui avait tendue.

« Non, dit-elle en s’arrêtant, « j’en ai déjà trop dit, beaucoup trop si je ne réussis pas, avec vous, et trop peu si je réussis. Mais je réussirai, » continua-t-elle en lisant dans les yeux de Roland qu’il répondait à son enthousiasme. « Oui, je réussirai ; ou plutôt la bonne cause réussira par sa propre force, c’est ainsi que je te consacre à elle. » À ces mots, elle approcha son doigt de la tête de Roland étonné, et sans le toucher elle fit le signe de la croix sur son front ; puis elle inclina son visage vers lui et sembla baiser l’espace vide dans lequel elle avait tracé le pieux symbole. Alors se relevant et s’échappant, elle courut se réfugier dans la chambre de la reine.

La jeune fille enthousiaste était partie, et Roland restait encore un genou en terre, retenant sa respiration, et les yeux fixés sur l’espace que venait d’occuper la forme enchanteresse de Catherine Seyton. Si la joie de ses pensées n’était pas sans mélange, la peine et le plaisir se fondaient du moins dans son âme en une sensation poignante et qui tient de l’enchantement, la liqueur la plus enivrante que la vie puisse nous offrir dans sa coupe si diversement remplie. Il se leva et se retira lentement ; et, quoique M. Henderson le chapelain prêchât ce soir-là son meilleur sermon sur les erreurs du papisme, je ne répondrais pas qu’il ait été suivi attentivement dans toute la série de ses syllogismes par le jeune prosélyte pour l’utilité duquel il avait choisi ce sujet.


CHAPITRE XXV.

le chapelain.


Lorsque la torche de l’amour a mis le cœur en feu, vient dame Raison avec ses vues et ses précautions : elle sert autant que le vieux bedeau à barbe grise, qui du haut des voûtes de l’Église fait jouer sa vieille pompe pour lancer goutte à goutte un filet d’eau bien mince sur un immense incendie.
Ancienne comédie.


En proie à ses rêveries, Roland Græme se rendit le lendemain matin sur les créneaux du château, comme dans un lieu où il pouvait se livrer sans être interrompu aux pensées qui l’assiégeaient en foule. Mais ce lieu de retraite se trouva mal choisi pour l’instant, car il y fut joint par maître Élie Henderson.

« Je vous cherchais, jeune homme, dit le prédicateur ; car j’ai à vous parler d’une chose qui vous touche de près. »

Le page n’avait pas de prétexte pour éviter la conférence que lui offrait ainsi le chapelain, bien qu’il pensât qu’elle pouvait devenir embarrassante.

« En vous enseignant, aussi bien que mes faibles moyens me l’ont permis, vos devoirs envers Dieu, dit le chapelain, je n’ai pas assez long-temps insisté sur vos devoirs envers l’homme, et ce retard a été bien involontaire. Vous êtes ici au service d’une dame, honorable quant à sa naissance, méritant la pitié de tous pour ses infortunes, et qui même ne possède que dans un trop haut degré ces qualités extérieures qui gagnent les regards et l’attention des hommes. Avez-vous considéré vos devoirs envers cette dame, envers Marie d’Écosse, sous leur vrai point de vue et dans leurs conséquences ?

— Je me flatte, révérend ministre, répondit Roland, de connaître assez bien les devoirs qu’un serviteur tel que moi doit remplir envers sa royale maîtresse, surtout dans une situation si déchue et si malheureuse.

— Très-bien ; mais ce sont ces honnêtes sentiments eux-mêmes qui peuvent, dans l’état où se trouve Marie, t’entraîner dans un grand crime et une grande trahison.

— Comment cela ? révérend ministre ; j’avoue que je ne vous comprends pas.

— Je ne vous parle pas des crimes de cette femme mal conseillée, dit le prédicateur ; ce n’est point une énumération à faire entendre aux oreilles de son serviteur dévoué. Mais il suffit de dire que cette malheureuse femme a rejeté plus d’offres de grâce, plus d’espérances de gloire, qu’on n’en ait jamais fait à une princesse sur la terre ; et, maintenant que son jour de prospérité est passé, elle est enfermée dans ce château solitaire pour le bien commun du peuple d’Écosse, et peut-être pour le salut de son âme.

— Révérend ministre, » dit Roland non sans un peu d’impatience, « je sais trop bien que mon infortunée maîtresse est emprisonnée, puisque j’ai le malheur de partager moi-même son isolement, ce qui, pour vous parler franchement, m’ennuie à la mort.

— C’est de cela même que je veux vous parler, » dit le chapelain avec douceur ; « mais d’abord, mon bon Roland, jetez les yeux sur l’aspect charmant de cette plaine cultivée qui s’étend devant nous. Vous voyez, où la fumée s’élève, ce village à moitié caché par les arbres, et vous savez que c’est le séjour de la paix et de l’industrie. D’espace en espace, vous voyez, sur les bords de la rivière qui le traverse, les tours grisâtres des barons, séparées par des chaumières, et vous savez qu’eux aussi vivent en paix dans leur ménage ; la lance est suspendue à la muraille et l’épée reste dans le fourreau. Vous voyez aussi plus d’une belle église où l’eau pure de la vie est offerte à la soif, et où la faim trouve une nourriture spirituelle. Que mériterait celui qui promènerait le fer et la flamme dans une contrée si belle et si heureuse, qu forcerait les gentilshommes à tirer leurs épées et à les tourner les uns contre les autres, qui incendierait la chaumière et la tour, et qui éteindrait leurs charbons fumants avec le sang de ceux qui les habitent ? que mériterait celui qui relèverait cet ancien Dagon[62] de la superstition que les saints du siècle ont brisé, et qui transformerait les églises du Seigneur en ces lieux hauts où l’on sacrifie à Baal[63] !

— Vous venez de tracer un effrayant tableau, révérend ministre ; cependant je ne devine pas qui vous pouvez accuser du projet d’effectuer un changement aussi horrible.

— Dieu me préserve de te dire que tu es cet homme ; et cependant, Roland Græme, fais-y bien attention, si tu as des devoirs à remplir envers ta maîtresse, la paix de l’Écosse et la prospérité de ses habitants t’imposent des devoirs plus importants encore ; songe à t’en acquitter ; sinon Roland, tu peux être l’homme sur la tête duquel retomberont les malédictions et les châtiments dus aux crimes dont je t’ai offert le tableau. Si tu te laisses gagner par le chant de ces sirènes et que tu aides à faire évader cette malheureuse femme de ce lieu de pénitence et de sûreté, c’en est fait de la paix pour les chaumières de l’Écosse, de la prospérité pour ses palais, et l’enfant à naître maudira un jour le nom de l’homme, premier auteur des maux que doit amener une guerre entre la mère et le fils.

— Je ne connais pas un tel projet, révérend ministre, et ainsi je n’y puis apporter aucun remède. Mon devoir auprès de la reine Marie n’est que celui d’un serviteur, et c’est une tâche dont j’aurais bien voulu parfois être délivré ; néanmoins…

— C’est pour vous préparer à jouir d’un accroissement de liberté, mon fils, que je me suis efforcé de graver dans votre esprit toute la responsabilité qui vous accompagne dans l’exercice de vos fonctions. George Douglas a dit à lady Lochleven que vous étiez fatigué de ce service, et comme votre congé ne peut vous être accordé, mon intercession a presque déterminé la bonne dame à vous employer à quelques commissions au dehors, commissions qui jusqu’ici avaient été remises à des personnes de confiance. c’est pourquoi, venez avec moi chez lady Lochleven, car vous allez avoir à remplir aujourd’hui même un message de cette nature.

— Je vous prie de m’excuser, révérend ministre, » dit le page qui sentait qu’une augmentation de confiance de la part de la maîtresse du château et de ses habitants rendrait sa position doublement embarrassante sous le point de vue moral ; « un seul homme ne peut servir deux maîtres, et je crains que ma maîtresse ne me sache pas bon gré de recevoir d’autres ordres que les siens.

— Ne craignez pas cela, on demandera et on obtiendra son consentement. Je crains qu’elle n’adhère trop aisément à un arrangement pareil, dans l’espoir de se servir de vous comme d’un agent pour entretenir une correspondance avec ses prétendus amis, qui feraient de son nom le mot d’ordre de la guerre civile.

— Et ainsi, je serai exposé aux soupçons des deux côtés ; car ma maîtresse me considérera comme un espion placé près d’elle par ses ennemis, me voyant investi de leur confiance ; et lady Lochleven ne cessera jamais de croire à la possibilité d’une trahison de ma part, parce que cette trahison sera devenue possible. Non, je préfère rester comme je suis. » Il y eut ici un silence d’une ou deux minutes, durant lesquelles Henderson regarda fixement Roland, comme pour découvrir si cette réponse n’avait pas un sens que n’indiquaient point explicitement ses paroles. Il ne pénétra rien ; car Roland page depuis son enfance, savait prendre à propos un air triste et rêveur bien propre à cacher ses émotions intérieures.

— Je ne vous comprends pas, Roland, ou plutôt vos idées, sur ce sujet, sont plus profondes qu’il ne convient à votre humeur habituelle. Il me semblait que le plaisir d’aller de l’autre côté du lac avec un arc, un fusil ou une ligne, aurait fait taire en vous tout autre sentiment.

— Sans doute, » répondit Roland qui s’aperçut combien il serait dangereux que les soupçons d’Henderson prissent plus de consistance ; « je n’aurais songé qu’au fusil ou à la rame et à ces oiseaux sauvages que j’ai tant envie de poursuivre dans les joncs où ils se réfugient hors la portée de mon fusil, si vous ne m’aviez pas dit qu’en allant sur la terre ferme, je pouvais faire brûler le bourg et le château, et causer ainsi la chute de l’Évangile et le rétablissement de la messe.

— Suivez-moi donc, dit Henderson, et nous irons parler à lady Lochleven. »

Ils la trouvèrent à déjeuner avec son petit-fils George Douglas ; « Que la paix soit avec Votre Seigneurie ! » dit le chapelain en saluant sa maîtresse, « Roland Græme attend vos ordres.

— Jeune homme, dit lady Lochleven, notre chapelain nous a répondu de ta fidélité, et nous avons résolu de te donner quelques commissions à faire pour nous dans notre bourg de Kinross.

— Non par mon avis, » ajouta froidement Douglas.

« Je n’ai pas dit que ce fût par votre avis, » répondit la dame avec quelque aigreur. « La mère de votre père est assez âgée, je pense, pour pouvoir juger ce qu’elle doit faire dans une circonstance aussi simple. Roland, tu prendras l’esquif et deux de mes gens que Dryfesdale ou Randal désignera, et tu iras chercher plusieurs paquets de vaisselle et de tapisserie qui ont dû arriver cette nuit à Kinross par les chariots d’Édimbourg.

— Vous donnerez ce paquet, dit George Douglas, à un de nos domestiques qui l’attend et que vous trouverez à Kinross. C’est le rapport que j’envoie à mon père, » ajouta-t-il en regardant sa grand’mère, qui marqua son consentement par un signe de tête.

« J’ai déjà annoncé à maître Henderson, objecta Roland Græme, que, comme mon devoir m’attache au service de la reine, il faut obtenir la permission de Sa Grâce pour mon voyage, avant que je puisse me charger de votre commission.

— Informez-vous de cela, mon fils, dit la vieille dame, les scrupules de ce jeune homme sont honorables.

— Je vous demande pardon, madame, je n’ai point l’envie de me présenter devant elle si matin, » répliqua Douglas avec indifférence : « cela pourrait lui déplaire, et je n’en serais nullement flatté.

— Et moi, ajouta lady Lochleven, quoique son caractère se soit adouci, je n’irai point sans nécessité m’exposer à ses sarcasmes.

— Avec votre permission, madame, dit le chapelain, j’irai présenter votre requête à la reine. Durant mon long séjour dans cette maison, elle n’a pas daigné me voir en particulier, ou prêter l’oreille à mes instructions ; et cependant, j’en atteste le ciel, l’amour de son âme et le désir de la faire entrer dans la bonne voie ont été mon principal but en venant ici.

— Prenez garde, maître Henderson, » reprit Douglas d’un ton qui semblait presque railleur, « de vous engager témérairement dans une aventure pour laquelle vous n’avez pas de vocation : un érudit comme vous doit connaître l’adage : Ne accesseris in consilium nisi vocatus. Qui vous a commandé cela ?

— Le maître au service duquel je suis appelé, » répondit le prédicateur en levant les yeux au ciel ; « c’est lui qui m’a commandé de déployer mon zèle pour sa cause en toute occasion.

— Vous n’avez pas été souvent en rapport, ce me semble, avec les cours et les princes, continua le jeune écuyer.

— Non, monsieur, répondit Henderson ; mais, comme mon maître Knox, je ne vois rien d’effrayant dans la jolie figure d’une belle dame.

— Mon fils, interrompit lady Lochleven, n’étouffez pas le zèle de ce brave homme, laissez-le se rendre auprès de l’infortunée princesse.

— Plus volontiers que je n’irais moi-même, » répliqua George Douglas. Mais il y avait quelque chose dans ses manières qui n’était pas d’accord avec ce qu’il disait.

Le ministre se rendit à l’appartement de la royale prisonnière et demanda une audience ; elle lui fut accordée. Il trouva Marie occupée avec ses deux dames à leur travail journalier : elles brodaient. La reine le reçut avec cette politesse qu’en pareil cas elle employait envers tous ceux qui l’approchaient, et le ministre, à son début, fut évidemment plus embarrassé qu’il ne s’y attendait : « La bonne dame de Lochleven, qu’il plaise à Votre Grâce… »

Il s’arrêta un moment, et Marie dit en souriant : « Ma Grâce serait en vérité charmée que lady Lochleven fût notre bonne dame ; mais poursuivez : quelle est la volonté de notre bonne dame de Lochleven.

— Elle désire, madame, reprit le chapelain, que Votre Grâce veuille bien permettre à votre page, à Roland Græme, de se rendre à Kinross pour s’informer de l’arrivée de quelques paquets de tapisserie, envoyés d’Édimbourg pour meubler plus convenablement l’appartement de Votre Grâce.

— Lady Lochleven, répondit la reine, emploie une cérémonie inutile, en nous demandant notre permission pour une chose qui dépend de son bon plaisir. Nous savons bien qu’on nous aurait depuis long-temps privée des services de ce jeune homme si l’on n’avait pas pensé qu’il était plus aux ordres de la bonne dame qu’aux nôtres. Mais nous consentons de grand cœur à ce qu’il s’acquitte de sa commission ; nous ne condamnerons jamais de notre propre volonté une créature vivante à la captivité que nous devons souffrir nous-même.

— Ah ! madame, reprit le prédicateur, il est sans doute naturel à l’humanité de ne point souffrir sans plaintes la perte de la liberté. Cependant il est des personnes qui ont trouvé dans le temps passé au sein de la captivité temporelle les moyens de se racheter d’un esclavage plus terrible.

— Je sais ce que vous voulez dire, monsieur, mais j’ai entendu votre apôtre, j’ai entendu maître John Knox ; et si j’avais eu à être pervertie, j’aurais volontiers cédé au plus éloquent et au plus savant des hérésiarques ; misérable honneur qu’il aurait pu acquérir en triomphant de ma foi et de mon espoir !

— Madame, ce n’est point aux talents et à l’habileté du laboureur que Dieu accorde une récolte abondante ; les vérités qui vous ont été présentées en vain par celui que vous appelez à juste titre notre apôtre, durant le tumulte et les fêtes de votre cour, peuvent mieux se faire entendre dans ces lieux où il vous est loisible de vous livrer à la réflexion. Dieu sait, madame, que je parle dans l’humilité de mon cœur, comme un homme qui ne se comparerait pas plus aux anges immortels qu’au saint homme que vous venez de nommer. Cependant, si vous vouliez appliquer à un noble et légitime usage ces talents et cette instruction que tout le monde vous reconnaît ; s’il vous plaisait de nous laisser entrevoir le plus léger espoir que vous voulez entendre et méditer les puissants arguments qu’on peut alléguer contre l’aveugle superstition et l’idolâtrie dans lesquelles vous avez été élevée, je suis sûr que le plus éloquent de mes frères, que John Knox lui-même, se hâterait d’accourir ici pour retirer votre âme des erreurs de l’Église romaine qui l’enveloppent comme un filet…

— Je vous suis obligée, ainsi qu’à eux, de tant de charité, interrompit Marie ; mais comme maintenant je n’ai qu’une chambre d’audience, je la verrais avec regret changée en synode huguenot.

— Du moins, madame, ne restez pas opiniâtrement dans l’aveuglement de vos erreurs. Écoutez un homme qui a supporté la faim et la soif, qui a veillé et prié pour se rendre digne d’entreprendre la belle tâche de votre conversion, et qui mourrait avec joie à l’instant où cette conversion si avantageuse pour vous-même, et si utile à l’Écosse, serait enfin accomplie. Oui, madame, si je pouvais ébranler le dernier pilier qui soutient le temple païen dans cette contrée, permettez-moi d’appeler ainsi votre foi dans les superstitions de Rome, je serais content de périr écrasé sous ses ruines.

— Je ne veux pas insulter à votre zèle, monsieur, répliqua la reine, en vous disant que vous êtes plutôt fait pour être l’amusement des Philistins que pour les écraser : votre charité mérite mes remercîments, car elle s’exprime chaudement, et son but peut être louable ; mais pensez de moi aussi favorablement que je suis portée à penser de vous, et, croyez-le bien, mon désir de vous rappeler dans l’ancienne et la seule bonne voie n’est pas moins ardent que le zèle qui vous porte à m’enseigner ce nouveau sentier tortueux qui conduit au paradis.

— Eh bien ! madame, si telles sont vos généreuses intentions, » dit Henderson avec feu, « qui empêche de consacrer une partie de ce temps, qui malheureusement n’est que trop à la disposition de Votre Grâce, à discuter une question aussi importante ? Tout le monde sait que vous brillez par l’esprit et l’instruction ; et quoique je n’aie pas un tel avantage, je suis fort dans ma cause, et aussi solide qu’une tour. Pourquoi ne consacrerions-nous pas quelques moments à nous efforcer de découvrir qui de nous deux est dans l’erreur sur une matière aussi importante ?

— Non, dit la reine Marie, je ne présume pas assez de ma force pour accepter un combat en champ clos avec un théologien polémique : en outre, la partie n’est pas égale. Vous, monsieur, vous pourriez vous retirer lorsque vous verriez que vous allez perdre la bataille ; tandis que moi, je suis liée au poteau, et je n’ai pas la liberté de dire que le combat me fatigue. Je désire être seule. »

Elle accompagna ces mots d’un profond salut ; et Henderson, qui, malgré son zèle ardent, ne négligeait pas les bienséances, salua la reine à son tour, en se préparant à sortir.

« Je désire, ajouta-t-il, que mes souhaits ardents, mes prières zélées, puissent procurer à Votre Grâce le vrai bonheur et la vraie consolation, aussi facilement que le plus léger signe de votre volonté me porte à m’éloigner de votre présence. »

Il se retirait, lorsque Marie lui dit avec courtoisie : « Ne me faites pas injure dans votre pensée, monsieur ; il se peut, si ma détention se prolonge, ce qui, j’espère, n’arrivera pas, car mes sujets rebelles se repentiront de leur déloyauté, ou bien ceux qui me sont restés fidèles auront le dessus ; il se peut, dis-je, si ma détention se prolonge, que je n’aie point de répugnance à entendre un homme qui semble raisonnable et compatissant comme vous, et que je me hasarde à encourir votre dédain en m’efforçant de me rappeler et de citer les raisons que les conciles et les prêtres donnent à l’appui de ma foi, bien que je craigne, hélas ! d’avoir perdu mon latin avec tout le reste de ce que je possédais. Toutefois cette conférence sera pour un autre jour. En attendant, monsieur, que lady Lochleven emploie mon page comme elle l’entendra, je ne veux pas éveiller les soupçons en lui disant un seul mot en particulier avant son départ… Roland Græme, mon ami, ne perdez pas une occasion de vous amuser, dansez, chantez, courez, sautez. On peut faire tout cela avec joie ; mais pour faire ici de telles folies, il faudrait avoir plus que du vif argent dans les veines.

— Hélas, madame ! s’écria le prédicateur, quelles exhortations donnez-vous à la jeunesse, tandis que le temps passe et que l’éternité avance ! Pouvons-nous assurer notre salut par de frivoles amusements, ou pouvons-nous accomplir notre œuvre sans craindre et sans trembler ?

— Je ne sais ni craindre ni trembler, répliqua la reine ; Marie Stuart ne connaît point de telles émotions. Mais si mes pleurs et mes chagrins peuvent compenser pour Roland une heure d’amusements innocents, soyez sûr que la pénitence sera exactement remplie.

— Votre gracieuse Seigneurie, dit le prédicateur, se trompe gravement en cela ; nos pleurs et nos chagrins sont une faible compensation de nos propres fautes et de nos propres folies, et nous ne pouvons les céder à d’autres pour effacer leurs erreurs, comme votre Église l’enseigne faussement.

— Puis-je, monsieur, répondit la reine, sans vous offenser par cette prière, vous prier de vous retirer. Mon cœur est vraiment malade, et je ne saurais supposer une plus longue controverse. Tiens, Roland, prends cette petite bourse. » Se tournant alors vers le ministre, elle lui dit en lui montrant ce qu’elle contenait : « Voyez, révérend chapelain, elle ne renferme que deux ou trois testons d’or ; cette monnaie porte mon effigie, et cependant elle a toujours plus servi contre moi que pour moi ; de même, mes sujets, en prenant les armes pour me détrôner, prononçaient encore mon nom pour mot de ralliement et pour cri de guerre. Prends cette bourse, afin que tu ne puisses manquer de moyens de t’amuser. N’oublie pas de me rapporter des nouvelles de Kinross, mais seulement de celles qui pourraient sans soupçon ni offense m’être racontées devant ce révérend ministre, ou en présence de la bonne lady Lochleven elle-même. »

Le congé était trop formel pour rester ; et Henderson sortit moitié mortifié, moitié content de sa réception : car Marie, par une longue habitude, jointe à la finesse qui lui était naturelle, avait poussé à un degré extraordinaire l’art d’éviter une conversation pénible à ses sentiments ou à ses préjugés, sans pour cela heurter ceux de ses interlocuteurs.

Roland Græme sortit avec le chapelain sur un signe de sa maîtresse ; mais il ne lui échappa pas, lorsqu’il quittait la chambre le dernier et faisait un profond salut à sa souveraine, que Catherine Seyton levait son doigt indicateur, en lui faisant un geste que lui seul pouvait apercevoir et qui semblait dire : « Rappelez-vous ce qui s’est passé entre nous. »

Roland reçut ses dernières instructions de lady Lochleven. « Il y a des réjouissances aujourd’hui dans le village, dit-elle. L’autorité de mon fils n’a pu encore exclure ces restes de l’ancien levain de superstition avec lequel les prêtres romains avaient pour ainsi dire pétri le cœur de nos paysans écossais. Je ne vous ordonne pas de vous en abstenir, ma défense serait un piège pour votre folie, ou vous apprendrait à mentir ; mais livrez-vous avec modération à ces vanités, et n’y faites attention un moment que comme à des futilités que vous devez abandonner et mépriser. Notre chambellan à Kinross, Luc Lundin, le docteur Luc Lundin, car c’est le titre qu’il se donne follement, vous fera connaître ce que vous avez à faire. Souvenez-vous que vous avez ma confiance, et montrez-vous-en digne. »

Si nous nous rappelons que Roland Græme n’avait pas encore dix-neuf ans, et qu’il avait passé toute sa vie dans le château solitaire d’Avenel, sauf quelques heures à Édimbourg et son dernier séjour à Lochleven, demeure qui n’avait pas beaucoup contribué à lui faire connaître les plaisirs du monde, nous ne serons pas étonnés que son cœur battît fortement de joie et de curiosité à l’espoir de partager les amusements mêmes d’une fête de campagne. Il se rendit en toute hâte à son petit cabinet, où il retourna toute sa garde-robe, et il est bon d’observer que cette garde-robe était digne de la place qu’il occupait ; car elle lui avait été envoyée d’Édimbourg, probablement par l’ordre du comte de Murray. D’après les ordres de la reine, il s’était jusqu’ici habillé en deuil ou en couleur sombre ; mais il pensa que l’occasion présente réclamait un vêtement plus gai. Il choisit donc l’habit le plus élégant qu’il eût à sa disposition ; il était écarlate, tailladé de satin blanc, couleurs royales d’Écosse. Roland peigna sa longue chevelure bouclée, arrangea sa chaîne et son médaillon autour d’un chapeau de castor, de la forme la plus nouvelle, et suspendit à son côté, au moyen d’un baudrier brodé, la belle épée qu’il avait reçue d’une manière si mystérieuse. Sa parure, jointe à sa bonne mine naturelle et à sa belle taille, faisait de Roland un échantillon des plus élégants et des plus gracieux des jeunes galants de l’époque. Il aurait voulu saluer la reine et ses dames avant son départ ; mais le vieux Dryfesdale l’entraîna vers la barque.

« Nous n’aurons pas d’entretiens secrets, mon maître, » dit le mélancolique serviteur ; « puisqu’on vous accorde quelque confiance, nous essaierons de vous éviter la tentation de la trahir. Dieu te soit en aide, garçon ! » ajouta-t-il en jetant un regard méprisant sur ses habits élégants ; « s’il y a au village un meneur d’ours de Saint-André, prends garde de t’en approcher.

— Et pourquoi, je vous prie ? demanda Roland.

— De peur qu’il ne te prenne pour un de ses singes habillés, » répondit l’intendant avec un sourire malin.

« Je ne porte pas mes habits aux dépens de ta bourse, » s’écria Roland indigné.

« Ni aux dépens de la tienne, mon fils, répliqua l’intendant ; sans cela ta toilette ressemblerait plus à ton mérite. »

Roland retint avec peine la réponse qui lui vint sur les lèvres ; et, s’enveloppant de son manteau d’écarlate, il se jeta dans la barque que les deux rameurs, pressés eux-mêmes de voir la fête, firent voler rapidement vers l’ouest du lac. Lorsqu’ils gagnaient le large, Roland crut apercevoir le visage de Catherine Seyton, quoique soigneusement caché, et l’observant d’une meurtrière pour le voir partir. Il ôta son chapeau et l’éleva en l’air comme un signe qu’il la voyait et qu’il lui faisait ses adieux. Un mouchoir blanc fut agité à travers la fenêtre, et pendant le reste de ce petit voyage, la pensée de Catherine Seyton combattit dans son cœur l’idée qu’il se faisait de la fête où il se rendait. À mesure qu’ils approchaient du rivage, ils entendaient plus distinctement la musique et les chants joyeux, les rires, les acclamations et les cris de plaisir. En un moment la barque fut amarrée, et Roland s’empressa de demander le chambellan : il voulait savoir d’abord de combien de temps il avait à disposer pour pouvoir l’employer le mieux possible.


CHAPITRE XXVI.

le docteur.


Place pour le maître de l’anneau ! Allons rustres, ouvrez vos rangs serrés. Devant lui marchent le violon champêtre, le tambour retentissant, la flûte bruyante, et le cor que répètent au loin les échos.
Sommerville, Amusements champêtres.


Il ne se passa pas long-temps que Roland Græme pût découvrir parmi la foule des amis de la joie, qui gambadaient sur l’espace ouvert situé entre le village et le lac, un personnage d’une aussi grande importance que le docteur Luc Lundin ; car c’était à lui que revenait officiellement l’honneur de représenter le seigneur du pays, et il était suivi, pour soutenir son autorité, par un joueur de flûte, un tambour, et quatre vigoureux paysans armés de hallebardes rouillées, garnies de rubans aux couleurs bariolées. Ces Myrmidons, bien que le jour ne fût pas avancé, avaient déjà brisé plus d’une tête aux noms terribles du laird de Lochleven et de son chambellan. Aussitôt que ce dignitaire apprit que l’esquif du château était arrivé avec un jeune galant, habillé comme le fils d’un lord pour le moins, qui désirait lui parler à l’instant, il ajusta sa fraise, son habit noir, et tourna autour de lui sa ceinture, jusqu’à ce que la poignée garnie de sa longue rapière fût devenue visible, et se dirigea vers le rivage avec la gravité convenable. Il pouvait à juste titre affecter une démarche solennelle, même dans des occasions moins importantes, car il avait été élevé dans l’étude vénérable de la médecine, comme les hommes un peu familiers avec la science ne tardaient pas à le découvrir par les aphorismes dont il ornait ses discours. Ses succès n’avaient pas égalé ses prétentions ; mais comme il était natif du comté voisin de Fife, et qu’il avait une parenté éloignée ou une alliance avec l’ancienne famille de Lundin, qui était liée de l’amitié la plus étroite avec la maison de Lochleven, il avait, par leur crédit, obtenu la position assez agréable dont il jouissait sur les bords de ce beau lac. Les profits de son office de chambellan étaient modestes, surtout dans ces temps de troubles ; mais il les avait un peu améliorés par la pratique de sa première profession ; et on disait que les habitants du village et de la baronnie de Kinross n’étaient pas plus assujettis au moulin du baron qu’ils ne l’étaient au monopole médical du chambellan. Malheur à la famille du riche paysan qui osait partir de cette vie sans un passeport du docteur Luc Lundin ! car si ses héritiers avaient quelque chose à régler avec le baron, et cela était presque inévitable, ils étaient sûrs de ne trouver qu’un ami bien froid dans le chambellan. Il était assez prudent cependant pour délivrer gratuitement les pauvres de leurs maladies, et quelquefois aussi de tous les autres maux en même temps.

Doublement formaliste comme médecin et officier civil, et orgueilleux des lambeaux de science qui rendaient presque toujours ses discours inintelligibles, le docteur Luc Lundin approcha du rivage et salua le page qui s’avançait vers lui. « Que la fraîcheur du matin descende sur vous, beau sire ! Vous êtes envoyé, je gage, pour voir si nous suivons ici la mode que Son excellente Seigneurie nous a prescrite, d’extirper toutes cérémonies superstitieuses et toutes frivoles vieilleries dans ces jours de fête. Je sais que notre bonne maîtresse aurait bien désiré les abolir et les abroger entièrement ; mais, comme j’ai eu l’honneur de lui dire en lui citant une phrase des ouvrages du savant Hercule de Saxe : Omnis curatio est vel canonlca vel coacta ; ce qui signifie, beau sire (car la soie et le velours possèdent rarement leur latin ad unguem) : chaque guérison peut être opérée soit par art, soit par induction de règle, et par contrainte ; et les meilleurs praticiens choisissent toujours le premier moyen. Or, Sa Seigneurie ayant bien voulu goûter cet argument, j’ai eu soin de mêler l’instruction et la précaution au plaisir, fiat mixtio, comme nous disons : en sorte que je puis répondre que les esprits vulgaires seront purgés et désinfectés des erreurs papistes et des préjugés de vieilles femmes par le médicament administré ; et alors les primœ viœ étant débarrassées, maître Henderson, ou tout autre pasteur capable, pourra employer à volonté les toniques et effectuer une cure morale parfaite tutô, citô, jucundè.

— Je ne suis pas chargé, docteur Lundin, dit le page, de…

— Ne m’appelez pas docteur, interrompit le chambellan, puisque j’ai laissé de côté ma robe fourrée et mon bonnet, et que je me suis réduit à exercer ma charge temporelle de chambellan.

— Oh ! monsieur, » dit le page, qui connaissait par ouï-dire le caractère de cet original, « le capuchon ne fait pas le moine, ni la corde le frère ; nous avons entendu parler des cures opérées par le docteur Lundin.

— Babioles, jeune homme, bagatelles ! » répondit le médecin[64] en affectant le ton modeste d’un mérite supérieur : « la pratique d’un pauvre gentilhomme retiré en robe courte et en pourpoint ! Oui, le ciel bénit quelquefois mes efforts, et, je puis le dire, des médecins plus en vogue ont sauvé moins de malades ; longa roba, corta scienza, dit l’Italien. Ah ! beau sire, vous comprenez ? »

Roland Græme ne crut pas nécessaire de déclarer au savant docteur s’il l’entendait ou non ; mais, abandonnant ce sujet, il s’informa de certains paquets qui avaient dû arriver à Kinross, et être confiés à la garde du chambellan le soir précédent.

« Par mon corps ! dit le docteur Lundin, je crains que notre voiturier, John Auchtermuchty, n’ait fait quelque mauvaise rencontre, car il n’est pas arrivé la nuit dernière avec ses chariots. C’est un mauvais pays pour voyager, mon maître ; et le fou veut marcher la nuit aussi, quoique, sans parler de toutes les maladies qui depuis la tussis jusqu’à la pestis voyagent la nuit dans l’air, il puisse tomber au milieu d’une troupe d’une demi-douzaine de coupe-jarrets qui le débarrasseront facilement de son bagage et de ses maux terrestres. Il faut que j’envoie à sa recherche, puisqu’il a entre les mains quelques paquets pour le château ; et, par Notre-Dame ! il a aussi un paquet pour moi, quelques drogues qu’on m’envoie de la ville pour composition de mes alexipharmaques ; cela vaut la peine qu’on y regarde. Hodge, » dit-il en s’adressant à l’un de ses redoutables gardes-du-corps, « toi et Toby Telford, prenez le hongre brun et la jument noire à courte queue ; dirigez-vous vers Keiry-Craigs, et voyez ce que vous pouvez apprendre d’Auchtermutchty et de ses chariots. Je suis sûr que c’est seulement la médecine de quatre pintes (le seul médicament que prenne jamais la brute) qui l’a retardé sur la route. Détachez les rubans de vos hallebardes, fripons, et prenez vos jaquettes, vos brassards et vos casques, afin d’inspirer la terreur par votre seul aspect si vous rencontrez quelques ennemis. » Puis il ajouta en se retournant vers Roland : « Je vous garantis que nous aurons des nouvelles dans peu de temps. En attendant, si vous vouliez examiner les divertissements ; mais d’abord entrez dans mon pauvre logis et prenez le coup du matin, car que dit l’école de Salerne ?

Poculum mane haustum
Restaurat naturam exhaustam[65]

— Votre savoir est trop fort pour moi, répliqua le page, et je crains qu’il n’en soit de même de votre boisson.

— Nullement, beau page, un cordial de vin des Canaries, imprégné d’absinthe, est la meilleure boisson antipestilentielle ; et, pour dire la vérité, les miasmes morbifiques sont maintenant très-communs dans l’atmosphère. Nous vivons dans un heureux temps, jeune homme, » continua-t-il d’un ton de gravité ironique, « et nous jouissons de mille agréments inconnus à nos pères. En Écosse il y a deux souverains : l’un sur le trône, l’autre qui réclame le trône ; c’est bien assez de deux échantillons d’une si bonne chose, mais si l’on en veut davantage on peut trouver un roi dans chaque tourelle de la contrée : ainsi, si nous manquons de gouvernement, ce n’est pas manque de gouvernants. Nous avons une guerre civile tous les ans pour nous rafraîchir et pour empêcher qu’on ne meure par manque d’aliments, et pour le même objet nous avons la peste qui se propose de nous faire une visite, la meilleure de toutes les ordonnances de médecin pour faire de la place sur la terre et pour rendre les cadets, aînés de la famille. C’est bien, chaque homme a sa vocation. Vous, jeunes gens qui portez l’épée, vous désirez lutter, faire des armes ou bien vous livrer à tout autre exercice martial avec un adversaire adroit : pour ma part, j’aime à m’essayer à la vie et à la mort contre la peste. »

Comme ils montaient la rue du petit village en se dirigeant vers la maison du docteur, son attention fut successivement occupée par divers personnages qu’il rencontrait et qu’il désignait aux regards de son compagnon.

« Voyez-vous ce gaillard avec son bonnet rouge, son jerkin bleu, et ce gros gourdin à la main ? Je crois que ce paysan a la force d’une tour ; il est depuis cinquante ans sur la terre, et il n’a jamais encouragé les arts libéraux en achetant des médicaments seulement pour un penny. Mais, voyez cet homme avec facies hippocratica, » dit-il en lui montrant du doigt un paysan maigre qui avait les jambes enflées et l’air d’un cadavre ; « voilà ce que j’appelle un des plus dignes sujets de la baronnie : il déjeune, goûte, dîne et soupe d’après l’avis, et jamais sans l’ordonnance du médecin ; pour sa part, il épuiserait plus de médicaments que la moitié du pays. Comment vous trouvez-vous mon honnête ami ? » dit-il d’un ton de condoléance au villageois en question. « Très-faible, monsieur, depuis que j’ai pris l’électuaire, répondit le malade ; il ne s’accorde pas bien avec mes deux cuillerées de potage aux pois et le lait de beurre.

— Potage aux pois et lait de beurre ! Vous êtes depuis dix ans à suivre les ordonnances de la médecine, et vous gardez si mal la diète ? Demain matin reprenez de mon électuaire seul, et ne mangez rien pendant six heures. » Le pauvre malade salua et s’éloigna.

Celui que le docteur daigna en suite honorer de son attention était un boiteux qui reçut mal cette civilité ; car à la vue du médecin il se mit à se sauver dans la foule, aussi vite que son infirmité le lui permettait.

« Celui-là est un chien d’ingrat, dit le docteur Lundin ; je l’ai guéri de la goutte au pied, et aujourd’hui il parle de la cherté de la médecine, et le premier usage qu’il fait de ses jambes c’est pour fuir son médecin. Sa podagra est devenue une chiragra, comme le dit l’honnête Martial : la goutte est tombée dans ses doigts, et il ne peut tirer sa bourse. C’est un vieux proverbe, mais bien vrai :

Prœmia cûm poscit medicus, Satan est[66]

Nous sommes des anges quand nous venons pour guérir, des diables quand nous demandons le paiement ; mais j’administrerai une purgation à sa bourse, je lui en réponds. Voici son frère, un rustaud bien avare. Eh ! ici, Saunders Darlet ! vous avez été malade, m’a-t-on dit ?

— Cela a été mieux au moment où je pensais à envoyer chercher Votre Honneur, et me voilà bien rétabli ; mon indisposition n’était pas dangereuse.

— Écoutez, drôle : vous vous rappelez que vous devez au seigneur quatre mesures d’orge et une d’avoine ; et je voudrais que vous n’envoyassiez plus de volailles semblables à celles de la dernière fois pour la maigreur : on aurait dit des malades échappés d’un hôpital de pestiférés. Il y a aussi assez d’argent qui est dû en outre.

— Je pensais, monsieur, répondit le paysan, more scotico, » c’est-à-dire ne répondant pas directement à la question qui lui était adressée ; « je pensais que ce que j’aurais de mieux à faire serait d’avoir recours à Votre Honneur, et de prendre votre avis en cas de rechute.

— Oui, vous ferez bien, coquin, répliqua Lundin, et rappelez-vous ce que dit l’Ecclésiaste : « Donne place au médecin, ne le laisse pas s’éloigner de toi, car tu en as besoin. »

Son exhortation fut interrompue par une apparition qui sembla frapper le docteur d’une horreur et d’une surprise égales à celles que son propre aspect avait excitées sur les diverses personnes auxquelles il s’était adressé.

Le personnage qui produisait un tel effet sur l’Esculape du village était une vielle femme d’une haute taille, qui portait un chapeau à forme élevée et une mentonnière. Le chapeau ajoutait évidemment à sa stature, et la mentonnière servait à cacher la partie inférieure de son visage ; et comme son chapeau était rabattu, on pouvait à peine voir les deux os de ses joues brunes, et ses yeux pleins d’un feu jaillissant, qui brillaient sous deux épais sourcils gris. Elle avait une longue robe d’une couleur sombre, d’une forme extraordinaire, bordée à ses extrémités, et couverte sur la poitrine d’une espèce de garniture blanche, ressemblant assez aux phylactères des grands-prêtres juifs, et sur laquelle étaient tracés des caractères de quelque langue inconnue. Elle tenait dans sa main une canne d’ivoire blanche.

« Par l’âme de Celse, dit le docteur Luc Lundin, c’est la vieille mère Nicneven elle-même ! elle est venue pour me braver dans mes attributions et dans l’accomplissement des devoirs de ma charge. Gare à ta cotte vieille femme, comme dit la chanson. Hob Anster, saisissez-la à l’instant, menez-la en prison, et s’il se trouvait quelgues zélés frères qui voulussent la baigner comme une sorcière dans le lac, ne les empêchez aucunement. »

Mais les Myrmidons du docteur Lundin ne montrèrent pas dans cette occasion beaucoup d’empressement à obéir à ses ordres. Hob Anster osa même remontrer, en son nom et en celui de ses camarades, que certainement il était prêt à exécuter les commandements de Son Honneur, et que malgré ce qu’on disait sur l’habileté et la sorcellerie de la mère Nicneven, en plaçant sa confiance en Dieu, il lui mettrait la main sur le collet sans crainte : mais cette mère Nicneven n’était pas une sorcière ordinaire, comme Jeanne Jopp qui vivait dans Brierie-Baulk ; elle avait des lords et des lairds qui combattraient pour elle : Moncrieff de Tipermalloch, qui était papiste, et le laird de Carslogie, un partisan avoué de la reine, étaient à la foire, avec il ne savait combien d’épées et de boucliers, et ils feraient sûrement du tumulte si les officiers saisissaient la vieille sorcière papiste qui était leur amie, surtout que les meilleurs hommes d’armes du laird étaient ou dans le château, ou à Édimbourg avec lui, et il doutait que Son Honneur le docteur trouvât des soutiens si les épées étaient dégainées.

Le docteur acquiesça malgré lui à ce conseil prudent : il fut seulement consolé par la promesse que lui fit son satellite que la vieille femme serait, comme il le disait, saisie certainement la première fois qu’elle passerait les limites de la baronnie.

« Et en ce cas, dit le docteur à son garde, le feu et les fagots célébreront sa bienvenue. »

Ces paroles furent entendues par la femme qui passait alors près de lui ; elle lui lança de dessous ses sourcils gris un regard où se peignait la supériorité la plus insultante et la plus méprisante.

« Par ce chemin, dit le médecin ; par ce chemin, » répéta-t-il en introduisant son hôte dans son logis ; « prenez garde de vous heurter contre une cornue, car il est dangereux pour l’ignorant de marcher dans la route des arts. »

Le page trouva matière à précaution ; car, outre les oiseaux empaillés et les lézards, des serpents en bocaux, des paquets de simples suspendus à des cordons, d’autres étendus pour sécher, et toute la confusion, sans parler d’odeurs contraires et nauséabondes, que l’on rencontre dans une boutique de droguiste, il avait encore à éviter des monceaux de charbon de terre, des creusets, des matras, des fourneaux et tous les autres ustensiles d’un laboratoire de chimie.

Parmi ses autres qualités philosophiques, le docteur Lundin possédait une dégoûtante malpropreté, et sa vieille dame de ménage dont la vie, disait-il, était employée à l’arranger, était allée courir, comme les autres, pour se divertir avec la jeunesse. Aussi, bon nombre de bouteilles, de jarres, de fioles, furent-elles heurtées avant que le docteur pût trouver la potion salutaire qu’il avait si bien recommandée, et il chercha long-temps et avec fracas parmi des vases cassés et des pots fendus pour trouver une coupe dans laquelle on pût boire. Enfin étant parvenu à se procurer ce qu’il cherchait, le docteur montra l’exemple à son hôte en vidant une coupe de cordial et en faisant claquer ses lèvres en forme d’approbation pendant qu’il l’avalait. Roland, à son tour, but la potion que son hôte lui avait tant vantée : il la trouva si amère qu’il lui tarda de sortir du laboratoire pour chasser ce mauvais goût avec de l’eau pure. Mais en dépit de ses efforts, il fut retenu par le bavardage de son hôte qui voulait lui parler de la mère Nicneven.

« Je ne me soucie pas de parler d’elle en plein air, dit le docteur, et parmi le peuple, non par crainte, comme ce poltron d’Anster, mais parce que je ne veux pas causer de tumulte, n’ayant pas le loisir d’examiner les coups de poignard, les blessures et les os brisés. On appelle cette vieille gueuse une prophétesse : je ne pense pas qu’elle pût dire quand une couvée de poulets sortira de la coquille. On dit qu’elle lit dans les cieux : ma chienne noire en sait plus sur les astres quand elle se met sur son derrière en aboyant après la lune. On dit que cette vieille malheureuse est une sorcière, une enchanteresse, que sais-je ? Inter nos, je ne contredirai pas un bruit qui peut l’amener au poteau qu’elle mérite si bien ; mais je pense que les contes de sorcières qu’ils cornent à nos oreilles ne sont que poltronnerie, lâcheté et fables de vieilles femmes.

— Au nom du ciel, demanda le page, qu’est-elle donc, pour tant la redouter ?

— C’est une de ces maudites vieilles femmes qui prennent sur elles, avec la dernière légèreté et une impudence extrême, de se mêler de guérir les maladies par la vertu de quelques méchantes herbes, de quelques charmes enchantés, des juleps ou la diète, des potions où des cordiaux.

— Oh ! n’allez pas plus loin, dit le page ; si elles composent des cordiaux, que le malheur soit leur lot et leur partage !

— Vous avez bien raison, jeune homme, reprit le docteur Lundin. Pour ma part, je ne connais pas de plus grandes pestes pour le bien général que ces vieux démons incarnés qui hantent les chambres des malheureux patients déjà bien assez malades sans elles. Ces harpies troublent, interrompent et gâtent les progrès réguliers d’une cure savante et habile, avec leurs sirops, leurs juleps, leur diascordium, leur mithridate, leur poudre de milady What-shall-call’um’s[67], et les pilules de la digne dame Trashem. Elles font ainsi des veuves et des orphelins, et volent le médecin bien instruit et savant, en usurpant le nom de femmes habiles, de bonnes voisines, etc. Mais suffit ! La chère Nicneven et moi, nous nous rencontrerons un jour, et elle saura ce que l’on risque à s’attaquer à un docteur.

— C’est la vérité, et beaucoup l’ont éprouvé, dit le page. Mais, avec votre permission, je voudrais bien sortir un peu et voir la fête.

— C’est bien dit, répondit le docteur, il faut même que je me montre dehors. De plus, la comédie nous attend, jeune homme ; aujourd’hui, totus mundus agit histrionem[68]. »

Ils sortirent donc et se rendirent sur la scène des plaisirs.


CHAPITRE XXVII.

la fête.


Voyez la foule qui s’amasse sur cette verte prairie ; elle augmente à chaque instant. Les nymphes joyeuses s’avancent, conduites par des paysans gaillards. Toute distinction cesse ; elle se perd dans la gaieté commune ; et l’esclave hardi s’appuie sans scrupule sur le maître opulent.
Sommerville, Les jeux champêtres.


L’arrivée du chambellan dans la rue du village excita la joie de l’assemblée, parce que la représentation dramatique qu’on avait retardée, attendu son absence, allait assurément commencer. Tout ce qui ressemble à ce genre d’amusement intéressant était nouveau en Écosse, et excitait d’autant plus l’attention publique : on quitta aussitôt tous les autres jeux. La danse autour du mai fut interrompue ; et chaque danseur, conduisant sa danseuse par la main, se rendit au théâtre champêtre. Il s’en suivit une trêve entre un énorme ours noir et plusieurs chiens, qui tiraillaient sa peau velue ; le gardien de l’ours, plusieurs bouchers, et quelques gardes parvinrent, à force de les frapper et de les tirer, à séparer les malheureux animaux dont la furie faisait leur amusement depuis une heure. Le ménestrel ambulant se vit abandonné par les auditeurs qu’il avait attirés, au milieu du passage le plus intéressant de sa romance, et à l’instant où son garçon partait, le bonnet à la main, pour recueillir les offrandes. Il s’arrêta, tout indigné, au milieu de Rosewal et Lilian ; et, remettant son violon à trois cordes ou rebec dans son étui de cuir, il suivit malgré lui la foule, pour assister à un spectacle qui avait causé l’interruption du sien. Le jongleur cessa de vomir des flammes et de la fumée, et préféra respirer comme les autres mortels, plutôt que de jouer gratis le rôle d’un dragon enflammé. Enfin, tous les autres jeux cessèrent, tant était grand l’empressement à se rendre au lieu de la représentation !

On se tromperait grandement si l’on voulait se faire une idée de cette exposition dramatique d’après nos scènes modernes ; car les farces grossières de Thespis différaient moins des tragédies d’Euripide, représentées sur le théâtre d’Athènes avec toute la magnificence des décors et toute la pompe des costumes. Il n’y avait pas ici de scène, de théâtre, de changement de décorations, de parterre, de loges, de galeries, de pourtour ; et ce qui pouvait consoler la pauvre Écosse de ces privations, c’est qu’on n’exigeait à la porte aucune rétribution. Ainsi que dans les proverbes du magnanime Bottom[69], les acteurs avaient pour théâtre un tapis de verdure, et un buisson d’aubépine servait à former une salle de repos et de répétition ; les spectateurs étaient assis sur les gradins qu’on avait élevés autour de trois côtés du terrain choisi ; le quatrième était libre pour l’entrée et la sortie des acteurs. Le chambellan, comme le personnage le plus important de l’endroit, se trouvait placé au milieu de ce public bienveillant. Tous respiraient la joie et l’admiration, et par conséquent tous étaient sourds à la critique.

Les personnages qui paraissaient et disparaissaient successivement devant ces auditeurs charmés étaient les mêmes qu’on offre sur la scène dans le premier âge de toutes les nations : des vieillards trompés par leurs femmes et par leurs filles, pillés par leurs fils, et dupés par leurs domestiques ; un capitaine fanfaron, un vendeur de pardons, servile et curieux, un grossier campagnard, et une coquette de grande ville ; mais le plus plaisant peut-être de tous ces personnages réunis était le fou privilégié, le gracioso du drame espagnol, avec son bonnet en pointe, sa marotte, son bâton à figure sculptée : il allait et venait, se mêlant dans chaque scène de la pièce, et interrompant tout, sans avoir lui-même de rôle à remplir, adressant ses railleries tantôt aux acteurs, tantôt aux spectateurs prêts à tout applaudir.

L’esprit de la pièce, qui n’était pas des meilleures, consistait surtout en satires contre les pratiques superstitieuses de la religion catholique, et cette artillerie théâtrale avait été choisie par le docteur Lundin : non seulement il avait commandé au directeur de choisir une de ces satires nombreuses qu’on avait lancées contre les papistes (on avait donné à plusieurs d’entre elles une tournure dramatique) ; mais, semblable au prince de Eanemark[70], il y avait fait insérer, ou, selon son expression, il avait fait infuser çà et là quelques plaisanteries de son cru, sur le même sujet inépuisable, espérant par ce moyen adoucir la rigueur de la dame de Lochleven contre ce genre de passe-temps. Il ne manqua pas de coudoyer Roland, qui était assis derrière lui, pour lui faire remarquer particulièrement ces passages favoris. Quant au page, pour qui la seule idée d’un amusement pareil, tout simple qu’il fût, était une chose tout à fait neuve, il contemplait la scène avec ce plaisir extatique et sans mélange qu’éprouvent les hommes de tous rangs lorsqu’ils assistent pour la première fois à une représentation dramatique : il riait, criait, claquait des mains, à mesure que la pièce avançait. Enfin, un accident survint qui lui fit oublier tout l’intérêt qu’il prenait à ce qui se passait devant lui.

L’un des principaux personnages de la partie comique du drame était, ainsi que nous l’avons déjà dit, une espèce de moine ou vendeur d’indulgences, personnage ambulant qui allait de ville en village, vendant des reliques, réelles ou supposées, moyennant lesquelles il excitait la dévotion et la charité du peuple, de manière toutefois à tromper l’un et l’autre. L’hypocrisie, l’impudence et le dérèglement de ces prêtres errants en avaient fait des sujets de satire depuis le temps de Chaucer jusqu’à celui de Heywood. Leur représentant ne manquait pas de suivre la même conduite, offrant des os de porc pour des reliques, et vantant la vertu de petites croix de fer blanc qui avaient été passées dans la sainte écuelle à Lorette, et des coquilles qu’on avait apportées du tombeau de saint Jacques de Compostelle : il vendait tout cela aux catholiques dévots, à des prix aussi élevés que ceux qu’offrent maintenant les antiquaires pour des bagatelles de la même valeur intrinsèque. Enfin, le charlatan tira de sa mallette une petite fiole d’eau claire, dont il vanta les vertus par les vers suivants :

« Or, écoutez, petits et grands :
Dans la terre de Babylone,
La première où de feux brûlants
Le soleil d’orient rayonne,
Des qu’il sort des flots écumants ;
En ces lieux, vous pouvez m’en croire,
Et les légendes et les saints
En ont conservé la mémoire,
Il est, près des rocs souterrains,
Une source qui, solitaire.
Tombe dans un bassin de pierre
C’est là que, dans les temps lointains,
Se baignait la chaste Susanne.
Cette eau, bien loin d’être profane,
Possède une étrange vertu,
Dont la preuve visible et claire
Va soudain frapper le vulgaire,
Par ce miracle confondu.
Un peu de cette eau salutaire
Dans cette fiole est contenu.
Bravant des nuits le froid sévère,
Et du jour la vive chaleur,
J’ai su l’apporter, plein d’ardeur,
Et viens le montrer sans mystère.
Loin de sa mère une fillette,
A-t elle fait quelque faux pas ;
Une femme a-t-elle en cachette
Fait ce que l’on nomme tout bas ;
Sous son nez mignon que l’on passe
Cette onde au pouvoir enchanté :
Malgré même sa volonté,
Elle éternuera sur la place. »

Le connaisseur s’apercevra tout de suite que la plaisanterie est dans le même genre que celles des vieilles ballades de la Coupe de corne du roi Arthur, et du Manteau mal fait. Mais l’auditoire n’était ni assez savant ni assez critique pour contester l’originalité du sujet. Après avoir fait toutes les grimaces et les bouffonneries qui convenaient à la circonstance, on présenta successivement la puissante relique à chacune des actrices, dont pas une ne résista à l’épreuve ; mais, au grand plaisir de l’auditoire, elles éternuèrent plus long-temps et plus fort qu’elles n’y comptaient peut-être elles-mêmes. Enfin, la plaisanterie paraissait épuisée, et le moine allait passer à quelque nouvelle folie, quand le bouffon du drame, s’emparant secrètement de la fiole qui contenait la merveilleuse liqueur, l’appliqua tout à coup sous le nez d’une jeune femme, dont le visage était caché par un voile de soie noire, et qui était assise au premier rang des spectateurs, paraissant regarder attentivement sur la scène. Le contenu de la fiole était bien fait pour soutenir la réputation de la légende du charlatan. La demoiselle se mit à éternuer violemment, preuve de sa fragilité, qui fut reçue avec des cris de joie de la part des spectateurs. Ces démonstrations joyeuses furent bientôt répétées aux dépens du bouffon ; car, avant que la crise fut bien passée, la jeune fille insultée, retirant une main des plis de son manteau, lui appliqua un soufflet qui l’envoya tomber à quelque distance du moine.

Personne ne plaint un bouffon battu, et il reçut peu de marques de condoléance, quand, en se levant de terre et faisant ses lamentations, il invoqua l’assistance et la pitié de l’auditoire. Mais le chambellan, qui sentait qu’on avait insulté à sa dignité, ordonna à deux hallebardiers de lui amener la coupable. Quand les officiers approchèrent de la virago, elle prit tout à coup une attitude de ferme défense, comme si elle était déterminée à résister à leur autorité ; et, d’après l’échantillon de force et de courage qu’elle venait de déployer, ils ne se montrèrent pas empressés d’exécuter leur commission. Mais, après avoir réfléchi une demi-minute, la demoiselle changea tout à coup de manière et d’attitude : elle enveloppa ses bras sous son manteau d’un air modeste et virginal, et se rendit de plein gré devant le grand homme, suivie et gardée par les deux braves satellites. Dans sa démarche en traversant l’espace vide qui la séparait de lui, et surtout dans son maintien, lorsqu’elle se tint devant le tribunal du docteur, elle montra cette légèreté et cette grâce naturelle que les connaisseurs considèrent comme inséparable de la beauté. D’ailleurs son justaucorps brun, et son jupon court de même couleur, laissaient voir une belle taille et une jolie jambe ; ses traits étaient cachés par son voile ; mais le docteur, chez lequel la gravité n’excluait pas certaines prétentions, en vit assez pour juger favorablement l’étoffe par l’échantillon.

Il commença néanmoins avec la plus grande sévérité : « Eh bien ! insolente coquine, me direz-vous pourquoi je n’ordonnerais pas qu’on vous trempât dans l’étang pour avoir osé lever la main sur cet homme en ma présence ?

— Vraiment, reprit la coupable, parce que je pense que Votre Honneur ne juge pas le bain froid nécessaire à ma maladie.

— Une peste de friponne, dit tout bas le docteur à Roland Græme ; et je garantis que c’en est une charmante ; sa voix est aussi douce que du sirop. Mais, ma jolie fille, continua-t-il, vous nous montrez bien peu de votre visage. Ayez la complaisance d’ôter votre mentonnière.

— J’espère que Votre Honneur m’excusera jusqu’à ce que nous soyons en particulier, reprit-elle ; j’ai des connaissances ici, et je ne voudrais pas être citée dans le pays pour la pauvre fille qui a servi de plaisanterie à ce misérable fourbe.

— Ne crains rien pour ta réputation, mon petit morceau de sucre candi, reprit le docteur ; car je te proteste, foi de chambellan de Lochleven de Kinross, et cetera, que la chaste Susanne elle-même n’aurait pu respirer cet élixir sans éternuer ; c’est une curieuse distillation d’acetum rectifié, ou de vinaigre de soleil, que j’ai préparée moi-même. Mais puisque tu dis que tu viendras me voir en particulier, et que tu m’exprimeras tes regrets de la faute dont tu t’es rendue coupable, j’ordonne que l’on continue comme si rien n’était arrivé.

La demoiselle s’inclina et retourna à sa place. Le divertissement continua, mais il n’attirait plus l’attention de Roland Græme.

La voix, la taille, et ce que le voile laissait apercevoir du cou et des cheveux de la villageoise offraient tant de ressemblance avec Catherine Seyton, qu’il se sentait comme égaré dans un songe fantastique. La scène mémorable de l’hôtellerie s’offrait à son souvenir, accompagnée de toutes ses circonstances merveilleuses. Le récit des enchantements qu’il avait lus dans des romans se réalisait-il dans cette fille extraordinaire ? Pouvait-elle se transporter hors des hautes murailles du château de Lochleven, entouré de son grand lac (et il y jetait les yeux comme pour s’assurer qu’il existait toujours) ? pouvait-elle échapper à la surveillance de la garnison, surveillance aussi rigoureuse que l’exigeait le salut d’une nation tout entière ? pouvait-elle surmonter tous ces obstacles, et faire un usage aussi dangereux de sa liberté que de s’engager publiquement dans une querelle à une foire de village ? Roland ne pouvait décider dans lequel des deux points elle offrait le plus de singularité, soit des efforts qu’elle avait dû faire pour obtenir sa liberté, soit de l’usage qu’elle en faisait.

Enseveli dans ses méditations, ses yeux n’en quittaient pas l’objet ; et dans chaque mouvement accidentel il croyait de mieux en mieux reconnaître Catherine Seyton. Plus d’une fois, il lui vint à l’esprit qu’il pouvait se tromper en exagérant une ressemblance accidentelle au point d’en faire une réalité ; mais il se rappelait la rencontre à l’hôtellerie de Saint-Michel, et il lui paraissait tout à fait improbable que deux fois son imagination pût lui jouer le même tour. Pour cette fois, il se promit d’éclaircir ses doutes, et resta jusqu’à la fin de la comédie, comme le chien qui se tient prêt à sauter sur le lièvre dès qu’il sera lancé. La jeune fille, qu’il guettait si attentivement dans la crainte qu’elle ne se perdît dans la foule à la fin du spectacle, ne paraissait nullement se douter qu’on l’observait. Mais le digne docteur suivait la direction de ses yeux, et réprimait avec magnanimité sa propre inclination à devenir le Thésée de cette Hippolyte[71] : en effet, les lois de l’hospitalité lui prescrivaient de ne pas intervenir dans les poursuites amoureuses de son jeune compagnon. Il lança gaiement à celui-ci une ou deux railleries au sujet de l’attention du jeune page pour l’inconnue, et de leur rivalité, ajoutant que, si on les offrait tous deux à la malade, il ne doutait pas qu’elle ne préférât l’homme le plus jeune, comme une potion bien plus sûre.

« Je crains, » reprit-il après quelques instants de silence, « que nous ne soyons quelque temps avant d’avoir des nouvelles de ce fripon Auchtermuchty : les coquins que j’ai envoyés après lui ressemblent au corbeau de Noé. Ainsi vous avez à votre disposition une heure ou deux, sire page ; et comme les ménestrels vont commencer, le spectacle étant fini, si vous avez envie de danser, voilà la pelouse, et votre danseuse est assise là-bas. J’espère que vous conviendrez de la justesse de mon diagnostique, puisque d’un seul coup d’œil je reconnais votre maladie, et vous offre un

remède agréable. C’est que, comme dit Chambers :

Discernit sapiens res quas confundit asellus[72].

Le page entendit à peine la fin du savant proverbe et la recommandation que lui fit le chambellan de ne pas s’éloigner au cas où les chariots arriveraient tout à coup et plus tôt qu’on ne les attendait : il n’avait rien de plus pressé que de se débarrasser de son docte compagnon, et de satisfaire sa curiosité sur la demoiselle inconnue. Tout en s’empressant d’avancer vers elle, il prit le temps d’observer que, pour s’assurer un entretien particulier, il ne fallait pas l’effrayer en l’accostant. Il composa donc son maintien, et, prenant le pas avec une confiance convenable sur trois ou quatre paysans qui avaient la même intention, mais qui ne savaient comment présenter leur requête, il débuta en disant à la belle que, comme député du vénérable chambellan, il sollicitait l’honneur de danser avec elle.

« Le vénérable chambellan, » répondit la demoiselle avec franchise en acceptant la main du page, « fait très-bien de n’user de cette partie de son privilège que par députation ; et je présume que les lois de la fête ne me laissent d’autre choix que d’accepter son fidèle délégué.

— Pourvu, belle demoiselle, reprit le page, que le choix du délégué ne vous soit pas tout à fait désagréable.

— Quant à cela, beau monsieur, répliqua la demoiselle, je vous en dirai plus long après avoir dansé quelques mesures. »

Nous avons dit que Catherine Seyton avait un talent admirable pour la danse, et qu’on la faisait souvent danser pour l’amusement de sa royale maîtresse. Roland Græme avait été témoin de son talent, et quelquefois, d’après l’ordre de la reine, il avait été le danseur de Catherine ; il connaissait donc parfaitement sa manière de danser, et il remarqua que sa danseuse actuelle lui ressemblait pour la grâce, l’agilité, la finesse d’oreille et la précision d’exécution, si ce n’est que dans la gigue écossaise qu’il dansait maintenant avec elle, il fallait un mouvement plus violent et plus rapide que dans les pavanes majestueuses, les menuets et les courantes qu’il lui avait vu exécuter dans l’appartement de la reine Marie. L’exercice actif de la danse ne lui laissa que peu de temps pour réfléchir, et pas du tout pour lier la conversation ; mais dès qu’ils eurent fini leur pas de deux, au milieu des acclamations des villageois, qui n’avaient jamais rien vu de semblable, il saisit le moment où il cédait la pelouse à un autre couple pour user du privilège d’un danseur, et lier conversation avec la villageoise mystérieuse qu’il tenait encore par la main. « Belle compagne, me sera-t-il permis de demander le nom de celle qui m’a accordé cette grâce ?

— Vous pouvez le demander, répliqua la demoiselle, mais il reste à savoir si je vous répondrai.

— Et pourquoi ? demanda Roland.

— Parce que personne ne donne quelque chose pour rien… et que vous ne pouvez rien me répondre d’intéressant en retour.

— Ne pourrais-je vous dire mon nom et mon lignage en échange du vôtre ?

— Non, car vous ne savez pas grand’chose ni de l’un ni de l’autre.

— Comment ! » s’écria le page d’un ton courroucé.

« Ne vous mettez pas en colère pour cela, dit la demoiselle ; je vais vous prouver en un instant que je vous connais mieux que vous-même.

— En vérité ! pour qui donc me prenez-vous ?

— Pour le faucon sauvage qu’un chien apporta dans sa gueule à un certain château, tandis qu’il était encore sans plume ; pour l’épervier que l’homme n’ose pas encore lâcher, dans la crainte qu’il ne manque le gibier pour fondre sur la charogne, et que l’on est obligé de tenir chaperonné jusqu’à ce que ses yeux soient en état de recevoir la lumière et de discerner la proie sur laquelle il doit fondre.

— Eh bien ! soit. Je devine une partie de votre parabole, belle demoiselle ; mais peut-être en sais-je autant sur vous que vous en savez sur moi, et je puis fort bien me passer des renseignements dont vous êtes si avare.

— Prouvez-le, et je vous reconnaîtrai plus de pénétration que je ne vous en ai cru jusqu’ici.

— Je vous le prouverai sur l’heure : la première lettre de votre nom est une S, et la dernière est une N.

— Admirable ! poursuivez.

— Il vous plaît aujourd’hui de porter la jupe et le bandeau, et peut-être vous verra-t-on demain en chapeau à plume, en hauts-de-chausses et en pourpoint.

— Bien deviné ! vous avez touché le but, » dit la demoiselle en réprimant une grande envie de rire.

« Vous enlevez tous les regards ainsi que tous les cœurs. »

Roland prononça les derniers mots de cette phrase d’un ton bas et tendre ; mais, à son grand déplaisir et à sa grande mortification, loin d’apaiser l’envie de rire qui s’était emparée de sa compagne, il ne fit que l’augmenter. Elle pouvait à peine se modérer, lorsqu’elle lui répondit : « Si vous trouvez cette main si dangereuse, pourquoi donc la serrer si fort ? » et elle la dégageait de la sienne. « Mais je vois que vous me connaissez si bien qu’il est inutile de vous faire voir mon visage.

— Belle Catherine, dit le page, il serait indigne de votre vue celui qui, ayant demeuré si long-temps sous le même toit et servi la même maîtresse que vous, pourrait se méprendre sur votre air, votre maintien, votre démarche, votre danse, le contour de votre cou, la symétrie de votre taille. Nul ne pourrait être assez stupide pour ne pas vous reconnaître à tant de marques ; mais, quant à moi, j’aurais deviné qui vous êtes, rien qu’à cette tresse de cheveux qui s’échappe de votre voile.

— Et au visage que ce voile couvre ? » dit la demoiselle en dérangeant son voile et en cherchant à le replacer au même instant. Elle fit voir en effet les traits de Catherine ; mais ils étaient animés par un degré extraordinaire d’impatience pétulante causée par la difficulté qu’elle éprouvait à replacer le voile avec cette dextérité qui était un des premiers talents des coquettes de l’époque.

« Que le diable emporte le chiffon ! » dit la demoiselle en le voyant voltiger sur ses épaules ; son ton était si ferme et si décidé que le page en tressaillit. Il l’envisagea encore, mais ses yeux ne pouvaient rien lui apprendre de plus. Il l’aida à remettre son voile, et tous deux gardèrent un instant le silence ; la demoiselle fut la première à le rompre, car Roland Græme ne revenait pas de la surprise que lui causaient les contradictions qu’il remarquait dans le caractère et la personne de Catherine Seyton.

« Vous êtes surpris, lui dit la demoiselle, de ce que vous voyez et de ce que vous entendez ; mais les temps qui changent les femmes en hommes ne sont nullement ceux où il convient aux hommes de se métamorphoser en femmes ; cependant vous êtes en danger d’éprouver un pareil changement.

— Moi ? s’écria le page.

— Oui, vous, malgré toute la hardiesse de votre réponse. Quand vous devriez tenir fermement à votre religion, parce qu’elle est attaquée de tous côtés par des rebelles, des traîtres et des hérétiques, vous la laissez glisser hors de votre sein comme de l’eau que vous tiendriez dans la main. Si vous abandonnez la foi de vos pères par la crainte que vous inspire un traître, n’est-ce pas montrer le caractère d’une femme ? Si vous vous laissez cajoler par les arguments artificieux d’un prôneur d’hérésie, ou par les louanges d’une vieille puritaine, n’est-ce pas montrer encore le caractère d’une femme ? Vous vous étonnez de m’entendre proférer une menace, une imprécation : ne devriez-vous pas être plutôt étonné de vous-même, de vous, qui, tout en prétendant à un nom honorable et en aspirant à la chevalerie, pouvez être, dans le même temps, lâche, insensé et égoïste ?

— Je voudrais qu’un homme m’adressât un tel reproche, dit le page, il verrait, avant qu’une minute se fût écoulée, s’il pourrait me traiter de lâche impunément.

— Soyez économe de ces grands mots, répliqua la jeune fille ; vous me disiez tout à l’heure que je portais quelquefois des hauts-de-chausses et un pourpoint.

— Mais restez encore, Catherine Seyton, et portez ce qu’il vous plaira, » reprit le page en cherchant à reprendre sa main.

« Il vous plaît de me nommer ainsi, répondit la jeune fille en cherchant à l’éviter ; « mais j’ai bien plus d’un autre nom.

— Et ne voulez-vous pas répondre, dit le page, à celui de ces noms qui vous élève au-dessus de toutes les jeunes filles de l’Écosse ? »

La demoiselle, sans se laisser entraîner par ses louanges, se tenait toujours éloignée, et chantait gaiement un couplet d’une vieille ballade :

Du nom de Jacques on m’appelle,
Et je réponds au nom de Gill :
Mais vers Holy-Rood, ô ma belle,
Chacun me nomme Wilful Will[73].

« Wilful Will ! » s’écria le page avec impatience, « dites plutôt Will o’ the wisp, ou Jack with the lantern[74] ; car on ne vit jamais météore plus errant et plus trompeur que vous.

— Si je suis telle, reprit la demoiselle, je n’engage pas les fous à me suivre ; s’il le font, c’est de leur propre volonté, et à leur propre péril.

— Allons, ma chère Catherine, soyez sérieuse un seul instant.

— Si vous voulez me nommer votre chère Catherine, quand je vous ai donné à choisir parmi tant d’autres noms, je vous demanderai comment, en me supposant échappée de cette tour pour deux ou trois heures de ma vie, vous pouvez avoir la cruauté d’exiger que je sois sérieuse pendant les seuls moments favorables à la gaieté que j’aie eus depuis bien des mois.

— Oui ; mais, belle Catherine, il est des moments de sentiments vrais et sincères qui valent dix mille années de la plus grande gaieté ; et tel était celui d’hier quand vous étiez si près de…

— Si près de quoi ? » demanda la demoiselle avec empressement.

« Quand vous approchâtes vos lèvres si près du signe que vous aviez tracé sur mon front.

— Mère du ciel ! » s’écria la virago d’un ton mâle et courroucé, « Catherine Seyton approcher ses lèvres du front d’un homme, et toi cet homme ! Vassal, tu mens ! »

Le page resta étonné ; mais, concevant qu’il avait effarouché la délicatesse de miss Seyton en faisant allusion à l’enthousiasme d’un moment, et à la manière dont elle l’avait exprimé, il s’efforça de balbutier une excuse. Quoiqu’il ne pût lui donner une tournure régulière, sa compagne s’en contenta ; au fait elle avait réprimé son indignation après le premier éclat. « N’en parlons plus, dit-elle, et séparons-nous, notre entretien peut attirer plus de remarques qu’il ne conviendrait pour l’un ou pour l’autre.

— Eh bien ! permettez que je vous accompagne dans quelque lieu écarté.

— Vous ne l’oseriez pas.

— Comment ! je n’oserais pas ? où osez-vous aller, pour que je n’ose vous y suivre ?

— Vous craignez un feu follet ; comment oseriez-vous envisager un fier dragon monté par une enchanteresse ?

— Je le braverais comme un vrai chevalier errant ; comme sir Éger, sir Grime, ou sir Greystel ; mais peut-on voir ici de tels prodiges ?

— Je vais chez la mère Nicneven, reprit la demoiselle ; et elle est assez sorcière pour monter à cheval sur le diable cornu, tenant un fil de soie rouge pour bride, et une baguette de frêne des montagnes en guise de fouet.

— Je vous suivrai, dit le page.

— Que ce soit à quelque distance, » répondit la jeune fille.

Et pliant son manteau autour d’elle avec plus d’adresse qu’elle n’en avait déployé en ôtant et remettant son voile, elle se mêla dans la foule et s’achemina vers le village. Roland Græme la suivit à quelque distance avec toute la précaution nécessaire pour ne pas être remarqué.


CHAPITRE XXVIII.

la reconnaissance.


Oui ; celle dont les yeux ont suivi ton enfance et surveillé dans un espoir incertain l’aurore de ta jeunesse, maintenant, avec ces mêmes yeux ternis par la vieillesse et encore plus par les larmes, contemple ton déshonneur.
Ancienne comédie.


À l’entrée de la principale, ou pour mieux dire de la seule rue de Kinross, la jeune fille dont Roland Græme suivait les pas jeta un coup d’œil en arrière, comme pour s’assurer que son compagnon n’avait pas perdu ses traces ; puis elle entra dans une ruelle très-étroite, bordée de chaque côté par une rangée de misérables chaumières en ruines. Elle s’arrêta pendant une seconde à la porte d’une de ces pauvres demeures, reporta de nouveau ses yeux vers Roland, puis leva le loquet et disparut.

Quelque empressement que mît le page à suivre son guide, son entrée dans la chaumière fut retardée d’une minute ou deux par le loquet qui ne se levait pas à la manière ordinaire, et par la porte elle-même qui ne cédait pas à son premier effort. Un passage obscur avait comme d’habitude, été pratiqué entre le mur extérieur de la maison et le hallan ou mur de terre glaise qui servait de cloison ; au bout de ce passage et dans le mur de séparation, se trouvait une porte conduisant dans la ben ou chambre intérieure de la chaumière. Dès que Roland Græme eut mis la main sur cette seconde porte, une voix de femme prononça ces mots : « Benedictus qui venit in nomine Domini, damnandus qui in nomine inimici[75] ! » En entrant dans la chambre, il aperçut celle que le chambellan lui avait indiquée comme la mère Nicneven ; elle était assise près de l’humble foyer, mais il n’y avait nulle autre personne dans la chambre. Roland Græme regarda autour de lui, surpris de la disparition de Catherine Seyton, sans faire beaucoup d’attention à la prétendue sorcière, jusqu’à ce qu’enfin celle-ci attirât et fixât ses regards par le ton avec lequel elle lui demanda : « Que cherches-tu ici ?

— Je cherche, » dit le page fort embarrassé ; « je cherche… » Mais sa réponse fut interrompue tout à coup : la vieille femme, rapprochant sévèrement ses énormes sourcils gris, en les fronçant de manière à former mille rides sur son front, se leva, et se montrant dans toute sa grandeur naturelle, arracha le mouchoir qui couvrait sa tête ; alors, saisissant Roland par le bras, elle fit deux enjambées par la chambre et se trouva près d’une petite fenêtre à travers laquelle la lumière tomba en plein sur son visage. Cette lumière montra au jeune homme étonné la figure de Madeleine Græme. « Oui, Roland dit-elle, tes yeux ne te trompent pas, ils te montrent vraiment les traits de celle que tu as trompée, dont tu as rempli la coupe d’amertume, dont tu as changé le pain en poison et l’espérance en profond désespoir. C’est elle qui te demande maintenant : « Que cherches-tu ici ? » Celle dont le plus grand crime envers le ciel était de t’aimer plus que le bien de toute son Église ; celle qui ne pouvait sans répugnance t’abandonner même dans la cause de Dieu ; celle-là te demande maintenant : Que cherches-tu ici ? »

Tandis qu’elle parlait, elle tenait son grand œil noir fixé sur le visage du jeune homme, avec l’expression d’un aigle qui regarde sa proie avant de la déchirer en pièces. Roland se sentit incapable de répondre ou d’éluder. Cette enthousiaste extraordinaire avait en quelque sorte conservé sur lui l’ascendant qu’elle avait pris pendant son enfance ; d’ailleurs, il connaissait la violence de ses passions et son impatience de toute contradiction ; et enfin, il le savait de reste, tout ce qu’il pourrait dire ne servirait qu’à la jeter dans un transport de rage. Il gardait donc le silence, et Madeleine Græme continuait son apostrophe avec un enthousiasme toujours croissant… « Encore une fois, que cherches-tu, fourbe ?… Cherches-tu cet honneur auquel tu as renoncé, cette foi que tu as abandonnée, ces espérances que tu as détruites ?… ou bien me cherches-tu, moi, seule protectrice de ta jeunesse, le seul parent que tu aies jamais connu, afin de fouler aux pieds mes cheveux gris, comme tu as déjà foulé aux pieds le plus cher espoir de mon cœur ?

— Pardonnez-moi, ma mère, dit Roland Græme ; mais en vérité, je ne mérite pas votre blâme. J’ai été traité par vous-même, par vous, ma vénérable mère, aussi bien que par les autres… comme un être privé de toute force de volonté et qui n’a pas l’ombre de raison humaine, ou que tout au moins on juge incapable de s’en servir. On m’a conduit dans une terre enchantée, on m’a entouré de maléfices… chacun est venu se montrer à moi sous un déguisement… chacun m’a parlé en paraboles… j’ai été commue celui qui erre dans un songe, fatigant et confus ; et maintenant vous me blâmez de ne pas avoir le bon sens, le jugement, la fermeté d’un homme raisonnable, éveillé, sans illusions, qui sait ce qu’il fait et où il va. S’il faut marcher avec des masques et des spectres, qui changent de place comme il arrive dans les visions et non dans le monde de la réalité, il y a de quoi ébranler la foi la plus solide et tourner la tête la plus sage. Je cherchais, puisqu’il faut l’avouer, cette même Catherine Seyton, que vous avez été la première à me faire connaître, et que j’ai rencontrée bien extraordinairement dans ce village de Kinross, le disputant en gaieté aux gens de la fête, quand, peu d’instants auparavant, je l’avais laissée au château bien gardé de Lochleven, où elle est la triste suivante d’une reine emprisonnée… Je la cherche en ce moment ; et au lieu d’elle, je vous trouve, ma mère, et encore plus extraordinairement déguisée qu’elle ne l’est elle-même.

— Et qu’avais-tu à démêler avec Catherine Seyton ? » dit sévèrement la matrone. « Sommes-nous dans un temps à suivre les jeunes filles, et à danser autour d’un mai ? Quand la trompette appelle tous les vrais Écossais sous l’étendard de leur vraie souveraine, sera-t-on obligé d’aller te chercher jusque dans le boudoir d’une femme ?

— Non, de par le ciel, ni même derrière les tristes murailles d’un castel entouré par les eaux ! Je voudrais que le cor sonnât à l’instant même, car je vois que ces accents guerriers pourront seuls parvenir à dissiper les visions chimériques qui m’entourent.

— N’en doute pas, ils se feront entendre, et ils résonneront si haut que l’Écosse n’en ouïra jamais de pareils, avant ceux qui annonceront aux montagnes et aux vallées que le temps va faire place à l’éternité. Jusque là, sois constant et brave, sers Dieu et honore ta souveraine ; sois fidèle à ta religion. Je ne puis, je ne veux, je n’ose te demander la vérité sur les terribles nouvelles que j’ai apprises de ton refroidissement ; n’accomplis pas ce sacrifice maudit ; et même à cette heure, quoique bien tard, tu peux être ce que j’ai espéré pour le fils de mon espoir le plus cher : que dis-je ? le fils de mon espoir ! tu seras l’espérance de l’Écosse, son orgueil et son honneur ! tes désirs les plus insensés, les plus absurdes pourront s’accomplir. J’ai honte de mêler d’indignes motifs au noble prix que je t’offre. J’ai honte, telle que je suis, de parler des passions insensées de la jeunesse, si ce n’est pour les blâmer et les mépriser. Mais il faut, pour faire prendre aux enfants une médecine salutaire, les tenter par l’offre des douceurs. Ainsi il faut exciter les jeunes gens aux actions honorables par la promesse du plaisir. Écoute-moi donc, Roland, les affections de Catherine Seyton ne seront que pour celui qui opérera la délivrance de sa maîtresse ; et crois-moi, il peut être un jour en ton pouvoir de devenir cet heureux préféré. Chasse donc tes craintes et tes doutes ; prépare-toi à faire ce que ta religion réclame, ce que ton pays demande, ce que ton devoir comme sujet et serviteur exige impérieusement de toi : sois sûr que même les souhaits insensés de ton cœur s’accompliront aisément quand tu auras obéi à cet appel. »

Comme elle cessait de parler, un double coup se fit entendre à la porte intérieure. La matrone ajusta promptement son voile, et reprenant son siège près du foyer, elle demanda qui était là.

« Salvete in nomine sancto, » répondit-on du dehors.

« Salvete et vos, » reprit Madeleme Græme.

Et un homme entra, vêtu à la manière des gens qui composaient alors la suite des seigneurs ; il portait à sa ceinture une épée et un bouclier. « Je vous cherchais, dit-il, ma mère, et celui que je vois avec vous. » Puis, s’adressant à Roland Græme, il lui dit : « N’es-tu pas porteur d’un paquet de la part de George Douglas ?

— Oui, » reprit le page, se rappelant tout à coup celui qu’on lui avait confié le matin ; mais je ne puis le délivrer à quiconque n’a pas le droit de me le demander.

— Tu as raison, » reprit le serviteur ; et il lui dit à l’oreille : « Le paquet que je demande est le rapport de George Douglas à son père, cela suffit-il ?

— Oui, » reprit le page, et tirant le paquet de son sein, il le lui remit.

« Je reviendrai dans l’instant, » dit le serviteur ; et il sortit de la cabane.

Roland était alors assez revenu de sa surprise, pour demander à son tour à son aïeule pourquoi il la trouvait sous un déguisement si étrange, et dans un lieu si dangereux. « Vous ne pouvez ignorer, dit-il, la haine que la dame de Lochleven porte à ceux de votre, c’est-à-dire de notre religion. Votre déguisement actuel vous expose à des soupçons d’un autre genre, mais non moins à craindre ; et, soit en qualité de catholique, ou de sorcière, où d’amie de la reine infortunée, vous courrez le même danger, si l’on vous arrête sur les domaines des Douglas. En outre, pour des raisons qui lui sont particulières, vous avez dans le chambellan revêtu ici de l’autorité du lord, un ennemi puissant et implacable.

— Je le sais, dit la matrone, les yeux étincelants de la joie du triomphe ; je sais que, fier de sa fourberie scolaire et de sa sagesse charnelle, Luc Lundin voit avec haine et jalousie les bienfaits que les saints ont accordés à mes prières et aux saintes reliques, devant le contact, et bien plus devant la seule présence desquelles, la maladie et la mort ont si souvent fui : je sais qu’il me déchirerait avec joie ; mais il est une chaîne et une muselière qui retiendra la furie du chien dévorant, et le serviteur du maître ne recevra aucun mal jusqu’à ce que l’ouvrage du maître soit terminé. Quand cette heure sera venue, que les ombres de la nuit descendent sur moi ! Avec le tonnerre et la tempête, il sera bien venu le temps qui fermera mes yeux aux crimes et mes oreilles aux blasphèmes ! Sois seulement fidèle, et remplis ton rôle comme j’ai rempli et comme je remplirai le mien ; et mon affranchissement sera pareil à celui des bienheureux martyrs que les anges saluent avec les psaumes et les cantiques, tandis que la terre les poursuit de ses cris et de ses blasphèmes ! «

Comme elle achevait ces mots, le serviteur rentra dans la chaumière en disant : « L’affaire va bien ! le temps est fixé pour demain soir.

— Quel temps ? quelle affaire ? s’écria Roland Græme ; j’espère que je n’ai pas remis en de mauvaises mains le paquet de Douglas.

— Tranquillise-toi, jeune homme, reprit le serviteur, tu as ma parole et la preuve que je t’ai donnée.

— Je ne sais pas si la preuve est bonne, répliqua le page ; et quant à la parole, je ne me fie pas beaucoup à celle d’un étranger.

— Eh bien ! dit la matrone, quand même tu aurais remis dans les mains d’un sujet loyal le paquet que t’avait confié un des ennemis de la reine, il n’y aurait pas grand mal à cela, jeune écervelé.

— De par saint André ! il y aurait un mal irréparable, s’écria le page : l’essence de mon devoir, dans ce premier pas de la chevalerie, est d’être fidèle à ma charge ; et quand le diable lui-même m’aurait confié un message, si j’avais engagé ma foi, je ne voudrais pas la trahir, fût-ce même pour un ange de lumière.

— De par l’amour que je te portais jadis, reprit la matrone, j’aurais le courage de te tuer, de te tuer de ma propre main, quand je t’entends dire que ta foi appartient plus à des rebelles et à des hérétiques qu’à ton Église et à ton prince !

— Patience, ma bonne sœur, interrompit le serviteur, je fournirai à ce gentilhomme des raisons qui sauront contrebalancer les scrupules qui l’assiègent. Ses sentiments sont honorables quoiqu’ils soient peut-être mal placés dans ce moment. Suivez-moi, jeune homme.

— Avant d’aller demander compte à cet étranger de sa conduite, dit le page à son aïeule, ne pourrai-je rien faire pour votre bonheur et votre sûreté ?

— Rien, répondit-elle, rien. Veille seulement à ce que je n’apprenne rien qui puisse entacher ton honneur, ton véritable honneur ! Les saints qui m’ont protégée jusqu’à ce moment me secourront au besoin ; suis le chemin de la gloire qui est ouvert devant toi, et ne pense à moi que comme à celle qui sur la terre sera la plus enchantée d’entendre célébrer ton nom. Suis maintenant l’étranger : il t’apprendra des nouvelles auxquelles tu dois l’attendre fort peu. »

L’étranger restait sur le seuil comme attendant Roland, et aussitôt qu’il le vit se mettre en marche, il avança d’un pas rapide, s^enfonçant toujours de plus en plus dans la ruelle. Roland s’aperçut qu’elle n’était plus bordée de bâtiments que d’un côté, et que de l’autre s’élevait un vieux mur très-haut, au-dessus duquel de grands arbres étendaient leurs branches. En descendant beaucoup plus bas, ils arrivèrent à une petite porte dans le mur. Le guide de Roland s’arrêta, regarda autour de lui si personne n’était en vue, puis tirant une clef de sa poche, il ouvrit la porte et entra, faisant signe à Roland de le suivre. Celui-ci obéit, et l’étranger ferma soigneusement la porte en dedans. Pendant ce temps, le page regarda autour de lui, et vit qu’il se trouvait dans un petit verger fort bien tenu.

L’étranger lui fit traverser deux ou trois allées bordées d’arbres chargés de fruits ; et ils arrivèrent à un berceau de feuillage. Là l’homme d’armes se plaça sur le banc de gazon qui était d’un côté, et fit signe à Roland de s’asseoir sur l’autre en face de lui. Après un moment de silence, il commença ainsi la conversation : « Vous m’avez demandé une meilleure garantie que la parole d’un simple étranger, afin de vous prouver que j’étais autorisé par George Douglas à m’emparer du paquet qu’il vous avait confié ?

— C’est justement sur ce point que je vous prie de me donner satisfaction, dit Roland. Je crains d’avoir agi un peu précipitamment : s’il en est ainsi, il faut que je répare mon erreur comme je pourrai.

— Vous me regardez donc tout à fait comme un étranger ? dit l’homme d’armes. Envisagez-moi bien attentivement, et voyez si mes traits ne ressemblent pas à ceux d’un homme qui vous était bien connu autrefois. »

Roland le regardait avec attention ; mais les idées qui se présentaient à son esprit étaient bien peu d’accord avec l’habit de servitude que portait la personne présente. « Serait-il vrai ? » murmura-t-il… et il s’arrêta n’osant point exprimer l’opinion qui se formait involontairement en lui.

« Oui, mon fils, » dit l’étranger qui remarquait son embarras, " vous voyez réellement devant vous l’infortuné père Ambroise, qui se glorifiait de son ministère quand il vous garantissait des pièges de l’hérésie, mais qui est maintenant condamné à vous pleurer comme un réprouvé ! »

La bonté du cœur de Roland Græme égalait au moins la vivacité de son caractère : il ne put supporter la vue de son ancien et honoré maître et son guide spirituel, dans une situation qui indiquait un si triste changement de fortune ; mais, se jetant à ses pieds, il embrassa ses genoux en pleurant à chaudes larmes.

« Que signifient ces pleurs, mon fils ? dit l’abbé ; s’ils sont versés sur vos péchés et vos folies, certes c’est un orage bienfaisant, et qui peut vous être utile. Mais ne pleurez pas si c’est pour moi qu’ils coulent. Vous voyez effectivement le supérieur de la communauté de Sainte-Marie sous l’habit d’un pauvre soldat qui donne à son maître le service de son sabre et de son bouclier, et s’il le faut sa vie elle-même, pour une grossière livrée et quatre marcs par an. Mais un tel costume convient au temps, et au milieu des combats que soutient l’Église, il sied autant à ses prélats, que le rochet, la mitre et la crosse, au jour du triomphe.

— Par quelle fatalité ? dit le page, et encore, » ajouta-t-il en se reprenant, « pourquoi le demandé-je ? Catherine Seyton m’avait en quelque sorte préparé à ceci. Mais que le changement ait été si absolu, la ruine si complète !

— Oui, mon fils, vos propres yeux ont vu dans mon élévation au siège d’abbé, tout indigne que j’étais, le dernier acte solennel de piété qui ait été célébré au couvent de Sainte-Marie ; et il restera le dernier jusqu’à ce qu’il plaise au ciel de faire cesser la captivité de l’Église. Pour le moment, le berger est frappé… oui abattu presque jusqu’à terre ; le troupeau est dispersé, et les tombeaux des saints, des martyrs et des pieux bienfaiteurs de l’Église sont abandonnés aux hiboux de la nuit et aux loups du désert.

— Et votre frère, le chevalier d’Avenel, ne pouvait-il rien faire pour votre protection ?

— Lui-même a encouru les soupçons des puissances régnantes : elles sont aussi injustes envers leurs amis que cruelles pour leurs ennemis. Je ne m’en affligerais pas si je pouvais espérer que cette disgrâce pût le détourner de leurs voies ; mais je crains plutôt qu’il ne soit conduit à prouver sa fidélité à leur malheureuse cause par quelque action encore plus nuisible à l’Église et plus offensante envers le ciel. Assez sur ce chapitre ; revenons au sujet de notre rencontre. J’espère qu’il vous suffira de recevoir ma parole que le paquet dont vous étiez porteur m’était envoyé par George Douglas ?

— Alors, dit le page, George Douglas serait-il…

— Un véritable ami de sa reine, Roland ; et avant peu j’espère que ses yeux s’ouvriront sur les erreurs de sa fausse Église.

— Mais quel rôle joue-t-il donc à l’égard de son père et de la dame de Lochleven qui lui a servi de mère ? » dit le page avec impatience.

« Le rôle de leur meilleur ami à tous deux, dans le temps et dans l’éternité, répondit l’abbé ; car il devient l’heureux instrument qui rachète le mal qu’ils ont fait et celui qu’ils préparent

— Néanmoins je n’aime pas ce bon service qui commence par un manque de foi.

— Je ne blâme pas vos scrupules, mon fils ; mais cette malheureuse époque, qui a rompu les liens des chrétiens envers l’Église et des sujets envers leur reine légitime, a également dissous tous les autres liens de la société ; et dans de pareils jours, les simples affections humaines ne doivent pas plus retarder nos progrès, que les bruyères et les épines, qui s’attachent aux vêtements du pèlerin, ne doivent l’arrêter sur la route, et l’empêcher d’accomplir son vœu.

— Mais mon père, » objecta encore le jeune homme ; puis il s’arrêta tout à coup en hésitant.

« Parlez, mon fils, dit l’abbé, et parlez sans crainte.

— Ne vous offensez donc pas si je dis que c’est précisément là ce dont nos adversaires nous accusent : ils prétendent que nous arrangeons les moyens selon le but, que nous commettons volontiers le mal pour le faire servir à notre bien.

— Les hérétiques ont employé leur art ordinaire pour vous égarer, mon fils ; ils voudraient bien nous priver du pouvoir d’agir sagement et en secret, tandis que la supériorité de leur nombre nous empêche de lutter à force ouverte. Il nous ont réduits à un état d’entier épuisement, et ils voudraient encore nous ôter les moyens par lesquels, dans toute la nature, la faiblesse supplée au manque de force, pour se défendre contre ses puissants ennemis. Il en est de même que si le chien disait au lièvre : N’emploie pas ces ruses déloyales pour m’échapper, mais lutte bravement contre moi. Les hérétiques puissants et armés demandent aux catholiques abattus et opprimés de mettre de côté la prudence du serpent, seul moyen de rétablir un jour la Jérusalem sur laquelle ils pleurent, et qu’il est de leur devoir de rebâtir… Mais nous nous étendrons sur ceci plus tard. Maintenant, mon fils, je vous recommande, au nom de la foi, de me dire avec vérité et en détail tout ce qui vous est arrivé depuis notre séparation, et de me peindre fidèlement l’état actuel de votre conscience. Votre aïeule, notre sœur Madeleine, est une femme riche de dons précieux, d’un zèle que ni les doutes ni les dangers ne peuvent refroidir ; mais encore, ce n’est pas tout à fait un zèle selon la science. Je veux donc, mon fils, être moi-même votre directeur et votre conseiller dans ces jours de ténèbres et de ruses. »

Avec tout le respect qu’il devait à son premier guide spirituel, Roland Græme détailla rapidement tous les événements qui sont connus du lecteur : il ne déguisa même pas au prélat l’impression qu’avaient faite sur son esprit les arguments du prédicateur Henderson ; mais ce fut accidentellement, et presque involontairement, qu’il laissa pénétrer au père Ambroise l’influence que Catherine Seyton avait acquise sur lui.

« Je le vois avec joie, mon très-cher fils, reprit l’abbé, j’arrive encore assez tôt pour vous arrêter sur le bord du précipice. Ces doutes dont vous vous plaignez sont comme les mauvaises herbes qui croissent naturellement dans une terre forte, et que la main du cultivateur doit extirper avec soin. Je vous donnerai un petit volume dans lequel, avec la grâce de Notre-Dame, j’ai éclairci, un peu plus heureusement peut-être qu’ils ne l’avaient été avant moi, les différences de doctrine qui existent entre nous et les hérétiques : j’y fais remarquer comment, pareils aux Albigeois et aux lollards, ils sèment l’ivraie avec le froment. Mais ce n’est point par la raison seule qu’il vous faut espérer vaincre ces insinuations de l’ennemi : c’est quelquefois par une résistance opportune, et plus souvent par une prompte fuite. Il faut fermer vos oreilles aux arguments de l’hérésiarque, quand les circonstances ne vous permettent pas de quitter sa compagnie. Ancrez vos pensées sur le service de la sainte mère du Sauveur, tandis qu’il épuise vainement ses sophismes blasphématoires. Si vous ne pouvez maintenir votre attention sur des sujets célestes, pensez plutôt à vos plaisirs terrestres que de tenter la Providence en prêtant une oreille attentive à la doctrine erronée… Rêvez de faucons, de chiens, de filets et de fusils… Pensez même à Catherine Seyton, plutôt que de livrer votre âme aux leçons du tentateur. Hélas ! mon fils, ne croyez pas que votre vieil ami, épuisé par les peines et courbé par l’affliction plutôt que par les années ait oublié l’influence que la beauté a sur le cœur d’un jeune homme. Même dans les veilles de la nuit, le cœur brisé par le souvenir d’une reine captive, d’un royaume détruit, d’une église dépouillée et ruinée, il me vient d’autres pensées, des sentiments qui appartiennent à une vie plus jeune et plus heureuse. Ainsi soit-il ! Il nous faut porter le fardeau qui nous est assigné. Et d’ailleurs ce n’est pas en vain que ces passions ont été semées dans le cœur de l’homme ; car parfois et tel est le cas où vous vous trouvez, elles servent à nous maintenir dans des résolutions qui ont un but plus solide. Cependant, soyez prudent, mon fils… Cette Catherine Seyton est la fille d’un des barons les plus orgueilleux, d’un des seigneurs les plus fidèles de l’Écosse, et votre condition ne vous permet pas encore d’aspirer aussi haut. Mais il en est ainsi… Le ciel accomplit ses œuvres en se servant des folies des humains ; et l’amour ambitieux de Douglas contribuera, aussi bien que le vôtre, à nous conduire au but désiré.

— Comment ! mon père, dit le page, mes soupçons étaient donc fondés ?… Douglas aime…

— Oui, mon fils, et son amour est aussi déplacé que le vôtre ; mais gardez-vous de lui… N’allez pas le contrarier… l’aigrir…

— Qu’il ne me contrarie pas et qu’il ne m’aigrisse pas lui-même, interrompit le page ; car je ne lui céderais pas un pouce de terrain, quand il aurait en lui l’âme de tous les Douglas qui ont vécu depuis le fondateur de sa race.

— Patience, jeune fou : considérez que vos projets ne peuvent jamais se trouver en opposition avec les siens… Trêve de ces vanités, et employons mieux le temps qu’il nous reste à passer ensemble. À genoux, mon fils, et reprenons la confession trop longtemps suspendue : arrive que pourra, cette heure trouvera en vous un fidèle catholique débarrassé du poids de ses péchés par l’autorité de la sainte Église. Si je pouvais vous dire, Roland, la joie que j’éprouve en vous voyant dans cette humble posture, là où il convient seulement que l’homme s’humilie ! Quid dicis mî fili ?

Culpas meas, » répondit le jeune homme ; et, suivant le rite catholique, il se confessa et reçut l’absolution, moyennant la promesse d’accomplir certaines pénitences.

Quand ils eurent terminé cet acte pieux, un vieillard vêtu comme un paysan aisé s’approcha du berceau, et salua l’abbé : « J’ai attendu, dit-il, la fin de vos dévotions, pour vous faire savoir que le chambellan cherche ce jeune homme, et qu’il ferait bien de paraître sans délai. Bienheureux saint François ! s’il fallait que les hallebardiers vinssent le chercher ici, ils pourraient bien bouleverser mon jardin… Occupés de leur service, ils ne font pas attention où ils marchent, quand même ils écraseraient à chaque pas des jasmins et des giroflées.

— Nous allons congédier ce jeune homme, mon frère, répondit l’abbé ; mais, hélas ! est-il possible que de telles bagatelles puissent vous occuper dans la crise terrible qui se prépare.

— Révérend père, » répondit le maître du jardin, car c’était lui, « combien de fois vous ai-je prié de garder vos sublimes conseils pour de sublimes esprits comme les vôtres ? Que m’avez-vous demandé sans l’obtenir aussitôt, quoique mon cœur en saignât ?

— Je voudrais que vous fussiez vous-même, mon frère, dit l’abbé ; que vous vous rappelassiez ce que vous étiez et à quoi vos premiers vœux vous ont lié.

— Je vous dis, père Ambroise, reprit le jardinier, que la patience du meilleur saint qui ait jamais récité Pater noster s’épuiserait dans les épreuves auxquelles vous avez soumis la mienne. Quant à ce que j’ai été, il n’est pas nécessaire de le dire à présent ; personne ne sait mieux que vous, père, ce à quoi j’ai renoncé, dans l’espoir de trouver l’aisance et le repos pour le reste de mes jours ; personne ne sait mieux comment on a envahi ma retraite, brisé mes arbres fruitiers, foulé aux pieds mes plate-bandes, exilé la tranquillité de ces lieux, et chassé le sommeil de mon lit ; et tout cela depuis que cette pauvre reine, que Dieu la bénisse ! a été envoyée à Lochleven. Je ne la blâme pas : étant prisonnière, il est naturel qu’elle cherche à sortir de ce vilain trou, dans lequel on trouve à peine assez de place pour faire un jardin passable, et où, m’a-t-on dit, les brouillards du lac détruisent toutes les fleurs précoces… Je dis que je ne puis la blâmer de chercher à se mettre en liberté : mais pourquoi m’entraîner dans le complot ? pourquoi mes innocents berceaux, que j’ai plantés moi-même, deviendraient-ils des rendez-vous de conspirateurs ? pourquoi mon petit quai que j’ai moi-même bâti, pour ma propre barque de pêcheur, deviendrait-il un refuge d’embarcations secrètes ? enfin pourquoi m’impliquer dans des affaires dont le résultat peut fort bien être la décapitation ou la corde ?… lequel ce sera des deux, je vous assure, mon révérend père, que je n’en sais rien du tout.

— Mon frère, reprit l’abbé, vous êtes un sage, et vous devriez savoir…

— Je ne le suis pas, je ne le suis pas. Je ne suis pas un sage, » reprit l’horticulteur avec humeur et en bouchant ses oreilles avec ses doigts, « on ne m’a jamais appelé sage, si ce n’est quand on voulait m’entraîner dans un acte de folie notoire.

— Mais, mon bon frère… dit l’abbé.

— Je ne suis pas bon non plus, dit le jardinier ; je ne suis ni sage ni bon. Si j’eusse été sage, je ne vous aurais pas admis ici ; et si j’étais bon, je vous enverrais ailleurs tramer vos complots qui tendent à détruire la tranquillité du pays. Que signifie de disputer pour un roi ou une reine, quand les hommes peuvent être en paix sub umbra vitis suæ. Et c’est ce que je ferais, d’après le précepte de l’Écriture sainte, si j’étais, comme vous me le dites, sage ou bon. Mais tel que je suis, ma tête est dans le licou, et vous faites peser sur moi le poids que vous voulez. Suivez-moi, jeune homme. Ce révérend père qui, avec son habit de Jockey, a l’air presque aussi révérend que moi, conviendra du moins d’une chose, c’est qu’il y a assez long-temps que vous êtes ici.

— Suivez le bon père, Roland, dit l’abbé, et souvenez-vous de mes paroles. Un jour approche qui éprouvera le cœur de tous les vrais Écossais. Puisse le vôtre se montrer fidèle comme l’acier de votre épée ! »

Le page s’inclina en silence, et ils se séparèrent. Le jardinier, malgré son âge avancé, marchait bon pas, murmurant à demi-voix en s’adressant tantôt à lui-même, tantôt à son compagnon, comme tous les vieillards dont l’intelligence est affaiblie. « Quand j’étais dans la grandeur, disait-il, et que j’avais à mes ordres ma mule, et mon palefroi accoutumé à l’amble, je vous garantis qu’il m’aurait été aussi impossible de voler en l’air que de marcher à ce pas. J’avais la goutte, le rhumatisme et cent autres choses semblables qui me liaient les jambes. Mais maintenant, grâce à Notre-Dame et à un travail honnête, je suis en état de suivre le plus hardi piéton de mon âge qui se trouve dans le comté de Fife ; je regrette que l’expérience nous vienne si tard. »

Tout en murmurant ainsi, ses yeux se portèrent sur la branche d’un poirier qui pendait faute d’étai ; et oubliant tout à coup son empressement, le vieillard s’arrêta et se prépara sérieusement à le lier. Roland Græme était prompt, adroit et plein de bonne volonté ; il prêta aussitôt son aide, et en une ou deux minutes la branche fut étayée et attachée, à la satisfaction du vieillard qui le considérait avec complaisance.

« Ce sont des bergamotes, dit-il, et si vous voulez venir sur ce rivage en automne, vous en goûterez. On ne trouve pas leurs pareilles dans le château de Lochleven. Le jardin, là, est un pauvre trou à vers ; et le jardinier, Hugues Houkham, ne connaît guère son état. Ainsi, venez sur cette rive, en automne, maître page, quand vous voudrez manger des poires. Mais à quoi pensé-je ? avant que ce temps soit venu, les poires qu’ils pourront bien t’avoir données seront des poires d’angoisse. Suivez le conseil d’un vieillard, jeune homme ; il a vu passer bien des jours, et il a occupé des places plus hautes que celles que vous avez droit d’attendre. Changez votre épée en serpette et faites une houe de votre poignard, vos jours n’en seront que plus longs et votre santé meilleure ; venez m’aider dans mon jardin, je vous apprendrai la vraie manière de greffer à la française. Faites ce que je vous dis et sans perdre de temps, car un ouragan va couvrir le pays, et les seuls arbres qui échapperont sont ceux dont la tête est bien bas. »

En disant ces mots, il fit sortir Roland Græme par une autre porte que celle par où il était entré. Il fit un signe de croix, prononça un benedicite lorsqu’ils se séparèrent ; puis, toujours en murmurant à demi-voix, il se retira dans son jardin et ferma la porte en dedans.


CHAPITRE XXIX.

le retour au château.


Prions Dieu ; dans la crainte qu’un mâle courage ne s’empare bientôt d’elle.
Shakspeare, Le roi Henri VI.


Quand Roland sortit du jardin du vieillard, il vit qu’il était encore séparé du village par un petit enclos de gazon, dans lequel paissaient deux vaches appartenant au jardinier. Il le traversa en méditant sur les paroles de l’abbé. Le père Ambroise avait exercé sur lui cette influence révérée que les guides de notre jeunesse conservent dans notre âge mûr. Et cependant, quand Roland réfléchissait à ce que lui avait dit le père, il ne pouvait s’empêcher de soupçonner qu’il avait soigneusement évité d’entamer la controverse qui existait entre les deux Églises, au lieu de repousser les objections et d’éclaircir les doutes, fruits des leçons de Henderson. « Il n’en avait pas le temps, à la vérité, se dit le page, et je ne suis ni assez calme, ni assez savant pour juger des points aussi difficiles. D’ailleurs il y aurait de la bassesse à quitter ma croyance, quand la fortune lui est contraire, à moins de me trouver placé de manière à ce que ma conversion, si elle a lieu, ne paraisse être aucunement attribuée à des vues d’intérêt. Élevé dans la foi catholique, dans la foi de Bruce et de Wallace, j’y persisterai jusqu’à ce que le temps et la raison me prouvent qu’elle est erronée. Je servirai cette pauvre reine comme un sujet servirait une souveraine injuriée et captive. Ceux qui m’ont placé à son service sont blâmables : ils m’ont envoyé ici, moi, gentilhomme élevé dans les voies de l’honneur et de la loyauté, quand ils auraient dû envoyer quelque valet à double face, soumis et cajoleur, qui aurait été le page respectueux de la reine et l’espion soumis de ses ennemis. Puisque je n’ai de choix qu’entre l’aider ou la trahir, j’en déciderai ainsi qu’il convient à son serviteur et à son sujet. Mais Catherine Seyton ! Catherine Seyton aimée de Douglas et me rapprochant ou m’éloignant selon son bon plaisir et son caprice ! comment me comporterai-je envers cette coquette ? De par le ciel ? à la première occasion il faudra qu’elle me rende compte de sa conduite, ou je romps avec elle pour toujours. »

Tout en prenant cette résolution intrépide, il traversait la barrière qui conduisait hors du petit clos ; il y rencontra presque aussitôt le docteur Luc Lundin.

« Ah ! mon très-excellent jeune ami, dit le docteur, d’où venez-vous ? mais je vois… oui, le jardin du voisin Blinkhoolie est un rendez-vous agréable, et vous êtes d’un âge où les jeunes gens regardent une jeune fille d’un œil, et une prune friande de l’autre. Mais quoi ? vous avez l’air triste et mélancolique : je crains que la jeune fille n’ait été cruelle ou les prunes peu mûres ; et au fait, je crois que les prunes de Damas du voisin Blinkhoolie ont pu difficilement se conserver pendant l’hiver… Il épargne le sirop dans ses confitures. Mais courage, jeune homme, il y a plus d’une Catherine dans Kinross ; et quant au fruit vert, un doigt de ma double liqueur distillée, aqua mirabilis… probatum est. »

Le page jeta un regard courroucé sur le médecin facétieux ; mais se rappelant aussitôt que le nom de Catherine, qui avait occasionné son déplaisir, n’était sûrement introduit que parce qu’il sonnait mieux qu’un autre, il réprima son courroux, et se contenta de demander si l’on avait eu des nouvelles du charretier.

« Comment ! voilà une heure que je vous cherche pour vous dire que tout est dans votre bateau et qu’on attend votre loisir. Auchtermuchty était seulement resté en compagnie d’un fripon paresseux comme lui, avec une mesure d’aqua vitæ entre eux deux. Vos bateliers se reposent sur leurs rames, et l’on a déjà fait deux signaux de la tourelle de garde pour indiquer qu’on est impatient de vous revoir au château. Cependant vous avez encore le temps de prendre un léger repas, et, en qualité d’ami et de médecin, je ne trouve pas convenable que vous vous exposiez à l’air du lac sans avoir l’estomac garni. »

Roland Græme ne songeait qu’à retourner, avec toute la vitesse dont il se sentait capable, à l’endroit où son bateau était amarré sur le rivage : il résista donc à toutes les offres que lui fit le docteur de prendre quelque nourriture, bien que celui-ci promît de préluder à la collation par un apéritif très-bienfaisant, à savoir, une décoction d’herbes qu’il avait cueillies et distillées lui-même. Au fait, comme Roland n’avait pas oublié le petit coup du matin, il est possible que ce souvenir l’engageât à refuser fermement toute nourriture, quand il fallait la faire précéder d’une chose si peu agréable au palais. Comme ils se rendaient à la barque, car la politesse cérémonieuse du digne chambellan n’aurait pas permis au page de s’y transporter sans suite, Roland Græme crut apercevoir le vêtement de Catherine Seyton parmi un groupe assemblé autour de quelques musiciens ambulants. Il se débarrassa de son compagnon, et d’un seul saut il arriva au milieu de la foule et à côté de la demoiselle. « Catherine, » dit-il tout bas, « est-il convenable que vous soyez, encore ici ?… Ne voulez-vous pas rentrer au château ?

— Allez au diable avec vos Catherine et vos châteaux ! » répondit la jeune fille d’un ton irrité ; « n’avez-vous pas encore eu le temps de vous débarrasser de votre folie ? Retirez-vous ! je ne désire pas votre compagnie, et il y aurait quelque danger à m’accompagner.

— Eh bien !… mais s’il y a du danger, belle Catherine, reprit Roland, pourquoi ne voulez-vous pas me permettre de rester avec vous pour le partager ?

— Sot intrus, répliqua la jeune fille, tout le danger est de ton côté… Pour parler plus clairement, tu cours grand risque que je te ferme la bouche avec le manche de mon poignard. »

En disant ces mots, elle se détourna de lui avec hauteur, et perça la foule, qui céda tout étonnée à la vivacité masculine avec laquelle elle s’ouvrit un passage.

Au moment où Roland, quoique fort irrité, se préparait à la suivre, il se sentit saisir de l’autre côté par le docteur Luc Lundin qui lui rappela le bateau chargé, les deux signaux qu’on avait faits sur la tour, le danger de s’exposer à l’air froid avec un estomac vide, et enfin la folie de passer son temps à courir après des jeunes filles revêches et des prunes encore vertes. Roland se vit donc, pour ainsi dire, traîné vers le bateau, et obligé de se remettre en route pour retourner au château de Lochleven.

Le petit voyage se fit promptement, et le page fut reçu à l’endroit de débarcation par la salutation sévère et caustique du vieux Dryfesdale. « Ainsi, mon galant, vous voilà enfin arrivé après un retard de six heures et deux signaux du château. Mais je réponds que quelque bombance vous a trop occupé pour que vous pensassiez à votre service ou à votre devoir. Où est la note de la vaisselle et des meubles… Fasse le ciel que rien n’ait disparu entre les mains d’un jeune et étourdi coureur comme vous !

— Disparu entre mes mains, sir intendant ? » reprit le page avec colère ; « dites-le sérieusement, et de par le ciel vos cheveux gris protégeront mal votre langue insolente !

— Trêve de vos bravades, jeune écuyer, répliqua l’intendant ; nous avons des verrous et des cachots pour les tapageurs. Va auprès de milady, et fais le fanfaron devant elle, si tu l’oses. Elle te donnera sujet de t’offenser, car il y a long-temps qu’elle t’attend avec impatience.

— Et où donc est la dame de Lochleven ? dit le page ; car je pense que c’est d’elle que tu veux parler.

— Et de qui donc ? reprit Dryfesdale. Hors la dame de Lochleven, qui donc a le droit de commander dans ce château.

— La dame de Lochleven est ta maîtresse, répondit Roland Græme ; mais la mienne est la reine d’Écosse. »

L’intendant le considéra un instant d’un air où le soupçon et la haine étaient mal cachés par une affectation de mépris. « Le jeune coq fanfaron, dit-il, se trahit par son chant précoce. J’ai remarqué le changement de tes manières dans la chapelle dernièrement… oui… et tes œillades pendant le repas avec une certaine paresseuse de demoiselle, qui, ainsi que toi, rit de tout ce qui est saint et sérieux. Il y a quelque chose en toi, maître page, sur quoi il est bon d’avoir l’œil. Mais veux-tu savoir si c’est la dame de Lochleven ou cette autre lady qui a droit de te donner des ordres ? va, tu les trouveras ensemble dans l’antichambre de lady Marie. »

Roland se hâta de se rendre à cet appartement ; il n’était pas fâché d’échapper à la pénétration malicieuse du vieillard, et il se demandait en même temps pourquoi la dame de Lochleven était dans l’appartement de la reine, à cette heure de l’après-midi, ce qui était contraire à son habitude. Sa perspicacité lui en fit aussitôt donner le motif. « Elle désire, pensa-t-il, voir comment je serai reçu de la reine à mon retour, afin de remarquer s’il y a quelque intelligence secrète entre nous ; il faut me tenir sur mes gardes. »

Plein de cette résolution, il entra dans le salon où la reine, assise sur une chaise, tandis que lady Fleming s’appuyait sur le dossier, tenait la dame de Lochleven debout en sa présence depuis l’espace d’une heure environ, ce qui augmentait beaucoup la mauvaise humeur, déjà très-visible, de la dame du château.

En entrant dans l’appartement, Roland Græme fît un profond salut à la reine et un autre à la dame de Lochleven, puis s’arrêta comme s’il attendait leurs questions. Elles parlèrent presque en même temps. La dame de Lochleven s’écria : « Enfin, jeune homme, vous voilà de retour ! » Et elle s’arrêta d’un air indigné, tandis que la reine continuait sans faire attention à elle. « Roland, vous êtes le bien venu chez nous. Vous vous êtes montré la colombe fidèle et non le corbeau vagabond. Néanmoins je jure que je vous aurais pardonné si, une fois hors de cette arche entourée d’eau, vous n’étiez pas revenu nous trouver. J’espère que vous rapportez une branche d’olivier, car notre bonne et digne hôtesse s’est grandement courroucée de votre longue absence, et nous n’avons jamais eu autant besoin d’un symbole de paix et de réconciliation.

— Je regrette d’avoir été retenu aussi long-temps, madame, reprit le page, mais le retard de la personne à laquelle on avait confié les objets pour lesquels j’ai été envoyé a été cause que je viens seulement de les recevoir.

— Voyez-vous maintenant, dit la reine à la dame de Lochleven ; nous ne pouvions vous persuader, notre très-chère hôtesse, que vos meubles étaient en sûreté. Il est vrai que nous pouvons excuser votre anxiété, si nous considérons que ces augustes appartements sont bien misérablement meublés : nous n’avons pas pu seulement vous offrir un siège pendant tout le temps que vous nous avez fait le plaisir de nous tenir compagnie.

— La volonté, madame, manquait plus que les moyens.

— Quoi ! » s’écria la reine en regardant autour d’elle et en affectant la surprise, « il y a donc des tabourets dans cet appartement, un, deux, pas moins de quatre en comptant celui qui est cassé. C’est un ameublement royal ! Nous ne les avions pas vus. Plaira-t-il à Votre Seigneurie de s’asseoir ?

— Non, madame, je vous débarrasserai bientôt de ma présence ; et lorsque je suis avec vous, mes membres supportent plus facilement la fatigue, que mon esprit une politesse contrainte.

— Oh ! lady de Lochleven, si vous le prenez ainsi, » dit la reine en se levant et en lui offrant son siège vacant, « je préfère que vous preniez ma place ; vous ne serez pas la première de votre famille qui l’aurez fait. » La dame de Lochleven fit un salut négatif, mais parut avoir peine à réprimer la réponse que son courroux lui dictait.

Pendant cette conversation animée, l’attention du page s’était presque entièrement portée sur Catherine Seyton, qui venait de l’appartement intérieur, vêtue telle qu’elle l’était habituellement en servant la reine : rien en elle n’annonçait l’empressement et la confusion que pouvait causer un changement précipité de costume, ou la crainte d’être découverte dans une entreprise périlleuse. Roland Græme hasarda de la saluer lorsqu’elle entra ; mais elle lui rendit son salut avec l’air de la plus grande indifférence, sentiment qui lui parut peu d’accord avec la situation où ils se trouvaient l’un à l’égard de l’autre. « Certes, pensa-t-il, elle ne peut raisonnablement s’attendre à me dépersuader de ce qu’ont vu mes propres yeux, comme elle a cherché à le faire lors de l’apparition dans l’hôtellerie de Saint-Michel. Je m’en vais essayer de lui faire sentir que ce serait une tâche inutile, et que la confiance est la route la plus sûre et la meilleure à suivre. » Ces pensées s’étaient succédé rapidement dans son esprit, et la reine ayant terminé son altercation avec la dame du château, s’adressa de nouveau à lui. « Que nous direz-vous de la fête de Kinross, Roland Græme ? Elle m’a paru être gaie à en juger par les faibles accents de la joie et la musique éloignée qui arrivaient de si loin jusqu’à ces fenêtres grillées, et mouraient en y entrant, comme doit le faire tout ce qui ressemble à de la gaieté. Mais tu parais aussi triste que si tu arrivais d’un conventicule de huguenots !

— Il en vient peut-être, madame, » reprit la dame de Lochleven contre qui cette flèche était lancée. « Il n’est point impossible qu’au milieu même des puérils amusements d’une fête de village, quelque âme pieuse ait fait entendre le langage d’une saine doctrine. Une religieuse pensée vaut mieux que tous ces vains plaisirs : ils ont un moment de bruit et d’éclat, comme un fagot d’épines sèches dans le foyer ; puis ils ne laissent aux fous qui s’en amusent que de la poussière et des cendres.

— Marie Fleming, » dit la reine en se tournant vers cette dame et en s’enveloppant dans son manteau, « je ne serais pas fâchée d’avoir dans cette cheminée un ou deux fagots de ces mêmes épines que la dame de Lochleven sait si bien décrire : il me semble que l’air humide de ce lac, qui n’abandonne point ces chambres voûtées, leur communique un froid mortel.

— On obéira au désir de Votre Grâce, dit la dame de Lochleven ; mais me permettrez-vous de vous rappeler que nous sommes en été ?

— Je vous remercie de l’avis, ma bonne lady, reprit la reine ; car les prisonniers apprennent plutôt le changement des saisons par la bouche de leur geôlier que par ce qu’ils ressentent de leur influence. Encore une fois, Roland Græme, que nous direz-vous de la fête ?

— Elle était assez animée, madame, répondit le page, mais fort ordinaire, et le récit en serait peu digne des oreilles de Votre Altesse.

— Oh ! vous ne savez pas, reprit la reine, combien mon oreille est devenue indulgente pour tout ce qui parle de la liberté et des plaisirs des gens libres. Il me semble que j’aurais mieux aimé voir les joyeux villageois dansant leur ronde autour du mai, que la plus brillante assemblée dans l’intérieur d’un palais. L’absence de murs de pierre, la certitude que ce pied qui foule le vert gazon est libre et sans entraves, voilà qui vaut tout ce que l’art ou la splendeur peut ajouter aux fêtes des cours.

— J’espère, » dit la dame de Lochleven en s’adressant au page à son tour, « qu’il n’y a eu parmi ces folies aucune des querelles et des désordres qui en sont si souvent la suite ? »

Roland jeta un regard furtif sur Catherine Seyton comme pour attirer son attention, et répondit : « Rien n’a troublé la bonne harmonie de la fête, madame, sinon qu’une demoiselle hardie a établi un contact trop familier entre sa main et la joue d’un acteur, exploit pour lequel elle a couru le risque d’être plongée dans le lac. »

En disant ces mots il jeta un coup d’œil à la hâte sur Catherine ; mais elle soutint avec la plus grande sérénité de maintien ce qu’il jugeait ne pouvoir manquer d’exciter en elle quelque crainte et quelque confusion.

« Je ne gênerai pas plus long-temps Votre Grâce par ma présence, reprit la dame de Lochleven, à moins que vous n’ayez quelque chose à me commander ?

— Rien, notre bonne hôtesse, répondit la reine, sinon que nous vous prions, en toute autre occasion, de ne pas vous déranger d’une occupation plus utile, pour rester si long-temps près de nous.

— Vous plairait-il, ajouta la dame de Lochleven, d’ordonner à ce jeune homme de nous accompagner, afin qu’il me rende compte des objets qu’on a envoyés ici pour l’usage de Votre Grâce.

— Nous ne pouvons rien vous refuser, madame, reprit la reine… Accompagne cette dame, Roland, s’il est vrai qu’il faille nos ordres pour cela. Demain nous apprendrons l’histoire des plaisirs de Kinross. Pour ce soir, nous te dispensons de ton service. »

Roland Græme partit avec la dame de Lochleven, qui ne manqua pas de lui faire bien des questions sur ce qui s’était passé aux jeux. Il fit les réponses les plus propres à détourner les soupçons qu’elle pourrait avoir sur sa disposition à favoriser la reine Marie, ayant grand soin d’ailleurs d’éviter toute allusion à l’apparition de Madeleine Græme et de l’abbé Ambroise. Enfin, après qu’il eut subi un examen assez long et assez rigoureux, on le congédia d’un ton qui, venant de la sévère et froide lady Lochleven, pouvait paraître l’expression de la faveur et de la confiance.

Son premier soin fut de se rendre à l’office, où il trouva un maître d’hôtel plus accommodant que Dryfesdale ; car celui-ci était bien disposé à s’en tenir à ce dicton de la comédie du Pudding brûlé : ceux qui,

Sur le premier appel ne se presentaient pas
Se trouvaient renvoyés jusqu’au prochain repas.

Quand Roland Græme eut fini sa légère collation, il se rendit au jardin, où il avait permission de passer ses heures de loisir. Le dessinateur avait exercé son génie dans l’arrangement des allées, de manière à tirer tout le parti possible d’un petit espace : au moyen de compartiments, soit en pierres ornées de sculptures grossières, soit en haies toujours vertes, il avait formé autant de détours variés que les bornes resserrées du lieu le permettaient.

Le jeune homme se promenait tristement en réfléchissant aux événements de la journée : il comparait ce qu’avait dit l’abbé avec ce que lui-même avait remarqué de la conduite du jeune Douglas. « Il faut qu’il en soit ainsi, » telle fut la conclusion pénible et inévitable à laquelle il arriva ; « il faut que ce soit George qui l’aide ainsi à se transporter comme un fantôme instantanément d’un lieu à un autre, et à paraître à volonté sur le continent où dans l’île. Il faut qu’il en soit ainsi, » se répéta-t-il encore une fois ; « elle entretient avec lui une correspondance suivie, intime et secrète, quoique cela ne s’accorde guère avec la faveur qu’elle m’a souvent montrée, et que ce soit la ruine des espérances que ses regards favorables m’ont inspirées. » Et cependant (car l’amour se flatte encore quand la raison désespère) il lui vint à l’idée que peut-être accueillait-elle la passion de Douglas froidement, mais sans la repousser, de peur de nuire aux intérêts de sa maîtresse, et qu’elle avait d’ailleurs trop de franchise, de noblesse et de candeur, pour entretenir en lui, Roland Græme, des illusions qu’elle ne voudrait pas changer en réalité. Perdu dans ses diverses conjectures, il s’assit sur un banc de gazon, d’où l’on apercevait d’un côté le lac, et de l’autre la façade du château où étaient situés les appartements de la reine.

Il y avait quelque temps que le soleil était couché, et le crépuscule de mai s’évanouissait pour faire place à la sérénité d’une belle nuit. La tiède haleine des brises du sud formait sur le lac des ondulations si légères que sa surface en était à peine ridée. On apercevait encore l’île de Saint-Serf, qui se dessinait vaguement dans le lointain : séjour que visitait jadis plus d’un pèlerin à sandales, comme la terre bienheureuse qu’avait foulée un homme de Dieu, maintenant négligé ou profané comme le refuge de prêtres fainéants, qu’on avait avec justice forcés à céder la place aux moutons et aux génisses d’un baron protestant.

Tandis que Roland contemplait ce point noir au milieu de la teinte bleuâtre de l’eau, il sentit son esprit s’égarer de nouveau dans le labyrinthe de la polémique religieuse : « Était-ce avec justice, se demandait-il, que l’on avait banni ces hommes de leur asile, comme l’abeille industrieuse expulse de sa ruche le bourdon fainéant ; ou bien la main spoliatrice de la rapacité avait-elle chassé du temple, non les débauchés qui le souillaient, mais les prêtres fidèles qui gardaient l’arche sainte avec honneur et fidélité ? » À cette heure de contemplation les arguments de Henderson se présentaient avec plus de force, et ne cédaient point à l’appel que le père Ambroise avait fait au sentiment ; appel plus puissant au milieu du fracas d’une vie active, que dans le calme propre à la réflexion. Il lui fallait un effort pour détourner ses idées de ce sujet embarrassant ; il s’aperçut que le meilleur moyen était de porter ses yeux vers la tour, et d’épier la lumière vacillante qui partait de la croisée de l’appartement de Catherine Seyton : elle disparaissait chaque fois que la belle habitante passait entre la lampe et la croisée. Enfin on enleva la lumière ou on l’éteignit, et notre amant perdit encore ce sujet de méditation. Oserais-je avouer le fait sans nuire à son caractère, en qualité de héros de roman ? Ses yeux s’appesantirent graduellement ; ses doutes spéculatifs sur des points de controverse religieuse, et les conjectures inquiétantes qu’il formait sur l’amour de sa maîtresse, se mêlèrent confusément dans ses rêveries : les fatigues d’une journée active l’emportèrent enfin sur ces réflexions pénibles, et il s’endormit profondément.

Son sommeil fut tranquille jusqu’à ce que tout à coup il fut interrompu par la langue de fer de la cloche du château : le son lugubre et prolongé s’étendait sur le lac, et éveillait les échos de Bennarty, nom de la colline qui descend rapidement sur la rive du sud. Roland se leva en sursaut, car on sonnait toujours cette cloche à dix heures : c’était le signal pour fermer les portes du château et remettre les clefs au sénéchal. Il se hâta de se rendre au guichet au moyen duquel le jardin communiquait avec le château, et il eut la mortification, au moment même où il y arrivait, d’entendre le verrou glisser sur ses crampons en criant aigrement, et entrer dans la gâche en pierre du châssis de la porte.

« Arrêtez, arrêtez, s’écria le page, et laissez-moi entrer avant de fermer le guichet. »

La voix de Dryfesdale répondit avec son ton ordinaire de dureté amère : « L’heure est passée, mon beau maître… Vous n’aimez pas l’intérieur de ces murs… faites un congé complet, et passez la nuit dehors comme vous y avez passé le jour.

— Ouvre la porte, » s’écria le page indigné, « ou, de par saint Gilles, ta chaîne d’or ne te défendra point de ma colère !

— Ne fais pas d’éclat ici, » reprit l’imperturbable Dryfesdale, « mais garde tes imprécations criminelles et tes sottes menaces pour ceux qui y ont égard… Je fais mon devoir et je vais porter les clefs au sénéchal… Adieu, mon jeune maître, l’air de la nuit rafraîchira votre sang. »

L’intendant avait raison : il ne fallait rien moins que l’influence des brises du soir pour apaiser l’accès de fureur qu’éprouva Roland, et le remède fut quelque temps avant d’opérer. Enfin, après quelques tours faits d’un pas rapide dans le jardin, en épuisant sa colère par des vœux inutiles de vengeance, Roland Græme commençait à sentir que sa situation était plutôt risible que chagrinante : pour un chasseur, achever une nuit en plein air était peu fatigant, et la malice puérile de l’intendant était plutôt digne de son mépris que de sa colère. « Plaise à Dieu, dit-il, que le vieux rechigné se soit toujours contenté d’une vengeance aussi douce ! Il a l’air capable parfois de nous jouer des tours plus noirs. » Sur cette réflexion, le page retourna au banc de gazon qu’il avait déjà occupé et qui était en partie abrité par une haie de houx verts. Il s’enveloppa dans son manteau, s’étendit sur la verdure, et tacha de retrouver le sommeil que la cloche du château avait interrompu si mal à propos.

Le sommeil, comme tous les autres biens terrestres, est avare de ses faveurs quand on les courtise. Plus Roland l’invoquait, plus il fuyait ses paupières. Il avait été complètement réveillé d’abord par le son de la cloche, ensuite par l’emportement de son caractère. Enfin, quand son esprit se fut bien épuisé dans des méditations désagréables, il réussit à se plonger dans cet état de torpeur qui n’est ni le repos ni la veille : mais il en fut encore tiré par la voix de deux personnes qui se promenaient dans le jardin. Après que leur conversation se fut mêlée pendant quelque temps aux rêves du page, elles finirent par l’éveiller totalement. Il se souleva doucement et s’assit sur le banc qui lui servait de lit, étonné d’entendre deux personnes s’entretenir à cette heure avancée sous les murs du château bien gardé de Lochleven. Sa première pensée se dirigea sur des êtres surnaturels ; sa seconde, sur quelque tentative de la part des amis de la reine Marie ; sa dernière enfin, sur George de Douglas, qui, possédant les clefs, sortant et rentrant à volonté, pouvait profiter de ces droits de sa charge pour donner un rendez-vous à Catherine Seyton dans le jardin du château. Cette opinion fut confirmée par le son de la voix qui demanda bien bas si tout était prêt.

CHAPITRE XXX.

projets d’évasion découverts.


Il est des cœurs où la colère reste concentrée et paisible, comme le salpêtre sous la voûte d’un château, jusqu’à ce que l’occasion, semblable à un boute-feu, vienne l’allumer. Alors éclatent tout à coup l’éclair et le tonnerre, et les échos lointains annoncent que tout est rompu.
Ancienne comédie.


Roland Græme profita d’une brèche dans le couvert de houx ; et, à la clarté de la lune, qui venait de se lever, il fut tout à fait à même de reconnaître, sans être vu, l’attitude et les mouvements de ceux par qui son repos avait été dérangé de cette manière inattendue. Ses observations confirmèrent ses craintes jalouses. Deux individus étaient debout à côté l’un de l’autre, et tenaient une conversation mystérieuse à quelques pas de sa retraite. Il reconnut facilement la haute taille et la voix forte de Douglas, ainsi que le costume et le ton non moins remarquable du page de l’hôtellerie de Saint-Michel.

« J’ai été jusqu’à l’appartement du page, dit Douglas ; mais il n’y est pas, où il ne veut pas répondre. La porte est bien fermée en dedans comme d’habitude, et nous ne pouvons y pénétrer… Ce que signifie son silence, je n’en sais rien.

— Vous vous êtes trop fié à lui, répliqua l’autre ; c’est un faquin à tête légère, dont l’esprit changeant et la cervelle exaltée ne peuvent garder aucune impression.

— Ce n’était pas moi qui voulais me fier à lui, dit Douglas ; mais on m’avait assuré qu’il se déclarerait notre ami quand on s’adressait à lui ; car… » Ici, il parla si bas que Roland perdit totalement les paroles, il en était d’autant plus contrarié qu’il s’agissait à coup sûr de lui.

« Bah ! reprit l’étranger d’une voix plus haute, « de mon côté, j’ai tenté de lui en imposer par de ces belles paroles qui trompent les sots ; mais maintenant, si vous vous méfiez de lui au moment de l’exécution, servez-vous de votre poignard et faites-nous un passage.

— Cela serait trop violent, répondit Douglas ; et d’ailleurs, ainsi que je vous l’ai dit, la porte de son appartement est fermée et verrouillée. Je vais encore essayer de l’éveiller. »

Græme comprit aussitôt que les dames, s’étant aperçues qu’il était dans le jardin, avaient fermé la porte de la chambre extérieure dans laquelle il couchait ordinairement, faisant en quelque sorte sentinelle, puisqu’il n’y avait que ce seul accès pour arriver aux appartements de la reine. Mais alors comment se faisait-il que Catherine Seyton fut dehors, si la reine et l’autre dame étaient dans leurs chambres, et l’entrée fermée au verroux ? « Il faut que j’approfondisse à l’instant ce mystère, dit-il, et alors je remercierai miss Catherine, si c’est réellement elle, de l’usage aimable qu’elle exhortait Douglas à faire de son poignard. Il paraît qu’ils me cherchent, et ils ne me chercheront pas en vain. »

À ce moment Douglas était rentré dans le château par le guichet qui maintenant se trouvait ouvert. L’étranger était seul dans l’allée, les bras croisés sur sa poitrine, et ses yeux, portés impatiemment vers la lune, semblaient l’accuser de le trahir par l’éclat de sa lumière.

En un instant Roland Græme se trouva devant lui. « Voilà une belle nuit, dit-il, miss Catherine, pour une demoiselle qui se promène déguisée et qui rencontre des hommes dans un verger.

— Silence ! dit le page étranger ; silence, stupide étourneau ; et dis-nous en un mot si tu es ami ou ennemi.

— Comment serrai-je l’ami d’une personne qui me trompe par de belles paroles, et qui voudrait que Douglas se servît de son poignard ?

— Que l’esprit infernal emporte George de Douglas et toi aussi, étourdi, éternel brouillon ! nous serons découverts, et alors la mort nous attend.

— Catherine, vous avez usé envers moi de fourberie et de cruauté, et le moment d’une explication est arrivé ; elle ne m’échappera pas ni à vous non plus.

— Insensé ! je ne suis ni Catin ni Catherine. La lune brille assez en ce moment pour reconnaître le cerf de la biche.

— Cette défaite ne vous servira de rien, belle maîtresse, » dit le page en saisissant le par du manteau de l’étranger ; cette fois, au moins, je veux savoir à qui j’ai affaire.

— Laissez-moi, dit l’étranger en cherchant à se débarrasser des mains de Roland, et d’un ton où la colère semblait lutter avec l’envie de rire : Auriez-vous si peu de respect pour la fille des Seyton ? »

Mais comme Roland, encouragé peut-être par ce rire étouffé, pensa que l’offense n’était pas impardonnable, et continuait à retenir l’inconnu par le pan de son manteau, celui-ci s’écria, du ton le plus sévère : « Insensé, laissez-moi partir ; il s’agit dans ce moment de vie ou de mort. Je ne voudrais pas te faire de mal, mais gare à toi ! »

En parlant ainsi, il fit un effort soudain pour s’échapper ; mais, dans ce moment, un pistolet, qu’il portait dans sa main ou sur sa personne, partit.

Ce son guerrier éveilla aussitôt tout le château. Le garde donna du cor et se mit à sonner la cloche du beffroi, en criant de toutes ses forces : « Trahison ! trahison ! Aux armes ! aux armes ! »

La personne que le page avait lâchée au premier mouvement de surprise, disparut dans l’obscurité ; mais le bruit des rames se fît entendre, et, après une ou deux secondes, on déchargea cinq ou six arquebuses et un fauconneau des batteries du château ; on paraissait viser quelque objet sur l’eau. Confondu de tous ces incidents, Roland ne trouva d’autre moyen de protéger Catherine (la croyant dans le bateau qui quittait le rivage), que de recourir à George de Douglas. Il se hâta de se rendre à l’appartement de la reine, où il entendit parler très-haut, et le bruit des pas de plusieurs personnes. Lorsqu’il entra, il se trouva réuni à un groupe de personnes qui, assemblées dans cet appartement, se regardaient attentivement et d’un air étonné. Au fond de la chambre était la reine équipée comme pour un voyage, et suivie non seulement de lady Fleming, mais de l’omniprésente Catherine Seyton, vêtue des habits de son sexe, et portant en main la cassette dans laquelle Marie serrait les joyaux qu’on lui avait permis de conserver. À l’autre bout, près de la porte, était la dame de Lochleven, habillée à la hâte comme une personne éveillée par une alarme subite ; elle était entourée de domestiques, les uns portant des torches, d’autres des sabres nus, des pertuisanes, des pistolets, ou toute autre arme qu’ils avaient pu rencontrer dans le désordre d’une alerte nocturne. Entre ces deux parties du groupe était George de Douglas, les bras croisés sur sa poitrine, les yeux fixés vers la terre comme un criminel qui ne sait comment nier, et néanmoins ne veut pas avouer le crime dans le quel on vient de le surprendre.

« Parle, George de Douglas, s’écria la dame de Lochleven, parle et éclaircis l’horrible soupçon qui pèse sur ton nom ; dis : Un Douglas n’a jamais été infidèle à sa foi, et je suis un Douglas. Dis cela, mon cher fils, et c’est tout ce que je te demande pour absoudre ton nom d’une accusation aussi affreuse. Dis que les artifices de ces malheureuses femmes et la fourberie de ce jeune homme préparaient seuls une fuite si fatale à l’Écosse, si dangereuse pour la maison de ton père.

— Madame, dit le vieux Dryfesdale, voici ce que j’ai à dire pour cet imbécile de page ; il n’a pu aider à ouvrir les portes, puisque moi-même je l’ai enfermé cette nuit hors du château. Quel que soit celui qui a projeté cette escapade nocturne, ce garçon paraît y avoir eu peu de part.

— Tu mens, Dryfesdale, répliqua la dame, et tu voudrais jeter le blâme sur la maison de ton maître pour sauver la vie à ce traître artificieux.

— Je désire plutôt sa mort que sa vie, » reprit l’intendant avec humeur, « mais la vérité est la vérité. »

À ces mots Douglas releva la tête, et d’un ton ferme et calme à la fois, comme un homme qui a pris sa résolution : « Que personne ne coure de danger pour moi, s’écria-t-il, c’est moi seul qui ai tout fait.

— Douglas, « dit la reine en l’interrompant, » es-tu fou ? Ne parle pas, je te le défends.

— Madame, » reprit-il en saluant du plus profond respect, « j’obéirais volontiers à vos ordres ; mais il faut une victime à vos ennemis ; et je ne dois pas souffrir qu’ils se méprennent. Oui, madame, continua-t-il en s’adressant à la dame de Lochleven, « je suis seul coupable dans cette affaire. Si la parole d’un Douglas a encore quelque poids pour vous, croyez-moi, ce jeune homme est innocent ; et, sur votre conscience, je vous recommande de ne lui faire aucun mal. Que la reine ne souffre pas non plus pour avoir saisi l’occasion de délivrance qu’une loyauté sincère, qu’un sentiment encore plus profond lui offrait. Oui ! j’avais projeté la fuite de la plus belle et de la plus indignement persécutée des femmes, et loin de regretter d’avoir, pendant un temps, trompé la malice de ses ennemis, je m’en fais gloire, et je suis prêt à donner ma vie pour défendre sa cause.

— Puisse Dieu consoler ma vieillesse, s’écria la dame de Lochleven, et m’aider à supporter ce fardeau d’affliction ! Ô princesse ! née dans une heure malheureuse, quand cesserez-vous d’être l’instrument de la séduction et de la ruine de tous ceux qui vous approchent ! Ô ancienne maison de Lochleven, si long-temps renommée par ta noblesse et ton honneur, maudit soit le jour qui amena la tentatrice dans tes murs !

— Ne parlez pas ainsi, madame, reprit son petit-fils ; l’ancien honneur de la lignée des Douglas n’en sera que plus brillant, quand un de ses descendants aura consenti à mourir pour la plus outragée des reines, pour la plus adorable des femmes.

— Douglas, dit Marie, faut-il en ce moment, oui, en ce moment même, quand je vais perdre à jamais un fidèle sujet, que je te reproche d’oublier ce qui m’est dû comme reine ?

— Malheureux enfant ! » reprit avec égarement la dame de Lochleven, « es-tu donc tombé à ce point dans les pièges de cette femme de Moab ? As-tu échangé ton nom, ta fidélité, ton serment de chevalier, ton devoir envers tes parents, ton pays et ton Dieu, pour une larme feinte, un faible sourire des lèvres qui ont flatté le débile François, conduit à la mort l’idiot Darnley, lu des poésies tendres avec le mignon Chastelar, murmuré les lais d’amour, qu’accompagnait le mendiant Rizzio, et qui se sont jointes avec transport à celles de l’infâme et odieux Bothwell.

— Ne blasphémez pas, madame ! dit Douglas, et vous, belle reine, et aussi vertueuse que belle, ne traitez point avec trop de sévérité en un pareil moment la présomption de votre vassal ! Ne croyez pas que le simple dévouement d’un sujet m’ait porté à l’action que j’ai faite : vous méritez bien que chacun de vos serviteurs meure pour vous ; mais j’ai fait plus : j’ai fait ce à quoi l’amour seul pouvait conduire un Douglas ; j’ai dissimulé. Adieu donc, reine de tous les cœurs, et souveraine du cœur de Douglas ! Quand ce vil esclavage cessera de peser sur vous, car vous serez libre un jour s’il existe une justice au ciel, quand vous chargerez d’honneurs et de titres l’heureux mortel qui vous aura délivrée, accordez alors une pensée à celui dont le cœur aurait méprisé toute récompense pour le bonheur de baiser votre main ; donnez un seul soupir à sa fidélité, et versez une larme sur sa tombe !… » Et, se jetant à ses pieds, il saisit sa main et la porta contre ses lèvres.

« Et ceci devant mes yeux ! dit la dame de Lochleven ; oses-tu courtiser ton adultère maîtresse sous les yeux même d’une mère ? Qu’on les sépare, et qu’on mette ce jeune insensé sous une garde sévère ! Saisissez-le, sur votre vie ! » ajouta-t-elle en voyant que ses serviteurs se regardaient d’un air indécis.

« Ils hésitent ! dit Marie, sauve-toi, Douglas, je te l’ordonne ! » À ces mots, il se releva, et, s’écriant : « Ma vie ou ma mort vous appartiennent ! « il tira son épée, et se fit jour à travers les domestiques qui étaient entre lui et la porte. Son mouvement fut trop subit et trop vigoureux, pour qu’on pût y mettre obstacle sans recourir à la violence ; et comme il était à la fois aimé et redouté des vassaux de son père, nul d’entre eux n’osa lui faire de mal. La dame de Lochleven restait stupéfaite de cette fuite soudaine : « Suis-je donc entourée de traîtres ? s’écria-t-elle ; poursuivez le scélérat ! qu’on l’atteigne ! qu’on le poignarde ! qu’on le tue !

— Il ne peut quitter l’île, madame, objecta Dryfesdale ; j’ai la clef de la chaîne du bateau. »

Mais deux ou trois voix de ceux qui poursuivaient le fugitif, soit par curiosité ou pour obéir à leur maîtresse, s’écrièrent d’en bas qu’il s’était précipité dans le lac.

« Brave Douglas ! s’écria la reine, ô libre et noble cœur qui préfères la mort à la captivité !

— Feu sur lui ! dit la dame de Lochleven ; s’il est ici un vrai serviteur de son père, qu’il donne la mort au fuyard, et que le lac ensevelisse notre honte. »

On entendit le bruit d’un ou deux coups de fusil qu’on avait tirés plutôt pour avoir l’air d’obéir à la dame, que pour atteindre le but indiqué ; et Randal, rentrant aussitôt, dit que M. George avait été recueilli par une barque qui se trouvait à peu de distance.

« Montez un esquif, et poursuivez-les, dit la dame.

— Ce serait tout à fait inutile, répliqua Randal ; ils sont à présent à moitié chemin de la rive, et la lune est cachée dans un nuage.

— Et le traître est échappé ! » s’écria la dame en portant ses mains à son front avec un geste de désespoir ; « l’honneur de notre maison est perdu à jamais, et tous seront accusés de complicité dans cette vile trahison !

— Dame de Lochleven, » dit Marie en s’avançant vers elle, « cette nuit même, vous avez anéanti mes plus belles espérances, vous avez changé en esclavage la liberté sur laquelle je comptais, et jeté loin de moi la coupe du bonheur, à l’instant où je croyais l’approcher de mes lèvres ; et cependant j’éprouve pour votre douleur la pitié que vous refusez à la mienne : ce serait avec joie que je vous consolerais, s’il était en mon pouvoir ; mais je voudrais au moins vous quitter en chrétienne.

— Retire-toi, femme orgueilleuse ! répliqua la dame : qui jamais mieux que toi sût faire les plus profondes blessures, sous le masque de la bonté et de la politesse ? Qui, depuis le plus grand et le plus infâme des traîtres, sût jamais si bien trahir par un baiser ?

— Lady Douglas de Lochleven, répondit la reine, en ce moment tu ne peux m’offenser ; non pas même par ce langage grossier et peu digne d’une femme, que tu m’adresses en présence de tes vassaux et de tes hommes d’armes ; j’ai été si redevable cette nuit à un membre de la maison de Lochleven, que je pardonne à tout ce que le chef de cette maison peut dire ou faire dans la fureur de l’emportement.

— Je vous rends grâces, princesse, » dit lady Lochleven en se contraignant vivement pour passer du ton de la violence à celui d’une ironie amère ; « notre pauvre maison a rarement vu luire sur elle un sourire royal ; mais c’est tout au plus, selon moi, si elle troquerait sa grossière intégrité pour les honneurs de cour que Marie d’Écosse a maintenant à offrir.

— Ceux, ajouta Marie, qui savent prendre, peuvent fort bien se dispenser de recevoir : et si j’ai maintenant peu de choses à offrir, c’est par la faute des Douglas et de leurs alliés.

— Ne craignez rien, madame, » reprit la dame de Lochleven du même ton d’amertume ; « vous conservez un trésor que votre prodigalité ne peut épuiser, et dont votre pays offensé ne saurait vous priver. Tant que vous aurez à vos ordres de belles paroles et des sourires trompeurs, vous ne manquerez pas d’amorces pour entraîner de jeunes insensés à leur perte. »

La reine jeta un regard de satisfaction sur une grande glace qui, se trouvant sur l’un des côtés de l’appartement, réfléchissait son beau visage. « Notre hôtesse devient polie, dit-elle, ma Fleming ; nous ne pensions pas que le chagrin et la captivité nous eussent laissées si bien pourvues de cette espèce de richesse que les femmes estiment au-dessus de toute autre.

— Votre Grâce va mettre cette mégère en fureur, » murmura Fleming à voix basse. « Je vous conjure à genoux de vous rappeler qu’elle est déjà cruellement offensée, et que nous sommes en son pouvoir.

— Je ne l’épargnerai pas, Fleming, répondit la reine ; cela n’est pas dans mon caractère. Elle a répondu à mon honnête sympathie par l’insulte et les injures, et je veux la mortifier à mon tour. Si ses paroles sont trop émoussées pour me répondre, qu’elle se serve de son poignard, si elle l’ose.

— La dame de Lochleven, » dit Marie Fleming à haute voix, « ferait certainement bien de se retirer maintenant, et de laisser reposer Sa Grâce.

— Oui, répliqua la dame, ou de laisser Sa Grâce et ses mignonnes chercher entre elles quelle sera la sotte mouche qui pourrait maintenant tomber dans leurs pièges. Mon fils aîné est veuf : ne serait-il pas plus digne des espérances flatteuses par lesquelles vous avez séduit son frère ?… Il est vrai qu’on a déjà usé trois fois du mariage ; mais l’Église de Rome en fait un sacrement, et ses sectaires pensent peut-être qu’on n’y saurait jamais participer trop souvent.

— Et, en revanche, » dit Marie qui rougissait d’indignation, « comme les sectateurs de l’Église de Genève considèrent que le mariage n’est pas un sacrement, on dit qu’ils se dispensent parfois de la sainte cérémonie. » Puis, comme si elle eût craint les suites de cette allusion aux erreurs de la vie première de la dame de Lochleven, la reine ajouta : « Venez, ma Fleming ; nous lui faisons trop d’honneur en poursuivant cette altercation ; retirons-nous dans notre appartement. Si elle veut nous déranger encore cette nuit, il faudra qu’elle fasse forcer la porte. » En disant ces mots elle se retira dans sa chambre à coucher, suivie de ses deux femmes.

Lady Lochleven, stupéfaite par ce dernier sarcasme, et persuadée qu’elle n’était pas la seule à sentir combien il était mérité, restait comme une statue à la place qu’elle occupait quand elle reçut ce sanglant affront. Dryfesdale et Randal cherchaient à la distraire par leurs questions.

— Quels sont les ordres de Votre honorable Seigneurie pour la sûreté du château ? Ne faut-il pas doubler les sentinelles, et en placer une dans les bateaux et une au jardin ? dit Randal.

— Voulez-vous qu’on envoie des dépêches à Édimbourg pour instruire sir William Ashton de ce qui s’est passé ? demanda Dryfesdale ; et ne faudra-t-il pas donner l’alarme dans Kinross, au cas où il y aurait des forces ennemies sur le lac ?

— Fais tout ce qu’il te plaira, » répondit la dame en se remettant de son trouble et en s’apprêtant à partir ; « tu es un vieux soldat, Dryfesdale ; prends toutes les précautions convenables… Juste ciel ! faut-il que j’aie été insultée aussi ouvertement !

— Serait-il dans votre bon plaisir, » dit Dryfesdale en hésitant, « que cette personne, cette dame, fût plus sévèrement traitée ?

— Non, vassal ! reprit la dame avec indignation ; ma vengeance ne s’abaisse pas à des moyens aussi vils. Il me faut une réparation plus digne, ou la tombe de mes ancêtres couvrira ma honte.

— Et vous l’aurez, madame, reprit Dryfesdale ; avant que deux soleils aient passé sur votre injure, vous pourrez vous dire amplement vengée. »

La dame ne fit pas de réponse : peut-être n’entendit-elle pas ces paroles, parce qu’elle sortait de l’appartement. Par l’ordre de Dryfesdale, tous les serviteurs se retirèrent ; les uns pour faire la garde, les autres pour se reposer. L’intendant resta quand ils furent partis ; et Roland Græme, qui était seul dans l’appartement, fut tout surpris de voir le vieux soldat avancer vers lui avec un air plus cordial que de coutume, mais qui convenait mal à ses traits rechignés.

« Jeune homme, dit-il, je t’ai fait quelque tort, et c’est ta faute ; car ta conduite m’a paru aussi légère que la plume que tu portes sur ton chapeau ; et certes, ton habit fantasque et ta gaieté folle pouvaient motiver un jugement sévère. Mais j’ai vu cette nuit par ma croisée, tandis que je regardais comment tu t’étais arrangé dans le jardin, j’ai vu, dis-je, les efforts véritables que tu as faits pour retenir le compagnon du perfide qui s’est rendu indigne du nom de son père, et qui doit être retranché de l’arbre de sa maison comme une branche pourrie. J’étais prêt à venir à ton secours quand le pistolet partit ; et le garde, fourbe que je soupconne avoir été gagné tout exprès, s’est vu contraint de donner l’alarme, ce qu’il était de son devoir de faire plus tôt. Aussi, pour expier mon injustice envers toi, je suis prêt à te rendre un service, si tu veux le recevoir de moi.

— D’abord, puis-je vous demander de quoi il s’agit ? reprit le page.

— Simplement de porter la nouvelle de cette découverte à Holy-Rood, ce qui peut te mettre en faveur aussi bien auprès du comte de Morton et du régent lui-même, que de sir William Douglas, attendu que tu as vu l’affaire d’un bout à l’autre, et que tu as rempli fidèlement ta tâche. Ta fortune sera dans tes mains, et j’espère que tu renonceras à tes folles vanités, et que tu marcheras en ce monde comme un homme qui pense qu’il y en a un autre.

— Sir intendant, reprit Roland Græme, je vous remercie de votre bon service ; mais je ne puis remplir votre commission, non pas précisément parce qu’étant serviteur de la reine je ne puis rien faire contre elle, mais parce qu’il me semble, mettant cette considération de côté, que ce serait prendre une mauvaise route pour arriver à la faveur de sir William de Lochleven que d’être le premier à lui annoncer la faute de son fils. Et le régent lui-même ne serait pas très-satisfait d’apprendre l’infidélité de son vassal, non plus que Morton d’être instruit de la fourberie de son neveu.

— Hum ! » fit l’écuyer ; exclamation inarticulée, qui exprimait en lui une surprise désagréable. « Alors, faites ce que vous voudrez ; car, tout étourdi que vous paraissiez, vous savez comment vous conduire dans le monde.

— Je vais vous faire voir que mon système tient moins de l’égoïsme que vous ne le pensez, dit le page ; car, selon moi, la gaieté et la franchise valent mieux que la gravité et l’artifice ; peut-être même, au bout du compte, les premières qualités pourraient-elles combattre les autres avec quelque avantage. Sir intendant, vous ne m’avez jamais moins aimé que dans ce moment. Je sais que vous ne me ferez jamais une confidence réelle, et je suis décidé à ne pas prendre de belles protestations pour de bonne monnaie. Reprenez votre ancienne marche, soupçonnez-moi autant que vous voudrez, surveillez-moi autant qu’il vous plaira, je vous mets au défi. Vous avez rencontré aussi fin que vous.

— De par le ciel ! jeune homme, » s’écria l’intendant avec un regard de malignité amère ; « si tu oses tenter quelque trahison contre la maison de Lochleven, ta tête noircira au soleil sur la tour du Guet !

— Celui qui refuse la confiance ne peut pas commettre de trahison, dit le page ; et quant à ma tête, elle tient aussi solidement sur mes épaules que sur aucune tour que maçon ait jamais bâtie.

— Adieu donc, jeune perroquet bavard, dit Dryfesdale ; puisque tu es si fier de ton caquet et de ton plumage bigarré, méfie-toi des pièges et des gluaux.

— Adieu, vieux corbeau enroué, reprit le page ; ton vol pesant, ta couleur sombre et ton croassement monotone, ne sont pas des charmes qui puissent te protéger contre la flèche d’une arbalète ou le plomb d’un fusil. Guerre ouverte entre nous ! chacun pour sa maîtresse, et Dieu protégera la bonne cause.

— Amen, et il défendra son peuple, reprit l’intendant. J’instruirai ma maîtresse de ta complicité avec cette assemblée de traîtres. Bonsoir, monsieur l’étourdi.

« Bonsoir, seigneur l’acariâtre, » répondit le page ; et dès que le vieillard fut parti, il se mit en devoir de reposer.

CHAPITRE XXXI.

le serment.


Empoisonné… mauvais augure ! mort abandonné, rejeté.
Shakspeare, Le roi Jean.


Quelque dégoûté que fût Roland Græme du château de Lochleven, quelque regret qu’il éprouvât d’avoir vu échouer les projets de Marie, jamais il ne s’était réveillé avec des pensées plus agréables que le matin qui suivit l’échec de l’entreprise de Douglas. D’abord il était convaincu qu’il avait mal compris ce que lui avait annoncé l’abbé, et que l’amour de Douglas n’avait pas Catherine Seyton pour objet, mais bien la reine. En second lieu, par cette espèce d’explication qu’il avait eue avec l’intendant, il se trouvait libre, sans manquer à son honneur envers la famille de Lochleven, de contribuer de son mieux à un projet quelconque qui aurait pour but de sauver la reine ; et indépendamment de la bonne volonté qu’il apportait de lui-même dans cette entreprise, il savait que c’était le moyen le plus sûr d’arriver à la faveur de Catherine Seyton. Il cherchait maintenant l’occasion de lui apprendre qu’il s’était dévoué à cette tâche : la fortune lui fut propice, et lui en fournit une extraordinairement favorable.

À l’heure ordinaire du déjeuner, l’intendant servit ce repas avec tout le cérémonial habituel. Dès qu’il l’eut placé sur la table dans l’appartement intérieur, il dit à Roland Græme, en lui jetant un regard ironique : « Je vous laisse, mon jeune monsieur, vaquer à l’office d’écuyer. Il y a long-temps assez que cet office a été rempli envers lady Marie par un des membres de la maison de Douglas.

— Quand il aurait été la fleur et le phœnix de ceux qui ont jamais porté ce nom, dit Roland, c’était un honneur pour lui. »

L’intendant partit sans répondre à cette bravade autrement que par un sombre regard de mépris. Græme, resté seul, s’empressa d’imiter aussi bien que possible la grâce avec laquelle Douglas avait l’habitude d’accomplir les cérémonies préliminaires obligées des repas de la reine d’Écosse. Il y avait plus qu’une vanité juvénile, il y avait un dévouement généreux dans l’empressement avec lequel il se chargea de cette tâche, comme un brave soldat qui prend la place d’un camarade tombé sur le champ de bataille. « Je suis maintenant, se dit-il, leur seul champion, et qu’il arrive du bien, qu’il arrive du mal, je serai, autant qu’il dépendra de mon adresse et de mon pouvoir, aussi fidèle, aussi digne de confiance qu’aucun des Douglas aurait pu l’être. »

Au même instant, Catherine parut seule. Contre sa coutume, elle entra tenant son mouchoir sur ses yeux. Roland Græme s’approcha d’elle le cœur palpitant et les yeux baissés, et lui demanda, d’une voix basse et tremblante, si la reine se portait bien.

« Pouvez-vous le supposer ? dit Catherine ; croyez-vous que son cœur et son corps soient formés d’acier et de fer, pour endurer le malheureux contre-temps d’hier au soir, et les sarcasmes infâmes de cette vieille sorcière puritaine ? Plût au ciel que je fusse un homme, pour l’aider plus efficacement !

— Si toutes les personnes qui portent des pistolets et des poignards, répliqua le page, ne sont pas des hommes, elles sont pour le moins des amazones, et l’une vaut bien l’autre.

— Vous pouvez exercer votre esprit, monsieur, reprit la jeune fille, je ne suis en humeur ni de vous écouter, ni de vous répondre.

— Eh bien donc, écoutez-moi vous parler sérieusement. Et d’abord, permettez-moi de vous dire que la réussite aurait été plus facile hier au soir, si vous m’aviez mis dans la confidence.

— Et c’était bien notre intention ; mais qui aurait pu deviner que maître page aurait eu la fantaisie de passer toute la nuit dans le jardin comme le chevalier lunatique d’un roman espagnol, au lieu d’être dans sa chambre à coucher, quand Douglas y allait pour lui communiquer notre projet ?

— Et pourquoi avoir attendu si long-temps pour une confidence aussi importante ?

— Vos relations avec Henderson, et… pardonnez-moi… l’impétuosité naturelle et l’inconstance de votre caractère nous faisaient craindre de vous confier nos projets avant le dernier moment.

— Alors pourquoi à ce dernier moment ? » dit le page offensé de la franchise de cet aveu ; « pourquoi à ce moment ou à tout autre, puisque j’avais eu le malheur d’inspirer tant de soupçon ?

— Allons, maintenant vous vous fâchez encore, reprit Catherine, et vous mériteriez que je cessasse la conversation ; mais je serai généreuse et je répondrai à votre question. Sachez donc que que nous avions deux raisons pour nous ouvrir à vous. La première est que nous ne pouvions pas faire autrement puisque vous couchiez dans la chambre qu’il nous fallait traverser. La seconde…

— Non, vous pouvez vous dispenser de la seconde raison, puisque la première prouve que votre confiance était due à la nécessité.

— Bien ! à présent, tais-toi, dit Catherine. La seconde c’est qu’il y a une sotte personne parmi nous, qui croit que le cœur de Roland Græme est excellent, quoique sa tête soit légère… que son sang est pur… quoique trop bouillant, et que sa foi et son honneur sont invariables comme l’étoile polaire, quoique sa langue soit quelquefois loin d’être discrète. »

Catherine fit cet aveu à voix basse, et les yeux fixés vers la terre, comme si elle craignait le regard de Roland tandis qu’elle le laissait échapper de ses lèvres.

« Et cette excellente amie, » s’écria le jeune homme transporté, « la seule qui ait rendu justice au pauvre Roland Græme, et dont le cœur généreux sait distinguer les folies de l’imagination des défauts du cœur même, qui est-elle ? ne voulez-vous pas me dire, chère Catherine, à qui je dois ma reconnaissance et mes vifs remercîments ?

— Non, » dit Catherine les yeux toujours fixés vers la terre, « si votre propre cœur ne vous le dit pas.

— Chère Catherine ! » dit le page en saisissant sa main et en mettant un genou en terre.

« Si votre propre cœur ne vous le dit pas, » reprit Catherine en retirant doucement sa main, « vous êtes bien ingrat ; car si la bonté maternelle de la dame Fleming…. »

Le page se leva subitement : « De par le ciel ! Catherine, votre langue se déguise autant que votre personne. Mais vous voulez me railler, cruelle fille, vous savez que la dame Fleming n’a pas plus d’affection pour moi ni pour tout autre que la triste princesse qui se trouve sur cette vieille tapisserie de cour.

— C’est possible, dit Catherine Seyton, mais vous ne devriez pas parler si haut.

— Bah ! » répondit le page, mais en baissant la voix aussitôt, « elle ne pense qu’à elle et à la reine. Et vous savez d’ailleurs que je n’attache aucun prix à la bonne opinion de personne, si ce n’est à la vôtre. Celle de la reine elle-même me toucherait peu, si je ne possédais celle de Catherine.

— Voilà qui est très-mal, » dit la jeune fille avec le plus grand calme.

« Mais belle Catherine, repartit le page, pourquoi cherchez-vous ainsi à ralentir mon ardeur, quand je me voue de corps et d’âme à la cause de notre maîtresse ?

— C’est parce qu’en agissant ainsi, dit Catherine, vous avilissez une aussi noble cause en y attachant quelque motif personnel et intéressé. Croyez-moi, » ajouta-t-elle tandis que ses yeux étincelaient et que la rougeur couvrait ses joues, « on juge indignement les femmes, je veux dire celles qui méritent ce nom, quand on croit qu’elles n’aiment qu’à satisfaire leur vanité, et que le vif désir d’occuper l’admiration et l’amour d’un amant est plus grand en elles que le sentiment de la vertu et de l’honneur de l’homme qu’elles préfèrent. Non ! celui qui sert sa religion, son prince et son pays, avec ardeur et dévouement, n’a pas besoin de plaider sa cause à l’aide des lieux communs de l’amour romanesque. La femme qu’il honore de son amour devient sa débitrice, et il est de son devoir de reconnaître ses glorieux travaux en le payant de retour.

— Vous m’offrez un prix glorieux, » dit le jeune homme en fixant ses yeux sur elle avec enthousiasme.

« J’ai seulement un cœur qui sait apprécier une belle action, dit Catherine ; celui qui délivrerait de ce donjon cette princesse indignement traitée, et qui la mettrait en liberté au milieu de ses nobles guerriers, dont les cœurs brûlent de la revoir… quelle est la fille d’Écosse qui ne serait pas honorée de l’amour d’un pareil héros, quand même elle sortirait du sang royal, tandis qu’il serait le fils du pauvre villageois qui ait jamais conduit une charrue ?

— Je suis décidé, reprit Roland, à tenter l’aventure ; mais dites-moi, belle Catherine, et parlez comme si vous vous confessiez à un prêtre : cette pauvre reine, je sais qu’elle est malheureuse ; mais la croyez-vous innocente ? On l’accuse d’assassinat ?

— Croirai-je l’agneau coupable, parce qu’il est attaqué par le loup ? repartit Catherine ; croirai-je que ce soleil est souillé, parce que la vapeur de la terre ternit ses rayons ? »

Le page soupira et baissa les yeux. « Je voudrais que ma conviction fût aussi intime que la vôtre ! Mais une chose est certaine, c’est que sa captivité est injuste. Elle s’est rendue sur une capitulation, et les clauses n’en ont pas été observées : j’embrasse sa querelle jusqu’à la mort.

— Est-il vrai, le ferez-vous, en vérité ? » dit Catherine en prenant sa main à son tour ; « ayez seulement autant de fermeté d’esprit que vous avez de hardiesse et de détermination ; gardez la foi jurée, et les âges futurs vous honoreront comme le sauveur de l’Écosse.

— Mais quand j’aurai travaillé avec succès pour obtenir Lia, c’est-à-dire l’honneur, vous ne me condamnerez pas ô ma Catherine, à un nouveau bail de services pour obtenir Rachel, c’est-à-dire votre amour ?

— Nous aurons bien le temps de parler de cela, » dit Catherine en retirant encore sa main qu’il avait saisie ; mais la gloire est la sœur aînée, et il faut la gagner la première.

— Je pourrais bien ne pas réussir ; mais j’essaierai de toute mon âme ; il n’est pas au pouvoir de l’homme de faire plus. Et sachez, belle Catherine, car vous saurez la plus secrète pensée de mon cœur, que non seulement l’honneur, non seulement son aimable frère, dont il m’est défendu de parler, mais que l’ordre sévère du devoir m’ordonne de coopérer à la délivrance de la reine.

— En vérité, jadis vous aviez des doutes à ce sujet.

— Oui, mais sa vie n’était pas menacée alors.

— Est-elle donc plus en danger maintenant ? » demanda Catherine Seyton avec effroi.

« Ne vous effrayez pas ; mais vous avez vu la manière dont se sont séparées votre royale maîtresse et la dame de Lochleven.

— Trop bien, que trop bien : hélas ! faut-il qu’elle ne puisse gouverner son ressentiment royal, et s’abstenir de reparties aussi mordantes !

— Il a été dit là une de ces choses qu’une femme ne pardonne jamais à une femme : j’ai vu le front de la dame pâlir, puis noircir, quand, en présence de tous ses serviteurs, et armée de toute sa puissance, la reine l’humilia, la réduisit en poussière en lui reprochant sa honte, et j’ai entendu le serment de rage et de vengeance mortelle qu’elle a murmuré à l’oreille d’un homme qui, à en juger par sa réponse, ne sera que trop disposé à la servir.

— Vous me glacez d’effroi !

— Ne le prenez pas ainsi ; appelez à vous ce qu’il y a de vraiment mâle dans les forces de votre âme. Nous renverserons et nous détruirons ses projets, quelque dangereux qu’ils soient. Pourquoi me regardez-vous ainsi en pleurant ?

— Hélas ! je vous vois plein de vie et de santé, dans tout l’enthousiasme aventureux, dans toute la générosité courageuse de la jeunesse, quoique tout rempli encore de la gaieté insouciante de l’enfance et de son imprévoyance du danger ; et si aujourd’hui ou demain peut-être, vous n’étiez plus qu’un corps déchiré et sans vie, étendu sur le sol de ces horribles cachots, Catherine Seyton aurait seule causé votre mort, et arrêté le cours d’une si noble carrière ? Hélas ! celle que vous avez choisie pour tresser votre guirlande aura peut-être la douleur de préparer votre linceul.

— N’importe, Catherine, que ce soit toi qui prépares mon linceul. Si tu l’honores de larmes semblables à celles que t’arrache cette seule pensée, mes restes en seront plus honorés que mon corps vivant ne le serait par un manteau de comte… Mais fi de cette faiblesse de cœur ! le temps veut plus de fermeté… Sois femme, Catherine, ou plutôt, sois homme ; tu peux être homme si tu le veux. »

Catherine sécha ses larmes et essaya de sourire.

« Ne me demandez rien maintenant, dit-elle, sur ce qui vous tourmente l’esprit ; vous saurez tout quand il en sera temps même, vous sauriez tout maintenant ; mais silence ! voici la reine. »

Marie sortit de son appartement plus pâle qu’à l’ordinaire, et apparemment épuisée par l’insomnie et les pensées pénibles qui pour elle avaient remplacé le repos ; cependant la langueur de ses regards, loin de nuire à sa beauté, n’avait fait que substituer la frêle délicatesse de la femme charmante à la grâce majestueuse de la reine. Contre son habitude, sa toilette avait été faite avec précipitation : ses cheveux, qui étaient toujours arrangés avec soin par lady Fleming, s’échappaient par-dessous sa coiffure qu’elle avait ajustée à la hâte, et retombaient en longues et riches tresses bouclées par la nature sur un cou et un sein qui étaient un peu moins soigneusement voilés qu’à l’ordinaire.

Dès qu’elle mit le pied sur le seuil de la porte, Catherine, séchant promptement ses larmes, courut au-devant de sa royale maîtresse, et après s’être agenouillée à ses pieds et avoir baisé sa main, elle se releva aussitôt, et se plaçant de l’autre côté de la reine, elle parut vouloir partager avec lady Fleming l’honneur de la soutenir et de l’assister. Le page, de son côté, s’avança et rangea le fauteuil qu’elle occupait ordinairement ; puis, ayant disposé le coussin et le marche-pied pour la recevoir, il se recula, et se tint prêt à servir à la place qu’occupait habituellement le jeune sénéchal. Le regard de Marie se porta un instant sur lui : elle ne pouvait manquer de remarquer le changement de personnage. Elle n’était pas femme à pouvoir refuser au moins sa compassion à un brave jeune homme qui avait souffert pour elle, quoiqu’il eût été guidé dans son entreprise par une passion trop présomptueuse ; et les paroles « Pauvre Douglas ! » échappèrent de ses lèvres, peut-être sans qu’elle s’en aperçût ; et se penchant sur sa chaise, elle porta son mouchoir à ses yeux.

« Oui, madame, » dit Catherine en prenant un ton gai pour essayer de distraire sa souveraine, « notre brave chevalier est effectivement banni… il ne lui était pas réservé de mettre à exécution nos projets ; mais il a laissé après lui un jeune écuyer tout aussi dévoué au service de Votre Grâce, et qui par ma voix vous fait l’offre de son bras et de son épée.

— S’ils peuvent être agréables à Votre Grâce, » dit Roland en se courbant profondément.

— Hélas ! dit la reine, à quoi bon tout ceci, Catherine ? Pourquoi choisir de nouvelles victimes pour les accabler du poids de mes malheurs ? Ne vaut-il pas mieux cesser de lutter, et suivre le torrent sans plus de résistance, plutôt que d’entraîner ainsi dans notre ruine tous les cœurs généreux qui veulent tenter un effort en notre faveur ? Je n’ai été que trop entourée de complots et d’intrigues depuis le jour où je restai orpheline au berceau, tandis que les nobles combattaient à qui gouvernerait au nom d’un enfant. Certes, il est temps que toute discorde cesse. J’appellerai ma prison un couvent, et ma captivité une séparation volontaire entre moi et les vanités du monde.

— Ne parlez pas ainsi, madame, devant vos fidèles serviteurs, répondit Catherine ; gardez-vous de décourager leur zèle et de briser leurs cœurs. Fille des rois ne soyez pas à cette heure au-dessous de votre sort. Allons, Roland, nous, ses plus jeunes suivants ; montrons que nous sommes dignes de servir sa cause. Agenouillons-nous devant son marche-pied, et supplions-la de redevenir elle-même. » À ces mots, elle conduisit Roland au siège de la reine, et tous deux s’agenouillèrent devant elle. Marie se leva de son siège, et se tenant assise la tête haut, elle tendit sa main à baiser au page, tandis que de l’autre elle arrangeait les boucles touffues qui ombrageaient le front charmant de la courageuse Catherine.

« Hélas ! ma mignonne, » car c’était ainsi qu’en signe d’amitié elle nommait souvent sa jeune suivante, « faut-il que vous unissiez aussi courageusement à mon sort infortuné le bonheur de vos jeunes ans ! Ne font-ils pas un couple charmant ? ma Fleming ; et n’est-il pas cruel de penser que je dois faire leur malheur ?

— Non ! » s’écria vivement Roland Græme, « ce sera nous, gracieuse souveraine, qui serons vos libérateurs.

Ex ore parvulorum[76] ! » reprit la reine en levant les yeux au ciel, « si c’est par la bouche de ces enfants, ô Dieu ! que tu m’appelles à reprendre les pensées qui conviennent à ma naissance et à mes droits, tu leur accorderas ta protection, et à moi les moyens de récompenser leur zèle. » Puis, se retournant vers Fleming, elle ajouta aussitôt : « Tu sais, mon amie, si créer du bonheur autour d’elle n’a pas été toujours le passe-temps favori de Marie. Quand les sévères prédicateurs de l’hérésie de Calvin m’adressaient leurs reproches, quand ma noblesse altière abandonna ma cause, n’était-ce pas parce que je me mêlais aux plaisirs innocents d’une jeunesse joyeuse ; parce que, plutôt pour la satisfaction des jeunes gens de ma cour que pour la mienne propre, je prenais part à leurs bals, à leurs chants et à leurs danses. Eh bien ! je ne m’en repens pas, quoique Knox ait appelé cela péché, et Morton un avilissement. J’étais heureuse, parce que je voyais le bonheur autour de moi. Malheur à celui qui fait un crime d’une gaieté expansive ! Fleming, si je remonte jamais sur le trône, n’aurons-nous pas un jour heureux, un charmant mariage ? je ne citerai maintenant ni l’époux ni la fiancée… mais cet époux aura la baronnie de Blairgowrie ; c’est un don digne d’une reine ; et la guirlande de la fiancée sera enlacée des plus belles perles que fournirent jamais les abîmes de Lochlomond. Et toi-même, Marie Fleming, qui surpasses en talent quiconque a jamais orné les tresses d’une reine, toi qui dédaignerais de toucher à celles d’une femme d’un rang moins élevé, toi-même, pour l’amour de moi tu enlaceras ces perles dans les tresses de la jeune épouse. Vois, ma Fleming, suppose des boucles touffues comme celles de notre Catherine, elles ne feraient pas honte à ton talent. »

En disant ces mots, elle passait sa main avec tendresse sur la tête de sa jeune favorite, tandis que l’autre suivante plus âgée lui répondait avec tristesse : « Hélas ! madame où s’égarent vos pensées ?

— C’est vrai, ma Fleming, dit la reine ; mais est-il humain de votre part de faire cesser de si charmantes illusions ! Dieu sait quelles sombres idées m’ont accablée la nuit dernière. Allons, ne serait-ce que pour vous punir, Fleming, je veux revenir sur les douces illusions qui me charmaient tout à l’heure. Oui, à ce joyeux mariage Marie elle-même oubliera le poids de ses chagrins et les travaux de l’État ; elle-même dirigera le bal encore une fois. Quelle est la dernière noce à laquelle nous avons dansé, ma Fleming ? Je crois que le chagrin a troublé ma mémoire. Cependant je devrais me rappeler quelque circonstance… ne peux-tu m’aider ? je sais que tu le peux.

— Hélas ! madame, répondit la dame.

— Quoi ! dit Marie, ne veux-tu pas nous aider ? Voilà une opiniâtreté bien mal placée ; quoi ! considérer notre conversation comme une folie ! Mais tu as été élevée à la cour, et tu me comprendras si je te dis que la reine ordonne à lady Fleming de lui dire où elle a dansé pour la dernière fois. »

Le visage pâle comme la mort, et prête à tomber sur le carreau, la parfaite dame de la cour, n’osant plus refuser d’obéir, dit en tremblant : « Gracieuse dame, si ma mémoire est fidèle, c’était à une mascarade… dans Holy-Rood… au mariage de Sébastien… »

L’infortunée reine, qui avait écouté jusqu’alors avec un sourire mélancolique, excité par la répugnance qu’avait lady Fleming à lui répondre, l’interrompit à ce dernier mot par un cri si violent, si sauvage, que l’appartement voûté en retentit, et que Catherine et Roland se relevèrent saisis de terreur et d’effroi. Cependant, Marie semblait non seulement perdre la faculté de se contenir, mais même l’entier usage de la raison : tant étaient horribles les souvenirs que la réponse de lady Fleming avait rappelés dans son esprit !

« Traîtresse ! lui dit-elle, tu voudrais assassiner ta souveraine. Appelez ma garde française ; à moi ! à moi ! mes Français : je suis assiégée par des traîtres dans mon propre palais. Ils ont assassiné mon mari ! au secours ! au secours de la reine d’Écosse ! » Elle s’élança de son siège, ses traits naguère si charmants dans leur pâleur, maintenant enflammés par la frénésie, ressemblaient à ceux d’une Bellone. « Nous entrerons en campagne nous-même, dit-elle ; qu’on s’arme dans Édimbourg ; qu’on s’arme dans le comté de Lothian et dans celui de Fife ! Sellez notre cheval de Barbarie, et dites au Français Paris de faire charger notre poitrinal[77] ; il vaut mieux succomber à la tête de nos braves Écossais comme notre aïeul à Flodden, que de mourir le cœur brisé comme notre infortuné père.

— Calmez-vous, remettez-vous, chère souveraine, dit Catherine ; puis s’adressant à lady Fleming d’un ton d’humeur, elle ajouta : Comment vous avisez-vous de lui dire quelque chose qui lui rappelle son mari ? »

Le mot parvint aux oreilles de l’infortunée princesse, qui le répéta en parlant avec beaucoup de rapidité. « Mon mari ! quel mari ? non pas Sa Majesté Très-Chrétienne ; il est très-malade… il ne peut monter à cheval… non pas celui de Lennox… mais c’était le duc d’Orknay que tu voulais dire.

— Pour l’amour de Dieu, madame, calmez-vous ! dit la dame Fleming. »

Mais l’imagination excitée de la reine ne pouvait être arrêtée. « Dites-lui de venir ici à notre secours, ajouta-t-elle, et qu’il rassemble avec lui ceux qu’il appelle ses agneaux, Bowton, Kay de Talla, Black Ormiston et son parent Hob… Ah ! comme ils sont noirs… comme ils sentent le soufre !… Quoi ! renfermé avec Morton ? Oh ! si les Douglas et les Hexburn couvent le complot ensemble, l’oiseau quand il pourra éclore, effraiera l’Écosse, n’est-il pas vrai, ma Fleming ?

— Elle s’égare de plus en plus, dit Fleming ; nous avons trop d’auditeurs pour ces étranges paroles.

— Roland, dit Catherine, au nom du ciel, retirez-vous ! vous ne pouvez nous aider ici. Laissez-nous la soigner seules, partez ! partez. »

Elle le poussa jusqu’à la porte de l’antichambre de cet appartement ; quoique la porte fût fermée, il entendait encore la reine parler d’un ton haut et décidé, comme si elle donnait des ordres, jusqu’à ce qu’enfin sa voix éteinte ne fît plus entendre que des sons faibles et prolongés.

Alors Catherine entra dans l’antichambre. « Ne soyez pas inquiet, dit-elle, la crise est passée ; mais tenez la porte extérieure bien close, ne laissez entrer personne jusqu’à ce que la reine soit plus calme.

— Au nom de Dieu, que signifie ceci ? dit le page ; ou qu’y avait-il dans les paroles de la dame Fleming pour exciter un pareil transport ?

— Ah ! la dame Fleming, la dame Fleming ! » dit Catherine en répétant ces mots avec impatience ; « la dame Fleming est une sotte… Elle aime sa maîtresse ; mais elle sait si peu comment le lui prouver que si la reine lui demandait du poison, elle croirait de son devoir de ne pas résister à un pareil ordre ; vraiment je ne sais pourquoi je n’ai point déchiré son bonnet empesé sur cette tête formaliste. On m’aurait plutôt arraché le cœur, à moi, que le nom de Sébastien. Faut-il que ce morceau de tapisserie vivante soit une femme, et n’ait pas assez d’esprit pour faire un mensonge !

— Et quelle est donc cette histoire de Sébastien ? demanda le page. De par le ciel, Catherine, vous êtes tout énigmatique.

— Vous êtes aussi sot que Fleming, reprit l’impatiente fille ; « ne savez-vous pas que la nuit où l’on assassina Henri Darnley, et où l’on fit sauter l’Église de Field, la reine était absente : elle assistait à une mascarade dans Holy-Rood, mascarade donnée par elle en l’honneur de ce Sébastien, qui était lui-même un serviteur favori, et épousait une des suivantes attachée à la personne de la reine ?

— De par Saint-Gilles ! dit le page, je ne m’étonne plus de sa fureur : je suis seulement surpris de l’oubli qui lui faisait ordonner à lady Fleming de répondre à sa question.

— Je ne puis m’en rendre compte, dit Catherine ; mais il semble que les violents chagrins obscurcissent quelquefois la mémoire, et jettent sur des circonstances passées un nuage semblable à celui que produit l’explosion du canon. Je ne puis pas rester ici, où je ne suis pas venue pour moraliser avec votre sagesse, mais pour dissiper ma colère contre cette imprudente lady Fleming : et comme je crois qu’elle se passe un peu, j’endurerai sa présence sans être tentée de chiffonner sa coiffure. En attendant, tenez votre porte bien fermée… Je ne voudrais pas pour ma vie que ces hérétiques la vissent dans le misérable état où l’a jetée le succès de leurs complots diaboliques : dans leur hypocrisie ils ne manqueraient pas d’y voir le jugement de la Providence. »

Elle sortait de l’appartement au moment où l’on soulevait le loquet de la porte extérieure ; mais le verrou que Roland avait fermé en dedans résista aux efforts de la personne qui voulait entrer.

« Qui est là ? » demanda Græme tout haut.

« C’est moi, » reprit la voix dure et lente de l’intendant Dryfesdale.

« Vous ne pouvez pas entrer maintenant, reprit le jeune homme.

— Et pourquoi ? demanda Dryfesdale : puisque je viens, selon mon devoir, demander ce que signifient les cris qui partent de l’appartement de la reine moabite. Pourquoi, dis-je, puisque telle est ma commission, ne pourrais-je pas entrer ?

— Simplement parce que le verrou est fermé et que je n’ai nulle envie de l’ouvrir ; j’ai le bon côté de la porte aujourd’hui, comme vous l’aviez hier au soir.

— Tu as tort, insolent jeune homme, de me parler ainsi ; mais j’instruirai madame de ton insolence.

— Ce que tu appelles insolence s’adresse à toi seul en récompense de ta malhonnêteté habituelle. Pour ta dame, j’ai une réponse plus jolie… tu peux lui dire que la reine est malade, et ne veut être dérangée ni par les visites, ni par les messages.

— Je vous conjure, au nom de Dieu ! » dit le vieillard d’un ton plus solennel, « de médire si sa maladie semble s’accroître.

— Elle ne veut recevoir aucun secours de vous ni de votre maîtresse ; par conséquent, partez, et ne vous dérangez plus… nous n’avons besoin de rien, et nous n’accepterons aucun service de votre main. »

Après cette réponse positive, l’intendant descendit en murmurant et fort peu satisfait.


CHAPITRE XXXII.

l’empoisonnement.


Le malheur des rois est d’être entourés d’esclaves qui prennent leur mauvaise humeur pour un ordre de percer le cœur d’un ennemi.
Shakspeare, Le roi Jean.


La dame de Lochleven était assise seule dans sa chambre, cherchant avec un zèle sincère, mais infructueux, à fixer ses yeux et son attention sur la Bible qu’elle tenait devant elle, reliée en velours, brodée, et ornée d’agrafes d’argent massif. Mais, malgré tous ses efforts, elle ne pouvait oublier son ressentiment de ce qui s’était passé la nuit dernière entre elle et la reine, quand Marie Stuart lui avait rappelé par d’amères ironies la faute dont elle se repentait depuis si long-temps.

« Pourquoi, se disait-elle, ressentirais-je si profondément qu’un autre me reproche ce dont je n’ai jamais cessé de rougir moi-même ? et pourquoi cette femme, qui recueille, ou du moins qui a recueilli les fruits de ma folie et a repoussé mon fils du trône ; pourquoi ose-t-elle, à la face de tous mes domestiques et des siens, me reprocher ma honte et ma folie ? N’est-elle pas en mon pouvoir ? ne me craint-elle pas ? Allons, vil tentateur, je lutterai contre toi, et je me servirai d’armes supérieures à celles que peut me fournir mon pauvre cœur tout rempli d’iniquités. »

Elle reprit le volume et cherchait à fixer son attention sur les pages sacrées, quand elle fut interrompue par un coup frappé à la porte de son appartement. On ouvrit à son ordre, et l’intendant Dryfesdale entra. Il se plaça devant elle, le front couvert d’une expression sombre et inquiète.

— Qu’est-il donc arrivé, Dryfesdale, pour que tu me regardes ainsi ? dit sa maîtresse. As-tu reçu quelques mauvaises nouvelles de mon fils ou de mes petits-fils ?

— Non, lady, reprit Dryfesdale ; mais vous avez été cruellement insultée la nuit dernière, et je crains que vous ne soyez aussi cruellement vengée ce matin… Où est le chapelain ?

— Que signifient ces avis obscurs et cette question subite ? Le chapelain, ainsi que vous le savez, est allé à Perth pour assister à une assemblée des frères.

— Peu m’importe, au fond, ce n’est qu’un prêtre de Baal.

— Dryfesdale, » dit la dame d’un ton sévère, « j’avais déjà appris que dans les Pays-Bas tu as suivi les prédicateurs anabaptistes, ces sangliers qui arrachent la vigne du Seigneur. Mais la religion que je professe, ainsi que ma famille, doit convenir à mes serviteurs.

— Je voudrais bien avoir quelque pieux et bon conseiller, » reprit l’intendant sans écouter le reproche de sa maîtresse et semblant se parler à lui-même : « cette femme de Moab…

— Parlez d’elle avec respect, elle est fille d’un roi.

— Ainsi soit-il ! reprit Dryfesdale ; elle va dans un lieu où il y aura peu de différence entre elle et la fille d’un mendiant… Marie d’Écosse se meurt.

— Se meurt, et dans mon château ! » dit la dame en se levant avec effroi ; « de quelle maladie ou par quel accident ?

— Patience, milady, la chose vient de ma part.

— De ta part, traître, scélérat ! comment as-tu osé ?…

— Je vous ai entendu insulter, milady ; je vous ai entendue demander vengeance, je vous l’ai promise, et je vous en apporte les nouvelles.

— Dryfesdale, j’espère que tu rêves.

— Je ne rêve pas ; ce qui a été écrit de moi un million d’années avant ma naissance doit s’accomplir. Elle porte déjà dans ses veines ce qui, je crois, arrêtera bientôt en elle les sources de la vie.

— Vil scélérat ! tu ne l’as point empoisonnée ?

— Et si je l’ai fait, qu’en résultera-t-il ? On empoisonne bien la vermine, pourquoi ne se débarrasserait-on pas aussi de ses ennemis ? En Italie, cela se fait moyennant une crusade.

— Lâche brigand ! retire-toi de ma vue.

— Reconnaissez mieux mon zèle, milady, et ne jugez pas sans regarder autour de vous ; Lindesay, Ruthven et votre parent Morton poignardèrent Rizzio, et vous ne voyez pas de sang sur leur broderie. Le lord Semple assassina le lord de Sanquhar, sa toque a-t-elle moins bonne grâce sur son front ? Quel est le noble en Écosse qui n’a pas eu sa part, par politique ou par vengeance, dans de semblables affaires ; et qui lui en fait un reproche ? Ne vous laissez pas abuser sur les mots. Le poison ou un poignard produisent le même effet et différent peu l’un de l’autre. Une fiole de verre renferme l’un et un étui de cuir contient l’autre ; l’un agit sur le cerveau, l’autre épanche le sang. Cependant je ne dis pas que j’aie donné quelque chose à cette dame.

— Que veux-tu dire avec ton bavardage ? si tu désires sauver ton cou de la corde qu’il mérite, déclare-moi toute la vérité. Il y a long-temps qu’on te connaît pour un homme dangereux.

— Oui, au service de mon maître, je puis être aussi froid et aussi tranchant que mon sabre. Sachez donc que la dernière fois que j’allai sur la rive, je consultai une vieille femme adroite et puissante, qu’on appelle Nicneven, et dont tout le pays parle depuis quelque temps. Des sots lui demandaient des charmes pour se faire aimer ; des avares, le moyen d’augmenter leur trésor ; les uns désiraient connaître l’avenir, souhait inutile, puisqu’on ne peut rien y changer ; d’autres voulaient l’explication du passé, encore plus inutile, puisqu’on ne peut y revenir. J’entendis ces prières avec mépris et je demandai les moyens de me venger d’un ennemi mortel, car je devenais vieux et je ne pouvais plus me fier à ma lame de Bilbao. Elle me donna un paquet. Mêle cela, dit-elle avec un liquide quelconque, et ta vengeance sera complète.

— Scélérat ? et tu l’as mêlé aux aliments de cette dame captive ; pour déshonorer la maison de ton maître ?

— Pour racheter au contraire l’honneur de la maison de mon maître, je mêlai le contenu du paquet dans le vase d’eau de chicorée ; elle manque rarement de le vider, et la femme de Moab l’aime par-dessus tout.

— C’est une œuvre d’enfer, la demande et le don ? retire-toi, misérable, et allons voir si les secours viendraient encore assez tôt ?

— On ne vous laissera pas entrer, madame : je suis allé deux fois à la porte, mais je n’ai pu la faire ouvrir.

— Nous la ferons enfoncer, s’il le faut… et attendez… Appelez Randal tout de suite… Randal, il est arrivé un malheur affreux… Envoyez vite une barque à Kinross. On dit que le chambellan, Luc Lundin, a du talent… Cherchez aussi cette misérable sorcière Nicneven : elle détruira d’abord son propre charme ; puis on la brûlera vive dans l’île de Saint-Serf. Partez, partez ; dites aux bateliers de tendre les voiles et de faire force de rames, s’ils veulent que la main des Douglas leur prodigue les bienfaits.

— On ne trouvera pas facilement la mère Nicneven, et on ne l’amènera pas à de pareilles conditions, reprit Dryfesdale.

— Alors, accordez-lui un sauf-conduit avec toutes les garanties qu’elle voudra… et vous, Dryfesdale, veillez à l’exécution de mes ordres, car votre vie me répond de la guérison de cette dame.

— J’aurais bien pu le deviner, » répliqua Dryfesdale avec humeur ; « mais ma consolation est que j’ai travaillé à ma vengeance aussi bien qu’à la vôtre : elle m’a raillé, elle encourageait son insolent page à ridiculiser ma démarche gênée et ma parole lente. Je sentais qu’il me fallait me venger d’eux.

— Rendez-vous à la tour de l’Ouest, dit la dame, et restez-y jusqu’à ce que j’aie vu la fin de tout ceci. Je connais votre résolution : vous ne tenterez pas d’échapper.

— Pas même quand les murs de la tour seraient des coquilles d’œufs et le lac couvert de glace, dit Dryfesdale. Je sais et je crois fermement que l’homme ne fait rien par lui-même ; il est comme la bulle d’air qui s’élève à la surface des vagues, s’arrondit et crève, non par son propre effort, mais par celui du puissant moteur, c’est-à-dire du destin. Néanmoins, lady, si j’ose vous conseiller, dans tout ce zèle pour la vie de cette Jézabel de l’Écosse, n’oubliez pas ce qui est du à l’honneur de votre maison, et gardez le secret autant que possible. »

En disant ces mots, le sombre fataliste se détourna et se rendit, avec le plus grand calme, à la prison qui lui était assignée.

Sa maîtresse suivit le dernier avis : elle exprima seulement ses craintes que la dame n’eût pris quelque nourriture malsaine et ne fût dangereusement malade. Le château fut aussitôt en émoi. Randal partit pour accomplir les ordres qu’il avait reçus.

Pendant ce temps, la dame de Lochleven parlementait à la porte de l’appartement de la reine, et suppliait en vain le page de lui ouvrir.

« Enfant stupide ! dit-elle, ta vie et celle de ta dame sont en danger ; ouvre, te dis-je, ou je ferai enfoncer la porte.

— Je ne puis ouvrir sans l’ordre de ma royale maîtresse, répondit Roland : elle a été très-malade, maintenant elle sommeille ; si vous l’éveillez par votre violence, que les suites retombent sur vous et sur vos serviteurs !

— Jamais femme se vit-elle dans une plus cruelle position ? dit la dame de Lochleven. Au moins, enfant téméraire, que l’on se garde de toucher aux aliments, mais surtout au vase d’eau de chicorée. »

Elle se hâta ensuite de se rendre à la tour, où Dryfesdale l’avait tranquillement précédée. Elle le trouva occupé à lire, et lui adressa cette question : « L’effet de ton horrible potion devait-il être rapide ?

— Il devait être lent, répondit le vieillard. La sorcière me demanda mon choix ; je lui dis que je voulais une vengeance lente et certaine. La vengeance, dis-je, est le plus grand bonheur que l’homme goûte sur terre, et il faut qu’il en use lentement pour le bien savourer.

— Et contre qui, malheureux, nourrissais-tu cette affreuse vengeance !

— J’avais plusieurs buts, mais le principal était de punir ce page insolent.

— Ce jeune garçon !… barbare ! Qu’avait-il fait pour mériter ta cruauté ?

— Il gagnait votre faveur, et vous l’honoriez de vos commissions… c’était un point… Il obtenait aussi celle de George Douglas… c’en était un autre… Il était le favori du calviniste Henderson, qui me haïssait parce que je désavoue l’esprit de prêtrise. Il était cher à la femme de Moab… Les vents de chaque point opposé soufflaient en sa faveur… vous faisiez peu de cas du vieux. serviteur de votre maison… Au surplus, dès la première fois que je vis son visage, il me tarda de lui donner la mort.

— Quel monstre ai-je gardé sous mon toit ? Que Dieu me pardonne le péché de t’avoir nourri et vêtu !

— Vous n’aviez pas le choix, milady. Long-temps avant que ce château fût bâti… oui, et long-temps avant que cette île qui le le porte eût montré sa tête au-dessus de l’eau bleuâtre, j’étais destiné à être votre fidèle esclave, et vous à être mon ingrate maîtresse. Ne vous rappelez-vous pas qu’un jour, c’était du temps de la mère de cette dame, je me jetai au milieu des Français victorieux, et en ramenai votre mari, quand ceux qui avaient été nourris au même sein que lui n’osaient rien faire pour le délivrer ? Vous rappelez-vous encore comment une autre fois l’esquif de votre petit-fils ne pouvant plus résister à la tempête, je me jetai dans le lac, dirigeai le bateau, et l’amenai au rivage ? Milady… le serviteur d’un baron écossais est un homme qui ne ménage ni sa vie, ni celle d’autrui, pour sauver celle de son maître… Et quant à la mort de cette femme, j’aurais essayé beaucoup plus tôt la potion sur elle, si maître George n’eût pas dû y goûter. Sa mort… ne serait-ce pas la meilleure nouvelle qu’on pût apprendre à l’Écosse ? n’est-elle pas de la race sanguinaire des Guises, dont l’épée a été si souvent rougie par le sang de nos saints ? n’est-elle pas la fille du misérable tyran Jacques, que le ciel a précipité de son trône, et dont il a puni l’orgueil comme il punit celui du roi de Babylone ?

— Paix, scélérat ! » dit-elle… Mille souvenirs se présentèrent à son esprit quand elle entendit citer le nom de son royal amant. « Paix ! ne trouble pas la cendre des morts… du mort royal et infortuné. Lis ta Bible, et prie Dieu qu’il te fasse mieux profiter de son contenu que tu ne l’as encore fait. »

Elle sortit précipitamment, et en arrivant dans l’appartement voisin, les larmes coulèrent si abondamment de ses yeux, qu’elle fut contrainte de s’arrêter et de prendre son mouchoir pour les sécher. « Je ne m’attendais pas à ceci, dit-elle, pas plus qu’à tirer de l’eau du caillou, ou la moelle de la branche sèche. J’ai vu d’un œil sec l’apostasie et la honte de George Douglas, l’espoir de la maison de mon fils, l’enfant de mon amour ; et maintenant je pleure celui qui repose depuis si long-temps dans la tombe… celui à qui je dois les insultes de sa fille ! Mais elle est sa fille… Mon cœur, endurci contre Marie par tant de causes, s’attendrit lorsqu’un regard d’elle me rappelle son père… Néanmoins sa ressemblance avec cette véritable fille de la maison de Guise, sa mère détestée, affermit ma résolution. Mais il ne faut pas… il ne faut pas qu’elle périsse dans ma maison. Je vais retourner à son appartement… Et ce scélérat endurci, dont j’estimais tant la fidélité, et qui m’en avait donné tant de preuves ! quel miracle peut réunir dans le même sein tant de scélératesse et un pareil dévouement ! »

La dame de Lochleven ne savait pas jusqu’où les esprits d’une trempe sombre et déterminée peuvent se laisser entraîner par un vif ressentiment de petites injures, lorsque ce ressentiment se combine avec l’amour du gain, l’égoïsme et un fanatisme pareil à celui que cet homme avait puisé parmi les sectaires insensés de l’Allemagne. Elle ignorait surtout combien le fatalisme, qu’il avait embrassé si absolument, étouffe la conscience humaine en nous représentant nos actions comme le résultat d’une nécessité inévitable.

Pendant sa visite au prisonnier, Roland avait fait part à Catherine de la conversation qu’il avait eue à la porte de l’appartement. La prompte intelligence de la jeune fille avait aussitôt compris ce qu’elle présumait être arrivé ; mais ses préjugés l’emportèrent au-delà de la vérité.

« Ils voulaient nous empoisonner ! » s’écria-t-elle avec horreur ; « et voilà le vase fatal qui devait accomplir l’œuvre ! Oui, Douglas cessant de goûter nos aliments, ils étaient préparés de manière à nous donner la mort ! Et toi, Roland ! qui en aurais fait l’essai, tu étais condamné à mourir avec nous. Ô chère lady Fleming ! pardon, pardon, pour les injures que je vous ai dites dans ma colère ! Vos paroles étaient inspirées de Dieu pour nous sauver la vie, et surtout celle de notre reine infortunée ! Mais que faire à présent ce vieux crocodile du lac va venir tout à l’heure verser ses larmes hypocrites sur notre agonie ! Lady Fleming, que faut-il faire ?

— Que Dieu nous secoure dans notre malheur ! que puis-je vous conseiller ? à moins d’adresser nos plaintes au régent ?

— Adresser notre plainte au diable ! et accuser sa mère au pied de son trône brûlant !… mais la reine dort encore… gagnons du temps. Il ne faut pas que cette sorcière empoisonneuse sache que son projet a échoué ; la vieille araignée envenimée n’a que trop de moyens de raccommoder sa toile déchirée… Où est le vase d’eau de chicorée ?… Roland, aide-moi : vide le contenu dans la cheminée ou par la fenêtre ; dérange les plats comme si nous avions fait notre repas ordinaire, et laisses-en les restes dans la vaisselle et les coupes ; mais ne goûte à rien, pour l’amour de ta vie. Je vais m’asseoir près de la reine, et lui dire à son réveil à quel danger nous avons échappé. Son esprit prompt et actif nous apprendra ce qu’il y a de mieux à faire ; jusque là, fais attention, Roland, que la reine est dans un état de stupeur, que lady Fleming est indisposée : ce rôle, » dit-elle en baissant la voix, « doit épargner à son esprit un travail inutile. Quant à moi, je ne suis pas aussi malade, tu comprends.

— Et moi ? dit le page.

— Vous, répondit Catherine, vous vous portez à merveille : vaut-il la peine de passer son temps à empoisonner des petits chiens ou des pages ?

— Cette légèreté convient-elle en ce moment ? dit le page.

— Oui, oui, reprit Catherine Seyton ; si la reine m’approuve, je vois clairement le bien que peut nous faire cette tentative déconcertée. »

Elle se mit à l’ouvrage aussitôt, aidée de Roland ; la table du déjeuner parut bientôt comme si les dames avaient pris leur repas ordinaire, et elles se retirèrent le plus doucement possible dans la chambre à coucher de la reine. À un nouvel appel de la dame de Lochleven, le page ouvrit la porte et la laissa entrer dans l’antichambre, lui demandant pardon de lui avoir résisté, et donnant pour excuse que la reine était tombée dans un profond sommeil depuis son déjeuner.

« Elle a donc bu et mangé ? dit la dame de Lochleven.

— Certainement, reprit le page, selon l’habitude de Sa Grâce, hors les jours de jeûne commandés par l’Église.

— Le vase, » dit-elle en l’examinant avec empressement, « il est vide ! Lady Marie a-t-elle bu toute cette eau ?

— Une grande partie, madame, et j’ai entendu lady Catherine Seyton gronder en riant la dame Marie Fleming, pour avoir bu un peu plus que sa part de ce qui restait ; de sorte que la première en a eu très-peu.

— Et sont-elles en bonne santé ? demanda la dame de Lochleven.

— Lady Fleming, dit le page, se plaint d’un peu de somnolence, et paraît plus triste qu’à l’ordinaire ; et lady Catherine Seyton se sent la tête un peu plus étourdie que d’habitude. »

Il éleva un peu la voix en disant ces mots, pour instruire les dames du rôle qu’elles avaient à remplir, et peut-être aussi dans le désir de faire entendre à Catherine la plaisanterie qu’il avait faite en assignant ainsi les emplois.

Il faut que j’entre dans la chambre de la reine, dit la dame de Lochleven ; il s’agit d’une affaire importante. »

Comme elle avançait vers la porte, on entendit la voix de Catherine dans l’appartement : « Personne ne peut entrer ici, la reine dort.

— Il ne faut pas me résister, ma jeune miss, reprit la dame de Lochleven ; je sais qu’il n’y a pas de barre à l’intérieur, et j’entrerai malgré vous.

— Il n’y a effectivement pas de barre, » dit Catherine avec fermeté, mais il y a les crochets où cette barre devrait être, et mon bras la remplace : c’est ce qu’a fait une femme de vos ancêtres quand, employant mieux son temps que les Douglas d’aujourd’hui, elle a défendu l’entrée de la chambre de sa souveraine aux assassins. Essayez donc votre force, et voyez si une Seyton ne peut rivaliser en courage avec une fille de la maison de Douglas.

— Je n’ose tenter le passage à un tel risque, se dit la dame de Lochleven ; il est étrange que cette princesse, malgré le juste blâme qui se rattache à elle, conserve autant d’ascendant sur l’âme de ses suivantes ! Jeune fille, je te jure sur l’honneur que je viens pour l’avantage et la sûreté de la reine. Éveille-la si tu l’aimes, et sollicite sa permission pour que j’entre ; je me retirerai de la porte pendant ce temps.

— Vous n’allez pas éveiller la reine ? demanda la dame Fleming.

— Quel choix nous reste-t-il ? dit la jeune fille ; à moins que vous n’aimiez mieux attendre que la dame de Lochleven vienne remplir elle-même notre office. Son accès de patience ne durera pas long-temps ; il faut que la reine soit prévenue.

— Mais vous ramènerez la crise de la reine en la dérangeant ainsi.

— À Dieu ne plaise ! reprit Catherine ; toutefois, s’il en était ainsi, il faut que cette crise passe pour un effet du poison. Mais j’en augure mieux ; et la reine, en s’éveillant, saura prendre une résolution. Pour vous, chère lady Fleming, tâchez de paraître aussi triste, aussi lourde que le permettra la vivacité de votre esprit. »

Catherine s’agenouilla près du lit de la reine, et, baisant sa main à plusieurs reprises, elle réussit à l’éveiller sans l’effrayer. Marie parut surprise de se trouver toute habillée, mais elle s’assit sur son lit et parut si calme que Catherine Seyton, sans plus de préambule, jugea convenable de lui apprendre dans quel embarras elles étaient placées. Marie pâlit, et fit plusieurs signes de croix quand elle apprit le grand danger qu’elle avait couru ; mais semblable à Ulysse d’Homère, « À peine éveillée elle possédait déjà toute sa présence d’esprit ; » et elle comprit aussitôt sa situation ainsi que les dangers et les avantages qu’elle présentait.

« Nous ne pouvons faire mieux, » dit-elle après une courte conférence avec Catherine, et en la pressant en même temps contre son sein et lui baisant le front, « nous ne pouvons faire mieux que de suivre le plan si heureusement inventé par ta présence d’esprit et ton affection pour nous. Ouvre la porte à la dame de Lochleven : elle trouvera sa pareille en artifice, mais non en perfidie. Fleming, ferme le rideau et mets-toi derrière ; tu es meilleure dame d’atours que bonne actrice : aie seulement soin de respirer avec peine, gémis légèrement ; c’est tout ce qu’il te faut. Écoutez ! ils viennent. Catherine de Médicis ! puisse ton esprit m’inspirer, car un cerveau du Nord est trop froid pour cette scène ! »

Conduite par Catherine Seyton, et marchant aussi légèrement que possible, la dame de Lochleven entra dans l’appartement peu éclairé, et s’avança vers le lit où Marie, pâle et épuisée par une nuit sans repos et par l’agitation de la matinée, était étendue si nonchalamment qu’elle pouvait bien confirmer les plus grandes craintes de son hôtesse.

« Que Dieu nous pardonne nos péchés ! » dit la dame de Lochleven, oubliant son orgueil pour se jeter à genoux contre le lit ; « ce n’est que trop vrai, elle est assassinée.

— Qui est dans cette chambre ? » dit Marie, comme si elle s’éveillait d’un profond sommeil ; « Seyton, Fleming, où êtes-vous ? J’ai entendu une voix étrangère. Qui est donc de service ? appelez Courselles.

— Hélas ! sa mémoire est à Holy-Rood, quoique son corps soit à Lochleven. Pardonnez-moi, madame, si je vous prie de porter votre attention sur moi. Je suis Marguerite Erskine de la Maison de Mar, et par alliance, lady Douglas de Lochleven.

— Ô notre aimable hôtesse, reprit la reine, qui a tant soin de notre logement et de notre nourriture… nous vous embarrassons trop et trop long-temps, bonne lady de Lochleven ; mais nous espérons que bientôt votre tâche d’hospitalité sera terminée.

— Ces paroles me percent le cœur, dit la dame de Lochleven… Mon âme est brisée, et je prie Votre Grâce de me dire où est votre mal, afin qu’on puisse vous secourir à temps.

— Mon mal, reprit la reine, n’est rien… rien qui mérite qu’on en parle ou qu’on dérange un médecin : mes membres sont lourds, mon cœur est froid ; il est rare qu’un prisonnier soit autrement… Il me semble que l’air pur et la liberté me ranimeraient ; mais, puisque les États l’ont ordonné ainsi, la mort seule peut briser les portes de ma prison.

— S’il était possible, madame, dit lady Lochleven, que votre liberté pût vous rendre à une santé parfaite, j’encourrais moi-même le ressentiment du régent… de mon fils sir William, de tous mes amis, plutôt que de vous voir subir votre sort dans ce château.

— Hélas ! madame, » dit lady Fleming, qui conçut que le temps était propice pour prouver qu’on avait jugé trop légèrement de son adresse, « il ne faudrait qu’essayer ce que pourrait faire pour nous la liberté : quant à moi, il me semble qu’une promenade sur le vert gazon me ferait beaucoup de bien. » La dame de Lochleven se releva ; et jetant un regard pénétrant à la vieille valétudinaire : « Êtes-vous donc si malade, lady Fleming ?

— Très-malade, en vérité, madame, reprit la dame de cour, et surtout depuis déjeuner.

— Au secours ! au secours ! » s’écria Catherine pour rompre une conversation qui ne lui annonçait rien de bon pour ses projets. « Au secours ! vous dis-je, au secours ! la reine est prête à passer. Soutenez-la, lady Lochleven, si vous êtes encore une femme. »

La dame se hâta de soutenir la tête de la reine, qui, tournant vers elle des yeux languissants, s’écria : « Merci, ma très-chère dame de Lochleven… Malgré quelques dernières circonstances, je n’ai jamais douté de votre attachement pour la maison des Stuart ; vous l’avez prouvé, m’a-t-on dit, avant ma naissance. «

La dame de Lochleven se releva soudainement, car elle s’était encore agenouillée ; et après avoir marché dans la chambre à grands pas, elle ouvrit brusquement la fenêtre comme pour prendre l’air.

« Que Notre-Dame me pardonne ! se dit Catherine. Faut-il que l’amour du sarcasme soit implanté dans le cœur des femmes, puisque la reine, avec tout son sens, risque sa perte, plutôt que de retenir un bon mot. » Elle hasarda de se pencher sur la reine ; et lui pressant légèrement le bras, elle lui dit : « Pour l’amour de Dieu, madame, contraignez-vous.

— Vous, jeune fille, dit la reine, vous avancez trop ! » mais elle ajouta aussitôt à voix basse : « Pardonne-moi, Catherine ; mais quand j’ai senti les mains de cette infâme sorcière autour de ma tête et de mon cou, j’ai éprouvé tant de haine et de dégoût, qu’il me fallait dire quelque chose ou mourir. Va, j’apprendrai à mieux me conduire… seulement, fais en sorte qu’elle ne me touche pas.

— Dieu soit loué ! » dit la dame de Lochleven en retirant sa tête de la fenêtre, « la barque arrive avec toute la vitesse que peuvent lui donner les voiles et les rames… Elle ramène le médecin et une femme… Certes, d’après son apparence, c’est la personne que je cherchais. Oh ! que je voudrais voir cette reine en santé et hors de ce château, de telle sorte que notre honneur fût à l’abri de toute atteinte ; je la voudrais voir sur le sommet du plus sauvage rocher de la Norwège, ou bien y avoir été moi-même plutôt que de prendre une pareille charge ! »

Tandis qu’elle se parlait ainsi à elle-même, seule auprès d’une fenêtre, Roland Græme, placé à l’autre, examinait le bateau qui fendait les eaux du lac en les couvrant d’écume de chaque côté. Il vit que la poupe était occupée par le médecin chambellan, vêtu de son manteau de velours noir, et que sa propre parente, Madeleine Græme, sous son costume de la mère Nicneven, était debout sur l’avant du vaisseau, les mains jointes et dirigées vers le château : son attitude, même à cette distance, exprimait l’empressement enthousiaste d’arriver au liu de débarquement. La barque atteignit cet endroit ; et, tandis que la sorcière supposée était détenue dans une chambre du rez-de-chaussée, on introduisit le médecin dans l’appartement de la reine. Lundin entra avec toute la gravité d’un docteur. Catherine s’était retirée du lit de la reine ; et, saisissant une occasion pour parler bas à Roland, elle lui dit : « Il me semble, d’après le manteau de velours noir usé, et la barbe solennelle de ce docteur, qu’il n’est autre chose qu’un âne très-facile à enchevêtrer ; mais ta grand’mère, Roland… Le zèle de ta grand’mère nous perdra, si on ne la prévient qu’il faut dissimuler. »

Roland, sans répondre, se glissa vers la porte de l’appartement, traversa le parloir, et entra en toute sûreté dans l’antichambre ; mais dès qu’il essaya de passer plus loin, le mot « En arrière ! en arrière ! » répété de l’un à l’autre par deux hommes armés de carabines, lui prouva que les soupçons de la dame de Lochleven n’avaient pas cédé à ses alarmes, au point qu’elle oubliât de mettre des sentinelles à la porte des prisonniers. Il fut contraint de rentrer dans la salle d’audience, où il trouva la dame du château en conférence avec son savant médecin.

« Trêve de vos flatteries et de vos sottises solennelles, Lundin (ce fut ainsi qu’elle accosta l’homme de l’art), et dites sur-le-champ si vous pensez que cette dame ait pris quelque chose de malsain.

— Mais, bonne lady… honorée patronne… que je dois servir par mes talents médicaux et officiels, veuillez m’écouter. Si mon illustre malade ne veut me répondre que par des soupirs et des gémissements… si cette autre honorable dame ne fait que me bâiller au nez quand je l’interroge sur le diagnostic… et si cette autre jeune demoiselle, qui est assurément une jolie fille…

— Ne me parlez pas de beauté ni de jeunes filles, interrompit la dame de Lochleven… je demande si elles sont malades… en un mot, répondez-moi, ont-elles pris du poison, oui, ou non ?

— Les poisons, madame, reprit le savant médecin, sont de diverses espèces. Il y a le poison animal, tel que le lepus marinus, mentionné par Dioscoride et Galien… Il y a des poisons minéraux et semi-minéraux, tels que ceux qui sont composés de régule sublimé d’antimoine, de vitriol et les sels d’arsenic… Il y a des poisons végétaux, tels que l’aqua cymbalariœ, l’opium, l’aconit, les cantharides, et autres semblables… Il y a aussi…

— Vraie science de fou ! et je le suis au moins autant, moi qui attends un oracle d’une bouche comme la tienne, dit la dame.

— Que Votre Seigneurie prenne patience… Si je savais de quels aliments ces dames ont fait usage, ou si je pouvais en voir les restes… car pour ce qui est des symptômes externes et internes, je ne puis rien découvrir ; et cependant, à ce que dit Galien, dans son second livre des Antidotes… »

— Débarrasse-nous de ta science, pauvre sot, dit la dame ; et envoie-moi ici cette sorcière ; elle avouera ce qu’elle a donné au misérable Dryfesdale, ou les poucettes de fer lui arracheront les doigts[78].

— L’art n’a pas de plus grand ennemi que l’ignorance, » dit le docteur mortifié, voilant néanmoins sa remarque par la version latine. Puis il se retira dans un coin pour voir le résultat.

Au bout d’une ou deux minutes, Madeleine Græme entra dans l’appartement, vêtue comme le jour de la fête, mais elle avait rejeté en arrière sa mentonnière, et laissé de côté tout déguisement : elle était escortée par deux gardes dont elle semblait ne pas remarquer la présence, et qui la suivaient d’un air embarrassé et timide, causé assurément par leur croyance en son pouvoir surnaturel, et par sa démarche hardie et intrépide. Elle envisagea la dame de Lochleven, qui parut endurer avec le plus grand dédain son regard plein de confiance.

« Misérable femme ! » dit la dame, après avoir essayé un instant de lui faire baisser les yeux par la sévérité majestueuse de son regard ; « quelle est cette poudre que tu as donnée à un serviteur de cette maison, Robert Dryfesdale, pour accomplir une vengeance lente et secrète ? avoue sa nature et sa propriété, ou de par l’honneur de Douglas, je te livre au bûcher avant que le soleil soit descendu sous l’horizon !

— Hélas ! répondit Madeleine Græme, et depuis quand un Douglas, ou un serviteur de Douglas, aurait-il si peu de moyens de vengeance qu’il viendrait les demander aux mains d’une femme pauvre et solitaire ? Les tours dans lesquelles vos captifs languissent jusqu’à ce qu’ils tombent dans la fosse sans être regrettés, ces tours sont encore fermes sur leurs fondations… Les crimes qui s’y sont commis n’en ont pas encore fait crever les voûtes… Vos hommes ont encore leurs arbalètes, leurs pistolets et leurs poignards… Pourquoi auriez-vous recours aux herbes et aux charmes pour exécuter votre vengeance ?

— Écoute-moi, horrible sorcière, dit la dame de Lochleven… mais à quoi bon lui parler davantage ?… Qu’on amène Dryfesdale, et qu’on les confronte ensemble.

— Épargnez cette peine à vos serviteurs, reprit Madeleine Græme ; je ne suis pas venue ici pour être confrontée à un palefrenier, ni pour répondre aux questions de la concubine de Jacques l’hérétique… Je suis venue pour parler à la reine d’Écosse… faites place ! »

Et tandis que la dame de Lochleven était confondue de tant de hardiesse, et de l’insulte qui venait encore de la frapper, Madeleine Græme passa devant elle dans la chambre de la reine, et s’agenouillant, elle s’inclina comme si, à la manière orientale, elle voulait toucher la terre de son front.

« Salut, princesse ! dit-elle, salut, descendante de tant de rois, mais bénie entre tous, puisque tu es appelée à souffrir pour la vraie foi ! Salut, toi dont la couronne d’or pur a été éprouvée dans la fournaise sept fois ardente de l’affliction… écoute la consolation que Dieu et Notre-Dame t’envoient par la bouche de ton indigne servante… Mais auparavant… » Elle s’arrêta, et baissant la tête, elle fit plusieurs signes de croix ; puis, toujours à genoux, elle parut réciter rapidement quelque formule de dévotion.

« Qu’on la saisisse et qu’on la traîne au Massymore ! qu’on jette dans le plus profond cachot la sorcière à qui le diable son maître a seul pu inspirer assez de hardiesse pour insulter la mère de Douglas dans son château ! »

Ainsi parla la dame offensée, mais le médecin osa intervenir.

« Je vous supplie, honorée dame, de permettre qu’elle poursuive sans interruption ; peut-être apprendrons-nous quelque chose sur la médecine arcane, que, contre les lois et les règles de l’art, elle a osé distribuer à ces dames par l’intermédiaire de l’intendant Dryfesdale.

— Pour une bête, reprit la dame de Lochleven, l’avis est assez sage… Je contiendrai mon ressentiment jusqu’à ce que leur conférence soit finie.

— À Dieu ne plaise, honorée dame, reprit le docteur Lundin, que vous le conteniez au-delà… Rien ne pourrait mettre plus en danger votre honorable personne ; et véritablement, s’il y a du sortilège dans cette affaire, le vulgaire et même de bons auteurs sur la démonologie prétendent que trois scrupules des cendres de la sorcière, quand elle a été soigneusement brûlée à un pieu, sont un grand catholicon dans ces cas. Ils prescrivent de même crinem canis rabidi, un poil du chien enragé qui a mordu le malade dans le cas d’hydrophobie. Je ne garantis ni l’un ni l’autre de ces traitements, car ils sont hors de la pratique régulière des écoles ; mais, dans les circonstances présentes, il n’y aurait pas grand mal à en essayer la vertu aux dépens de cette vieille nécromancienne… fiat experimentum, comme nous disons, in corpore vili[79].

« Paix, dit la dame, elle va parler. »

À ce moment Madeleine Græme se leva et se tourna vers la reine ; en même temps elle avança un pied et étendit un bras, prenant le maintien et l’attitude d’une sibylle en furie. Ses cheveux s’échappaient de sa coiffe, et son œil lançait du feu à travers ses sourcils épais. L’effet de ses traits expressifs, quoique amaigris, était rehaussé par un enthousiasme qui tenait de la folie, et son aspect frappait de terreur tous ceux qui étaient présents. Ses yeux se portèrent autour d’elle avec égarement. Pendant un instant, comme si elle eût cherché quelque chose qui pût l’aider à s’exprimer, ses lèvres avaient un mouvement convulsif et agité, pareil à celles d’un homme qui voudrait parler, mais qui rejette comme insuffisantes les paroles qui se présentent à lui. Marie elle-même se sentit soumise à une sorte d’influence magnétique, et se soulevant sur son lit sans pouvoir détourner ses yeux de dessus Madeleine, il semblait qu’elle attendît l’oracle de la pythonisse. Elle n’attendit pas long-temps, car, dès que l’enthousiaste se fut recueillie, ses traits prirent une énergie déterminée, son regard devint tout à fait fixe ; et quand elle eut une fois commencé à parler, ses paroles coulèrent avec une abondante facilité, qui aurait pu passer pour de l’inspiration, et que peut-être elle-même considérait comme telle.

« Lève-toi, dit-elle, reine de France et d’Angleterre, lève-toi, lionne de l’Écosse, et ne t’afflige pas, quoique les filets du chasseur aient pu t’entourer ! Ne t’abaisse pas à feindre avec les traîtres ; tu les rencontreras bientôt les armes à la main. L’issue du combat dépend du Dieu des armées ; mais c’est par elle que ta cause sera jugée. Mets donc de côté les artifices qui n’appartiennent qu’aux faibles mortels, et prends la confiance qui convient à une reine ! Vraie sentinelle de la seule vraie foi, l’arsenal du ciel est ouvert pour toi ! illustre fille de l’Église, prends les clefs de saint Pierre pour lier et pour délier ; souveraine légitime de cette contrée, prends l’épée de saint Paul pour châtier et pour punir ! Il y a de l’obscurité dans ton destin… mais ce n’est pas dans ces tours, ni sous les lois de leur orgueilleuse maîtresse que ta destinée s’accomplira… Dans d’autres terres, la lionne pourra succomber au pouvoir de la tigresse, mais non dans ces lieux… Ce n’est pas en Écosse que la reine d’Écosse sera long-temps captive, et le sort de la royale Stuart n’est pas dans les mains du traître Douglas. Que la dame de Lochleven double ses verrous, qu’elle fasse creuser ses cachots… ils ne pourront te retenir. Chaque élément te fournira des armes pour opérer ta délivrance… la terre aura ses tremblements, l’eau ses vagues courroucées, l’air ses tempêtes, le feu ses flammes dévorantes pour désoler cette demeure, afin que ses portes s’ouvrent devant toi… Écoutez ceci et tremblez, vous tous qui combattez contre la lumière, car celle qui le dit l’a appris du ciel même ! »

Elle se tut, et le médecin étonné s’écria : « Si jamais de nos jours il y eut un énergumène, un démoniaque, un possédé, c’est un diable qui parle par la bouche de cette femme !

— Mensonge ! » dit la dame de Lochleven se remettant de sa surprise : « tout ceci n’est que mensonge et imposture. Qu’on entraîne ce misérable au cachot !

— Lady Lochleven, » interrompit Marie en se levant de son lit et en s’avançant avec sa dignité ordinaire, « je vous ai fait quelque tort… je vous ai crue complice de l’intention criminelle de votre vassal, et je vous ai trompée en vous laissant croire qu’elle s’était effectuée. J’ai eu tort envers vous, lady Lochleven, car je vois que votre désir de nous secourir était sincère ; nous n’avons pas goûté au breuvage, et nous ne sommes pas malades, sinon que nous languissons pour notre liberté.

— L’aveu est digne de Marie d’Écosse, dit Madeleine Græme : qu’on le sache d’ailleurs, quand même la reine aurait bu jusqu’à la dernière goutte de la liqueur, cette liqueur était innocente comme l’eau d’une source sanctifiée. Croyez-vous, femme orgueilleuse,) ajouta-t-elle en s’adressant à la dame de Lochleven, « que moi… moi… j’eusse été assez misérable pour confier du poison à un serviteur ou à un vassal de la maison de Lochleven, sachant qui cette maison contenait ? J’aurais tout aussi volontiers donné de quoi faire périr ma propre fille.

— Suis-je bravée à ce point dans mon château ! dit la dame ; qu’on la conduise à la tour. Elle subira le sort réservé aux empoisonneuses et aux sorcières.

« Écoutez-moi un instant, lady Lochleven, dit Marie ; et vous, en s’adressant à Madeleine, je vous ordonne de garder le silence. Votre intendant, milady, a, suivant sa confession, attenté à ma vie et à celle de mes serviteurs, et cette femme a fait de son mieux pour empêcher ce crime, en lui procurant une substance qui ne pouvait nuire, au lieu des drogues fatales qu’il croyait recevoir. Je crois ne vous proposer qu’un juste échange, en disant que je pardonne à votre vassal de tout mon cœur, et que je laisse la vengeance à Dieu et à sa conscience, pourvu que de votre côté vous pardonniez à cette femme sa hardiesse en votre présence ; car vous ne devez pas considérer comme un crime qu’elle ait substitué un breuvage innocent au poison mortel qui nous était destiné.

— À Dieu ne plaise, madame, dit lady Lochleven, que je considère comme un crime ce qui a épargné à la maison de Douglas une note infamante de trahison et d’inhospitalité ! Nous avons écrit à notre fils, concernant le délit de son vassal, et il faut qu’il subisse sa peine, qui sera sûrement la mort. Quant à cette femme, sa profession est damnable selon l’Écriture : elle est punie de mort par les sages lois de nos ancêtres. Elle aussi devra subir son arrêt.

— Et n’ai-je donc aucun droit dans le château de Lochleven, en considération du mal qu’on m’a fait si récemment dans ses murs ? je ne demande en récompense que la vie d’une femme, faible et âgée, dont le cerveau, ainsi que vous pouvez en juger vous-même, paraît affaibli par les années et les souffrances.

— Si lady Marie, reprit l’inflexible dame de Lochleven, a été menacée de quelque mal dans la maison de Douglas, on peut considérer ce moment d’alarme comme une compensation de ce que ses complots ont coûté à cette maison, l’exil d’un fils précieux.

— Ne plaidez plus pour moi, gracieuse souveraine, dit Madeleine Græme, et ne vous abaissez pas à demander seulement grâce pour un de mes cheveux gris. Je savais le risque que je courais pour mon Église et pour ma reine, et j’ai toujours été prête à donner ma pauvre vie en rançon. J’ai la consolation de penser qu’en me faisant mourir, ou en me privant de ma liberté, ou même en touchant à un seul de ces mêmes cheveux gris, cette femme, qui vante si haut l’honneur de sa maison, aura comblé la mesure de sa honte, par la violation d’un sauf-conduit revêtu des formes les plus solennelles… » Et tirant un papier de son sein, elle le présenta à la reine.

« C’est une promesse formelle de sûreté, dit la reine Marie, avec permission de venir et de repartir sous la protection du chambellan de Kinross, promesse accordée par ce fonctionnaire à Madeleine Græme, plus connue sous le nom de mère Nicneven, en considération de ce qu’elle consent à se constituer prisonnière pour l’espace de vingt-quatre heures, s’il le faut, dans le château de Lochleven.

— Misérable ! » s’écria la dame du manoir en se tournant vers le chambellan, « comment avez-vous osé prendre sur vous d’accorder sans nécessité une semblable promesse.

— Ce fut, répliqua le docteur, d’après les ordres de Votre Seigneurie, transmis par Randal, qui peut porter témoignage ; j’ai agi comme le pharmacien, qui compose les drogues d’après l’ordre du médecin.

— Je m’en souviens… je m’en souviens, reprit la dame ; mais je n’avais parlé de cette assurance que dans le cas où, demeurant sur une autre juridiction, elle n’aurait pu être arrêtée par notre ordre.

— Néanmoins la dame de Lochleven est liée par l’action de son député, dit la reine.

— Madame, reprit lady Lochleven, la maison de Douglas n’a jamais manqué à une parole donnée et n’y manquera jamais… Les Douglas ont trop souffert d’un manque de foi commis à leur égard, quand un des ancêtres de Votre Grâce, Jacques II, en dépit des droits de l’hospitalité et de la promesse de sûreté écrite de sa propre main, poignarda lui-même le brave comte de Douglas, à quelques pas de la table où il était assis un instant avant, en qualité de convive honoré du roi d’Écosse.

— Il me semble, » dit la reine d’un air d’indifférence, » que d’après un exemple aussi tragique et aussi récent, car il y a tout au plus cent vingt ans que l’événement a eu lieu, les Douglas devraient se montrer moins désireux de la compagnie de leurs souverains, que vous, lady Lochleven, ne semblez l’être de la mienne.

— Que Randal, dit la dame, reconduise donc la sorcière à Kinross, et qu’il la mette en pleine liberté, la bannissant de nos terres à l’avenir, au péril de sa vie… Et que votre sagesse, ô chambellan, lui tienne compagnie jusqu’à nos limites. Ne craignez rien pour votre réputation, savant docteur, si l’on vous rencontre en pareille compagnie ; car en accordant qu’elle soit sorcière, ce serait une perte de fagots que de vous brûler, vous, comme sorcier. »

Le chambellan abattu se préparait à partir ; mais Madeleine Græme, se recueillant, semblait disposée à répondre. La reine intervint en disant : « Bonne mère, nous vous remercions de tout cœur de votre zèle sincère pour notre personne, et nous vous prions, comme notre sujette, de vous abstenir de tout ce qui pourrait vous jeter dans un danger personnel : de plus, notre volonté est que vous partiez sans dire un mot à qui que ce soit dans ce château… Acceptez ce don de notre main : c’est un petit reliquaire qui nous a été donné par notre oncle le cardinal et a été béni par le saint-père lui-même… Et maintenant allez en paix et en silence. Quant à vous, savant docteur, continua Marie en s’avançant vers le médecin (et Lundin fit sa révérence d’un air doublement embarrassé : en effet, par suite du respect que lui inspirait la présence de la reine, il craignait de faire trop peu, et, dans l’appréhension du déplaisir de sa maîtresse, il redoutait de faire trop) ; « quant à vous, savant docteur, ce n’est pas votre faute si nous n’avons pas eu besoin de votre talent, bien que ce soit certainement un bonheur pour nous. Toutefois il ne conviendrait pas, qu’elles que soient les circonstances, de permettre que notre médecin partît sans lui laisser telle marque de notre munificence qu’il est en notre pouvoir de lui offrir. »

En prononçant ces mots accompagnés de la grâce qui ne la quittait jamais, quoique dans ce cas il s’y mêlât peut-être un peu de persiflage, elle offrit une petite bourse brodée au chambellan, dont la main était tendue, le dos courbé et le visage penché, au point qu’un physionomiste placé derrière lui, voyant sa figure renversée se dessiner entre ses deux jambes, aurait encore pu le prendre pour sujet de ces observations métoposcopiques. Il était prêt à accepter la récompense offerte par une main si belle et si illustre ; mais la dame du manoir intervint, et, regardant le chambellan, dit à haute voix : « Nul serviteur de notre maison, à moins de renoncer aussitôt à ce titre et d’encourir notre extrême déplaisir, ne se permettra de recevoir une gratification quelconque des mains de lady Marie. »

D’un air triste et avec lenteur, le chambellan releva sa taille courbée, jusqu’à ce qu’elle fût parvenue à son attitude perpendiculaire, et il quitta mélancoliquement la place, suivi de Madeleine Græme qui, avec un geste expressif, baisant le reliquaire que la reine lui avait donné, et levant vers le ciel ses mains jointes et ses yeux, avait paru implorer sa bénédiction pour sa royale protectrice. Tandis qu’elle quittait le château et se rendait vers le où était la barque, Roland Græme se jeta sur son passage, et tenta d’échanger quelques mots avec elle, ce qui semblait facile, attendu qu’elle n’était conduite que par le triste chambellan et ses hallebardiers ; mais elle semblait avoir pris dans son sens le plus littéral l’ordre que lui avait imposé la reine ; car, aux signes répétés de son petit-fils, elle ne répondit qu’en portant son doigt sur ses lèvres. Le docteur Lundin ne fut pas aussi réservé. La perte de la gratification avait affligé l’âme du digne officier et savant médecin. « C’est ainsi, mon ami, » dit-il en serrant la main du page pour lui dire adieu, « que l’on récompense le mérite. Je venais pour guérir cette dame infortunée, et j’avoue qu’elle en mérite bien la peine ; car, quoi qu’on en dise, elle a les manières les plus attrayantes, une voix douce, un sourire plein de grâce et un geste vraiment majestueux. Si elle n’a pas été empoisonnée, dites, mon cher monsieur Roland, est-ce ma faute, puisque j’étais prêt à la guérir, si elle l’eût été ? et voilà qu’on me refuse la permission de recevoir des honoraires si bien gagnés. Ô Galien ! ô Hippocrate ! Le bonnet du gradué et l’hermine du docteur sont-ils déçus à ce point ! Frustra fatigamus remediis œgros[80]. »

Il s’essuya les yeux, et monta sur le bateau qui s’éloigna du rivage et traversa rapidement le lac légèrement agité par la brise.


CHAPITRE XXXIII.

mort de dryfesdale


La mort éloignée ?… Non, hélas ! elle est toujours près de nous, et nous lance son dard partout où nous nous trouvons ; elle est au fond de notre coupe quand nous sommes en santé ; s’assied près de notre lit dans la maladie, et se rit de nos médecins. Nous ne pouvons ni marcher, ni nous asseoir, ni courir, ni voyager, que la mort ne soit près de nous pour nous saisir au gré de son caprice.
Dryden, Le Moine espagnol.


La dame de Lochleven quitta l’appartement de la reine, et se retira dans le sien ; elle ordonna qu’on lui fît venir Dryfesdale.

« Eh quoi ! ne t’ont-ils pas désarmé, Dryfesdale, » lui dit-elle en le voyant entrer, portant comme d’habitude son sabre et son poignard. « Non, reprit le vieillard, comment l’auraient-ils pu faire ? Quand Votre Seigneurie m’a ordonné de me rendre en prison, elle n’a pas parlé de me désarmer ; et je crois qu’aucun de vos vassaux n’oserait approcher Jasper Dryfesdale pour un tel motif, sans votre ordre ou celui de votre fils. Voulez-vous que je vous remette mon sabre ? milady ; maintenant il ne vaut plus grand’chose, car au service de votre maison il s’est usé comme le vieux couteau du panetier.

— Vous avez tenté un crime horrible, l’empoisonnement d’une personne confiée à mes soins.

— Confiée à vos soins ! Hem ! je ne sais pas ce que Votre Seigneurie en pense : mais le monde, dehors, pense qu’elle vous est confiée pour cela ; et il eût été bien heureux pour vous que tout se fût passé ainsi que je me le proposais : vous n’en seriez aujourd’hui que plus tranquille.

— Misérable ! aussi imbécile que scélérat, tu médites un crime et ne sais pas l’accomplir !

— Je l’ai voulu aussi franchement qu’un homme peut vouloir ; j’ai été trouver une femme sorcière et papiste ; si je n’ai pas trouvé de poison, c’est qu’il en était ordonné autrement. J’ai essayé pour tout de bon ; mais la demi-besogne peut s’achever, pour peu que vous le désiriez, milady.

— Infâme ! je vais envoyer un exprès à mon fils pour prendre ses ordres à ton égard. Prépare-toi à mourir, si tu le peux.

— L’homme qui envisage la mort, milady, comme une chose à laquelle il ne peut échapper, une chose qui a son heure fixe et certaine, celui-là est toujours préparé à mourir. Celui qu’on pend au mois de mai ne mangera pas de flan à la Saint-Jean. Voilà la complainte qu’on pourra chanter bientôt sur le vieux serviteur. Mais qui, s’il vous plaît, chargerez-vous de cette belle commission ?

— Il ne manquera pas de messagers.

— Si fait ! certes, il en manquera : votre château est pauvrement fourni pour le nombre de gardes qu’il vous faut. Il y a l’homme du guet et deux autres que vous avez renvoyés pour avoir secondé messire George ; alors pour la tour du Guet, la prison, le cachot, il faut cinq hommes par chaque garde ; et les autres, en grande partie, sont obligés de se coucher tout habillés. Envoyer un seul homme au-dehors ce serait harasser les sentinelles, fatale prodigalité dans un château fort. Prendre de nouveaux soldats serait dangereux, attendu qu’un pareil service exige des hommes d’une fidélité à l’épreuve. Je ne vois qu’un moyen : ce sera moi qui ferai votre commission près de sir William Douglas.

— Cela serait effectivement une ressource ; et quel jour d’ici à vingt ans seras-tu de retour ?

— Cela dépend de la vitesse du cheval ; car, bien que je tienne peu à mes derniers jours, cependant je serais bien aise de savoir le plus tôt possible si mon cou m’appartient, ou au bourreau.

— Tiens-tu donc si peu à ta vie ?

— Si j’y tenais, j’aurais eu plus soin de celle des autres. Qu’est-ce que mourir ? ce n’est que cesser de vivre… et qu’est-ce que la vie ? une fastidieuse succession de nuits et de jours, de sommeil et de réveil, de faim et de satiété. Un homme mort n’a besoin ni de chandelle ni de pot à bière, ni de feu ni de lit de plume, et la caisse du menuisier lui sert éternellement de justaucorps.

— Misérable ! ne crois-tu donc pas qu’après la mort vient le jugement ?

— Milady, vous êtes ma maîtresse, et il ne m’est pas permis de discuter avec vous. Mais, parlant spirituellement, vous êtes encore dans la captivité d’Égypte : vous ignorez la liberté des saints ; car, ainsi qu’il m’a été démontré par cet homme sanctifié, Nicolas Schœfferbach, qui fut martyrisé par le sanguinaire évêque de Munster, il ne peut pécher, celui qui exécute ce à quoi il est prédestiné, puisque…

— Silence ! » dit lady Lochleven en l’interrompant ; « ne me réponds pas par tes blasphèmes hardis et présomptueux, mais écoute-moi. Tu as été long-temps le serviteur de cette maison.

— Le serviteur né des Douglas : ils ont eu le meilleur de ma vie ; je les ai servis depuis que je quittai Lockerbie : j’avais alors dix ans, et vous pouvez bientôt y ajouter les soixante.

— Ton horrible attentat a échoué. Ainsi, tu n’es coupable qu’en intention. Il ne serait que juste de te pendre sur la tour du Guet ; et, dans l’état actuel de ton esprit, ce ne serait que livrer une âme à Satan. J’accepte donc ton offre ; pars : voici mon paquet ; je ne vais y ajouter qu’une ligne, pour que mon fils m’envoie une couple de fidèles serviteurs. Qu’il agisse envers toi ainsi qu’il lui plaira. Si tu es prudent, tu prendras la route de Lockerbie dès que ton pied touchera la terre, et tu laisseras porter le paquet par qui voudra ; seulement aie soin qu’il parvienne exactement.

— Non, madame, je suis né serviteur des Douglas, et je ne deviendrai pas un messager infidèle dans ma vieillesse. Je m’acquitterai de ma mission auprès de votre fils aussi sincèrement que s’il s’agissait du cou d’un autre. Je fais mes adieux à Votre Honneur. »

La dame donna ses ordres, et le vieillard fut conduit sur l’autre rivage pour s’acquitter de son pèlerinage extraordinaire. Le lecteur est prié de vouloir bien l’accompagner dans ce voyage qui ne fut pas de long cours : ainsi en avait décidé la Providence !

En arrivant au village, l’intendant, quoique sa disgrâce fût déjà connue, trouva facilement un cheval, grâce à l’autorité du chambellan ; et comme les routes n’étaient pas des plus sûres, il résolut de profiter de la compagnie du voiturier Auchtermuchty, qui partait pour Édimbourg.

Le digne voiturier, suivant la coutume de tous les rouliers, conducteurs de diligences, et autres personnes de pareille condition, depuis les temps les plus reculés jusqu’à ce jour, ne manquait jamais de bonnes raisons pour s’arrêter sur la route aussi souvent que bon lui semblait ; et le lieu le plus attrayant pour lui était un relai peu éloigné d’un vallon romantique bien connu sous le nom de Keirie-Craigs. Les environs de ce lieu pittoresque possèdent encore un charme bien différent de celui qui arrêtait la marche d’Auchtermuchty et de ses charriots, et nul ne visite ces lieux sans désirer d’y rester long-temps et d’y revenir bientôt.

Arrivé près de l’auberge favorite, toute l’autorité de Dryfesdale, bien diminuée par le bruit de sa disgrâce, ne put empêcher que le voiturier, aussi entêté que les animaux qu’il conduisait, ne s’y arrêtât quelques instants, quoique la petite distance qu’ils avaient parcourue ne laissât que peu de prétexte à cette halte. Le vieux Keltie, l’aubergiste, qui depuis a donné son nom à un pont voisin de sa demeure, reçut le voiturier avec sa cordialité ordinaire et le fit entrer dans la maison sous prétexte d’affaires importantes, mais bien, je crois, pour vider ensemble un pot d’usquebaugh. Tandis que le digne hôte et son convive étaient ainsi occupés, l’intendant disgracié, portant une double expression de mauvaise humeur dans son geste et dans son maintien, se promenait d’un air mécontent dans la cuisine, où se trouvait un voyageur. L’étranger était de petite taille, à peine sorti de l’adolescence. Il portait un habit de page, et avait, dans son regard et ses manières, un air de hardiesse et d’insolence hautaine et aristocratique qui aurait pu faire croire à Dryfesdale qu’il avait des prétentions à un rang supérieur, s’il n’avait su par expérience qu’on les rencontrait souvent chez les domestiques et les serviteurs militaires de la noblesse.

« Je vous souhaite le bonjour du pèlerin, vieillard, dit le jeune homme ; vous venez, je pense, du château de Lochleven. Quelles nouvelles apportez-vous de notre gente reine ? Jamais plus belle colombe n’a été renfermée dans un aussi misérable colombier.

— Ceux qui parlent de Lochleven et des gens que ses murs renferment, reprit Dryfesdale, parlent de ce qui regarde les Douglas, et ceux qui parlent de ce qui regarde les Douglas le font à leur péril.

— Est-ce par crainte d’eux que vous parlez ainsi, vieillard, ou voulez-vous rompre une lance en leur faveur ? J’aurais cru que votre âge aurait refroidi votre sang.

— Jamais, tant qu’il se trouve des faquins sans cervelle pour l’échauffer.

— La vue de vos cheveux gris refroidit le mien, » dit en se rasseyant le jeune homme, qui s’était d’abord levé.

« Tant mieux pour vous, ou je l’aurais rafraîchi avec cette baguette de houx, reprit l’intendant ; je crois que vous êtes un de ces fanfarons qui tapagent dans les cabarets et les tavernes, et qui, si les paroles étaient des piques et les jurements des épées, auraient bientôt replacé la religion de Babylone dans le royaume, et la femme de Moab sur le trône.

— De par saint Bennet de Seyton ! s’écria le jeune homme, j’ai grande envie de te souffleter, vieux radoteur hérétique !

— Saint Bennet de Seyton ? reprit l’intendant ; bon répondant que saint Bennet, pour une portée de louveteaux comme les Seyton. Je t’arrête comme traître au roi Jacques et à notre bon régent. Holà ! Jean Auchtermuchty, aidez-moi à m’assurer d’un traître. »

Ayant ainsi parlé, il mit sa main sur le collet du jeune homme et tira son épée. John Auchtermuchty accourut ; mais, voyant l’arme nue, il ressortit plus vite qu’il n’était entré. Keltie, l’hôte du logis, ne voulait se ranger d’aucun parti, et seulement il criait, « Messieurs ! messieurs ! pour l’amour du ciel ! » et autres exclamations pareilles. Un combat s’ensuivit, dans lequel le jeune homme, irrité de la hardiesse de Dryfesdale, et incapable de se débarrasser de la main vigoureuse du vieillard aussi aisément qu’il espérait, tira son poignard, et avec la promptitude de l’éclair, lui donna dans la poitrine et dans le corps trois coups, dont le plus faible était mortel. Le vieillard, faisant entendre un profond gémissement, tomba sur la terre, et l’hôte jeta un grand cri de surprise.

« Paix, chien hurleur ! » dit l’intendant blessé ; « les coups de poignard et les hommes mourants sont-ils de telles raretés en Écosse pour que vous poussiez des cris comme si la maison tombait ?… Jeune homme, je ne te pardonne pas, car il n’y a rien entre nous qui soit à pardonner. Tu as fait ce que j’ai fait à beaucoup, et je souffre ce que je leur ai vu souffrir. Il était ordonné que tout se passerait ainsi et non autrement ; mais si tu veux agir honnêtement avec moi, tu enverras ce paquet d’une manière sûre à sir William Douglas, et ne permettras pas que ma mémoire soit ternie, comme si j’avais retardé mon message par crainte pour ma vie. »

Le jeune homme, dont la colère s’était évanouie à l’instant où il avait commis l’action, écoutait avec pitié et attention, lorsqu’une autre personne enveloppée de son manteau entra dans l’appartement, et s’écria : « Grand Dieu ! Dryfesdale expirant !

— Oui ; et Dryfesdale voudrait être mort, répondit le blessé, plutôt que d’entendre la voix du seul Douglas qui ait jamais été traître. Cependant tout est bien comme il est. Seulement, mon brave meurtrier, et vous tous, retirez-vous un peu, et permettez que je dise quelques mots à ce malheureux apostat. Agenouillez-vous près de moi, maître George. Vous avez appris sans doute comment l’espoir que j’avais de nous débarrasser de cette pierre d’achoppement moabite[81] et de sa suite été fatalement trompé. Je leur ai donné ce qu’il fallait, selon moi, pour écarter de votre chemin une grande tentation, maître George : et ceci, quoique j’aie d’autres raisons à donner à votre mère, je le faisais principalement par amour pour vous.

— Par amour pour moi ! odieux empoisonneur ! aurais-tu pu commettre ce meurtre abominable et si peu mérité, et en même temps prononcer mon nom ?

— Et pourquoi non ? George Douglas, répondit Dryfesdale. À peine puis-je maintenant respirer, mais j’emploierai jusqu’à mon dernier soupir à vous prouver que vous avez tort. N’avez-vous pas perdu le respect filial, la foi protestante, la fidélité politique, en vous laissant séduire par les attraits de cette belle enchanteresse que vous vouliez aider à fuir de sa prison, pour remonter sur le trône dont elle avait fait un lieu d’abomination ? Attendez, ne vous éloignez pas de moi ; ma main, quoique défaillante, a encore assez de force pour vous retenir. Quel était votre but ? d’épouser cette sorcière d’Écosse ; et je pense bien que vous auriez pu réussir, son cœur et sa main ont souvent été achetés à un prix moins élevé. Mais un serviteur de la maison de votre père pouvait-il vous voir subir le même sort que l’idiot Damley, ou l’infâme Bothwell, lorsqu’une once de mort-aux-rats pouvait nous sauver ?

— Songe à Dieu, Dryfesdale, s’écria George Douglas, et ne parle plus de ces horreurs ; repens-toi, si tu le peux, ou bien garde au moins le silence. Seyton, aidez-moi à soutenir ce malheureux qui se meurt, afin qu’il puisse se livrer à de meilleures pensées.

— Seyton ! répondit le mourant ; Seyton ! est-ce donc sous les coups d’un Seyton que je suis tombé ? Il y a en cela quelque compensation, car j’ai failli priver cette famille d’un de ses enfants. » Fixant ses yeux éteints sur le jeune homme, il ajouta : « Il a ses traits et son maintien ! Courbe-toi, jeune homme, je voudrais te voir de plus près, afin de te reconnaître quand nous nous rencontrerons dans l’autre monde, car les homicides y seront réunis, et je l’ai été moi-même. » Malgré quelque résistance il attira la figure de Seyton plus près de la sienne, le regarda fixement et ajouta : « Tu as commencé bien jeune, ta carrière sera de courte durée ; oui, tu seras bientôt atteint. Une jeune plante ne profite jamais lorsqu’elle a été arrosée avec le sang d’un vieillard. Cependant pourquoi te blâmerai-je ? Bizarre coup du sort ! » murmura-t-il, cessant de s’adresser à Seyton, « je me proposais de faire ce que je ne puis accomplir, et il a fait ce à quoi, sans doute, il ne songeait guère. Chose étrange ! que notre volonté prétende toujours s’opposer au torrent de l’irrésistible destinée, que nous voulions lutter contre le courant lorsqu’il doit infailliblement nous entraîner dans sa fuite ! Ma cervelle ne me servira pas davantage à méditer une telle pensée : je voudrais que Schœfferbach fût ici ; mais pourquoi ? Je suis sur un fleuve où le vaisseau peut se diriger sans pilote. Adieu, George Douglas ; je meurs fidèle à la maison de ton père. » À ces mots, il tomba dans des convulsions, et il expira peu d’instants après.

Seyton et Douglas regardaient le mourant, et lorsqu’il eut rendu le dernier soupir, Seyton fut le premier qui parla. « Par le ciel, Douglas, je n’entends rien à ceci : je suis fâché de ce qui s’est passé ; mais cet homme a mis la main sur moi, et m’a forcé de défendre ma liberté du mieux que j’ai pu avec mon poignard. S’il était dix fois ton ami et ton serviteur, je ne pourrais que dire : J’en suis fâché !

— Je ne te blâme pas, Seyton, répondit Douglas, quoique je sois affligé de son sort : il y a une destinée qui nous tient sous sa puissance, quoique ce ne soit pas dans le sens que l’entendait ce misérable, qui, abusé par quelque visionnaire étranger, se servait de ce mot terrible comme d’une excuse à toutes fins. Il faut que nous examinions le paquet. »

Ils se retirèrent dans une chambre plus reculée, et y demeurèrent engagés dans une délibération sérieuse, jusqu’à ce qu’ils fussent interrompus par l’arrivée de Keltie, qui, d’un air embarrassé, venait demander à maître George Douglas quelles étaient ses intentions relativement au corps. « Votre honneur sait, ajouta-t-il, que les vivants et non les morts me font gagner mon pain ; et que le vieux Dryfesdale, qui était une pauvre pratique de son vivant, occupe ma salle publique maintenant qu’il est mort, sans pouvoir me demander de l’ale ni de l’eau-de-vie.

— Attachez-lui une pierre au cou, dit Seyton ; puis, lorsque le soleil sera couché, portez-le au lac de Cleish, jetez-le dedans, et laissez-lui le soin d’en trouver le fond.

— Avec votre permission, Seyton, dit George Douglas, il n’en sera pas ainsi. Keltie, tu m’es dévoué, et tu ne te repentiras point de m’avoir servi. Porte ou envoie le corps à l’église de Ballingry, et fais l’histoire que tu voudras : par exemple, il aura succombé dans une querelle avec des inconnus. Auchtermuchty ne sait rien, et les temps ne sont pas assez tranquilles pour permettre de plus grandes recherches sur un semblable événement.

— Ah ! qu’il dise la vérité, s’écria Seyton, pourvu qu’elle ne contrecarre pas nos projets. Dis qu’Henri Seyton l’a rencontré, mon ami : toutes les querelles qui peuvent s’ensuivre me sont fort indifférentes.

— Une querelle avec les Douglas fut toujours à redouter, » dit George d’un ton de déplaisir mêlé à sa profonde gravité naturelle.

« Non, quand j’ai de mon côté le meilleur de ceux qui portent ce nom.

— Hélas ! Henri, si tu veux parler de moi, je ne suis que la moitié d’un Douglas dans cette entreprise, la moitié de la tête, du cœur et de la main ; mais je penserai à l’être que jamais je ne saurais oublier, et j’égalerai, je surpasserai même le plus brave de mes ancêtres. Keltie, dis que c’est Henri Seyton qui a commis ce meurtre ; mais garde-toi de me nommer ! Qu’Auchtermuchty porte le paquet (car il l’avait recacheté de son propre sceau) à mon père à Édimbourg ; voici pour payer les funérailles du vieillard et la perte de tes pratiques.

— Et le lavage du plancher, ajouta l’hôte, qui sera une bonne corvée ; car on dit que jamais le sang ne peut entièrement s’effacer.

— Quant à votre plan, » dit George Douglas s’adressant à Seyton, comme s’il continuait à parler de ce dont ils s’entretenaient auparavant, « cela est fort bien ; mais, avec votre permission, vous êtes trop vif et trop jeune ; en outre d’autres raisons vous empêchent de jouer le rôle pour lequel vous vous proposez.

— Sur cela vous consulterez le père abbé. Partirez-vous pour Kinross cette nuit ?

— Oui, c’est mon intention ; la nuit sera sombre et convenable à un homme qui veut n’être point reconnu. Keltie, j’oubliais qu’il faudrait placer une pierre sur le tombeau de cet homme : l’inscription rappellera son nom et son seul mérite, lequel consistait dans sa qualité de fidèle serviteur des Douglas.

— Quelle était la religion de cet homme ? il se servait d’expressions qui me faisaient craindre d’avoir envoyé à Satan un sujet avant son temps.

— Je puis vous dire peu de chose là-dessus ; on le remarquait comme un être qui n’aimait ni Rome, ni Genève, et qui parlait des lumières qu’il avait reçues des sectateurs de la basse Allemagne. C’était une mauvaise doctrine, si nous en jugeons par ses effets. Que Dieu nous garde de la présomption de juger ses décrets !

Amen ! ajouta le jeune Seyton, et qu’il me garde moi de faire aucune rencontre cette nuit !

— Ce n’est pas votre coutume de prier ainsi.

— Non, je vous en laisse le soin, répliqua le jeune homme, lorsque vous éprouvez quelques scrupules au moment de combattre les vassaux de votre père. Mais je voudrais bien que le sang de ce vieillard disparût de mes mains avant que j’en répandisse d’autre ; cette nuit je me confesserai à l’abbé, et je crois que j’aurai une légère pénitence pour avoir purgé la terre d’un semblable mécréant. Tout ce qui m’afflige c’est qu’il n’ait pas été de vingt années plus jeune ; cependant il a dégainé le premier : c’est toujours une consolation. »

CHAPITRE XXXIV.

propos d’amour.


Oui, Pédro, venez ici avec le masque et la lanterne, l’échelle de corde et les autres outils qu’on manie au clair de la lune. Eh bien ! jeune étourdi, tu peux tromper la vieille duègne, flatter la femme de chambre et corrompre le valet ; mais sache que moi, père de la jeune fille, je joue le rôle d’un gryphon, sans repos et sans sommeil ; que, le cœur fermé à toute séduction et à tout salaire, je garde le trésor caché de sa beauté.
Dryden, Le Moine espagnol.


Le cours de notre histoire nous reporte au château de Lochleven, où nous reprendrons la suite des événements depuis le jour remarquable où Dryfesdale en a été renvoyé. Il était midi sonné, heure habituelle du dîner ; cependant rien ne semblait préparé pour le repas de la reine. Marie elle-même était retirée dans son appartement, où elle était occupée à écrire. Sa suite, réunie dans le salon, était fort disposée à faire ses remarques sur le retard du dîner ; car on peut se rappeler que le déjeuner avait été interrompu. « Je crois, sur mon honneur, dit le page, que voyant le peu de succès du poison, et craignant de s’adresser encore à un mauvais marchand pour faire leur emplette mortelle, ils veulent essayer maintenant de nous faire mourir de faim. »

Cette observation alarma tant soit peu lady Fleming ; mais elle se rassura en observant que la cheminée de la cuisine avait fumé toute la matinée d’une manière qui prouvait que cette supposition n’avait pas de fondement. Catherine Seyton s’écria soudain : « Les voilà qui traversent la cour avec les plats, précédés par lady Lochleven, parée de sa haute et raide fraise, de son tour de cou, de ses manches de gaze, et de son ample robe de velours cramoisi à l’ancienne mode.

— Je crois, sur ma foi, » dit le page s’approchant aussi de la fenêtre, « que c’est la même robe avec laquelle elle fit la conquête de l’aimable roi Jacques, et qui procura à notre pauvre reine un si bon frère.

— Cela ne peut être, monsieur Roland, « répondit lady Fleming, qui se rappelait parfaitement tous les changements de modes, « parce que les fartingales parurent pour la première fois quand la reine régente vint à Saint-André après la bataille de Pinkie, et alors ils portaient le nom de vertugadins. »

Elle aurait poussé plus loin cette importante discussion, mais elle fut interrompue par l’arrivée de lady Lochleven, qui marchait devant les domestiques chargés des différents plats, et qui, ensuite, remplit l’office du sénéchal en goûtant chacun des mets. Lady Fleming, en dame de la cour, témoigna son regret de ce que lady Lochleven s’était donné la peine de remplir cet emploi.

« Après l’étrange événement de ce jour, madame, repartit la dame du manoir, il est nécessaire, et pour mon honneur et pour celui de mon fils, que je partage tout ce qui est offert à mon hôte. Voulez-vous bien avoir la complaisance d’apprendre à lady Marie que j’attends ses ordres.

— Sa Majesté, » répliqua lady Fleming d’un ton emphatique, et pesant sur chaque mot, « va savoir que lady Lochleven attend ses ordres. »

Marie parut aussitôt ; et s’adressant à son hôtesse d’une manière polie, qui même approchait de la cordialité : « C’est agir noblement, lady Lochleven, dit-elle ; car bien que nous ne craignions aucun danger dans votre maison, nos dames ont été fort effrayées de l’événement de ce matin : votre présence, qui nous honore, pourra les rassurer et leur rendre leur gaieté. Veuillez prendre place. »

Lady Lochleven obéit aux ordres de la reine, et Roland remplit l’office d’écuyer tranchant, comme il avait coutume de le faire. Mais, malgré ce que la reine avait dit, le repas fut silencieux et peu agréable : tous les efforts que fit Marie pour entretenir la conversation échouèrent contre les répliques froides et sévères de lady Lochleven. Enfin il devint fort clair que la reine, qui avait considéré ces avances comme une condescendance de sa part, et qui se piquait à juste titre de son pouvoir de plaire, s’offensait de la conduite peu civile de son hôtesse. Après avoir regardé lady Fleming et Catherine d’une manière très-significative, elle haussa légèrement les épaules et garda le silence. Au bout d’un moment, lady Douglas prit la parole : « Je m’aperçois, madame, que je suis un obstacle à la gaieté de votre réunion ; je vous prie de m’excuser, je suis une veuve isolée et à qui l’on impose ici une charge bien périlleuse : abandonnée par mon petit-fils, trahie par mes serviteurs, je suis peu digne de la faveur que vous me faites en m’offrant une place à votre table, où je sais que l’on attend de l’esprit et de la gaieté de chaque convive.

— Si lady Lochleven parle franchement, dit la reine, nous ne pouvons deviner ce qui lui donne à croire que nos repas soient assaisonnés de quelque joie. Si elle est veuve, elle vit libre et honorée, à la tête de la maison de son époux défunt. Mais je connais au moins une femme veuve dans le monde, devant laquelle on ne doit jamais prononcer les mots d’abandon et de trahison, parce que personne plus qu’elle n’a connu la valeur de ces expressions.

— En parlant de mes malheurs, madame, je n’avais certes point l’intention de vous rappeler les vôtres, » répondit lady Lochleven ; et il régna de nouveau un profond silence.

Enfin Marie s’adressant à lady Fleming : « Nous ne pouvons commettre de péchés mortels dans ce lieu, ma bonne, où nous sommes si bien gardées et surveillées ; mais si nous le pouvions, ce silence de chartreux nous servirait comme d’une espèce de pénitence. Si tu as quelquefois mal arrangé ma guimpe, ma Fleming, ou si Catherine a fait un point de travers dans sa broderie lorsqu’elle pensait à quelque autre chose qu’à son ouvrage, ou si Roland Græme a manqué le canard sauvage à l’aile, et cassé un carreau dans la fenêtre de la tour, ainsi que cela lui est arrivé la semaine dernière, voici maintenant l’instant de penser à vos péchés et de vous repentir.

— Madame, je parle avec tout le respect possible, dit lady Lochleven ; mais je suis âgée et réclame le privilège de la vieillesse. Il me semble que vos serviteurs pourraient avoir des motifs plus sérieux de repentir que les bagatelles dont vous parlez, comme si vous plaisantiez et du péché et de la réparation. Je vous en demande encore pardon.

— Vous avez été notre dégustatrice, lady Lochleven, et je m’aperçois que vous voudriez joindre à ces fonctions celles de notre confesseur. Mais puisque vous désirez que notre conversation soit sérieuse, puis-je vous demander pourquoi la promesse du régent, c’est-à-dire de l’homme que votre fils nomme ainsi, n’a pas été tenue à mon égard ? De temps en temps cette promesse a été renouvelée et constamment violée : il me semble que les personnes qui prétendent à tant de gravité et de sainteté ne devraient pas priver les autres des secours de la religion que leur conscience réclame.

— Madame, le comte de Murray fut, il est vrai, assez faible, pour accorder tout à vos malheureux préjugés ; et un ecclésiastique envoyé du pape se présenta de sa part dans notre ville de Kinross ; mais Douglas est maître de son château, et ne permettra pas que ses foyers soient un instant souillés par un émissaire appartenant à l’évêque de Rome.

— Il me semble qu’il vaudrait mieux, dit Marie, que le prétendu régent m’envoyât dans un endroit où il y aurait moins de scrupules et plus de charité.

— En ceci, madame, vous vous méprenez sur la nature de la charité et de la religion : la charité donne à ceux qui sont dans le délire les médicaments qui conviennent à leur santé, mais leur refuse ces liqueurs qui flattent le palais et augmentent la maladie.

— Ce que vous nommez votre charité, lady Lochleven, est une pure cruauté sous le déguisement hypocrite de soins affectueux. Je suis opprimée parmi vous, comme si vous vouliez en même temps et la perte de mon corps et celle de mon âme ; mais le ciel ne permettra pas toujours une telle iniquité, et ceux qui en sont les agents les plus actifs peuvent s’attendre à recevoir bientôt leur récompense. »

« En ce moment, Randal entra dans l’appartement avec un regard si troublé, que lady Fleming poussa un cri ; la reine tressaillit involontairement, et lady Lochleven, trop fière et trop orgueilleuse pour donner des signes de crainte, demanda promptement ce que c’était.

« Dryfesdale a été tué, madame, » telle fut sa réponse ; « il a été assassiné par le jeune maître Henri Seyton aussitôt qu’il eût atteint la terre ferme. »

Ce fut alors le tour de Catherine de tressaillir et de devenir pâle. « Le meurtrier du vassal de Douglas s’est-il échappé ? » fut la demande précipitée de lady Lochleven.

« Il n’y avait personne pour le défier que le vieux Keltie, et le voiturier Auchtermuchty, répliqua Randal ; de semblables hommes ne pouvaient tuer un des plus fringants jeunes gens de toute l’Écosse, et qui était certain d’avoir des amis et des partisans à fort peu de distance.

— Le crime a-t-il été complet ?

— Un Seyton frappe rarement deux fois ; mais le corps n’a pas été dépouillé, et le paquet de Votre Seigneurie sera porté à Édimbourg par Auchtermuchty, qui partira demain matin de bonne heure ; il a bu deux bouteilles d’aquavita pour se remettre de sa frayeur, et il dort maintenant à côté de sa charrette. »

Lorsque ce fatal récit fut achevé, il y eut un moment de silence. La reine et lady Douglas se regardaient l’une l’autre, comme si chacune d’elles pensait à tourner l’événement à son avantage dans la dispute qui existait continuellement entre elles. Catherine Seyton couvrit ses yeux de son mouchoir et pleura. « Vous voyez, madame, les sanglantes pratiques des papistes, commença lady Lochleven.

— Eh ! madame, répliqua la reine, dites plutôt que vous voyez le jugement du ciel sur l’empoisonneur calviniste.

— Dryfesdale n’était pas de l’Église de Genève ou d’Écosse, » dit lady Lochleven vivement.

« Il était hérétique, quoi qu’il en soit, répliqua Marie ; il n’y a qu’un guide vrai et certain, les autres conduisent à l’erreur.

— Eh bien, madame, j’espère que cela vous réconciliera avec votre retraite, et que cette action vous montrera quel est le caractère de ceux qui prétendent vous mettre en liberté. Ce ne sont que des querelleurs altérés de sang, depuis le clan Ranald et celui de Tosach dans le nord, jusqu’aux Fernihest et aux Buccleuch dans le midi… depuis les homicides Seyton à l’est jusqu’aux…

— Il me semble, madame, que vous oubliez que je suis un Seyton ? » dit Catherine en se découvrant le visage qui était alors rouge d’indignation.

« Et quand je l’aurais oublié, la belle, votre demande hardie m’en ferait ressouvenir.

— Sachez que si mon frère a tué l’infâme qui voulait empoisonner sa souveraine et sa propre sœur, dit Catherine, je suis seulement fâchée qu’il ait prévenu le bourreau. Bien plus, ce misérable eût-il été même le plus vaillant des Douglas, il aurait été honoré de tomber sous l’épée de Seyton.

— Adieu, la belle, » dit lady Lochleven se levant et se retirant ; « des filles telles que vous mettent les disputes à la mode, et rendent les querelles sanglantes. Il ne faut rien moins que de pareils exploits pour se mettre dans les bonnes grâces de quelques évaporées qui pensent traverser la vie comme si elles dansaient une gaillarde française. » Elle fit ensuite une révérence à la reine, et ajouta : « Adieu, madame ; portez-vous bien, jusqu’à l’heure du couvre-feu : alors je vous paraîtrai peut-être plus hardie qu’agréable en assistant à votre souper. Suivez-moi, Randal, et racontez-moi plus au long cette cruelle catastrophe. »

« C’est un événement extraordinaire, » dit la reine, lorsque la châtelaine fut sortie, » et tout méchant que fût cet homme, je voudrais que le ciel lui eût accordé le temps de se repentir. Nous ferons quelque chose pour le repos de son âme si jamais nous sommes remise en liberté ; pour une fois l’Église accordera cette faveur à un hérétique. Mais, dis-moi, Catherine, ma mignonne… ton frère, qui est si fringant, comme le disait cet homme, a-t-il encore avec toi autant de ressemblance que jadis ?

— Votre Majesté veut-elle parler du caractère ? Sur ce point elle peut savoir si je suis aussi fringante….

— Hé mais ! tu es assez prompte, vraiment ! mais malgré cela tu seras toujours ma chère amie. Je voulais te demander si ton frère jumeau te ressemble de traits et de figure comme jadis ? Je me rappelle que ta mère parlait de cela comme d’une raison qui devait te faire prendre le voile ; car si vous étiez tous les deux dans le monde, on mettrait sur ton compte bien des fredaines de ton frère.

— Je crois, madame, qu’il y a quelques personnes d’une simplicité peu ordinaire, qui même à présent peuvent à peine faire une distinction entre nous, particulièrement lorsque, pour se divertir, mon frère prend des habits de femme. » Et tout en parlant, elle tourna les yeux sur Roland Græme, dans l’esprit duquel cette explication venait de jeter un rayon de lumière, aussi agréable que celui qui pénètre dans le cachot d’un captif, quand la porte s’ouvre pour lui donner la liberté.

« Ce doit être un beau cavalier que ton frère s’il te ressemble ainsi. Il est resté en France pendant ces dernières années, c’est pourquoi je ne l’ai pas vu à Holy-Rood.

— On lui accorde quelques agréments extérieurs ; mais je voudrais qu’il eût moins de cet esprit hardi et obstiné qu’encouragent ces temps de troubles parmi la jeune noblesse. Dieu sait que je ne crains pas pour sa vie lorsqu’il l’expose pour la défense de Votre Majesté ; et je l’aime pour l’ardeur qu’il met à votre délivrance. Mais pourquoi se disputer avec un vieux coquin de domestique ? pourquoi souiller son nom d’une telle querelle, et ses mains du sang d’un malheureux et méprisable vieillard ?

— Patience, Catherine ; je ne veux pas que tu calomnies mon jeune et galant chevalier. Avec Henri pour champion, et Roland Græme pour écuyer fidèle, je me crois une princesse de roman, qui pourrait bientôt se rire des donjons et des armes de tous les méchants sorciers. Mais l’agitation de ce jour m’a donné mal à la tête. Prends la Mer des histoires, et recommence la lecture où nous en sommes restées mercredi. Que Notre-Dame ait pitié de ta pauvre tête, jeune fille ou plutôt de ton pauvre cœur !… je t’ai demandé la Mer des histoires, et tu m’as apporté la Chronique d’amour. »

Une fois embarquée sur la Mer des histoires, la reine continua de travailler à l’aiguille, tandis que lady Fleming et Catherine lurent tour à tour pendant deux heures.

Pour Roland Græme, il est probable qu’il continua secrètement à porter une grande attention à la chronique d’amour, en dépit du blâme que la reine semblait jeter sur ce genre d’étude. Il se rappelait mille choses dans la voix et dans les manières, qui, s’il eut été moins prévenu, lui auraient sans doute fait distinguer le frère de la sœur ; et il fut honteux, connaissant parfaitement les gestes et l’accent de Catherine, de l’avoir crue capable, quelque étourdie qu’elle fût, d’affecter la démarche libre, la voix haute, et l’assurance hardie, qui s’accordaient assez avec le caractère vif et mâle de son frère. Il s’efforça plusieurs fois de saisir un regard de Catherine qui pût lui faire deviner comment elle était disposée à son égard depuis qu’il avait fait cette découverte, mais ce fut sans succès ; car lorsque Catherine ne lisait pas, elle semblait prendre le plus vif intérêt aux exploits des chevaliers de l’ordre teutonique contre les païens d’Esthonie et de Livonie. Mais, après la lecture, lorsque la reine leur ordonna de la suivre au jardin, Marie, peut-être à dessein, car l’inquiétude de Roland ne pouvait échapper à une si bonne observatrice, lui offrit une occasion favorable d’entretenir la jeune fille. Elle leur commanda de rester à quelque distance, tandis qu’elle causerait avec lady Fleming d’un sujet important. Nous avons appris de bonne part que la conversation roula sur les avantages du collet montant ou de la fraise rabattue. Roland aurait été le plus stupide et le plus maladroit de tous les amants s’il n’eût mis à profit cette occasion.

« Belle Catherine, dit le page, je n’ai songé pendant toute la matinée qu’à vous demander si vous ne m’avez pas trouvé bien fou et bien bizarre d’avoir été capable de vous confondre avec votre frère ?

— La circonstance fait peu d’honneur à l’élégance de mes manières, dit Catherine, si on les confond si aisément avec celles de ce fougueux jeune homme. Mais avec le temps je deviendrai plus sage ; et dans cette vue je suis déterminée à ne plus penser à vos folies, mais à corriger les miennes.

— Quant à vous-même, répliqua le page, la peine ne sera pas grande.

— Je ne sais, » dit Catherine très-gravement, « je crains que nous n’ayons été l’un et l’autre d’une folie impardonnable.

« J’ai été fou, s’écria Roland, fou à lier ; mais vous, aimable Catherine…

— Moi, » reprit Catherine du même ton de gravité qui ne lui était point habituel, « j’ai trop long-temps permis que vous vous servissiez envers moi de semblables épithètes, et je suis fâchée de vous le dire, si cela peut vous faire de la peine.

— Et qui peut avoir si soudainement changé nos relations ensemble ou altéré avec une si prompte cruauté toute la bonté que vous aviez pour moi.

— Je puis à peine le dire, à moins que ce ne soient les événements du jour qui m’ont fait voir qu’il était nécessaire d’observer plus de distance entre nous deux : un hasard semblable à celui qui vous a révélé l’existence de mon frère peut avoir fait connaître à Henri les expressions familières dont vous usez envers moi : hélas ! toute sa conduite, aussi bien que la mort de Dryfesdale, me fait justement appréhender les conséquences qui pourraient en résulter.

— Ne craignez rien pour cela, belle Catherine ; je suis bien capable de me défendre contre des périls de cette espèce.

— C’est-à-dire que vous voudriez vous battre avec le frère pour montrer votre considération pour la sœur ? J’ai entendu dire à la reine, dans ses moments de tristesse, que les hommes, soit dans leur amour, soit dans leur haine, sont les êtres les plus égoïstes de la nature ; et votre indifférence dans ce cas le prouve parfaitement. Mais ne vous désolez pas : vous n’êtes pas pire que les autres.

— Vous me faites injure, Catherine : je pensais seulement qu’une épée me menaçait sans me rappeler dans quelle main votre imagination l’avait placée. Si votre frère était devant moi, l’épée nue à la main, vous ressemblant autant par les traits, par la grâce du maintien et par la voix, il pourrait répandre mon sang avant que je trouvasse le courage de me défendre.

— Hélas ! il n’y a pas que mon frère au monde. Vous ne voulez vous rappeler que les circonstances singulières qui nous ont mis ensemble sur ce pied de familiarité, et presque d’intimité. Vous ne pensez pas que, lorsque je retournerai dans la maison de mon père, il se trouvera entre nous deux un gouffre que vous ne pourrez franchir sans craindre d’y perdre la vie. Votre seule parente connue est au moins une femme bien bizarre : elle sort d’un clan ennemi et détruit : le reste de vos parents est ignoré… Excusez-moi, si je vous dis ce qui est une vérité incontestable.

— L’amour, ma charmante Catherine, méprise les généalogies, répond Roland Græme.

— L’amour le peut, mais lord Seyton ne pense pas ainsi.

— La reine, votre maîtresse et la mienne, parlera en ma faveur. Oh ! ne m’éloignez pas de vous à l’instant où je me crois si heureux ! si j’aide à rendre la liberté à notre souveraine, ne m’avez-vous pas dit vous-même que toutes deux vous deviendriez mes débitrices ?

— Ah ! toute l’Écosse deviendra votre débitrice ; mais pour les effets que ma reconnaissance doit vous faire espérer, il faut vous rappeler que je dépends entièrement de mon père ; et la pauvre reine sera, pendant long-temps, plus dépendante du caprice de ses nobles et des gens de son parti que maîtresse de contrôler leurs actions,

— Soit ! mes actions me mettront au-dessus du préjugé lui-même : nous vivons dans un temps où un homme peut s’élever par son seul mérite ; et j’y parviendrai comme tant d’autres. Le chevalier d’Avenel, tout puissant qu’il est, sort d’une origine aussi obscure que la mienne.

— Fort bien ! c’est ainsi que s’exprime un chevalier de roman qui veut se frayer un passage vers sa princesse emprisonnée, au milieu des fées et des dragons vomissant feux et flammes.

— Mais si je puis en effet délivrer la princesse, sur qui, chère Catherine, se fixera son choix ?

— Délivrez-la d’abord, et elle vous le dira, » répliqua miss Seyton ; et rompant tout à coup la conversation, elle rejoignit la reine avec tant de vitesse, que Marie s’écria à mi-voix :

« Plus de nouvelles de mauvais augure… point de dissension, j’espère, dans ma pauvre maison ? » Ensuite regardant les joues rougissantes de Catherine, et l’œil brillant et expressif de Roland : « Non, non, dit-elle y je vois que tout est bien… Mignonne, monte dans mon appartement et va me chercher… attends… oui, va me chercher ma boîte de parfums. »

Et ayant ainsi disposé de sa fille d’honneur de la manière la plus convenable pour cacher sa confusion, la reine ajouta, en parlant à part à Roland : « Je voudrais au moins me faire de vous et de Catherine deux sujets reconnaissants ; car, quelle autre souveraine favoriserait si complaisamment votre amour ? Bon ! vous mettez votre main à votre épée ; votre petite flamberge n’est bonne à rien ici ; mais dans peu de temps nous verrons si toute la fidélité qu’on nous jure sera réelle. J’entends sonner le couvre-feu de Kinross. Rentrons dans notre appartement : cette vieille dame nous a promis de revenir près de nous lors du repas du soir. Si je n’avais l’espoir d’une prompte délivrance, sa présence me rendrait folle, mais j’aurai de la patience.

— J’avoue, dit Catherine, que je voudrais, pour un seul moment, être Henri et avoir tous les privilèges d’un homme ; j’ai envie de jeter mon assiette à cette femme, à ce composé d’orgueil, d’affection et de méchanceté. »

Lady Fleming réprimanda sa jeune compagne de cet accès d’impatience ; la reine en rit, et tous retournèrent au salon, où entra presque aussitôt la dame du château, précédant les valets qui portaient le souper. La reine, déterminée à ne point dévier de la résolution qu’elle avait prise d’être prudente, supporta sa présence avec force et sérénité, jusqu’à ce que sa patience fût poussée à bout par une nouvelle formalité qui n’avait pas encore fait partie du cérémonial du château. Lorsque les domestiques se furent retirés, Randal entra, portant les clefs du château attachées à une chaîne ; et annonçant que les sentinelles étaient placées, et que les portes étaient fermées, il remit, avec le plus grand respect, les clefs à lady Lochleven.

La reine et ses dames se regardèrent d’un air de désappointement, de colère et de dépit ; et Marie dit tout haut : « Nous ne pouvons regretter l’exiguïté de notre cour, lorsque nous voyons notre hôtesse se charger en personne d’un si grand nombre d’emplois. Outre les charges du premier intendant de notre maison et de grand-aumônier, cette nuit elle remplit le devoir de capitaine de nos gardes.

— Et elle continuera de s’en charger à l’avenir, madame, » répondit lady Lochleven avec beaucoup de gravité ; « l’histoire d’Écosse m’apprend combien les fonctions déléguées à des substituts sont toujours mal remplies : nous avons entendu parler, madame, de favoris de date plus récente et d’aussi petit mérite qu’Olivier Sainclair[82].

— Ô madame ! reprit la reine, mon père avait des favoris aussi bien en hommes qu’en femmes. Il me semble qu’il y eut des dames Sandilands, Olifaunt et quelques autres ; mais leurs noms ne peuvent se conserver dans la mémoire d’une personne aussi grave que vous l’êtes. »

Lady Lochleven regarda la reine avec des yeux capables de la tuer sur la place ; mais, domptant son ressentiment, elle se retira du salon, emportant dans sa main l’énorme paquet de clefs.

« Maintenant, Dieu soit loué pour les fautes de la jeunesse de cette femme, dit la reine. Si elle n’avait pas ce côté faible dans son caractère, elle serait invulnérable : cette tache est l’opposé de celle que l’on appelle la marque de la sorcière, je puis la lui faire sentir, quoiqu’elle soit insensible partout ailleurs. Mais qu’en dites-vous ? voici une nouvelle difficulté ; comment faire pour s’emparer de ces clefs ? je crois qu’il n’y a pas moyen de tromper ou de corrompre ce dragon.

— Puis-je vous prier de répondre à deux simples questions, interrompit Roland. Si Votre Majesté était hors des murs de ce château, pourrait-elle trouver moyen de gagner la terre ferme, et une fois sur le rivage, trouverait-elle une protection assurée ?

— Nous le pensons, Roland, dit la reine ; car sur ce point notre plan est passablement bien établi.

— Alors, si Votre Majesté me permettait de lui dire ma pensée, je crois que je lui serais de quelque utilité dans cette affaire.

— Comment ? mon bon jeune homme, parlez, ne craignez rien.

— Mon patron, le chevalier d’Avenel, avait la coutume d’obliger les jeunes gens élevés dans sa maison à apprendre l’usage de la hache et du marteau, et la manière de travailler le bois et le fer ; il nous parlait aussi d’anciens champions du Nord qui forgeaient leurs propres armes, et du capitaine montagnard Donaldnan-Ord, ou Donald du Marteau, qu’il avait connu lui-même et qui avait coutume de forger le fer sur l’enclume avec un marteau dans chaque main. Quelques-uns disent que si le chevalier estimait de pareilles industries, c’est qu’il ne sortait pas d’un sang noble. Quoiqu’il en soit, je réussis assez bien dans ces mêmes travaux, ainsi que lady Catherine Seyton le sait quelque peu, car depuis que nous sommes ici je lui ai fait une épingle d’argent.

— Oui, répliqua Catherine ; mais, ajouta-t-elle malicieusement, il faut tout dire à Sa Majesté : votre bijou était si peu solide qu’il se brisa le jour suivant et que je l’ai perdu.

« Ne la croyez pas, Roland, reprit la reine ; elle a pleuré lorsque l’épingle s’est cassée, et elle en a placé les morceaux dans son sein. Mais voyons votre projet. Pourriez-vous forger habilement de fausses clefs ?

— Non, madame, parce que je ne connais pas les serrures. Mais je suis convaincu que j’en pourrai faire un trousseau qui, au premier coup d’œil, ressemblera parfaitement à ce vilain paquet que la dame vient d’emporter tout-à-l’heure : de sorte qu’il ne s’agira que de faire ici une substitution adroite.

— Et la bonne dame, grâce au ciel, est tant soit peu aveugle, ajouta la reine. Mais comment faire pour une forge, mon ami, et pour les moyens de travailler sans être observé ?

— La forge de l’armurier du château, à laquelle j’ai travaillé quelquefois avec cet homme, est sous la voûte ronde qui forme le souterrain de la tourelle. Il a été renvoyé avec l’homme du guet, parce qu’on lui supposait beaucoup trop d’attachement pour George Douglas. On est accoutumé à me voir travailler dans ce caveau, et je trouverai quelque excuse qui me permettra de me servir du soufflet et de l’enclume.

— Le projet semble assez bon, dit la reine ; mettez-vous à l’ouvrage, mon enfant, avec la plus grande promptitude, et prenez garde que l’on ne découvre la nature de votre travail.

— Oh ! je prendrai la liberté de mettre le verrou, dans le cas où le hasard amènerait quelques visiteurs, afin d’avoir le temps de cacher mon ouvrage avant d’ouvrir la porte.

— Cela ne suffira-t-il pas pour élever des soupçons dans un lieu qui en inspire déjà naturellement ? dit Catherine.

— Point du tout, reprit Roland ; Grégoire l’armurier, comme tout bon ouvrier, s’enferme lorsqu’il fait quelque chef-d’œuvre de son art. Et après tout, il faut bien courir quelque risque.

— Il est temps de nous retirer, dit la reine ! et que Dieu vous bénisse, mes enfants. Si Marie reprend jamais le dessus, vous vous élèverez avec elle. »

CHAPITRE XXXV.

l’évasion.


Ce n’est pas le temps du plaisir, mais celui du danger, quand les ecclésiastiques prennent un masque.
Dryden, Le Moine espagnol.


L’entreprise de Roland Græme semblait réussir. Avec quelques onces d’argent que la reine lui avait fournies, il avait fait d’abord deux ou trois petits bijoux, dans lesquels la perfection du travail ne surpassait pas le prix de la matière. Ces bagatelles furent sagement offertes à ceux qui auraient pu les premiers s’inquiéter de ce que le page faisait avec la forge et l’enclume. Ces travaux profitables aux autres paraissaient sans conséquence et n’éveillaient point de soupçons. En présence des curieux, le page travaillait à ces bijoux ; mais en secret il forgeait un certain nombre de clefs tellement semblables par le poids et par la forme à celles que l’on présentait chaque soir à lady Lochleven, qu’une légère inspection n’aurait pu en faire apercevoir la différence. Il leur donna une couleur de vétusté en les plongeant plusieurs fois dans de l’eau salée ; et, fier de son adresse, il les présenta enfin à la reine Marie dans son salon, environ une heure avant qu’on sonnât le couvre-feu. Elle les regarda avec plaisir, mais en même temps avec crainte, « J’avoue, dit-elle, que les yeux de lady Lochleven, qui ne sont pas très-clairvoyants, pourront être trompés si nous parvenons à mettre ces clefs à la place des instruments de sa tyrannie. Mais comment y réussir, et qui de ma petite cour pourra essayer ce tour de jongleur avec quelque chance de succès ? Si nous pouvions l’engager dans une argumentation un peu vive… mais les discours que je lui adresse semblent produire cet effet qu’elle serre plus fortement les clefs dans sa main, comme si elle voulait me dire : « Je tiens ici ce qui me place au-dessus de vos sarcasmes et de vos reproches. » Et même pour obtenir sa liberté, Marie Stuart ne s’abaissera point à caresser cette orgueilleuse hérétique. Que faire donc ?… Lady Fleming essaiera-t-elle son éloquence pour lui décrire les nouvelles coiffures arrivées de Paris… Hélas ! la bonne dame n’a changé en rien que je sache aucune partie de son costume depuis le combat de Pinkielield… Ma mignonne Catherine lui chantera-t-elle un de ces airs touchants qui charment mon âme et celle de Roland Græme ?… Hélas ! dame Marguerite Douglas aimerait mieux un psaume huguenot sur l’air : Réveillez-vous, belle endormie… Fidèles conseillers, que faut-il faire, car nos esprits s’égarent en y songeant ? Notre champion et notre garde du corps Roland Græme doit-il assaillir courageusement la vieille dame et lui enlever ces clefs par voie de fait ?

— Non pas, avec la permission de Votre Majesté, dit Roland ; je pense qu’il faut avoir recours à la ruse, bien que, pour le service de Votre Majesté, je ne craigne pas…

— Un bataillon de vieilles femmes, interrompit Catherine, chacune armée d’une quenouille et d’un fuseau, encore qu’il n’ait aucun penchant pour les piques et les pertuisanes qui pourraient se montrer aux cris de Douglas ! aux armes ! Douglas !

— Ceux qui ne craignent pas la langue des belles dames, reprit le page, n’ont à craindre rien autre chose… Mais, gracieuse souveraine, je suis presque persuadé que je réussirai à substituer ces clefs à la place de celles de lady Lochleven ; seulement je crains la sentinelle qui maintenant est posée chaque nuit dans le jardin, et près de laquelle il nous faudra passer.

Nos amis de l’autre côté du lac nous ont promis, par leurs derniers avis, de nous secourir en cette occasion, reprit la reine.

— Et Votre Majesté est-elle certaine de leur vigilance comme de leur fidélité ?

— Je répondrais de l’une et de l’autre sur ma vie. Et je veux sur-le-champ te faire voir, mon dévoué Roland, qu’ils sont aussi dévoués et aussi ingénieux que toi-même. Viens ici ; mais non, Catherine, suivez-nous ; je ne conduirai pas seule un page si alerte dans ma chambre à coucher. Ferme la porte du salon, Fleming, et avertis-nous si tu entends le moindre pas. Mais non, reste plutôt ; va faire faction à la porte, toi, Catherine, » dit-elle à voix basse, « ton oreille et ton esprit sont plus subtils. Bonne Fleming, suis-nous toi-même. » Et elle ajouta encore à voix basse en parlant à Catherine : « Ta respectable parente surveillera Roland aussi bien que tu le pourrais faire toi-même ; ne sois pas jalouse, mignonne. »

Comme elle parlait ainsi, lady Fleming les éclaira, et ils entrèrent dans la chambre à coucher de la reine : c’était un petit cabinet dont la fenêtre se projetait au-dehors.

— Regarde par cette fenêtre, Roland, dit Marie, vois-tu, parmi la quantité de lumières qui commencent à briller d’une lueur pâle à travers l’obscurité de la nuit dans le village de Kinross ; vois-tu, dis-je, une clarté un peu éloignée de toutes les autres, et qui semble plus près du rivage ? elle n’est pas plus brillante que le scintillement d’un pauvre ver luisant ; et cependant, mon bon jeune homme, cette clarté est plus chère à Marie Stuart que toutes les étoiles qui étincellent dans la voûte azurée du ciel. Par ce signal je suis avertie que plus d’un cœur sincère s’occupe de ma délivrance ; et, sans cette persuasion et l’espoir de la liberté qu’elle me donne, il y a long-temps que j’aurais succombé sous le poids de mes infortunes. On a formé projet sur projet, et ils ont été abandonnés ; mais la lumière brille encore, et tant qu’elle brillera, l’espoir vivra dans mon cœur. Oh ! combien de soirées j’ai passées dans le découragement, réfléchissant à nos projets déçus, et ne m’attendant plus à revoir ce signal tant désiré ; mais tout à coup il reparaissait plus brillant, et, tel que la clarté du feu de Saint-Elme pendant une tempête, il m’apportait l’espoir, la patience et la consolation.

— Si je ne me trompe, répondit Roland, cette lumière vient de la maison du jardinier Blinckhoolie.

— Tu as de bons yeux, dit la reine ; c’est dans ce lieu que mes fidèles sujets (Dieu et les saints les bénissent !) se consultent sur les moyens de me délivrer. La voix d’une malheureuse captive mourrait sur ces ondes bleuâtres long-temps avant qu’elle pût se mêler à leurs conseils, et cependant il m’est possible de communiquer avec eux. Je vais demander à ces fidèles amis si le moment de la grande entreprise s’approche : posez la lampe sur la croisée, Fleming. »

Elle obéit et la retira immédiatement après l’avoir posée. Elle n’eut pas plutôt fait ce double mouvement, que la lumière de la maison du jardinier disparut.

« Maintenant, comptez, dit la reine ; car mon cœur bat si fort que je ne puis le faire moi-même. »

Lady Fleming se mit à compter un, deux, trois, et quand elle fut arrivée au nombre dix, la pale lumière se montra de nouveau.

« Maintenant, Notre-Dame soit louée ! dit la reine ; il y a deux nuits, la lumière ne paraissait qu’au nombre trente ; l’heure de la délivrance approche. Que Dieu bénisse ceux qui travaillent pour moi avec une telle fidélité !… Hélas ! qu’il vous bénisse aussi, mes enfants ! Allons, il faut que nous retournions au salon. Notre absence pourrait exciter quelques soupçons si on venait à servir le souper. »

Ils rentrèrent dans le salon, et la soirée se termina comme à l’ordinaire.

Le jour suivant, à l’instant du dîner, il arriva un nouvel incident. Tandis que lady Douglas de Lochleven remplissait sa charge de chaque jour, qui était de servir et de goûter les plats de la table de la reine, on vint lui dire qu’un homme d’armes, recommandé par son fils, venait d’arriver, mais qu’il n’apportait ni lettres, ses communications devant être verbales ; ni signe de reconnaissance : on ne lui avait donné qu’un mot d’ordre.

« Vous a-t-il répété ce mot d’ordre ? demanda la châtelaine.

— Il le réserve, je pense, pour l’oreille de Votre Seigneurie, reprit Randal.

— Il a raison, dit lady Lochleven ; dites-lui de m’attendre dans la grande salle… Mais non, avec votre permission, madame, » ajouta-t-elle en parlant à la reine, « qu’il vienne me trouver ici.

— Puisqu’il vous est agréable de recevoir vos domestiques en ma présence, dit la reine, je ne puis choisir.

— Mes infirmités doivent être mon excuse, madame, reprit lady Lochleven ; la vie qu’il faut que je mène ici convient mal aux années qui pèsent sur ma tête, et me force à me mettre au-dessus du cérémonial.

— Oh ! ma bonne dame, répliqua la reine, je voudrais bien qu’il n’y eût rien dans votre château de plus pesant que les faibles chaînes de la cérémonie ; mais les verrous et les barreaux sont des choses plus pénibles à supporter. »

Pendant qu’elle parlait, la personne que Randal avait annoncée entra dans la chambre, et Roland Græme aussitôt reconnut l’abbé Ambroise.

« Quel est votre nom ? mon ami, dit la châtelaine.

— Édouard Glendinning, » répondit l’abbé en faisant un profond salut.

« Êtes-vous du sang du chevalier d’Avenel ?

— Oui, madame, et je lui appartiens de très-près, répliqua le prétendu soldat.

— La chose n’est point étonnante, car le chevalier est fils de ses propres œuvres, et d’une profonde obscurité il s’est élevé au rang important qu’il occupe maintenant dans l’État : mais il est d’une fidélité et d’un mérite reconnus, et son parent est le bienvenu en ce lieu. Vous avez probablement embrassé la vraie foi ?

— N’en doutez pas, dit le prêtre déguisé.

— Sir William Douglas ne vous a-t-il pas chargé de quelque chose pour moi ? dit la dame.

— Oui, madame, répliqua l’ecclésiastique ; mais je ne dois vous le dire qu’en particulier.

— Vous avez raison, » dit lady Lochleven se dirigeant vers l’embrasure d’une fenêtre ; « en quoi consiste ce mot d’ordre ?

— Dans les vers d’un vieux barde, reprit l’abbé.

— Répétez-les, » dit la dame ; et il murmura à voix basse les vers d’un ancien poème intitulé la Hulotte :

Ô Douglas ! ô Douglas !
Ami tendre et fidèle !

— Ô excellent sir John Holland ! » s’écria lady Lochleven apostrophant le poète ; « jamais cœur plus sensible n’inspira une chaste muse ! Ô sir John, l’honneur des Douglas fut toujours le thème favori qui fit vibrer les cordes de ta lyre !… Nous vous recevons au nombre de nos partisans, Glendinning ; toi, Randal, veille à ce qu’il ne soit employé qu’à la garde extérieure tant que mon fils n’aura pas été consulté. Tu ne crains pas l’air de la nuit, Glendinning ?

— Pour la cause de la dame devant laquelle je suis, je ne crains rien, madame, répondit l’abbé déguisé.

— Notre garnison est plus forte maintenant d’un digne et fidèle soldat, dit la châtelaine. Rends-toi maintenant à l’office… Qu’on ait soin de cet homme ! »

Lorsque lady Lochleven se fut retirée, la reine dit à Roland Græme, qui maintenant était presque toujours auprès d’elle : « J’ai observé un air de confiance et de dévouement sur la physionomie de cet étranger ; je ne sais pourquoi, mais je suis persuadé que c’est un ami.

— La pénétration de Votre Majesté n’est point en défaut, » répondit le page ; et il l’informa que l’abbé de Sainte-Marie jouait lui-même le rôle de ce soldat nouvellement arrivé.

La reine fit le signe de la croix et levant les yeux au ciel. «  Indigne pécheresse que je suis ! s’écria-t-elle ; pour moi un homme si saint et si élevé dans les ordres porte l’habit d’un vil soldat, et brave le danger de recevoir la mort réservée aux traîtres !

— Le ciel protégera ses fidèles serviteurs, dit Catherine Seyton ; l’aide du saint homme attirerait les bénédictions sur notre entreprise, si elle n’était déjà sainte et bénie par elle-même !

— Ce que j’admire dans mon père spirituel, ajouta Roland, c’est l’air calme qu’il a montré en me voyant : il n’a point fait le moindre mouvement qui ait pu faire soupçonner que nous nous connaissions dès long-temps. Je n’aurais pas pensé que ce fût possible, si ce n’est dans le temps où je croyais encore qu’Henry était la même personne que Catherine.

— Mais n’avez-vous pas remarqué avec quelle finesse le bon père a éludé les questions de lady Lochleven, dit la reine, en lui disant l’exacte vérité, qu’elle interprétait toujours de manière à se tromper elle-même ? »

Roland pensa au fond de son cœur que lorsqu’on disait la vérité dans le dessein de tromper, ce n’était guère mieux qu’un mensonge déguisé. Mais ce n’était pas l’instant de discuter un tel cas de conscience.

« Et maintenant examinons le signal du rivage, s’écria Catherine ; mon cœur me dit que nous verrons cette nuit deux lumières, au lieu d’une, briller dans ce jardin qui est notre Éden. En ce cas, Roland, vous remplirez votre rôle bravement, et nous danserons sur la pelouse comme les fées à l’heure de minuit. »

Catherine ne s’était pas trompée dans ses conjectures. Ce soir même, deux lumières au lieu d’une brillèrent dans la chaumière, et le cœur du page palpita lorsqu’il sut que le nouveau venu avait reçu l’ordre de se mettre en sentinelle dans la partie extérieure du château. Quand il apprit cette nouvelle à la reine, elle lui présenta la main : il s’agenouilla et en la portant à ses lèvres avec le respect dû à sa souveraine, il la sentit humide et froide comme le marbre. « Pour l’amour de Dieu, madame, s’écria-t-il, ne perdez pas courage !

— Appelez à votre aide la sainte Vierge, dit lady Fleming… appelez votre ange gardien.

— Appelez les esprits des cent rois dont vous êtes descendue, s’écria le page ; dans cet instant la fermeté d’un monarque vaut mieux que le secours de tous les saints.

— Oh ! Roland Græme, » dit Marie d’un air abattu, «  soyez-moi fidèle ; beaucoup m’ont trahie. Hélas ! je me suis trahie quelquefois moi-même. Mon imagination m’a toujours dit que je mourrai dans les fers, et que cette tentative hardie doit nous coûter la vie à tous. Un devin m’a prédit en France que je mourrai en prison d’une mort violente, et voici l’heure qui arrive. Oh ! que Dieu m’y trouve préparée !

— Madame, dit Catherine Seyton, rappelez-vous que vous êtes reine. Il est mieux que nous mourrions tous en cherchant noblement à reconquérir notre liberté, que de rester ici pour y être empoisonnés comme des rats dont on veut débarrasser une vieille maison.

— Vous avez raison, Catherine, répondit la reine ; et Marie se conduira comme elle le doit. Mais, hélas ! votre esprit jeune et ardent peut mal interpréter les causes qui ont abattu le mien. Pardon, mes enfants : adieu pour quelques instants ; je vais préparer mon esprit et mon corps à cette périlleuse tentative. «

Ils se séparèrent jusqu’au moment où la cloche qui annonçait le couvre-feu vint les rassembler de nouveau. La reine était grave, mais ferme et résolue : lady Fleming, avec l’art d’un habile courtisan, savait parfaitement voiler ses terreurs secrètes ; quant à Catherine, ses yeux étincelaient, comme enflammés par la hardiesse de l’entreprise, et un sourire errant sur ses jolies lèvres exprimait son mépris de tout danger. Roland, qui sentait combien le succès dépendait de son adresse et de son audace, rassemblait toute sa présence d’esprit, et, s’il sentait son courage s’abattre pour un instant, il jetait un regard sur Catherine, qui ne lui avait jamais paru si belle. « Je puis ne point réussir, pensait-il ; mais espérant une telle récompense, il faudra que nos ennemis appellent le diable à leur aide pour venir à bout de moi. » Ayant pris une telle résolution, il se tint comme un chien de chasse à la piste : sa main, son cœur et ses yeux prêts à saisir la moindre occasion favorable à ses projets.

Les clefs avaient été présentées à lady Lochleven avec le cérémonial accoutumé. La fenêtre du salon, comme celle de l’appartement de la reine, donnait sur Kinross et sur l’église située près du lac, à quelque distance de la ville, à laquelle elle était réunie par un chemin bordé de quelques chaumières. Lady Lochleven regardait avec plus d’attention que de coutume l’immense et lourd paquet de clefs, instrument de tant de souffrances (ou du moins les prisonniers se le figuraient ainsi dans leur impatience de s’en emparer). Elle se tenait le dos tourné vers la fenêtre, et le visage vers la table sur laquelle les clefs étaient placées depuis un instant, tandis qu’elle goûtait les différents plats. Comme elle achevait cet office accoutumé, et au moment même où elle allait reprendre ses clefs, le page qui se tenait près d’elle, et qui lui avait présenté tour à tour chaque plat, regarda de côté vers le cimetière, et s’écria qu’il y voyait briller une torche funèbre. Lady Lochleven ne laissait pas d’avoir sa part des superstitions de son siècle ; le sort de ses fils lui avait fait ajouter foi aux présages : or un flambeau vu dans le lieu où était le tombeau d’une famille passait pour le présage du trépas de quelqu’un de ses membres. Elle tourna la tête vers la fenêtre, vit une clarté éloignée, oublia sa surveillance pendant un seul moment, et perdit dans l’espace d’une seconde tous les fruits de sa longue vigilance. Le page tenait sous son manteau les clefs qu’il avait forgées, et avec une grande dextérité il les substitua aux véritables. Son adresse extraordinaire ne put point empêcher un bruit léger que fit le paquet de clefs lorsqu’il s’en saisit. « Qui touche à ces chefs ? » s’écria la dame ; et tandis que le page répondait que la manche de son habit les avait effleurées, elle regarda autour d’elle, s’empara du trousseau qui remplaçait le sien, et se retourna encore pour regarder la prétendue torche funèbre.

« Je vous assure, » dit-elle, après un moment de réflexion, « que cette clarté ne vient pas du cimetière, mais de la chaumière du vieux jardinier Blinkhoolie. Je ne sais ce que fait ce coquin, mais, très avant dans la nuit, il a de la lumière dans sa maison. Je pensais qu’il était tranquille et bon travailleur ; mais, s’il vient à recevoir habituellement des paresseux et des vagabonds, il faudra qu’il déguerpisse.

— Il travaille peut-être à faire ses paniers, » dit le page, qui cherchait à dérouter ses soupçons.

« Ou à ses filets, n’est-ce pas ?

— Sans doute ; car il pêche des saumons et des truites.

— Ou bien des fous et des vauriens. Mais nous verrons cela demain : je souhaite une bonne nuit à Votre Majesté et à sa compagnie. Randal, suivez-moi. » Et Randal, qui attendait dans l’antichambre, après avoir remis son paquet de clefs, servit d’escorte à sa maîtresse ainsi qu’à l’ordinaire, tandis que, laissant la reine dans son appartement, elle se retirait vers le sien.

« À demain ! » dit le page en se frottant les mains avec joie, et en répétant ironiquement ce mot qu’avait employé la châtelaine : « Les fous remettent au lendemain, et les sages s’occupent pendant la nuit. « Pourrais-je prier Votre Majesté de se retirer pendant une demi-heure, jusqu’à ce que tout le château soit enseveli dans le sommeil ? Il faut que j’aille frotter d’huile ces bienheureux instruments de notre liberté. Courage et constance, et tout ira bien, pourvu que nos amis de l’autre rive ne manquent pas de nous envoyer le bateau dont vous avez parlé.

— Ne craignez rien, dit Catherine ; ils sont aussi sûrs que l’acier : que notre chère maîtresse garde seulement son noble et royal courage !

— Ne doutez pas de moi, Catherine, répliqua la reine ; j’ai été vaincue par un instant de faiblesse ; mais je reprends le courage de mes belles années, l’enthousiasme avec lequel je m’élançais suivie de mes nobles guerriers : car alors je désirais d’être homme, pour connaître la vie de ceux qui courent au combat, portant la cotte de mailles, le havresac, le bouclier et l’épée.

— Oh ! l’alouette n’a pas une vie plus gaie : elle ne chante pas des airs plus vifs et plus légers que les joyeux soldats, répondit Catherine. Votre Majesté sera bientôt au milieu d’eux, et la vue d’une telle souveraine va donner à chacun de ses sujets la force et le courage de trois nobles guerriers… Mais il faut que je me rende à mon devoir.

— Nous n’avons que peu de temps, dit la reine Marie ; une des deux lumières de la chaumière est éteinte, ce qui annonce que le bateau est au large.

— Ils rameront très-lentement, ajouta le page, ou se serviront de l’aviron quand la profondeur de l’eau le permettra, afin d’éviter le bruit. Que chacun se dispose. J’irai parler au bon père. »

À l’heure silencieuse de minuit, lorsque tout fut calme dans le château, Roland mit la clef à la serrure du guichet qui donnait dans le jardin, et qui se trouvait au bas de l’escalier menant à l’appartement de la reine. « Maintenant, tourne légèrement et doucement, ô bon verrou, dit-il, si jamais l’huile a su adoucir la rouille. » Et il avait si bien pris ses précautions que le verrou n’offrit aucune résistance et ne produisit aucun bruit. Il hasarda de traverser le péristyle, et adressant quelques mots à l’abbé déguisé, il lui demanda si la barque était prête.

« Depuis une demi-heure, répondit la sentinelle, elle est sous les murs, trop près de l’île pour être vue par l’homme du guet ; mais je crains qu’elle n’échappe pas aussi heureusement à sa vigilance en regagnant le bord.

— L’obscurité, reprit le page, et notre profond silence peuvent faire qu’elle repasse sans être plus observée que quand elle est venue. Hildebrand a la garde de la tour, c’est un coquin qui prétend que la meilleure chose pour veiller toute une nuit est une bonne mesure d’ale, et il dort pour tenir la gageure.

— Amenez donc la reine, dit l’abbé, et j’appellerai Henri Seyton pour aider les dames à s’embarquer. »

Sur la pointe du pied, du pas le plus léger, osant à peine respirer, et tremblant au moindre bruit que faisaient leurs vêtements, les belles prisonnières, guidées par Roland Græme, se glissèrent, l’une après l’autre, au bas de l’escalier : elles furent reçues à la porte du guichet par Henri Seyton et par le bon prêtre. Le premier semblait prendre sur lui toute la direction de l’entreprise. « Révérend abbé, dit-il, donnez votre bras à ma sœur ; je vais conduire la reine, et le jeune homme aura l’honneur de servir de guide à lady Fleming. »

Ce n’était pas le temps de contester sur cette disposition, quoiqu’elle ne fût pas du goût de Roland Græme. Catherine Seyton, qui connaissait les sinuosités du jardin, marchait la première, légère comme un sylphe : elle avait plutôt l’air de conduire l’abbé que de recevoir l’assistance de son bras. Le courage naturel de la reine l’emportant sur les craintes féminines et sur mille pénibles réflexions, elle avançait d’un air ferme appuyée sur le bras d’Henri Seyton, tandis que lady Fleming tourmentait de ses craintes Roland Græme qui suivait un peu en arrière, portant un paquet de choses nécessaires à la reine. La porte du jardin communiquant sur le bord de l’île ne céda qu’après plusieurs tentatives et quelques moments d’inquiétude et de terreur à une des clefs dont Roland s’était emparé. Alors les dames furent à moitié conduites et à moitié portées sur le bord du lac, où une barque à six rames les attendait : les rameurs étaient tous couchés sur le pont pour être moins facilement aperçus. Henri Seyton plaça la reine à la poupe ; l’abbé se préparait à offrir son aide à Catherine, mais elle fut assise à côté de la reine avant qu’il lui eût tendu la main. Enfin Roland Græme venait de soulever lady Fleming pour la faire passer par-dessus le bord de la barque, lorsqu’une pensée vint soudain frapper son esprit ; il s’écria : « J’ai oublié ! j’ai oublié ! attendez-moi une demi-minute, » et il déposa sur le rivage la dame d’honneur, jeta le paquet de la reine dans la barque, et traversa le jardin avec la rapidité silencieuse de l’aile d’un oiseau qui plane dans les airs.

« Par le ciel ! c’est un traître, dit Seyton, je l’ai toujours craint.

— Il ne l’est pas, répondit Catherine : il est aussi pur que le ciel qui s’étend sur nos têtes.

— Silence, mignonne, dit son frère, par pudeur si ce n’est par crainte. Camarades, partez et ramez ; il y va de votre vie !

— Emmenez-moi, emmenez-moi, » dit lady Fleming d’une voix plus haute que la prudence ne le permettait. En effet, cette dame était restée sur le rivage.

« Partez, partez ! répéta Henri Seyton ; abandonnons tout, pourvu que nous sauvions la reine !

— Le souffrirez-vous ? madame, » dit Catherine d’un ton suppliant ; « laisserez-vous ainsi votre libérateur exposé à la mort.

— Je ne le souffrirai point, répondit la reine : Seyton, je vous ordonne d’attendre, quoi qu’il en arrive.

— Pardon, madame, si je vous désobéis, » dit l’obstiné jeune homme ; et d’une main enlevant lady Fleming, il commença lui-même à pousser la barque.

Elle était à peine à deux toises du bord, et les rameurs la faisaient déjà virer, quand Roland Græme, arrivant, s’élança du rivage et parvint dans la barque renversant Seyton, sur lequel il tomba. Le jeune homme jura, mais se retint, et, arrêtant Græme qui allait vers la poupe, dit : « Votre place n’est point avec de nobles dames, restez à la proue. Maintenant, partez, partez, ramez, pour Dieu et pour la reine ! »

Les rameurs obéirent, et commencèrent à ramer vigoureusement.

« Pourquoi n’avez-vous pas enveloppé les rames ? dit Roland Græme ; les coups réveilleront la sentinelle ; ramez ; camarades, et mettez-vous hors de la portée de la balle ; car si le vieil Hildebrand, le gardien, n’a pas soupé avec un potage de pavois, ce bruit devra l’éveiller.

— Ton retard est cause de tout ceci, dit Seyton ; mais dans peu c’est à moi que tu en rendras compte ainsi que d’autres choses. »

La crainte de Roland fut trop tôt réalisée pour qu’il pût se permettre de répondre. La sentinelle, dont le sommeil avait résisté au murmure des voix, fut alarmée du bruit des rames. Son cri fut aussitôt entendu. « Une barque ! une barque ! abordez, ou je fais feu ! » Et comme on se hâtait de s’éloigner, le soldat cria d’une voix forte : « Trahison ! trahison ! » sonna la cloche du château, et déchargea son arquebuse sur la petite embarcation. À la lumière et au bruit de l’arme, les dames se précipitèrent les unes sur les autres comme des poules effrayées, tandis que les hommes hâtaient les rameurs. Ils entendirent plus d’une balle siffler sur la surface du lac, non loin de leur petite nacelle ; et par les lumières que l’on apercevait comme des météores à travers toutes les fenêtres, il était évident que tout le château était en alarme, et que la fuite de la reine était découverte.

« Ramez ! s’écria de nouveau Seyton : faites force de rames, ou je vous exciterai avec mon poignard ! Ils vont tout de suite lancer sur le lac un bateau après nous !

— Cela est prévu, dit Roland, j’ai fermé la porte et le guichet sur eux avant de revenir, et aucun bateau ne bougera de l’île cette nuit, si des portes de bon chêne et des verrous de fer peuvent retenir des hommes dans ces murailles de pierre. Je me démets à présent de ma charge de portier de Lochleven, et en donne tes clefs à garder aux kelpy[83]. »

Tandis que les clefs pesantes, qu’il jeta à ces mots, s’enfonçaient dans le lac, l’abbé, qui jusqu’alors n’avait pas cessé de répéter sas prières, s’écria : « Sois béni, maintenant, mon fils, car ta prudence et ta présence d’esprit sont une honte pour nous tous.

— Je connaissais, » dit Marie, respirant plus librement, parce que la barque se trouvait maintenant hors de la portée de la mousqueterie ; « je connaissais bien la fidélité, la promptitude et la sagacité de mon écuyer. Je veux qu’il devienne l’ami de mes fidèles chevaliers Douglas et Seyton… Mais où donc est Douglas ?

— Ici, madame, » répondit la voix sombre et mélancolique d’un batelier qui était assis près d’elle, et qui remplissait les fonctions de timonier.

« Hélas ! est-ce vous qui mettiez votre corps devant moi lorsque les balles pleuvaient autour de nous ?

— Croyez-vous que Douglas, dit-il à voix basse, « aurait souffert qu’un autre hasardât sa vie pour protéger celle de sa reine ? »

Le dialogue fut ici interrompu par un coup ou deux des petites pièces d’artillerie nommées fauconneaux, alors en usage pour défendre les châteaux. Le coup fut trop mal dirige pour avoir quelque effet ; mais la vive lumière, la bruyante détonation, répétée par l’écho de Bennarty, remplirent les fugitifs de terreur et les portèrent au silence. La barque était déjà parvenue le long d’un quai rocailleux qui s’élevait au lieu où ils devaient débarquer, et qui donnait dans un jardin d’une grande étendue, qu’aucune des dames n’osait proférer une parole. Tout le monde prit terre ; et tandis que l’abbé, à haute voix, remerciait le ciel qui avait ainsi favorisé cette miraculeuse évasion, Douglas jouissait de la plus belle récompense de son entreprise désespérée : il prenait la main de la reine pour la conduire dans la maison du jardinier. Cependant, n’oubliant point Roland Græme dans ce moment de terreur et de fatigue, Marie donna ordre à Seyton de prendre soin de lady Fleming, tandis que Catherine, de bon cœur et sans que la chose lui fût commandée, s’attacha au bras du page. Seyton confia aussitôt le soin de lady Fleming à l’abbé, alléguant qu’il avait à faire préparer des chevaux ; et ses domestiques, s’étant débarrassés de leurs habits de matelots, se hâtèrent d’aller l’aider.

Tandis que Marie passait dans la chaumière du jardinier quelques minutes qui étaient nécessaires à la disposition des chevaux pour leur départ, elle aperçut dans un coin le vieillard auquel le jardin appartenait, et lui dit d’approcher. Il obéit, mais presque avec répugnance.

« Comment, dit l’abbé, venir si lentement pour accueillir notre royale reine et maîtresse, et la féliciter de ce qu’elle est libre dans son royaume ? »

Le vieillard, ayant reçu cet avertissement, s’approcha, et par un discours assez bien tourné félicita Sa Majesté sur sa délivrance. La reine lui rendit le remercîment de la manière la plus gracieuse, et ajouta : « Il nous reste à vous offrir quelque prompte récompense pour votre fidélité ; car nous n’ignorons pas que votre maison a long-temps été le lieu où nos fidèles serviteurs se sont rassemblés afin de prendre des mesures pour notre liberté. » Ayant parlé ainsi, elle lui offrit de l’or, et ajouta : « Nous reconnaîtrons plus convenablement vos services par la suite.

— Agenouillez-vous, mon frère, dit l’abbé, agenouillez-vous et remerciez Sa Majesté de son extrême bonté.

— Bon frère, qui étais jadis à quelques degrés au-dessous de moi, et qui es encore plus jeune de beaucoup d’années, » répliqua, non sans quelque aigreur le jardinier, « permets-moi de faire mes remercîments à ma façon. Autrefois des reines se sont agenouillées devant moi, et en vérité mes genoux sont trop vieux et trop raides pour fléchir même devant cette femme charmante. Puisse-t-il plaire à Votre Majesté, si ses serviteurs ont occupé ma maison de manière à ce que je ne la pusse appeler la mienne ; si, dans l’empressement de leur zèle, pendant leurs allées et leurs venues nocturnes, ils ont foulé aux pieds mes fleurs et détruit l’espérance des fruits de l’année, en conduisant leurs chevaux de bataille dans mon jardin ; puisse-t-il plaire, dis-je, à Votre Majesté que je la conjure d’établir sa résidence le plus loin possible de mon habitation. Je suis un vieillard qui se traîne vers le tombeau, et qui veut y descendre en paix et bonne volonté, charmant ses dernières heures par un travail tranquille.

— Je vous jure, bon homme, répondit la reine, que je ne reprendrai pas ce château pour résidence, si je puis m’en dispenser ; mais acceptez cet argent, il vous dédommagera du dégât que nous avons fait dans votre jardin et dans votre verger.

— Je remercie Votre Majesté ; mais cet argent n’offre à mes yeux aucune compensation, dit le vieillard ; tout le travail de la vie d’un homme, qui peut-être n’a qu’une année à vivre, une fois qu’il est détruit, ne peut être remplacé. En outre on dit qu’il faut que j’abandonne ce lieu pour errer le reste de ma vie, moi qui n’ai rien autre chose sur la terre que ces arbres fruitiers, quelques vieux parchemins, et des secrets de famille qui ne méritent pas d’être connus. Quant à l’or, si je l’avais aimé, j’aurais pu rester seigneur abbé de Sainte-Marie, et cependant j’ai eu raison de me démettre de cette charge ; car si l’abbé Boniface n’est que le pauvre paysan Blinkhoolie, son successeur l’abbé Ambroise est encore plus malheureusement transformé en un soldat portant l’épée et le bouclier.

— Est-il possible que ce soit là cet abbé Boniface de qui j’ai entendu parler ? s’écria la reine. C’est moi qui dois fléchir le genou pour recevoir votre bénédiction, bon père.

— Ne fléchissez pas le genou devant moi, madame, la bénédiction d’un vieillard qui n’est plus abbé vous suivra sur la colline et dans le vallon. Mais j’entends le pas des chevaux.

— Adieu, mon père, dit la reine. Lorsque nous rentrerons dans Holy-Rood, nous n’oublierons ni vous ni votre jardin.

— Oubliez-nous tous deux, dit l’ex-abbé Boniface, et que Dieu soit avec vous ! »

Lorsqu’ils sortaient de la maison, les fugitifs entendirent le vieillard qui murmurait encore quelques paroles en se hâtant de mettre les verrous et les barres derrière eux.

— La vengeance des Douglas s’étendra sur le pauvre vieillard, dit la reine. Que Dieu me protège !… Hélas ! je cause la ruine de tous ceux que j’approche.

— On veille à sa sûreté, dit Seyton ; il ne doit pas rester ici ; il sera secrètement conduit dans un lieu plus sûr. Mais je voudrais que Votre Majesté fût déjà à cheval ! allons, tous à cheval ! à cheval ! »

Le petite troupe de Seyton et de Douglas était augmentée d’environ dix de leurs partisans qu’ils avaient laissés avec les chevaux. La reine et les dames, et tout le reste de ceux qui étaient sortis de la barque, furent aussitôt en selle. S’éloignant du village que le feu du château avait déjà mis en alarme, et ayant Douglas pour guide, ils se trouvèrent bientôt en plaine et commencèrent à galoper aussi vite qu’il était possible en gardant un bon ordre.


CHAPITRE XXXVI.

le château de seyton.


Il monta lui-même sur le coursier noir, et la plaça sur un cheval d’un gris roux ; il avait un cor qui pendait à son côté, et tous deux galopèrent sans façon.
Vieille Ballade.


L’air frais de la nuit, le bruit des pas des chevaux, la rapidité de la course, le galop onduleux de son palefroi, et surtout le sentiment de la liberté reconquise, dissipèrent le changement qui s’opérait dans l’esprit de la reine. Elle ne put enfin cacher à la personne qui marchait à ses côtés, et qu’elle croyait être le père Ambroise, l’espèce d’abattement qui d’abord s’était emparé d’elle. Quant à Seyton, avec toute l’impétuosité d’un jeune homme, orgueilleux avec raison du succès de sa première aventure, il affectait tout l’embarras et toute l’importance du chef de la petite troupe qui escortait, selon le langage de cette époque, la fortune de l’Écosse. Tantôt il était à l’avant-garde, tantôt il réprimait les bonds de son coursier jusqu’à ce que l’arrière-garde fût passée : il exhortait les hommes de la tête à marcher d’un pas régulier quoique rapide ; et ordonnait à ceux qui étaient le plus éloignés de se servir de l’éperon, et de ne pas laisser tant d’intervalle dans leurs lignes ; puis parfois il allait près de la reine et des autres dames pour leur demander comment elles supportaient la rapidité de leur voyage, et si elles n’avaient point d’ordres à lui donner. Mais tandis que Seyton s’occupait ainsi avec quelque avantage et beaucoup d’ostentation, le cavalier qui marchait à côté de la reine lui prodiguait toute son attention, comme s’il veillait à la sûreté de quelque être supérieur. Lorsque la route était rocailleuse et dangereuse, il ne prenait presque plus garde à son propre cheval, et tenait constamment sa main sur la bride de celui de la reine ; si une rivière ou un large ruisseau traversait leur route, de son bras droit il la soutenait en selle, tandis que de la main gauche il tenait les rênes du palefroi de Sa Majesté.

— Je ne croyais pas, révérend père, » dit la reine lorsqu’ils gagnaient l’autre bord, « que le couvent eût de si bons cavaliers. » La personne à qui elle s’adressait soupirait, mais ne faisait pas d’autre réponse. « Je ne sais, continua Marie, mais le bonheur de la liberté ou le plaisir que me procure mon exercice favori, dont je n’ai pu jouir depuis si long-temps, ou tous les deux ensemble, semblent me donner des ailes. Jamais poisson ne glissa dans les eaux, jamais oiseaux ne fendirent les airs avec ce sentiment de liberté et de ravissement que je savoure en croisant dans ma course les brises de la nuit et en franchissant ces campagnes. Telle est la magie de cet instant, que je jurerais que je me retrouve montée sur ma chère Rosabelle, ma jument favorite, qui n’eut jamais d’égale en Écosse pour la légèreté, la douceur de la marche, et la sûreté du pied.

— Et si le cheval qui porte ce fardeau précieux pouvait parler, répondit la voix du mélancolique George Douglas, il vous dirait : « Nulle autre que Rosabelle ne devait servir aujourd’hui sa maîtresse chérie, et nul autre que Douglas ne devait la guider dans sa course. »

La reine tressaillit ; elle prévit d’un coup d’œil tous les maux que causerait à elle et à lui-même la violente passion de ce jeune homme ; mais les sentiments qui l’animaient de reconnaissance et de compassion l’empêchèrent de prendre la dignité de reine, et elle s’efforça de continuer la conversation avec un air indifférent.

« Il me semblait, dit-elle, avoir entendu dire que, lors du partage de mes dépouilles, Rosabelle était devenue la propriété de la maîtresse de lord Morton, la belle Alice.

— Il est vrai que le noble palefroi avait été destiné à une condition aussi basse, répondit Douglas ; il était gardé sous clef et confié à la charge d’une nombreuse troupe de palefreniers et de domestiques ; mais la reine Marie avait besoin de Rosabelle, et Rosabelle est ici. »

— Est-il donc convenable, Douglas, lorsque des dangers de toute espèce nous entourent, que vous alliez augmenter vos périls pour un sujet si peu important qu’un palefroi ?

— Appelez-vous une chose de si petite importance celle qui peut vous donner un moment de plaisir ? N’avez-vous pas tressailli de joie lorsque je vous ai dit que vous étiez montée sur Rosabelle ? Ah ! pour acheter ce plaisir, quoiqu’il n’ait eu que la durée d’un éclair, Douglas n’aurait-il pas risqué mille fois sa vie.

— Oh ! silence, Douglas, silence ! ceci n’est point un discours convenable ; en outre, je voudrais parler à l’abbé de Sainte-Marie. Mais, Douglas, je ne permettrai pas que vous quittiez avec humeur les rênes de mon cheval.

— Avec humeur, madame ! hélas ! le chagrin est tout ce que peut me faire éprouver votre mépris. Je me révolterais aussi bien contre le ciel s’il se refusait au désir le plus extravagant que puisse former un mortel.

— Eh bien ! continuez donc de tenir mes rênes ; il y a de l’autre côté assez de place pour le seigneur abbé ; et puis je doute que, si la route l’exigeait, son secours fût aussi utile à Rosabelle et à moi-même que l’a été le vôtre. »

L’abbé vint se mettre de l’autre côté, et la reine entama aussitôt une conversation avec lui sur l’état des différents partis et le plan qu’il lui était le plus convenable de suivre, à présent qu’elle se trouvait en liberté. Douglas prenait peu de part à cette conversation, et ne parlait que lorsqu’il était interrogé par la reine ; son attention semblait entièrement dirigée sur la sûreté de la personne de Marie. Elle apprit cependant qu’elle lui avait une nouvelle obligation, puisque c’était grâce à lui que l’abbé, pourvu du mot d’ordre de la famille, s’était introduit dans le château comme faisant partie de la garnison.

Long-temps avant la pointe du jour ils arrivèrent au but de leur voyage périlleux et précipité, devant les portes de West-Niddric ; château du West-Lothian appartenant à lord Seyton. Quand la reine fut sur le point de descendre de cheval, Henri Seyton, prévenant Douglas, la reçut dans ses bras, et mettant un genou en terre, pria Sa Majesté d’entrer dans la maison de son père, son fidèle serviteur.

« Votre Majesté, ajouta-t-il, peut se reposer ici en parfaite sûreté. La maison est déjà pourvue d’une garnison assez forte pour la défendre ; tout à l’heure j’ai envoyé un exprès à mon père pour l’informer de votre évasion, et il arrive à la tête de cinq cents hommes : c’est pourquoi vous ne devez pas vous inquiéter si votre sommeil se trouvait interrompu par le bruit des chevaux, le tumulte ne serait occasionné que par l’arrivée d’un renfort de braves vassaux de Seyton.

— Et une reine d’Écosse ne peut être gardée par de meilleurs amis, répliqua Marie. Rosabelle a été aussi vite que la brise d’été, et avec autant de douceur ; mais il y a long-temps que je n’ai voyagé, et je sens que le repos me sera salutaire. Catherine, ma mignonne, vous dormirez cette nuit dans mon appartement, et me recevrez dans le château de votre père. Vous tous, mes libérateurs, agréez mes remercîments : des remercîments et une bonne nuit, c’est tout ce que je puis vous offrir maintenant ; mais si je ressaisis une fois la roue de la Fortune, elle ne m’aveuglera pas. Marie Stuart tiendra les yeux ouverts et distinguera ses amis. Seyton, je n’ai pas besoin de recommander le vénérable abbé, Douglas et mon page, à vos soins et à votre hospitalité. »

Henri Seyton salua, et Catherine et lady Fleming suivirent la reine dans son appartement, où, leur avouant qu’il lui serait difficile en ce moment de tenir la promesse qu’elle venait de faire d’avoir les yeux ouverts, elle s’abandonna au sommeil. Il était grand jour lorsqu’elle se réveilla.

La première pensée de Marie, lorsqu’elle ouvrit ses paupières, se tourna vers le doute de sa liberté ; elle ne put s’empêcher de s’élancer hors de son lit ; et ayant jeté à la hâte son manteau sur ses épaules, elle se mit à regarder par la fenêtre de son appartement. Ô vue délicieuse ! au lieu des linceuls de cristal de Lochleven, un beau paysage agité par un vent frais se déployait devant elle, et le parc qui entourait le château était occupé par les troupes de ses fidèles gentilshommes, tous si chers à son cœur.

« Levez-vous, levez-vous, Catherine ! » s’écria la princesse dans son ravissement ; « devez-vous et venez ici !… Des épées et des lances sont dans des mains dévouées, et des armures brillent sur des seins pleins d’honneur. Voici des bannières que le vent agite, légères comme les nuages d’été… Grand Dieu ! quel plaisir éprouvent mes yeux fatigués en relisant ces devises !… Voici celle de ton brave père… celle du superbe Hamilton… celle du fidèle Fleming… Regarde ! regarde ! ils m’ont aperçue, et se pressent vers cette fenêtre. »

Elle ouvrit la croisée ; et la tête nue, ses superbes cheveux tombant en désordre, et son beau bras légèrement recouvert de son manteau, elle répondit par un geste et des signes de tête aux cris de joie des guerriers, que l’écho répétait à plusieurs milles à la ronde. Lorsque le premier élan de son ivresse fut passé, elle se rappela qu’elle était à peine vêtue, et, mettant ses mains sur son visage, qui se couvrit de rougeur, elle se retira précipitamment de la fenêtre. On devina aisément la cause de sa retraite : ce qui augmenta l’enthousiasme général pour une princesse qui, dans son empressement à reconnaître le service que ses sujets venaient de lui rendre, avait oublié la dignité de son rang. Les attraits sans parure de cette femme charmante touchèrent plus les spectateurs guerriers que n’auraient fait les pompeux ornements de ses habits royaux : et ce qui aurait semblé trop libre dans sa manière de se présenter à leurs yeux fut plus qu’excusé par l’enthousiasme du moment, et par la délicatesse que fit voir sa retraite précipitée. À peine les acclamations étaient-elles éteintes, qu’elles se renouvelaient aussitôt, et leurs sous se perdaient encore dans les bois et dans les montagnes. Dans cette nuit, beaucoup jurèrent sur la croix de leurs épées, que la main ne se dessaisirait pas de son arme que Marie Stuart ne fût rétablie dans ses droits. Mais que sont les promesses, que sont les espérances des mortels ? Dix jours après, ces braves et fidèles guerriers étaient morts, ou captifs, ou en fuite.

Marie se laissa tomber sur le siège qui était le plus près d’elle, et, encore rouge de pudeur et le sourire sur les lèvres, elle s’écria : « Ma mignonne, que penseront-ils de moi… m’être montrée ainsi les pieds nus, ayant mis à la hâte mes pantoufles… couverte de ce manteau… mes cheveux tombant sur mes épaules, et mes bras et mon cou nus ?… Oh ! ce qu’ils peuvent penser de mieux est que ce long séjour dans un donjon a tourné la tête de leur reine. Au fait, mes sujets rebelles ont bien vu le désordre de ma toilette quand j’étais dans la plus profonde affliction : pourquoi garderais-je une plus froide cérémonie avec ces gens fidèles et pleins d’honneur ? Appelez Fleming ; cependant… je me flatte qu’elle n’a pas oublié le petit coffret, nous devons être aussi bien parée que nous le pourrons, mignonne.

— Mais, madame, notre bonne lady Fleming n’était pas en état de se rappeler quoi que ce fût.

— Vous plaisantez, Catherine, » dit la reine tant soit peu mécontente « il ne lui est pas naturel d’oublier son devoir à tel point que nous n’ayons pas nos habits de cérémonie.

— Roland Græme, madame, en a eu soin, répondit Catherine ; car au moment où il courait fermer les portes, il a jeté dans la barque une boîte pleine de vêtements et de bijoux. Jamais je ne vis un page si maladroit ; le paquet m’est tombé presque sur la tête.

— Il te fera réparation pour cette offense et pour toutes les autres, mon enfant, » dit la reine Marie en riant. « Mais appelle Fleming, et prenons une toilette digne de recevoir nos fidèles seigneurs. »

Tels avaient été les préparatifs, et telle était l’habileté de lady Fleming, que la reine parut devant ses nobles assemblés dans une toilette aussi brillante qu’il convenait, quoiqu’elle ne pût rehausser sa dignité naturelle. Avec la grâce la plus séduisante elle exprima à chacun sa reconnaissance, et honora d’une attention particulière non seulement les plus nobles seigneurs, mais jusqu’aux moindres barons.

« Et maintenant, milords, dit-elle, quel chemin avez-vous déterminé que nous prenions ?

— Celui du château de Draphane, répondit lord Arbroath, si Votre Majesté le trouve bon, et de là nous irons à Dumbarton, lieu où Votre Majesté sera en sûreté ; ensuite nous verrons si ces traîtres nous feront tête sur le champ de bataille.

— Et quand nous mettrons-nous en route ?

— Si Votre Majesté n’est pas trop fatiguée, dit lord Seyton, nous nous proposons de monter à cheval après le repas du matin.

— Votre bon plaisir sera le nôtre, milord, répondit la reine ; c’est par votre sagesse que nous réglerons notre voyage maintenant, et nous espérons qu’à l’avenir elle nous aidera à gouverner notre royaume. Permettez-moi, ainsi qu’à mes dames, de déjeuner avec vous, mes bons lords. Nous devons être à moitié soldats et mettre de côté l’étiquette. »

À cette offre pleine de bonté, beaucoup de têtes couvertes de casques se courbèrent avec respect. Alors la reine, jetant les yeux sur ses chefs assemblés, regretta de ne pas y trouver Douglas et Roland Græme, et les demanda tout bas à Catherine Seyton.

« Ils sont dans l’oratoire, madame, et paraissent assez tristes, » dit Catherine ; et la reine observa que les yeux de sa favorite étaient rouges et humides de pleurs.

« Ceci ne doit pas être, reprit la reine. Amusez la compagnie, et j’irai les chercher pour les y introduire. »

Elle alla dans l’oratoire, où elle rencontra d’abord George Douglas qui était debout, ou plutôt incliné dans l’embrasure d’une fenêtre, le dos appuyé contre la muraille, et les bras croisés sur la poitrine. À la vue de la reine, il tressaillit, et pendant un instant l’expression du ravissement se peignit sur sa figure, qui reprit aussitôt sa profonde mélancolie.

« Que signifie tout cela ? dit la reine ; Douglas, pourquoi la premier auteur de notre délivrance, celui qui est parvenu si heureusement ci nous mettre en liberté, évite-t-il ses nobles compagnons et la souveraine à laquelle il vient de rendre un service si éminent ?

— Madame, répliqua Douglas, ceux que vous honorez de votre présence ont des soldats pour soutenir votre cause, de l’or pour, maintenir votre rang… peuvent vous offrir des salons pour vous recevoir et des châteaux forts pour vous défendre. Je suis sans vassaux, sans terre… déshérité par mon père et accablé de sa malédiction… renié par mes parents ; je ne puis rien porter sous votre étendard qu’une simple épée et ma misérable vie.

— Prétendez-vous me faire un reproche, Douglas, en m’étalant ce que vous avez perdu pour me servir ?

— Dieu m’en préserve, madame ! » interrompit le jeune homme avec vivacité ; si c’était encore à faire, et si j’avais dix fois plus de titres et de richesse, et vingt fois plus d’amis à perdre, mes pertes seraient bien payées par le premier pas que vous auriez fait en liberté sur le sol de votre royaume.

— Et qu’avez-vous donc pour ne pas venir partager la joie qu’inspire à tous un événement si heureux ?

— Madame, quoique déshérité et répudié, je suis encore un Douglas, et beaucoup de ces nobles sont en guerre avec ma famille depuis des siècles ; une froide réception de leur part serait une insulte, et un accueil amical une humiliation.

— Fi donc, fi, Douglas, répondit la reine, éloignez cette sombre tristesse ! je puis vous rendre l’égal du plus illustre d’entre eux et par le titre et par la richesse. Croyez-moi, je le ferai ; venez donc parmi eux, je vous l’ordonne.

— C’est assez de ce dernier mot, dit Douglas, je vous suis. Souffrez que je vous dise que je n’aurais rien fait ni pour le rang ni pour les richesses. Marie Stuart ne veut pas me récompenser et la reine ne le peut. »

Ayant ainsi parlé, il sortit de l’oratoire, se mêla avec les nobles, et se plaça au bout de la table. La reine le regarda et porta son mouchoir à ses yeux.

« Maintenant, Notre-Dame, ayez pitié de moi, dit-elle ; car les peines que me causait ma prison ne sont pas plus tôt finies que d’autres m’assiègent et comme femme et comme reine. Heureuse Élisabeth ! pour qui l’intérêt politique est tout, et dont le cœur n’a jamais trahi la tête !… À présent il faut que j’aille chercher cet autre jeune homme, si je veux empêcher que lui et le jeune Seyton ne tirent leurs poignards. »

Roland Græme était dans le même oratoire, mais à une telle distance de Douglas qu’il ne pouvait entendre ce qui se passait entre lui et la reine. Il était aussi triste et rêveur ; mais son front s’éclaircit à la question que lui fit la reine.

« Eh bien, en bien ? Roland ; vous négligez votre service ce matin ; êtes-vous donc trop fatigué ?

— Non certes, noble dame, répondit Græme ; mais on m’a dit que le page de Lochleven n’était pas celui de Niddric-Castle ; c’est pourquoi il a plu à Henri Seyton de me démettre de ma charge.

— Que le ciel me pardonne ! dit la reine. Que ces jeunes coqs commencent à chanter de bonne heure ! Au moins je puis être reine avec des enfants et de jeunes garçons. Je veux que vous soyez amis. Qu’on m’envoie Henri Seyton. » Comme elle prononça ce dernier mot à haute voix, le jeune homme qu’elle avait nommé entra dans l’appartement. « Venez, dit-elle, Henri Seyton ; je veux que vous donniez votre main à ce jeune homme qui a tant fait pour favoriser mon évasion.

— Volontiers, madame, répondit Seyton, si c’est comme une assurance que le jeune homme ne touchera pas la main d’un autre Seyton que je connais. Avant cet instant il a pris ma main pour celle de ma sœur… et s’il veut gagner mon amitié, il faut qu’il abandonne toute pensée d’amour pour elle.

— Henri Seyton, » dit sévèrement la reine, « vous convient-il d’ajouter des conditions à mes ordres ?

— Madame, répliqua Henri, je suis le sujet du trône de Votre Majesté, fils de l’homme le plus loyal d’Écosse ; nos biens, nos châteaux sont à vous : mais nous gardons notre honneur. J’en pourrais dire davantage ; mais…

— Eh bien, poursuivez, jeune présomptueux, dit la reine. À quoi sert que je sois délivrée de Lochleven, si je suis asservie sous le joug de mes prétendus libérateurs, et que je ne puisse rendre justice à celui qui a aussi bien mérité de moi que vous-même ?

— Ne vous irritez pas à cause de moi, noble souveraine, dit Roland ; ce jeune gentilhomme étant le fidèle serviteur de Votre Majesté et le frère de Catherine Seyton, ces considérations auront le pouvoir de calmer ma colère à l’instant où elle sera le plus violente.

— Je t’avertis encore une fois, » dit Henri Seyton avec hauteur, « que tes discours ne doivent pas faire penser que la fille de lord Seyton puisse être jamais pour toi autre chose que ce qu’elle est pour le dernier paysan d’Écosse. »

La reine allait encore s’interposer, car la rougeur de Roland rendait douteux que son amour pour Catherine pût réprimer la vivacité naturelle de son caractère ; mais l’arrivée d’une autre personne, qui jusqu’alors n’avait pas été aperçue, prévint cette intention. Il y avait dans l’oratoire une châsse séparée, fermée par un haut écran de chêne sculpté à jour, dans laquelle était placée une image de saint Bennet, qui était particulièrement révérée. Madeleine Græme sortit soudainement de cette retraite, où elle avait probablement été occupée à remplir ses dévotions, et s’adressant à Henri Seyton, pour répondre à ses dernières expressions offensantes : « Et de quelle terre sont donc faits ces Seyton, dit-elle, que le sang de Græme ne puisse aspirer à se mêler avec le leur ? Sachez, orgueilleux jeune homme, qu’en appelant ce jeune homme le fils de ma fille, j’affirme qu’il descend de Malise, comte de Strathern, surnommé Malise-le-Tison-Ardent ; et je ne crois pas que le sang de votre maison sorte d’une aussi noble source.

— Bonne mère, répliqua Seyton, il me semble que votre sainteté devrait vous mettre au-dessus de ces vanités mondaines ; et en vérité il paraît que vos occupations pieuses vous font oublier une chose importante : pour être de famille noble, le nom et le lignage du père doivent être aussi bien qualifiés que ceux de la mère.

— Et si je dis que, du côté de son père, il sort de la race d’Avenel, répliqua Madeleine Græme, ne nommerai-je pas un sang d’une couleur aussi belle que la tienne ?

— D’Avenel ! dit la reine ; mon page serait-il descendu de la famille d’Avenel ?

— Oui, noble princesse ! il est le dernier héritier mâle de cette ancienne maison : Julien Avenel était son père ; il mourut en combattant contre le peuple du Sud.

— On m’a raconté sa malheureuse histoire ; dit la reine. Était-ce donc ta fille qui suivit l’infortuné baron sur le champ de bataille, et expira sur son corps ? Hélas ! combien de routes ne prend pas l’affection d’une femme pour travailler à son malheur ! Son histoire a souvent été dite et chantée dans les salons et dans les boudoirs. Et toi, Roland, tu es cet enfant du malheur qui fut abandonné parmi les morts et les mourants ? Henri Seyton, par le sang et par la naissance, il est ton égal.

— Il le serait à peine, dit Henri Seyton, s’il était légitime ; mais si l’histoire est telle qu’on la rapporte et qu’on la chante, Julien Avenel était un chevalier déloyal, et sa maîtresse une fille crédule et fragile.

— Oh, par le ciel, tu mens ! » dit Roland Græme posant sa main sur son épée.

L’entrée de lord Seyton arrêta cette querelle.

« À mon secours, milord ! dit la reine, et séparez ces esprits violents et hardis.

— Comment, Henri, dit le baron, mon château et la présence de la reine ne peuvent réprimer ton insolence et ton impétuosité ? Et avec qui cette dispute ? À moins que mes yeux ne m’abusent, c’est avec le même jeune homme qui m’a secouru si bravement dans l’escarmouche avec les Leslies. Permets-moi de regarder, jeune homme, la médaille que tu portes à ton chapeau. Par saint Bennet, c’est lui-même ! Henri, je t’ordonne de cesser toute querelle, si tu fais cas de ma bénédiction.

— Et si vous respectez mes ordres, dit la reine, il m’a rendu des services éminents.

— Sans aucun doute, madame ; répliqua le jeune Seyton. Par exemple, le jour où il vous porta à Lochleven la lettre renfermée dans le fourreau de cette épée ; par le ciel ! le bon jeune homme ne savait pas plus ce qu’il apportait qu’un cheval de bagage.

— Mais moi, qui le dévouai à ce grand emploi, dit Madeleine Græme ; moi qui, par mes avis et mes actions, ai fait sortir d’esclavage l’héritière de nos rois ; moi, qui n’épargnai pas le dernier espoir d’une noble maison dans cette grande tentative ; moi, enfin, je savais et je conseillais. Or, quelque mérite que puisse être le mien, souffrez, noble reine, que la récompense en soit donnée à ce jeune homme. Ici mon ministère est fini : vous êtes libre, princesse souveraine, à la tête d’une brave armée, entourée de vaillants barons ; mes services ne peuvent s’étendre plus loin. Votre fortune maintenant repose sur le courage et l’épée des hommes. Puissent-ils prouver qu’ils sont aussi fidèles que des femmes !

— Vous ne me quitterez pas, ma mère ! vous dont les démarches en notre faveur ont été si puissantes ; vous qui avez affronté pour nous tant de dangers ; qui vous êtes revêtue de tant de déguisements pour tromper nos ennemis et raffermir le courage de nos amis ; vous ne nous quitterez pas à l’aurore de notre fortune naissante, avant que nous ayons le temps de vous connaître et de vous remercier.

— Vous ne pouvez connaître celle qui ne se connaît pas elle-même, répondit Madeleine Græme. Il y a des temps où, dans ce corps de femme, se trouve la force du vainqueur de Gaza ; dans cet esprit fatigué, la sagesse du plus prudent conseiller. Et ensuite un brouillard m’environne : ma force devient faiblesse et ma sagesse folie. J’ai parlé devant des princes et des cardinaux ; oui, noble princesse ! même devant des princes de ta propre maison de Lorraine ; et je ne sais d’où me vinrent les paroles persuasives qui sortirent de ma bouche et furent goûtées par leurs oreilles. Et maintenant que j’ai encore plus besoin de semblables paroles, il y a quelque chose qui arrête ma voix et m’empêche de parler.

— Si j’ai le pouvoir de faire quelque chose qui puisse vous plaire, dit la reine, il suffit de le dire simplement : vous n’avez pas besoin d’éloquence.

— Souveraine dame ! répliqua l’enthousiaste, j’ai honte que dans ce moment quelque chose de l’humaine fragilité puisse s’attacher à une personne dont les saints ont exaucé les vœux, et dont le ciel a fait prospérer les efforts en faveur de la cause légitime. Mais il en sera toujours ainsi tant que l’esprit immortel sera entouré de cette fange terrestre. Je céderai à cette folie, » ajouta-t-elle en versant des larmes, « et ce sera la dernière. » Alors saisissant la main de Roland, elle le conduisit aux pieds de la reine, et, mettant elle-même un genou en terre, força Roland de plier les deux genoux : « Puissante princesse, dit-elle, regardez cette fleur ; elle a été trouvée par un bienfaisant étranger sur un champ de bataille sanglant, et bien des jours se passèrent avant que mes yeux inquiets eussent revu, que mes bras eussent pressé ce qui restait de ma fille unique. Pour vous et pour la foi sainte que nous professons tous deux, j’abandonnai cette plante, bien tendre encore, à la culture de mains étrangères, et même d’ennemis, par qui, peut-être, son sang aurait été versé comme du vin, si l’hérétique Glendinning avait su qu’il tenait dans sa maison l’héritier de Julien d’Avenel. Dès lors je ne l’ai plus revu, si ce n’est dans de rapides moments d’incertitude et de crainte ; et maintenant je me sépare de l’enfant de mon affection, je m’en sépare pour toujours !… oui… pour toujours !… Oh ! au nom de toutes les démarches que j’ai faites pour votre juste cause dans cette terre et sur les rives étrangères, accordez votre protection à l’enfant que je ne dois plus appeler le mien !

— Je vous jure, ma mère, » dit la reine, profondément affectée, « que pour vous et pour lui je me charge de sa fortune !

— Je vous remercie, fille des rois, » dit Madeleine ; et elle pressa de ses lèvres la main de la reine, et ensuite le front de son petit-fils : « Et maintenant, » dit-elle essuyant ses larmes et se relevant avec dignité, « maintenant que la terre a eu ce qui lui appartenait, le ciel réclame le reste. Lionne d’Écosse, marche et sois victorieuse ! et si les prières d’une femme qui t’est dévouée peuvent t’être utiles, elles s’élèveront dans beaucoup d’endroits lointains, consacrés par les reliques des bienheureux. J’irai, tel qu’un spectre, de terre en terre, de temple en temple ; et là où le nom de mon pays est inconnu, les prêtres demanderont qui est la reine de cette lointaine contrée du Nord, pour qui la vieille pèlerine prie avec tant de ferveur. Adieu ! Que l’honneur et la prospérité soient ton partage sur la terre, si telle est la volonté de Dieu ! sinon, puisse ta pénitence ici-bas assurer ton bonheur futur ! Que personne ne me parle, que personne ne me suive ; ma résolution est prise, mes vœux ne peuvent être violés. »

En parlant ainsi elle disparut, et son dernier regard se dirigea sur son petit-fils bien-aimé. Il se serait levé pour la suivre, mais la reine et lord Seyton l’en empêchèrent.

« Ne la tourmentez pas maintenant, dit lord Seyton, si vous ne voulez pas la perdre pour toujours. Nous avons revu bien des fois la sainte mère, et souvent dans les moments les plus difficiles ; mais mettre obstacle à sa retraite ou traverser ses projets est un crime qu’elle ne pardonne pas. J’espère que nous la verrons encore dans les moments du danger. Il est certain que c’est une sainte femme et vouée entièrement à la prière et à la pénitence ; si les hérétiques la dédaignent comme folle, les catholiques la révèrent comme sainte.

— Qu’il me soit donc permis d’espérer, dit la reine, que vous, milord, vous m’aiderez à satisfaire à sa dernière demande.

— En quoi ? s’agit-il d’être utile à mon jeune défenseur ? avec grand plaisir ; c’est-à-dire, dans tout ce que Votre Majesté croira convenable de me demander. Henri, donne sur-le-champ la main à Roland d’Avenel, car je pense que c’est ainsi maintenant que nous devons l’appeler.

— Et il sera seigneur de la baronnie, ajouta la reine, si Dieu daigne bénir nos armes.

— Ce sera pour la rendre à ma bonne protectrice, qui l’a maintenant en son pouvoir, dit le jeune Avenel : j’aimerais mieux être sans terres toute ma vie que de lui en ôter une seule verge.

— Eh bien, » dit la reine, regardant lord Seyton, « ses sentiments vont de pair avec sa naissance. Henri, tu ne lui as pas encore donné la main.

— La voici, dit Henri, la présentant avec une apparente courtoisie, mais murmurant à l’oreille de Roland : « malgré tout ceci, tu n’auras pas celle de ma sœur.

— Votre Majesté, dit lord Seyton, voudrait-elle, maintenant que ces petits différents sont terminés, honorer de sa présence notre modeste repas. Il est temps que nos bannières se réfléchissent dans la Clyde. Nous remonterons à cheval aussitôt que possible. »

CHAPITRE XXXVII.

la bataille.


Oui, monsieur, notre antique couronne, dans ces temps orageux, a souvent dépendu d’un coup. Le ducat du joueur, si souvent parié et perdu, et encore regagné, parcourt à peine autant de chance.
Dryden, Le Moine espagnol.


Il n’entre point dans notre plan de retracer les événements historiques du règne de l’infortunée Marie, ou de raconter comment dans le cours de la semaine qui suivit sa fuite de Lochleven, ses partisans se rangèrent autour d’elle avec leurs forces, ce qui formait une brillante et valeureuse armée, s’élevant à six mille hommes. Tant de clarté a été depuis peu jetée sur les plus petites circonstances de ce temps, par M. Chalmers, dans sa précieuse Histoire de la reine Marie, que le lecteur peut en toute sûreté s’en rapporter à cet ouvrage pour de plus grands détails relativement à cette époque intéressante. Il suffit que nous rappelions que le quartier-général de Marie étant à Hamilton, le régent et ses partisans, au nom du roi, s’étaient rassemblés à Glasgow ; il est vrai qu’ils étaient inférieurs en nombre aux troupes du parti de la reine ; mais ce qui les rendait formidables, c’était les talents militaires de Murray, de Morton, du laird de Grange, et d’autres, qui dès leur jeunesse avaient fait la guerre et dans leur pays et dans l’étranger.

Dans ces circonstances, la politique de la reine Marie exigeait qu’on évitât le combat ; car, sa personne une fois en sûreté, le nombre de ses partisans devait s’augmenter journellement ; tandis que les forces de ses ennemis, comme il était arrivé fréquemment dans les règnes précédents, devaient rapidement diminuer et leur courage se perdre. Ceci paraissait si évident à ses conseillers, qu’ils résolurent de s’occuper d’abord de mettre la reine en sûreté dans le château fort de Dumbarton, pour y attendre les événements, l’arrivée des secours envoyés par la France et les levées qui étaient faites par ses partisans dans toutes les parties de l’Écosse. En conséquence, des ordres furent donnés pour que tous les soldats, tant de la cavalerie que de l’infanterie, se missent sous les armes prêts à suivre l’étendard de la reine en ordre de bataille, et à l’escorter jusqu’au château de Dumbarton, pour l’y installer en dépit de l’ennemi.

On passa la revue dans la plaine d’Hamilton, et l’on se mit en marche avec toute la pompe des temps féodaux ; la musique militaire se faisait entendre, les bannières et les étendards étaient déployés, les armures brillaient, et les lances étincelaient comme des étoiles dans un ciel d’hiver. Le beau spectacle de cette pompe guerrière était rehaussé par la présence de la reine, qui, entourée d’un brillant cortège de dames et de serviteurs formant sa maison, et d’une garde particulière de gentilshommes, parmi lesquels se distinguaient Seyton et Roland, donnait à la fois de l’éclat et de la confiance à l’armée, qui étendait ses immenses lignes de tous côtés autour d’elle. Beaucoup d’ecclésiastiques s’étaient aussi réunis à la cavalcade, et plusieurs d’entre eux ne se faisaient pas scrupule de prendre les armes, et de déclarer leur intention de les porter pour la défense de Marie et de la foi catholique. Il n’en était pas ainsi de l’abbé de Sainte-Marie. Roland n’avait pas aperçu ce prélat depuis leur fuite de Lochleven, et il le voyait maintenant revêtu de l’habit de son ordre, et placé près de la reine. Roland se hâta de se découvrir et de demander à l’abbé sa bénédiction.

— Je te la donne, mon fils ! dit le prêtre ; je te vois à présent sous ton véritable nom, et sous le costume qui t’appartient. Le casque orné de la branche de houx convient à ton front ; il y a long-temps que j’attendais l’heure où tu pourrais le prendre.

— Vous saviez donc d’où je descendais, mon bon père ? s’écria Roland.

— Sans doute, mais ta grand’mère me l’avait dit sous le sceau de la confession ; il ne m’était pas permis de faire connaître ce secret jusqu’à ce qu’elle-même jugeât à propos de le révéler.

— Et quelle raison avait-elle pour garder un tel secret ? ô mon père !

— Peut-être la crainte de mon frère, crainte bien mal placée, car Halbert ne voudrait pas gagner un royaume s’il fallait nuire à un orphelin ; d’ailleurs, en des temps de calme, même si ton père avait rendu à ta malheureuse mère cette justice que j’attendais de lui, ton droit n’aurait pu balancer celui de la femme de mon frère, qui était l’enfant du frère aîné de Julien.

— Ils n’ont rien à craindre de ma part, dit Avenel : l’Écosse est assez vaste, et il y a plus d’un château à gagner sans ruiner mon bienfaiteur. Mais prouvez-moi, mon révérend père, que je puis me dire le légitime héritier du nom d’Avenel, et je vous serai dévoué pour toujours.

— Oui, reprit l’abbé, j’ai entendu les Seyton reprocher cette tache à votre écusson. Cependant j’ai appris du dernier abbé Boniface certaines particularités qui pourraient…

— Apprenez-moi cette bienheureuse nouvelle, dit Roland, et ma vie vous sera dévouée…

— Impatient jeune homme ! reprit l’abbé, je ne pourrais qu’augmenter l’impétuosité de vos désirs en excitant des espérances qu’il me serait impossible de réaliser. Et sommes-nous dans un temps propice pour vous satisfaire ? Songez quelle marche périlleuse nous avons entreprise ; si vous avez sur le cœur un péché qui ne soit pas confessé, ne négligez pas le seul moment que le ciel vous accorde peut-être, et pour la confession et pour l’absolution.

— Il y aura assez de temps pour toutes les deux, je pense, jusqu’à ce que nous arrivions à Dumbarton.

— Oui, dit l’abbé ; mon fils, vous chantez aussi haut que les autres… mais nous ne sommes pas encore à Dumbarton, et il y a un lion sur notre route.

— Vous voulez dire Murray, Morton, et les autres rebelles de Glasgow ? mon révérend père. Bon ! ils n’oseront regarder la bannière royale.

— Beaucoup de gens qui devraient être plus sages que toi parlent ainsi, répliqua l’abbé. Je reviens des provinces du Sud, où j’ai trouvé plusieurs chefs de renom, armant pour les intérêts de la reine. J’avais laissé ici nos seigneurs pareils à des hommes sages et prudents ; et à mon retour je les trouve fous. Ils veulent, par pur orgueil et vaine gloire, braver l’ennemi, et conduisant la reine comme en triomphe, passer sous les murs de Glasgow pour narguer l’armée ennemie. Le ciel sourit rarement à une telle confiance. On nous attaque et c’est nous qui l’aurons voulu.

— Et tant mieux ! reprit Roland, le champ de bataille fut mon berceau.

— Prenez garde, mon fils, qu’il ne soit votre lit de mort, dit l’abbé ; mais à quoi sert de dire à de jeunes louveteaux les périls de la chasse ? Vous saurez peut-être avant la fin du jour quels sont les hommes auxquels vous portez un tel mépris.

— Comment ? quels sont-ils, demanda Henri Seyton, qui venait de les rejoindre ; ont-ils des nerfs de fil de métal et de la chair de bronze ? sont-ils à l’épreuve du plomb et de l’acier ? S’ils ne sont pas invulnérables, révérend père, nous n’avons pas grand’chose à craindre.

— Ce sont de méchants hommes, dit l’abbé : mais le métier des armes ne demande pas des saints. Murray et Morton sont connus pour être les meilleurs généraux de l’Écosse ; jamais on ne vit reculer Lindesay ou Ruthven ; le connétable de Montmorency nommait Kirkaldy de Grange le premier soldat d’Europe ; mon frère, qui porte un trop beau nom pour une telle cause est bien connu depuis long-temps pour un soldat.

— Tant mieux ! tant mieux ! » s’écria Seyton d’un air triomphant ; nous aurons tous ces traîtres de rang et de nom sur un beau champ de bataille devant nous. Notre cause est la meilleure, notre nombre est le plus fort, notre courage et nos bras valent les leurs… Par saint Bennet, en avant ! »

L’abbé ne fit aucune réponse, mais sembla se perdre dans ses réflexions ; et ses craintes se communiquèrent en quelque sorte à Roland d’Avenel, qui, à l’instant où la marche conduisait l’armée sur une hauteur, jeta un regard inquiet vers les tours de Glasgow, comme s’il s’attendait à voir les ennemis en sortir. Ce n’était pas qu’il craignît le combat, mais les suites étaient d’une extrême importance pour sa patrie et pour lui-même, et déjà le feu naturel de son courage commençait à brûler avec moins de vivacité quoique avec plus de chaleur. L’amour, l’honneur, la fortune, tout semblait dépendre des suites d’un combat hasardé témérairement, mais maintenant inévitable.

Lorsqu’enfin la marche du corps de bataille vint à suivre une ligne parallèle à la ville de Glasgow, Roland vit que les hauteurs qui se trouvaient en face étaient déjà en partie occupées par des troupes qui déployaient aussi la bannière écossaise. Ces troupes allaient être soutenues par une colonne d’infanterie et un escadron de cavalerie, que la ville avait vus sortir de ses portes. Cavalier sur cavalier arrivaient de l’avant-garde avec la nouvelle que Murray occupait la colline avec toute son armée ; que son but était d’arrêter la marche de la reine, et son projet de hasarder une bataille. Ce fut alors que l’esprit des soldats fut soumis à une épreuve soudaine et sévère ; ceux qui avaient trop facilement présumé qu’ils pourraient passer sans combattre furent tant soit peu déconcertés en se voyant aussitôt en face d’un ennemi résolu à livrer bataille. Les chefs se rassemblèrent immédiatement autour de la reine, et tinrent en hâte un conseil de guerre. Les lèvres de Marie, tremblantes, décelaient la crainte qu’elle s’efforçait de cacher sous un maintien fier et hardi : tous ses efforts échouaient devant le pénible souvenir des suites désastreuses de la bataille de Carberry-Hill, où, pour la dernière fois, elle avait paru au milieu de l’armée. Et quand elle voulut consulter ses généraux sur les dispositions à prendre pour la bataille, elle demanda involontairement s’il n’y aurait pas quelque moyen de l’éviter.

« L’éviter, répéta lord Seyton ; si nous étions un contre dix devant les ennemis de Votre Majesté, je pourrais penser à le faire, mais jamais lorsque nous sommes trois contre deux.

— Le combat, le combat ! » s’écrièrent les lords rassemblés ; « nous débusquerons les rebelles de leur position avantageuse : quand le lièvre gagne les hauteurs, le lévrier sait le forcer en le tournant.

— Il me semble, mes nobles lords, dit l’abbé, qu’il serait bien d’empêcher d’abord Murray de prendre cet avantage. Notre route passe au travers du village, sur la hauteur ; et celui qui saura s’emparer le premier de ce point trouvera dans ses petits jardins et ses enclos un excellent poste de défense.

— Le révérend père a raison, dit la reine. Hâte-toi, Seyton, hâte-toi ; puisses-tu y arriver avant eux ! Ils marchent aussi vite que le vent. »

Seyton salua profondément, et tourna de ce côté la tête de son cheval. « Votre Majesté m’honore, dit-il, je vais y courir promptement et m’emparer du passage.

— Non pas avant moi, milord, dont la charge est de commander l’avant-garde, dit lord Arbroath.

— Avant vous, ou avant tous les Hamilton d’Écosse, » dit Seyton, ayant reçu les ordres de la reine. « Suivez-moi, gentilshommes, mes vassaux et mes amis. Saint Bennet en avant !

— Et suivez-moi, dit Arbroath, nobles amis, braves soldats, nous verrons qui le premier arrivera à ce poste dangereux, pour Dieu et la reine Marie !

— Précipitation de mauvais présage ! malheureuse querelle ! » dit l’abbé, qui les vit s’empresser tumultueusement de gravir la hauteur, sans attendre que leurs soldats fussent placés en bon ordre. « Et vous, mes gentilshommes, » continua-t-il, s’adressant à Roland et à Henri Seyton, qui étaient l’un et l’autre prêts à suivre le torrent, « allez-vous donc laisser la reine sans gardes ?

— Oh ! ne me quittez pas, mes amis, s’écria la reine ; Roland et Seyton, ne me quittez pas ; il y a bien assez de bras qui frapperont dans cette affreuse bataille ; ne me retirez pas ceux sur qui je me fie pour ma sûreté.

— Nous ne pouvons quitter Sa Majesté, » dit Roland en regardant Seyton et ramenant son cheval.

« Je n’en attendais pas davantage de toi, » répondit l’orgueilleux jeune homme.

Roland ne fit point de réponse, mais se mordit les lèvres jusqu’à ce que le sang y vînt, et piquant son cheval, il le dirigea vers le palefroi de Catherine, à laquelle il dit à voix basse : « Je n’ai jamais pensé avoir rien fait pour vous mériter ; mais aujourd’hui, je me suis entendu accuser de poltronnerie, et mon épée est restée dans son fourreau, et tout cela à cause de vous.

— Il y a de la folie parmi nous tous, dit la demoiselle ; mon père, mon frère et vous, Roland, vous êtes tous privés de votre raison… Nous ne devrions penser qu’à la pauvre reine, et nous nous laissons inspirer par nos absurdes jalousies… Le moine est le seul soldat et le seul homme de bon sens parmi vous tous… Monseigneur abbé, » s’écria-t-elle à haute voix, « ne serait-il pas mieux que nous nous retirassions à l’ouest, pour y attendre l’événement que Dieu nous enverra, au lieu de rester ici sur la grande route ? la reine est exposée et embarrasse les troupes dans leur marche.

— Vous avez raison, ma fille, répondit l’abbé ; si nous avions seulement quelqu’un pour nous guider dans un lieu où la personne de la reine pût être en sûreté… Nos nobles gentilshommes volent au combat sans penser à la cause de la guerre.

— Suivez-moi, » dit un chevalier ou un homme d’armes bien monté, complètement couvert d’une armure noire, ayant la visière de son casque baissée, et ne portant ni cimier à son casque, ni devise sur son bouclier.

« Nous ne suivrons point un étranger, répliqua l’abbé, sans quelque garantie de sa foi,

— Cet étranger se remet entre vos mains, dit le cavalier ; si vous désirez en savoir davantage sur moi, la reine sera ma caution. »

Depuis le commencement de l’action, Marie était restée fixée à la même place, comme si la crainte eût absorbé toutes ses facultés ; cependant elle souriait machinalement, saluait et faisait signe de la main chaque fois que des bannières se baissaient devant elle, et que les bataillons la saluaient de leurs lances à mesure qu’ils défilaient devant elle, pour se précipiter sur l’ennemi avec les mêmes sentiments de rivalité que nous avons déplorés dans Arbroath et Seyton. Mais à peine le chevalier noir eut-il murmuré quelques mots à l’oreille de la reine qu’elle se rendit à ce qu’il lui disait ; et alors il s’écria d’un air impérieux : « Gentilshommes, la reine veut que vous me suiviez ! » Marie fit entendre avec une sorte d’empressement ce seul mot : « Oui. »

Aussitôt la petite troupe se mit en mouvement. Le chevalier noir, quittant cette espèce d’apathie qu’indiquait d’abord son maintien, piqua son cheval, le fit caracoler et tourner si court, qu’on vit que le cavalier était parfaitement maître de sa monture : alors, rangeant la petite suite de la reine dans un meilleur ordre de marche, il la conduisit sur la gauche, vers un château qui, couronnant une éminence belle et imposante, avait une vue magnifique sur le pays d’alentour et particulièrement sur les hauteurs que se hâtaient d’occuper les deux armées, et qui semblaient devoir être bientôt le théâtre du combat.

« Ces tours, » dit l’abbé interrogeant le chevalier noir, « à qui appartiennent-elles ? Est-ce à des amis ?

— Elles n’ont point de propriétaire, répliqua l’étranger, ou du moins elles ne sont pas entre des mains ennemies. Mais priez les jeunes gens, seigneur abbé, de se hâter davantage. Ce n’est pas l’instant de satisfaire leur curiosité en regardant un combat auquel ils ne doivent pas prendre part.

— Tant pis pour moi, dit Henri Seyton qui l’entendit : j’aimerais mieux être à présent sous la bannière de mon père que d’être créé chambellan d’Holy-Rood, pour me récompenser d’avoir rempli avec patience ma présente fonction de paisible gardien.

— Votre place sous la bannière de votre père sera bientôt des plus dangereuses, » dit Roland d’Avenel, qui, tout en poussant son cheval du côté de l’ouest, avait encore les regards tournés vers les armées ; « car je vois un corps de cavalerie qui, venant du levant, atteindra le village avant que lord Seyton puisse y arriver.

— Eh bien ! ce n’est que de la cavalerie, dit Seyton ; elle ne peut demeurer dans le village sans arquebuses.

— Regardez plus attentivement, reprit Roland ; vous verrez que chaque cavalier qui vient avec tant de rapidité de Glasgow porte en croupe un fantassin.

— Par le ciel, il a raison ! s’écria le chevalier noir ; un de vous deux doit porter cette nouvelle à lord Seyton et à lord Arbroath, afin qu’ils ne fassent pas marcher leur cavalerie avant l’infanterie, mais qu’ils s’avancent avec plus d’ordre.

— C’est moi qui dois porter cette nouvelle, dit Roland, puisque c’est moi qui le premier ai remarqué ce stratagème de la part de l’ennemi.

— Avec votre permission, dit Seyton, la bannière de mon père est en danger, et il est plus convenable que ce soit moi qui l’aille secourir.

— Je me conformerai à la décision de la reine, dit Roland d’Avenel.

— Encore un appel ! une nouvelle querelle ! s’écria Marie ; l’armée qui nous attaque n’est-elle donc pas assez nombreuse : et faut-il que, parmi les amis de la reine, il se trouve encore des ennemis ?

— Madame, dit Roland, le jeune maître de Seyton et moi nous disputons seulement pour savoir qui de nous quittera votre personne pour porter à l’armée un message de haute importance. Henri croit que son rang doit lui en donner la charge, et moi je suis persuadé que la personne la moins importante, qui est la mienne, doit seule courir ce danger.

— Non pas, dit la reine, si l’un de vous doit me quitter, que ce soit Seyton. »

Henri Seyton salua si profondément, que la plume blanche de son casque alla toucher la crinière de son cheval de bataille. Ensuite, se tenant ferme sur sa selle, il brandit sa lance d’un air de triomphe et de résolution, et faisant sentir l’éperon à son cheval, il vola vers la bannière de son père, qui s’avançait encore sur la montagne. Rien ne put l’écarter de la ligne droite, et il fit franchir à son coursier tous les obstacles qui se trouvaient sur son passage.

« Mon frère ! mon père ! » s’écria Catherine avec l’expression de la plus terrible inquiétude : « ils sont au milieu du danger, et je suis en sûreté !

— Plaise à Dieu, ajouta Roland, que je fusse avec eux, et que je pusse racheter chaque goutte de leur sang par deux du mien.

— Ne savais-je pas que tu le désirais ? dit Catherine : une femme peut-elle dire à un homme ce que je t’ai presque dit, et penser qu’il pourrait ressentir quelque crainte ou quelque faiblesse dans le fond de son cœur ? Il y a dans ces sons éloignés qui annoncent l’approche d’une bataille quelque chose qui me plaît et qui en même temps me glace de terreur. Je voudrais être homme et pouvoir éprouver cette joie sans qu’elle fût mêlée de frayeur !

— Hâtez-vous, hâtez-vous ! lady Catherine Seyton, » cria l’abbé tout en galopant. Cependant la petite troupe était presque sous les murs du château. « Hâtez-vous, venez aider lady Fleming à soutenir la reine ; elle s’affaiblit de plus en plus. »

On fit halte pour enlever Marie de dessus sa selle, et on la portait vers le château, lorsqu’elle dit d’une voix faible : « Non… non… ces murs ne me reverront jamais !

— Soyez reine, madame, dit l’abbé, et oubliez que vous êtes femme.

— Oh ! il faut que j’oublie beaucoup, beaucoup de choses, » répondit l’infortunée Marie d’une voix défaillante, « avant que mes yeux puissent voir d’un regard assuré des lieux si bien et si tristement connus !… Il faut que j’oublie les jours que je passai ici étant déjà l’épouse de cet infortuné… dont le sang…

« C’est le château de Crookstone, dit lady Fleming, où la reine tint sa première cour lorsqu’elle fut mariée à Darnley.

— Ô ciel ! dit l’abbé, ta main s’appesantit sur nous ! Prenez courage, madame, vos ennemis sont les ennemis de la sainte Église, et Dieu décidera aujourd’hui si l’Écosse doit être catholique ou hérétique. »

Une violente décharge de coups de canon et de mousqueterie se fit entendre comme il proférait ces mots, et sembla rappeler les esprits de la reine.

« De cet arbre, » dit-elle, montrant un if qui s’élevait sur une petite butte près du château, « je le connais bien… de là vous pourrez avoir une vue aussi étendue que du pic de Schehallion. »

Et se dégageant des bras de ceux qui l’entouraient, elle marcha d’un pas déterminé, et qui avait quelque chose d’égaré, vers l’if majestueux. L’abbé, Catherine et Roland d’Avenel la suivirent, tandis que lady Fleming restait en arrière avec les personnes inférieures de sa suite. Le chevalier noir suivit aussi la reine, ne la quittant pas plus que son ombre, mais restant toujours à la distance de deux ou trois pas. Il croisait les bras sur sa poitrine, tournait le dos au combat, et ne semblait occupé que de regarder Marie à travers la visière de son casque. La reine ne le regardait pas, mais fixait ses yeux sur l’if aux branches étendues.

«Eh bien ! « dit-elle, comme si à sa vue elle eût oublié ce qui se passait, et surmonté l’horreur que le premier aspect de Crookstone lui avait fait éprouver : « arbre superbe et majestueux, tu es encore aussi verdoyant et aussi majestueux qu’autrefois, quoique, au lieu de serments d’amour, tu entendes le bruit de la guerre. Tout a trouvé sa fin depuis la dernière fois que je te saluai… amour et amant… serments et celui qui les faisait… roi et royaume… Eh bien ! que voyez-vous du combat, seigneur abbé ? Nous avons le dessus, j’espère… Cependant de cet endroit les yeux de Marie ne peuvent être témoins que de malheurs ! »

Tous avaient les regards fixés sur le champ de bataille ; mais ils ne pouvaient rien découvrir, si ce n’est que l’affaire se poursuivait avec acharnement. Les petits enclos et les jardins des chaumières du village, qu’ils pouvaient distinguer parfaitement, avec leurs allées de sycomores et de frênes, beaux et tranquilles à la douce clarté du soleil de mai, étaient alors couverts d’une ligne de feu et d’un dôme de fumée ; et le bruit constant de la mousqueterie et du canon, mêlé aux cris des combattants qui se heurtaient, prouvait qu’aucun des deux partis n’avait cédé le terrain.

« Sous les coups de ces affreux tonnerres, dit l’abbé, une foule d’amis partent pour leur séjour éternel, pour le ciel ou l’enfer. Pendant ce terrible combat, que ceux qui croient à la sainte Église supplient avec moi le Très-Haut d’accorder la victoire au bon droit.

— Pas ici… pas ici ! » dit la malheureuse reine ; « je vous en conjure ; pas ici, mon père, ou priez en silence… Ici le passé et le présent se disputent trop mon âme pour que j’ose approcher du trône de Dieu… Ou si vous voulez prier, que ce soit pour une infortunée dont les plus tendres affections ont fait les plus grands crimes, et qui n’a cessé d’être reine que parce qu’elle fut sensible et qu’elle fut trompée.

— Ne serait-il pas bien, demanda Roland, que j’allasse faire un tour du côté du champ de bataille pour savoir le sort du combat ?

— Courez-y, au nom de Dieu, dit l’abbé ; car, si nos amis sont dispersés, nous devons nous hâter de fuir… mais prenez garde de ne pas trop approcher du lieu du danger, plus d’une vie dépend de votre retour.

— Oh ! ne vous hasardez pas trop, ajouta Catherine, et ne manquez pas de voir comment se battent les Seyton, et quelle est leur fortune !

— Ne craignez rien, je serai sur mes gardes, dit Roland d’Avenel ; » et, sans attendre de réponse, il courut vers le lieu du combat : cependant il avait soin de tenir les chemins hauts et ouverts et de regarder autour de lui avec précaution, de crainte de se laisser envelopper par un parti ennemi. Comme il approchait, le bruit du feu retentit de plus en plus à ses oreilles, les clameurs devinrent de plus en plus fortes, et il sentit ce violent battement de cœur, ce mélange de crainte naturelle, d’entraînante curiosité et d’inquiétude pénible qu’éprouve l’homme le plus brave lorsqu’il s’approche du théâtre d’une scène intéressante et pleine de danger.

Enfin Roland s’avança tellement près que, d’une hauteur voilée par des buissons et des bois taillis, il put distinguer l’endroit où le combat était le plus animé. C’était un chemin creux qui conduisait au village, et que l’avant-garde de la reine avait suivi lorsqu’elle s’avança avec plus de courage que de prudence pour s’emparer de ce poste important. Mais ces téméraires guerriers trouvèrent les enclos et les jardins occupés par l’ennemi, qui avait à sa tête le célèbre Kirkaldy Grange et le comte de Morton, et ils firent de grandes pertes en s’efforçant d’arriver jusqu’à leurs adversaires. Cependant, comme les partisans de la reine étaient la fleur des nobles et des barons, suivis de leurs parents et de leurs vassaux, ils avaient réussi à se porter en avant, méprisant les obstacles et le danger. Lorsque Roland arriva dans ce lieu, ils s’étaient rencontrés corps à corps avec les ennemis dans le défilé, et s’efforçaient de les faire déguerpir du village à la pointe de leurs lances, tandis que les protestants, également déterminés, gardaient leur avantage, luttant avec obstination pour repousser les assaillants.

Les deux partis se défendaient pied à pied, et pour ainsi dire corps à corps, de manière que les longues lances des hommes du premier rang avaient la pointe fixée sur le bouclier, le corselet, la cuirasse des combattants opposés : leur effort ressemblait à celui de deux taureaux qui, ajustant l’un contre l’autre leurs têtes monstrueuses, restent long-temps dans la même position, jusqu’à ce que la force supérieure ou l’opiniâtreté de l’un des deux contraigne l’autre à prendre la fuite, ou le précipite à terre. C’est ainsi que les pelotons opposés s’étaient, pour ainsi dire, enlacés d’une étreinte mortelle : ils s’ébranlaient lentement, tantôt en avant, tantôt en arrière, suivant le parti qui obtenait momentanément l’avantage : et la terre se jonchait de morts et de blessés, que foulaient indistinctement ennemis et amis. Ceux dont les armes étaient brisées se retiraient du premier rang et faisaient place à d’autres, pendant que les rangs de derrière, ne pouvant avoir part autrement à cette lutte sanglante, faisaient feu de leurs pistolets, lançaient contre l’ennemi leurs poignards, les pointes et les tronçons des armes rompues, comme si c’eût été des javelines.

« Dieu et la reine ! » était le cri qui retentissait d’un côté des combattants ; de l’autre, le cri de « Dieu et le roi ! » roulait comme un tonnerre : c’était au nom de leurs souverains que des sujets dévoués versaient par la main les uns des autres les flots les plus purs de leur sang ; c’était au nom de leur créateur qu’ils déchiraient son image avec le fer. Au milieu de cette confusion, souvent on entendait la voix des capitaines donnant leurs ordres, ainsi que celle des chefs supérieurs qui criaient dans le tumulte les mots de ralliement : à tous ces cris se mêlaient les gémissements des blessés et des mourants.

Il y avait environ une heure que le combat durait. Les forces des deux partis paraissaient épuisées ; mais leur acharnement n’était point dompté, leur rage n’était point abattue : lorsque Roland, qui jetait les yeux de tous côtés et qui avait l’oreille au guet autour de lui, vit une colonne d’infanterie, ayant à sa tête quelques cavaliers, tourner le pied de la hauteur qu’il occupait, et, la lance en avant, attaquer par le flanc l’armée de la reine déjà engagée sur son front dans un combat meurtrier. Au premier coup d’œil, Roland s’aperçut que l’auteur et le chef de ce mouvement n’était autre que le chevalier d’Avenel, son ancien maître ; et au second coup d’œil, il vit que cette action déciderait de la victoire. En effet, cette attaque, faite avec des troupes fraîches sur le flanc d’une armée fatiguée depuis long-temps d’une lutte aussi tenace que meurtrière, eut le plus prompt et le plus heureux résultat.

Les troupes de la reine, qui tout à l’heure offraient aux regards une ligne menaçante, épaisse et serrée de casques et de panaches, en un instant furent enfoncées et précipitées pêle-mêle du plateau dont elles s’efforçaient de s’emparer. Vainement la voix des chefs, qui rappelait les fuyards au combat, se faisait-elle entendre ; eux-mêmes, en résistant encore, étaient convaincus que toute résistance était désormais inutile. La plupart se faisaient massacrer ou tombaient couverts de blessures, tandis que le reste était emporté par le flux rapide et confus des fuyards. De quels sentiments le cœur de Roland ne fut-il point assiégé quand il vit cette déroute, et qu’il ne lui restait plus à lui-même qu’à tourner bride pour aller mettre en sûreté la personne de la reine ! Toute poignante qu’était son infortune, tout accablante qu’était sa honte, il oublia tout, quand du plateau qu’il occupait il vit en ce moment au bas de la hauteur Henry Seyton séparé de son parti dans la confusion de la défaite, couvert de sang et de poussière, se défendant en désespéré contre quelques soldats ennemis qui le serraient dé près, attirés par l’appât de sa magnifique armure. Roland partit comme l’éclair. Poussant son coursier vers le pied de la montagne, il se précipita au milieu des adversaires de Seyton ; de trois ou quatre coups de son épée, il fit mordre la poussière à deux d’entre eux, et força les autres à s’éloigner ; puis, tendant la main à Henri, il lui dit de saisir la crinière de son cheval.

« Dans cette journée nous vivrons ou nous mourrons ensemble, s’écria-t-il, mon cheval est à vous, tenez-vous-y ferme, jusqu’à ce que nous soyons hors de danger. »

Seyton obéit, il rassembla tout ce qui lui restait de force : Roland l’eut bientôt conduit loin du danger et du lieu où ses propres yeux avaient été témoins de l’issue fatale de la bataille. Mais ils ne furent pas plus tôt parvenus sous un couvert d’arbres qui se trouvaient là, que Seyton lâcha prise, et malgré les efforts de Roland pour le soutenir, il tomba sur la pelouse. « Je vous remercie de vos soins généreux, dit-il, c’est ma première et ma dernière bataille ; j’en ai trop vu pour avoir le désir d’assister à la fin. Hâtez-vous ! sauvez la reine. Rappelez-moi au souvenir de Catherine ; on ne la confondra plus avec moi, ce dernier coup d’épée a fait entre nous deux une éternelle distinction.

— Allons ! que je vous aide à monter sur mon cheval, » dit Roland avec vivacité ; ne désespérez pas de sauver vos jours ; pour moi, je puis m’en aller à pied. Tournez la tête et la bride de mon cheval vers l’ouest, et il vous emportera aussi vite que le vent.

— Jamais coursier ne sera plus monté par moi, dit le jeune Seyton ; adieu ! je vous aime mieux en mourant que je ne pense vous avoir jamais aimé dans ma vie. Je voudrais que mes mains ne se fussent pas rougies du sang de ce vieillard ; Sancte Benedicite, ora pro me. Ne vous arrêtez pas plus long-temps à considérer un homme qui se meurt. Hâtez-vous, sauvez la reine. »

Sa voix, en prononçant ces mots, avait fait un dernier effort : à peine Seyton les eut-il achevés qu’il expira. Ces paroles rappelèrent à Roland le devoir que cet accident lui avait un moment fait oublier, mais d’autres oreilles que les siennes les avaient entendues.

« La reine ! où est la reine ? » dit Halbert Glendinning, qui, suivi de deux ou trois cavaliers, parut au même instant. Roland sans répondre tourna la bride de son cheval, et se fiant à sa vitesse et à ses éperons, se dirigea au galop vers le château de Crookstone, franchissant les collines et les vallées. Plus pesamment armé, et monté sur un cheval moins léger, sir Halbert Glendinning le poursuivait la lance dans les reins, en lui criant : « Chevalier à la branche de houx, fais halte, et montre que tu as des droits à porter ce signe verdoyant : ne fuis pas comme un lâche, et ne déshonore pas cette marque des braves. Halte, poltron ! ou, par le ciel, je te traverserai le dos de ma lance, et je t’arracherai la vie comme à un lâche que tu es. Je suis le chevalier d’Avenel, je suis Halbert Glendinning. »

Mais Roland, qui n’avait nulle envie de se mesurer avec son ancien maître, et qui, d’un autre côté, savait bien que la sûreté de la reine dépendait de la diligence qu’il ferait, ne répliqua point un mot au défi et aux injures dont sir Halbert ne cessait de le poursuivre, mais, faisant plus que jamais usage de ses éperons, il fuyait avec plus de vitesse qu’auparavant, et avait gagné plus d’une centaine de pas sur Halbert, quand, arrivant près de l’if où il avait laissé la reine, il vit que sa garde était prête à monter à cheval, alors il cria autant qu’il avait de voix : « L’ennemi ! l’ennemi ! à cheval, belles dames, à cheval ! braves gentilshommes, faites votre devoir. »

Il parlait encore, que, tournant rapidement la bride de son cheval, et évitant le choc de sir Halbert Glendinning, il chargea l’un de ses hommes d’armes qui était le plus proche, avec tant d’impétuosité que d’un coup de lance il renversa le cavalier et le cheval ; alors, tirant son épée, il attaqua le second. Cependant le chevalier noir se précipita au-devant de Glendinning, et tous les deux se jetèrent l’un sur l’autre avec tant de furie que les chevaux furent renversés et que leurs cavaliers roulèrent sur la pelouse. Ni l’un ni l’autre ne se releva, car le chevalier noir avait le corps traversé par la lance de Glendinning, et le chevalier d’Avenel, écrasé sous le poids de son propre cheval et meurtri de sa chute, semblait être dans un pire état que celui-là même qu’il venait de blesser à mort.

« Rends-toi, chevalier d’Avenel, bon gré, mal gré, » dit Roland qui venait de mettre un second adversaire hors de combat, et qui se hâtait de prévenir les efforts de Glendinning pour recommencer la lutte.

« Je ne puis faire autrement que de me rendre, dit sir Halbert, puisque les forces me manquent pour combattre, mais je rougis de honte de dire à un lâche comme toi : Je me rends.

— Ne me nomme pas lâche, » dit Roland levant sa visière, et aidant son prisonnier à se relever, « sans tes anciennes attentions pour moi, et surtout sans les bontés de ta noble dame, tu aurais rencontré dans moi un autre brave.

— Le page favori de ma femme, » dit sir Halbert avec étonnement ; « ah ! malheureux enfant, j’ai appris ta trahison à Lochleven.

— Ne la lui reproche point, mon frère, dit l’abbé, il ne fut que l’agent de Dieu.

— À cheval, à cheval ! s’écria Catherine Seyton ; montez vite, allez-vous-en, ou nous sommes tous perdus. Je vois nos braves soldats fuyant sur un espace de plus d’une lieue. À cheval, seigneur abbé ; à cheval, Roland ; à cheval, chère princesse ; nous devrions déjà être à plus d’un mille d’ici.

— Regardez ces traits, » dit Marie lui montrant le chevalier prêt à rendre le dernier soupir, et dont une main compatissante avait détaché le casque ; « regardez-le bien, et dites-moi si celle qui cause la mort ou la ruine de quiconque l’a aimée, doit elle-même faire un pas de plus pour sauver sa misérable vie ? »

Depuis long-temps le lecteur doit avoir deviné ce que la reine avait elle-même découvert avant que ses yeux le lui confirmassent. Cette figure était celle de l’infortuné George Douglas, sur laquelle la mort avait imprimé son triste sceau.

« Regardez-le bien, regardez-le encore, dit la reine ; voilà ce qui fut réservé à tous ceux qui ont aimé Marie Stuart ! La royauté de François, l’esprit de Chastelar, le pouvoir et la courtoisie de l’aimable Gordon, le mélodieux talent de Rizzio, la noble taille et la grâce du jeune Darnley, l’audacieuse fierté, les manières galantes de Bothwell, et aujourd’hui l’amour profond et si dévoué du noble Douglas, rien n’a pu sauver aucun d’eux : leurs yeux et leurs cœurs se sont tournés vers l’infortunée Marie ; ils l’ont aimée, et leur amour fut un crime digne d’une mort prématurée. Aussitôt qu’une de ces tristes victimes avait conçu dans son âme une douce pensée en ma faveur, la coupe empoisonnée, la hache et le billot, le poignard, les mines, les cachots étaient là tout prêts pour la punir de son affection pour une infortunée telle que moi. Cessez vos prières, tout m’importune ; je ne veux point fuir d’un pas ; je ne dois, je ne puis mourir qu’une fois, et c’est ici que je veux mourir. »

Pendant qu’elle parlait ainsi, ses larmes ruisselaient sur la figure du chevalier mourant. Pour lui, il tenait constamment fixés sur la reine des yeux dans lesquels brillait encore le feu d’une passion que la mort qui s’approchait ne pouvait éteindre. « Ne vous affligez pas ainsi pour moi, » dit-il d’une voix si faible qu’on l’entendait à peine ; « c’est à votre sûreté qu’il faut penser. Je meurs en Douglas, et je meurs pleuré de Marie Stuart ! »

Il expira en prononçant ces mots, sans détourner les yeux de dessus cette figure adorée. La reine portait un cœur formé par la nature pour la bonté et la tendresse ; et, dans la vie privée, avec un époux plus convenable à cette trempe d’âme que Darnley, elle aurait fait le bonheur d’un homme, elle restait immobile, et arrosait de ses larmes le corps inanimé, quand elle fut rappelée à elle-même par l’abbé, qui cette fois trouva nécessaire d’user envers elle d’une remontrance plus forte qu’en toute autre circonstance. « Nous aussi, madame, dit-il, nous, dévoués serviteurs de Votre Grâce, nous avons aussi des amis et des parents à pleurer. Je laisse un frère dans un danger imminent ; l’époux de lady Fleming, le père et les frères de lady Catherine, sont tous sur le champ du carnage, ou tués ou prisonniers. Nous oublions le malheureux sort de ce que nous avons de plus proche et de plus cher, pour servir notre reine, tandis qu’elle, tout occupée de ses propres douleurs, ne nous donne pas la moindre place dans sa pensée.

— Je ne mérite point un tel reproche, mon père, » répondit la reine en essuyant ses pleurs : « je serai docile à votre remontrance : où faut-il aller, que faut-il faire ?

— Il nous faut fuir, et sur-le-champ, reprit l’abbé ; dire où, n’est pas si facile ; mais sur la route nous discuterons ce point important. Allons, mettez la reine sur la selle, et retirons-nous. »

On partit ; Roland seul différa un moment, afin de mettre le chevalier d’Avenel et sa suite sur la route du château de Crookstone, et d’avoir le temps de lui dire que tout ce qu’il demandait de lui pour prix de sa liberté était sa seule parole que lui et ses compagnons garderaient le secret sur la direction que la reine avait prise dans sa fuite. Comme il tournait la bride de son cheval pour partir, l’excellente physionomie d’Adam Woodcock, qui le regardait avec des yeux où se peignait la surprise, le frappa, et dans un autre temps elle aurait excité son hilarité. Adam était un des hommes d’armes qui avaient fait l’expérience de la pesanteur du bras de Roland ; tous deux en cet instant se reconnurent, Roland ayant relevé sa visière, et le bon archer ayant jeté à terre son casque dont la grille de fer le gênait, pour secourir plus promptement son maître. Dans ce casque, comme il était encore sur la pelouse, Roland n’oublia pas de laisser tomber quelques pièces d’or, fruit de la libéralité de la reine ; et après avoir fait un signe de souvenir et d’ancienne amitié, il partit au grand galop, afin de rejoindre la reine, dont la suite, qui était déjà loin, laissait derrière elle au bas de la montagne un épais nuage de poussière.

« Ce n’est parbleu pas de la fausse monnaie, » dit le bon Adam ramassant et pesant dans sa main les pièces d’or, « Ah ! oui, c’est bien M. Roland, c’est bien lui-même, c’est chose certaine, c’est sa bourse toujours ouverte, et par Notre-Dame, c’est bien le même poignet ! » Et en disant cela, le fauconnier faisait un mouvement des épaules. Comme milady sera joyeuse d’apprendre de ses nouvelles, car elle s’inquiète de lui comme d’un fils ! Marie, aussi il faut voir comme il est sémillant : oh ! oui, ces jouvenceaux si brillants sont sûrs de s’élever, c’est comme la mousse qui monte sur l’orifice d’un pot de bière. Mais pour nous, portion plus solide du genre humain, nous restons toujours fauconnier. » En parlant ainsi, il courut rejoindre ses camarades, qui étaient alors en grand nombre, et les aider à transporter son maître dans le château de Crookstone.


CHAPITRE XXXVIII et dernier.

la fuite.


Mon pays natal, adieu !
Byron.


Beaucoup de larmes furent versées sur les espérances trompées, les dangers de l’avenir et la perte de bien des amis lors de la fuite précipitée de la reine Marie. La mort du brave Douglas et celle de l’impétueux et vaillant Seyton semblaient affecter la reine plus que la perte de son trône, sur lequel elle avait été si près de se rasseoir. Catherine Seyton dévorait en secret son chagrin, et désirait soutenir le courage abattu de sa maîtresse ; et l’abbé, portant ses pensées inquiètes vers l’avenir, s’efforçait vainement de former quelque plan qui justifiât une ombre d’espoir. Le jeune Roland se mêlait aussi dans les vives discussions qui avaient lieu parmi les dévoués serviteurs qui entouraient la reine : il délibérait avec eux sur ce qui restait à faire, et son courage ne l’abandonnait pas.

« Votre Majesté, dit-il, a perdu une bataille ; votre aïeul Bruce en a perdu sept successivement avant de s’asseoir triomphant sur le trône d’Écosse, et de proclamer d’une voix victorieuse l’indépendance de son pays sur le champ de bataille de Bannockburn. Ces bruyères que nous traversons ne sont-elles pas plus agréables que le château de Lochleven entouré de fossés, si bien fermé et si bien gardé ?… Nous sommes libres… ces mots doivent vous consoler de toutes vos pertes. »

Il frappait une corde retentissante ; mais le cœur de Marie n’eut point d’écho pour elle.

« Que ne suis-je encore dans Lochleven, disait-elle, au lieu d’être témoin du carnage fait par des rebelles sur des sujets qui, pour moi, se sont offerts à la mort. Ne me parlez pas de nouvelles tentatives, elles vous coûteraient la vie, à vous, et aux amis qui me les conseilleraient. Je ne voudrais pas sentir une seconde fois ce que j’ai éprouvé lorsque j’ai vu de cette montagne les épées des cruels cavaliers de Morton se souiller du sang des fidèles Seyton et des braves Hamilton, pour les récompenser de leur loyauté envers leur reine. Non, si je devais régner sur toute la Grande-Bretagne ; je ne voudrais pas encore sentir ce que j’ai éprouvé lorsque le sang de Douglas teignit mon manteau. Cherchez pour moi quelque endroit où je puisse cacher cette misérable tête, qui porte malheur à tout ce qui l’aime ; c’est la dernière faveur que Marie demande à ses fidèles sujets. »

Ce fut dans cette accablante tristesse que, fuyant avec une rapidité extrême, l’infortunée Marie, après que lord Herries et quelques partisans l’eurent rejointe, arriva enfin à l’abbaye de Dundrennam, située à environ soixante milles du champ de bataille. Dans cet endroit retiré du comté de Galloway, les moines n’avaient pas été aussi rigoureusement poursuivis par la réformation, et quelques-uns languissaient encore dans leurs cellules sans y être persécutés ; le prieur, les yeux noyés de larmes, vint recevoir avec respect la reine fugitive à la porte de son couvent.

« Je vous apporte le malheur, mon bon père, » dit la reine en descendant de son palefroi.

— Qu’il soit le bien venu, répondit le prieur, s’il vient à la suite du devoir. »

Mise à terre et soutenue par ses femmes, la reine regarda un instant son palefroi, qui, fatigué et baissant la tête, semblait s’affliger des infortunes de sa maîtresse.

« Bon Roland, » dit la reine à voix basse, « que Rosabelle soit conservée pour… demande à ton cœur, et il te dira pourquoi je fais cette petite prière dans un si terrible moment. «

On la conduisit à son appartement, et dans le conseil en désordre de ses partisans, on adopta la fatale résolution de sa retraite en Angleterre. Dans la matinée, elle y donna son assentiment, et un messager fut envoyé au gouverneur anglais des frontières pour lui demander un sauf-conduit et l’hospitalité de la part de la reine d’Écosse. Le jour suivant l’abbé en se promenant dans le jardin de l’abbaye avec Roland, fit connaître au jeune homme combien il désapprouvait le parti qu’on venait de prendre. « C’est folie et malheur, dit-il, il vaudrait mieux abandonner sa personne aux sauvages montagnards ou aux brigands des frontières, que de se fier à Élisabeth. Une femme à une rivale !… une héritière présomptive à la garde d’une reine jalouse ?… Roland Herries est fidèle et loyal, mais ses conseils ont perdu sa souveraine.

— Oui, le malheur nous suit partout, » dit un vieillard, qui tenait une bêche en main, et qui était habillé en frère lai : l’abbé ne l’aurait point aperçu, sans la véhémence de cette exclamation : « Ne me regardez pas avec un tel étonnement !… Je suis celui qui fus l’abbé Boniface à Kennaquhair, qui fus le jardinier Blinkhoohe à Lochleven, qui, chassé partout, revins aux lieux où j’avais fait mon noviciat : et maintenant vous voilà encore arrivé pour me faire encore déguerpir !… J’ai eu une vie de fatigue, moi qui aurais trouvé le plus grand bonheur à passer mes jours dans la paix et la tranquillité.

— Bientôt, bon père, répondit l’abbé, nous vous délivrerons de notre compagnie, et je crains que la reine ne vienne plus troubler votre retraite.

— Bon ! vous en disiez auparavant tout autant, reprit le dolent vieillard : et cependant j’ai été chassé de Kinross, et pillé sur la route par les soldats… Ils m’ont enlevé le certificat dont vous aviez besoin, celui du baron… Mais, c’était un maraudeur ainsi que ces pillards… Vous m’avez demandé ce papier, et je ne le pouvais trouver, ils l’ont trouvé eux ; il certifiait la mariage de… de… ma mémoire me manque… Maintenant voyez comme les hommes sont différents ! Le père Nicolas vous aurait dit cent histoires sur l’abbé Ingelram, que Dieu lui fasse miséricorde ! Il avait, je vous assure, quatre-vingt-six ans, et je n’ai pas plus de… voyons.

— N’est-ce pas le nom d’Avenel que vous cherchez, mon bon père, dit Roland avec impatience, modérant cependant sa voix, de peur d’offenser ou d’alarmer le vieillard infirme.

— C’est cela Avenel, Julien Avenel…. Vous dites parfaitement le nom… Je conservais toutes les confessions particulières, pensant que mes vœux exigeaient que j’agisse de la sorte je n’ai pu la trouver quand mon successeur, Ambroise, m’en a parlé. Mais les soldats l’ont trouvée, et le chevalier qui commandait le détachement se frappa la poitrine quand il lut cette pièce, tellement que son haubert résonna comme une cruche vide.

— Sainte-Marie ! dit l’abbé, quel était donc celui à qui un tel papier inspirait un si grand intérêt ? quelles étaient la taille du chevalier, ses armes, ses couleurs ?

— Vous me tourmentez avec vos questions… J’osai à peine le regarder… Ils m’accusaient de porter des lettres pour la reine et fouillèrent ma malle c’était à cause de tout ce que vous avez fait à Lochleven.

— J’espère que Dieu a fait tomber ce papier entre les mains de mon frère, dit l’abbé à Roland qui, debout devant lui, frémissait et tremblait d’impatience ; j’ai entendu dire qu’il avait été avec ses partisans à la découverte entre Stirling et Glascow… Le chevalier ne portait-il pas sur son casque une branche de houx ?… ne pouvez-vous pas vous le rappeler.

— Oh ! me le rappeler… me le rappeler, dit le vieillard d’un ton d’aigreur ; comptez autant d’années que moi, si vos complots vous le permettent, et vous verrez combien de choses vous vous rappellerez… À peine si je me rappelle les poiriers que j’ai greffés ici de mes propres mains il y a cinquante ans.

En ce moment un cor sonna fortement sur le rivage.

C’est le signal de la chute de la royauté de la reine Marie, dit Ambroise ; la réponse du gouverneur anglais a été reçue favorablement sans doute, car a-t-on jamais vu fermer la porte d’une trappe à la proie qui se présente ?… Ne t’afflige pas, Roland… ce qui te regarde sera approfondi… mais nous ne devons pas quitter la reine… suis-moi… remplissons notre devoir, et pour ce qui en arrivera, remettons-nous à la grâce de Dieu… Adieu, bon père… je reviendrai bientôt vous visiter. »

Tandis qu’il sortait du jardin, suivi de Roland qui l’accompagnait avec répugnance, l’ex-abbé reprit sa bêche.

« Leur sort m’afflige et celui de cette pauvre reine aussi, murmurait-il ; mais que sont les peines d’ici-bas pour un homme de quatre-vingts ans ?… D’ailleurs, il a tombé une belle rosée ce matin : c’est le temps qui convient pour semer nos choux de primeur.

— L’âge l’accable, dit Ambroise en entraînant Roland vers le bord de la mer ; il faut que nous lui laissions le temps de se recueillir nous ne devons maintenant penser qu’au sort de la reine. »

Ils arrivèrent bientôt dans le salon où Marie se trouvait entourée de sa petite cour, et ayant à ses côtés le shériff du Cumberland, gentilhomme de la maison de Lowther, richement habillé et accompagné de soldats. La figure de la reine offrait un singulier mélange de joie et de répugnance pour son départ. Son langage et ses gestes parlaient d’espérance et de consolation à ses suivants ; et elle semblait chercher à se persuader que la démarche qu’elle allait faire était pour sa sûreté, que la promesse qu’elle avait reçue d’un accueil favorable était une garantie plus que satisfaisante ; mais ses lèvres tremblantes et ses yeux incertains trahissaient à la fois la peine qu’elle éprouvait de quitter l’Écosse, et ses craintes de se confier à la foi douteuse de l’Angleterre.

« Soyez le bienvenu, seigneur abbé, dit-elle, et vous Roland d’Avenel, nous avons de bonnes nouvelles à vous donner : l’officier de notre aimable sœur nous offre, en son nom, un sûr asile contre les rebelles qui nous ont chassée de notre royaume. Seulement je suis affligée qu’il faille nous séparer pendant un peu de temps.

— Nous séparer, madame ! s’écria l’abbé ; est-ce donc vous accueillir convenablement en Angleterre que de commencer par diminuer votre suite et vous contraindre de renvoyer vos fidèles conseillers ?

— Ne pensez pas ainsi, bon père, répliqua Marie. Le gouverneur et le shériff, serviteurs fidèles de ma royale sœur, jugent nécessaire d’obéir à ses ordres, même à la lettre, dans la circonstance présente, et ne peuvent recevoir que moi et mes femmes. On dépêchera bientôt un exprès de Londres afin de m’assigner un lieu pour ma résidence, et j’enverrai promptement vous dire dans quel endroit ma petite cour sera formée.

— Votre cour formée en Angleterre ! et tandis qu’Élisabeth vit et occupe le trône ? dit l’abbé ; ce sera quand nous verrons deux soleils dans le ciel.

— Ne croyez pas cela, reprit la reine ; nous sommes persuadée de la foi de notre sœur. Élisabeth aime sa renommée, et tout ce qu’elle en a gagnée par son pouvoir et par sa sagesse n’égalera pas ce qu’elle en acquerra en étendant son hospitalité sur une sœur infortunée ! non, tout ce qu’elle pourrait faire par la suite de bon, de grand et de sage, n’empêcherait pas le reproche qu’on lui ferait d’avoir abusé de notre confiance. Adieu, mon page ; maintenant, mon chevalier, adieu pour peu de temps ! Je sécherai les larmes de Catherine, ou je pleurerai avec elle jusqu’à ce que nous ne puissions plus pleurer. » Elle tendit sa main à Roland, qui, se précipitant à ses genoux, la baisa avec la plus vive émotion. Il était prêt à rendre le même hommage à Catherine, quand la reine affectant un air de vivacité, dit : « sur ses lèvres, maladroit ! Allons, Catherine, tu peux le permettre ; les gentilshommes anglais doivent voir, que, même dans notre froid climat, la beauté sait comment elle peut récompenser la bravoure et la fidélité !

— Nous n’avons pas attendu jusqu’à présent pour apprécier la valeur des habitants d’Écosse et le pouvoir des beautés qu’elle renferme, dit le shérifï de Cumberland avec courtoisie. Je voudrais qu’il fût en mon pouvoir d’accueillir en Angleterre les personnes disposées à suivre celle qui est elle-même reine des beautés écossaises, et de leur prodiguer tous les égards qu’elles méritent ; mais notre reine a donné des ordres positifs pour le cas qui se présente maintenant, et ces ordres doivent être scrupuleusement exécutés par son sujet. Puis-je rappeler à Votre Majesté que la marée est favorable ? »

Le shériff prit la main de la reine ; et elle avait déjà posé le pied sur l’espèce de pont factice qu’on avait jeté pour la faire entrer dans l’esquif, quand l’abbé, sortant de la stupeur où l’avaient fait tomber les paroles du shériff, s’élança dans l’eau et saisit la reine par le bord de sa mante.

« Elle l’a prévu ! elle l’a prévu ! s’écria-t-il ; elle a prévu que vous fuiriez dans son royaume, et le prévoyant, elle a donné des ordres pour qu’on vous reçût ainsi. Princesse aveugle, trompée et condamnée, votre sort sera résolu quand vous quitterez le rivage… Reine d’Écosse, tu n’abandonneras pas ainsi ton héritage ! » continua-t-il en la retenant encore par son manteau ; « tes fidèles sujets seront rebelles à tes volontés, afin de te pouvoir soustraire à l’esclavage et à la mort. Ne redoutez ni les lances, ni les arcs de cet homme ; nous les repousserons de force. Oh ! pourquoi n’ai-je pas les armes de mon vaillant frère ? Roland d’Avenel, mets l’épée à la main ! »

La reine s’arrêta, irrésolue et effrayée, un pied sur la planche et l’autre sur le sable de son rivage natal, qu’elle allait quitter pour toujours.

« Il n’est pas besoin de violence, seigneur prêtre ! dit le shériff de Cumberland ; je suis venu ici à la prière de votre reine pour lui rendre service, et je partirai à son moindre mot si elle rejette le secours que je peux lui offrir. Ce n’est point une merveille que la sagesse de notre reine ait pu prévoir un semblable événement au milieu des troubles d’un état mal affermi ; et que, tout en voulant offrir l’hospitalité à sa royale sœur, elle croit prudent de défendre l’entrée des frontières anglaises à des armées débandées de partisans écossais.

— Vous entendez, dit la reine Marie, dégageant doucement sa robe de la main de l’abbé ; c’est de notre pleine volonté que nous quittons ce rivage, et sans doute il nous sera fibre d’aller en France ou de retourner dans nos domaines, ainsi que nous le déterminerons… En outre, il est trop tard… Donnez-moi votre bénédiction, mon père, et que Dieu répande la sienne sur vous !

— Puisse-t-il avoir pitié de toi et te l’accorder aussi, dit l’abbé en se retirant. Mais mon cœur me dit que je te vois pour la dernière fois ! »

Les voiles furent déployées, et l’esquif traversa légèrement le bras de mer qui se trouve entre les bords du Cumberland et ceux de Galloway. Mais jusqu’à ce qu’il eût disparu à leurs yeux, les compagnons de la reine, inquiets, tristes et abandonnés, ne cessèrent de rester sur le rivage ; et long-temps ils purent distinguer le mouchoir que Marie agitait comme le signe souvent répété de l’adieu qu’elle faisait à ses fidèles sujets et aux rivages de l’Écosse.

CONCLUSION.


Si Roland avait pu être consolé du départ de sa maîtresse et des infortunes de sa souveraine par de bonnes nouvelles qui le regardaient tout particulièrement, il eût éprouvé un sensible plaisir quelques jours après que la reine eut quitté Dundrennam. Un courrier hors d’haleine, qui n’était autre qu’Adam Woodcock, apporta des dépêches que sir Halbert Glendinning envoyait à l’abbé ; il le trouva avec Roland, car tous deux habitaient encore Dundrennam et tourmentaient Boniface de leurs questions réitérées. Le paquet contenait une pressante invitation faite à l’abbé de venir établir pendant quelque temps sa résidence au château d’Avenel. « La clémence du régent, disait celui qui avait écrit la lettre, a étendu son pardon et sur Roland et sur vous, à condition que vous resterez l’un et l’autre sous ma surveillance. J’ai à vous communiquer, touchant la famille de Roland, des choses que vous serez bien aise de connaître, et qui, en qualité de mari de sa plus proche parente, m’obligent à prendre un nouvel intérêt à sa fortune. »

L’abbé lut cette lettre, et s’arrêta, comme s’il réfléchissait à ce qu’il aurait de mieux à faire. Pendant ce temps, Woodcock tira Roland à l’écart. « Maintenant, lui dit-il, prenez garde, monsieur Roland, que quelque bagatelle papiste ne dérange plus du droit chemin ni vous ni le prêtre. Vous vous êtes toujours conduit comme un gentilhomme. Lisez cela, et remerciez Dieu qui a jeté le vieil abbé Boniface sur notre passage, lorsque deux des soldats de Seyton le conduisaient ici, à Dundrennam. Nous cherchions sur lui, dans ses poches, pour tâcher d’obtenir quelques lumières concernant votre bel exploit de Lochleven, qui a coûté la vie à tant d’hommes, et à moi des os brisés : nous avons trouvé ce qui vaut mieux pour vous que pour nous. »

Le papier qu’il avait remis à Roland était effectivement une attestation du père Philippe, où il avait écrit de sa main : « Nous sacristain indigne et frère de la maison de Sainte-Marie, certifions que, sous le sceau du secret, nous avons uni par le saint sacrement du mariage Julien Avenel et Catherine Græme ; mais que, Julien s’étant repenti de cette union, moi, père Philippe, j’ai été assez coupable pour lui promettre de cacher et de déguiser cette même union, selon un complot imaginé entre moi et ledit Julien Avenel, d’après lequel la pauvre demoiselle fut induite à croire que la cérémonie avait été célébrée par une personne qui n’avait pas été ordonnée, et qui n’avait pas de pouvoir à cet effet. Plus tard, moi, sacristain, j’imaginai que ce coupable secret était la cause pour laquelle je me trouvais abandonné à la mauvaise influence d’une fée ondine, qui me tenait sous un charme, et de plus m’avait dès lors affligé de douleurs rhumatismales. C’est pourquoi j’ai déposé ce témoignage et cette confession, avec le jour et la date dudit mariage, entre les mains de mon légitime supérieur Boniface, abbé de Sainte-Marie, sub sigillo confessionis[84]. »

Il paraissait par une lettre de Julien, pliée soigneusement avec le certificat, que l’abbé Boniface s’était en effet mêlé de cette affaire, et avait obtenu du baron la promesse de déclarer son mariage ; mais la mort de Julien et de son épouse malheureuse, l’ignorance où il était du sort de leur infortunée progéniture, la démission de l’abbé, et par-dessus tout son caractère inactif et insouciant, avaient laissé tomber cette affaire dans le plus profond oubli, jusqu’au moment où elle fut appelée accidentellement dans une conversation avec l’abbé concernant la famille Avenel. À la prière de son successeur, Boniface chercha ces papiers, mais comme il ne voulait se faire aider de personne en visitant le peu d’archives spirituelles et de confessions importantes qu’il avait respectueusement conservées, ces papiers y seraient restés pour toujours ensevelis, si le chevalier Halbert Glendinning ne les avait examinés avec la plus stricte attention.

« Ainsi donc, vous serez enfin l’héritier de la famille Avenel, master Roland, après que mon maître et ma maîtresse seront morts, dit Adam ; et pour moi je n’ai qu’une faveur à vous demander, et je me flatte que vous voudrez bien ne pas me la refuser.

— Non, s’il est en mon pouvoir de te dire oui, mon bon ami.

— Eh bien donc ! je voudrais, si je vis assez long-temps pour voir ce jour, continuer à nourrir vos jeunes faucons avec de la chair non lavée, dit Woodcock en insistant, et comme s’il n’était pas bien certain que sa demande fût accueillie favorablement.

« Tu les nourriras avec ce tu que voudras, dit Roland en riant, et je ne suis pas de beaucoup de mois plus vieux que lorsque je quittai le château, mais j’ai acquis assez de bon sens pont ne pas tourmenter un homme qui a de l’expérience dans sa profession.

— Alors je ne voudrais pas troquer ma place contre celle de fauconnier du roi, dit Adam Woodcock, ni contre celle de fauconnier de la reine. Mais on dit qu’elle sera cloîtrée et n’en aura jamais besoin… Je vois que cela vous chagrine d’y penser, et je me chagrinerais de compagnie : mais que faire ! la Fortune prend son vol sans jamais pouvoir être arrêtée, et un homme s’enrouerait à la rappeler sans en pouvoir venir à bout. »

L’abbé et Roland se mirent en route pour Avenel, où le premier fut reçu affectueusement par son frère, tandis que la dame du château pleurait de joie de voir que l’orphelin qu’elle avait protégé avec tant de soin était le dernier rejeton de sa propre famille. Sir Halbert Glendinning et toute sa maison furent un peu surpris du changement qu’une si courte connaissance du monde avait produit sur leur ancien hôte. Ils se réjouirent de voir que le page gâté, impertinent et présomptueux, était devenu un jeune homme modeste et raisonnable, qui connaissait trop ses propres espérances pour demander avec chaleur et pétulance ce qui lui était promptement et volontairement accordé. Le vieux majordome Wingate fut le premier à chanter ses louanges, et mistress Lilias lui servit enfin d’écho, espérant que Dieu ferait un jour connaître à l’ex-page son véritable Évangile.

En effet le cœur de Roland avait toujours été porté secrètement vers ce véritable évangile, c’est-à-dire vers la réformation ; et le bon abbé étant parti pour la France dans le but d’accomplir la résolution qu’il avait prise d’entrer dans quelque maison de son ordre en ce royaume, ce départ leva toutes les difficultés qu’il aurait pu apporter. Ce qu’il devait à Madeleine Græme aurait encore pu ajouter quelque obstacle au changement de croyance de son jeune ami. Mais il apprit, avant d’avoir été long-temps au château d’Avenel, que sa grand’mère était morte à Cologne, en remplissant une pénitence trop rigoureuse pour son âge, qu’elle s’était imposée par amour pour l’Église et la reine d’Écosse, aussitôt après qu’elle eut appris la perte de la bataille de Langside. Le zèle de l’abbé Ambroise fut plus sage ; il se retira dans un couvent écossais à… et il y vécut de telle sorte, que la confrérie fut portée à demander pour lui les honneurs de la canonisation. Mais il devina ce projet, et pria les moines, sur son lit de mort, de ne rendre aucun honneur à un corps qui avait autant péché que chacun d’eux, mais d’envoyer ses dépouilles mortelles et son cœur à Avenel, pour y être enterrés dans la chapelle sépulcrale du monastère de Sainte-Marie, afin que le dernier abbé de cette maison si célèbre pût dormir en paix parmi les ruines.

Long-temps avant cette époque, Roland d’Avenel épousa Catherine Seyton, qui, après deux ans de résidence avec son infortunée maîtresse, avait été renvoyée lorsque cette princesse fut réduite à une plus étroite prison. Catherine retourna dans la maison de son père ; et comme Roland était reconnu pour le successeur et le légitime héritier de la maison d’Avenel, et que ses biens étaient fort augmentés par l’habile administration de sir Halbert Glendinning, il n’y eut rien qui s’opposât au mariage de cette jeune fille. Sa mère venait de mourir lorsqu’elle entra pour la première fois au couvent, et son père dans les temps de troubles qui suivirent la fuite de la reine Marie en Angleterre, ne fut pas contraire à l’alliance d’un jeune homme qui, lui-même fidèle à la reine Marie, avait encore, par le moyen de sir Halbert Glendinning, quelque crédit auprès du parti qui s’était emparé du pouvoir.

C’est pourquoi Roland et Catherine furent unis en dépit de la différence de croyance. Et l’on vit la Dame Blanche, dont les apparitions avaient été fort rares lorsque la maison d’Avenel semblait pencher sur son déclin, se réjouir sur les bords de sa fontaine, ayant la taille entourée d’une ceinture d’or aussi large que le baudrier d’un comte.


fin de l’abbé.



  1. Ce roman rappelle plusieurs circonstances de la vie de Marie Stuart et notamment son évasion du château de Lochleven en Écosse. a. m.
  2. Ceci rappelle notre proverbe : « À bonne auberge point d’enseigne. » a. m.
  3. Cet ancien poète a traduit l’Énéide en vers écossais, aujourd’hui presque inintelligibles pour les Écossais mêmes. Il vivait dans le XVe siècle. a. m.
  4. Wolf, en anglais, comme dans la plupart des langues du Nord, signifie un loup. a. m.
  5. Ancienne famille dont le chef était l’ami de Wallace. a. m.
  6. Montagne d’Écosse où l’on trouve des aigles. Lanercost, qui vient ensuite, est le nom d’une ville du même pays. a. m.
  7. Ancien palais des rois d’Écosse, aujourd’hui encore maison royale. C’est un des anciens édifices d’Édimbourg, près duquel sont les ruines du pavillon où Darnley époux de Marie Stuart, sauta en l’air. a. m.
  8. Terme de fauconnerie : le petit.
  9. Terme de fauconnerie : jusqu’à ce qu’il perche.
  10. Personnage d’un drame de Shakspeare, intitulé Twelfth-Night. a. m.
  11. Ancienne monnaie d’Écosse équivalant à 40 centimes. a. m.
  12. Jeddart, nom vulgaire et abrégé de Jedburgh chef lieu de comté en Écosse. a. m.
  13. Paroles que Jésus-Christ adressa à Saint-Pierre quand celui-ci eut coupé une oreille à Maltus. Évangile selon saint Matthieu, c. xxvi, v. 52. a. m.
  14. Suivante de Bethsabé. a. m.
  15. It may be the same wand,
    But not the same hand.

    a. m.
  16. Expression dont se servit sir Ralph Percy, tue à la bataille d’Hedgely-Moor en 1164 : c’est par ces mots qu’en mourant il rappela son inébranlable fidélité à la maison de Lancastre. a. m.
  17. Les princes ont conspiré entre eux en disant : Anéantissons ses filets. a. m.
  18. Jusqu’à quand, Seigneur ? a. m.
  19. Whistle, dit le texte, parce qu’avant l’invention des sonnettes on se servait en Angleterre d’un sifflet pour appeler les domestiques. a. m.
  20. Qu’il soit permis. a. m.
  21. À peine permis. a. m.
  22. Ballade romanesque de Southey a. m.
  23. Voyez the Rehearsal (la Répétition), comédie par le duc de Buckingham.
  24. Personnage du Songe d’une nuit d’été de Shakspeare.
  25. Uylen spiegel, nom hollandais qui, étant décomposé, signifie, comme Howleglas en anglais, miroir de hibou.
  26. Lieu où se donnaient les combats d’animaux à Édimbourg comme à Londres. Voyez Nigel.
  27. Dan est ici pour Daniel ; howlet signifie petit hibou ; et hirst, colline. Ainsi ce mot composé revient à Daniel de la colline du hibou. a. m.
  28. Expression proverbiale pour dire qu’il faut savoir se taire. a. m.
  29. Le saint Médard de l’Écosse ; quand il pleut le jour de sa fête (4 juillet), le mauvais temps, disent les bonnes femmes, durera quarante jours. a. m.
  30. Petite ville sur le Rhin. a. m.
  31. Mot qui veut dire garde-pont. a. m.
  32. Mot qui veut dire enfumée. Old-Reekie est l’épithète que les Écossais donnent à Édimbourg. a. m.
  33. Allusion à la fin tragique de Darnley, époux de Marie Stuart, et au château duquel ou mit le feu pendant la nuit. Une mine le fit sauter en l’air. a. m.
  34. Slogan, cri de guerre.
  35. Set on, en avant.
  36. High-Gate, Haute porte.
  37. Ici Roland joue sur le mot Seyton, qui a le même son que set on, c’est-à-dire en avant.
  38. Une des rues principales d’Édimbourg.
  39. Lorsqu’un essaim d’abeilles s’égare, on le ramène à la ruche en frappant sur un chaudron de cuivre.
  40. Expression proverbiale, équivalant à : « Quelle nouvelle faute viens-tu de commettre ? » a. m.
  41. Nom donné aux chaînes d’or que portaient les guerriers de ce temps. Ce mot est d’origine espagnole, car la mode de porter ces ornements coûteux était fort suivie par les conquérants du Nouveau-Monde.
    Cette note est traduite de celle de l’auteur anglais. a. m.
  42. Wing-the-wind.
  43. One hand must scratch the other, proverbe qui répond à : « Il faut s’aider les uns les autres. » a. m.
  44. Lieu où fut livrée une sanglante bataille entre les Douglas et les Percy ; Cheyy-Chase est également le titre d’une fameuse ballade écossaise consacrée à ce mémorable événement. a. m.
  45. L’auteur joue ici sur le mot maiden, qui signifie en anglais fille et qui désignait en Écosse une sorte de guillotine. a. m.
  46. Allusion à la jeune fille d’Hérode, qui dansa devant lui, et qui lui fit tant de plaisir qu’il promit de lui accorder tout ce qu’elle voudrait. Elle demanda la tête de saint Jean-Baptiste, et le tyran tint sa parole. (Voir l’Évangile saint Matthieu, c. xxiv.) a. m.
  47. Heather gill, mot composé qui revient à : Fleur de Bruyère. a. m.
  48. Nom de la juridiction dont Édimbourg est le chef-lieu. Il y a trois districts de ce nom : l’East Lothian, le Lothian oriental, qui dépend du comte de Hadington ; le West Lothian le Lothian occidental, district du comte de Lintithgow ; et le Mid Lothian, le Lothian du milieu, district du comté d’Édimbourg proprement dit. Cette explication retiendra dans le roman connu en France sous le titre de Prison d’Édimbourg, mais que Walter Scott a intitulé The Heart of Mid Lothian, le cœur, c’est-à-dire, le point central du Lothian du milieu. a. m.
  49. Expression écossaise qui veut dire : Choux bouillis et non hachés.
  50. Nom de l’épée du roi Arthur. a. m.
  51. Expression qui manque à noter langue, et que nous hasardons ici. a. m.
  52. Your wits are gone on wool gathering, votre esprit est allé ramasser de la laine ; proverbe équivalant à celui : Votre raison a délogé. a. m.
  53. The brass of her brow would furbish the front of twenty pages, métaphore très-hardie pour exprimer l’audace du jeune page déguisé. a. m.
  54. Expression écossaise qui s’applique à celui qui attaque son supérieur en rang ou en puissance. a. m.
  55. Elle était enceinte de sept mois lorsque Rizzio fut tué sous ses yeux et la couvrit de son sang. a. m.
  56. Livrée en 1547. Les Anglais, commandés par le protecteur Heriford, duc de Sommerset, y défirent, après un combat sanglant, l’armée écossaise, commandée par le comte d’Arrau, régent du royaume d’Écosse. a. m.
  57. Henri Darnley, époux de Marie Stuart, périt dans la nuit du 9 février 1567, La maison qu’il habitait sauta par l’effet d’une mine. La bataille de Carberry-Hill fut livrée le 5 juin de la même année. Marie fut défaite par ses sujets, révoltés contre son nouvel époux, Bothwell, et obligée de se mettre entre leurs mains. a. m.
  58. Cheval d’Espagne. a. m.
  59. Marie Stuart était reine d’Écosse, la plus proche héritière d’Élisabeth reine d’Angleterre, et veuve de François II, roi de France. a. m.
  60. Allusion aux armoiries de Douglas. a. m.
  61. Espèce de petite truite qui se trouve dans des rivières d’Écosse, et qu’il n’est pas possible d’attraper avec la mouche artificielle. On la pêche avec le filet. a. m.
  62. Dagon était une idole très-révérée des Philistins. Ce mot, en hébreu, signifie poisson : et en effet cette fausse divinité avait par le bas du corps la forme d’un dauphin. a. m.
  63. Baal, divinité fameuse chez les Babyloniens. Son nom, en chaldéen, signifie seigneur. Ses temples étaient bâtis sur des lieux hauts, c’est-à-dire sur le sommet des montagnes. a. m.
  64. Il y a dans le texte leech, qui signifie sangsue. a. m.
  65. Un verre de bon vin pris à jeun restaure la nature épuisée. a. m.
  66. Quand un médecin demande son salaire, c’est le diable. a. m.
  67. Madame n’importe quel nom. a. m.
  68. Tout le monde joue la comédie. a. m.
  69. Songe d’une nuit d’été, Shakspeare.
  70. Hamlet.
  71. Allusion, non pas au jeune hippolyte de la tragédie de Racine, mais à la belle Hippolyte, reine des Amazones, qui figure avec Thésée dans le Songe d’une nuit d’été de Shakspeare.
  72. Le sage discerne ce que le sot confond. a. m.
  73. Will est l’abréviation de Guillaume, et Wilful Will signifie Guillaume l’Entêté. a. m.
  74. Guillaume au bouchon de paille, Jacques à la lanterne, ces deux expressions s’emploient indifféremment pour désigner les feux follets. a. m.
  75. Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur, damné qui vient au nom de l’ennemi.
  76. De la bouche des petits. a. m.
  77. Espèce de petite arquebuse.
  78. Pilniewinks et thumbikins, instruments de torture en usage en Écosse, au moyen desquels on serrait les pouces aux prisonniers que l’on mettait à la question.a. m.
  79. Qu’on fasse l’expérience sur un corps vil.
  80. Nous fatiguons en vain nos malades de remèdes. a. m.
  81. Tournure biblique pour exprimer une personne d’une autre croyance.
  82. Favori de Jacques II, indigne de la confiance de son maître.
  83. Esprit des rivières, des lacs, des fontaines, et des gouffres où il y a de l’eau.
  84. Sous le sceau de la confession. a. m.