L’Abbaye d’Évolayne/Texte entier

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Plon (p. -274).


paule régnier
labbaye
prix du roman 1934
plon
dévolayne
27e mille
Il a été tiré de cet ouvrage

20 exemplaires sur papier pur fil des papeteries, Lafuma à
Voiron, numérotés de I à 20.
L’ABBAYE D’ÉVOLAYNE
DU MÊME AUTEUR
À LA MÊME LIBRAIRIE :

Heureuse faute. Roman, 14e édition.

Petite et Nadie. Roman. 5e mille.

Cherchez la joie. Roman. 7e mille

Tentation. Roman. 9e mille.

Les Filets dans la mer. Roman. 8e mille.

CHEZ D’AUTRES ÉDITEURS :

Octave (Épuisé).

Paul Drouot (Le Divan, éditeur).

La Vivante paix (Bernard Grasset, éditeur)

Marcelle, faible femme (Fayard, éditeur).

PAULE RÉGNIER

L’ABBAYE
D’ÉVOLAYNE
PARIS
librairie plon
les petits-fils de plon et nourrit
imprimeurs-éditeurs — 8, rue garancière, 6e

Copyright 1933 by Librairie Plon,

Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays y compris l’U. R. S. S.



À
LOUIS BUZZINI













PREMIÈRE PARTIE

Les choses grandes et inouïes,
notre  cœur  est  tel  qu’il  ne  peut
y résister.
Paul Claudel.

I

Nul être ayant reçu le don précieux du bonheur, si attentivement qu’il veille sur ce trésor, n’aperçoit à quel moment il commence à le laisser fuir entre ses mains. Comme le jour se change en nuit, l’été en hiver, insensiblement la joie se change en peine, la plénitude en privation. Plus tard seulement, quand son malheur est chose accomplie, l’âme démunie, en se tournant vers son passé, y discerne les premières ombres qui s’étendirent sur sa destinée, l’heure qui marqua le début de sa ruine. Mais tout incident, tout événement, et le choix qu’on fait d’une direction ou d’une autre semblent toujours, dans le présent, dénués d’importance.

Le nom d’Évolayne, lorsque Adélaïde Adrian l’entendit prononcer au cours d’un voyage, ne lui inspira nulle appréhension. C’était le nom d’un pays étranger qu’elle désira connaître. Rien ne l’avertit qu’il fallait à tout prix l’éviter.

Elle avait obtenu, non sans peine, que son mari, cet été-là, prît de longues vacances. Surmené par une vie mondaine intense, autant que par sa profession de chirurgien, Michel Adrian accepta d’abandonner pour trois mois ses malades à un remplaçant et partit en auto avec Adélaïde, sans projet défini. Les Ardennes qu’il avait traversées au début de la guerre l’attirèrent. Il voulut revoir avec sa femme la vallée de la Meuse. « Nous trouverons bien par là, dit-il, quelque coin agréable où nous pourrons nous installer pour une longue villégiature. » Mais cette région rude et sauvage, encore peu connue, n’offre point grande ressource aux touristes. Les auberges y sont rares et sans confort. En outre, Michel, homme d’action, bien qu’il aimât la nature ne savait point s’y contenter d’un long loisir. À Joigny-sur-Meuse, à Layfour, à Monthermé, il déclara : « Voilà l’endroit rêvé. » En deux jours, marchant du matin au soir, il épuisait les charmes des promenades. Puis il repartait, dévoré par l’appétit du nouveau.

— Je n’appelle pas cela se reposer, mais entasser de nouvelles fatigues, disait Adélaïde.

Elle le suivait, un peu lasse, indulgente pourtant. Elle savait qu’à l’homme, toujours désireux d’accroître l’étendue de sa connaissance, un seul pays, un seul livre ne peuvent suffire. Elle admirait chez son mari cette avidité de l’esprit, à laquelle elle devait, dans l’ordre intellectuel, d’immenses enrichissements. Leurs rôles ici-bas étaient différents. À lui appartenait le soin de la recherche, à elle celui de garder jalousement le trésor acquis. Michel découvrait pour elle dans les livres, dans l’art, dans la nature bien des beautés qui lui eussent échappé. Il s’en saisissait, s’enthousiasmait et passait outre, alors qu’elle, lente à comprendre, lente à s’émouvoir, couvait et savourait longtemps la chose aimée.

Un matin, ils atteignirent les bornes de la France, la plaine pelée de Givet. Ils furent d’accord pour n’y point séjourner et, sitôt le déjeuner fini, étudièrent un nouvel itinéraire. Adélaïde voulait retourner en arrière, car elle aimait les lieux déjà connus, les paysages familiers. Michel proposa de passer en Belgique.

— Après la frontière, dit-il, le pays redevient beau. Nous pourrions suivre la vallée de la Meuse jusqu’à Dinant, jusqu’à Namur.

— Jusqu’à la mer, soupira-t-elle, qui, seule, limitera votre élan.

Il sourit légèrement en la regardant et elle fut aussitôt prête à faire tout ce qu’il désirait. Il avait une grande figure impérieuse, à la fois ravagée et jeune. Le front, les joues étaient marqués de rides profondes. Les yeux, habitués à voir la maladie, gardaient devant les plus beaux spectacles une expression de pitié contenue, d’attention sérieuse. Mais le sourire, caressant et clair, transfigurait cette physionomie, lui prêtait une séduction féminine. Il ne fit qu’apparaître sur les lèvres aussitôt refermées. De nouveau, le front baissé, Michel consultait la carte de Belgique, dépliée sur la table.

— C’est bien, cherchons un but plus proche.

Son doigt errant s’arrêta soudain sur un point qui parut l’intéresser vivement.

— Quoi ! dit-il, Évolayne ! nous en serions si près ? L’abbaye d’Évolayne.

Ce nom éveilla en Adélaïde de lointaines réminiscences qu’elle ne put préciser.

— Qu’est-ce ? demanda-t-elle. Une ruine curieuse, une abbaye abandonnée ?

— Nullement, une abbaye bénédictine moderne, fondée depuis soixante ans à peine. Vous savez bien, j’ai dans ce cloître un ancien condisciple, mon très cher ami de jeunesse, Henri Darbaud, en religion dom Athanase.

Entre toutes les lettres de félicitations reçues lors de leur mariage, Adélaïde évoqua soudain la plus marquante : celle qui pour en tête avait une croix et le mot « Pax » et dont le ton était tour à tour si enjoué et si austère. Une phrase lui revint à la mémoire, où le religieux, en bénissant les jeunes époux, leur souhaitait de nombreux enfants. Ce souvenir la fit rougir. Après sept ans de mariage, elle avait perdu tout espoir de maternité. Elle le regrettait plus encore pour son mari que pour elle. Elle avait souvent l’impression qu’elle ne lui suffisait pas absolument et que des enfants eussent sans doute comblé ce vide qu’elle sentait entre eux. À la dérobée, son regard pesa un instant sur Michel. Connaîtrait-elle jamais bien ce cœur caché ? En même temps elle répondit, avec un léger accent de persiflage :

— Dom Athanase ! Mon Dieu ! de quel gouffre d’oubli émerge-t-il soudain à la surface de vos affections ? Vous l’avez quelque peu perdu de vue, il me semble.

Michel se reconnut coupable. Par paresse et manque de temps, il n’écrivait guère et laissait depuis des années sans réponse la dernière lettre du religieux. Mais il prétendit que leur amitié n’avait, de ce fait, subi aucune atteinte. Il exprima le désir de réparer ses négligences en allant surprendre le moine dans son couvent. On devait pouvoir trouver un hôtel près de cette abbaye et s’y arrêter. Adélaïde, s’avisant que la présence d’un ami retiendrait peut-être quelque temps Michel en un même lieu, acquiesça avec empressement :

— Allons à Évolayne !

Michel étudia encore quelques instants la carte, cherchant le chemin le plus court, calculant le nombre des kilomètres. En marchant bien, ils pouvaient être à Évolayne pour le dîner. Sitôt la frontière franchie, il lança sa voiture à une allure folle, ne ralentissant qu’à la traversée des villages. Adélaïde n’aimait guère ces randonnées vertigineuses. Abasourdie par la vitesse, le bruit, la poussière, elle ne regardait rien que la carte étendue sur ses genoux et ce point fixe où ils s’arrêteraient enfin. Vers six heures du soir, elle annonça : « Nous approchons ! » Peu après, sur la plus lointaine colline ils aperçurent les tours de l’abbaye, puis l’abbaye entière. Michel arrêta sa voiture. Le silence des champs succédant au bruit du moteur parut divin aux voyageurs. Au delà de la route leurs yeux se reposaient sur des prairies aussi vertes, aussi lustrées que les pelouses bien entretenues d’un jardin d’agrément. Un ruisseau y coulait dont on entendait le murmure léger. Le paysage riant, fait de vallées herbeuses et de coteaux boisés, s’élevait par plans successifs jusqu’à l’horizon, où sa plus haute pointe était l’abbaye. Toutes les lignes de l’étendue convergeaient vers elle. La lumière du soir, éclatante, se brisait sur sa masse grise et rejaillissait autour d’elle en une sorte de vapeur dorée, pailletée d’étincelles. Elle ne faisait pas partie, comme toutes les églises en général, d’un village ou d’un groupe d’habitations. Elle n’avait à ses pieds que des arbres, des champs, des troupeaux épars dans les pâturages qui semblaient subir, confiants, sa domination paisible. Michel la considérait avec attention.

— Il est beau qu’elle soit ainsi seule, dit-il enfin. Beaucoup de contrées sont plus majestueuses mais elle donne à celle-ci une âme. Elle est, parmi ces choses passives, le signe de l’homme, le signe de Dieu.

— Elle a pour ouailles les oiseaux, reprit Adélaïde, à son tour séduite. Elle est la paroisse des papillons, des abeilles, des bois, des coteaux : Notre-Dame-des-Solitudes !

Ils repartirent. Par moments, un tournant de la route, un accident de terrain leur cachait l’abbaye. Ils la cherchaient alors et, dès qu’elle réapparaissait, ils se la désignaient du geste et du regard. Ils s’arrêtèrent au bas de la colline qui la portait à sa proue. Là, dans la vallée, auprès de la gare d’Évolayne, isolée en pleine campagne, une auberge, toute petite, mais d’aspect coquet s’offrait. Elle avait un nom charmant : « Hôtellerie de la Drachme perdue ». Adélaïde battit des mains :

— Ravissant ! Tout est biblique en ce pays. Je veux y manger le plat de lentilles convoité par Esaü, y boire le vin des noces de Cana. Là-bas, c’est le puits de la Samaritaine, plus loin, le fumier de Job.

Ils trouvèrent sans difficulté deux chambres gentilles et claires. Un crucifix, un rameau de buis bénit au-dessus de chaque lit distinguaient cet hôtel de tous ceux où ils s’étaient arrêtés. Ils entraient dans une sorte de terre sainte où les voyageurs portaient le nom de pèlerins. Devant leurs fenêtres, au delà de la route et de la voie ferrée que longeait le ruisseau, s’étendait une grande prairie surmontée par l’abbaye.

— Nous la verrons à tous moments, dès notre réveil, s’écria Michel.

— Bonheur ! railla Adélaïde. Vous voilà amoureux !

Ils dînèrent sous une tonnelle en plein air et ils ne cessaient de regarder la haute forme de pierre dont l’ombre s’étendait très loin sur la vallée. Pour ces intellectuels, fatigués des spectacles du monde moderne, la religion présentait un intérêt à la fois archaïque et vivant qui les passionnait tout à coup. Ils avaient lu Huysmans. Ils connaissaient par lui les grandeurs de l’ordre bénédictin, ordre qui n’a point jeté l’anathème sur la beauté, ordre artistique dont le but est d’honorer Dieu par une liturgie, des pompes, des rites très anciens que lui seul, résistant aux innovations malheureuses des paroisses, conserve dans toute sa pureté. Cette conception de la vie religieuse plaisait à Michel comme à Adélaïde. Ils se réjouissaient de pouvoir assister à de belles cérémonies et leur curiosité n’était point superficielle, mais grave, émue, déférente, À défaut de foi, ils avaient assez de profondeur dans l’âme pour admirer ces moines qui, là-haut, du matin au soir et de l’adolescence à la vieillesse, n’avaient d’autre occupation, d’autre devoir que de chanter les louanges de Dieu. Cette attitude de l’homme, indifférent à tout ce qui est de la terre, absorbé dans un perpétuel dialogue avec le ciel, leur semblait singulièrement noble.

Le jour déclinait à peine lorsqu’ils achevèrent leurs repas. Michel demanda si l’abbaye était encore ouverte. La réponse fut affirmative. Un dernier office, celui des complies, avait lieu à huit heures et demie. Michel proposa :

— Voulez-vous que nous y assistions Adé, si vous n’êtes point trop lasse ?

— Au contraire, la marche me reposera.

Une route en lacets montait vers l’abbaye. Elle était bordée, à gauche, par des bois, à droite, par des taillis et des buissons bas qui laissaient entrevoir, par échappées, la vallée, les prairies vertes entourées d’une haie ou d’une mince ligne d’arbres. Le ruisseau y courait, caché entre ses rives étroites, reconnaissable pourtant au brouillard bleu qui se formait sur ses bords et serpentait avec lui dans les herbages.

Adélaïde, par tous ses sens, reprenait contact avec la nature, respirait avidement les parfums épars, écoutait tous les chants et tous les silences de la campagne. Elle ouvrait ses bras à la brise fraîche. Elle arrachait des poignées d’herbe, des feuilles, des écorces, les pressait dans ses mains pour leur donner l’odeur de la terre, des prairies, des forêts. Tandis qu’elle se jouait ainsi, Michel marchait de son grand pas égal, absorbé dans ses souvenirs. Devinant ses pensées, elle revint vers lui, demanda :

— Parlez-moi du père Athanase.

— Ah ! dit-il, nous étions d’étranges amis. Toujours en désaccord, nous ne cessions de nous combattre. Nos discussions se prolongeaient interminablement et, dans l’intervalle, nous n’étions occupés qu’à rassembler des arguments l’un contre l’autre. Darbaud ne croyait qu’en Dieu. Moi j’adorais à deux genoux la science. J’étais certain qu’elle allait établir sur la terre un paradis. La guerre ne m’aura pas donné raison. Elle a jeté bas tout ce bel édifice du progrès auquel j’apportais, confiant, ma petite pierre.

Il soupira et reprit après un moment :

— Malgré tout, il est beau d’avoir eu, jeune, de grandes espérances. Celles de Darbaud n’étaient pas de ce monde, mais je les respectais comme il respectait les miennes. C’est pourquoi nous nous aimions. Je lui dois beaucoup. Son intelligence aiguë, subtile, un peu dogmatique, imposait à la mienne, trop curieuse, certaines disciplines nécessaires. Il m’a obligé à ne vivre que pour les idées, à un âge où les passions peuvent nous faire tomber si bas. Déjà, certain de sa vocation, il prenait volontiers avec nous des airs de jeune père. Mais il nous dominait surtout par une sorte d’innocence, de candeur inattaquable qu’aucun de nos camarades n’osait railler. Sa vertu d’ailleurs n’avait rien de sévère. Il ne condamnait pas, ne réprimandait pas. Il se contentait d’être un exemple et de nous résister, quand nous voulions l’entraîner dans un mauvais lieu, ou lui faire lire un mauvais livre. Les tentations n’avaient pas de prise sur lui. Tout ce qui était immoral lui semblait ennuyeux. Il écoutait avec une surprise sans nom le récit de nos premières amours. Il fallait l’entendre parler des femmes, lever les bras au ciel, s’écrier : « Mais qu’est-ce qu’un homme sérieux peut faire de ces légers paquets de chiffons ? »

La remarque parut tout d’abord plaisante à Adélaïde, puis l’attrista, comme si Michel, en la répétant, avait fait sienne la réflexion du religieux.

— Que sommes-nous en effet pour vous ? soupira-t-elle.

Il haussa les épaules. Il savait qu’elle doutait toujours d’être aimée.

— Oui, dit-il sur le ton de tendre ironie dont il se servait parfois pour lui prouver sa folie : je ne m’explique guère comment, diable, j’ai pu, pauvre homme écervelé, mettre en vous mon bonheur.

Ils s’arrêtèrent et se regardèrent longuement. Elle se tenait à quelques pas de lui, le buste, un peu ployé, pesant d’un seul côté sur la haute jambe moulée par la jupe blanche. Les projections roses et dorées du soir semblaient converger vers elle, n’effleurer qu’à peine les choses inanimées pour mieux nimber la grande forme humaine où palpitait la vie. Des reflets, des lueurs, jouant sur ses bras et sur son cou nu, moiraient sa peau unie. Son visage n’avait point la beauté nette, claire, un peu dure que la mode d’après-guerre, dégarnissant le front et les tempes, imposait alors comme idéal à la coquetterie des femmes. Les cheveux très noirs, mais vaporeux comme des cheveux blonds, encadraient de leurs touffes onduleuses les joues pâles comme des perles. Les traits étaient petits, le menton délicat, un peu aigu. Au ras des pommettes saillantes, les yeux brillants coulaient comme une eau sombre au long d’une berge basse. Deux plis profonds partant des narines entouraient la bouche. Ils en soulignaient la splendeur. À cette heure où les prunelles foncées s’obscurcissaient encore, où la pensée ne s’y laissait plus deviner, toute l’expression du visage se réfugiait dans cette bouche. Dédaigneuse au repos, elle se détendait en ce moment dans un sourire imprécis, d’une douceur douloureuse. Elle s’ouvrait imperceptiblement sur le muet appel d’une âme défaillante. Michel tout à coup dit d’une voix mal assurée.

— Ne soyez plus si belle !

Pourquoi, certaine qu’elle lui appartenait toute, avait-il en la contemplant ce soir cette expression de regret, d’adieu ? Pourquoi leurs heures les plus douces leur semblaient-elles à tous deux si précaires ? Une douleur sourde, profonde, bien connue étreignit le cœur d’Adélaïde, elle s’efforça de rire :

— Suis-je si belle que ma vue vous soit insupportable ?

Par jeu, elle éleva entre ses bras tendus son écharpe de tulle noir devant son visage étincelant, pathétique et pâle. Elle se rapprocha, ainsi voilée, de Michel qui, se prêtant à son caprice, à travers le léger tissu, effleura d’un baiser sa belle bouche. Elle vit de très près, dans le regard bleu, des ondes d’émotion naître et s’atténuer. Ce baiser était doux, mais jamais ils n’en échangeraient d’exactement semblable. L’instant délicieux vacillait sur les cimes friables de la félicité, déjà tombait parmi les choses passées. Déjà se ternissait la couleur rose du couchant, déjà le cœur de Michel était moins troublé, déjà elle se sentait moins belle et moins aimée. Elle se détourna, aperçut des fleurs au bord du fossé et s’écria, joyeuse :

— Voici du mélilot.

Elle aimait cette plante modeste dont l’odeur fine est persistante. Elle en fit un bouquet tout en montant la route, qui, brusquement, tournant pour la dernière fois, déboucha devant l’abbaye.

Rien dans son architecture moderne, pâle copie du gothique, ne pouvait séduire un artiste. Elle devait sa beauté à sa situation solitaire. Un bois la flanquait sur la gauche. Sa façade donnait sur une grande esplanade et ses dépendances s’étendaient sur la droite, au bord de la route qui longeait le haut du coteau. Nulle clôture autour d’elle. Accessible à tous, accueillante, elle attendait le pèlerin et le voyageur et semblait, dominant tout le paisible paysage, haussant jusqu’à la nue le signe de ses deux tours, appeler à elle ceux qui passaient au loin dans la vallée. Les draperies des nuages formaient un fond changeant à cette masse de pierre. À cette heure où le soleil éteint ne les colorait plus, elles prenaient une teinte très douce, à la fois blême et bleuâtre. Sur la place, des moines, en petit nombre, passaient et repassaient. Avec leur tonsure en couronne, leurs longs scapulaires, leurs ceintures de cuir, ces silhouettes sortant du fond des âges, ressuscitaient un monde si étrange qu’Adélaïde, en y pénétrant à l’improviste, se sentit soudain gênée d’être femme et vêtue de blanc. Elle s’enveloppa de sa cape noire. Michel s’était arrêté comme elle. Ses regards exprimaient la surprise et une sorte de ravissement. Tout à coup, il tressaillit, désignant un moine qui, debout près d’un amas de branches coupées, parlait à un frère convers, incliné devant lui.

— Si mes souvenirs ne me trompent pas, chuchota-t-il, je crois bien que c’est lui, Darbaud, le père Athanase.

— Il faudrait vous en assurer, murmura Adélaïde à mi-voix, car elle craignait de troubler le divin silence.

Alors tandis qu’elle demeurait à la même place, Michel s’éloigna. Elle le vit, affectant l’indifférence du promeneur qui erre sans but défini, s’approcher peu à peu du religieux, l’examiner à la dérobée et, soudain, dans un grand élan, tous deux se reconnurent, se précipitèrent l’un vers l’autre. Après les premières effusions, ils revinrent en causant vers Adélaïde. De loin, curieusement, elle observait le moine. De moyenne taille, il avait un visage neutre et obscur, des traits aigus, des cheveux si rares que la tonsure en couronne s’y voyait à peine. Ses lèvres, dès que la parole ou le sourire ne les entr’ouvrait plus, se fermaient, se serraient fortement l’une contre l’autre en une moue volontaire, comme closes à jamais par le vœu du silence. Michel, s’arrêtant devant sa femme, la désigna à son ami :

— Permettez-moi de vous présenter, dit-il… Mais, cédant brusquement à un sentiment de malice ou de rancune, Adélaïde, lui coupant la parole, acheva :

— Un léger paquet de chiffons.

Le moine parut stupéfait. Et lorsque Michel, fort confus, l’eut obligé à reconnaître dans cette exclamation inattendue ses propres paroles, il éclata de rire. Puis l’homme du monde, reparaissant sous le prêtre, il s’inclina devant Adélaïde :

— Ah ! madame, dit-il, c’est une trahison de la part d’un ami en qui je me confiais, et vous voyez que le silence est d’or puisque, de toutes les opinions, plus ou moins réfléchies, que j’ai pu exprimer autrefois devant Michel, il n’a retenu que cette seule remarque, si peu charitable. J’espère que vous ne me jugerez pas sur la boutade du gamin que j’étais.

Sa franchise cordiale plut à Adélaïde. À son tour, elle s’excusa de sa malice en quelques mots aimables, mais le moine, relevant la tête, la regarda et elle s’arrêta court au milieu d’une phrase, déconcertée par ce regard qui aveuglait comme un éclair de magnésium, prenait une vue précise de l’âme, puis se détournait. Elle comprit qu’un seul coup d’œil avait suffi au religieux pour la connaître mieux qu’un ami auquel elle se fût expliquée. Il ne laissa point deviner, d’ailleurs, ses impressions et demanda, gardant un visage impassible :

— Combien de temps resterez-vous ici ?

— Ah ! dit Adélaïde, remise de son trouble, je compte sur vous, mon père, pour retenir Michel. Sa santé me cause quelque inquiétude. Or, depuis quinze jours, sous prétexte de repos, nous excursionnons sans relâche. Nous ne nous sommes pas arrêtés plus de trois jours au même endroit et je tremble qu’après-demain Michel ne veuille repartir.

— Je saurai m’y opposer, dit le père. Je lui ferai les honneurs de notre abbaye. Soyez tranquille, on ne la quitte pas ainsi.

Il parlait de son monastère avec une expression de tendre orgueil. Dans son visage morne et sans grâce, son regard rayonnait et brûlait comme, dans un foyer bien construit, ces hautes flammes égales qu’aucun coup de vent ne peut atteindre. On voyait là le feu d’une âme que la joie dévorait.

— Non, reprit-il d’un ton bas, presque caressant, on ne quitte pas aisément Évolayne. J’ai vu des étrangers qui, venus par hasard en excursion, s’attardaient ici pendant des mois. Vous assistez aux complies ?

La réponse fut affirmative. Presque aussitôt une cloche au son lent et grave annonça l’office prochain. Le moine salua Adélaïde et serra la main de Michel.

— À demain, vieil ami. Je vous attendrai à huit heures, après ma messe. Ne songez plus au départ. La santé du corps dépend la plupart du temps de celle de l’âme et vous la trouverez ici avec la paix.

Michel et Adélaïde entrèrent alors dans l’abbaye. Au silence des champs, vivant et léger, succéda soudain un silence écrasant, total : celui de la mort ou celui de la prière. Le jour mourant ne projetait dans la nef qu’une vague pâleur grise qui rendait plus solennelle la forêt des piliers, plus mystérieuses les hautes voûtes. L’autel se discernait à peine au fond du chœur, fort éloigné des bancs réservés aux fidèles. Quelques pèlerins, hommes et femmes, attendaient dans un profond recueillement l’office. Ils étaient comme des formes inertes que leur âme avait abandonnées. Les deux nouveaux venus, agenouillés comme eux imitèrent leur immobilité. Elle ne leur pesait pas. Michel, l’homme qui ne pouvait supporter l’inaction, à qui il fallait toujours, pour le retenir en un même lieu, l’attrait d’une conversation, d’un livre, d’une étude ou d’une découverte quelconque, Michel demeurait rêveur, oisif, patient en face de l’ombre. Elle s’anima au bout de quelque temps. Des silhouettes vagues y passèrent que l’on discernait à leurs mouvements. Les moines arrivaient sans ordre, un à un, par des issues diverses et glissant doucement sur les dalles, gagnaient leurs places dans les stalles.

La nuit était maintenant complètement tombée. Une seule lampe éclairait faiblement, au milieu du chœur, le pupitre du lecteur, qui lut quelques prières, puis, tous ensemble, les moines commencèrent le Confiteor. Debout, alignés sur deux rangs, ils s’inclinaient, se frappaient la poitrine avec des mouvements précis qui s’accordaient exactement. Ils s’assirent dans les stalles pour la récitation des psaumes.

Élevée dans un couvent, Adélaïde les avait lus maintes fois. Ce murmure qui scandait les versets d’une langue morte ne lui semblait pas monotone. Elle en savait le sens. Des phrases oubliées lui revenaient à la mémoire :

« Repassez avec componction dans le repos de votre couche les pensées de votre cœur… — Plusieurs disent : qui nous donnera le bonheur… — Que les songes et les fantômes de la nuit s’enfuient loin de nous, comprimez notre ennemi, qu’il ne pollue pas nos corps… »

Phrases autrefois répétées distraitement et qui reprenaient dans ce cadre, à cette heure, leur sens, leur force, leur émouvante gravité.

En semaine, l’office était psalmodié. Le Salve Regina, seul, fut chanté. Au Seigneur pouvait suffire la parole pure, la louange sévère et dépouillée, mais pour la Vierge, pour la Mère, il fallait des accents plus suaves, une prière ailée, portée par la musique. Les moines se levèrent d’un même élan, avec le bruit d’une foule, car leur nombre était grand. Leurs voix, soutenues légèrement par l’accompagnement discret de l’orgue, montèrent sous les voûtes en un chœur égal qui semblait le cri d’une seule âme. Dans l’allégresse ils saluaient leur reine. Ils pouvaient trembler devant le Père, devant le Crucifié même, mais devant elle, si accessible, si humaine, parée de tous les charmes terrestres, ils étaient libres, confiants, joyeux, et l’imploraient sans crainte, avec l’audace tendre de l’enfant. Ils prolongèrent complaisamment les dernières invocations et le nom de Marie expira sur leurs lèvres avec des modulations lentes, caressantes.

Alors, durant un long moment, le silence régna dans l’église obscure. L’âme unanime des religieux se divisa. Chacun continuait en secret sa prière propre, reprenait sa méditation personnelle.

Un signal redressa d’un seul coup les sombres formes prosternées. Les moines descendaient maintenant du chœur en rangs bien ordonnés. Le père Abbé marchait en tête, reconnaissable à la grande croix d’argent qui ornait sa poitrine. Les pères suivaient, deux par deux, puis les frères convers. Ceux-ci ne portaient pas le scapulaire, mais la robe simplement serrée par la ceinture de cuir. Presque tous avaient de longues barbes, des visages à la fois rudes et doux. Leurs grosses mains durcies par les travaux des champs se joignaient dans un geste gauche et touchant. Tous, au bas des marches, à gauche, s’arrêtèrent un instant devant l’autel de saint Benoît où des lumières s’allumèrent. Après une courte prière, la longue théorie des moines se referma derrière son chef et disparut par la porte de clôture. Quelques religieux cependant ne suivirent pas les autres. Ils s’attardaient dans les bas côtés devant leurs autels favoris et priaient çà et là, à genoux sur les dalles, tandis que le frère portier qui attendait pour fermer l’abbaye remuait ses clefs, donnait aux visiteurs le signal du départ. Adélaïde toucha l’épaule de Michel. Son attitude la surprenait un peu. Car tandis qu’elle avait suivi l’office en imitant les mouvements des moines, se levant, s’asseyant comme eux, Michel était demeuré tout le temps à genoux, la tête dans ses mains. Un instant elle le crut endormi, mais elle n’eut pas besoin de répéter son discret avertissement. S’étant signé, il la suivit.

Au dehors, leur recueillement persista. Ils descendirent la route sans parler. La nuit était sombre, bien que constellée d’étoiles. Ils ne pouvaient voir leurs visages. La première, Adélaïde soupira :

— C’était très beau !

— Je comprends, dit Michel pensivement, ce qu’a été la vie de Darbaud, ce qu’elle est encore. Qu’importe que la guerre ait détruit des millions d’hommes, la mort n’existe pas pour lui. Qu’importe que ce monde soit ébranlé, il n’y a point de place. Il est établi dans l’éternel, dans l’immuable. Il n’a pas besoin d’explication. Ce chant lui suffit par lequel, sans cesse, debout devant Dieu, il implore et rend grâce. C’est très beau en effet.

— Michel, demanda Adélaïde, vous avez prié, n’est-ce pas ?

— Oui, avoua-t-il à voix basse, comment s’en défendre ?

— Moi aussi, dit-elle joyeusement. C’est tout simple. Il faut participer à tout ce qui est grand. Quand, dans une ville étrangère, je vois passer un régiment avec son drapeau, par déférence pour le peuple qui m’accueille, je m’incline, je salue la patrie qui n’est pas la mienne. De même, devant ces moines dont j’admire la foi sans la partager, je m’unissais à leur prière. Il n’y a point là de fausseté.

— Assurément, murmura Michel après un instant d’hésitation.

Elle fut satisfaite d’avoir expliqué ainsi leur commune attitude. Elle se réjouit une fois de plus de leur parfait accord, à l’heure où ils commençaient d’être si profondément divisés. Elle avait repris aux côtés de Michel la place qu’elle aimait. La tête appuyée à son épaule, la taille entourée de son bras, elle se laissait porter par le rythme de sa marche. Elle s’abandonnait, engourdie, heureuse. Elle n’avait plus d’autre vie que la sienne. Il lui semblait qu’elle venait d’être, nouvelle Ève, tirée du flanc de cet homme. Elle était toute pareille à lui : son double, son image, et elle n’imaginait pas qu’il pût avoir un seul rêve, une seule aspiration qui ne fût point en elle.

II

Michel ne se lassa pas d’Évolayne comme des autres pays. Il ne parlait plus de départ. La clôture de l’abbaye, fermée aux femmes, s’ouvrait en partie pour les hommes. La bibliothèque, riche et bien montée, devint sa retraite favorite. Il y passait des heures, s’entretenait souvent avec le père Athanase. Adélaïde voyait peu son mari, mais ne s’en plaignait pas. Elle n’était point de ces amoureuses importunes qui ne laissent à ceux qu’elles ont choisi pour maître et pour esclave pas plus de liberté qu’elles n’en réclament. Sa forte personnalité lui permettait de conserver, sous les chaînes même de la passion, un goût d’indépendance et d’évasion. La présence de Michel ne lui était pas indispensable. Elle aimait à s’écarter parfois de lui, sachant bien qu’on détruit un être auquel on s’habitue et qu’il vous apparaît diminué dans les rapprochements de la vie quotidienne. En s’éloignant du bien-aimé, elle le comprenait mieux, lui restituait, par le rêve, sa grandeur véritable.

Au reste, elle avait besoin de se retrouver parfois seule pour rouvrir le livre de sa vie, pour le relire page après page, s’efforçant de pénétrer le sens de chaque événement et, par le passé, d’expliquer le présent, de chercher à prévoir l’avenir. Elle apportait à sonder son cœur et celui de Michel une extrême attention, car ce n’était point toujours une tâche facile. Il y avait dans leur existence, pourtant douce, un mystère. Elle ne s’expliquait pas pourquoi son bonheur, bien que grand, restait à ce point dépourvu de sécurité.

Peut-être l’avait-elle attendu trop longtemps et trop longtemps douté de pouvoir l’atteindre. Elle ne l’avait pas connu, enfant, dans ce couvent où elle entra à l’âge de sept ans, ayant perdu sa mère, où elle grandit, mal adaptée à son milieu, sans amies parmi ses compagnes, se créant, faute de mieux, des joies imaginaires, s’évadant d’une réalité monotone dans un monde chimérique qui tombait en ruines et se reformait sans cesse. Elle ne le connut pas davantage, adolescente au foyer de son père remarié, où elle subit le joug d’une belle-mère dévote et bornée qui s’appliquait à comprimer tous les élans de sa jeunesse sous les règles étroites des conventions religieuses et sociales. Dans l’exaltation de la solitude, ses aspirations mal définies vers le bonheur se changèrent en un désir unique, acharné, dévorant : le désir de l’amour.

À vingt-trois ans, après la mort de son père, elle s’évada de sa province pour venir chez son frère qui, de dix ans son aîné, exerçait la médecine à Paris. Ce fut là qu’elle rencontra Michel. Il l’intéressa tout de suite plus que les autres amis de Maurice Verdon, non point à cause de sa valeur professionnelle, qu’elle entendait vanter sans cesse dans son entourage, mais parce qu’elle sentait que cette valeur, relative à ses yeux, s’alliait à d’autres supériorités et qu’en cet homme il y avait une âme forte et fervente, tendue vers des buts plus nobles que celui d’acquérir une position brillante. Elle n’aimait point ceux qui vivent avec indifférence, au hasard. Dans ce milieu de jeunes médecins, Michel Adrian, seul, semblait se croire une mission, et prendre vraiment au sérieux des devoirs que les autres remplissaient consciencieusement, sans y attacher la moindre importance. Cependant elle ne le comprenait pas tout à fait. Il observait plus qu’il ne se livrait, parlait peu, la déconcertait par son humeur changeante. Très assidu au foyer de son frère depuis qu’elle s’y trouvait, il disparaissait parfois sans raison durant des semaines. Un jour où elle lui reprochait amicalement une de ces absences, il s’expliqua avec simplicité :

— Je cache les drames de ma vie, dit-il. Toutes les fois que je me trouve en présence d’un cas désespéré, et qu’il me faut assister à l’agonie d’un malade pour lequel je ne puis rien, c’est un drame pour moi. Partout je pense à cet être qui souffre et meurt, rien ne peut m’en distraire. En de tels moments, je ne puis voir personne. À quoi bon attrister les autres !

Elle eut un grand élan de sympathie vers lui ;

— Je comprends si bien ! s’écria-t-elle. À votre place, j’éprouverais la même chose… J’ai toujours été étonnée d’entendre mon frère et ses amis affirmer qu’ils oubliaient leurs malades dès qu’ils les avaient quittés.

— Oui, murmura Michel, ils ont presque tous reçu cette grâce d’état, mais non point moi. Je crois, à vrai dire, que peu de gens voient la douleur. Tout enfant je la distinguais partout, j’en étais accablé. Et je n’ai jamais, jamais pu me familiariser avec elle.

— Mais comment, demanda Adélaïde, touchée de cet aveu, comment, étant ainsi, avez-vous choisi ce sanglant métier ?

Il rit, doucement, se moquant de lui-même :

— Ah ! voilà, j’espérais guérir tout le monde.

Et elle sut combien il était à la fois exigeant et faible, démesuré en ses espérances, prompt à souffrir lorsqu’elles étaient déçues, désarmé devant le réel. Dès lors, en même temps qu’elle admira Michel, elle eut pitié de lui. De ces deux sentiments naissait déjà l’amour. Lui, se sentant compris, l’accepta peu à peu pour confidente. Elle sut ce qu’il tentait pour ses malades. Elle partageait ses angoisses, triomphait avec lui, le consolait dans ses défaites.

Leur intimité se resserra. Ils prirent l’habitude d’aller ensemble au concert, au théâtre, de lire les mêmes livres. Ils se découvrirent une même façon de sentir. L’intelligence de Michel n’était pas froide comme beaucoup d’intelligences masculines. La beauté n’avait pas pour lui un simple intérêt de curiosité. Elle émouvait dans un même choc son esprit, son cœur, sa chair. Comme Adélaïde il aimait, au moyen de l’œuvre d’art, voir la vie s’agrandir et l’essence des choses lui apparaître. Ils éprouvaient, en soulevant le voile d’Isis, le même frisson sacré. Plus cultivé que son amie, Michel l’obligea à faire l’effort qui permet seul d’accéder aux plus hauts chefs-d’œuvre. Elle le suivait avec enthousiasme sur les chemins escarpés où il l’entraînait ; elle lisait pour lui, ne songeait qu’à lui plaire. Leur entente devenait de jour en jour plus parfaite et, voyant qu’ils n’avaient plus déjà qu’une même pensée, un même cœur, ils aspirèrent à confondre pour toujours leurs deux vies.

Rien ne manqua à leur bonheur, pas même cette plénitude qu’y ajoute la souffrance. Ils se marièrent le 27 juillet 1914. Ils s’aimèrent dans un monde en travail de désastre. Ils s’unirent, ayant au cœur l’angoisse de la séparation prochaine, peut-être éternelle. Mobilisé dans le corps sanitaire, Michel partit le 4 août.

Et l’attente recommença pour Adélaïde, non plus, comme dans sa jeunesse, l’attente vague d’une joie mal définie, mais celle d’un bonheur précis, par cela même impossible à remplacer, l’attente d’un seul être que la mort menaçait nuit et jour. Il revint plusieurs fois, pour des permissions hâtives, elle ne le retrouvait que pour le perdre et le pleurait alors qu’il était encore dans ses bras.

Quand la paix les rendit l’un à l’autre, Adélaïde avait pris l’habitude de l’inquiétude. Ce fut un bien pour son amour qui, se croyant toujours en danger, garda toute sa force. Peut-être se fût-elle avoué la déception qu’éprouve toute créature en atteignant l’objet de son désir, si quelque chose ne l’avait avertie que Michel ressentait plus encore qu’elle-même cette désillusion. Elle savait bien qu’aucune autre femme ne comptait pour lui. En dépit des orages qui naissaient souvent du choc de leurs natures trop pareilles, trop impérieuses, il y avait entre eux une amitié parfaite, un rapport profond de goûts et de pensées. Le sourd désaccord qui les divisait parfois provenait sans doute d’une différence d’âge accentuée par quatre années de guerre qui, pour Michel, avaient compté double. De l’expérience acquise au front, incommunicable, il ne parlait jamais. Sa femme n’avait point accès dans ce passé dont il restait le prisonnier. N’ayant tremblé que pour un être qui lui avait été rendu, elle pouvait oublier l’angoisse ancienne. À trente ans, elle recommençait à vivre, alors que, témoin de tant de morts, atteint moralement d’une manière irréparable, il était déjà vieux à quarante ans. Rien pour lui n’avait la même saveur que pour sa jeune femme.

Il ne voulut pas cependant la frustrer des plaisirs auxquels elle avait droit. Il sortait beaucoup avec elle, mais, repris dans le tourbillon d’une société vaine et frivole, il éprouvait un dégoût immense.

— Ah ! ces gens ! disait-il parfois, quel vide en eux, quelle absence de pensée ! Toujours les mêmes petites intrigues, les mêmes ambitions mesquines, les mêmes agitations stériles. La guerre ne leur a rien appris.

Il ajoutait aussitôt, avec un amer retour sur lui-même :

— Je n’ai d’ailleurs pas le droit de les condamner. Que sommes-nous de plus que ces snobs qui courent les expositions, les concerts, les théâtres, comme nous le faisons nous-mêmes ?

Adélaïde protestait. Une certaine ferveur embellissait leur existence, semblable en apparence à celle de tous les mondains.

— Il y a, expliquait-elle, entre eux et nous cette différence : là où ils ne cherchent qu’une distraction passagère, nous cherchons un aliment spirituel, une émotion pour notre âme, une force pour notre amour. Et, certes, la beauté est chose rare et souvent nous ne trouvons que sa contrefaçon, mais nous la découvrons aussi parfois et elle est pour nous chose tellement sérieuse que nous serions prêts à mourir pour elle.

Il ripostait, à demi séduit :

— On ne meurt pas pour un beau vers, une phrase musicale, un tableau, une statue ; la beauté ne nous demande aucun sacrifice.

— Qui sait ? disait-elle. Vous m’avez appris qu’en maintenant son âme sur de hauts sommets, en ne cessant de s’élever soi-même, on contribuait dans sa sphère étroite à purifier le monde, à maintenir son équilibre et sa grandeur. L’art entretient en nous cet esprit d’héroïsme, par lequel nous sommes prêts à tout ce qui nous sera demandé.

Il s’apaisait, en l’écoutant répéter ses propres paroles, puis, de nouveau, l’inquiétude reparaissait :

— Oui, mais qu’est-ce qui nous est demandé ?

— À moi, rien que de simple, disait-elle avec une adorable confiance : vous plaire, vous offrir un parfait amour. Et pour vous, n’est-ce point une tâche suffisante que de soulager la souffrance humaine ?

Il ripostait violemment :

— Je suis payé pour cela !

— Mais vous soignez aussi ceux qui sont pauvres sans leur rien demander. Vous les aidez, vous avez pitié d’eux. Beaucoup d’êtres ont besoin de vous.

Il avoua un jour :

— Je ne sais pourquoi, j’ai honte de ce que nous sommes trop heureux.

Elle le traitait d’ascète manqué, de mystique païen. Elle pensait qu’en lui persistait la tension morale de quatre années de guerre, durant lesquelles, soumis à l’exigence du devoir, il avait vécu prêt à toutes les immolations. De cette période, il gardait le désir de se dépasser lui-même, la soif du renoncement.

— Eh bien ! proposait-elle, partons, retirons-nous du monde. Faites-vous médecin de campagne. Vous vous dévouerez aux humbles et je les soignerai avec vous. Nous aurons une maison rustique au toit de chaume et je m’habillerai de bure, si cela vous plaît. Et je ne couperai pas mes cheveux, car ce qui fut autrefois un sacrifice, est devenu aujourd’hui la suprême élégance. Je les laisserai pendre en deux nattes et j’irai les pieds nus.

Il riait, lorsqu’elle lui disait ces choses. Mais elle sentait toujours en lui le même malaise.

Pourquoi tout cela ? Pourquoi, comblés, n’avaient-ils pour chanter leur bonheur qu’un chant amer où le thème de la lassitude alternait avec celui de la crainte ? Pourquoi, le soir de leur arrivée à Évolayne, Michel avait-il eu, en la regardant, cette expression d’adieu ? À la réflexion, elle trouva doux qu’il eût, tout à coup, sans raison, tremblé de la perdre car, d’ordinaire, c’est elle qui ressentait la peur, lui la satiété.

Aux questions qu’elle se posait sans cesse son propre cœur ne pouvait répondre, ni les bois silencieux, où elle errait en creusant ces problèmes. Elle eût aimé pouvoir expliquer ses secrètes angoisses à un être humain. Aussi fut-elle contente lorsque Michel l’engagea à aller voir à son tour le père Athanase, affirmant que le religieux désirait beaucoup la connaître.

— Il ne prétend pas me convertir ? demanda-t-elle, un peu défiante.

— Oh ! nullement, à moins que vous ne l’en priiez. Il respecte la liberté humaine, mais il s’intéresse à tout ce qui me touche.

— Très bien, il veut savoir si je suis digne de vous ?

— Soyez confiante, Adé, afin qu’il comprenne quel trésor vous êtes pour moi.

Dom Athanase la reçut un matin, au parloir. Michel ne l’avait pas accompagnée, devinant peut-être le désir secret qu’elle avait d’être seule avec le moine. Elle put donc exposer librement les craintes que lui causaient la santé et le bonheur de son mari. Il semblait d’ailleurs, depuis leur arrivée à Évolayne, reprendre de jour en jour un équilibre physique et moral depuis longtemps perdu. La transformation qui s’opérait en lui était pour elle un signe qui précisait leur avenir. Elle revint plus sérieusement au projet, jadis vague, d’une installation à la campagne où Michel, homme d’action, mais aussi homme de pensée, pourrait exercer encore la médecine, en conservant des loisirs qui lui permettraient d’autres études. Elle pensait qu’il lui cachait son désir de retraite pour ne pas qu’elle se sacrifiât à lui et qu’avec un prêtre, son ami, il se montrerait sans doute plus sincère. Elle s’appliqua donc à convaincre le moine qu’elle n’avait, pour sa part, nulle attache avec le monde, avec Paris, et que partout où son mari serait heureux elle saurait l’être. Dom Athanase l’écouta attentivement, sans pourtant lui donner le conseil qu’elle sollicitait. Il avoua que Michel ne lui paraissait pas se trouver tout à fait dans sa voie. Mais toute solution hâtive présentait de grands risques. Il promit d’étudier son ami et de transmettre à Adélaïde le résultat de ses observations.

Leur commune sollicitude pour un être qu’ils chérissaient tous deux les lia. Ils se revirent plusieurs fois, abordèrent des sujets plus généraux. La conversation du père était vive, spirituelle. Son caractère enjoué étonnait beaucoup Adélaïde. Elle s’intéressait aux âmes religieuses, leur prêtait une extrême complication. Dès qu’elle l’osa, elle interrogea le moine sur sa vocation. Elle supposait qu’il avait dû passer par des tourments qu’elle aurait désiré connaître, mais, soit qu’il ne voulût rien en dire, soit qu’il les eût oubliés ou surmontés, Dom Athanase n’y faisait jamais allusion, racontait une histoire toute simple. Très jeune, il avait entendu l’appel divin. À vingt ans, il était entré à l’abbaye pour n’en plus sortir. Certainement, la joie qui éclatait dans son regard, dans son rire si franc, dans sa gaieté parfois puérile n’était point un masque. Bien que chargé de lourdes responsabilités, il les portait sans effort, se jouait dans la vie avec la confiante sécurité de l’enfant sur qui veille son père. Adélaïde comparait ce bonheur sûr, indestructible, au sien, si menacé :

— Je vous envie un peu, mon père, avoua-t-elle un jour avec mélancolie.

Le moine semblait attendre depuis longtemps cette parole et il tenait sans doute sa réponse toute prête, tant elle fut prompte :

— On n’envie pas un homme qui se chauffe au soleil, alors qu’on n’a qu’un pas à faire pour quitter l’ombre froide et participer à des bienfaits qui sont offerts à tous.

Adélaïde sentit venir l’attaque, mais elle ne s’y déroba point. Elle pensait qu’ils se connaissaient maintenant assez bien pour s’expliquer, en amis, leurs positions religieuses. Aussi, lorsqu’il interrogea :

— Vous étiez catholique, je crois ?

Elle répondit sans embarras :

— De naissance et d’éducation, oui. J’ai été baptisée, élevée dans un couvent. Je me suis mariée à l’église.

— Mais vous ne pratiquez plus ?

— Non.

— Pourquoi ?

Elle fit un geste vague. Il lui était impossible de s’attendrir en évoquant « la foi de son enfance », ayant reçu d’un cœur rebelle ou indifférent des enseignements qui, loin de lui dilater l’âme, l’étouffaient. La religion n’avait jamais été pour elle que cet ensemble de dogmes sévères, de principes étroits dont sa belle-mère se servait pour comprimer les élans de sa nature indépendante et lui interdire toute aspiration personnelle. L’assistance aux offices, l’usage des sacrements faisaient partie des habitudes routinières contre lesquelles s’insurgeait sa jeunesse. Elle les avait rejetées d’un seul coup en s’évadant de sa province, et cela sans débats, sans crise, tout naturellement, au moment où l’amour venait remplir son cœur, donner à sa vie un but. Le fait que Michel ne pratiquait pas l’affermit dans son incrédulité tranquille. Plus tard, en lisant beaucoup avec lui, elle rencontra le catholicisme intégral d’un Claudel qui lui rendit quelque respect pour une doctrine qu’elle croyait morte.

— J’admire la religion, comme une grande source de poésie, dit-elle. J’avoue que j’ai parfois méconnu sa noblesse pour ne sentir que ses limites.

— Quel système philosophique a vos préférences ?

— Aucun, dit-elle embarrassée. Tous contiennent sans doute une part de vérité, non la vérité tout entière qui demeure cachée à notre esprit débile.

— Au fond, vous vous plaisez dans l’incertitude, vous ne demandez pas la clef du mystère ?

Les questions du père étaient nettes, précises. Dès qu’il les avait formulées, ses lèvres se fermaient fortement. Il se penchait un peu vers Adélaïde, semblait écouter le battement secret de son cœur. Comme elle tardait à répondre, il reprit avec insistance :

— Nous avons pourtant un problème à résoudre ici-bas, avant qu’il ne soit trop tard. Vous ne pensez jamais à la mort ?

Il la considéra un instant attentivement. Parce que ses yeux demeuraient le plus souvent baissés, son regard surprenait et choquait comme un acte d’insupportable indiscrétion ; regard aigu qui ne s’attardait pas aux apparences, pénétrait dans l’intimité de la conscience. Le moine surprit le léger tressaillement d’Adélaïde. Il vit remonter des eaux profondes de son passé une douleur mal oubliée.

— La mort ! dit-elle d’une voix tremblante, pendant quatre ans je n’ai pensé qu’à elle ; quatre ans de guerre où Michel était en danger, où il pouvait être tué.

— Qu’auriez-vous fait alors ?

— Ma décision était prise. Lui mort, je l’aurais rejoint.

Elle savait combien cet aveu était impie. Pourtant il lui semblait que le moine, désarmé devant un tel amour, sachant combien Michel en était digne, n’aurait pour son égarement qu’indulgence, pardon, estime secrète. Habitué aux confidences des pécheurs, le père Athanase ne sourcilla pas, mais sa riposte fut une condamnation :

— Le rejoindre ! Où cela ? Pensez-vous qu’il existe un même paradis réservé à ceux qui meurent par courage et à ceux qui meurent par lâcheté, aux héros et aux criminels, aux sacrifiés et aux suicidés ?

Elle rougit, déconcertée. Jusqu’alors elle s’était crue assurée de la sympathie du moine et s’étonnait qu’il ne la comprît pas.

— Vous êtes dur ! dit-elle avec dignité. En certains pays on admire la femme qui ne survit pas à son mari. Ce qui est lâcheté à vos yeux peut s’appeler fidélité héroïque.

Dom Athanase hocha la tête comme devant un mal qu’il jugeait à chaque parole plus grave.

— Michel compte donc seul pour vous ? dit-il. Vous ne vous reconnaissez nul autre devoir qu’envers lui ? Il est le maître absolu de votre âme, son seul but ? Cette vie vous suffit où il vous a été donné ?

Elle fit un signe de dénégation. Elle songeait moins maintenant à répondre au moine, qu’à interroger le mystère de son propre cœur et ce désir dont l’exigence dépassait toujours ce qui lui était accordé :

— Non, protesta-t-elle sourdement, non, cette vie ne me suffit pas pour l’aimer, elle est trop courte et imparfaite, il me faut l’éternité.

— Ah ! s’écria le moine, prompt à profiter de la moindre défaillance de l’adversaire, l’éternité, vous l’admettez donc ?

— Voyez-vous, expliqua-t-elle, les yeux pleins de larmes — car elle se rappelait les heures les plus cruelles de son passé — quand je savais Michel près du front et que les nouvelles étaient rares, je l’ai parfois cru mort, mais non point tout entier. Je pensais qu’une balle, un obus ne pouvait détruire qu’une part de lui-même, et que mon amour pour lui ne pouvait non plus mourir. Oh ! je crois que nous sommes les créatures d’un Dieu juste, mais lointain, inaccessible ! Tout cela est très obscur.

— Vous ne cherchez pas la lumière !

— Eh bien ! non, avoua-t-elle, — car ce débat la déchirait. — L’homme ne peut rien comprendre à l’infini. Pourquoi donc remuer d’insolubles problèmes. Il faut vivre dans le présent — mais elle n’y parvenait pas — Michel et moi nous sommes vivants et heureux !

Le père soupira :

— C’est un danger que le bonheur ! Quelque chose comme une serre chaude où l’âme en fleurissant s’étiole. Ouvrez une fenêtre, laissez un peu d’air pur passer sur elle. Elle se fane et tombe en ruine.

Encore une fois, Adélaïde crut entendre un secret avertissement autour d’elle et dans son cœur, un sourd ébranlement dans les nues, sous la terre annonçant l’effondrement de cet asile où elle vivait. Elle se leva précipitamment :

— Mon père, si vous le voulez bien, nous ne parlerons plus de ces choses.

Il la regarda une dernière fois avec une tristesse profonde :

— Comme vous avez peur du vrai, dit-il.

Tout le jour elle garda en elle un sourd malaise dont la cause exacte lui échappait, qu’elle attribua au dépit d’avoir trouvé un juge dans l’homme qu’elle croyait son ami. La sévérité du père Athanase l’avait blessée et elle s’en plaignit à Michel. Celui-ci, au lieu de partager ses sentiments, défendit le moine :

— Convenez, Adé, que son attitude était absolument normale. Pouvez-vous exiger de ce prêtre, épris d’une vérité à laquelle il a tout sacrifié, l’impartialité aimable qui caractérise l’indifférence. S’il avait pour votre incrédulité la même sympathie indulgente que vous accordez à ses croyances, sa vie serait dépourvue de sens et il n’aurait plus qu’à jeter le froc aux orties. Pour lui, l’univers où nous sommes est un champ de bataille où il doit combattre sans cesse pour la cause de Dieu, où sa charité même ne peut faire grâce à l’erreur.

En quelques mots, très simplement, il expliquait ainsi le conflit dont s’étonnait Adélaïde, lui montrait ses torts. Elle les reconnut loyalement. Plus sage, moins exigeant qu’elle, Michel dans ses rapports avec les autres cherchait toujours à comprendre sans demander qu’on le comprît. Il possédait au plus haut degré la faculté de se mettre à la place des êtres qui lui ressemblaient le moins pour les juger objectivement. C’est pour cela, sans doute, qu’il avait pu conserver l’amitié du père Athanase, et qu’en dépit de leurs divergences d’opinions, l’intimité des deux hommes se resserrait chaque jour.

III

L’abbaye d’Évolayne n’était point seulement un lieu de pèlerinage, mais un asile spirituel où, des contrées les plus lointaines, beaucoup d’hommes, prêtres et laïques, jeunes gens et vieillards venaient parfois s’enfermer durant quelques jours pour reprendre contact avec l’essentiel. La clôture les séparait du monde et de leurs souvenirs même. Les soucis quotidiens faisaient trêve, les cœurs allégés baignaient dans la douceur de Dieu. Dom Athanase affirmait qu’à toutes les âmes, froides ou ferventes, heureuses ou blessées, cette détente au sein du silence était toujours salutaire. Un matin, comme il attendait un groupe de retraitants, il engagea Michel à se joindre à eux et à passer toute une semaine à l’abbaye. Il avait fait cette proposition très simplement devant Adélaïde que son mari, visiblement tenté, consulta du regard. Elle ne manifesta ni surprise, ni hostilité, insista pour qu’il acceptât l’offre du père. Elle-même eût aimé pouvoir observer en s’y mêlant la vie des moines.

Durant l’absence de Michel, elle délaissa l’abbaye d’Évolayne pour celle d’Helmancourt qui, située à huit cents mètres plus loin, sur l’autre versant du coteau, abritait les filles de Saint-Benoît. Les deux monastères étaient très différents. Le premier, accessible à tous, imposant, déployé, régnait sur un immense paysage, l’autre, secret, ignoré des touristes, entouré de murs épais, masqué par un repli de la colline, gardait ce caractère d’effacement qui convient aux femmes. Les offices y étaient moins solennels et plus intimes. Les religieuses, invisibles derrière des grilles, y participaient par un chant lointain, ténu et pur. Leurs voix, moins impersonnelles, moins disciplinées que celles des moines, avaient des inflexions où se trahissait l’âme. Adélaïde croyait parfois y surprendre un aveu d’extase ou de détresse, un appel, un reproche. Elle cherchait à imaginer la vie de ces recluses, aux pieds d’un Dieu caché qui jamais ne leur répondait. Du moins ce Dieu les voyait-il toujours, recueillant leurs plus secrètes pensées, alors que, tandis qu’elle errait dans les bois, tous les élans fervents de son cœur vers Michel n’allaient pas jusqu’à lui. Il ne saurait jamais, même si elle essayait de le lui dire, combien, sous l’influence d’un paysage, d’un soir calme, elle l’avait parfaitement aimé.

Le sixième jour, elle monta sur la route à sa rencontre. Le désir de sa présence la rendait faible ainsi qu’un être qui a faim. Dès qu’elle le vit venir elle s’arrêta pour l’attendre. Il marchait vite et ne parut la reconnaître qu’au moment où il fut tout près d’elle. Il eut alors un mouvement de surprise comme si, depuis une semaine, pas une fois il n’avait pensé à elle. Elle eut l’impression très nette d’un sursaut en lui de défense au moment où il l’embrassait. Comme après une très longue absence, elle ne le retrouvait pas exactement tel qu’il l’avait quittée. D’où venaient dans ses yeux cette paix et cette peine ? Quelle offense avait-il à lui reprocher pour la regarder, tandis qu’elle répondait à ses questions, avec cette expression d’indulgence triste et de pardon ? À son tour elle interrogea :

— Quelles sont vos impressions ?

— Très bonnes, dit-il brièvement, et il semblait décidé à ne donner aucun détail sur sa retraite.

Elle insista :

— Pas trop dure au point de vue physique, cette vie monacale ?

— Le corps s’y fait vite. On respire une atmosphère de plénitude qui soutient.

— Je comprends, dit-elle. La chimère de ces hommes est belle !

Il parut trouver sa remarque impertinente et répliqua avec une certaine sévérité :

— C’est vraiment trop facile de traiter de chimère tout ce qui vous dépasse.

Sans doute, vivant avec les moines et voyant de près leur bonheur avait-il ressenti la même impression d’admiration, d’envie, éprouvée par Adélaïde devant le père Athanase. Mais il n’était point homme à subir comme elle ses émotions, sans leur chercher un sens et une justification. Il voulait démêler cette part de vérité évidente enclose dans toute noble erreur. Elle pensa que, plus tard, quand ils seraient très vieux, s’ils n’avaient rien trouvé de mieux, ils accepteraient peut-être tous deux de mourir dans la religion catholique, par horreur de la négation absolue.

Elle ne s’étonna donc point que Michel étudiât très sérieusement cette religion qui rendait tant d’hommes heureux et passât des journées à compulser dans la bibliothèque abbatiale les livres de théologie ou d’histoire de l’Église. Pour elle, plus attirée par ce qui touche le cœur, l’imagination, les sens que par ce qui s’adresse seulement à l’intelligence, elle s’intéressait surtout aux rites, aux cérémonies, à la liturgie, suivait assez régulièrement les offices. Michel n’assistait plus avec elle à la messe conventuelle, mais, chaque matin, alors qu’elle s’attardait encore au lit, il montait de bonne heure à l’abbaye pour les messes basses qu’il trouvait plus belles, plus émouvantes que la grand’messe. Un jour, réveillée plus tôt que de coutume, elle l’entendit partir. Le désir de lui faire une surprise fut plus fort que sa paresse. Elle se leva, s’habilla rapidement et sortit un peu après lui.

Elle gravit la route d’un pas allègre, car l’air frais et fort la portait et son âme se dilatait sous la joie du matin. Le ciel, traversé de part en part par les coulées d’or du soleil, était pâle et resplendissant. Le vent agitait les feuilles et, des herbes, des taillis montait la rumeur de mille petites vies turbulentes : bourdonnements, pépiements qui se fondaient, semblait-il, en un seul chant de gloire, comme si chaque créature, éperdument, se louait d’exister.

Au premier abord, quand elle y entra, l’abbaye paraissait vide. Le grand autel du chœur, réservé aux cérémonies était désert à cette heure. Mais dans toutes les chapelles du pourtour, mortes au milieu du jour, un moine officiait, servi par quelque novice ou par quelque frère convers. À gauche, au fond de la nef latérale, une chapelle, plus grande que les autres, surélevée de quelques marches, était réservée aux fidèles qui désiraient prendre part au Saint Sacrifice. Une dizaine de femmes, quelques hommes occupaient les bancs peu nombreux et Adélaïde reconnut de loin la haute silhouette de Michel. Elle ne voulut pas le rejoindre, s’agenouilla au bas des marches dont le transept la séparait. Elle pouvait voir, se tournant de côté et d’autre, plusieurs autels. Les messes ne se célébraient pas toutes en même temps. Là, un moine, rabattant sur sa tête l’antique capuchon blanc, quittait une chapelle où, bientôt, une silhouette exactement semblable pénétrait à son tour. Ici, un religieux, les bras étendus, disait la préface, un autre, penché sur la pierre consacrée, consommait son Dieu. Ils n’officiaient point avec la hâte des prêtres de paroisse ; lentement, chaque prière montait du plus profond du cœur jusqu’aux lèvres qui remuaient à peine. Leurs visages clos semblaient ceux d’hommes endormis. Leurs yeux ne s’ouvraient que pour lire sur le livre sacré le propre du temps et se refermaient vite, refusant toute image extérieure, À côté d’eux les servants : novices qui ne consacraient pas encore, convers qui n’opéreraient jamais le miracle de la transsubstantiation, s’empressaient, assistaient avec un respect profond le célébrant, le père, muni de pouvoirs infinis. Et des quatorze chapelles réparties dans l’immense édifice, les sonnettes tintaient, se répondaient, les hosties s’élevaient à des intervalles inégaux, à droite, à gauche. Le sacrifice offert pour le rachat du monde ne cessait pas. L’atmosphère était prodigieuse, Adélaïde la subit docilement. Elle comprenait que Michel vînt chercher ici chaque matin des impressions fortes et pures qui l’accompagnaient tout le jour. Elle s’applaudissait d’avoir fait un effort pour le suivre et partager une fois au moins ses émotions. Plus tard, quand ils auraient quitté Évolayne, bien souvent, ensemble, ils revivraient cette heure.

Comme elle le regardait, de loin, unissant ses pensées aux siennes, elle le vit se lever. La messe n’était point finie. Le prêtre qui la célébrait demeurait immobile, penché sur le calice. La sonnette venait de tinter trois fois. Elle s’étonna qu’il partît si tôt. Mais, au lieu de descendre vers elle, comme elle s’y attendait, il remonta lentement vers l’autel. Elle s’était dressée, croyant rêver. Car le prêtre, portant le ciboire, maintenant lui faisait face, s’avançait vers la table de communion. Michel, agenouillé parmi les fidèles, reçut l’hostie et il revint à sa place les bras croisés, la tête inclinée, les yeux clos.

C’est ainsi que, dans une révélation subite, il lui apparut entièrement changé, entièrement différent d’elle, converti, chrétien, portant avec respect son Dieu dans ce cœur qu’elle croyait connaître et qui avait su lui cacher un tel secret. Elle eut la sensation d’un outrage inouï sous lequel son amour indigné se cabrait, jetait des cris. En un instant tout lui devint hostile dans l’abbaye : les croix dont l’or brillait sous la lumière, les figures de saints peintes sur les vitraux, l’hostie qui soudain s’éleva dans une chapelle à sa droite, les prêtres en prière, courbés sur les autels, occupés à accomplir on ne savait quel sortilège qui la dépossédait.

Elle quitta l’église et se retrouva au dehors, sur la place baignée de lumière. Le soleil, devenu son ennemi, la criblait de flèches brûlantes. Ses pensées tourbillonnaient, s’entre-heurtaient vagues et folles. Elle désirait à la fois fuir son mari et le chercher pour l’accabler de reproches. Dans une agitation fiévreuse, elle prenait mille résolutions contraires.

Le plus sage eût été de rentrer à l’hôtel, de cacher sa découverte. Il fallait laisser à Michel le mérite d’un aveu fait librement ou, s’il persistait à se taire, la honte de son hypocrisie. Mais Adélaïde ne savait pratiquer ni la patience, ni la feinte. Elle se sentait incapable de paraître tout ignorer quand la colère à grands coups lui ébranlait l’âme et que tant de paroles amères lui montaient aux lèvres. Plus haut que la raison, la passion parla qu’elle écoutait toujours. Elle attendit Michel.

Sans doute prolongeait-il son action de grâces, car de nombreux fidèles avaient déjà quitté l’abbaye. Il sortit à son tour, l’un des derniers, s’arrêta un instant près du portail, clignant des yeux sous la clarté plus vive. Il souriait, non point à une créature vivante, mais à son rêve intérieur, à ce ciel pâle et vide où il discernait une adorable présence. Adélaïde fut jalouse de ce sourire qui ne s’adressait pas à elle. Il ne la voyait point, ou du moins elle n’était encore pour lui qu’une silhouette anonyme. Il descendit les marches de son pas nonchalant. Alors, se trouvant tout près d’elle, il la reconnut. Le médecin, l’homme habitué à se pencher sur des malades, à découvrir parfois dans la chair saine en apparence la mort embusquée, visible pour lui seul, savait dissimuler ses impressions. En rencontrant sa femme à cette place, à cette heure inusitée, il ne laissa paraître nulle surprise. Son regard n’exprima rien qu’une certaine volonté de ne rien exprimer. Il posa tout de suite, négligemment, la seule question importante :

— Vous arrivez ?

Avant qu’elle eût parlé son visage la trahit dont tous les traits vacillèrent, tandis que des expressions diverses s’y succédaient avec rapidité : mépris, humiliation, indignation, sarcasme.

— Non, dit-elle, je sors. J’ai assisté comme vous à la messe.

Il comprit, rougit un peu, tendit vers elle une main hésitante puis, comme elle se détournait, proposa :

— Rentrons, voulez-vous ?

Tous deux traversèrent l’esplanade et s’engagèrent sur la route. Michel, gêné par le silence, se hâta de prononcer au hasard quelques paroles, les premières qui lui vinrent à l’esprit :

— La journée sera belle, chaude certainement mais à cette heure le vent…

Elle lui fit signe de se taire. Elle ne pouvait supporter qu’il se dérobât ainsi à toute explication. N’entendait-il pas en elle ce bruit sourd de chute, d’explosions, comme si toute sa vie, passé, présent, avenir, sautait, croulait, tombait en ruines. Elle n’avançait qu’avec peine. La route devant elle fuyait comme un cours d’eau, les herbes montaient jusqu’au ciel, la lumière se brisait dans ses yeux en mille facettes. Son visage s’empourprait, elle était aveuglée de larmes et de sang.

— Je vous félicite de votre conversion, dit-elle avec éclat.

Ces quelques mots la soulagèrent déjà. Ses pleurs débordèrent. Michel se méprit sur la cause de sa douleur.

— Vraiment, Adé, est-ce que cela vous fâche tellement ?

Elle marchait près de lui sans le regarder. Elle parlait avec une violence âpre s’efforçant de ne plus pleurer.

— Que vous vous fassiez chrétien, mahométan, bouddhiste, je n’y vois nul inconvénient. Mais qu’un tel changement ait pu s’accomplir dans votre âme, un événement si grave bouleverser votre vie, sans que vous ayez daigné m’en rien dire, voilà ce que j’accepte difficilement. Je n’avais pas mérité cette injure. Rougissiez-vous donc si fort de votre conversion pour me la cacher ainsi ? ou bien, ce qui est plus probable, avez-vous honte de moi devant votre Dieu ? Suis-je une femme tellement frivole, tellement abjecte, pour que vous me jugiez indigne d’être associée à votre vie spirituelle ? J’aurai du moins découvert d’un seul coup votre foi nouvelle et votre mépris pour moi. Rien en vous ne m’appartenait qu’une apparence. Votre âme m’échappait toute, cherchait en dehors de moi son bonheur, m’excluait de son paradis. Je vous aurais mieux pardonné une trahison des sens, oui !

Elle se tut pour reprendre haleine. Michel vit une larme encore couler sur sa joue.

— Quand vous serez plus calme et que vous pourrez m’entendre, commença-t-il…

— Je suis absolument calme, interrompit-elle furieusement et quand même je ne le serais pas, il est trop facile de reprocher sa nervosité à un être qu’on vient d’outrager… Mais dites, dites quelque chose… je puis vous entendre…

Il reprit d’une voix posée et très douce :

— Je ne vous reproche rien, Adé. Je comprends la peine que j’ai dû vous faire. J’aurais voulu partager avec vous ce grand secret ineffable de ma conversion et j’imagine votre saisissement lorsque vous l’avez découvert tout à l’heure. Mais le travail de la grâce est une chose mystérieuse, incommunicable, qui serait resté pour vous incompréhensible. Vous auriez demandé des explications. Qu’aurais-je pu vous dire ? Dès le premier soir de notre arrivée, j’ai été foudroyé. Vous avez pensé que je priais par respect pour les moines, sympathie envers la religion. Non. J’ai prié parce que ce Dieu qui vous restait caché, je l’avais senti vivre en moi, présence indéniable, éblouissante. On n’explique pas un miracle, on dit : venez et voyez. Si le miracle est intérieur, cela même n’est pas possible. Cette blessure que je portais dans mon cœur, vos yeux humains ne pouvaient pas l’apercevoir. Je me suis tu, m’appliquant seulement à garder ce trésor qui pouvait m’être enlevé. J’ai dû m’examiner sérieusement, chercher à mon tour celui qui m’avait cherché, fortifier ma foi, prendre enfin parti. Un tel revirement ne s’opère pas dans le bruit des paroles, des discussions. Ah ! si vous aviez été frappée comme moi, si nos deux conversions avaient pu s’accomplir en même temps ! Je n’ai pas cessé de demander à Dieu cette grâce. Aucun signe, hélas ! ne me permettait d’espérer qu’elle me serait accordée. Avant de m’enfermer à l’abbaye pour y redevenir chrétien, j’ai prié le père Athanase de vous examiner. Il m’a dit : « Elle n’est pas hostile, elle est indifférente, satisfaite du bonheur présent, sans nul souci de son sort éternel. Il n’y a en elle, dans l’édifice parfait de sa sécurité qu’une légère fissure où la grâce peut-être pourra pénétrer plus tard. » Je n’ai donc pas osé vous révéler ma conversion. J’ai craint votre révolte, votre indignation, vos railleries.

Elle écoutait, accumulant de nouveaux griefs, qu’elle lui jeta brusquement à la face :

— Ainsi, dit-elle, il vous fallait un intermédiaire entre vous et moi. Il fallait, pour vous expliquer mon âme, ce prêtre qui, il y a deux mois à peine, ne m’avait jamais vue. Après sept années de mariage où je n’ai pas eu une pensée ni un sentiment qui vous fût caché, je vous reste si profondément étrangère que lorsqu’il s’agit de lire au plus profond de ma conscience, c’est un autre que vous chargez de ce soin. Vous croyez qu’une femme qui est la vôtre et qui vous aime demeurera toujours indéchiffrable pour vous. Ah ! vous auriez dû me connaître assez pour savoir que je m’efforce toujours de chérir ce que vous aimez et qu’une religion qui devenait la vôtre ne serait pour moi un objet de scandale ou de dérision. Cela suffisait pour commencer. Il n’y avait aucun mystère à garder vis-à-vis de moi, mais ce moine a su vous persuader du contraire.

— Vous vous trompez. Le père m’engageait au contraire chaque jour à tout vous dire. Je ne pouvais pas m’y résoudre. Comment vous expliquer ?… Je ne suis pas expansif… je me livre peu…

— Sauf quand vous aimez, dit-elle, se rappelant combien parfois il avait été confiant, abandonné entre ses bras.

— Justement, j’aime !… murmura-t-il très bas. Voyez-vous, Dieu n’est une vague entité du moment qu’on croit en Lui, c’est un être qu’on aime et l’on ne peut supporter qu’il ne soit rien pour les autres.

— J’aurais compris, soupira-t-elle.

— Hélas ! vous voyez bien que non et sachant quelles étaient vos dispositions…

— Encore une fois pourquoi avez-vous choisi ce prêtre pour vous les révéler ?

— Comprenez-moi, Adé. Du moment qu’on accepte la religion, on l’accepte tout entière, on admet l’autorité du prêtre et sa compétence, due aux grâces spéciales attachées à son ministère. Votre cœur, oui, je le connais. Mais pour pénétrer au plus intime de votre conscience, pour comprendre votre position exacte en matière religieuse, le père était plus qualifié que moi, c’est pourquoi j’ai voulu qu’il vous interrogeât.

— Ah ! s’écria-t-elle frémissante, qu’est-ce que ces subtilités ? Mon âme n’était pas pour vous un château fort, avec de mystérieuses retraites aux serrures secrètes, mais une maison toute claire dont vous pouviez à votre gré ouvrir les portes. Il n’y avait besoin de personne pour en forcer une… mais à quoi bon vous expliquer ce qu’est la parfaite confiance.

Ils étaient arrivés devant la gare. Au lieu de se diriger vers l’hôtel, Adélaïde, tournant à droite, s’engagea dans la grande route de la vallée que surmontaient des bois touffus. Michel voulut la suivre, elle l’arrêta :

— Je vous prie de me laisser, dit-elle, j’ai maintenant besoin d’être seule.

Elle se jeta dans un sentier étroit qui montait dans la forêt, et le gravit rapidement. Bientôt il n’y eut plus autour d’elle que des arbres, des herbes, le silence de la nature. Elle marcha, elle courut longtemps, cherchant à lasser son infatigable colère, jusqu’au moment où elle s’abattit sur le sol comme sur une épaule, où prenant pour amie la terre sourde et profonde elle y cacha sa face douloureuse, y jeta la plainte qui résumait tous ses griefs, sa peine sans remède : « Je ne suis pas aimée ! »

IV

Elle se mit volontairement en retard pour le déjeuner, sachant que Michel détestait l’inexactitude. Il l’attendait, assis sous une tonnelle, devant l’hôtel, et ne lui fit aucun reproche, car il vit du premier regard qu’elle ne lui revenait pas apaisée. Son visage était calme, mais dans ses yeux, comme dans ceux des fauves en cage, brûlait une fureur durable, une indignation sans déclin opposée à l’offense inexpiable.

Les efforts que fit Michel pour engager une conversation quelconque furent vains. Par la brièveté de ses réponses, elle refusa toute réconciliation, même apparente :

— Vous avez fait une belle promenade ?

— Très belle !

— De quel côté ?

— Par là.

— Vous avez été loin ?

— Assez.

— Vous vous êtes assise ?

— Un peu.

Il s’énervait visiblement. Ses narines se gonflaient. Une veine à sa tempe bleuissait, devenait saillante. Elle connaissait bien ces signes de colère. Il murmura entre ses dents :

— Agréable caractère !

— Oui, dit-elle, provocante. Heureusement la vertu vous oblige à me supporter désormais.

Elle tremblait un peu en le bravant ainsi. Jamais il n’avait permis qu’elle prît envers lui ce ton acerbe et insultant. Il opposait à toutes ses révoltes une violence plus froide que la sienne, plus disciplinée, partant plus redoutable. À sa grande surprise il s’inclina et dit sans amertume :

— Vous êtes la plus forte !

Non point elle, mais ce Dieu qu’il aimait comme il ne l’avait jamais aimée. Car malgré qu’il craignît de la faire souffrir, il n’avait jamais su dompter pour l’épargner sa nature impérieuse. Elle sentait bien qu’aujourd’hui ce n’était pas à elle qu’il cédait.

Cette impression s’accentua durant les jours suivants. Habituellement, lorsqu’il n’avait pu la mater au cours d’une scène violente, Michel attendait dans un silence orgueilleux qu’elle vînt lui demander pardon. Les rôles cette fois furent intervertis. Tandis qu’elle demeurait hostile, morose, ancrée dans sa rancune, il multipliait les attentions, les prévenances, semblait tacitement reconnaître ses torts, lui donner raison contre lui. Adélaïde, interprétant avec lucidité cette attitude toute nouvelle n’y découvrit point une preuve de tendresse, mais d’obéissance aux lois de l’Église, aux conseils du père Athanase. D’ailleurs, pour que Michel se montrât si tolérant, il fallait que leur désaccord lui fût indifférent. Le voyant toujours d’humeur si égale, elle le croyait heureux et souffrait qu’il le fût en dehors d’elle. Aussi n’épargnait-elle rien pour détruire ce bonheur, étant d’ailleurs certaine de n’y point parvenir. Elle ne cherchait plus à ménager cet homme qu’elle aimait pourtant, lui refusait toute concession. Lorsqu’il insistait pour l’emmener à quelque office, elle répondait d’un ton coupant :

— Pourquoi vous accompagnerais-je ? Je ne vais pas avec vous chez vos malades. Vous êtes médecin et je ne le suis pas. Qu’irais-je faire à l’église ? Vous êtes chrétien et je ne le suis pas.

Elle avait pris l’abbaye en horreur, la détestait comme une rivale. Devinant sa jalousie, Michel se reprocha de l’avoir trop souvent abandonnée. À plusieurs reprises, il voulut la suivre dans ces longues promenades qu’elle semblait aimer, mais elle le renvoyait disant :

— Laissez-moi la nature, et gardez votre Dieu, je sais qu’il vous suffit.

Leurs rapports étaient maintenant constamment tendus et contraints. Ils n’avaient plus rien à se dire. Leurs lectures étaient différentes. Ils évitaient de parler du père Athanase, d’aucune question religieuse. Leur seul sujet de conversation leur venait des lettres qu’ils recevaient et gardaient l’habitude de se communiquer. Mais la réflexion la plus innocente faisait apparaître leur désaccord. Un jour, pendant le déjeuner, Adélaïde reçut une lettre de Maurice Verdon, son frère, qui passait ses vacances à Deauville en joyeuse compagnie :

— Pour toi, disait-il à sa sœur, je n’imagine pas ce que tu peux devenir dans ce pays perdu avec, pour seule distraction, une abbaye. Tu me parles de la beauté des offices. Quel intérêt ? C’est toujours des psaumes, du latin, accompagné de simagrées. De telles momeries à notre époque ne sont guère admissibles.

— Pas mystique pour deux sous, ce bon Maurice, déclara Michel en repliant la lettre.

Il n’avait mis dans cette remarque nulle malveillance. Mais Adélaïde s’en offensa et, bien qu’elle se sût fort différente de son frère, elle s’identifia brusquement à lui, feignit de se croire visée par la réflexion de son mari.

— Nous avons du moins, tous deux, à défaut de vos envolées, un solide bon sens, dit-elle sèchement.

Et sans réfléchir, dans le seul but de déplaire à Michel, elle ajouta :

— J’ai envie d’aller achever mes vacances à Deauville.

Il prit un air incertain et demanda :

— Est-il vrai que ces psaumes, ce latin, ces momeries, comme dit Maurice, vous ennuient ? Je conviens que l’atmosphère d’Évolayne est un peu sévère pour une femme…

— Surtout pour une poupée telle que moi, acheva-t-elle amèrement.

Sans paraître remarquer l’interruption, il continua :

— Et je trouve très naturel que vous ayez besoin d’une détente, de quelques distractions. Si vous le voulez nous pourrons en effet, dans quelque temps, rejoindre Maurice.

— Nous ? dit-elle, feignant une vive surprise. Vous m’accompagneriez ?

— Quelle question ! ma place est auprès de vous.

— Croyez-vous nécessaire de veiller sans cesse sur moi et Maurice n’est-il pas à vos yeux une sauvegarde suffisante ?

— Oh ! certainement, dit-il, déconcerté, si vous désirez partir seule…

— Ce sera pour vous un bonheur et une délivrance, acheva-t-elle avec un rire provocant.

Cette fois il perdit patience. Il n’était point un saint. Sous l’aiguillon de tant de paroles aigres et méchantes, il eut un sursaut de colère :

— En voilà assez, s’écria-t-il durement. Je ne puis maintenant vous dire un mot sans que vous en dénaturiez le sens. Je ne le supporterai pas plus longtemps.

— Vraiment, riposta-t-elle ironiquement, et que dois-je faire ?

— Vous taire, reprit-il avec une écrasante autorité.

Elle ne désarma pas.

— Il est regrettable, dit-elle, que dans le mariage, comme dans les ordres religieux, on ne fasse pas vœu de silence.

— Du moins le vœu d’obéissance existe, répondit-il sévèrement.

Mais son regard exprimait maintenant plus de douleur que d’irritation.

— Je n’aurais pas cru, Adélaïde, que vous puissiez détruire ainsi volontairement notre bonheur. Vous m’aurez fait cruellement souffrir.

Elle ne répondit pas et détourna la tête, afin qu’il ne vît pas, dans ses yeux, brusquement voilés, commencer sa défaite.

Sitôt le déjeuner fini, elle partit selon sa coutume en promenade. Mais elle n’alla pas loin. La chaleur était forte. Une bizarre langueur s’insinuait dans tout son être. Elle choisit pour s’y étendre un bois de sapin noir, tapissé d’aiguilles roses. Elle s’assoupit un moment et quand sa torpeur se dissipa ce fut en elle le réveil soudain de l’amour. Il y avait maintenant dix jours que durait sa brouille avec Michel, dix jours qu’ils n’avaient pas échangé une parole tendre, un baiser, dix jours qu’elle se rebellait contre lui, peut-être pour avoir plus de plaisir à lui céder. Soudain elle passa de l’orgueil à un état d’abaissement, de faiblesse extrême. Michel avait repris l’avantage dans leur dernière querelle. Sa plainte : « j’ai cruellement souffert par vous », en lui prouvant qu’elle pouvait encore blesser ce cœur qu’elle croyait insensible, la plongeait dans un abîme de remords. Elle examina sa conduite, la trouva odieuse et lâche. Qu’il eût manqué de confiance envers elle, rien n’était plus certain. Mais elle l’en avait méchamment puni, mettant à rude épreuve sa vertu nouvelle, abusant de l’obligation où il était de se montrer patient pour le tourmenter sans repos. Elle se jura d’être désormais meilleure. Dès ce soir, elle lui demanderait pardon. Elle réparerait ses torts.

Cela lui parut bien facile au premier abord. Sa colère apaisée elle se départait déjà de l’hostilité, plus voulue que réelle, qui l’avait, ces derniers temps, dressée contre le catholicisme. Elle prit la résolution de retourner à l’abbaye, d’y suivre les offices. Non seulement elle n’entraverait en rien les habitudes pieuses de son mari, mais elle y conformerait les siennes autant que possible, s’efforçant de comprendre ses sentiments. Il lui rendrait alors toute sa confiance. De nouveau ils seraient heureux l’un par l’autre, étant en plein accord.

Là elle se heurta à un nouvel obstacle, à la cause réelle du mal. L’intimité dont elle souhaitait si passionnément le retour ne pouvait renaître entre elle et son mari, qu’à la condition qu’ils s’entendissent sur la chose essentielle. Leurs cœurs ne se rapprocheraient pas, du moment qu’elle ne voyait qu’un mensonge dans ce qui était pour Michel la vérité suprême. Et voici que cette barrière entre eux cessa de lui paraître insurmontable. Était-elle vraiment une athée ? Non. Elle avait haï les principes étroits, les dévotions mesquines de sa belle-mère, mais la religion d’un Claudel lui inspirait une admiration profonde qui pouvait se changer en adhésion : Elle se rappela une phrase de La Messe là-bas :

De quoi est-ce que le catéchisme nous parle et de quoi sont faites nos prières ?

Un père de qui sont complètement ses fils, des enfants qui sont complètement à leur père.

Des frères sous le même toit ensemble, une mère admirable et charmante…

Elle souriait, séduite. Elle avait en ce moment un cœur d’enfant glacé par l’abandon et que la parole du poète réchauffait, lui proposant une famille, une mère admirable et charmante… Avec une extrême attention, elle se mit à repasser le Credo :

Je crois en Dieu, le Père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre.

À ce premier article, elle n’opposa nulle dénégation. Elle avait toujours pensé qu’il existait un être infini, bienfaisant, ordonnateur des mondes.

Et en Jésus-Christ, son fils unique, Notre-Seigneur.

Elle l’aimait, ce Crucifié, plus que tous les justes persécutés, plus que tous les héros et les sages. Pour elle, comme pour ceux qui le reconnaissaient pour Dieu, il demeurait l’être par excellence adorable. Et, jadis, ayant lu le livre de Renan, elle avait trouvé qu’il déshonorait cette haute figure en la voulant purement humaine.

Je crois au Saint-Esprit, à la sainte Église catholique…

Là, elle retomba dans l’indifférence. Le Saint-Esprit était une jolie colombe dont elle ne savait rien. L’Église, que personnifiait en ce moment pour elle le père Athanase, lui semblait indiscrète, et importune, cependant sa constitution, ses offices, ses rites ne manquaient pas de grandeur. Elle réserva ces deux articles et acheva :

La communion des saints, la résurrection de la chair.

À cela, elle adhéra pleinement, car ces paroles promettaient une réunion sans fin à ceux qui s’étaient aimés sur la terre. Et elle ne serait jamais séparée de Michel.

En somme, elle était à peu près chrétienne, excepté par sa répugnance à pratiquer une religion dont elle acceptait les dogmes essentiels. Mais cette répugnance pouvait tenir au manque d’habitude, à un certain respect humain, plutôt qu’à toute autre raison. S’il lui semblait suffisant d’adorer le Père en esprit et en vérité, elle convenait que cette adoration théorique restait sans force et sans chaleur. Si elle avait vécu au temps du Christ, elle se fût jetée à ses pieds pour lui demander une foi plus ardente. L’Église, par les sacrements, offrait à tous les fidèles accès auprès du Maître. Les doutes qui s’élevaient encore en elle pouvaient être vaincus par un seul acte d’humilité, de confiance. Elle se rendit compte qu’une conversion demandait une préparation, moins sommaire que celle qu’elle venait de faire si rapidement. Elle pensa qu’il serait bon de consulter son mari, le père Athanase, mais ses hésitations furent brèves, l’élan du cœur emporta tout. Un immense désir de réconciliation la possédait, car elle savait qu’elle ne serait vraiment en paix avec Michel que si elle lui revenait avec une âme nouvelle, entièrement soumise au Dieu qu’il servait.

Le soleil commençait à peine à décliner quand elle quitta les bois et monta, courant comme une biche, à l’abbaye. Les offices étaient finis, la nef déserte. Elle alla courageusement sonner à la porte de la sacristie, demanda un confesseur, sans désigner personne. Celui qui vint était un très vieux moine qui semblait assez borné. Il ne lui posa que de vagues questions sur les causes de son retour à Dieu. Elle avoua qu’elle désirait surtout suivre son mari en reprenant la pratique religieuse et que sa foi n’était pas encore bien vive.

— Le temps raffermira, dit-il. Vous avez senti que la vie et les plaisirs du monde ne pouvaient vous suffire. Vous allez comprendre les délices de la vie spirituelle. Celui qui n’aurait jamais vu que la lumière électrique la trouverait belle. Pourtant, mis en présence de la clarté du jour, il n’hésiterait pas à la déclarer incomparable et il s’étonnerait d’avoir pu se contenter de l’autre. Dieu, mon enfant, c’est le soleil. Vous sentirez demain dans la communion son évidence, sa chaleur, son action réconfortante et vous ne pourrez plus supporter la lumière des ampoules électriques et des bougies.

Il continua quelque temps sur ce thème. Son fade discours, glaçant le bel enthousiasme d’Adélaïde, lui donnait une sensation d’écœurement contre laquelle elle réagit en sortant du confessionnal.

— Un poète, songea-t-elle, peut mal parler de la poésie sans que, pour cela, elle cesse d’être grande. De même, un prêtre peut mal parler de Dieu sans qu’il soit moins adorable. La médiocrité règne partout en maîtresse. Il faut l’accepter dans la religion comme dans l’art et chercher seule sa route.

Au reste, elle ne serait seule qu’un moment. Bientôt elle aurait son mari pour soutien et pour guide spirituel. Cette pensée, d’un coup, lui enflamma le cœur où les prières se mirent à brûler comme une multitude de cierges. Elle perdit la notion du temps, s’ouvrit l’âme devant Dieu, s’étonna d’avoir pu vivre sans ce témoin. Il ne manquait à sa joie que de pouvoir la partager avec Michel. Mais elle avait décidé de ne point lui avouer ce soir sa conversion. Par malice, par tendresse, elle voulait prolonger leur apparent malentendu, afin qu’il souffrît encore, afin qu’il fût plus heureux. Comme elle craignait de se trahir, sitôt de retour à l’hôtel elle regagna sa chambre, s’y enferma, prétextant une migraine.

Sa vengeance fut parfaite autant que magnanime. Elle se cacha comme il s’était caché. Elle prit garde, le lendemain, de ne monter à l’abbaye que lorsqu’il fut parti. Elle se plaça dans la chapelle à quelques rangs derrière lui et ce fut seulement lorsqu’ils se relevèrent tous deux de la table de communion, où quelques personnes les séparaient qu’il la vit soudain près de lui, les mains jointes. Il la surprit comme elle l’avait surpris, dans le même acte solennel, pas mieux préparé qu’elle à cette découverte. Mais là où elle n’avait éprouvé que révolte, indignation, amertume, pénétré de bonheur, la remercia d’un regard rapide. Il avait encore l’hostie dans la bouche et, si forte que fût la commotion reçue, il parvint à se dominer. Les yeux baissés, il regagna son banc où elle le suivit et s’agenouilla près de lui. Ils s’abîmèrent dans la prière. Les sonnettes, tintant doucement d’un bout à l’autre de l’église, leur rappelaient seules le lieu où ils étaient. Michel, prenant la main d’Adélaïde l’appuya sur son visage, la recouvrit des siennes. Elle sentit qu’il pleurait. Alors, elle fut saisie d’une émotion si suave qu’elle la confondit avec la grâce. Cet amour infiniment pur, mais humain, qui la comblait d’une manière subite, admirable lui parut un signe manifeste de la présence divine. Elle s’émerveilla qu’un pauvre acte d’humilité lui fût ainsi payé par la plénitude de la foi, par de tels délices. Elle se sentait semblable aux saints, semblable aux anges, portée, roulée dans la paix comme dans une mer fraîche et forte. Mais sa reconnaissance allait surtout à l’homme qui lui avait montré sa voie. Elle le louait en louant Dieu. Puis, son action de grâces s’interrompit. Il lui semblait que les prières de Michel passaient en elle, suffisaient pour deux. Elle les ratifiait sans les connaître.

Ils sortirent de l’abbaye les derniers et s’arrêtèrent sur la place, là où, quinze jours auparavant, ils avaient échangé des propos si âpres. Le temps était gris et calme. Une pluie récente avait dégagé les plus secrets arômes. La feuille, l’herbe, la terre, les écorces embaumaient comme des fleurs. Ils se trouvaient en présence d’un monde nouveau pour eux, parfaitement ordonné, parfaitement expliqué, béni, divin. Leurs yeux errèrent sur les choses environnantes puis se cherchèrent. Adélaïde avait imaginé que leur réconciliation se ferait avec de grandes effusions. Mais voici qu’elle se tenait devant Michel, ne songeant point à l’embrasser, silencieuse, calme, la tête un peu levée vers lui, plus grand qu’elle. À travers les cils droits, touffus et sombres, le regard bleu, amorti, tombait sur elle avec des chatoiements de soleil sous les feuillages. Son âme s’offrait, fleur, à cette lumière, s’en laissait pénétrer, et, dans un recueillement ineffable, leurs pensées se mêlaient.

— Mon Dieu, balbutia-t-elle, d’où vient ?… Je ne vous ai jamais tant aimé…

— Moi aussi, murmura-t-il, je vous aime tellement mieux qu’autrefois ! Voyez-vous, aucune tendresse humaine ne peut avoir de réalité qu’en Dieu. Aujourd’hui j’ai compris le sens mystique du mariage, sa grandeur éternelle. Notre union était imparfaite. Il me semble que c’est aujourd’hui seulement, ce matin, que je vous ai épousée.

Elle respira largement dans l’épanouissement d’un bonheur désormais parfait. Elle éprouvait enfin pour la première fois ce sentiment de la durée qui, jusqu’alors, avait manqué à leur amour.

Appuyée au bras de son mari, elle descendit avec lui la route. Et chaque herbe, chaque détail du paysage lui rappelait le jour de sa colère.

— Me pardonnez-vous, Michel ? demanda-t-elle humblement. Je le mérite peu, ayant été si odieuse, si détestable.

— Tout est effacé. Vous venez de me donner une joie que je n’espérais plus. J’en suis encore tout étourdi. Oh ! chérie, comment cela s’est-il fait ?

Elle ne croyait plus que sa conversion se fût opérée la veille en quelques heures dans la forêt. Évoquant les émotions éprouvées, lors de son arrivée à Évolayne, elle leur prêtait un sens nouveau et, s’identifiant à Michel, pensait qu’ils avaient toujours été en plein accord.

— Moi aussi, j’ai eu mon chemin de Damas. J’ai été foudroyée en même temps que vous. Mais il y a chez la femme un grand instinct de résistance. Devant ce qu’elle désire elle prend peur et fuit. Elle résiste même à l’homme qu’elle aime et dont elle se sait aimée, comment céderait-elle à Dieu sans luttes ?

— Du moins, s’écria-t-il avec enjouement, vous ne pouvez plus me reprocher de vous avoir caché ma conversion. Car vous m’avez trompé volontairement sur votre état d’âme avec une malice infernale.

— C’est vrai, dit-elle en riant. J’ai pratiqué la vengeance et la loi du talion. Hier encore cela m’était permis. Maintenant me voilà obligée d’être une épouse modèle. Vous verrez comme je serai obligeante, aimable, douce, douce, suave…

— J’en accepte l’augure.

— Vous ne semblez pas convaincu.

— Non, je connais votre humeur changeante !

— La vôtre est bien devenue égale, constamment sereine. Et, à vrai dire, Michel, je n’aime guère votre patience, elle m’a excédée ces jours-ci. Je vous permets encore de vous mettre en colère et si vous voulez bien me le permettre aussi…

— Oh ! nullement, nullement ! Je veux une femme douce et suave. Vous m’avez rassasié d’amertume.

— Allons-nous vivre sous un ciel toujours sans nuages, dans la monotonie de la vertu parfaite et de la parfaite harmonie ? Il me semble que ce sera très ennuyeux.

— Vous avez des opinions subversives.

— Vous croyez ? alors je me tais.

Ces insignifiants propos leur semblaient ravissants. Leur bonheur se changeait en gaieté, non point exubérante, nerveuse, vite lassante comme toute gaieté profane, mais si profonde, si émue, que parfois, au milieu d’un éclat de rire, ils se regardaient, les larmes aux yeux.

V

Le même jour, après les vêpres, Michel annonça joyeusement au père Athanase la conversion d’Adélaïde. Le moine accueillit la nouvelle avec quelque surprise :

— Cela s’est fait bien vite, dit-il en hochant la tête. Lorsque je l’ai interrogée, rien ne faisait prévoir qu’elle pût redevenir chrétienne.

— Et pourtant elle l’était déjà, affirma vivement Michel. Mais sa réserve s’explique. Je ne vous aurais pas ouvert si aisément mon âme, si vous n’aviez été de tout temps mon ami. Elle ne vous connaissait pas. Touchée par la grâce en même temps que moi, elle prit peur, n’ayant personne pour l’éclairer et se débattit dans les ténèbres. Par mon manque de confiance envers elle, j’ai prolongé sa résistance.

— Quoi qu’il en soit, reprit le moine, elle a maintenant besoin des conseils d’un prêtre. Je suis à son entière disposition.

Michel n’osait espérer qu’Adélaïde, irritée par la première intervention du religieux, acceptât de se soumettre à sa direction. Contre toute attente, elle accueillit cependant sans répugnance la proposition qu’il lui transmit. Dans la joie de son retour à Dieu, elle reconnaissait l’injustice de ses griefs contre le moine, préférait se confier à lui plutôt qu’au prêtre simple et sans lumière qui l’avait confessée. Au cours de plusieurs entrevues, elle lui ouvrit son âme avec une sincérité parfaite.

Le père Athanase ne discerna guère dans sa conversion que des motifs humains. Mais il savait que Dieu n’emploie pas toujours pour toucher les cœurs des moyens surnaturels. La bonne foi d’Adélaïde était évidente. Elle désirait vraiment se laisser pénétrer par l’esprit du christianisme, agir et penser désormais en catholique.

Cela lui parut tout d’abord facile. Elle vivait selon les règles de la morale. Sa passion pour son mari était permise. Ses croyances nouvelles ne lui demandaient que de très légers sacrifices. Elle s’imposa le lever matinal pour la communion fréquente et reprit sans effort l’habitude de la prière. Elle se refusait encore à certaines pratiques.

— Le chapelet m’ennuie, avouait-elle. C’est toujours la même chose. Au bout de dix Ave, je m’embrouille…

Le père se montrait indulgent :

— Le chapelet a sa vertu, si monotone qu’il paraisse, mais peu importe, priez comme il vous plaira.

— Il est charmant, ce moine, disait-elle convaincue.

Et lui, à son tour, saluait en elle : « Une âme de bonne volonté. »

Leur entente dura peu. Le moine remarqua assez vite l’ignorance religieuse d’Adélaïde. Sa foi n’était encore qu’une simple adhésion du cœur, il exigea celle de l’esprit. Aussi quand il la recevait au parloir lui parlait-il en théologien plus qu’en apôtre, dans un langage plus abstrait qu’émouvant. Il s’appliquait à lui démontrer les grandes vérités qu’elle devait accepter désormais. Un matin où il l’entretenait de l’unité de l’Église qui, à ses yeux, prouvait mieux que tout autre argument l’excellence et la divinité de la doctrine catholique, elle objecta :

— Mon père, je veux bien croire à cette unité. Pourtant quelle différence entre la religion si large qui est la vôtre et celle de Michel et les enseignements que nous recevions au couvent. Là, on nous empoisonnait avec les superstitions d’un autre âge, telles que l’enfer, la damnation éternelle…

Le moine l’arrêta d’un geste, accompagné du regard direct qui la gênait toujours.

— Vous dites : superstitions d’un autre âge ?

— Évidemment, répondit-elle déconcertée.

La figure du religieux exprima une sévérité quelque peu narquoise.

— Vous vous figurez, sans doute, que l’Église a peu à peu évolué jusqu’à ne garder qu’un ciel complaisamment ouvert à tous et que, de l’enfer, il n’est plus question ?

— Je pense, reprit-elle, pleine de certitude, qu’on en parle encore afin d’effrayer les pauvres âmes pour qui l’amour ne serait pas un motif suffisant de bien agir. Mais je crois qu’aucun esprit sérieux, vraiment pitoyable, n’accepte aujourd’hui l’idée de la damnation. Qu’il y ait, au delà du monde, un châtiment pour les coupables et les criminels, cela semble nécessaire, mais comment admettre un châtiment éternel pour ceux qui péchèrent dans le temps.

— Vous admettez bien une récompense éternelle pour ceux qui pratiquent une vertu temporaire ?

— Cela n’est pas en effet absolument juste, constata-t-elle loyalement, mais l’équité de Dieu peut aboutir à un excès de miséricorde, non à un excès de sévérité. Mon père, vous n’allez pas me dire que vous croyez à l’enfer.

— Si fait, dit-il souriant de sa surprise, aussi fermement qu’à ma propre vie.

Elle s’enflamma aussitôt :

— Et vous restez en paix, s’écria-t-elle, sachant que tant de pauvres êtres : vos semblables, vos amis, vos parents peuvent tomber dans cette géhenne ? Vous imaginez un ciel fermé, implacable, où les élus ne seront pas troublés par l’affreux gémissement de l’abîme, par le supplice sans fin de leurs frères. Quel cœur avez-vous ? Quelle solidarité humaine ? Pour moi, je prendrai toujours le parti des maudits. Si je croyais à l’enfer, je voudrais me damner.

— Regrettable ! murmura le moine entre ses dents. Cependant vous devez y croire.

— Toute ma conscience proteste et je refuse.

— Très bien, en ce cas vous n’êtes pas chrétienne.

— Je le suis certainement plus que vous, riposta-t-elle, remettant délibérément à son rang d’homme, ce prêtre représentant de Dieu.

Le père Athanase, habitué à dominer des âmes souples, s’étonna d’une telle indépendance. Large et tolérant pour les petites choses, il devenait inflexible dès que le dogme de l’Église entrait en jeu. Tous deux s’affrontèrent, lui très calme, mais inébranlable, elle tout en feu :

— Ce que vous ne semblez pas comprendre, dit-il, la tenant sous son pénétrant regard, c’est que votre conversion comporte, si elle est sincère, des obligations impérieuses et, entre autres, une soumission absolue à l’autorité de l’Église, à la vérité révélée. Vous n’êtes pas libre d’accepter ceci, de rejeter cela au gré de vos inclinations ou de vos répugnances. Vous devez tout prendre ou tout rejeter en bloc. À vrai dire certains textes de l’Écriture peuvent être compris différemment, mais les paroles du Christ sur l’enfer sont nombreuses et formelles.

— Je n’y vois, moi, que des images…

— Vous voilà tombée dans l’interprétation personnelle et le protestantisme. L’Église s’est d’ailleurs prononcée en rangeant au nombre de ses dogmes l’enfer. Encore une fois, pour le catholique, nulle liberté ici n’est permise. Si vous ne croyez pas à l’enfer, vous devez vous en accuser en confession ; vous prenez place au rang des hérétiques et aucun prêtre ne vous accordera l’absolution.

— C’est bien, dit-elle en saluant le moine, je réfléchirai.

Elle n’était pas loin de le prendre pour un fou et chercha aussitôt son mari afin de lui faire partager son indignation.

— Mais il retarde de cinq cents ans, votre père Athanase, s’écria-t-elle. C’est l’homme le plus dur ou le plus borné qui soit au monde.

Elle exposa leur conflit, persuadé que Michel lui donnerait raison. Il l’écouta, sans manifester la moindre surprise et, quand elle rapporta les dernières paroles du moine, il approuva :

— Rien n’est plus évident. Nous devons accepter la doctrine tout entière ou la rejeter. L’acte de foi : « Je crois tout ce que croit et enseigne la sainte Église catholique, parce que c’est vous, mon Dieu, qui le lui avez révélé, » ne souffre aucune restriction.

Elle resta un instant muette de saisissement :

— Quoi, Michel, dit-elle enfin, vous que j’ai toujours entendu excuser tous les égarements, tous les crimes, vous si indulgent à la faiblesse humaine, vous dont le cœur est si plein de pitié, vous admettez un Créateur damnant ses créatures.

— Comprenez-moi, reprit-il. J’ai horreur de ce Dieu inique dont certaines âmes fanatiques se servent comme d’un épouvantail pour effrayer et opprimer les autres : Dieu de colère, Dieu inflexible dont elles déchaînent à tout propos les foudres, certaines d’être seules épargnées. Nous n’avons pas le droit de nous croire sans tache, ni de juger personne. Ceci dit, des fautes existent si énormes, si fabuleuses, que la pitié même requiert pour elles un châtiment terrible, Adé, je vous ai vue soulevée d’horreur contre la cruauté. Songez à ces tyrans, à ces rois, à ces potentats de la terre, dont la volupté la plus douce fut de répandre à flots le sang. Ils ont infligé d’affreux supplices. Ils riaient en voyant brûler, crucifier, écarteler leurs frères. Ils se penchaient, curieux et impassibles, sur des corps déchirés. Nul martyre ne leur semblait assez long. Ils refusaient de faire grâce. Méritaient-ils la miséricorde qu’ils n’ont pas pratiquée ?

Elle trouvait en effet ce crime de la cruauté presque irrémissible. Cependant un vers de Hugo lui vint aux lèvres :

Un monstre est un infirme et l’infirme a ses droits.

Michel approuva d’un signe de tête :

— Dieu tient compte de cette infirmité. Elle peut provenir d’un manque d’intelligence ou d’imagination, de l’enivrement du pouvoir : tout cela est compris, pesé par la divine justice. Mais puisque nous sommes dans Victor Hugo, ne dit-il pas quelque part que chaque pécheur se crée à lui-même son propre châtiment ?

Elle avait la mémoire fidèle. Elle trouva tout de suite le passage que cherchait Michel :

L’assassin pâlirait s’il voyait sa victime :
C’est lui. L’oppresseur vil, le tyran sombre et fou
En frappant sans pitié sur tous, forge le clou
Qui le clouera dans l’ombre au fond de la matière.

Elle commençait à comprendre. Toute vérité exprimée sous une belle forme poétique trouvait aisément le chemin de son cœur, obtenait d’elle une adhésion émue. Pourtant, en repassant le poème de la Bouche d’ombre qui, jusqu’alors, avait été pour elle et pour Michel le texte essentiel où s’alimentait leur pensée religieuse, elle y voyait les âmes souillées, longtemps prisonnières de leurs crimes s’en évader peu à peu, retrouver enfin la route de l’azur :

— Pour le poète, dit-elle, tout aboutit au pardon définitif, à l’universelle réconciliation :

Et Jésus se penchant sur Bélial qui pleure,
Lui dira : C’est donc toi !

Michel aimait ces vers et il ne put les condamner :

— Bélial qui pleure, répéta-t-il, insistant sur les derniers mots, n’est plus Bélial. Les larmes sont le signe du repentir. L’erreur qui se repent, le crime qui implore, déjà sont en marche vers la lumière. Adé, vous avez un cœur trop plein d’amour pour comprendre que certaines âmes sont dominées par la haine, la haine de Dieu, du bien, de tout ce qui est grand. Elles cherchent obstinément les ténèbres. Elles résistent à la grâce, ne réclament nul pardon. Dieu leur ouvrirait en vain son ciel. Elles refuseraient d’y entrer. Il n’a pas à intervenir. Elles fuient d’elles-mêmes jusqu’au fond des enfers son intolérable amour. Toute vertu allège l’âme, la fait monter. Toute faute est un poids qui la précipite dans l’abîme.

Adélaïde soupira :

— Ce monde est triste, dit-elle, que je croyais si beau.

Ce fut la première ombre sur les horizons de paix et de clarté que lui avait ouverts la religion. Le dogme de l’enfer lui suggéra d’autres doutes sur l’origine du mal et de la douleur. Elle interrogea le père Athanase. Sa réponse fut franche :

— N’espérez pas de moi, dit-il, une explication absolument satisfaisante. Tous les théologiens ont vainement sondé ce problème du mal et de la souffrance. Dans ce monde, créé par un Dieu parfait un désordre s’est introduit qui ne peut être son ouvrage, qui doit donc être celui de sa créature. Et ceci est lié à la question du libre arbitre.

— Ah ! s’écria-t-elle avec une nouvelle révolte. Dieu devait savoir que l’homme pécherait. Pourquoi lui laissa-t-il une liberté si dangereuse ? Que diriez-vous d’une mère qui permettrait à son enfant de jouer avec une torche de feu ?

— Elle agira imprudemment s’il est très jeune. Mais elle serait non moins coupable de lui interdire toute initiative, dès qu’il a acquis le discernement de toutes choses : voici le feu qui brûle et consume, mais qui éclaire et qui réchauffe ; voici l’eau qui donne aussi la mort, mais qui lave et désaltère. Voici une arme qui blesse et qui défend, voici le vin qui enivre mais fortifie, voici l’amour qui perd ou sauve, voici le mal que nul ne doit commettre. Elle l’a mis en garde contre tous les dangers. C’est à lui de prendre ses responsabilités. Dieu donna à l’homme une conscience et ses commandements pour guides. Mais il témoigna d’un grand respect pour sa créature en lui laissant la possibilité de choisir. S’il n’avait ouvert devant elle qu’une route, s’il n’avait pas permis qu’elle pût désobéir, il l’eût enchaînée. Il n’aurait eu en elle qu’une esclave, heureuse et pure peut-être, mais une esclave.

— Du moment qu’elle devait courir un tel risque : celui de la perdition éternelle, il eût mieux valu qu’elle fût esclave ou ne fût jamais née.

— Blasphème ! Ce péril où nous sommes, ce combat qu’il nous faut livrer pour l’éviter, c’est ce qui fait la grandeur de notre vie. Sans luttes, il n’y a pas de mérites. Sans libre arbitre et sans épreuve nous n’aurions pas plus de valeur morale qu’une pierre qui tombe, un insecte qui vole.

— Mon père, vous dites cela parce que vous vous croyez sauvé, mais les autres y pensez-vous ?

— Pardon, je ne suis nullement sûr de mon salut, car, prêtre, je porte une responsabilité bien lourde pour ma faiblesse. Et quant aux impies, aux coupables, je ne cesse jamais d’y penser, offrant ma vie pour eux et n’ayant d’autre but que de les éclairer, de les aider. À mon sens, ajouta-t-il doucement, c’est une meilleure charité que de vouloir se perdre avec eux.

Adélaïde demeurait inquiète et troublée :

— Oh ! Michel, disait-elle à son mari, si je me perdais, moi, si je me séparais de l’Église, refusant de croire à l’enfer, si vous aviez un jour la certitude que je suis damnée, pourriez-vous vous y résigner ?

Il la pressait contre lui :

— Une âme telle que la vôtre, non, je ne la croirai jamais perdue. L’amour, à défaut d’autres maîtres, vous conduirait vers la lumière, mais l’Église est un guide plus sûr. Il ne faut pas rejeter ses enseignements, car notre raison en constate souvent l’excellence, lors même que notre cœur s’insurge contre eux. On ne nie pas un fait parce qu’il nous attriste. Le dogme du péché originel n’est que l’affirmation d’un fait. L’Église nous apprend que toute la race subit l’hérédité du premier homme. La science confirme cet enseignement. Je constate chez mes malades que le syphilitique, l’alcoolique transmettent leurs tares physiologiques à leurs enfants. C’est une loi que nous ne pouvons nier. De même la créature déchue, devenue mortelle, transmit la mort à ses descendants. Mais Dieu qui est amour tira du mal notre plus grand bien. Il s’incarna. Et voici que la Croix nous rend un ciel plus beau que le Paradis perdu.

Cette fois encore, elle n’objecta rien. Alors qu’elle s’insurgeait contre les enseignements du père Athanase, elle recevait docilement ceux de Michel. Il employait pourtant les mêmes arguments que le moine, mais avec un accent tout différent, car les problèmes que son ami trouvait simples le troublaient encore profondément, bien qu’il acceptât la solution catholique. Il conservait devant le mystère du monde une attitude triste. Nouveau converti, il se souvenait d’avoir porté le poids de l’inquiétude et du doute. Il comprenait, malgré sa foi, l’erreur, il en avait pitié. Son anxiété s’accordait avec celle d’Adélaïde. Leurs promenades n’étaient plus que de longues méditations où Michel s’efforçait, en s’éclairant lui-même, d’éclairer sa compagne.

— Vous êtes pleine de doutes, Adé, disait-il, et vous accusez Dieu du mal, mais si vous rejetez Dieu, le mal devient aussitôt plus terrible encore, et plus inexplicable. Comme vous, je suis tenté souvent de me révolter devant la souffrance, mais je me réfugie dans l’Église qui, seule, donne un sens à ce monde et nous permet de l’accepter.

— Il faut admettre, ajoutait-il, que nous avons tous deux une pente à remonter, une purification immense à subir pour retrouver dans son intégrité la mentalité chrétienne. Nous ne sommes peut-être pas de grands coupables, mais l’esprit du monde est en nous qui corrompt nos jugements. Nos opinions sur les sujets les plus graves demeurent superficielles. Nous accordons trop d’importance à la douleur, pas assez au péché. À force de ne côtoyer que des êtres pour qui Dieu n’existe pas, dont l’âme est comme frappée de paralysie et qui n’agissent que sous l’impulsion de leurs passions ou de leurs appétits, nous avons appris à considérer les plus grandes fautes avec une complaisance abjecte. Qu’est-ce que l’adultère pour nous, qu’est-ce que la sensualité, le mensonge, la fraude, la folie du luxe et du plaisir ? rien moins que rien. Dieu nous garde de devenir jamais dur pour le pécheur, mais le péché est une chose tout à fait tragique dont il nous faudrait acquérir l’horreur. Il devrait nous blesser comme la laideur, nous empêcher de respirer comme une atmosphère nauséabonde. Le mal existe, d’où découle toute la douleur du monde. Il nous faut prendre parti contre lui. Les moines, les prêtres, les religieuses ont bien compris cela. Eux seuls possèdent le sens de la vraie charité. Athlètes et guerriers du Christ, ils sont l’armée peu nombreuse, mais héroïque qui pied à pied défend contre les puissances ténébreuses la foule innombrable des faibles, des méchants, des indifférents.

Un matin, à l’heure de midi, comme ils passaient tous deux auprès d’un champ où des frères convers, occupés à faner, s’interrompaient au son de l’angélus et, les mains jointes, le visage brusquement éclairé, quittaient sans effort le monde de l’action pour entrer dans celui de la contemplation, Michel devant ces statues grossières où rayonnait l’âme, s’arrêta bouleversé :

— Il y a une chose dont je suis sûr, murmura-t-il, absolument sûr, c’est que ces hommes sont dans la vérité ; oui, ces humbles chargés de rudes travaux et qui n’ont d’autre repos que la prière sont plus grands que les savants et les sages. Je voudrais parfois me mettre à genoux devant eux.

Sa voix exprimait une telle ferveur qu’Adélaïde en éprouva un subit effroi.

— Faut-il tant les admirer, dit-elle avec froideur. Ils ont déjà reçu leur récompense, puisqu’ils sont, le père Athanase l’affirme, si parfaitement heureux.

— Bonheur qui repose sur l’abnégation et le renoncement, le seul qui soit parfait, tout autre bonheur est moins beau.

Elle reçut en plein cœur la parole cruelle, par laquelle il semblait condamner leur vie et leur amour. Elle avait l’impression que son mari lui échappait. Elle devinait en lui des aspirations mystérieuses, un désir dont elle n’était pas l’objet. La menace qui pesait sur sa destinée grandissait et elle ne savait comment se défendre. La pensée lui vint que le père Athanase pourrait peut-être l’éclairer sur ce point. Or, le lendemain, Michel étant parti à Dinant, elle rencontra le moine dans les bois qui avoisinaient l’abbaye. Libre, il lui accorda tout de suite l’entretien qu’elle sollicitait. À cent mètres de la clôture il y avait, sous un grand chêne, un banc où les religieux venaient parfois lire ou méditer. Ils s’y assirent tous deux. Ils dominaient la vallée, visible à travers un léger rideau d’arbres. C’était une heure éblouissante où deux couleurs seulement s’opposaient l’une à l’autre avec un éclat dur, presque aveuglant : le vert de l’herbe et des feuilles, le bleu du ciel. Mais Adélaïde n’accordait nulle attention au paysage :

— Mon père, dit-elle, je voudrais vous parler aujourd’hui, non de moi, mais de Michel.

Elle ajouta avec quelque amertume :

— Car vous le connaissez à présent mieux que moi.

Il inclina la tête sans répondre, ayant horreur des paroles oiseuses. Elle reprit, voyant qu’il ne l’aidait pas :

— Je constate depuis quelque temps que mon mari n’est plus le même. Je ne le comprends pas bien Hier il m’a beaucoup affligée…

Elle s’embarrassa. Ses yeux étaient pleins de larmes. Le moine se taisait toujours. Il n’attachait nulle importance aux vagues anxiétés du cœur, aux conflits sentimentaux dont s’inquiètent les femmes. Elle sentit qu’elle devait, pour l’intéresser, s’exprimer d’une façon plus précise.

— Puisque vous dirigez Michel, dit-elle, ne trouvez-vous pas que son exaltation dépasse la mesure ?

Le père Athanase la savait prompte aux revirements. Il crut que sa piété se lassait déjà au contact d’une ferveur plus égale et plus ardente : — Je ne vois pas trace d’exaltation chez Michel, dit-il fermement. Tout être vraiment généreux — il est de ce nombre, — lorsqu’il se donne, se donne sans réserve. Dieu ne demande pas, comme un mendiant, une parcelle de l’âme, la plus petite, la plus médiocre, mais l’âme tout entière.

— Pardon, reprit-elle avec une angoisse croissante, les voies ne sont pas les mêmes pour tous. Que Dieu vous ait tout demandé à vous, qu’il avait choisi pour être son prêtre, rien de plus normal, mais ceux qui ne sont pas appelés au sacerdoce ont des devoirs humains, des affections naturelles dont Dieu ne peut leur réclamer le sacrifice.

Cette fois, le moine l’approuva d’un signe. Elle poursuivit, encouragée :

— Alors que signifie l’attitude de mon mari ? Pourquoi cette indifférence totale à tout ce qui était sa vie ? Pourquoi se soucie-t-il si peu de sa carrière, de moi ? Pourquoi va-t-il si haut, si loin ? Je ne puis le suivre. On dirait que notre bonheur lui semble impie. On dirait qu’en dehors de la religion, des choses éternelles, rien n’a plus pour lui de valeur ici-bas.

Dom Athanase réfléchissait :

— Michel est un homme simple, dit-il lentement, un homme tout d’une pièce, un homme de foi, qui a toujours eu besoin de s’absorber dans une grande tâche, de se dévouer à une grande idée. Il a servi longtemps la science avec le zèle d’un apôtre et la science l’a trompé. Il a vu qu’elle était impuissante à pacifier la terre. La guerre a fauché, détruit, tout ce en quoi il avait cru. Il est resté sans espérance, vraiment pauvre, vraiment démuni, seul…

— Seul ! songeait Adélaïde. J’existe pourtant, moi qu’il prétend aimer.

— C’est à ce moment, poursuivit le moine, que Dieu, par un prodige de son infinie miséricorde, s’est révélé à cette âme déserte. Presque sans transition, Michel passe du vide à la plénitude, de l’ignorance à la certitude. Il trouve enfin ce qu’il a toujours cherché : la vérité absolue la beauté parfaite, l’être qui ne peut décevoir. Le voilà ébloui par la lumière au point de ne plus voir qu’elle et non les objets qu’elle frappe. En même temps il est accablé par le sentiment de la munificence de Dieu. Ayant reçu, sans avoir rien fait pour cela, la plus grande des grâces, il voudrait y répondre pleinement. De là vient en lui ce dédain du bonheur, ce désir d’immolation, ces aspirations mal définies. Si sa conversion s’était produite dix ans plus tôt, il serait sans doute entré au cloître.

Pas un instant le moine ne devina la jalousie d’Adélaïde. Elle avait posé une question à laquelle il répondait en toute franchise, expliquant la mentalité de son ami telle qu’il la connaissait. Détaché des créatures, il ne pouvait imaginer ce qu’est l’exigence folle de la passion, ni voir en cette femme qui l’écoutait la rivale ombrageuse de Dieu. Mais elle, qui attendait de lui une consolation et que ses paroles déchiraient, lui prêta soudain un plan atroce : il travaillait à la séparer de Michel, à détruire leur amour. Voilà pourquoi il attirait son ami sans cesse à l’abbaye. Il lui représentait la vie des religieux comme le seul idéal qui pût séduire une âme grande. Elle crut comprendre enfin le danger qui la menaçait et bravant le moine, les yeux en flamme, cria :

— Vous n’allez pas me le prendre !

Le père Athanase ne put exprimer que par un regard son immense surprise. Elle ne lui permit pas de parler et reprit avec une violence farouche :

— Je ne vous laisserai pas faire. Quelle que soit l’œuvre que vous avez entreprise et vos vues sur Michel, arrêtez. Vous n’irez pas plus loin. Il est à moi. Il m’a épousée, moi, et non l’Église. Sur cette terre et pour l’éternité je borne son univers. Il m’a épousée devant les hommes et devant Dieu. J’ai droit sur lui. Quoi que vous fassiez, tout est pour moi : la loi, les sacrements, la société, le pape. Non, vous ne me le prendrez pas.

Sa voix tout d’abord haute, un peu stridente fléchit sur les derniers mots, sombra en des notes tremblantes. Le moine la laissa pleurer durant quelques instants, afin que sa colère sans raison s’épuisât d’elle-même. Son égarement lui inspirait une pitié profonde. Il aimait la joie, il la voyait partout répandue dans l’univers, accessible à tous et s’étonnait que tant d’êtres, volontairement, la refusassent alors qu’elle leur était offerte. Quand Adélaïde parut plus calme, il lui désigna d’un geste large les arbres, le ciel, les prairies, toutes les choses riantes qui les environnaient :

— Regardez, dit-il avec un enjouement mêlé de compassion, regardez autour de vous : voilà l’image de votre vie : ce bois tranquille abrité de la chaleur, avec une belle vue lumineuse. Vous n’avez qu’à remercier Dieu et à savourer ses bienfaits. Pourquoi vous tourmenter ainsi, inventant des périls imaginaires ? Pourquoi surtout vous défendre si âprement quand nul ne vous menace ? Vous dénaturez le sens de mes paroles. J’ai dit que Michel, libre, serait sans doute entré au cloître, c’est une simple supposition sans importance qui ne signifie pas que je veuille l’y jeter, bien au contraire. Sa place est dans le monde, il y a des devoirs qu’il saura remplir, quand il aura compris, ainsi que vous, comment l’amour humain s’accorde avec l’amour divin. Je vous y aiderai tous deux. Vous vous méprenez si vous croyez avoir à craindre quelque chose de moi. Le lien conjugal à mes yeux, comme aux yeux de tous les prêtres, est un lien sacré. Il ne saurait être rompu que dans un seul cas.

— Lequel ? interrogea-t-elle, un peu honteuse de son emportement, mais toujours inquiète.

Le moine l’apaisa d’un geste.

— Ce cas ne se présentera pas pour vous, soyez tranquille, dit-il gaiement. Il faudrait que vous eussiez, ainsi que Michel, la vocation religieuse, alors un consentement mutuel pourrait vous rendre libres tous deux. J’ai vu récemment des époux, un couple admirable, renoncer l’un à l’autre pour suivre des voies plus hautes que celle du mariage. Ils se sont séparés avec la permission du Saint Père et sont entrés au cloître. Je ne vous crois pas tentée de suivre un pareil exemple.

Elle respira. L’air lui parut soudain divinement pur.

— Non, en effet, dit-elle. Mon bonheur, je l’ai placé dans un seul être. Mon ambition ni mon désir n’iront jamais plus loin que lui. Il me suffit et pour toujours.

— Gardez-le donc, madame, conclut le père, et rendez-le heureux autant que vous le pourrez, l’aimant en Dieu comme il vous aime. Allons, n’ayez plus peur de moi. Je ne suis pas votre ennemi.

Il lui tendit la main avec un bon sourire et s’éloigna, jugeant l’entretien terminé. Seule, Adélaïde se calma tout à fait. Autour d’elle le vent, écartant par moments les branches, creusait dans les bois des trouées de lumière. Herbes et feuilles scintillaient au soleil, puis rentraient dans une ombre dorée. L’heure pesante de midi lui dispensait une sorte de torpeur douce. Elle se sentait délicieusement rassurée et croyait avoir reconquis un grand trésor qu’elle ne laisserait plus échapper.

VI

À la réflexion les paroles du père Athanase : « Gardez-le donc, madame, et rendez-le heureux autant que vous le pourrez, » prirent pour Adélaïde un sens ironique. Ces quelques mots soulignaient les limites, chaque jour plus restreintes, de son influence conjugale. Michel ne cherchait plus sa joie en elle et elle ne pouvait rien lui donner dont il eût vraiment soif. Jamais il ne lui avait témoigné tendresse plus égale, plus sereine, ni plus fade. Il la chérissait en Dieu, c’est-à-dire comme une sœur, pas plus que son prochain, pas plus que le premier venu. Mais elle qui aimait son mari de toute sa chair comme de toute son âme, désirait être aimée de même. Or, dès les premiers temps de leur séjour à Évolayne, il n’était venu que bien rarement frapper le soir à la porte de sa chambre. Depuis qu’elle s’était convertie, il se bornait à l’embrasser chaque matin, chaque soir avec une affection calme qui la désespérait. Elle tenta vainement de ranimer en lui l’attrait de sa beauté. Jamais il ne ratifiait par une parole flatteuse ce que lui disait son miroir. Jamais plus, il ne se troublait devant la splendeur de son visage comme au premier soir de leur arrivée, lorsqu’il avait dit : « Ne soyez plus si belle ». Il critiquait souvent ses toilettes, les trouvait indécentes. Il se disait incommodé par la violence de ses parfums. Elle ne comprenait rien à son attitude.

— Croirait-il pécher en m’aimant ? songeait-elle. Pourtant, je suis sa femme. La religion permet l’amour conjugal.

Elle fût morte plutôt que d’avouer sa secrète et honteuse souffrance. Cependant quelqu’un l’avait devinée. Deux jours après son entretien avec le père Athanase, Michel passa la nuit près d’elle. Nuit amère où, longtemps après qu’il se fut endormi, elle veilla et pleura dans les ténèbres. Jamais peut-être plus qu’en ses bras elle ne s’était sentie seule. Elle eut l’impression qu’il ne lui revenait que par devoir et probablement sur l’ordre absolu de son directeur. Elle ne se trompait pas. À travers ses divagations, ses emportements, le moine avait discerné la réclamation de l’amoureuse abandonnée. L’expérience acquise en confession le rendait attentif à de telles plaintes. À ses yeux comme aux yeux de l’Église, Michel encourait de graves responsabilités en délaissant une femme jeune, éprise, ardente que son indifférence risquait de précipiter tôt ou tard dans le désordre. Le religieux ayant interrogé son ami, lui rappela que l’homme marié n’était point tenu de vivre dans la chasteté, mais devait au contraire remplir ses obligations conjugales et garder l’espoir d’une postérité. Cette intervention parut odieuse à Adélaïde. Elle voulait être aimée librement, non par obéissance aux lois du mariage. Désormais ce fut elle qui écarta Michel. Chaque soir, en le quittant, elle se plaignait d’être fatiguée, fermait ostensiblement derrière lui sa porte à clef. Elle le chérissait assez noblement pour servir d’elle-même ses désirs d’ascétisme. Peu à peu la privation qu’elle acceptait devint pour elle une douceur. Son amour qui ne se réalisait plus s’exaltait, tirait de rien sa joie. Michel redevint pour elle un étranger. Elle goûta de nouveau près de lui des émotions oubliées qu’avait affaiblies l’habitude. Elle éprouvait maintenant au seul contact de sa main une joie presque aussi vive qu’autrefois sous son plus brûlant baiser. Sa présence, son regard, son sourire la rassasiaient parce qu’elle mourait de faim. Elle fût parvenue à être heureuse en renonçant à toute possession chamelle si, du moins, leur intimité spirituelle avait été complète. Elle tenta de la rendre chaque jour plus parfaite. Elle suivait docilement Michel à tous les offices, communiait avec lui, s’efforçait de l’atteindre en Dieu. Mais son âme lui échappait, même dans la prière commune, où elle ne songeait qu’à lui alors qu’il l’oubliait. Il ne lisait plus que des livres de théologie qu’elle ne comprenait pas. Jadis, quand il était las des dures réalités de la science, il demandait à l’art, à la beauté, à la poésie, à l’amour cette exaltation qui jette l’âme sur les cimes des rêves héroïques, des désirs infinis. Maintenant un livre, une femme étaient pour lui un monde borné. L’univers sans limites et sans ombres de Dieu s’ouvrait devant cet esprit impatient. Occupé à poursuivre une éternelle découverte, il ne se sentait vivre qu’à l’abbaye.

Par condescendance, il accompagnait cependant parfois Adélaïde dans ses promenades. Elle le sentait distrait, lointain, absorbé dans ses méditations religieuses. Une période d’écrasante chaleur les obligea à s’abstenir durant quelques jours de la marche. Puis un orage éclata. Ils sortirent peu après par un temps couvert, tiède, odorant. Ils prirent un sentier étroit qui serpentait dans les bois entre des buissons rapprochés. Adélaïde, se jetant dans les taillis, écartait pour passer les branches lourdes de pluie. Elle riait, les cheveux parsemés de gouttelettes, le cou luisant, et sa robe trempée collait à sa chair. Tout être eût éprouvé du plaisir à la voir s’ébattre ainsi, tant sa grâce était grande et justes les mouvements de son jeune corps qui se détendait, bondissait avec une souplesse animale. Michel cependant semblait blâmer l’ivresse dionysiaque qu’elle éprouvait dans la forêt reverdissante. Un moment, il la perdit de vue et s’assit, pour l’attendre. Elle revint bientôt vers lui, enroulée dans une liane immense de chèvrefeuille. De l’épaule à la ceinture elle était couverte de verdure et de fleurs et elle tendait vers lui ses bras nus, ruisselants.

— Quel âge avez-vous donc Adé ? demanda-t-il, morose.

Elle s’immobilisa, lui posa la main sur la poitrine, avec une expression de curiosité triste.

— Et vous, quel âge ? Combien de siècles ? Est-ce que votre cœur bat encore, rien ne peut-il plus le charmer ?

Il se leva en haussant les épaules.

— Vais-je perdre la tête parce qu’un orage a rendu la forêt plus belle qu’à l’ordinaire ? Vais-je imiter votre folie, participer à ce culte barbare, païen, voluptueux que vous rendez à la nature ?

— Quel mal y a-t-il à cela ? dit-elle doucement. Oh ! Michel vous avez perdu le sens de l’innocence. Ces bois sont innocents, mes jeux aussi. Mais pour vous maintenant tout est impur, tout est souillé ; la nature, la poésie, le parfum de la fleur, la femme. Oh ! suis-je vraiment pour vous un piège et une entrave ?

Elle déroula la liane de chèvrefeuille dont elle s’était parée et la lui offrit avec un sourire timide. Il la prit et la laissa tomber.

— Rentrez, ordonna-t-elle d’une voix brève et basse.

— Pourquoi, dit-il, ennuyé mais patient. Continuons notre promenade.

— Rentrez, cria-t-elle hors d’elle-même, laissez-moi seule. J’étouffe auprès de vous. Je ne suis pas une nonne, mais une femme vivante : l’amie des feuilles, l’amie des arbres, l’amie des eaux. Rien ne m’est interdit dans cette forêt, il n’y a pas d’arbre du bien et du mal. Je puis cueillir toutes les fleurs, je veux…

Elle n’acheva pas et s’enfuit en courant, si rapide qu’il n’essaya pas de la poursuivre.

Elle étouffait vraiment. Alors que Michel en se convertissant s’était détaché de tout, elle restait fidèle à ce qu’elle avait aimé. La religion telle que son mari la comprenait opprimait son âme faite pour éprouver les passions humaines. Par un revirement subit, l’abbaye, la prière la lassèrent jusqu’à l’écœurement. Elle eut soif des plaisirs les plus factices. Les cafés de Paris, les théâtres, les dancings, les magasins lui apparurent comme des lieux de délices. Elle se méprisa de désirer si fort les retrouver.

— Nous avons perdu la raison, se disait-elle pour s’excuser, en passant trop brusquement de la vie du monde à celle du cloître. Peu à peu tout s’équilibrera lorsque nous serons loin d’ici. Nous resterons des chrétiens, mais tout de même, nous vivrons…

Elle souhaitait follement partir. Ils étaient depuis trois mois à Évolayne. Septembre allait finir. Michel, reposé par ces longues vacances, pouvait reprendre ses occupations ordinaires. Elle osa lui parler du retour. Il se troubla plus encore qu’elle ne l’avait prévu.

— Je pensais, balbutia-t-il, que nous pourrions prolonger notre séjour jusqu’à la fin d’octobre. Le père Athanase dit que l’automne est admirable ici et vous aimez tant cette saison.

Elle ne fut pas dupe de cette ruse par laquelle il essayait de la séduire. Et lorsqu’il ajouta presque timidement :

— En somme, rien ne nous oblige à rentrer.

Elle objecta d’un ton ferme :

— Vos malades !

Il avoua avec une gêne croissante :

— J’ai écrit à mon remplaçant. Il consent à me suppléer aussi longtemps que je le voudrai. J’ai toute confiance en lui.

— Prenez garde qu’il n’attire définitivement à lui votre clientèle.

Il ne comprit pas, ou ne voulut pas comprendre sa pensée et, la regardant avec ironie :

— Avez-vous donc un tel besoin d’argent pour que la perte de quelques clients vous apparaisse comme un désastre irrémédiable ?

— Il ne s’agit pas d’argent, riposta-t-elle, blessée qu’il lui prêtât des préoccupations si misérables. Je songe à vous simplement. Je désire que votre carrière soit belle et intéressante. Vous la compromettez par une trop longue absence. À Paris on est vite oublié. Si vos malades prennent l’habitude de s’adresser à d’autres chirurgiens, ce sera pour vous l’oisiveté, l’ennui.

Si justes que fussent ses arguments, il ne parut pas ébranlé.

— Bah ! soupira-t-il, de toutes façons….

— Michel, dit-elle tristement, vous avez pris votre profession en horreur, avouez-le.

— Elle me semble moins noble, moins nécessaire qu’autrefois. Tout homme, pour peu qu’il ait fait des études sérieuses, peut guérir ou soulager la chair souffrante, mais pour la mission essentielle qui consiste à sauver les âmes, il y a peu d’ouvriers.

Elle se rappela les paroles du père Athanase et interrogea, tremblante :

— Croyez-vous donc vous être trompé sur votre vocation ?

— Le sais-je ? dit-il en réfléchissant. J’aurais mieux fait sans doute de me diriger autrefois vers le professorat. Là on peut agir sur la jeunesse, former des chrétiens.

Rassurée par son incertitude, elle se fit enveloppante, persuasive :

— Vous avez, constata-t-elle, un grand besoin d’apostolat. Mais je pense qu’un immense champ d’action s’offre à vous dans la voie même que vous avez choisie et que vous dédaignez. Qu’y a-t-il de plus désarmé qu’un malade, de plus livré à celui qui le soigne ? Le médecin, pour peu qu’il le veuille, devient vite l’ami, le confident. Sa bonté ne rencontre qu’effusion et reconnaissance, ses conseils sont écoutés avec déférence. Par la chair il a tout pouvoir sur l’âme qu’il peut consoler, éclairer. Son rôle s’apparente étroitement à celui du prêtre.

— C’est ce que le père me disait en effet, approuva Michel à demi convaincu et vous êtes une charmante prêcheuse, Adé. J’essayerai de remplir dignement ma tâche de médecin chrétien.

Cependant les événements servirent son désir secret. Il apprit le lendemain qu’une grande cérémonie se préparait à Évolayne où quatre jeunes moines devaient, au début d’octobre, recevoir la prêtrise. Adélaïde consentit volontiers à ajourner son départ, car elle souhaitait, une fois dans sa vie, voir une ordination.

Dans les églises cathédrales des grandes villes, la foule immense qu’attire toujours une telle cérémonie nuit à sa majesté. À Évolayne, elle revêtit un caractère exceptionnel de pompe et de recueillement, car si les moines, au nombre de soixante-dix, constituaient un clergé imposant, l’assistance profane était peu nombreuse. À l’approche de la mauvaise saison, les pèlerins qui affluent tout l’été au sanctuaire de saint Benoît se faisaient rares ; les habitants des villages, quoique pieux, s’intéressaient peu aux rites sévères du sacerdoce. Seules, les familles qui donnaient ce jour-là leurs enfants au Seigneur étaient venues de loin pour participer à leur sacrifice.

L’évêque de Namur officiait. Un peu avant l’Évangile, il interrompit la messe. Les ordinands, portant sur le bras gauche la chasuble repliée, s’agenouillèrent autour de lui. Adélaïde suivit sur son livre le court dialogue qui s’engagea entre l’archidiacre et le pontife :

— Révérendissime Père, notre mère la Sainte Église catholique vous demande de conférer à ces diacres la charge du sacerdoce.

— Savez-vous s’ils en sont dignes ?

— Autant que la faiblesse humaine permet de le connaître, je sais et je certifie qu’ils en sont dignes.

L’évêque rendit grâce à Dieu. À voix haute, il adjura le clergé et le peuple de l’éclairer pour qu’il ne confiât pas à des âmes débiles une mission divine, puis, s’adressant aux futurs prêtres, il leur rappela les obligations inhérentes à leur ministère et la responsabilité qu’ils allaient assumer pour toujours. Sur le point de leur conférer une dignité redoutable, il les mettait en garde contre toutes les défaillances de la chair et du cœur. Cet instant leur restait pour délibérer en eux-mêmes avant de monter à l’autel et d’y renouveler le mystère de la mort du Christ. La célébration de ce sacrement exigeait le sacrifice de toutes les concupiscences, de tous les attachements terrestres et le pontife, paternel et sévère, arrêtait ses enfants au bord de l’immolation, les avertissait une dernière fois.

Prenez bien conscience de la démarche que vous faites afin que jamais Dieu n’ait à se venger ni de nous pour vous avoir élevés si haut, ni de vous pour n’avoir pas su vous maintenir sur ces cimes.

Minute solennelle où les jeunes diacres se tenaient, libres encore, en face d’un destin sublime et sévère. Et le plus ferme d’entre eux devait trembler jusqu’aux entrailles, mais fortifiés par l’humilité, ils restaient en paix, tout en sondant leur immense faiblesse. Ce qu’on exigeait d’eux dépassait les possibilités humaines. La grâce seule qu’ils recevraient avec l’ordination, leur conférerait la sainteté nécessaire, il leur suffisait de s’offrir avec ferveur et foi, de répondre à l’appel du Maître par un consentement plein d’amour. Sans hésitation, sans crainte, dans un même mouvement, ils se couchèrent, victimes volontaires, au pied de l’autel afin de mourir au monde. Et tandis qu’ils gisaient, formes inertes, travaillées par l’action divine, le chœur entonna les litanies des saints auxquelles l’évêque ajouta les trois invocations prescrites :

Pour que ces choisis soient bénis,
Pour que ces choisis soient bénis et sanctifiés,
Pour que ces choisis soient bénis et sanctifiés et consacrés,
Nous vous en supplions, écoutez-nous !

Alors les chants cessèrent et il se fit un grand silence. Les quatre hommes étendus s’étaient relevés et l’évêque, mitre en tête, leur imposa les mains. Puis, tous les moines, quittant leurs stades, vinrent un à un, revêtus de l’étole, accomplir le même rite. Le défilé fini, ils se groupèrent autour des jeunes diacres et, le bras étendu dans un geste auguste, ils les couvrirent de leurs mains consacrées. Ils demeurèrent ainsi très longtemps, immobiles. Nul ne voyait plus, cachés par leur foule sombre, les ordinands agenouillés. L’église vivante se fermait sur ces captifs. Ce cercle de moines autour d’eux, cette couronne de mains sur leurs têtes représentaient la clôture spirituelle qui, mieux que les murs et les grilles du monastère, les séparait déjà du monde, et le poids formidable du sacerdoce, sa sagesse, son ombre, sa vieillesse prématurée pesaient sur ces jeunes élus dont l’évêque allait faire des prêtres pour l’éternité.

Ce fut à ce moment qu’Adélaïde, bouleversée par la majesté du spectacle, chercha son mari parmi les assistants, pour lui communiquer d’un regard ses impressions. Dans les cérémonies solennelles, les hommes, séparés des femmes, occupaient le côté droit de la nef. Michel se tenait un peu derrière elle, debout à l’entrée d’un rang. En se retournant, elle le vit presque de face, en pleine lumière. Lui ne la cherchait pas, il ne pensait pas à elle. Il contemplait au loin le chœur, la foule des moines figée dans une attitude hiératique. Un pli profond crispait sa narine et sa bouche qui tremblait légèrement. Le regard fixe, d’une extraordinaire intensité, avait l’éloquence d’un cri. L’âme prisonnière jetait à travers ce regard vers l’interdit et vers l’inaccessible une réclamation désespérée. Et ce visage surpris en pleine émotion exprimait un tel regret, un tel désir qu’Adélaïde mesura soudain le désastre total de leurs deux vies. Le bonheur de Michel était à l’autel, il le savait, et il savait aussi que son rêve resterait stérile. Il enviait amèrement ses frères privilégiés qu’accueillait aujourd’hui l’Église, il souffrait de ne pouvoir les suivre. Devant sa douleur évidente Adélaïde oublia la sienne. Elle était tombée à genoux et elle priait en sanglotant :

— Seigneur, disait-elle, si lorsque j’appartenais encore à un monde sans lois, je l’avais vu lui, mon mari, s’éprendre d’une autre femme, je l’aurais laissé libre. Mais puisque c’est vers vous seul aujourd’hui qu’il soupire, faudra-t-il que je sois la chaîne qui à jamais le retient loin de vous ? Parce qu’il m’a aimée d’un bref et fugitif amour, ne sachant pas que son cœur ne serait comblé que par vous, faudra-t-il qu’il ne puisse se donner comme il le désire, en épousant votre Église ? Ah ! puisque vous-même ne lui permettez pas de m’abandonner, du moins délivrez-le de moi, accordez-moi la mort… ou bien…

Une pensée soudaine venait de l’éblouir. Elle se rappela l’exemple de ces deux époux dont le père Athanase lui avait parlé et qui s’étaient séparés pour entrer au cloître.

— Pourquoi, songeait-elle, ne recevrions-nous pas aussi la même grâce ? Seigneur ne pourriez-vous m’appeler à présent ? Choisissez-moi pour que Michel ait le droit de vous choisir. Oh ! mon Dieu, vous savez que je vous aime, moins que lui cependant. Détruisez en moi son image, effacez-la pour y substituer la vôtre. Me voici devant vous, offerte. Tout ce que peut faire la volonté ou l’effort personnel, vous savez que je l’ai tenté, mais vous seul donnez la vocation, rendez-moi digne de l’obtenir.

Elle pria ainsi très longtemps, le visage caché dans ses mains, ne sachant plus ce qui se passait autour d’elle. Le sentiment croissant de sa misère lui fit éprouver le besoin d’un secours. Catholique, elle n’était point seule devant Dieu. Secrètement, elle confia sa peine aux jeunes ordinands, réclama leur intercession, certainement toute-puissante en ce jour. Elle ne doutait pas que, reliés par la charité aux fidèles qui les assistaient, ils ne se chargeassent de tous leurs vœux, de toutes leurs douleurs. Elle ressentit une certaine douceur en pensant que, sans la connaître, ils priaient pour elle comme elle avait prié pour eux. Elle leva la tête et les regarda.

Ils se tenaient debout au bas de l’autel, dans la plénitude de leur dignité nouvelle. Les paroles consacrantes avaient passé sur eux, les marquant d’un signe indélébile qui, sur la terre, au ciel, dans l’enfer même, s’ils y tombaient, indiqueraient à tous, éternellement, qu’ils étaient prêtres. Ils avaient reçu les vêtements sacerdotaux : l’étole, la chasuble Ils avaient, de leurs mains jointes et liées, touché le calice, la patène, l’hostie. Ils possédaient le pouvoir d’offrir à Dieu le Saint-Sacrifice. Maintenant ils célébraient en quelque sorte leur véritable première messe, récitaient avec l’évêque les prières liturgiques. Et s’ils avaient tremblé devant la grandeur de leur future tâche, ils pouvaient à présent se rassurer, car l’appel de Jésus-Christ tout à l’heure sévère se faisait infiniment tendre. Le prélat, les ayant communiés, entonnait du côté de l’épître le chant de l’amitié :

Je ne vous appellerai plus mes serviteurs, mais mes amis, parce que vous savez maintenant tout ce que j’ai fait en venant parmi les hommes. Recevez en vous l’esprit consolateur, c’est lui que mon Père va vous envoyer, mais surtout vous serez de fait mes amis si vous êtes fidèles à toujours m’obéir.

De nouveau, Adélaïde se retourna vers son mari. Il n’avait point perdu comme elle la moitié de la cérémonie, et tandis qu’il en suivait attentivement les moindres rites, une illusion bienheureuse s’était imposée à lui. S’identifiant aux nouveaux ordonnés, il avait prié, tremblé, triomphé avec eux. Maintenant il se croyait prêtre, il prenait pour lui ce chant de l’amitié. Son visage s’était détendu, ses yeux exprimaient le ravissement de la délivrance.

Cependant quelque chose l’avertit bientôt qu’il était observé. Son regard quitta l’autel, erra incertain, ébloui, puis rencontra celui d’Adélaïde. Alors, lentement, le rêve qu’il venait de vivre se dissipa. Il reprit conscience de la réalité. Il n’était pas un prêtre, un élu comblé des faveurs de Dieu, mais un homme démuni qui, jadis libre de convoiter tous les trésors d’une vie angélique, avait choisi, préféré cette femme. Elle était bien à lui, pour toujours. Il ne possédait rien qu’elle : cette épouse si belle et imparfaite, cette créature de néant au lieu de l’être infini. Et tous deux se considéraient avec la même amertume et la même douleur. Tous deux s’accusaient en silence :

— Tu m’as trompé, disait Michel, car tu n’étais pas le bonheur.

— J’eusse été le bonheur si tu m’avais aimée, disait Adélaïde. La femme n’existe que par l’amour et ta trahison m’a détruite.

La cérémonie terminée, ils sortirent ensemble, si troublés qu’ils n’échangèrent aucune parole. D’un commun accord ils s’engagèrent dans les bois qui environnaient l’abbaye. Le banc situé sous le chêne invitait au repos. Ils s’y arrêtèrent. Le silence était profond. Derrière le grillage léger et frémissant des feuilles, la vallée, gouffre de lumière, éblouissait, Adélaïde, les yeux mi-clos, s’appuyait à l’épaule de son mari. Elle n’éprouvait contre lui nulle rancune. Elle comprenait et admirait le nouvel amour qui brûlait dans ce cœur où elle avait régné. Dépossédée, elle acceptait de l’être.

— Je souffre, Michel, murmura-t-elle plaintivement… C’était si beau, trop beau !… J’ai vu se réaliser le plus grand rêve humain. Oh ! ces nouveaux prêtres… je songe à leur bonheur… L’heure qu’ils viennent de vivre !… tout est fade à côté… Il est bien vrai que la terre ne peut rien nous offrir de semblable.

Elle pouvait à peine coordonner ses phrases. La bouche entr’ouverte, elle haletait comme un malade à qui manque l’air pur.

— Comment ne pas les envier, ces jeunes gens, dit Michel avec une sourde ferveur ! Quelle récompense ils ont obtenue déjà, en échange d’un faible sacrifice. Ils ne sont plus les serviteurs de Dieu, mais ses amis ! Ses amis !… Le Tout-Puissant admet, propose cette familiarité sans fin. Il ne veut pas être le maître, il se fait l’égal de ses pauvres enfants. Toute la cérémonie, grave, un peu terrible, aboutit à cette douceur, à cet éclat soudain de l’infinie bonté.

Sans le regarder, la tête appuyée contre sa poitrine, comme pour surprendre les moindres sursauts de son cœur, Adélaïde demanda :

— Michel, si je mourais, vous vous feriez prêtre, n’est-ce pas ?

Il hésita un peu, devina le piège tendu.

— Si vous mouriez, dit-il tendrement, il n’y aurait en effet pour moi de consolation qu’en Dieu.

La réponse, bien que calculée, était significative. Un amant véritable eût refusé d’envisager la mort de la bien-aimée ou nié qu’il pût, l’ayant perdue, revivre. Mais lui ne s’effrayait d’aucune épreuve, certain d’être toujours assisté par celui qui ne peut ni mourir, ni faire défection. Et Adélaïde, amèrement, l’approuvait de ne s’être pas attaché à la créature, car elle comprenait de quel long malheur elle allait payer son amour pour lui. Jamais encore elle ne s’était sentie à ce point blessée. Pour reprendre son équilibre, elle eut recours dans la journée à son remède habituel, la promenade. Sitôt après le déjeuner, elle partit, traversa les bois, déboucha dans une immense plaine presque sans ombrage. Les après-midi de l’arrière-saison, quand ils sont beaux, ont parfois, durant quelques heures, l’ardeur du plein été. Elle marcha longtemps sous un soleil éblouissant, sans autre but que celui d’accroître sa fatigue. Elle rentra au crépuscule, la tête en feu, le corps secoué de frissons et dut s’aliter. Michel la soigna avec sollicitude. Le troisième jour, la fièvre étant tombée, il lui dit :

— Vous pouvez vous lever. Vous avez souffert d’une légère insolation, due à vos folles promenades. Soyez plus sage.

Elle s’était crue mourante, s’étonna qu’il la déclarât guérie. D’où venait donc en elle ce changement, cette vieillesse soudaine, cette indifférence profonde à tout ce qui la touchait autrefois. Des livres demeuraient sur sa table sans qu’elle les ouvrît. La présence de Michel ou son absence ne lui causait ni plaisir, ni peine. Elle ne souhaitait plus rentrer à Paris. Il lui était indifférent d’être ici ou là. Si ce détachement n’était point causé par la maladie, par l’approche de la mort, ne marquait-il pas un sourd et violent travail de la grâce ? À vrai dire la certitude seule de n’être plus aimée, ravageant son âme, en avait fait cette terre stérile où ne poussait nulle fleur, mais elle ne le comprit pas. Elle crut que Dieu, répondant à son appel, lui vidait le cœur pour l’occuper.

Un soir, comme elle s’était mise au lit de bonne heure et que Michel lisait auprès d’elle, elle demanda soudain, rêveusement :

— Dom Athanase vous a-t-il parlé de ces époux qui se sont séparés d’un commun accord pour se donner à Dieu ?

La question intéressa Michel. Il ferma son livre avec empressement.

— Oui, dit-il, je connais bien cette admirable histoire. Ils furent convertis par un frère du père, un dominicain, au cours d’une retraite qu’il prêchait à Paris. Par quel miracle ces deux incroyants qui n’allaient jamais à l’église s’y laissèrent-ils entraîner par un ami pieux, un soir de carême ? La douleur avait préparé les voies. Ils venaient de perdre une petite fille, leur unique enfant, et ne pouvaient s’en consoler. Le prédicateur commentait justement la parabole de la fille de Jaïre et les paroles du Christ : « L’enfant n’est pas morte, elle repose ! » Ils écoutèrent. Ils furent touchés. La reprise des pratiques religieuses ne put leur suffire. Chacun voulut sacrifier sa vie entière et celle de l’autre.

— C’est beau ! murmura Adélaïde, mais vous l’avez dit : la douleur avait préparé les voies en les détachant de tout. Ils offraient un cœur brisé…

Elle réfléchit un peu et ajouta d’une voix à la fois timide et fervente :

— Comme il serait plus beau encore d’offrir un cœur heureux, d’aller à Dieu non pour lui demander une consolation, mais pour le consoler.

Michel fut surpris par ces paroles si hautes. Jamais depuis bien longtemps il n’avait regardé Adélaïde avec une telle tendresse. Mais exprimait-elle une opinion désintéressée, objective, ou bien le vœu le plus profond de son âme ? Elle ne le laissa pas longtemps dans le doute. Elle reprit, le fixant de ses yeux attentifs :

— Le cloître vous attire, Michel, ne le niez pas. Il n’est pas sans attraits pour moi.

Alors elle le vit soudain transfiguré. La sérénité un peu triste appliquée comme un masque sur son visage en fut arrachée par un ouragan de joie. Il palpitait et tremblait d’espérance au seuil d’un bonheur qu’il avait cru inaccessible. À la grande surprise d’Adélaïde, cette émotion dont elle comprit parfaitement le sens ne la troubla qu’à peine. Un petit serrement de cœur, et, de nouveau, elle se trouva en paix. « Il n’y a qu’à laisser la grâce agir, songea-t-elle, ses œuvres sont prodigieuses. Déjà Dieu seul compte pour moi comme pour Michel. »

— Qui sait, dit-elle avec un sourire tranquille, qui sait si nous n’avons pas été choisis pour suivre et dépasser un grand exemple, car nous étions heureux l’un par l’autre, Michel, et vous me suffisiez pleinement. D’où vient que je suis tentée, moi aussi, de renoncer à vous ?

Il se penchait sur elle, rayonnant, pâle :

— Serait-ce vrai ? balbutiait-il. Ah ! prions beaucoup, demandons les prières du père. Si vous avez entendu comme moi l’appel de Dieu, puissions-nous y répondre et nous montrer dignes d’un tel honneur.

Dom Athanase refusa nettement d’attacher la moindre importance aux paroles d’Adélaïde, lorsque Michel les lui répéta. Son opinion sur sa pénitente était faite. Il lui reconnaissait des qualités qu’il appréciait beaucoup. Avec elle, pas de détours ni de faux-fuyants à craindre. Elle avait une âme droite, loyale, toute simple en somme jusque dans ses revirements, mais combien fragile. Selon le monde c’était une belle âme, aux yeux du prêtre une âme débile, parce qu’entièrement livrée à la passion. Et, par bonheur, l’amour qui la dominait était permis, mais elle se fût abandonnée avec le même emportement à l’amour coupable. Loin d’avoir le respect inné du devoir, elle appelait « bien » ce vers quoi l’entraînait son cœur. Comme les poètes dont elle faisait sa société, elle avait un certain sens de l’héroïsme. Elle admirait les nobles sacrifices, aussi pouvait-elle s’exalter, rêver de grandes actions qu’elle était incapable d’accomplir. Et le moine, en souriant, blâma son ami d’avoir pris trop au sérieux les élans mystiques d’une intellectuelle violemment émue par le spectacle d’une ordination.

— Père, insistait Michel, si vous l’aviez entendue, vous ne douteriez pas. Dieu l’a frappée comme moi, quelque chose de grand se prépare.

Le religieux posa la main sur son épaule et le regarda jusqu’au fond de l’âme avec une autorité tranquille :

— Mon ami, dit-il, si Dieu a sur vous des vues exceptionnelles, Il saura bien nous les révéler en temps voulu. Mais les nouveaux convertis s’égarent souvent par excès de zèle. Ils se croient volontiers choisis pour des immolations retentissantes. Moi, je n’ai d’autre ambition que de vous voir remplir simplement, avec amour, vos devoirs d’état. Soyez humble, soyez calme, soyez comme un petit enfant qui marche la main dans celle de son père et ne demande pas où on le mène. Le moment me paraît venu pour vous de rentrer à Paris.

VII

Malgré sa déception secrète, Michel reconnut la sagesse de son directeur et, après réflexion, s’affermit à la fois dans l’obéissance et dans la résistance. Il se soumit au conseil qu’il avait reçu avec la décision calme de ceux qui, occupés d’un grand rêve, acceptent de lutter et de souffrir pour le réaliser. Le retour à Paris, envisagé maintenant comme une épreuve, ne l’épouvantait plus. Un espoir était en lui dont il pouvait vivre.

Avant de quitter ses deux pénitents, le père Athanase les reçut encore plusieurs fois, les entretint longuement l’un après l’autre. Mais il les exhorta surtout à se montrer fidèles dans les petites choses et ne fit aucune allusion à la possibilité d’une double vocation. Adélaïde en éprouva quelque surprise. Michel qui comprenait et approuvait l’attitude du religieux la lui expliqua :

— Le rôle du prêtre est avant tout un rôle de modérateur. Il a pour mission de résister au mal et au bien à la fois. S’il soutient les faibles qu’ébranle la tentation, il retient aussi les âmes présomptueuses qui voudraient conquérir trop vite le royaume de Dieu. Et voilà que notre père, sagement, est devenu notre adversaire. Il sait ce que nous souhaitons tous deux, pourtant il refuse de nous entendre, résiste, se tait, attend. C’est bien. Nous n’avons, nous, qu’à persévérer. Il nous faudra frapper longtemps sans doute à la porte du sanctuaire avant qu’elle nous soit ouverte. Nous saurons attendre.

Pour lui, en effet, les paroles prononcées par sa femme demeuraient inoubliables. Il trouvait en quelque sorte miraculeux qu’au moment où il s’efforçait d’étouffer des aspirations qu’il jugeait irréalisables, l’épouse même à laquelle il les sacrifiait eût formulé un vœu semblable au sien. Ce fait inattendu précisait leur avenir et Adélaïde vit qu’il avait foi en elle.

L’atmosphère de Paris ne changea rien à leurs dispositions intérieures. La clôture que le recueillement forme autour des âmes ferventes subsista autour d’eux. Malgré qu’ils eussent contact avec le monde, ils habitaient une maison fermée où ils étaient seuls l’un avec l’autre. Michel veilla à ce qu’aucune des grâces reçues à Évolayne ne fût mise en oubli. Dévoré du besoin d’apostolat, il trouva tout naturellement en sa femme son premier disciple. L’âme malléable qu’il avait autrefois, chez la jeune fille, modelée pour lui, il la retravaillait à nouveau, la transformait afin de la donner à Dieu.

Elle subit une possession spirituelle bien supérieure à la possession physique, au point qu’elle perdit presque le pouvoir de penser par elle-même. La volonté de Michel, forte, agissante, toujours tendue vers le même but, se substituait à la sienne qui, capable de grands élans, se lassait vite. Tous deux étudièrent ensemble le grand livre de Dieu, comme autrefois ceux des poètes. Pour Adélaïde, trop sensible à la splendeur des images, le monde de l’invisible demeurait presque indéchiffrable. Michel lui en expliqua les beautés. Il l’éblouit des lumières qu’il recevait, lui communiqua ses ardeurs religieuses. Docile, elle se laissait détruire et recréer par lui.

Elle se confessait brièvement aux différents prêtres de sa paroisse dont aucun ne la connaissait, mais Michel était en réalité son véritable directeur. Pour le suivre, pour lui plaire, elle en vint à pratiquer la communion quotidienne. L’obligation du lever matinal supprima toute vie mondaine, toute sortie du soir. Elle n’avait d’autre distraction que ses lectures profanes. Michel lui en demanda le sacrifice. Dans son zèle de néophyte, il reniait en effet maintenant ce qu’il avait le mieux aimé. Les plus hauts chefs-d’œuvre inquiétaient son ombrageuse orthodoxie. Il comptait pour rien le génie, depuis qu’il avait découvert la sainteté. Adélaïde défendit les poètes qui restaient à ses yeux des êtres sacrés, inspirés de Dieu, quelles que fussent leurs doctrines.

— Ah ! ne les condamnez pas, ces enchanteurs, disait-elle. Je leur dois tout ce qu’avant ma conversion il y avait de bon et de noble en mon âme. C’est à cause d’eux que j’ai gardé, même sans religion, le goût du beau, de l’éternel.

— Moi aussi, peut-être, c’est vrai ! Leur tâche est de ne point laisser s’éteindre en nous la pure flamme de l’esprit. Mais leur parole, utile aux païens, aux athées, aux matérialistes, devient vite pour le chrétien stérile, puis nuisible. En dehors des poètes qui se sont soumis à l’autorité de l’Église, les autres sombrent fatalement en d’étranges idolâtries. La nature, l’humanité, le progrès, l’amour, voilà les dieux dérisoires qu’ils nous offrent. Comprenez, Adélaïde, que la vérité est unique et que nous ne pouvons accepter pour maître, ni même pour amis ceux qui glorifient l’erreur. C’est pourquoi vous m’avez vu fermer tant de livres qui me furent chers autrefois. Ce que j’ai fait, ne pouvez-vous le faire aussi ?

Ah ! lorsqu’il s’adressait ainsi à elle, avec ce regard de prière et de confiance, elle se sentait capable de toutes les générosités, ne redoutait rien que de le décevoir. D’ailleurs, il y avait en elle des forces qui, trop violemment comprimées, cherchaient à se dépenser dans le sacrifice. Son amour qui ne recevait plus rien devait donner pour s’assouvir. Elle se dépouilla de tout ce qui lui était cher, elle n’ouvrit plus les livres qui avaient été sa nourriture, s’interdit tout retour vers le passé, tout élan vers l’avenir. Elle cessa d’être libre, d’être oisive. L’église fut son refuge, la prière son occupation constante, la liturgie son étude, les textes sacrés la seule poésie permise. Michel qui la voyait si changée s’émerveillait. Il eut un jour un cri d’orgueil et de tendresse :

— Je ne m’étais pas trompé sur votre âme. Elle était faite pour les plus hauts sommets.

Elle se cacha le visage sur son épaule en disant :

— Je te dois tout, c’est toi qui m’as créée !

Étonné de cette action de grâce idolâtre, il l’en reprit sévèrement :

— Ne me confondez pas avec Dieu. Lui seul crée et sauve. L’œuvre qui s’est accomplie en vous n’est point humaine.

Elle en convint aussitôt, se reprocha son élan de reconnaissance. Dès lors, elle lutta contre sa tendresse, s’interdit les familiarités les plus permises. Elle cessa d’embrasser Michel, ne laissa plus sa main reposer longuement dans la sienne. Elle s’étonna de souffrir moins qu’elle ne l’avait prévu. Les émotions d’un quotidien et difficile renoncement, remplaçant celles de la passion comblée, les surpassaient en force et en délicatesse. L’angoisse de la séparation envisagée donnait une valeur infinie aux jours désormais comptés qu’elle passait avec son mari. Elle l’aimait plus encore qu’autrefois, alors qu’il lui appartenait, parce que, déjà, elle ne pouvait plus l’atteindre, parce qu’il n’était plus pour elle qu’un élu mystérieux, inaccessible.

Bien qu’il fût encore auprès d’elle, il commençait à s’éloigner. Peu à peu, les devoirs de sa profession le reprirent, devinrent d’autant plus absorbants qu’il cherchait maintenant à sauver les âmes avec les corps.

Sans ostentation, mais sans respect humain, il ne perdait aucune occasion d’affirmer ses croyances nouvelles. Pour Maurice Verdon, son beau-frère, pour quelques-uns de ses collègues, elles furent un objet de scandale et de dérision, mais non point pour ceux que la maladie lui livrait. Quand, s’adressant au patient qu’il allait opérer et que la charité du chrétien lui rendait doublement cher, il disait avec simplicité :

— Ayez confiance, j’ai communié pour vous ce matin…

Il obtenait la plupart du temps, de l’incrédule, une réponse prudente et flatteuse :

— J’ai confiance en vous, docteur !

Mais quand il reprenait avec une insistance persuasive :

— Je ne suis qu’un instrument entre des mains puissantes et miséricordieuses…

Bien souvent, il voyait naître sur le visage qu’il observait avec sollicitude une expression d’étonnement respectueux, une émotion qui permettait tous les espoirs.

Il tenta et réussit des opérations difficiles qui accrurent, en même temps que sa réputation, son prestige moral. L’humble foi de cet homme, considéré comme un des plus grands chirurgiens de l’heure, touchait profondément ses malades. Il n’était point rare que ceux qui lui devaient la vie du corps, réclamassent encore un secours spirituel. Mais il ne pouvait accomplir seul les conversions dont il était l’instigateur. Parfois, il arrivait que le pénitent amené par lui à un prêtre prenait peur devant cet inconnu, et, faute de savoir s’expliquer ou de se sentir compris, tout à coup opposait à la grâce un refus éperdu. De tels échecs créaient dans la vie de Michel des drames bien autrement profonds que ceux de la mort charnelle.

— Ah ! disait-il à Adélaïde, si j’avais été prêtre, cette âme ne m’aurait pas échappé.

Elle le calmait, indulgente à sa déception :

— Vous êtes toujours le même homme qui, à ses débuts dans la médecine, entendait guérir toutes les maladies. Allez, il n’est pas donné au plus saint prêtre de convertir tous les pécheurs.

— Mais lui seul possède les pouvoirs qui sauvent, et il y a si peu d’apôtres pour toute cette immense foule qui souffre et qui attend dans les ténèbres.

Elle prononçait alors, héroïquement, les paroles dont il avait soif :

— Patience, Michel. Un jour vous irez vers cette foule qui vous réclame et qui a besoin de vous.

Plus que personne elle avait besoin de lui, mais il ne le savait pas. Homme, il était attiré par la masse plus que par l’individu, par le général plus que par le particulier. Il se donnait maintenant tout entier à ses frères en Jésus-Christ. Elle l’approuvait, ne se trouvait pas digne d’être son unique tendresse et son but unique.

Elle se sentait très seule. Trop absorbée par son amour, elle n’avait jamais eu le désir ni le temps de se créer des amitiés véritables. Son frère ne lui pardonnait pas sa conversion. Les relations nombreuses qu’elle avait eues jadis n’étaient point assez intimes pour que ceux qui ne la rencontraient plus dans le monde la cherchassent dans sa retraite volontaire. Les nouveaux convertis que Michel lui amenait la trouvaient froide, distante, incompréhensible et lui reprochaient en eux-mêmes de ne point porter sur son visage cette joie qui convient au chrétien. Elle n’avait plus avec son mari nulle expansion, nulle effusion du cœur. L’intimité des nuits ne les rapprochait plus et, dans le jour, ils se voyaient à peine. Michel, qui opérait ses malades de très bonne heure, assistait à la première messe. Il déjeunait fort tard, hâtivement. Ses consultations duraient tout l’après-midi et, le soir, la fatigue le terrassait vite. La femme qui vivait près de lui et qu’il croyait si bien connaître lui redevenait lentement étrangère. Il ne savait pas qu’elle souffrait, car elle ne se plaignait pas. Son âme, qui, cédant aux forces de l’amour, s’était ouverte tout entière pour lui, se refermait maintenant. Délaissée, Adélaïde offrait à Dieu son cœur désert.

Elle habitait boulevard des Invalides. La chapelle des bénédictines de la rue Monsieur devint pour elle ce qu’était, à Évolayne, l’abbaye : le centre de ses habitudes religieuses. Chaque matin elle y assistait à la messe, y retournait l’après-midi pour les vêpres. Elle se plaçait tout contre la grille et une communication fraternelle s’établissait entre elle et les religieuses qu’elle ne connaissait pas. Elle écoutait avec émotion ces voix immatérielles et ce long frémissement de forêt où passe le vent lorsque ces formes cachées s’agenouillaient, se relevaient toutes ensemble. Ce lieu était beau où l’époux invisible s’offrait à l’adoration d’invisibles épouses. Elle y éprouvait le sentiment d’une présence manifeste, alors que les rues où fourmillaient tant d’êtres emportés par une sorte de ronde mécanique lui donnaient une impression de vide, d’agitation stérile.

Elle oublia sa propre existence pour suivre celle dont l’Année liturgique lui présentait jour après jour les épisodes.

Elle vit naître dans une crèche le Tout-Puissant caché sous l’humilité de l’enfance et de la pauvreté. Elle l’adora avec les bergers et les mages. L’admirable vie se déroula devant cette convertie parmi l’éclat des miracles et la douceur des paraboles. Elle rejoignit au fond des âges, sur les routes de Palestine, Celui dont la parole n’était que vérité, lumière, pardon. Elle se mêla aux malades qui attendaient de lui la guérison. Elle fut semblable à ces apôtres qui, à l’appel de l’Agneau de Dieu, sans bien comprendre encore, quittaient tout pour le suivre. Elle assista à l’apothéose de l’entrée à Jérusalem, parmi ce peuple enthousiaste qui acclamait le fils de David et jetait sous ses pieds des palmes. Mais la même cérémonie qui commémorait la victoire du Christ exaltait aussitôt sa défaite apparente. L’Église le montrait à la fois dans son double triomphe : celui des Rameaux et celui de la Croix, comme pour signifier que son royaume n’était pas de ce monde et qu’il n’avait voulu régner que par l’abaissement, le supplice, la mort.

La grande semaine tragique commençait. L’Homme-Dieu entrait au plus profond de la douleur humaine, se chargeait de tous les péchés du monde. L’innocent se livrait à la justice irritée. Les offices se multipliaient. Dans toutes les églises, le clergé assemblé pour de longs offices reconstituait, jouait le drame de la Passion. Il empruntait la voix des prophètes pour annoncer et pleurer sans fin la mort du Juste. Et la lamentation du Christ ne cessait plus, son cri, à travers les siècles, ébranlait le monde. Il opposait aux réclamations de ses enfants, à leurs souffrances, sa réclamation pathétique et son éternelle agonie :

Ô vous tous qui passez sur le chemin, considérez et voyez s’il est une douleur semblable à ma douleur !

Ô mon peuple, que t’ai-je fait ? Je t’ai planté comme la plus belle de mes vignes et tu n’as eu pour moi qu’une amertume extrême.

Mais combien peu comprenaient le sens réel de ces appels parmi la foule, empressée pourtant et recueillie, qui, passant de sanctuaire en sanctuaire, visitait les tombeaux chargés de fleurs et baisait pieusement la Croix.

Adélaïde fut au calvaire une Madeleine désolée et fidèle. L’abandon parfait du Fils de l’Homme toucha le cœur de cette abandonnée. Elle ne résista pas au reproche du Crucifié. Son amour trompé se jeta passionnément vers l’amour méconnu et, le soir du Vendredi Saint, n’ayant pu communier, elle eut dans l’église dépouillée, devant le tabernacle ouvert, l’impression que la vie lui manquait, ressentit d’une façon presque physique, dans la défaillance de tout son être, la privation de Dieu.

— Christ est ressuscité !

Ce fut par ce cri de délivrance qu’elle salua son mari, lorsqu’elle le retrouva à la sortie de l’église après l’office du Samedi Saint. Le regard de Michel, à la fois grave et heureux, pesa sur elle.

— Et nous aussi, dit-il, nous sommes ressuscités. Il y a peu de temps encore, nous ne portions en nous que des âmes mortes. Le Seigneur a soufflé sur elles, les a retirées de la tombe. Comment pourrions-nous reconnaître dignement l’excès de sa miséricorde ? Le sacrifice de nos deux vies est à peine assez grand.

— Puisse-t-il être accepté ! dit-elle avec ferveur.

La semaine de Pâques fut âpre et pluvieuse, mais sous la bourrasque et le vent, le travail de la sève commençait. Au premier beau jour, les feuilles en bourgeons se déplièrent. Très vite, les fleurs de marronniers s’allumèrent dans la verdure fraîche. Çà et là, quelques lilas débordèrent, lourds, au-dessus des murs des rares jardins. Le printemps éclata de toutes parts. Il eut pour Adélaïde des douceurs déchirantes. Il représentait le dernier appel de la vie auquel elle ne pût s’empêcher de répondre. Elle sortit plus souvent, éprouva le désir d’être belle, prit plaisir à comparer, avant de les choisir, les étoffes fines, soyeuses, aux vives couleurs. Elle retourna parfois le soir au concert, au cinéma. Il se fit un renouveau dans son âme, où les rêves d’amour éclorent une dernière fois en une floraison hâtive qu’éparpilla, bientôt flétrie, le vent desséchant de la solitude. Alors, il n’y eut pas dans Paris assez d’églises pour abriter sa faiblesse. Elle allait de l’une à l’autre, selon les heures qui convenaient à chacune d’entre elles. Là encore l’obsédaient des images de joie, de jeunesse, de tendresses comblées ; elle ne retrouvait qu’avec peine, après plusieurs heures d’oraison, ce recueillement que connaît seul un cœur vide. Aussi s’attardait-elle longtemps entre ces murs sévères qui défendaient sa fragilité. Et, comparant la sécurité qu’elle y goûtait avec le malaise qui la saisissait au dehors, elle croyait ne plus pouvoir supporter que la vie du cloître.

Ce fut elle qui, au début de juin, la première, demanda à son mari :

— Quand partons-nous pour Évolayne ?

Peut-être, sans se l’avouer, espérait-elle un geste de surprise, une réponse incertaine, vague. Mais si Michel ne parlait plus de leur projet, c’était seulement parce qu’il ne doutait point que sa femme ne fût toujours en plein accord avec lui sur ce point.

— Je serai libre en juillet, dit-il simplement. J’ai pris toutes mes dispositions cette année encore pour me faire remplacer pendant trois mois. Il faut que nous puissions demeurer longtemps auprès de l’abbaye et que le père Athanase ait tout le loisir de nous examiner.

Elle baissa la tête, en signe d’acquiescement. Elle se sentait calme, abattue, détachée de tout. Et, lasse du perpétuel effort qu’il lui fallait faire pour vivre au foyer de Michel en étrangère, elle aspirait à n’être plus qu’une religieuse sans nom, sans personnalité distincte, oubliée de tous, cachée en Dieu.

VIII

Si prudent que fût le père Athanase, il ne pouvait plus éconduire les deux pénitents fidèles qui, après un an, revenaient lui exprimer un désir que le temps n’avait pu changer. Le problème de cette double et exceptionnelle vocation devait être maintenant, sinon résolu, du moins examiné et le moine s’y employa, non sans crainte, mais avec toute l’application, la circonspection, l’impartialité que réclamaient les circonstances.

En ce qui concernait Michel, sa conviction fut vite faite. Adélaïde l’inquiéta davantage. Pourtant il la trouvait transformée, plus pondérée qu’autrefois, plus calme. Il ne découvrit en elle aucune trace de cette exaltation qui égare si souvent les âmes féminines. Elle parlait peu, mais nettement et simplement. Elle déclarait que le bonheur du monde ne lui suffisait plus et pourtant s’avouait terrifiée par le sacrifice qui lui était demandé. Cette peur plut au moine qu’eussent effrayé trop d’ardeur et de certitude.

D’ailleurs il se rappelait encore les révoltes de la nouvelle convertie, lorsqu’elle avait craint de voir son mari l’abandonner pour entrer au cloître. D’où venait que, la première, elle s’était déclarée prête à l’y suivre ? Comment au lieu de le retenir l’avait-elle délié de tous ses devoirs envers elle ? Par quel miracle l’exigeante amoureuse, rivale de Dieu, était-elle devenue cette femme immolée qui, volontairement, renonçait à toute joie humaine ?

Sans oser conclure, le père Athanase se sentait ébranlé. Il ne ménagea plus sa pénitente. Sa direction, jusqu’alors complaisante, se fit plus stricte, presque étouffante. Il ne la traita plus en femme du monde, en pauvre être débile à qui l’on ne demande qu’un peu de bonne volonté, mais en religieuse. Il attaqua toutes ses habitudes de mollesse, régla sa vie heure par heure, l’obligea à une obéissance absolue, passive, et, toujours, il la trouva docile. Sa foi semblait ferme, sa piété était exacte, son cœur humble et dépouillé. Le religieux s’étonnait en silence.

Cependant, redoutant de se fier à ses seules lumières, il voulut que ses amis fussent examinés par le père Abbé. Celui-ci les reçut un jour et les interrogea pendant plusieurs heures. Ce fut Michel qui répondit. Adélaïde se borna à approuver ses paroles, certaine qu’en expliquant son âme il expliquait la sienne. Le père Abbé qui savait les vocations masculines beaucoup plus rares que les vocations féminines, penché sur ces deux néophytes s’intéressait surtout à l’homme. L’effacement volontaire de la femme ne lui permit pas de deviner sa personnalité. Il ne vit en elle qu’une créature douce et pieuse, reflet de son mari. Michel était, de toute évidence, déjà fort avancé dans les voies mystiques et entièrement détaché du monde. L’Abbé crut juger l’épouse en jugeant l’époux :

— Deux élus, mon fils, dit-il au père Athanase.

Fortifié par l’opinion de son chef spirituel, celui-ci envoya alors sa pénitente faire une retraite à l’abbaye d’Helmancourt, car l’ordre bénédictin plaisait seul à cette intellectuelle comme à Michel. Adélaïde y fut accueillie avec une sorte de tendresse par une religieuse encore jeune, frêle, petite et pourtant imposante, dont les yeux profonds rayonnaient de bonté. La mère Hermengarde, abbesse du monastère, avait un cœur chaleureux, accessible aux sympathies humaines. Elle aima tout de suite cette convertie dont l’histoire l’avait émue. Elle sut obtenir sa confiance, lui fit raconter sa vie et s’émerveilla devant l’âme qui s’ouvrit à elle. Il lui parut évident qu’une femme, autrefois si heureuse, ne pouvait renoncer à toutes les douceurs de l’amour partagé et permis, sans une grâce toute spéciale de Dieu.

Quand le cas eut été longuement étudié dans les deux abbayes, le père Athanase fut chargé de transmettre à ses amis un avis à la fois favorable et prudent.

— Votre vocation, leur dit-il, semble sincère, mais il sied qu’elle s’affermisse encore avant de présenter votre requête en haut lieu. Vous avez supporté pendant un an l’épreuve de la vie commune sans que votre résolution changeât. Nous pensons qu’il serait bon maintenant de vous imposer une première séparation transitoire dans le monde. Michel pourrait reprendre à Paris ses occupations et vous, madame, vous installer dans une autre ville, choisie par vous. Si cette absence ne vous semble point intolérable, si, dans un an, vos projets sont encore les mêmes, il conviendra de les soumettre à votre évêque et de demander à Rome les autorisations nécessaires à votre entrée simultanée au cloître. Réfléchissez avant de me répondre. Vous me direz dans quelques jours si vous êtes prêts à suivre les conseils qui vous sont donnés ou si vous avez quelque objection à nous présenter.

Michel et Adélaïde sortirent ensemble du parloir où le père les avait reçus après vêpres. Et comme la journée, torride, était encore loin de sa fin, ils entrèrent dans les bois. Sous un couvert de feuilles surchauffées, l’air épais, immobile, paraissait aussi lourd que celui d’un lieu fermé. Ils marchaient l’un près de l’autre à pas très lents. Adélaïde se sentait anéantie, condamnée, perdue. Elle n’osait parler à son mari, certaine qu’ils ne s’accordaient pas dans la même peine et que Michel trouvait sans doute bien longs les délais qui lui semblaient, à elle, si courts. Parvenue au croisement de deux sentiers, elle demanda machinalement :

— À droite, à gauche ?

Il ne répondit pas et, tournant un peu la tête, elle vit qu’il la regardait, non plus avec cette indifférence distraite dont elle avait tant souffert, mais comme aux plus beaux jours de leur amour. Il regardait ses yeux, sa bouche, ses mains, son corps. Il regardait son âme, sa tendresse pour lui. En même temps il considérait aussi tout cet immense trésor de souvenirs accumulés entre eux, tout ce dont elle lui avait fait présent au cours de tant d’heures heureuses et il tendit soudain les mains vers elle avec un cri :

— Ma joie, ma beauté ! Vous perdre !

Elle s’abattit contre lui en sanglotant, et il la serrait si fort qu’elle sentait l’ossature de son visage appuyé au sien, tandis que leurs larmes se mêlaient et que ses bras l’enserraient d’une étreinte étroite, qui semblait éternelle. Elle crut mesurer leur commune faiblesse et, quand il s’écarta, blême, la sueur au front, elle murmura plaintivement :

— C’est trop, Michel, c’est un trop dur sacrifice !

Mais lui restait fort dans son désarroi même, demeurait tendu vers son but :

— Le Christ aussi, dit-il, hésita avant de boire un calice amer.

Il ne pensait pas que l’angoisse, sous laquelle un Dieu défaillit, pût excéder les forces de la créature. Il jugeait par lui sa compagne, alors que le glaive qui l’avait frappé, laissant une plaie profonde mais guérissable, demeurait en elle, touchait les sources mêmes de la vie :

— C’est une chose pire que la mort, gémissait-elle, échouée contre lui.

Il la rassurait, la berçait, en lui caressant les cheveux :

— Soyons fiers, ma chérie, d’avoir été choisis pour ce don total. L’essentiel est de ne point résister à l’exigence de Dieu, si terrible qu’elle nous paraisse, et de bénir notre douleur, certains qu’elle nous était nécessaire. Ne sentez-vous pas déjà combien elle nous épure en nous broyant, combien, cruelle en apparence, elle a de suaves douceurs.

Adélaïde l’avertit dans une plainte :

— Ce n’est pas la même douleur, Michel, pour vous et pour moi !

Il ne la crut qu’à demi. Il la savait en effet plus faible que lui et sa faiblesse lui semblait aujourd’hui une tentation contre laquelle il devait se défendre en la défendant elle-même.

— N’ayons pas trop de pitié l’un pour l’autre, dit-il doucement, le plus dur pour tous deux est d’accepter moi votre peine et vous la mienne.

Mais elle eût été heureuse de le voir souffrir comme elle souffrait alors que, visiblement, il redoutait moins de la perdre que de ne pouvoir la quitter. Elle tenta timidement de l’attendrir encore :

— Cela nous est-il demandé vraiment, Michel, je n’en suis plus si sûre.

Il la regarda avec quelque surprise :

— Et comment cette idée vous serait-elle venue, si Dieu ne vous l’avait inspirée ? À quels motifs humains auriez-vous obéi pour proposer la première un tel sacrifice ?

Elle ne trouva rien à répondre. Elle avait cruellement souffert en s’apercevant qu’elle n’était plus l’unique amour de Michel. Rien ne prouvait cependant qu’elle ne fût pas parvenue à le reconquérir si elle s’y était efforcée. Au lieu de défendre sa propre cause, elle s’était tout de suite avouée vaincue. Comment expliquer ce subit désespoir qui lui avait fait lâcher prise si vite, alors que rien n’était perdu ? Les âmes trop ardentes passent souvent d’un excès d’exigence à un excès de découragement. Elles ne peuvent supporter que la plénitude dans la joie ou dans la douleur, l’abondance ou la misère ; le médiocre leur fait horreur. Aussi, dès que leur bonheur décroît, les voit-on souvent s’acharner à le détruire complètement. Mais Adélaïde, tout en constatant sa propre extravagance, ne la comprenait pas.

— Ne sentez-vous pas, reprit Michel, l’instabilité des choses terrestres. Est-ce que notre amour vous suffisait vraiment ? Étiez-vous si parfaitement heureuse ?

Parfaitement ! Ce terme convenait mal au bonheur humain que menacent mille accidents, la vieillesse, la mort. Elle secoua la tête avec un sourire désolé. Michel lui prit la main.

— Dieu seul, murmura-t-il, pour vous comme pour moi !

Elle ne se laissa point convaincre. En dehors des instants où la passion la dominait, lui rendait tout facile, elle était une femme indécise qu’effrayaient les résolutions définitives. Au moment où il fallait faire un choix si grave, dont dépendait sa vie, les affres de l’incertitude la torturèrent. En quelques heures, elle changeait du tout au tout, se donnait, se reprenait, se jetait vers Dieu ou vers le monde, jusqu’au moment où elle n’était plus qu’une bête exténuée qui saignait sur la terre, incapable d’aucun effort.

Michel, témoin de son angoisse, ne l’aidait pas à en triompher. En toute autre occasion il l’eût conseillée, dirigée, apaisée, assumant la plus grande part de responsabilité. Dans le cas présent, son devoir était de rester neutre. Il pensa tout d’abord qu’elle surmonterait vite sa défaillance, mais en la voyant chaque jour plus désemparée, il commença de souffrir. Elle le décevait amèrement, l’ayant leurré d’un espoir qu’elle ne réaliserait pas.

Possédé de Dieu, il pouvait à peine supporter l’amour qu’il inspirait et qui était sa chaîne. Lorsqu’elle le regardait fixement, les yeux pleins de larmes à la pensée qu’elle le perdrait bientôt, il se détournait d’elle avec impatience, puis, ému par son chagrin, se reprochant sa dureté, il lui revenait, cherchait à la consoler.

Mais l’amitié qui les avait unis semblait morte. Ils ne pouvaient plus s’expliquer leurs sentiments. Adélaïde n’osait point avouer à son mari combien elle l’aimait, ni lui combien il souhaitait la quitter. Et lorsqu’ils s’interrogeaient, dans un effort de confiance, leurs réponses étaient ambiguës, car la vérité les eût trop blessés.

— Michel, disait Adélaïde, est-ce que la vie du monde vous fait horreur ? Ne me trompez pas. Pourriez-vous maintenant la supporter ?

— Je suis prêt à la reprendre demain avec vous, si le cloître a cessé de vous attirer.

— Je n’ai pas dit cela, protestait-elle. Je ne sais pas encore, laissez-moi réfléchir.

Un jour pourtant, elle cria sa détresse et sa peur.

— Après tout, pourquoi tendre si haut ? Ne suffit-il pas de rester dans la voie où Dieu nous a mis ? L’état de mariage, bien qu’imparfait, n’est point coupable. On peut y faire son salut.

— Sans aucun doute, affirma-t-il. Certes il eût été beau de renoncer à tout pour Dieu, de lui offrir un bonheur dont nous n’étions point las. C’est vous qui l’avez dit un jour et je vous ai admirée. Ce sacrifice vous paraît aujourd’hui trop dur ? C’est déjà très beau de l’avoir voulu. Qu’il n’en soit plus question, ma pauvre enfant.

Elle ne pouvait supporter ce ton condescendant, à la fois si tendre et si méprisant. Elle souffrait de trahir l’espoir qu’il avait mis en elle. Elle s’étonnait que leurs deux âmes ne s’accordassent point dans la soif d’un même destin.

La lutte se prolongea sans aboutir. Elle fut, durant plusieurs mois, une créature traquée. Malheureuse auprès de Michel, elle sentait, dès qu’il s’éloignait, le vide de l’absence définitive. La nature lui faisait mal. À l’abbaye, sa prière n’était qu’une agonie et quand, par hasard, un peu de paix lui venait, elle s’en effrayait, redoutait de ne pouvoir se dérober à quelque grâce foudroyante. Durant cette période, elle ne trouva de secours qu’auprès du père Athanase qui fut pour elle un ami ferme et sûr. Il avait prévu la crise où elle se débattait et dont la longueur le surprenait sans l’inquiéter. Le prêtre en ces heures solennelles se gardait d’intervenir entre cette âme et Dieu. Sans exercer la moindre pression sur sa pénitente, il l’assistait cependant d’une manière passive. Presque chaque jour il l’écoutait, sans manifester de lassitude, se plaindre, sangloter, prendre mille résolutions contraires et, bien que ces revirements, ces sursauts, ces larmes de femme lui fussent insupportables, il se montrait patient et doux. Il opposait aux divagations d’Adélaïde un sang-froid souriant qui la rassérénait toujours, réduisait ses angoisses démesurées à des proportions ordinaires. Lorsqu’elle lui disait son amour pour Michel, il affirmait :

— Cet amour est permis et naturel. Vous avez le droit de pleurer votre mari, je ne voudrais pas qu’il en fût autrement.

Et quand elle avouait son épouvante, il disait :

— Quelle est la religieuse ou le prêtre qui n’ait pas connu cette peur ! Allez, le plus brave tremble devant l’exigence de Dieu.

Un jour enfin, paternel et paisible, il résuma la situation :

— Voyons, je comprends mal l’état où je vous vois. Vous vous prétendez attirée vers le cloître, vous nous avez suppliés d’examiner votre vocation. Elle nous a paru sincère, mais elle est trop exceptionnelle pour que nous n’agissions pas avec la plus grande prudence. Nous vous proposons une épreuve nouvelle qui n’engage aucunement l’avenir et doit seulement vous permettre de vous mieux comprendre. En l’acceptant, vous n’accomplissez rien de définitif. À quoi bon trembler et vous tourmenter à l’avance ? Dans un an, si vous avez changé d’avis vous pourrez reprendre, sans aucune difficulté, votre vie ancienne.

Mais Adélaïde sentait qu’après un an de séparation Michel, déjà détaché d’elle, ne lui reviendrait que par devoir, si elle l’exigeait absolument et qu’en consentant à le quitter elle créait entre eux de l’irréparable. C’est pourquoi elle hésitait si fort. Le moine voyant sa perplexité reprit avec indulgence :

— D’ailleurs le conseil que nous vous donnons n’est point un ordre. Vous êtes libre de ne pas le suivre. Je le répète vous êtes libre et nul ne vous contraint. Est-ce Michel que vous craignez ? Je réponds de lui et il rentrera demain avec vous à Paris si vous le souhaitez, sans vous faire le moindre reproche. Les choses sont beaucoup plus simples que vous ne le croyez. Dites seulement « je ne veux pas » et il ne sera plus question de ce qui s’est passé ici.

Elle réfléchit longuement. Elle avait tremblé jusqu’ici de se voir acculée à la vie du cloître et voici que, rejetée vers la vie du monde, elle éprouvait un effroi plus grand encore. Elle savait que son existence, saccagée par une grande tempête mystique, ne reprendrait jamais son ancien équilibre. Elle ne connaîtrait plus qu’un bonheur relatif, médiocre, bien fade auprès de la douleur qui l’avait souvent comblée en la déchirant. Sur qui a subi la tentation de l’héroïsme toutes les tentations humaines demeurent sans force. Qui a gravi les premiers sommets du sacrifice retourne difficilement en arrière. Du haut des cimes elle s’était aventurée, Adélaïde, se penchant sur son passé, le vit décoloré :

— C’est étrange, mon père, je ne désire pas retourner à Paris, y reprendre ma vie ordinaire…

Elle vit le moine sourire et sourit à son tour avec une impression de soulagement. Elle croyait maintenant se comprendre, se sentait ferme et paisible.

Elle voulut faire une nouvelle retraite à Helmancourt où elle passa toute une semaine, partageant l’existence des moniales et suivant la règle de Saint-Benoît. Dans ces murs saturés de prière le recueillement lui fut facile. Son inquiétude se résorba en quelque sorte ainsi qu’une fumée dans l’atmosphère tranquille et salubre de ce couvent où tant d’âmes ferventes l’assistaient secrètement. Sa vie était comme suspendue, sa vie fiévreuse. Plus de luttes, d’alternatives, de combats : un vide ravissant pour son cœur fatigué. Cette clôture autour d’elle la rassurait. L’absence de Michel loin de lui sembler cruelle lui permettait un repos plus profond et l’affection de la mère Hermengarde lui était douce, car elle n’avait jamais eu d’amie femme.

— Ah ! j’étais bien ici, ma mère, dit-elle à l’abbesse, la veille de son départ, j’étais en paix.

— Je pense, dit la religieuse, que vous y reviendrez et pour toujours.

Une fois encore, Adélaïde expliqua ses doutes au sujet de sa vocation. La mère Hermengarde croyait à la grandeur de l’amour humain.

— Il a sa source en Dieu, dit-elle, pourquoi ne conduirait-il pas vers lui ? Vous le savez, mon enfant, c’est au ciel que doivent se reformer et s’accomplir les unions imparfaites qui s’ébauchent seulement dans le monde. Ah ! si nous considérons les choses sur le plan éternel, qu’est-ce que cette vie, si brève ? Qu’est-ce que le sacrifice d’un instant ? Celui qui vous est demandé aujourd’hui vous étonne, car votre bonheur n’était point impie. Qui sait ? Peut-être couriez-vous le risque, hypnotisée par la créature, de la trop préférer au créateur, peut-être aussi avez-vous été choisie pour réparer, par un exemple exceptionnel, le scandale des divorces et des adultères qui, de nos jours, se multiplient sans fin. Quoi qu’il en soit vous n’avez rien à perdre. Allez, donnez votre bonheur puisque, je le répète, il ne s’agit que d’un instant, Séparée de votre mari, vous le sentirez plus près de vous. Dieu ne vous le prend que pour vous le rendre, quand vous aurez appris, aux pieds des autels, ce qu’est le véritable amour.

Ce langage noble et brûlant souleva Adélaïde au-dessus de la terre. Une journée encore, elle pria, toute l’âme dressée dans un effort à la fois héroïque et facile.

Elle quitta Helmancourt après les vêpres, et retourna vers Évolayne. La route qui longeait la colline était bordée par des bois de sapins, arbres sévères, arbres calmes, que la brise n’émeut point, que la lumière pénètre imparfaitement. Sous leurs ombrages, le recueillement du cloître persistait. Adélaïde ne se troubla point en voyant Michel venir à sa rencontre. Il marchait lentement, semblait n’approcher qu’à regret, car il attendait d’elle une réponse décisive qui pouvait combler ou briser sa vie et elle savait qu’il avait peur des mots qu’elle allait prononcer.

— Bonsoir, Michel, mon frère, dit-elle en lui serrant la main.

Surpris du nom qu’elle lui donnait, il lui jeta un bref regard où tremblait l’espérance. Il se taisait, craignant encore de se méprendre. Elle se hâta de le rassurer en ajoutant :

— J’accepte l’épreuve qui nous est imposée, j’accepte dès maintenant tout ce que Dieu voudra nous demander.

Elle savoura sans aucune arrière-pensée égoïste la joie qu’elle venait de lui donner. Car le glaive qu’elle avait dans le cœur à cause de lui, pour toujours, elle en pouvait supporter la morsure pénétrante et suave ; son patient amour pouvait attendre jusqu’à l’éternité. Elle souriait, l’âme aussi paisible, aussi douce que ces bois assombris où ils échangeaient ce soir leur premier adieu :

— Je renonce à vous, Michel, dit-elle simplement.

— Je renonce à vous, répéta-t-il.

Alors elle éprouva une impression de délivrance. Ce bonheur humain pour lequel elle avait si longtemps tremblé, ce bonheur précaire, instable, menacé qu’il lui fallait à tout instant si durement défendre lui échappait enfin, s’effondrait, brisé par les circonstances et par sa propre volonté. Allégée de cette charge, elle n’avait plus rien de fragile entre les mains.

DEUXIÈME PARTIE

I

— Tout ce que vous venez de me dire, vous l’avez, sans doute, expliqué à votre confesseur ?

La mère Hermengarde avait posé cette question négligemment, tout en reculant son fauteuil de façon à se placer à contre-jour, entre les deux fenêtres ogivales de son oratoire particulier. La lumière d’un pâle soleil d’hiver, épargnant sa silhouette indécise, allait frapper en face d’elle la moniale qui lui parlait, assise sur une chaise basse.

Elle scrutait ainsi plus à l’aise le visage d’Adélaïde, en religion mère Constance. Il ne ressemblait guère à ces figures closes de nonnes où le regard modeste, presque toujours baissé, demeure, quand il se lève, pareil à une vitre sans tain qui ne reflète rien. Ce visage, après sept ans de cloître, gardait sous la guimpe et le voile son éloquence palpitante. La physionomie, extrêmement mobile, échappait au contrôle de la volonté, trahissait les moindres émotions du cœur. Elle exprima tout à coup une inquiétude éperdue :

— Je ne crois pas… non, je ne pense pas… C’est si difficile… pourtant je n’ai jamais eu l’intention de rien dissimuler au père Gontran…

— Mais j’en suis sûre, mon enfant, dit l’abbesse, apaisant d’un geste l’angoisse qu’elle avait éveillée.

La réponse en effet ne la surprenait pas. L’âme qu’elle venait d’examiner, au cours d’un long entretien, n’était coupable d’aucune faute assez grave ou assez singulière pour retenir l’attention d’un confesseur. Il fallait toute la connaissance que l’abbesse avait de ses filles pour discerner la gravité du mal qui s’y cachait. La langueur constante, le manque d’attrait sensible pour la prière et la communion dont se plaignait Adélaïde, ce regret du passé en elle, ces réclamations sourdes de la chair et du cœur, cette douleur acceptée, mais non dominée, ces doutes, n’avaient en eux-mêmes rien de particulièrement inquiétant. Maintes religieuses avaient traversé de semblables crises, qui s’étaient relevées plus fortes après leur défaillance. Elles avaient employé pour dépeindre leur état d’âme les mots mêmes dont leur sœur, plus atteinte, venait de se servir, car la parole humaine n’est pas assez riche pour exprimer les mille nuances des sentiments, des tentations, qui peuvent, au premier abord, paraître semblables. Mais l’abbesse, suppléant par l’intuition à l’insuffisance des réponses obtenues, écoutait surtout les résonances intérieures qui les accompagnaient et les complétaient. Cette femme dont le jugement était si clair, l’expérience si grande, hésitait à définir un cas déconcertant.

Elle s’étonnait d’avoir mis si longtemps à comprendre une de ses filles, celle-là même sur laquelle elle avait veillé avec le plus de sollicitude. C’était une recrue flatteuse, dont la générosité l’abusa et pour laquelle elle rêva la sainteté. Longtemps elle l’avait tenue, souple et docile entre ses mains, abandonnée à sa direction sûre et sage. Puis elle avait eu l’impression d’une résistance légère mais continue, d’un repliement involontaire. Elle s’était heurtée, en cherchant à provoquer des confidences, à une créature apeurée qui, tout de suite, se réfugiait dans le silence. Et la crise qu’elle redoutait éclatait maintenant, dépassait en gravité toute prévision, prenait les proportions d’un désastre. L’âme qui lui semblait si belle se révélait sans volonté, ni vertu réelle, sans autre force que celle de l’exaltation. Sa pitié, toute d’emportement, manquait de solidité ; la droiture de ses intentions n’avait pas pour appui la fermeté du caractère. Au premier coup de vent, tout l’édifice d’une fragile vertu était tombé en ruines. L’abbesse, sondant au plus profond cette conscience troublée, n’y avait rencontré nulle part la paix. Sous les zones d’angoisse, d’incertitude, de découragement, elle ne trouvait que le vide. Il n’y avait pas un seul château secret de l’esprit où l’image de Dieu régnât sans ombre, où la raison pût s’enfermer pour résister aux impulsions mauvaises.

Le mal, insidieux, avait cheminé, longtemps caché. Et celle dont il ruinait les forces vives ne le découvrait que bien tard, trop tard. En ce moment même, Adélaïde, revivant son passé, s’étonnait aussi d’y découvrir de tels contrastes : une ascension lente, ininterrompue, suivie d’une chute vertigineuse. Pas une fois, durant le temps d’épreuve qui lui avait été imposé dans le monde, loin de Michel, ni durant les cinq années qui précédèrent sa profession solennelle, elle n’avait remis en question le problème de sa vocation. Derrière elle, il n’y avait qu’un abîme de douleurs, une existence dévastée qu’elle ne pouvait songer à reprendre. Elle allait de l’avant, bravement, vers les régions désertiques et pures où son mari souhaitait vivre.

Elle avait paru destinée à faire une bonne religieuse. Le temps de son postulat s’était écoulé sans luttes, facilement. La fatigue l’avait tout d’abord soutenue. Passant de la vie libre et mode du monde à l’existence sans austérité excessive, mais soigneusement réglée des bénédictines, elle s’était trouvée en quelque sorte débarrassée de sa personnalité. Elle ne fut pendant des mois qu’une créature annihilée, raidie dans un effort physique qui ne lui permettait presque plus de penser. Puis, quand son corps se fut plié aux exigences de la vie monastique, l’âme était déjà fortement attachée par l’habitude à l’atmosphère du cloître. À l’hébétement du début succéda l’enthousiasme, un élan, un appétit de sacrifice dont elle s’émerveillait. La loi la plus pénible à accepter, celle de l’obéissance lui parut relativement facile : elle aimait la mère Hermengarde qui, ferme et sévère quand la nécessité l’y obligeait, mais intelligente, compréhensive, digne de tous les respects, obtint aisément sa confiance. De loin, Michel aidait puissamment sa femme. D’un même accord, les deux communautés avaient décidé d’accorder quelque compensation à la séparation des deux époux. Tant qu’ils n’auraient pas prononcé leurs vœux perpétuels, il fut convenu qu’il leur serait permis de s’écrire une fois par mois, sauf dans les temps de pénitence du carême et de l’avent. Ces lettres soutenaient Adélaïde, lui rendait périodiquement un surcroît de vie spirituelle. Elle en imitait involontairement dans ses réponses l’accent mystique et, prompte à se croire toujours semblable à celui qu’elle aimait, n’exprimait que mépris pour les joies du monde, aspirations célestes.

Deux ans auparavant, elle avait prononcé ses grands vœux, le même jour que son mari. Son cœur était calme et plein de confiance alors qu’elle engageait sa vie pour toujours. Pourtant, lorsqu’elle s’examinait bien, elle voyait qu’à cette date s’arrêtaient ses progrès spirituels. Presque aussitôt, atteinte d’une pleurésie, elle avait, dans l’abattement de la maladie, puis dans l’oisiveté et la faiblesse de la convalescence perdu l’équilibre factice qu’elle croyait posséder. Guérie, mais plus débilitée encore moralement que physiquement, elle s’était retrouvée sur la terre, les ailes brisées, avec ce doute en elle, cette soif de bonheur, cette tristesse accablée, ce malaise qu’elle avait refusé si longtemps d’avouer aux autres et à elle-même. Alors qu’elle avait passé tant d’années à vider son cœur de toute image humaine, elle voyait partout, sur les parois du souvenir, reparaître le dessin mal effacé. Depuis que Michel avait cessé de lui écrire, il n’était plus pour elle le guide qui la soutenait et la précédait sur les chemins du sacrifice, mais le tentateur silencieux qui la tirait en arrière. Sachant que l’avenir ne le lui rendrait pas, elle le cherchait au fond de leur passé. Et l’idée lui vint que, seul, le sentiment du provisoire lui avait permis d’être heureuse au couvent, puisque, aussitôt établie dans le définitif, elle avait eu horreur de ces grilles, refermées à jamais sur elle. Elle crut comprendre soudain le problème qu’elle examinait vraiment aujourd’hui pour la première fois et la vérité était si affreuse qu’elle s’en délivra dans un cri.

— Oh ! ma mère, qu’ai-je fait ? J’ai été trompée, abusée et c’est la volonté d’un autre qui m’a conduite ici.

L’abbesse crut entendre formuler sa propre pensée et, si elle eût été moins maîtresse d’elle-même, elle eût trahi par un regard, un geste, une protestation trop hâtive sa consternation. Mais elle se tenait sur ses gardes, sachant que le plus grand danger qui menaçât Adélaïde était le désespoir. Elle sourit de son beau sourire rassurant et, sans répondre directement aux paroles de la moniale, comme si elle les jugeait sans portée :

— Le cloître n’est pas un lieu de repos, dit-elle posément. Il faut accepter d’y souffrir. Vous ne pouviez vous attendre à être toujours portée par la grâce. Vous n’avez pas le droit, parce qu’elle vous manque, de douter de votre vocation. C’est dans ces instants de délaissement qu’il convient de rester calme. Vous ne trouverez pas une religieuse qui n’ait connu ces aridités, ces tourments dont vous vous plaignez.

— Temporairement, peut-être, mais j’en souffre depuis près de deux ans.

— Depuis deux ans, dites-vous, depuis votre pleurésie ? s’écria l’abbesse avec un léger accent de soulagement.

Elle venait de trouver une explication à laquelle elle-même pouvait croire.

— L’âme fléchit en vous, reprit-elle, parce que le corps est affaibli, parce que votre organisme demeure ébranlé. Vous dénaturez en l’aggravant un mal dont la cause est purement physique.

Adélaïde ne parut point convaincue :

— En êtes-vous bien sûre ? N’est-ce point la maladie au contraire qui m’a révélée à moi-même. Oh ! mère, que faut-il que je fasse ?

Cet appel, celui d’une enfant perdue, dressa tout à coup la supérieure. Son visage rayonna. Elle posa les deux mains sur les épaules de la mère Constance, s’efforçant de lui imposer une confiance qu’elle n’avait pas.

— Dormir, dit-elle avec autorité.

Et comme le regard surpris de la religieuse l’interrogeait, elle expliqua :

— Oui, ma fille, dormez, c’est tout ce que je vous demande. Vous avez l’âme surmenée par l’inquiétude. Votre prière même est mauvaise, car elle s’embarrasse de problèmes que vous ne pouvez pas résoudre. Abandonnez-vous. J’abrégerai pour vous les heures de cellule, d’oraison. Il faut que votre peine s’assoupisse. Laissez-nous, vos sœurs et moi, prier à votre place. Ne craignez rien, n’interrogez plus l’avenir. Reposez-vous sur nous.

Pendant les semaines qui suivirent, la direction de l’abbesse fut un chef-d’œuvre de prudence et de tendresse. Toute son attention se concentra sur la mère Constance. Elle la dispensa des longs offices, lui fit donner une nourriture plus fortifiante, lui imposa des travaux extérieurs peu fatigants, mais qui ne laissaient aucune place à la rêverie. En même temps qu’elle agissait pratiquement, elle agissait spirituellement. Toute la communauté, sur son ordre, se resserrait autour de l’âme en péril, la couvrait des boucliers de la prière. Adélaïde, docile aux instructions reçues, s’efforçait de ne plus penser, se laissait en quelque sorte porter par toute la sollicitude qui l’environnait. Mais elle demeurait impuissante à discipliner sa pensée. Le cloître ne la défendait plus contre aucun mirage, n’enfermait que son corps. Elle continuait à dire les prières, à faire les gestes de la religieuse, mais elle avait repris en plein rêve sa vie d’autrefois. Elle était toujours auprès de Michel, seule avec lui, toute à lui.

Le moment approchait où il allait être ordonné prêtre. Une dernière fois, il reçut la permission d’écrire à sa femme pour lui annoncer que la cérémonie était fixée au mois suivant :

— J’attends, disait-il, dans la paix ce beau jour, couronnement de notre vie. Je ne m’agenouillerai pas seul au pied de l’autel, vous y serez à mes côtés. Mon sacrifice est avant tout le vôtre. Vous avez fait plus que de le permettre, vous l’avez voulu la première…

L’abbesse, après avoir pris connaissance de la lettre, la remit à Adélaïde. Celle-ci la relut plusieurs fois avec une émotion croissante. Elle pleura longtemps et ne sut dire si c’était de douleur ou de joie.

— Réjouissez-vous, ma fille, s’écria la mère Hermengarde. Nous autres, religieuses, nous n’avons jamais que notre vie à offrir. Plus favorisée que nous, plus riche, vous avez pu, en vous donnant, donner un prêtre à Dieu.

— Oui, murmura Adélaïde, J’en suis fière. Un instant, elle parut forte, enivrée du poids de sa croix, puis, presque aussitôt, le cœur surchargé céda sous le fardeau trop lourd, cria sa peine :

— Ah ! pourtant, ma mère, n’aurais-je pas mieux fait de le garder. Il pouvait vivre plus aisément loin des autels que moi loin de lui. J’ai voulu qu’il fût heureux et son bonheur ne me suffit pas. J’avais besoin de sa présence seulement. Oh ! cette année même où j’ai vécu à ses côtés, n’étant plus rien pour lui, cette année déserte où j’ai tant souffert m’apparaît comme un paradis. Vous m’avez dit : « séparée de votre mari, vous le sentirez plus près de vous. » Mais qu’est-ce que cette union mystique, si pure, si froide ?… Me voici religieuse et lui prêtre, et Dieu nous voit, nous bénit, nous aime, nous réunira, pourtant cela ne me comble pas, ce n’est pas assez ou c’est trop. J’ai froid et je voudrais seulement qu’il fût à mes côtés, sa main dans la mienne, son cœur près du mien…

L’abbesse la laissa pleurer et délirer longtemps sans l’interrompre. Elle était maintenant convaincue qu’Adélaïde, en se jetant au cloître, n’avait obéi qu’à l’héroïsme de la passion. Cette certitude l’attristait sans ébranler sa confiance, car elle savait combien les desseins de Dieu sont mystérieux et ses moyens d’action inattendus. Une espérance restait permise. L’amour nuisible pouvait devenir bienfaisant, si l’on parvenait à en dégager uniquement les éléments spirituels. Ce fut le but de la mère Hermengarde. Mais l’impulsion qu’elle cherchait à donner fut aussi adroite que légère. Elle se garda de contraindre ou de catéchiser. Abdiquant son autorité, elle se revêtit de jeunesse pour n’être plus qu’une femme sensible et sage, assistant dans les troubles du cœur une autre femme, son amie. Presque chaque jour, elle convoquait Adélaïde dans son oratoire particulier et c’était elle qui, la première, très simplement, parlait de Michel. Il importait en effet que cette âme ne se repliât pas sur une passion désormais irréalisable pour s’en nourrir avec une complaisance de plus en plus coupable, de plus en plus épouvantée. Il ne fallait pas qu’elle se crût maudite et perdue parce qu’elle aimait. L’abbesse, doucement, la raisonnait, la rassurait :

— Vous avez le droit, disait-elle, de regretter votre mari, et il est naturel que ce regret prenne en ce moment un caractère plus déchirant. Si chrétienne qu’elle soit, une mère dont le fils est ordonné prêtre ne peut retenir ses larmes, et pourtant elle savait de tout temps que ce fils ne lui appartenait pas, qu’il la quitterait un jour, tandis qu’un époux semble appartenir pour toujours à sa femme. Le lien ne se rompt point sans que le cœur saigne et il n’y a point à s’en étonner. Au cloître, ma chère fille, il est permis d’aimer. Il suffit que Dieu garde la première place. Soyez généreuse. Ce sont les derniers sursauts de la femme en vous.

Ce langage apaisait Adélaïde, Puis, de nouveau, elle retombait en ses langueurs désespérées. Sans se décourager l’abbesse la relevait, la soutenait, la dirigeait avec tendresse avant de la soumettre à une épreuve qui pouvait être décisive. Dix jours avant l’ordination de Michel, elle lui recommanda de s’y préparer par une neuvaine et ajouta :

— J’ai demandé que votre mari célébrât sa première messe dans notre monastère. Il vous sera permis de lui parler un moment.

Les êtres d’imagination très vive subissent avec force la fascination de l’instant. Quand, sur la trame incolore et vague des jours futurs, une heure se détache que toutes les circonstances concourent à rendre exceptionnelle, cette heure culminante, éclipsant pour eux celles qui la précèdent ou qui doivent la suivre leur fait tout oublier. Il suffit qu’il leur soit permis de la vivre pour que la pire douleur leur semble justifiée.

La faveur accordée aux deux époux avait eu des précédents. Et Adélaïde savait depuis longtemps qu’il lui serait permis de revoir Michel prêtre, qu’un jour, une seule fois, elle recevrait la communion de sa main. À l’horizon de sa vie refermée et déserte, cette espérance avait brillé, lumière lointaine, aujourd’hui toute proche. Essentiellement émotive, elle avait toujours recherché l’émotion comme un bonheur. Celle qu’on lui ménageait la comblait en l’apaisant. Elle s’hypnotisa sur la joie promise. L’avenir ne s’étendait pas au delà d’un moment admirable qu’elle éternisait. Ses doutes, ses craintes, ses tourments cessèrent. Il n’y eut plus en elle d’autre sentiment que celui de l’attente.

L’abbesse qui l’observait sans cesse fut surprise par le calme de cette ensorcelée. Elle redoubla de prières pour attirer les bénédictions du ciel sur la dernière réunion des deux époux. Obsédée par un fantôme, éprise d’un être qui n’existait plus que dans son souvenir, Adélaïde pouvait retrouver son équilibre en voyant devant elle, dans sa réalité, le prêtre inaccessible. Dieu pouvait se servir de l’homme trop aimé pour affermir l’âme troublée, mais généreuse qui cherchait le bien sincèrement, dont la passion même restait si noble et qui méritait le repos et la grâce.

II

Le jour de l’ordination s’écoula pour Adélaïde dans une sorte d’extase où elle oublia sa vie. Projetant au loin son âme, elle assista vraiment à la cérémonie qui se déroulait au monastère d’Évolayne, Elle en suivit les moindres détails, en ressentit toutes les émotions. Elle fut sans cesse aux côtés de Michel et, subissant déjà l’influence de sa présence, elle se persuada qu’il saurait, le lendemain, éclairer toutes les ombres où elle se débattait.

L’heure vint enfin où, agenouillée dans les stalles à sa place ordinaire, elle aperçut le bien-aimé qui, revêtu des ornements sacerdotaux, s’avançait vers l’autel. La messe ce matin-là fut célébrée avec une pompe particulière. Le père Athanase assistait l’ami qui pour la première fois accomplissait les rites sacrés. À travers la grille qui coupait en deux la nef, séparait les moniales du chœur, à travers les larmes qui brouillaient son regard, Adélaïde, suivant les gestes de son mari, le voyait mal. Elle avait l’impression de vivre au milieu d’un orage. Par moments, comme sous un brusque éclair, elle distinguait nettement la haute silhouette de Michel, sa tête ceinte de la tonsure en couronne, son visage quand il se tournait vers l’assistance, les bras tendus. Puis, de nouveau, la nuit se refermait sur elle et la voix chère lui parvenait encore, la voix timbrée et douce qui se brisait un peu à la fin des phrases latines. Elle ne put chanter l’office avec ses sœurs. L’abbesse, prévoyant son trouble, l’en avait dispensée. Silencieuse, elle s’unissait à l’homme de Dieu, à la fois sacrificateur et sacrifié. Elle priait comme elle n’avait jamais prié : « Faites que je sois digne de lui, que je puisse me donner tout entière comme il s’est donné. »

Son âme s’échauffait lentement d’un feu dont elle ne distinguait pas la nature, mais qui la rassurait. Cette heure si rare ne pouvait rester stérile. Ses doutes allaient se dissiper. Elle attendait avec confiance la réponse de Dieu, la lumière.

Le moment de la communion était venu. Une à une les religieuses s’avancèrent vers la grille, se prosternèrent devant l’étroite ouverture derrière laquelle Michel les attendait, le ciboire à la main. À son tour Adélaïde s’agenouilla devant son mari. Peut-être ne reconnut-il pas cette ombre entre d’autres ombres dont la bouche seule était nue. Il ne laissa paraître aucune émotion. Sa voix ne trembla pas en répétant les paroles saintes : « Corpus Domini Jesus Christi… » Mais elle ne put dominer la tentation. Renversant la tête, elle regarda longuement à travers son voile le visage oublié dont l’expression en cet instant était si douce et recueillie. Déjà elle recevait l’hostie et la main consacrée effleura légèrement ses lèvres. Ses yeux se fermèrent, captant l’image vivante. Et jamais dans ses communions les plus ferventes elle n’avait ressenti émoi plus profond. L’hôte humain soudain comblait l’âme que la présence divine laissait inassouvie. Elle aboutissait à une certitude absolue, indiscutable.

— C’était lui que j’aimais ! Je n’ai jamais eu d’autre Dieu.

La révélation foudroyante fut suivie d’une sorte de paix lourde, abominable. Elle avait demandé la lumière et l’obtenait : lumière lugubre. Elle voyait clair dans son cœur déshérité. Elle ne se débattait pas devant l’évidence. À genoux parmi ses compagnes, les mains jointes dans l’attitude de la prière, elle considérait en silence le désastre irréparable de sa vie.

Quelqu’un lui toucha l’épaule. La messe était finie, ainsi que les derniers chants et l’action de grâces. Machinalement, elle sortit avec les autres religieuses de la chapelle. La mère Hermengarde lui dit :

— Allez, ma fille, le père Stéphane vous attend au parloir.

Le père Stéphane ! C’était le nom que Michel porterait à présent jusqu’à sa mort et qui faisait de lui l’étranger sur lequel elle n’avait plus aucun droit. Leur entretien était devenu inutile. Tant qu’elle avait douté, elle s’était aisément persuadée que son mari pourrait encore l’affermir en lui démontrant une vérité imparfaitement comprise. Maintenant elle savait que son mal était incurable et qu’il n’y remédierait pas. Il fallait faire un dernier aveu. Et qu’importait qu’il la condamnât ou s’accusât lui-même. Tous deux souffriraient désormais l’un par l’autre, sans fin.

De son pas léger de religieuse, elle glissait à travers les vastes corridors dallés, sans hâte, ni appréhension, dans une sorte de stupeur indifférente. Mais lorsqu’elle entra dans le vaste parloir où, de très haut, tombait une lumière grise, un subit sursaut de douleur l’ébranla. Elle marcha d’un élan jusqu’à la grille qui séparait la pièce en deux, s’y appuya de tout son poids, comme si elle croyait pouvoir faire sauter cette clôture. Michel était déjà là, derrière les barreaux. Leurs regards se croisèrent durant une seconde et le cri qu’elle allait jeter vers lui s’arrêta sur ses lèvres, car elle comprit qu’il ne voyait plus en elle une femme, mais seulement la religieuse, l’élue de Dieu. Il l’appela : « ma sœur chérie ! … »

— Et je pourrais encore vous donner d’autres noms, dit-il. N’êtes-vous pas aussi un peu ma mère, vous qui m’avez donné à Dieu, c’est-à-dire à la Vie, ma fille encore, puisque l’homme, dès qu’il possède la plénitude du sacerdoce, porte la responsabilité de toutes les âmes en général, mais de quelques-unes en particulier. La vôtre, la première qui me fut confiée, me demeurera toujours plus chère qu’aucune autre.

Il parlait avec une onction appliquée, égale, bien différente de son ancienne froideur, coupée d’éclats. Les années de cloître avaient fait de lui un homme nouveau qui semblait se livrer plus et pourtant se gardait mieux, un homme qui exprimait aisément des sentiments doux, sans chaleur.

Ils s’étaient assis tous deux de chaque côté de la grille. Michel, immobile, les mains jointes, les yeux baissés ne songeait pas à regarder cette femme qui n’était plus la sienne. Il ne lui accordait, même en cet instant, qu’une attention prudente, uniquement spirituelle. Aveugle volontaire, il voulait qu’elle ne fût pour lui qu’une voix. Mais elle n’imitait pas cette réserve. N’ayant plus rien à ménager, elle cédait à l’amour. Elle s’empoisonnait avec ce visage et ses yeux ne le quittaient pas. C’était une figure nouvelle, détendue, sereine. La joie qui embrasait toute l’âme y projetait un extraordinaire rayonnement, semblait fuser à travers les paupières closes et les lèvres tranquilles qui ne souriaient pas. Adélaïde contemplait la paix face à face dans un éblouissement triste et timide. Mieux que personne, dans son dur désespoir, elle savait le prix de la joie. C’était une chose merveilleuse et douce, aussi sacrée que l’innocence et la faiblesse d’un enfant. Elle ne pouvait pas l’arracher à cet homme qu’elle aimait. Il est facile de blesser ceux qui souffrent, mais non point ceux qu’une félicité anormale en ce monde enveloppe de sa splendeur fragile. Adélaïde voulait maintenant porter seule, sans que Michel le sût, toute la croix :

— Dites-moi que vous êtes heureux, implora-t-elle.

— Je vous apporte mon bonheur et je vous en rends grâce puisqu’il est votre œuvre. Quel destin que le mien, quel sort admirable !

Elle balbutia :

Vous êtes prêtre à jamais

Sur le visage du moine la paix s’accrut encore :

— Tout a passé sur moi : les avertissements et l’appel de l’Église, l’imposition des mains, le sublime répons : « Maintenant je ne vous appellerai plus mes serviteurs, mais mes amis… » Et j’évoquais ce jour lointain où nous assistions en spectateurs à une cérémonie semblable. Que de chemin parcouru depuis lors, que de grâces reçues. Il n’y a dans ma joie qu’une fêlure : la crainte de n’être pas digne ! Cette charge du sacerdoce ne dépasse-t-elle pas mes forces ? Quand je tremble, je pense à vous. Je me rappelle que je ne suis pas seul. À côté de la vie d’un prêtre, vie d’action, il faut pour la soutenir une vie d’effacement, de méditations, de prières. La vôtre sera cela pour moi. Vous m’assisterez constamment, n’est-il pas vrai ? À quoi bon vous dire ce que j’attends de vous ! Je sais que votre cœur demeurera uni au mien, comme autrefois, toujours.

Elle admira ce rêve et pourtant ne souhaita pas le réaliser. Les paroles de Michel l’émouvaient sans l’abuser. Elle n’avait qu’une pensée dans le cœur : qu’il allait la quitter, qu’elle ne le verrait plus. L’instant prodigieux et précaire tant espéré passait, passait. Chaque seconde naissait, dégageait des effluves d’une suavité déchirante et s’envolait sans qu’elle pût la retenir. Cette chaleur qui lui venait de la présence aimée, cette lumière que projetait sur elle un cher visage lui seraient bientôt retirées. Le temps fugitif, dans la même minute, la comblait et la dépouillait. Ce qu’il lui accordait dans le présent, il le lui reprenait aussitôt, l’abolissait en le jetant au gouffre de l’avenir. Il la poussait irrésistiblement vers les ténèbres de la solitude :

Cependant, averti par la mère Hermengarde de l’état où se trouvait sa femme, Michel désirait l’aider, faire pour elle ce qu’on attendait de lui :

Vous ne me parlez pas de vous, dit-il avec sollicitude… Je sais que vous venez de traverser une longue et pénible crise.

— Oui… balbutia-t-elle… très longue… depuis près de deux ans, je suis abandonnée… Nulle lumière…

Elle l’entendit soupirer derrière la grille et sa voix exprimait une compassion profonde lorsqu’il reprit :

— J’avais beaucoup prié pour que cela vous fût épargné, pour être choisi à votre place, si l’un de nous devait souffrir.

Elle demanda avidement :

— Vous avez donc souffert aussi ?

— Nous sommes au cloître pour cela, répondit-il paisiblement — car sur lui la morsure du regret avait été assez bénigne pour qu’il pût en parler légèrement. — La douleur accompagne toute notre vie. Elle est le grand présent de Dieu, le signe de son alliance avec nous. Et parfois elle nous fait peur, parce que notre chair est faible, mais il suffit de la considérer avec amour, avec douceur, pour qu’elle prenne aussitôt un aspect adorable. J’ai eu mes heures d’aridité, d’angoisse, mais je ne me suis jamais laissé troubler. J’étais certain, quand je me trouvais dans une totale misère spirituelle, qu’une main toute-puissante s’étendrait bientôt sur moi, et toujours il en fut ainsi. Ah ! je voudrais vous transmettre mon espérance. Soyez ferme, soyez calme, ne doutez pas de Dieu, ni de vous-même. C’est un véritable miracle qui vous a jetée dans la voie où vous êtes et aucune tentation ne triomphera de vous, si vous ne perdez pas de vue les grâces reçues.

Il parlait avec une absolue confiance. Elle avait devant elle un homme abusé par le bonheur qui, du haut des cimes où il s’était élevé, ne voyait plus qu’un monde magnifié par le flamboiement de la paix. Il ne connaissait plus la femme qu’il avait aimée. Il la croyait et la voulait semblable à lui. Elle sentait qu’il serait facile de l’affermir dans son erreur. Elle n’avait plus qu’un sacrifice à faire : lui laisser ignorer ce qu’elle souffrait par lui et, pour cela, il suffisait de se taire ou de lui jeter une réponse ambiguë, imprécise, dont il dénaturerait de lui-même le sens :

— J’ai douté en effet de ma vocation, dit-elle brièvement, puis, tout à l’heure, quand j’ai reçu la communion de votre main, la lumière s’est faite en moi. Je possède l’absolue certitude.

Elle ne mentait pas, mais parce qu’il négligea de la regarder au visage, il ne comprit pas que cette certitude était celle de l’échec.

— Dieu est bon, murmura-t-il avec un accent de soulagement : Il a daigné bénir notre rencontre.

— La dernière, répéta-t-elle d’un ton ferme et froid. Car peu lui importait que désormais Michel fût auprès d’elle ou dans un autre hémisphère. Cette grille suffisait à les séparer et ce vêtement comme une armure sur le cœur du prêtre à jamais refermée. Michel se méprit sur le sens de son exclamation.

— Je vous comprends, dit-il. À qui a trouvé Dieu nulle créature n’est plus nécessaire. Certes nos supérieurs sont si bons qu’ils nous accorderaient peut-être, en des cas graves, la permission de nous revoir, mais nous ne réclamerons pas cette faveur, n’est-ce pas, même au seuil de la mort. Dès aujourd’hui, nous renonçons entièrement l’un à l’autre. Je vous aiderai de loin par mes prières et vous de même. Je vous donne rendez-vous au delà de la terre, là où nous ne serons plus séparés.

Alors, il redressa la tête. Ses paupières se soulevèrent lentement. À travers la grille ses yeux se fixèrent sur Adélaïde. Il accordait à leur amour une suprême concession. Il désirait et permettait cet intime échange qui, par le regard, s’établit entre deux êtres mieux que par les paroles. Il cherchait les sombres prunelles qui ne reflétaient, croyait-il, que la paix et la gloire de Dieu. Il voulait voir la joie de sa sœur. Mais elle, devinant son intention et plus prompte que lui, avait déjà voilé son visage que blêmissait l’angoisse de la séparation. Il fut touché de ce geste dont il ne devina pas la portée, admira l’ascétisme qui la faisait se dérober aux dernières effusions des tendresses humaines.

— Si sainte, murmura-t-il, tellement meilleure que moi !

Elle ne fit pas un mouvement, ne prononça pas une parole, refusa toute consolation. De nouveau, cette fois sans aucune illusion, sachant exactement ce que lui coûtait ce sacrifice, elle donnait à Dieu son bien-aimé libre de toutes chaînes, de tout soupçon, de tout remords. Ah ! maintenant l’instant merveilleux pouvait finir. Si bref qu’il eût été, il lui avait apporté une douleur trop aiguë pour qu’elle pût la supporter plus longtemps. Elle appelait la solitude comme une délivrance :

— N’avez-vous plus rien à me dire ? interrogea Michel.

Elle murmura avec effort :

— Allez, soyez heureux !

— Du moins, dit-il, je voudrais vous bénir.

Elle s’agenouilla, acceptant le peu qu’il lui donnait. Debout, il l’enveloppa d’un grand signe de croix. Puis, aussitôt, il s’éloigna très vite, car il se souvenait du passé et il souffrait de la quitter. Dressée, accrochée à la grille, elle le vit disparaître, une porte se referma. Alors elle se détourna, fit quelques pas en courant puis s’arrêta, effrayée par le déchaînement d’une soudaine tempête. Ce n’étaient point sa chair ni son cœur seulement qui se plaignaient. Le sol sous ses pieds, les voûtes sur sa tête, mille voix dans l’espace clamaient : « Adieu ! Adieu ! » On eût dit que les murs se fendaient, que le monde entier s’écroulait. Elle oscilla de droite à gauche et s’abattit tout de son long sur les dalles.

Ce fut là que la mère Hermengarde la découvrit un quart d’heure plus tard. Le père Stéphane, avant de quitter Helmancourt, avait rassuré l’abbesse, lui donnant de son entrevue avec Adélaïde un compte rendu entièrement erroné. Car il n’avait vu qu’une femme plus heureuse encore que lui, plus détachée, plus sainte, et ses affirmations trompèrent la supérieure, lui persuadèrent que le miracle tant attendu s’était enfin accompli. L’évanouissement de la mère Constance l’inquiéta sans l’éclairer : la chair pouvait faiblir alors que l’âme restait forte. Ranimée, Adélaïde ne s’expliqua pas. Elle demeura inerte, faible comme un être qui a perdu des flots de sang. Elle ne se plaignait pas, ne parlait pas, ne semblait pas entendre ce qu’on lui disait. Elle refusait tout aliment, dormait une partie du jour et, dès qu’elle était réveillée pleurait, d’ailleurs sans convulsion ni effort. Ses larmes coulaient lentes, intarissables, trahissant la douleur que rien n’allégeait. Peu à peu, elle recommença à se nourrir, essaya de se lever. Mais elle restait extrêmement faible, toussait beaucoup et, chaque soir, sa température s’élevait. La lésion pulmonaire laissée par sa pleurésie s’était rouverte, le médecin qui l’examina recommanda de grands ménagements. Loin d’être effrayée par son diagnostic, Adélaïde parut en éprouver un certain soulagement et, dès qu’elle se retrouva seule à l’infirmerie avec l’abbesse, déclara :

— Tout est bien ainsi, ma mère, je vais pouvoir partir.

L’abbesse sursauta :

— Partir !

Adélaïde la regarda, étonnée que la décision maintenant arrêtée en son esprit ne fût point familière aux autres comme à elle-même.

— Ne vous ai-je rien dit ? demanda-t-elle. Ah ! c’est vrai, j’ai dormi si longtemps ! J’ai sans doute rêvé que je vous parlais… Ma mère, je ne resterai pas au cloître. Ce que j’avais à faire ici est fait. Michel est prêtre, esclave et libre à la fois, esclave de Dieu, délivré de moi. Il n’a plus besoin que je sois emprisonnée derrière une grille.

Nulle amertume dans sa voix. Elle était devenue, à force de souffrance, presque insensible.

— Tout s’arrange parfaitement, reprit-elle, mon état de santé me fournit un motif pour demander à être relevée de mes vœux. Je puis partir sans scandale, car vous, ma mère, vous ne me retiendrez pas.

Elle parlait avec une fermeté douce, impressionnante. Il semblait qu’elle eût déjà secoué tous les jougs religieux. — Elle s’adressait à l’abbesse non plus comme à une supérieure respectée dont on attend avec soumission les conseils, mais comme à une amie, à une égale, liée à elle par une secrète connivence. Tout était absolument clair maintenant pour son âme. Elle ne croyait pas à sa vocation et savait que l’abbesse n’y croyait pas davantage, elle découvrait d’un mot leur mystérieux accord. « Vous ne me retiendrez pas, affirmait-elle. » La mère Hermengarde, en effet, ne l’osa pas. Si grand que fût ce désastre, elle ne voyait nul moyen d’y remédier. Elle objecta seulement.

— Où irez-vous ?

Adélaïde fit un geste vague.

— La terre est assez grande pour abriter ma fuite.

L’abbesse reprit, presque suppliante.

— Mon enfant, réfléchissez. Vous allez au-devant d’une vie misérable.

— Je sais, oui. Mais rester ici parce que je suis rejetée par Michel, parce que je n’ai rien de mieux à faire. Ma mère, vous ne pouvez pas m’y engager, cela n’est digne ni de vous ni de moi.

Encore une fois la mère Hermengarde se sentit dominée. Elle respectait trop cette âme égarée, mais sincère, pour lui conseiller l’acceptation lâche d’une existence claustrale que l’amour de Dieu n’embellirait pas, que l’habitude seule rendrait supportable. Cependant les dangers qui attendaient dans le monde une femme dont le bonheur humain avait été si cruellement saccagé ne laissaient pas de l’épouvanter. Elle tenta un dernier effort.

— Nul ne peut vous retenir contre votre gré, dit-elle tristement, mais je vous engage à réfléchir encore. Avez-vous pensé qu’il nous faudrait bien avertir le père Stéphane de votre départ, qu’il en demanderait les raisons et que vous risquez de détruire son bonheur et sa paix.

— Non, ma mère, je n’en ai même plus le pouvoir. Vous lui direz que je suis malade, incapable de supporter physiquement les rigueurs de la règle, il n’en demandera pas davantage. Il ne reviendra pas sur le passé, ne devinera pas que je me suis, en prenant le voile, sacrifiée à lui. Il m’oubliera très vite. Moi aussi, je veux l’oublier et je n’y parviendrai pas ici où l’atmosphère est toute empoisonnée de sa présence proche, où je retrouve partout le souvenir de ce que j’ai souffert par lui, où rien ne peut m’en distraire. Il me faut me soustraire à l’envoûtement que j’ai subi. J’ai besoin de m’examiner dans la solitude, de chercher librement une autre voie. Ah ! j’ignore vers quel destin je vais, ce que je puis faire. Je ne sais qu’une chose : c’est que ma place n’était point au cloître et que je n’y resterai pas sans vocation.

Elle regarda la mère Hermengarde et soudain lui tendit les bras, avec un affectueux abandon, une grâce caressante :

— Je ne regretterai que vous, ma mère. Vous seule m’avez aimée !…

Trop aimée ! L’abbesse à sa douleur reconnaissait combien, entre toutes ses filles, elle avait chéri celle-ci. Et parce qu’elle se reprochait cette prédilection non permise, elle ne parut pas voir le geste d’appel, se défendit contre l’attrait du beau visage en pleurs. Silencieusement, elle remettait à Dieu l’enfant perdue, s’effaçait, ayant terminé sa tâche. Un regard de furtive pitié, une prière muette dont la douceur se refléta dans ses yeux, un signe de croix sur le front de la mère Constance furent les seules manifestations de sa tendresse, et elle se retira sans mot dire.

Tant de froideur fut pour Adélaïde un étonnement et un scandale. Ses dernières attaches avec le cloître se brisèrent. Nulle vertu ne lui était plus étrangère que la prudence. Elle ne comprenait pas ces cœurs religieux dont le grand devoir est de rester calmes, dont la charité n’a point d’élans, d’effusions, ni de douceur apparente, parce que le temps lui appartient, parce qu’elle agit dans l’éternel.

III

Si désireuse qu’elle fût de conserver sous sa garde l’âme qui réclamait imprudemment la liberté, l’abbesse avait tout de suite compris qu’en opposant sa maternelle sagesse à une volonté tendue maintenant uniquement vers l’évasion, elle risquait de provoquer un éclat irréparable. Or, du moment qu’Adélaïde devait retourner dans le monde, il importait qu’elle n’y rentrât pas, par coup de tête, en excommuniée, mais qu’elle ne sortit du cloître qu’après s’être mise en règle avec l’Église. La mère Hermengarde mit donc tout en œuvre pour aplanir devant elle tous les obstacles et la faire relever de ses vœux dans les plus brefs délais possibles. L’état de santé de la mère Constance, l’erreur initiale de sa vocation justifiaient la supplique qu’elle adressa à la Congrégation des Rites. Mais sa situation de femme mariée imposait à ceux qui devaient juger ce cas une prudence exceptionnelle. L’enquête fut longue et minutieuse, les formalités se prolongèrent durant des mois. Puis enfin, lorsqu’elle se fut engagée à garder fidèlement son vœu de chasteté, à ne jamais réclamer son mari, elle obtint ses lettres de sécularisation.

Elle se trouvait extrêmement souffrante au moment où sa liberté lui fut rendue. Trop faible pour prendre aucune décision, elle vint tout naturellement, en rentrant à Paris, demander asile et secours à son frère, son seul parent.

Matérialiste convaincu, Maurice Verdon s’était violemment élevé contre ce qu’il appelait « la folie morbide et mystique » de son beau-frère et de sa sœur. Si peu qu’il les comprît, il les aimait pourtant. Il admirait la réussite parfaite qu’était leur amour. Le subit renoncement de ces deux êtres beaux et jeunes lui parut un sacrilège, un attentat contre la vie qui les avait magnifiquement comblés. Il combattit avec emportement leur résolution, car indulgent et conciliant d’ordinaire, il devenait, en matière religieuse, d’une intolérance farouche. N’ayant rien obtenu, il bannit de son cœur ces deux insensés, s’efforça de les oublier. Et jamais il ne répondit aux lettres qui lui parvinrent d’Évolayne ou d’Hermancourt.

Ses sentiments fraternels reprirent une force soudaine, lorsqu’il apprit qu’après sept ans sa sœur quittait le cloître. Par ce seul fait, elle lui donnait raison, effaçait ses griefs. Il fut assez généreux pour ne rien reprocher à cette femme épuisée, désemparée, malade, qui avouait s’être trompée sur sa vocation et qui payait de sa santé, de son bonheur, sa longue erreur. Médecin, il la vit menacée de tuberculose et ne songea qu’à la soigner. Il l’installa chez lui du mieux qu’il put, l’obligea au repos, la suralimenta. Renonçant à ses habitudes irrégulières de célibataire, il revint à heure fixe prendre ses repas auprès d’elle afin de ne point trop la laisser seule. Il fut pour elle un compagnon aimable, étant de caractère facile.

Quand il la vit moins abattue, moins fiévreuse, il ne put se retenir de revenir parfois sur le passé. Au reste, il la déchargeait de toute responsabilité. Elle était à ses yeux la victime d’un époux fanatique qui l’avait, par persuasion et contrainte, jetée au cloître, afin de pouvoir y entrer. Et le libre penseur trouvait là un beau prétexte pour condamner une fois de plus les idées qu’il avait combattues toute sa vie. Belle religion en vérité que celle qui consiste à oublier ses devoirs naturels pour tendre vers une immolation beaucoup plus apparente que réelle, où l’orgueil humain se dilate en croyant s’abaisser. À un converti dominé par des prêtres, il eût semblé trop simple sans doute de rendre heureuse une femme aimée. Mieux valait, l’ayant enfermée derrière une grille, se faire un mérite de ses larmes.

Adélaïde protestait contre de telles accusations. Elle défendait Michel, rétablissait les faits. Mais elle se rendait compte que son frère exprimait une opinion qui serait celle de tous ses anciens amis et que partout où elle reparaîtrait, épave désolée d’un naufrage incompréhensible, elle fournirait à tous ceux qui la prendraient en pitié des armes contre l’homme qu’elle aimait toujours, contre l’Église qu’elle respectait. C’est pourquoi elle souhaitait disparaître, se dérober par l’absence à toute sollicitude, à toute compassion. Elle ne voulait plus chercher d’appui qu’en elle-même.

Lors de son entrée au couvent, prévoyant qu’elle en pourrait sortir, elle n’avait emporté que la dot exigée par la communauté, remettant le reste de sa fortune à son frère qui la gardait dans un coffre avec la sienne propre. Les revenus de sept années, capitalisés, lui constituaient une réserve importante, dont elle pouvait user pour se soigner dans les meilleures conditions. Dès qu’elle fut assez forte pour voyager, Maurice Verdon l’engagea à gagner un climat plus doux. Elle se prépara donc au départ

À plusieurs reprises, elle avait reçu des lettres de la mère Hermengarde auxquelles elle ne répondit pas. Elle fit promettre à son frère de ne jamais donner son adresse à Michel, si celui-ci s’inquiétait un jour de ce qu’elle était devenue. Elle voulait qu’entre eux toute communication fût impossible. Elle avait besoin d’échapper à toute influence, d’être seule avec son âme pour examiner en paix ce qu’elle pouvait faire de sa vie détruite. Sur ce point, Maurice l’approuvait pleinement. Il désirait la voir oublier au plus vite l’homme qu’elle avait la faiblesse d’aimer encore. Il ne prenait au tragique nulle peine, ne croyait nul regret éternel. Adélaïde était toujours belle. Il pensait qu’un nouvel amour s’offrirait bientôt à elle, l’arracherait à ses obsessions religieuses. Alors elle se remarierait sans doute ou prendrait un amant. Déjà, sans le lui dire, il la confiait aux forces irrésistibles de la vie qui lui rendrait peu à peu, croyait-il, l’appétit du bonheur.

Au début du printemps Adélaïde s’installa à Arcachon. Et, tout de suite, la nature la reprit avec tant de force qu’elle ne put durant longtemps s’appesantir sur aucune pensée. Nul sentiment ne subsistait en elle que celui de sa liberté. Et la première phrase qui lui revint à la mémoire fut celle que Claudel, dans le Repos du septième jour, prête à l’Empereur descendu chez les morts :

« Voici que je sais une chose : je vis ! je vis ! Ma bouche est fraîche et je sens sur ma main le souffle de mes narines. »

Elle célébra par ce cri son affranchissement. Elle échappait à l’air stagnant du cloître. Plus de grilles autour d’elle, de murs, ni de clôture. Elle reprenait contact avec l’univers, posait son pied nu sur le sable, touchait l’arbre et la fleur, plongeait son visage dans la masse mouvante du vent :

« Je vis ! je vis ! Ma bouche est fraîche… »

Ah ! qu’importait qu’elle fût seule, abandonnée. À certaines heures elle atteignait presque l’extase, quand la beauté du monde, déferlant sur elle ainsi qu’une vague, rejoignait les eaux brusquement soulevées de sa douleur. C’était la rencontre de deux flots d’égale puissance qui se fondaient en un même courant, roulant son âme, non consolée, mais ivre. Alors sa personnalité s’abolissait. Elle n’était plus qu’un écho répétant de confuses paroles, une chose qui vibrait et résonnait dans un tumulte lumineux. Elle accueillait passionnément la joie extérieure qui ne pouvait cependant lui suffire. Cette aptitude à se laisser distraire d’une peine profonde, sans pourtant l’oublier, ce pouvoir de résurrection qu’elle possédait était, elle le savait, moins une force qu’une infirmité. Malheur à ceux qui sont trop vivants. Les natures mornes et passives se résignent à la douleur ou en meurent vite. Mais elle qui avait tant de sang dans les veines et si riche, un cœur si vulnérable et si ardent était de celles qui ne peuvent vivre ni mourir. Elle devait éterniser sa souffrance en y résistant.

L’été vint. Touristes, étrangers, baigneurs affluèrent le long des côtes de l’Océan. Pour retrouver la solitude, elle rentra à Paris en pleine chaleur. Son frère étant absent, elle s’installa dans un hôtel à peu près vide. La ville morne, désertée par les trois quarts de sa population, n’offrait aux rares promeneurs que des arbres roussis, des perspectives ravagées par un soleil aveuglant. Adélaïde y vécut oisive derrière des persiennes closes. Sa liberté déjà lui pesait. Sa santé était meilleure. Elle avait dépassé la période enivrante de la convalescence où l’être qui sort de la mort se réaccorde avec la vie et, parce qu’il en a oublié le goût, lui trouve une saveur qu’elle n’a pas en réalité. L’enthousiasme sans raison qui l’avait soutenue, fait d’une sorte de suspension dans la pensée, prit fin. Il lui fallait maintenant commencer à examiner son âme et son destin.

Tout d’abord, elle se remit en présence de ce désastre essentiel : Michel était perdu pour elle, tellement perdu, de façon si irrémédiable qu’elle en vint à envier la douleur des veuves. La mort, en les privant seulement de la présence visible, supprime tous les risques de la mésintelligence et de la trahison. L’époux qu’elles pleurent demeure toujours tel qu’il fut autrefois, toujours fidèle. Elles peuvent choyer en paix cette image immuable. Mais qu’un être aimé qui continue à vivre se sépare de lui-même, nous devienne absolument étranger, voilà la grande catastrophe, le malheur sans consolation. Entre Michel, son mari, et le père Stéphane — Adélaïde l’avait constaté, lors de leur dernière entrevue, — il n’y avait plus qu’une lointaine ressemblance. Cependant elle persistait à chérir cet être transformé. Comme elle eût aimé Michel mort ou défiguré, elle l’aimait moine, avec ce cœur nouveau qu’elle ne comprenait pas.

Or, si elle l’avait perdu ici-bas, il importait qu’elle ne le perdît pas pour l’éternité. Elle désirait lui demeurer unie spirituellement sur la terre, afin de mériter qu’il lui fût, au ciel, à jamais rendu. Son unique espoir était de parvenir à l’aimer en Dieu au point de l’oublier pour Dieu. Elle s’y était déjà efforcée vainement et, tout en croyant s’abîmer dans l’infini, n’avait su qu’adorer un être humain dans un culte idolâtre. Le mal venait sans doute de ce qu’elle avait suivi une voie qui ne lui convenait aucunement, tout en restant trop près de Michel. Maintenant qu’elle avait fui le cloître, que nulle lettre, nulle nouvelle, nul signe ne viendrait plus jamais exalter sa passion, peut-être, avec le temps, se résignerait-elle à l’absence. Alors elle pourrait retrouver le calme et, tout en restant libre, mener dans le monde l’existence d’une religieuse, se dévouer aux pauvres, aux malades.

Par malheur, en échappant à l’influence de son mari, elle se trouvait obligée de remettre en question tous les problèmes qu’il avait résolus pour elle. Il lui fallait les examiner à nouveau, faire une fois encore un choix difficile, savoir si la foi catholique était bien pour elle aussi la vérité, dégager du chaos où son âme se débattait sa croyance personnelle. Elle rassembla les livres qui pouvaient lui être utiles et partit au début de septembre pour les Vosges où elle demeura tout l’automne, partageant son temps entre la promenade et l’étude.

Pascal, le premier auteur dont elle voulut s’aider, lui offrit sa théorie du jeu et du pari. Le plus sûr est de croire en Dieu. Parions qu’il existe. Si nous perdons, nous ne perdons rien. Si nous n’avons adoré qu’une image vaine, une illusion, nous ne le saurons même pas. Nous n’aurons sacrifié à notre foi qu’une vie dérisoire et sans lendemain pour sombrer quelque jour sans être détrompés dans l’ignorance. Au contraire, si le Dieu que nous avons rêvé nous attend par delà la mort, nous gagnons la récompense éternelle et l’éternel amour.

Ce raisonnement, bien que fort logique, ne plut pas à Adélaïde. Adopter une religion comme on prend une assurance contre le vol ou l’incendie, apporter à ses intérêts spirituels la même prudence qu’à ses intérêts matériels lui semblait assez mesquin. Si rien dans le monde ni dans son âme ne lui révélait la présence d’un créateur, le plus noble était de lui refuser sa foi et d’encourir le risque d’être rejetée par lui au dernier jour, car un Dieu puissant et vivant ne pouvait accorder nulle valeur aux hommages craintifs rendus à tout hasard à quelque probabilité. Elle ne comprit pas que ce pari, assez médiocre, ne représentait qu’un premier effort pour inviter les débutants à commencer une recherche entre toutes importante. Elle n’alla pas plus loin dans les Pensées.

Pour Descartes qu’elle ouvrit ensuite, l’idée de Dieu impliquait l’existence de Dieu comme l’effet suppose la cause, car cette idée serait inexplicable, si l’on n’admettait pas l’origine de son objet.

— La preuve de Dieu ? lui avait dit le père Athanase, mais elle est en nous. D’où nous viendraient ce désir de perfection, si trompé ici-bas, cet appétit de l’immuable et de l’éternel, alors que sous nos yeux tout passe et meurt, si cela ne correspondait pas à une réalité cachée que nous découvre une révélation intime. D’où nous viendraient surtout ces évidences morales, à quoi nous nous soumettons. Le devoir ne peut venir du monde qui nous entoure, ni de nous-mêmes, puisqu’il s’impose à nous. Impératif et absolu, il suppose un souverain bien, il suppose Dieu.

Jadis ces paroles l’avaient convaincue. Elle les accueillait aujourd’hui avec un scepticisme accablé. Son âme lasse et blessée ne percevait plus le divin, pas même dans cet univers où tant de philosophes en avaient vu des traces si nombreuses.

Dans un vieux livre elle retrouva l’enchantement de saint Augustin devant ce monde ordonné dont la splendeur exigeait Dieu. Elle avait lu les pages où saint Thomas démontrait un premier moteur, une première intelligence, une première cause, un premier Être. Puisque les créatures n’existent pas par elles-mêmes, il faut bien arriver à l’Être qui existe par soi. Rien ne vient de rien, disait Bossuet. Si nous posons au début le néant, éternellement rien ne sera. Ce qui existe aujourd’hui nous force de conclure qu’existe un Dieu éternel :

Les créatures, disait Albert le Grand, nous crient qu’il y a un Dieu. Les choses belles attestent la beauté suprême, les choses élevées la plus élevée, les choses pures la plus pure. Mais un cœur malheureux réfléchit mal la splendeur des choses et ne la comprend pas. Il rejette les raisons savantes qui ne touchent que la raison. Adélaïde discernait mal l’affirmation de la lumière et se laissait envelopper par la négation des ténèbres. Pourquoi d’ailleurs ces deux aspects du monde : d’un côté, l’aurore, l’été, le rayonnement du soleil, l’épanouissement des fleurs, la joie des heureux, la justice et la douceur des saints, la grandeur des génies et des héros ; de l’autre, l’ombre, l’hiver, les bouleversements de l’orage, la plainte des déshérités, l’orgueil des puissants, la guerre, le meurtre, la cruauté des forts envers les faibles ?

De nouveau, elle se heurtait au problème du mal et de la douleur. La parole du poète : L’homme est un Dieu tombé qui se souvient des cieux, apparaissait ainsi qu’une éblouissante vérité. Elle donnait un sens à ce désordre visible sur la terre et qui ne semblait pas primordial, puisque la notion de l’ordre et d’un bien perdu y subsistait, mais expliquait-elle l’universel châtiment appliqué à la bête innocente comme à l’homme coupable et cette loi terrible du massacre qui ne permet à aucune vie de subsister, si ce n’est aux dépens d’une autre vie ?

Adélaïde avait toujours eu le sens de la pitié, qui s’accentuait depuis qu’elle était tombée du rang des créatures heureuses au rang des infortunées. Parce qu’elle souffrait, elle se sentait en communion constante avec l’universelle douleur. Lorsqu’elle marchait dans la nature, elle épiait le drame caché qui se joue sous le plus beau soleil, entre l’araignée et la mouche, le chat et l’oiseau, le chasseur et la proie. Oh ! cette lutte, songeait-elle, ce constant combat de la vie traquée par la souffrance et la mort, est-ce donc un bien voulu, permis par Dieu ?

Elle s’aperçut bientôt que ce qui la séparait de la religion et l’empêchait d’être une bonne chrétienne, c’était son pessimisme. Tous les catholiques, tous les croyants partaient de ce principe que la vie, même malheureuse, même impuissante demeure le plus merveilleux des présents. Le cri de Lacordaire : Si je n’étais esprit, je voudrais être matière, proclamait ce culte passionné de l’existence sous n’importe quelle forme, dans n’importe quelle condition. De ce sentiment découlaient naturellement des adorations infinies pour le créateur, toutes les épreuves se réduisant à rien en regard de ce don précieux de l’être.

Adélaïde au contraire se sentait portée à considérer la vie comme un mal, la douleur comme une chose irréparable qu’aucun paradis ne compenserait jamais. Bien qu’elle fût éprise de toutes les beautés terrestres, elle eût préféré maintenant ne les point connaître et n’être jamais née. Elle ne goûtait plus de joie que dans le sommeil, quand la longue journée achevée, elle sentait peu à peu ses pensées s’alentir, s’embrouiller, cesser enfin, à l’instant où tout le char pesant de sa vie versait dans l’abîme de l’inconscience. Elle ne soupirait que vers le vide, l’oubli, le néant.

Tout en cherchant sans cesse une certitude, elle trouvait assez naturel que l’esprit de l’homme, faible et borné, ne pût saisir que quelques vérités relatives et dût s’en contenter. Une phrase de Platon qu’elle lut un jour fut un phare dans sa nuit : Parmi les raisonnements humains, il faut choisir le meilleur, le plus sûr et, se faisant porter sur lui comme sur un radeau, faire la traversée de la vie en courant la chance du vrai. Mais entre toutes les probabilités qui se détruisaient souvent l’une l’autre, son cerveau féminin sans force et sans lucidité hésitait, indécis. En somme, ce qui nous fait pencher vers l’un ou l’autre système philosophique, vers la négation ou vers l’affirmation, n’était-ce qu’un simple attrait personnel, aussi parfaitement injustifié que celui qui nous porte à préférer la couleur bleue à la couleur rose ?

L’Église au reste enseignait que les lumières naturelles ne nous conduisent pas jusqu’à la foi, laquelle est un don gratuit de Dieu. Il fallait donc admettre qu’une certaine évidence, discernée par tout être que les passions n’aveuglent pas, le porte à désirer la foi, car sans elle c’est en vain qu’il applique au mystère toute l’attention de sa raison, son effort patient ressemble à celui de l’astronome qui voudrait, sans télescope, dénombrer les étoiles. La grâce est l’instrument approprié à l’infini qui permet de le comprendre. Mais il ne suffit pas de reconnaître son utilité, il faut la demander et la mériter par la prière et le sacrifice.

Là, Adélaïde se heurtait à une difficulté nouvelle, à la nécessité d’expliquer son échec spirituel. Elle reconnaissait que son point de départ n’était pas absolument pur, qu’elle avait immolé sa vie à Michel, non à Dieu. Toutes ses années de cloître n’étaient rien puisqu’elle ne les avait pas offertes vraiment à son Sauveur. Ne pas aimer Dieu, ne rien faire pour Dieu dans ses intentions profondes, n’était-ce pas se condamner soi-même, être réprouvée déjà.

Cette pensée la frappa à Nice où elle s’était installée au début de l’hiver. Ne sachant comment employer des heures trop longues, elle traînait sa méditation tragique dans des lieux faits pour le loisir heureux et, ce jour là, prenait le thé dans un petit restaurant sur la côte, au son d’un jazz, parmi des oisifs. Autour d’elle des mimosas, des violettes, et ces fleurs vivantes des visages fardés, des mains pâles, faibles et douces sous le scintillement des bijoux. Derrière les larges baies vitrées, un ciel d’hiver délicat et pur, rose à l’horizon, une mer dormante d’un bleu suave, presque blanc. C’est au milieu de ce décor qu’Adélaïde se sentit soudain atteinte dans l’essence même de son être et le contraste fut tel entre le cadre ravissant qui l’entourait et l’inimaginable misère où elle se sentit sombrer qu’elle eut l’impression nette, physique de l’enfer. Oui la damnation c’était cela : c’était cette vanité, ces fleurs, cette mer adorable étalées devant l’âme maudite, la joie offerte à qui n’y peut plus participer, la vie leurrant de ses plus riants mirages ceux qui sont déjà raidis dans une sorte de mort lucide. Adélaïde écoutait à la fois autour d’elle cette musique folle, endiablée, en elle cet affreux silence. Elle demeurait tranquille en apparence, maintenait sur ses lèvres un sourire vague, mondain, mais elle cédait tout entière à la tentation, s’avouait perdue. Tout amour lui était interdit, toute communication, toute fusion avec les êtres ou les choses. Elle était séparée de Michel, de ces vivants qui l’entouraient, de ce ciel calme où régnait Dieu. Jamais plus elle ne s’évaderait d’elle-même. Prisonnière de son propre néant, elle sentait comme une flamme froide qui dévorait sa chair, détruisait sa forme. Elle n’était plus qu’une créature obscure, aveugle, muette où subsistait la conscience d’une vie condamnée.

Plus tard, elle réagit pourtant contre son désespoir et son premier soin fut de quitter Nice dont l’atmosphère factice doublait son malaise. À Lyon, où elle acheva l’hiver, elle voulut travailler encore, creuser les questions philosophiques et religieuses qui seules l’intéressaient. Mais, privée de toute direction, elle oscillait, sans méthode, d’un système à l’autre et son faible esprit tout enténébré de tristesse ne voyait rien qui lui parût clair. Ce repliement sur elle-même ne la menait à rien. Elle s’aperçut que l’effort constant de la pensée rend fou, que toute vie méditative a besoin de se détendre dans un peu d’action extérieure. La parole de saint Paul : « Si je n’ai pas la charité, je ne suis qu’un airain sonnant, une cymbale retentissante, » lui indiqua une voie nouvelle. Par la charité, par le don de moi, se dit-elle, j’irai peut-être à Dieu, plus sûrement que par l’étude et la prière.

Mais faire le bien n’est pas chose facile. Il ne suffit pas de chercher la misère pour la découvrir, ni de la plaindre pour la soulager. Adélaïde eut beaucoup de peine à se faire indiquer quelques familles malheureuses. Elle ne sut que prodiguer çà et là, souvent mal à propos, de grosses sommes d’argent, toujours insuffisantes pour combler le gouffre sans fond de la misère. Elle s’aperçut qu’il faut, pour pratiquer la charité avec fruit, un don spécial. D’autres cœurs, moins tendre que le sien, pouvaient avoir reçu ce don qu’elle ne possédait pas. Pénétrée d’une immense pitié pour toutes les infortunes, elle n’avait pas l’habitude des milieux populaires où elle pénétrait pour la première fois. Elle ne savait pas parler aux simples. Le sentiment de son impuissance l’accablait devant les malades. Elle ne se sentait pas le droit d’exhorter à la résignation ces pauvres êtres frappés dans leur chair, alors qu’elle était épargnée. Elle les considérait avec une stupeur triste, adressait en silence à Dieu une interrogation désolée et sa présence restait stérile.

Une fois cependant sa compassion fut douce à une créature déshéritée, par qui elle se sentit aimée et dont elle s’occupa durant plusieurs mois. C’était une jeune ouvrière de corps fragile, d’âme délicate qui se mourait de tuberculose. Son père et son frère qui travaillaient au dehors devaient l’abandonner tout le jour. Elle accueillit avec joie l’étrangère qui lui apportait des livres, la comblait de cadeaux, écoutait avec bonté le récit de ses découragements et de ses espoirs. Dans cette vie désolée et qui allait s’éteindre, la sollicitude attentive d’une femme jeune, agréable et belle fut un bonheur inattendu, trop grand, par cela même dangereux. La reconnaissance que l’enfant éprouvait pour sa bienfaitrice se changea vite en passion triste. Elle pleurait dès qu’Adélaïde demeurait un jour sans venir la voir, réclamait sans cesse sa présence. Elle s’inquiétait de l’avenir, suppliait.

— Promettez-moi que vous ne m’abandonnerez jamais. Oh ! quand vous quitterez Lyon, je serai guérie. Vous m’emmènerez.

Adélaïde qui la savait perdue acquiesçait doucement. Mais l’exigeante affection dont elle était l’objet lui fit mesurer les limites de la charité. En admettant qu’elle eût pu soigner à temps et sauver cette jeune fille, qu’en eût-elle fait ? Leur éducation, leur âge, leur milieu étaient trop différents pour leur permettre de mêler leur vie dans une égalité tendre. L’enfant qui avait fait ce rêve n’eut point le temps d’en discerner l’inanité. Le mal s’aggrava vite. Adélaïde la fit transporter dans une clinique. Un matin, venant la voir, elle la trouva en agonie et, seule, assista à ses derniers moments. Elle vit ce pauvre être agité, douloureux et plaintif s’immobiliser, se retrancher dans la paix d’un sommeil sans fissure dont nulle souffrance ne pourrait l’éveiller, La mort lui parut bonne et miséricordieuse. Pourquoi n’était-il point permis de la chercher volontairement, puisqu’elle guérissait seule la vie, ce mal cruel ?

Parmi les médicaments qu’Adélaïde avait achetés pour sa protégée, le matin même de sa mort se trouvait une potion à base d’atropine qui la soulageait dans ses crises d’asthme. Au moment de détruire l’inutile et dangereux remède, elle hésita et décida de le conserver. Ce seul mot « Poison » sur l’étiquette lui donnait une sorte de sécurité. Il lui semblait doux d’avoir entre ses mains un instrument de délivrance, si quelque jour elle ne pouvait plus supporter.

Ayant tenté l’expérience du dévouement pour n’aboutir qu’à un échec, elle se trouva plus libre et plus désemparée que jamais.

— Que peut-on pour les êtres, songeait-elle tristement ? Tout juste offrir un peu d’argent à ceux qui n’en ont pas. Dans l’ordre spirituel je suis trop pauvre pour que ma pitié soit bienfaisante. Je ne puis donner aux autres un Dieu auquel je crois à peine, ni la paix que je ne possède pas, et mon cœur n’appartient qu’à un seul être.

Elle remit aux sœurs de Saint-Vincent de Paul une somme importante pour les familles auxquelles elle s’était intéressée et, certaine que cet argent serait plus sagement distribué que par elle, partit pour les montagnes.

IV

Un an s’était écoulé depuis sa sortie du cloître, année stérile. Ni par la pensée, ni par l’action, elle n’avait pu s’élever vers Dieu. Elle ne pratiquait plus que juste autant qu’il le fallait pour ne pas être en dehors de cette Église dont Michel faisait partie. L’idée religieuse l’obsédait sans jamais l’apaiser, et, selon que la douleur pesait plus ou moins sur elle, lui semblait plausible ou inconcevable.

À mesure qu’elle perdait l’espoir d’arriver à une solution, elle renonçait à l’effort sur soi-même et, au lieu de résister à sa passion, lui cédait. Où qu’elle fut, Michel était toujours à ses côtés et leur entretien se prolongeait jusqu’au moment où la réalité dissipant les mirages d’une présence imaginaire la frappait comme un coup de couteau. Cette pensée ; « Vivant mais perdu à jamais pour moi ! » lui donnait le vertige. Déjà elle n’acceptait plus l’idée d’une séparation définitive, d’un total oubli.

C’était dur ce silence autour d’elle, cette absence de tout échange ! Elle se surprenait parfois à parler tout haut dans les bois ou la nuit, pour éprouver si le sceau qui pesait sur sa bouche n’était pas celui de la mort. À vrai dire, sa volonté seule la frustrait de toute société humaine. Dans les hôtels où elle passait, elle excitait une curiosité extrême, généralement sympathique. Sa beauté la faisait remarquer et plus encore sa solitude. Des avances lui furent faites ; elle s’y dérobait avec grâce. Parfois elle se sentait attirée vers certaines personnes : vieilles dames à l’air indulgent, jeunes filles malades ; elle engageait au hasard des rencontres de brèves conversations. Puis, dès qu’un commencement d’intimité semblait naître, elle s’effrayait à la pensée qu’on pourrait l’interroger, chercher à pénétrer le mystère de sa vie. Son malheur lui semblait trop exceptionnel pour être jamais avoué. Elle en avait honte comme d’un crime, tremblait de le voir découvert. Dès qu’elle se trouvait trop connue dans un hôtel, elle partait. Elle fit ainsi plusieurs stations de Haute-Savoie. En dernier lieu elle s’arrêta dans une pension de famille, située au flanc des Voyrons.

Le pays était beau. Des prairies inclinées, où le soleil et l’ombre chatoyaient magnifiquement, alternaient avec des forêts solennelles où, par le temps le plus beau, on marchait dans un demi-jour frais et vert.

Un après-midi, Adélaïde étant montée au sommet des Voyrons y fut surprise par un violent orage qui l’obligea à se réfugier pendant plusieurs heures dans une auberge abandonnée. Quand elle put se remettre en route, le brouillard enveloppait la montagne. Elle ne retrouva pas son chemin, descendit au hasard et la plupart du temps à pic sur des versants détrempés, glissants comme des patinoires, où elle fit plusieurs chutes très rudes. Le jour déclinait déjà quand elle faillit s’embourber dans une prairie marécageuse. Elle atteignit à grand’peine un plateau couvert de forêts. Là, tandis qu’elle cherchait à s’orienter, l’obscurité s’accrut rapidement, se changea en ténèbres. Il devenait impossible de trouver un point de repère. L’air était frais. Des rafales de vent passaient par moments sur la cime des bois. La pluie tombait alors par masses des hautes branches secouées. Adélaïde avançait les bras en avant, tâtonnant, touchant les arbres qu’elle ne voyait pas. Ses pieds butaient contre les souches saillantes des sapins. Prisonnière de la nuit, elle s’arrêta bientôt, trop lasse pour continuer plus longtemps cette lutte inutile. Ayant rencontré le tronc d’un arbre coupé, elle s’y assit.

Il n’y avait qu’à rester là jusqu’au lendemain, perspective peu agréable. Elle était partie sans autre vêtement qu’une grande écharpe de laine, maintenant saturée d’humidité et dont le contact la faisait frissonner. Ses souliers n’étaient plus qu’une boule de boue gluante, ses bas trempés collaient à ses jambes glacées. Elle n’avait rien mangé depuis midi, elle avait faim et froid. Sa faiblesse physique la portait à prendre au tragique sa situation pénible. Certainement il n’existait sur terre aucun être dont l’abandon fût comparable au sien. Un chien, un cheval, un agneau, n’importe quel animal domestique égaré, eût été cherché par son maître, mais elle, créature humaine, pouvait se perdre au fond des bois, avoir froid, avoir peur sans que personne ici-bas s’en inquiétât. Elle pouvait mourir là, cette nuit. Son corps serait tôt ou tard découvert, mais nul ne saurait, guidé par son seul nom, retrouver la place qu’elle occupait autrefois parmi les vivants, ni avertir celui qui était encore son mari.

Son mari ! Elle soupira et ses pleurs débordèrent. Habituée à souffrir par Michel, elle le rendait responsable de tous les maux qu’elle endurait. On eût dit qu’il l’avait livrée, en la chassant de son cœur, aux éléments déchaînés, à l’ombre inhumaine. C’est parce qu’il l’avait abandonnée qu’elle était pauvre, démunie, fugitive ici-bas et la plainte du roi Lear lui revint aux lèvres.

Ô détresse sans asile !

Et voici qu’elle entendit à travers le bruit du vent et le craquement des arbres une voix humaine qui hélait longuement dans le lointain. Sans doute un être très aimé s’était perdu que sa famille, ses amis cherchaient avec anxiété. Elle pouvait profiter d’une méprise qui lui permettrait de retrouver sa route, l’hôtel, un lit. Elle héla à son tour de toute sa force et fut entendue. La voix masculine jeta d’autres appels, puis se rapprocha, guidée par ses réponses. Bientôt elle distingua à travers les arbres le faible faisceau d’une lampe électrique qui oscillait, fouillait l’ombre. Soudain une question lui fut posée ;

— Où êtes-vous ?

En même temps, le rayon lumineux s’arrêta sur elle, l’éblouit, puis aussitôt l’étranger retourna sa lampe sur lui, sans doute pour qu’elle le vît bien et ne s’effrayât pas. Ainsi, le soir d’hiver où il l’avait conduite jusqu’au seuil de l’abbaye d’Helmancourt, Michel, avant de la quitter pour toujours, avait examiné dans la nuit son visage puis déplacé la clarté afin qu’elle contemplât le sien. Et Adélaïde, abusée par la similitude des deux scènes, crut reconnaître une silhouette chère, les traits aimés. Un cri lui échappa :

— Michel !

Puis un autre cri, plus fort :

— Êtes-vous mort ou vivant ?

La voix, brusquement tremblante, reprit :

— N’ayez pas peur, madame Adrian. Je suis Bernard Vallin, de votre hôtel.

Par hasard, elle avait entendu nommer ce jeune homme qui, depuis quelques jours, prenait ses repas à une table près de la sienne. Il ressemblait un peu à Michel : même stature, même coupe de visage. Trompée par la fatigue et l’émotion, elle venait de le prendre pour un autre. Lui cependant crut que, malade ou blessée, elle délirait. Il s’était agenouillé à ses côtés, examinait à la lueur de la lampe son visage extrêmement pâle, mais dont le regard était normal. Il toucha ses vêtements humides, enleva son écharpe trempée et l’enveloppa d’une pèlerine qu’il avait sur le bras. Puis il porta à ses lèvres une petite gourde dont il s’était muni. Elle but une gorgée de cognac dont la force la ranima. Elle murmura un faible merci. Alors il interrogea, anxieux.

— Souffrez-vous, madame ? Pourrez-vous marcher jusqu’à l’hôtel ? Ce n’est pas très loin, cinq cents mètres à peine. Désirez-vous que j’aille chercher du secours ?

Elle le rassura. Elle n’était pas malade, seulement un peu engourdie par l’immobilité.

Dès qu’elle eut fait quelques pas à son bras elle se sentit mieux. Il la guidait avec sollicitude, lui désignant les moindres obstacles : racines d’arbres, branches cassées, pierres. Ils rejoignirent enfin la route. Alors seulement elle songea à la déception qu’avait dû éprouver son compagnon en retrouvant une étrangère au lieu de l’ami perdu qu’il appelait :

— Mais vous cherchiez quelqu’un ? dit-elle. À sa grande surprise, il affirma :

— Oui, vous. Tout l’hôtel est inquiet. Au dîner votre table ne fut pas occupée. Le portier pensait que vous étiez allée au sommet des Voyrons, car vous l’aviez interrogé hier sur la longueur de la route. La nuit venue, nous avons craint quelque accident. Tous les hommes sont partis dans des directions différentes avec des lanternes et j’ai eu le grand bonheur de vous retrouver.

Elle dit, touchée de tant de sollicitude :

— Comme vous êtes tous bons et aimables. Dans le hall de l’hôtel les pensionnaires l’attendaient. Elle eut l’impression de retrouver une grande famille là où elle n’avait laissé que des étrangers. Cet incident la lia d’un seul coup avec ses compagnons de villégiature.

— Je suis trop connue, songeait-elle, il va falloir que je m’en aille.

Elle resta cependant. La sympathie qu’on lui témoignait lui était douce. Elle ne passait plus parmi les vivants ainsi qu’une ombre que nul ne semblait remarquer. Les visages s’éclairaient à sa vue, des mains se tendaient vers la sienne. Elle pouvait échanger chaque jour quelques mots, quelques idées avec des créatures humaines et ces entretiens, bien que superficiels, allégeaient un peu sa tristesse. Entre tous ses nouveaux amis, le plus assidu était Bernard Vallin et les droits qu’il avait à sa reconnaissance prêtaient à leurs relations un caractère d’intimité. Elle sentait qu’il s’intéressait à elle d’une façon toute particulière, qu’il s’était, le premier, inquiété d’elle le soir de l’orage et que tous les autres, sans lui, se fussent endormis tranquilles sans songer à la chercher. Maintenant il veillait sur elle avec une sollicitude constante. Était-elle en retard pour dîner, il l’attendait à la porte de l’hôtel, l’accueillait avec un soupir de soulagement. Quand il la voyait partir, il recommandait « ne vous perdez pas ! » Il l’avertissait dès que le temps semblait peu sûr. Il lui indiquait les plus belles promenades. Comme il connaissait très bien le pays, où il revenait depuis deux ans soigner une légère lésion pulmonaire, il lui proposa un jour de la conduire jusqu’à une forêt lointaine où elle n’était encore jamais allée. Il parut si malheureux, si terrifié en attendant sa réponse qu’elle n’eut pas le courage de refuser l’audacieuse proposition. Dès lors ils sortirent souvent ensemble.

Elle ne se trompait pas sur la nature des sentiments qu’elle inspirait mais n’en voulait pas voir les dangers. Après tant d’années d’humiliation, il lui était agréable d’exister à nouveau pour quelqu’un. Elle reprenait l’orgueil de sa beauté à la voir reflétée avec adoration par les yeux qui l’observaient et qui avaient un peu le regard de Michel. Les sursauts cachés de ce cœur vers elle communiquaient à sa vie une ardeur plus forte, doublaient la valeur des instants inutiles. Bernard lui plaisait par un abandon, une spontanéité bien rares chez les hommes. Il avait, bien qu’incroyant, une âme religieuse, moins occupée d’ailleurs à chercher la vérité qu’à creuser sa propre inquiétude. Leur commun amour de la nature les rapprochait. Leur amitié grandit vite. Au cours de leurs entretiens Bernard parlait volontiers de lui-même, de sa famille. Il avait trente-cinq ans, vivait à Paris avec sa mère. Il avait trois sœurs mariées qu’il chérissait et il avouait ne se plaire que dans la société des femmes. Prudente, Adélaïde ne livrait rien de son passé. Il n’osait solliciter des confidences, se bornait à essayer d’approfondir les vagues renseignements que, par hasard, durant leurs conversations elle donnait parfois sur sa vie.

— Quand j’habitais Paris, dit-elle un jour. Il interrogea aussitôt :

— Vous n’y habitez plus ?

Elle répondit négativement sans lui fournir l’indication qu’il désirait. Une autre fois, il crut saisir une piste nouvelle. Elle disait :

— À Lyon, cet hiver…

Il demanda encore :

— C’est à Lyon que vous habitez ?

— Non, dit-elle, je voyage.

À l’hôtel, le courrier arrivait chaque jour à l’heure du déjeuner. Il remarqua avec stupeur qu’elle ne recevait jamais de lettres et n’en attendait pas, car cette distribution qui agitait tout le monde la laissait toujours indifférente. Il sut ainsi qu’elle n’avait ni demeure, ni famille, ni amis, personne, et que le sort de cette femme qui semblait faite pour rassembler sur elle tous les bonheurs et toutes les tendresses était le plus amer qui fût au monde.

Cette découverte la lui rendit plus chère encore. Sa beauté lui parut plus émouvante parce qu’entourée d’ombres et de douleurs secrètes. L’attrait de son visage devint moins grand pour ce rêveur que celui d’une vie mystérieuse qu’il eût tout donné pour connaître. Et l’amour qu’elle lui inspirait se changea en curiosité pathétique, dont elle sentait toujours autour d’elle le frémissement passionné.

Un soir, après le dîner, comme ils faisaient selon leur habitude quelques pas sur la route, Bernard, à dessein, parla de la solitude. Il disait l’aimer, mais non point d’une façon constante. Il la recherchait parfois pour s’y retremper l’âme, comme, en été, la nature. À la longue, elle lui semblait pesante et cruelle. S’il perdait sa mère, il devrait se marier. Il ne pourrait supporter d’être toujours en face de lui-même, de rentrer dans un foyer vide où nul ne l’attendrait. Elle dit tristement :

— On s’y habitue, comme à l’absence, à l’exil, à la prison, à tout ici-bas. C’est affreux, cette résistance sans limites de l’homme au plus dur destin. Il n’y a pas de tourment assez fort pour tuer. Notre cœur souffre, saigne, mais il supporte sans se briser.

Bernard interrompant ces généralités revint à son point de départ :

— Vous vivez absolument seule ?

— Oui, depuis…

Elle allait dire : Depuis ma sortie du couvent, mais elle se reprit et acheva :

— Depuis mon veuvage.

Première découverte ! pour lui fort importante. Elle était veuve, libre par conséquent. Il voulut savoir depuis combien de temps. Elle répondit : « Un an, » Il s’excusa d’avoir ranimé par ses questions une douleur encore si récente, mais, en même temps, il regardait avec étonnement sa robe qui était de toile écrue à grandes fleurs orange. Elle ne voulut pas qu’il pût la croire fausse, prompte à inventer des malheurs imaginaires pour se rendre intéressante.

— Je m’exprime mal, reprit-elle. Veuve, je le suis en effet, mais d’un vivant et il est moins cruel peut-être de perdre un être par la mort que par l’abandon.

— L’abandon ! Il répéta le mot avec une stupeur qui parut très douce à Adélaïde.

— Ah ! Michel, songeait-elle, voyez comme il semble surpris de ce que vous avez fait. Je ne suis pas une femme qu’on délaisse.

Pour Bernard, en effet, elle était l’unique merveille, la créature désirable entre toutes dont il ne se fût jamais lassé. Et il s’indignait contre l’homme qui, ayant une telle femme, avait pu la quitter. C’était certainement un être inférieur, absolument indigne d’elle. Pourtant elle semblait l’aimer :

— Pourquoi, disait-elle, ce désaccord entre les cœurs ? Dans un couple, il n’y a jamais qu’un seul des deux qui aime et c’est toujours la femme.

Il allait protester avec chaleur, mais il s’aperçut qu’elle pleurait. Alors il lui prit la main, doucement, fraternellement. Il l’appela très bas « mon amie ! » Et quelque chose entre eux commença : un échange, une intimité faite de confiance, de pitié, de désir. Ils étaient environnés par une sorte de rumeur musicale à travers laquelle ils s’entendaient magiquement, comme en rêve.

Les jours qui suivirent furent émouvants pour Adélaïde, où elle goûta la douceur un peu trouble de pouvoir librement se plaindre devant un être qui l’aimait. Sa tristesse n’était plus une eau stagnante en elle, mais un torrent intarissable qui trouvait enfin une issue, débordait sur un autre cœur. Bernard se montrait un confident héroïque. Il se laissait patiemment blesser par elle, l’écoutait parler de Michel sans manifester sa jalousie Mais quelque effort que la passion fasse pour s’élever jusqu’à l’abnégation, elle reste égoïste et intéressée. L’homme qui voit souffrir la femme qu’il convoite peut feindre de s’oublier pour elle. Il ne songe, en s’apitoyant, qu’au moment où il lui sera permis de consoler. Adélaïde, inconsciemment cruelle, jouant avec l’amour qu’elle acceptait sans vouloir le combler, crut pouvoir indéfiniment en arrêter l’aveu. Elle bravait avec sécurité le péril des longs tête-à-tête, des heures tentatrices. Les promenades qu’elle faisait avec Bernard au coucher du soleil se prolongèrent jusqu’à la nuit. Un soir, comme il la quittait au seuil de sa chambre, il referma ses bras sur elle.

Tout de suite, elle se dégagea, sans avoir besoin pour cela d’aucun effort de volonté ni de courage, si bien qu’elle s’applaudit de sa froideur. Elle ne ressentit qu’après quelques instants l’impression physique du baiser qui avait effleuré ses lèvres. La commotion tardive, se propageant en profondeur, l’ébranla tout entière et elle ne fut bientôt plus qu’une femme folle et misérable qui passionnément appelait, non pas Bernard ni un être distinct, mais l’amour quel qu’il fût. Oh ! accepter n’importe quelle tendresse, s’abattre sur n’importe quel cœur ! Debout à son balcon, seule, face à face avec la nuit divine, elle consentait à une première chute et prévoyait déjà toutes les autres. Le souvenir de Michel qui ne la quittait pas n’était plus à ce moment une sauvegarde. Un certain instinct de vengeance lui faisait souhaiter de se perdre et qu’il le sût, afin qu’atteint, si ce n’est dans son cœur du moins dans sa conscience, il comprît qu’il l’avait, en l’abandonnant, assassinée. Son âme était trop haute cependant pour céder à ce besoin d’avilissement qui tente tôt ou tard ceux qui sont déchus de leurs rêves. Quand le sommeil eut dissipé l’ivresse confuse de son esprit et de ses sens, quand elle s’examina sous les yeux purs du jour, elle comprit la nécessité de fuir au plus vite les dangers qu’elle avait bravés avec complaisance. L’aventure un instant désirée révélait son insuffisance. Le désenchantement précédait l’expérience. Peut-être était-elle déjà lasse des faibles joies goûtées. L’habitude du malheur lui rendait tous les renoncements faciles. D’ailleurs elle avait pitié de Bernard qui l’aimait sincèrement, alors qu’il ne représentait pour elle qu’une illusion. Mieux valait interrompre au plus tôt ce jeu où il risquait de se briser le cœur.

Elle accepta le jour suivant la proposition qu’il avait faite d’aller lui chercher des livres à Genève. Dès qu’il fut parti, elle fit sa malle, demanda un taxi, régla sa note d’hôtel. Elle ne laissa pour Bernard qu’un mot d’adieu, vague et courtois, nulle adresse.

Elle se remit à voyager, visita Chambéry, Annecy, excursionna autour du lac du Bourget. Elle regrettait Bernard en tant qu’ami et sa solitude, un moment interrompue, lui semblait plus difficile à supporter. Septembre commençait. L’automne était proche. Elle n’avait encore nul projet pour l’hiver, ne pouvait se résoudre à rien, sachant bien qu’aucun genre d’activité sociale et charitable ne convenait à sa nature. Mais après tout pourquoi cherchait-elle ainsi toujours un but, une grande tâche, alors que tant d’existences avortent, que tant d’êtres parviennent à vivre machinalement, sans idéal, sans foi précise, sans devoirs. Vers le milieu de l’âge la plupart des femmes se trouvent dépouillées de tout : mères dont les enfants sont mariés, épouses ou amantes dont la beauté décline et qui ne sont plus aptes à plaire, jeunes filles qui n’ont pas rencontré l’amour et dont la longue attente est finie. Toutes se résignent plus ou moins. Quelques occupations médiocres : soins du ménage, relations de famille et d’amitié, les aident à passer le temps, à ne pas s’apercevoir qu’elles n’ont rien ici-bas. Adélaïde pouvait rentrer à Paris. Elle aimait assez les livres, la musique pour se créer quelques occupations intéressantes. Elle souffrirait encore, puis peu à peu les crises s’espaceraient, elle atteindrait la vieillesse et la mort. Ce programme, sage après tout, cette abdication qu’acceptent tous les blessés de la terre la révoltaient comme une trahison. « J’étais faite pour autre chose, se disait-elle, pour un seul amour, pour un seul être ! Mais Michel l’avait abandonnée et chaque jour elle le perdait un peu plus. Elle ne se rappelait plus le timbre exact de sa voix, les traits de son visage, seulement son nom et le parfum affolant de sa vie.

Une nuit où, après avoir trop longtemps évoqué les heures les plus douces de son passé, elle éprouvait jusqu’à la torture le regret du bonheur perdu, la tentation lui vint de mettre fin à ce supplice. Un silence profond se fit alors en elle. La douleur pesant de tout son poids imposait sa monstrueuse exigence. La chair et le cœur surchargés cédaient, tendaient vers l’éternel sommeil. L’âme stupéfaite se taisait. Elle eut un sursaut d’effroi au moment où la main d’Adélaïde toucha le flacon d’atropine, soigneusement gardé. Doucement, elle protestait, opposant au désir terrible la patience des faibles, avec des arguments timides : « Plus tard, il sera toujours temps… » Ainsi elle gagnait une seconde après l’autre, suspendait le geste mortel, jusqu’au moment où dans tout l’être, détendu par la peur bienfaisante, revint le goût de la vie.

Alors, tremblante encore du danger couru, Adélaïde dans un déluge de pleurs, ne pouvant plus prier, cria vers Michel comme vers son sauveur. Et c’était cela en effet qu’il était pour elle. Elle constatait enfin, après une longue épreuve, qu’elle ne croyait qu’en lui. Soustraite à son influence, elle n’était qu’une bête anxieuse et malade. Sans vouloir renouer des liens à jamais rompus, elle avait acquis par un long sacrifice le droit de retourner vers lui, de réclamer son aide, de lui exposer son mal. Lui seul pouvait en découvrir la cause, en discerner la gravité, lui indiquer le remède. La pensée qu’elle allait peut-être détruire sa paix ne l’effrayait pas. Il lui apparaissait avec évidence que leurs sorts ne pouvaient être séparés. Elle avait souffert pour le donner à Dieu, il pouvait maintenant souffrir pour la sauver. Elle ne prévit pas les dangers d’un tel retour et les limites qu’imposerait à la charité du prêtre le souvenir de leur ancien amour. Dès qu’elle eut réalisé dans son esprit le fait qu’elle pouvait le rejoindre, tout fut dit. L’espoir, comme une lame de fond qui se soulève, l’emporta vers Michel. Elle partit, regagna Paris, s’y arrêta juste une nuit, repartit pour Évolayne et, par un beau soir apaisé, elle aperçut enfin, penchée à la portière du train, les deux tours de l’abbaye dans le poudroiement du soleil.

À l’hôtellerie de la Drachme perdue, elle ne reconnut personne. Les patrons, le personnel étaient nouveaux. Elle en éprouva d’abord un soulagement, puis une crainte subite. Même en ce lieu où la vie changeait peu, bien des événements avaient pu se produire. Parfois les moines étaient envoyés en mission ou dans d’autres couvents. Michel était peut-être absent, malade. Durant le dîner elle interrogea l’hôtelier :

— C’est toujours Dom Wilfrid qui est abbé ?

— Toujours !

— Et le père Athanase, toujours ici ?

— Oui.

Elle nomma quelques autres moines, reçut la même réponse et enfin, le cœur battant, interrogea :

— Et le père Stéphane ?

L’hôtelier s’exclama :

— Ah oui ! celui qui était marié. Il a prêché l’autre dimanche. Il parle bien. Mais vous connaissez tous nos pères, madame.

— À peu près, dit-elle négligemment. J’ai passé plusieurs années ici.

Elle se tut. Elle avait le cœur plein de joie, de tendresse et d’effroi.

TROISIÈME PARTIE

I

Cette nuit-là, Adélaïde, méprisant le sommeil, s’efforça de rester éveillée, car elle ne voulait rien perdre des heures qu’elle vivait. Ce n’est point la grandeur de l’événement qui détermine la force du bonheur ou celle de la douleur. Leur intensité dépend de nos cœurs versatiles qui, follement exigeants ou follement humbles, tantôt rejettent les plus beaux présents du destin, tantôt font d’une aumône infime un trésor. Plus un être est jeune, plus il saccage ce qui lui est donné, mais celui qui vieillit et qui a beaucoup perdu sait tirer d’une simple cause des voluptés infinies. Parce qu’elle avait enduré l’abandon, l’exil, la solitude, Adélaïde connaissait le prix de la présence aimée et de cette fusion toute pure qui, entre les amants que le devoir sépare, s’opère par le regard, la parole, la pression des mains. Parce qu’elle avait gâché beaucoup d’heures précieuses, elle s’appliquait à magnifier l’instant désormais proche où Michel lui serait rendu. Ah ! comme elle le retiendrait ce moment, comme elle s’y préparait déjà dans le recueillement de l’ombre, le vivant à l’avance afin de n’en rien laisser au hasard. Elle en attendait à la fois une grande joie et une grande lumière. Cette brève minute devait réparer le passé, orienter sa destinée. Mais pour cela il fallait que son cœur fût tout abandonné et que son esprit demeurât froid, lucide, raidi dans l’attention. Il fallait que, d’un seul regard, elle saisît sur le visage de Michel tous les indices de ce qui survivait encore en lui d’amour pour elle. Il fallait qu’elle sût à la fois prendre et donner : prendre cette âme, livrer la sienne. L’avenir dépendait de ce premier regard, de ce premier contact. Il fallait qu’un même effort de confiance, en abolissant les malentendus, la séparation, recréât entre eux l’intimité du mariage. Michel, l’ayant comprise, reprendrait alors sur elle l’ancienne autorité. Il dirait : « Voici les causes du mal, voici le remède, voici ce que vous devez faire, ce que vous devez penser. » Elle n’aurait plus qu’à obéir. La vie redeviendrait facile.

Elle se rendit compte obscurément que le bonheur même de la réunion n’égalerait pas en plénitude ce moment où elle y rêvait. Aussi voulut-elle le prolonger. Le matin venu, au lieu de monter à l’abbaye pour la grand’messe, elle décida de remettre à l’après-midi son entrevue avec Michel. Elle erra donc dans la campagne, fuyant et cherchant l’abbaye tour à tour, car dès qu’elle l’avait perdue de vue quelque temps sous bois, elle se hâtait de gagner un endroit découvert pour apercevoir la haute masse de pierre. Elle la contemplait un peu comme un visage. Elle songeait que Michel vivait là, que peut-être il priait pour elle à cette heure. Elle se réjouissait avec un peu de malice qu’il fût encore, ignorant son retour, dans l’incertitude à son sujet, alors qu’elle était si heureuse.

Sitôt après le déjeuner, elle monta dans sa chambre, commença ses préparatifs. Et, tout d’abord, elle s’étudia longtemps au miroir, cherchant sur sa figure les traces qu’y marquent chaque année. Cet examen, bien que minutieux, ne lui découvrit que quelques insignifiants ravages. Le pli qu’elle avait autour de la bouche s’était accentué. Il la vieillissait à certains jours, quand elle était fatiguée. Aujourd’hui, s’accordant avec la langueur brûlante de son regard, ce pli pathétique soulignait seulement le caractère passionné de sa physionomie. Elle discernait aussi autour des paupières, le long des tempes, sur les joues quelques places froissées et, après avoir massé son visage, le farda délicatement. Parce qu’elle prévoyait que Michel lui prendrait au moins les mains, elle leur donna des soins infinis. Puis une pensée lui vint qui la glaça : « Il est prêtre, je ne suis plus une femme pour lui ! » Craignant de lui déplaire, elle effaça presque complètement sur ses pommettes et sur ses lèvres l’éclat du rouge. Elle choisit une robe toute simple en crêpe de Chine imprimé noir et gris, une courte cape de satin noir, un béret de velours qu’enserrait un long voile de tulle brodé qu’elle enroula autour de son cou nu. Elle ne mit aucun bijou, nulle parure.

Sa toilette achevée, elle écrivit un mot pour son mari. Alors son émotion changea de nature, devint anxieuse, fiévreuse, puis dégénéra en peur panique, quand, entrant dans l’abbaye, elle s’aperçut que les vêpres allaient finir, que quelques minutes à peine la séparaient de l’entrevue projetée. Dans sa faiblesse et sa terreur, elle fut tentée de s’enfuir, remettant au lendemain sa démarche. Cependant, lorsque les moines après l’office, quittant le chœur, regagnèrent en un lent défilé la porte de clôture, elle s’effraya de n’avoir point reconnu de loin la silhouette qu’elle cherchait. Par un revirement subit la pensée que Michel était peut-être absent lui causa une souffrance aiguë. L’attente, tout à l’heure amoureusement subie, devint un supplice qu’elle douta de pouvoir supporter s’il se prolongeait un jour encore ou quelques heures. Hâtivement, elle sortit de l’église, gagna la petite librairie où les touristes achetaient des images pieuses, des livres, des chapelets. Elle aborda le frère portier, demanda le père Stéphane, appréhendant une réponse négative. Mais le religieux, sans faire aucune réflexion, répéta seulement :

— Le père Stéphane ! Bien ! Je vais l’avertir.

Elle lui tendit la lettre qu’elle avait préparée. Il la fit alors entrer dans un des nombreux parloirs où, maintes fois, elle avait attendu le père Athanase. Tous se ressemblaient. Tous étaient de même dimension, meublés pareillement d’une grande table ronde et de quelques chaises. Un crucifix et, en face, un portrait du pape ornaient seuls les murs. Sur les vitraux incolores des fenêtres, placées très haut l’ombre des arbres bougeait au moindre souffle du vent.

Demeurée seule dans cette pièce, Adélaïde attendit encore durant un temps qu’elle n’évalua pas. Debout, le regard attaché sur la porte, elle ne pensait plus. Elle écoutait en elle le battement de ses artères, le grondement de sa vie, jusqu’au moment où ce sourd tumulte fut dominé par le bruit d’un pas qui s’approchait. La porte s’ouvrit. Le miracle tant rêvé s’accomplit : le vide devant elle fit explosion, s’émietta en lambeaux, déchiré par une présence qui l’occupa soudain tout entier. Mais de cet instant prodigieux de la réunion, de ce bonheur si longtemps attendu, elle ne put presque rien saisir. Toute émotion trop forte a la violence et la rapidité confuse de l’accident. Elle fut comme un être qu’un projectile atteint, devant lequel s’ouvre un précipice et qui enregistre au hasard, avant la mort, une ou deux impressions dernières, morcelées, vagues. Elle entendit la voix chère, toute proche, répéter plusieurs fois son nom. Elle vit se pencher sur le sien un visage inoubliable, et ses yeux, s’abaissant sur la robe du moine, si noire, si sombre, se fermèrent. Elle ne lut point dans le regard de Michel ses pensées, elle ne comprit pas les paroles qu’il prononça, elle ne reprit pas possession de l’âme étrangère. Tout lui échappa jusqu’à ses propres délices. Ses sens étourdis par la commotion qu’ils subirent défaillirent, lâchant leur volupté. Elle ne perdit pas connaissance mais sombra dans une sorte d’anéantissement vertigineux. Déjà l’instant au vol de foudre était passé.

Un peu plus tard, quand elle reprit pied sur la terre et conscience de sa vie, elle entendit à nouveau s’élever la voix familière, qui, cette fois, n’était plus si proche. Elle ouvrit les yeux : Ils étaient assis l’un en face de l’autre. La table les séparait. Et ce fut sa première tristesse que Michel, son mari, la reçût ainsi en étrangère et la tînt à distance. Cependant elle accepta d’un cœur soumis sa volonté. La douceur de sa présence compensait toute autre amertume. Il était là. Elle le contemplait, non point fixement, mais à petits coups, comme on boit une liqueur trop forte, en s’y reprenant, goutte à goutte. Chaque regard retrouvait un trait du visage perdu : les yeux d’abord, si clairs, et les longs cils pressés, qui tombaient comme un voile de pluie légère sur les étendues du regard, le nez droit, un peu charnu avec, près de la narine, cette crispation légère qu’y formait toujours l’émotion, le menton, avec la fossette qui le séparait au milieu, la mâchoire un peu carrée, la bouche sinueuse, le sourire charmant. Il avait vieilli. Ses cheveux plus grisonnants découvraient très haut le front dégarni, marqué de rides plus nombreuses, mais l’ensemble de sa physionomie avait un aspect moins sévère, moins tendu. Elle l’aimait mieux ainsi encore que dans son souvenir, elle l’aimait toujours mieux tel qu’il était. Elle le trouvait changé sans pouvoir s’expliquer pourquoi et, sans doute, l’était-il moins par les années que par cette joie absolument anormale dans son regard, non point la joie inégale des ivresses terrestres, mais une sorte d’exultation continuelle, la même qui transfigurait le visage du plus humble des moines, le masque dur du père Athanase. Comme pour expliquer cette joie, qui cependant venait d’une autre source, il s’écria :

— Je suis heureux, Adé. C’est vous enfin, nous sommes réunis.

Elle répéta :

— Réunis !

Ce seul mot résumait pour elle toutes les félicités du ciel. Elle pliait en avant, les mains tendues vers lui. Elle songeait :

— Se peut-il que j’aie dormi dans ses bras ! Comme j’étais froide. Je supportais sa caresse, maintenant je mourrais s’il m’embrassait. Pourquoi ne m’a-t-il pas embrassée ? Se peut-il qu’il ne l’ait même pas désiré ? Se peut-il qu’en ma présence il n’évoque point notre ancien bonheur ? L’homme aux pensées définitives oublie-t-il vraiment ce à quoi il renonce ?

Le regret déchirant du passé, le charme amer du présent l’absorbaient si fort qu’elle ne souhaitait pas que Michel parlât. Mais lui qui connaissait les dangers du silence ne voulait pas la laisser se perdre en des rêveries dangereuses pour tous deux. Il reprit avec autorité :

— Vous êtes bien coupable envers moi, Adé ! Comment avez-vous pu me laisser ainsi sans aucune nouvelle ? La mort ne nous eût pas mieux séparés que votre volonté féroce ; je ne vous aurais pas cru capable d’une telle cruauté.

Ce reproche audacieux, alors qu’il avait tant de torts envers elle, lui fut doux, elle aima son injustice, car le fait qu’il lui exprimait ses griefs prouvait qu’il se croyait encore des droits sur elle.

— J’ai pensé, dit-elle en s’excusant, qu’il valait mieux ne pas troubler votre œuvre.

— Mon œuvre est de donner ma joie aux autres et avant tout à l’âme dont je réponds devant Dieu.

— Vous êtes donc heureux ?

— On l’est toujours quand on a trouvé sa voie. Mais si quelque chose avait pu détruire cette paix inconcevable que notre Maître nous accorde dès que nous nous sommes donnés à lui, c’est la pensée que vous ne la partagiez pas. Je ne me résignais pas à poursuivre ma route sans que vous me suiviez. Que de prières j’ai jetées pour vous vers le ciel. Pas un instant votre souvenir ne me quittait. Dans l’action, la méditation, à l’autel, j’avais toujours dans le cœur une question restée si longtemps sans réponse ! « Où est ma pauvre enfant ? »

Adélaïde ne se rendait pas compte si ces paroles qui semblaient tendres étaient bien celles qu’elle attendait. Encore anéantie dans l’extase du retour, elle n’était pas assez lucide pour comprendre leur valeur réelle. Elle les trouvait à la fois ravissantes et insuffisantes et s’appliquait surtout à les bien retenir pour les examiner plus tard. Elle était en même temps triste et enchantée.

— Faut-il vous plaindre, vraiment ? murmura-t-elle. Je pense que Dieu vous assistait.

— C’est vrai. Nul autre que ce grand ami ne pouvait m’aider à supporter votre disparition, ce silence total, cette ignorance absolue de votre sort.

— Moi, gémit-elle, j’étais seule !

— Non, dit-il, le même ami vous accompagnait, invisible et présent.

Il y avait une telle lumière dans ses yeux qu’elle en fut éblouie. Oh ! se soumettre, croire humblement ce qu’il croyait ! D’où vient que la vérité qu’il trouvait évidente restait pour elle douteuse et cachée ? Peut-être que s’il mettait sa main sur la sienne, leurs cœurs cesseraient d’être ainsi divisés, se fondraient dans la même adoration. Elle la considérait attentivement cette main longue aux articulations fortes, qui n’était pas régulièrement belle, mais qu’elle aimait. Elle l’effleura d’un doigt léger. Michel ne parut point remarquer cette caresse, mais, peu après, il croisa ses deux bras sous ses larges manches dans un geste monacal.

— Voyons, dit-il, reprenons tout du commencement. Il y a entre nous un abîme de dix-huit mois qu’il faut combler. Où étiez-vous ?

— Ici et là, un peu partout, ces derniers temps en Haute-Savoie.

— Qu’est-ce qui vous y attirait ?

— Rien de spécial. Qu’importait que je fusse là ou ailleurs ?

— Je ne comprends pas bien. Rappelez-vous, Adé, que je ne sais rien de vous depuis très longtemps. J’ai appris un jour avec stupeur que vous demandiez à être relevée de vos vœux. On m’a dit que vous étiez malade, que l’atmosphère du cloître ne vous convenait pas. J’ai réclamé souvent d’autres explications qui me furent refusées. Il m’a fallu accepter cette ignorance qu’on m’imposait. Ah ! c’est l’unique fois où l’obéissance m’ait paru bien cruelle. Il y a six mois à peu près, le père Abbé m’autorisa à vous écrire. La mère Hermengarde l’en avait prié, car elle était sans nouvelle de vous et s’inquiétait d’avoir perdu votre trace. Je vous ai adressé plusieurs lettres chez Maurice, le priant de vous les transmettre. Il m’a répondu qu’il n’en ferait rien, que vous aviez besoin de repos, que vous étiez en voyage.

— En effet, j’ai changé souvent de résidence. J’ai vécu à Arcachon, dans les Vosges, à Nice, à Lyon, un peu partout.

— Par ordre du médecin sans doute ?

— Au début, oui, puis j’ai cessé de me soigner. Je désirais la mort, mais elle n’a pas voulu de moi.

— Que faisiez-vous, traînant cette existence errante ?

— J’ai beaucoup lu, beaucoup étudié. Je pensais à vous. J’ai aussi beaucoup pleuré.

Il dit avec une grande compassion mêlée de sévérité :

— Vous perdez votre vie.

— Qu’importe ! s’écria-t-elle âprement, si vous gagnez la vôtre tout est bien !

Elle se reprocha, aussitôt cette parole méchante. À l’heure où, mûris par tant de douleurs, ils auraient dû n’avoir l’un pour l’autre qu’indulgence et pardon, la première, elle réengageait le combat qui perpétuellement divise ceux qui s’aiment, les change en ennemis. Michel, plus patient qu’elle, parce que moins tendre, laissa tomber la flèche dont elle l’avait blessé. Si attentivement qu’elle observât son visage, elle n’y vit paraître aucun signe de souffrance ou de dépit. Soit qu’il eût acquis la maîtrise parfaite à laquelle tendent tous les ascètes, soit qu’il fût devenu invulnérable, il demeura parfaitement calme. Un seul indice révéla que, peut-être, elle l’avait atteint au cœur : ce fut cette joie plus intense, cette flamme plus vive dans son regard, car toute humiliation est agréable aux saints. Après un silence, il reprit son interrogatoire.

— Vous ne saviez pas que j’avais écrit à Maurice ?

— Non, il était convenu qu’il ne me parlerait jamais de vous.

— Je préfère cela. J’ai cru un moment que vous lui aviez dicté sa dernière lettre, si affreuse, et qui m’a fait tant de mal.

— Que vous disait-il donc ?

— Il me reprochait de vous avoir sacrifiée, torturée, il ajoutait : « Contente-toi de savoir qu’Adé est vivante et laisse-la en paix. Puisque tu crois à l’utilité de la prière, implore au moins le ciel pour qu’elle t’oublie et qu’elle prenne un amant. C’est le mieux qui puisse arriver. »

— Oui, murmura Adélaïde, évidemment.

Cette fois Michel tressaillit :

— Triste mentalité ! Vous en êtes là ?

Elle eut un sourire découragé :

— Un autre amour m’aurait guérie,

— Si vous étiez malade, que ne vous adressiez-vous à Celui qui sauve et console.

— Les autres, non point moi.

Elle éprouvait un sourd plaisir à voir enfin la consternation de Michel devant la misère qu’elle lui révélait ; cependant, par un grand effort, il parvint à se reprendre.

— Nous nous égarons, dit-il, nous nous perdons dans les détails, négligeant l’essentiel et je vous comprends mal parce que vous ne m’avez encore rien expliqué. Il me faut d’abord savoir pourquoi vous avez quitté Helmancourt et vous m’exposerez ensuite aussi complètement que possible votre état d’âme depuis votre départ. Je pense que vous ne me cacherez rien, Adé.

Elle ne s’était préparée qu’à ces confidences aisées qu’on échange la main dans la main, les yeux dans les yeux, cœur contre cœur. L’espace qui les séparait, bien que restreint, ne favorisait point l’expansion. Là où les corps sont éloignés, les âmes, si ardemment qu’elles se cherchent, ne se confondent pas. Or, loin d’aider à ses aveux, Michel, créant une difficulté nouvelle, venait de se détourner. Le coude appuyé sur la table, couvrant d’une main son visage, il avait pris instinctivement l’attitude du confesseur auprès d’un pénitent. Elle eut froid parce qu’il ne la regardait plus et qu’il n’était plus pour elle que ce juge attentif, cet être replié, caché, qui écoutait, pesait ses moindres mots pour rendre un arrêt motivé.

Elle se mit à parler péniblement.

— J’ai quitté Helmancourt, parce que j’ai reconnu que je m’étais trompée sur ma vocation. Cela vous semble étrange, cette découverte faite seulement après sept ans ? On peut vivre très longtemps d’une illusion qui un jour se dissipe, vous laissant dans le vide. Pourquoi ? Nul ne l’explique : c’est la bulle de savon qui crève brusquement, non parce qu’elle a rencontré un obstacle, mais parce que sa vie limitée s’achève. Alors j’ai compris mon erreur : Dieu ne m’avait pas appelée ; le cloître était une prison pour moi. J’ai fui. J’ai étudié, réfléchi, prié, j’ai tenté de mener dans le monde une vie utile et noble, je me suis occupée des pauvres, des malades. Là encore, j’ai échoué. Je ne savais pas pratiquer la charité. Je n’avais pas reçu ce don qui permet de consoler les autres : un cœur plein de pitié n’y suffit pas et au lieu de gagner une certitude quelconque, je perdais celles que j’avais cru posséder. Maintenant je n’ai même plus la foi !

Ah ! ces pauvres mots ! comme ils expliquaient mal la longue crise où elle s’était débattue, sa lutte, sa défaite. La douleur ne pèse de tout son poids sur l’âme qu’aux heures de solitude. Une présence aimée ou étrangère l’allège. Adélaïde, au moment où elle aurait voulu exprimer toute sa détresse ne la sentait plus et, sa misère n’étant qu’un souvenir, elle ne parvenait pas à en faire une réalité pour celui qui l’écoutait. Aussi ne s’en émut-il pas.

— Je reconnais mon impulsive Adé, dit-il avec une compassion presque enjouée ; féminine, trop féminine, toute en contrastes et revirements qu’elle croit définitifs. La première tentation sérieuse vous a vaincue Vous vouliez être toujours soulevée par la grâce, vous n’avez pu supporter de vous trouver un peu dans la nuit et privée de bonheur.

— Vous vous trompez, dit-elle fièrement. En quittant Helmancourt je n’ai pas cédé, comme vous semblez le croire, à un accès passager de révolte. J’ai jugé qu’aucun être sincère ne pouvait accepter un mode de vie qui ne correspondait pas à ses aspirations profondes, à ses croyances, mais il m’a fallu plus de courage que de lâcheté pour m’évader du cloître : la liberté n’était pas un bien pour moi. Allez, je sais supporter la douleur, car c’est par elle que tout s’achète, mais le désespoir est stérile et j’ai atteint le désespoir.

À sa grande surprise, cet aveu si grave, auquel Michel aurait dû répondre par un tel sursaut de pitié, ne le troubla aucunement. Nul être heureux ne sait faire l’effort nécessaire pour quitter au premier appel les sommets lumineux où il repose et, pèlerin de l’abîme, pénétrer dans les ombres où se débat son frère. La charité la plus appliquée, la plus tendre ne descend pas au delà d’une certaine zone de douleurs : qu’est-ce que la maladie pour celui dont le corps n’a jamais subi de faiblesse ni de diminution ? qu’est-ce que la mort pour le jeune cœur où bat la vie assourdissante ? Le prêtre, plein de certitude, sait que certains esprits peuvent tomber dans le doute absolu, la révolte totale, mais un tel crime si exceptionnel, si rare, garde peu de vraisemblance pour lui. La plupart du temps le désespoir n’est à ses yeux qu’un mot que les mondains emploient inconsidérément comme ils disent : « Je meurs d’ennui, » ou bien : « Ma vie est un enfer. » Le père Stéphane répliqua posément :

— Vous vous exagérez l’importance du mal. Rien dans votre état ne me semble vraiment grave, vraiment irrémédiable… à moins…

Sa voix fléchit un peu. Il acheva plus bas :

— À moins que vous n’ayez déshonoré votre âme par le péché mortel.

C’était là sa seule inquiétude réelle. Il avait perdu l’habitude de s’émouvoir beaucoup devant la souffrance, la sachant salutaire. Moine, il ne redoutait que le péché et il tremblait qu’après son échec mystique Adélaïde, livrée à elle-même, sans but désormais, sans devoirs, désirant le bonheur ne l’eût cherché dans des voluptés non permises. Comme elle tardait à répondre, semblait hésiter devant un aveu difficile, il reprit avec plus d’angoisse encore :

— Vous pouvez tout me dire, Adé, quelles qu’aient été vos fautes, j’en prendrai justement ma part et ne vous condamnerai pas.

Elle fut heureuse, ineffablement, de ce tourment qu’elle lui causait et attribuait faussement à la jalousie de l’homme plus qu’à celle du prêtre. Elle le rassura, non sans fierté.

— Il n’y a pas une tache sur ma vie.

Et elle ajouta tendrement :

— Vous m’avez bien gardée.

— Non point moi, objecta-t-il, Dieu !

— Vous seul, reprit-elle. Sans vous, j’aurais accepté peut-être l’amour qui me fut offert il y a peu de temps, un grand amour ! Mais en y cédant je me serais séparée de vous moralement. Il m’aurait fallu anéantir le passé, frapper en moi votre image, renoncer à cette heure même qui m’est donnée aujourd’hui. Cela, je ne le pouvais pas.

Alors, de nouveau, il la regarda et son âme fut comme une maison fermée durant un long hiver dont toutes les fenêtres s’ouvrent une à une au grand soleil printanier. Pourtant ce n’était là, elle le savait, qu’un soulagement passager, illusoire. Sa douleur n’était point guérie. Elle s’efforça de ne point perdre de vue ces ténèbres d’où elle sortait, où elle allait retomber :

— Ayez pitié, dit-elle, car il y a si peu de temps encore, j’étais tellement dans l’abîme, tellement perdue…

Il interrogea avec un accent d’attentive sollicitude :

— Pourquoi donc êtes-vous revenue ?

— Le sais-je ? Parce que je souffrais trop, parce qu’à force de retourner sans cesse les mêmes questions, les mêmes idées, je ne comprenais plus rien, parce que j’ai pensé que vous m’aideriez peut-être.

— Parce que vous avez espéré, avouez-le, reprit-il triomphant ; parce qu’en vous, comme en tout être menacé, le danger a fait naître le désir du secours et Dieu vous a poussée vers moi qui vous appelais. Je terminais ce matin même une neuvaine — la troisième depuis votre départ — pour que vous me fussiez rendue. Jugez de mon saisissement quand, tout à l’heure, le frère portier m’apporta votre lettre. N’est-ce pas une chose merveilleuse cette réponse du ciel et la divine Providence n’éclate-t-elle point ici de façon manifeste ?

— On pourrait tout aussi bien l’appeler coïncidence ou hasard. Trois neuvaines, avez-vous dit ? Les deux premières furent stériles.

— Jésus repoussa d’abord la Chananéenne. Il aime éprouver notre foi, mais la prière persévérante obtient tout.

— Ah ! pour vous tout est miracle !

— Pour moi et pour qui sait voir. Ouvrez les yeux, Adé, la joie que vous cherchez est là, toute proche, et vous n’avez qu’à étendre la main.

— La joie, dit-elle, je l’ai connue autrefois près de vous et je la retrouverais encore peut-être si je pouvais vivre ici, vous voir chaque jour.

Il eut un léger mouvement d’effroi, dont, sur le moment, elle s’aperçut à peine.

— Je parle de la seule joie véritable, précisa-t-il fermement, celle que notre Maître réserve à ses élus.

Mais elle cessa brusquement de s’intéresser aux problèmes de son destin. L’entretien qu’ils eussent voulu si intime, si beau, dévia, parce qu’il n’est permis à personne de dire au moment opportun les paroles exactes et profondes qui éclairciraient les malentendus, remettraient toute chose à sa place. Elle ne pensait plus qu’à son amour et un petit détail absorba son attention.

— Je ne suis pas une élue, dit-elle rêveusement, et, à vrai dire, je suis contente de n’être plus pour vous une religieuse, parce que vous m’appelez Adé, comme autrefois. Moi je ne sais comment vous nommer : mon père ? cela serait bizarre et doux pourtant, car je vous ai toujours un peu considéré comme un père, un maître, un guide ; mais parce que, pour tout le monde, vous êtes maintenant « le père Stéphane », j’aime doublement le nom que je vous donnais jadis et que vous ne portez plus que pour moi : Michel !…

Appuyée sur son cœur, dans l’intimité des ténèbres, elle ne l’aurait pas appelé d’une voix plus basse ni plus roucoulante. Et, la voyant ainsi perdue dans l’extase du souvenir, le moine, embarrassé jusqu’au malaise, cherchait comment l’arracher à l’obsession brûlante du passé. Ce fut à ce moment que la cloche de l’abbaye retentit longuement dans le silence :

— Le chapitre ! déjà ! dit-il en se levant, non sans une impression de soulagement.

Adélaïde qui, les yeux fermés, un sourire vague et lointain sur les lèvres, semblait dormir, se dressa brusquement.

— Où allez-vous ? dit-elle en étendant les bras. Soyez patient. Demeurez encore près de moi, accordez-moi quelques minutes encore… Je voudrais vous expliquer… Oui, soyez patient… Je ne vous retiendrai plus que quelques instants.

— Je ne puis, répondit-il avec une fermeté douce. C’est l’heure du chapitre. Comprenez-moi, Adé. Je ne suis pas libre.

Mais elle n’acceptait pas qu’il la quittât si vite, au moment même où son âme allait enfin s’ouvrir, où elle s’avisait seulement, après tant de paroles vaines, de ce qu’elle avait à lui dire, ceci simplement : elle l’aimait plus que tout au monde et ne pouvait vivre sans lui.

— Ah ! reprit-elle amèrement, rendez-moi justice. Depuis huit ans je n’ai guère entravé ni vos devoirs, ni votre obéissance. Voici la première fois que je vous importune et vous me renvoyez…

Sa bouche tremblait. Elle semblait tellement éperdue qu’il eut pitié d’elle et se mit à la raisonner comme une enfant.

— Quelle folie ! vous ne m’importunez pas et je ne vous renvoie pas pour toujours. À votre tour, soyez patiente. Demain je vous reverrai après la messe conventuelle. S’il fait beau vous irez m’attendre dans les bois, sous le chêne. Je vous y rejoindrai sitôt l’office terminé et nous parlerons plus longuement. Ce soir je ne puis que vous répéter : Ayez confiance et soyez en paix. Votre mal n’est point sans remède. Le cœur a trop parlé en vous. Votre foi toute sentimentale a besoin d’être en quelque sorte reconstruite, comme une maison dont les fondations furent insuffisantes. Il faut lui donner des bases solides, l’appuyer sur la raison, sur la volonté. Vous avez voulu faire ce travail seule et c’est impossible, de là vient que vous avez cru vous perdre. Mais maintenant, moi qui vous connais mieux que vous ne vous connaissez vous-même, je serai là pour vous aider. Mon double titre de prêtre et d’époux me confère envers vous un double devoir. Peu à peu les ombres s’éclairciront. Dès ce soir, je serais surpris si vous ne sentiez pas que la grande crise est passée et que vous êtes en marche vers la lumière.

Elle écoutait avec ravissement ces paroles rassurantes. Insensiblement, elle se rapprochait de lui, jusqu’au moment où elle appuya enfin la tête contre sa poitrine. Il la prit aux épaules, à la fois pour la soutenir et pour l’écarter et comme elle pliait, défaillant sous ce contact, et qu’il voyait son regard mourir sous le sien, il la repoussa doucement.

— Avant de redescendre à l’hôtel, dit-il, arrêtez-vous à l’église abbatiale, tâchez de prier un peu pour que Dieu nous éclaire vous et moi.

— Michel, murmura-t-elle vivement, j’avais encore quelque chose à vous dire…

Mais le regard glacé et paisible du prêtre la domina, arrêtant l’aveu sur ses lèvres.

— Demain, répéta-t-il en l’enveloppant d’un grand signe de croix.

Et de nouveau elle n’eut plus devant elle que le vide. Une ombre, une vision se substituait à Michel, occupait sa place, image moins éblouissante que l’être réel mais plus complaisante. Et c’est à ce fantôme que, remuant lentement les lèvres, sans aucun son, Adélaïde adressait enfin les supplications, les appels, les reproches, les folles paroles d’amour que le prêtre avait refusé d’entendre.

II

Obéissant au conseil reçu, Adélaïde, en quittant le parloir, regagna l’église abbatiale, y resta quelques instants à genoux, la tête dans ses mains. Elle répéta plusieurs fois tout bas les formules du Pater et de l’Ave avec une application inutile. Les mots les plus simples n’avaient plus pour elle aucune signification, tant son esprit en ce moment était distrait et vide. Elle ne souffrait plus. Elle ne songeait pas à se demander si Michel avait été doux ou sévère. Qu’il existât lui suffisait. Elle n’avait en quelque sorte nulle vie personnelle. Il vivait en elle, pensait en elle. Déchargée de son individualité, elle subissait la joie et la paix d’un autre.

Un peu plus tard seulement quand, après son dîner elle sortit sur la route, la division s’opéra. L’hôte bien-aimé qu’elle portait en elle lui fut insensiblement arraché du cœur. Durant quelque temps encore il demeura mêlé à elle d’une façon plus extérieure, comme dans l’étreinte et le baiser. Puis il redevint un être distinct, séparé. Ce fut un nouveau bonheur. Elle reprit avec le sentiment de son existence propre le pouvoir d’analyser son amour, d’en savourer la force. À l’extase presque inconsciente de la communion et de l’intimité profonde succéda celle, plus lucide, de la contemplation.

Elle s’était assise sur un petit mur bas, en face d’une prairie humide qu’une mince ligne d’arbres séparait d’autres prairies. Tournant le dos à l’abbaye, elle ne regardait pas le ciel déjà sombre, mais seulement, à ses côtés, ce compagnon invisible, dont le regard si calme, à la fois dominateur et tendre lui infusait une nouvelle vie.

Penchée sur un passé très proche encore, elle lui redemandait toutes les joies qu’elle avait, dans son trouble, laissé perdre. Comme le voyageur qui, sa journée finie, cherche à reconstituer les fuyants paysages entrevus trop rapidement, elle s’efforçait de se rappeler une à une les paroles qui, dispersées aussitôt qu’entendues dans le courant précipité de la conversation, ne reprenaient que maintenant leur importance et leur signification exactes. Les premières tout d’abord :

Je suis heureux, Adé, nous voici réunis.

Puis le reproche qui avait aussitôt suivi ; le reproche audacieux, si touchant, si injuste :

« Vous êtes bien coupable envers moi. La mort ne nous aurait pas mieux séparés que votre volonté féroce.

Et comme certains mots soulignés sur la page où s’alignent des caractères égaux, quelques phrases, arrachées par l’émotion ou la tendresse au cœur fermé du moine, se détachaient dans sa mémoire avec un relief saisissant.

« J’avais toujours en moi cette question, restée si longtemps sans réponse ! où est ma pauvre enfant ? — Je reconnais mon impulsive Adé… — Mon double titre de prêtre et d’époux…

Paroles isolées qu’elle ne reliait point encore à celles qui les avaient précédées et suivies, paroles consolantes par lesquelles le moine la refaisait sienne, affirmait qu’elle restait toujours sa femme, son enfant, son Adé, l’âme dont il répondait devant Dieu. De ces mots très simples elle se formait un grand bonheur. Elle les répétait tout bas sans trêve, cherchait à se bien rappeler leur intonation, le moment où ils avaient été prononcés. Ils chantaient en elle encore, quand elle rentra, assez tard, à l’hôtel. Elle se déshabilla rapidement, abrégea sa toilette. Toute action et tout mouvement paralysaient leur bienfaisante influence, interrompaient leur chuchotement. Elle avait hâte de se livrer entièrement à eux, pour qu’ils la berçassent toute la nuit. Mais quand elle fut étendue, immobile sur son lit, dans le silence et l’ombre, c’est alors qu’elle commença de souffrir. Le charme magique de la présence aimée cessa d’agir sur elle. Le rayonnement chaleureux que dégage un souvenir très proche s’atténua et, l’envoûtement une fois dissipé, Adélaïde mesura combien l’entrevue dont elle avait attendu le bonheur avait peu comblé son espérance. L’accueil de Michel lui parut à la réflexion bien froid, à côté de son émotion à elle. Peu à peu les paroles dont elle s’était enivrée perdirent leur influence apaisante. Les autres, auxquelles elle avait prêté moins d’attention, ainsi qu’un poison qu’on a bu mêlé à quelque exquis breuvage, manifestèrent leur force nocive, lui remontèrent du cœur aux lèvres en un relent amer. Ce fut d’abord le cri sincère du moine : « Si quelque chose avait pu détruire ma paix, c’est la pensée que vous ne la partagiez pas… » L’aveu qui semblait tendre trahissait la plus complète indifférence. En réalité, l’absence d’Adélaïde n’avait été pour le prêtre comblé de grâces qu’une souffrance infime : la faible rançon d’une félicité inaltérable. Séparé d’elle, la sachant malheureuse et peut-être perdue, il s’était contenté de prier pour elle avec une application sereine, mais sa mort, sa damnation possible ne l’eussent pas empêché d’être en paix :

— Oh ! songeait-elle, ce n’est pas ainsi qu’on aime. Toutes les chaînes de la joie rivées au ciel à mon âme captive ne m’y retiendraient pas s’il n’était pas auprès de moi !

Mais cela, Michel ne pouvait le comprendre, ayant un cœur si détaché des affections terrestres. Le peu de tendresse qu’il conservait encore pour elle n’allait point sans un certain mépris. Elle se rappelait l’intonation condescendante de sa voix lorsqu’il s’était écrié : « Féminine, trop féminine, toute en contrastes et revirements, la première tentation vous a vaincue. » Il avait dit aussi : « Vous perdez votre vie ! » Accusation sévère, dont elle ne songeait pas cependant à se justifier, car l’action seule semble ici-bas nécessaire et ceux-là peuvent espérer le salut qui sont riches en bonnes œuvres, mais pour ces passionnés et pour ces in actifs qui ne savent qu’aimer et souffrir, l’enfer suffit qui leur est réservé.

Cependant Michel ne l’avait pas condamnée tout à fait. Il s’était engagé à l’aider, disant : « Mon double titre de prêtre et d’époux me confère envers vous un double devoir ». Le début de la phrase qui tout à l’heure lui semblait doux perdit soudain toute importance. Elle buta amèrement sur le dernier mot : Quoi ! ce serait donc par devoir qu’il s’occuperait d’elle, non point par cet attrait passionné qui penche la mère sur son enfant malade, l’époux sur l’épouse en danger. Elle attendait un autre cri : « Ma chérie, ma brebis perdue, ne craignez rien et restez avec moi, je prends charge de votre vie. » Il n’avait trouvé que des phrases toutes faites, infiniment vagues, infiniment vides. « Ayez confiance… Votre mal n’est pas sans remède… Ouvrez les yeux, car la joie que vous cherchez est là, toute proche, la joie que notre Maître réserve à ses élus. » Elle s’apercevait à quel point il avait été froid et cruel pour elle.

Du moins elle savait maintenant nettement ce qu’elle voulait : ne plus le perdre, ne plus le quitter. Si stérile qu’eût été leur brève entrevue, elle se rappelait que, devant lui, elle avait cessé de souffrir. Un remède existait dont elle avait éprouvé l’efficacité. Une solution s’imposait. Elle ne serait plus jamais ni religieuse, ni épouse, mais elle pouvait être la sœur de Michel, sa fille spirituelle. Elle s’installerait dans le pays. Elle le verrait souvent. Il dirigerait son âme. À lui elle céderait toujours. Et son malheur deviendrait tolérable, étant périodiquement allégé par le répit que lui dispenserait une chère présence !

Rien d’autre en effet ne semblait pouvoir agir sur elle. La nuit ne la calmait pas. Nulle torpeur encore, messagère du sommeil, n’engourdissait sa chair fiévreuse, sa pensée trop active. Soulevée sur ses oreillers, elle fixait l’ombre et, visionnaire lucide, reformait dans ces ténèbres le cadre du parloir. Michel était là et leur entretien se continuait. Elle lui exposait ses désirs, insistait pour qu’il la gardât près d’elle. Parfois, pour donner plus de force à l’illusion qui la comblait, elle parlait à mi-voix. Elle s’écoutait avec délices répéter des mots très simples : « Michel, je vous en prie. Comprenez-moi, Michel. » Tous les grands solitaires, tous ceux qui souffrent, attendent, espèrent, sans confidents, sans amis aiment à s’expliquer devant des ombres dont leur imagination peuple le vide. Mais ils ne sont pas toujours maîtres de leurs fictions. Brusquement, sans qu’elle l’eût voulu la figure patiente assise en face d’elle bougea, fit un signe, l’obligeant au silence, obéissant comme tout à l’heure à l’appel d’une cloche et disant : « Plus tard, demain… » Elle se rappela que Michel n’était pas libre et ce seul fait abolissait bien des espoirs. Il ne pouvait prendre aucune décision, même pour la sauver. Il appartenait tout entier à l’Église, sa nouvelle épouse, plus ombrageuse et plus jalouse mille fois qu’un être humain. Elle revit le mouvement qu’il n’avait pu réprimer en l’entendant exprimer le désir de vivre auprès de lui et le regard de pitié par lequel il avait plaint ses illusions sans oser les détruire. Ses supérieurs en effet ne lui permettraient pas de garder près de lui sa femme. Ils ne laisseraient pas le bel exemple de cette union rompue pour Dieu devenir pour les fidèles un sujet de scandale. Un amour d’âme succédant à l’amour charnel présentait encore trop de risques. Le père Athanase serait là pour mettre en garde son ami contre les entraînements du cœur. Le père Abbé interdirait tout rapport entre les époux. Menacée dans son dernier rêve, Adélaïde s’apprêtait à lutter contre l’autorité ecclésiastique. Dans le recueillement de la nuit, elle préparait sa défense, présentait humblement sa réclamation :

— Eh bien ! oui, disait-elle, je me suis trompée. Je n’ai pu atteindre les sommets vers lesquels je m’élançais. Mais oserez-vous prétendre que mon sacrifice fut sans valeur ? Stérile pour moi, il fut profitable à un autre. Ce prêtre qui fait votre orgueil c’est moi qui vous l’ai donné. Je conserve des droits sur lui. Avant d’être à Dieu, il engagea sa vie à la mienne par un serment si sacré que le pape lui-même ne l’a point rompu, mais seulement délié. J’ai payé sa vocation de tout mon bonheur. Ah ! je ne vous le redemande pas puisque sa joie est de rester parmi vous. Je réclame simplement la possibilité de le revoir, de lui appartenir encore s’il ne m’appartient plus. Laissez-le-moi comme ami, comme guide. C’est bien peu, ce que je demande.

Elle plaidait contre des juges inconnus, sans personnalité distincte, contre le père Abbé, personnage sévère, emblème de l’autorité, contre les moines assemblés tels qu’elle les apercevait dans les stalles, silhouettes sombres et impassibles. Une seule figure familière se détachait de cette foule anonyme. Adélaïde ne vit plus devant elle que le père Athanase l’homme pur et bon, mais pas plus que les autres, ne saurait la comprendre, ni la plaindre. Vainement elle s’expliquait, suppliait. Il ne répondait que par de rares paroles, simples et fermes. Il lui présentait obstinément la croix que son cœur refusait. Comme pour échapper à l’insistance de cette vision, elle se jeta hors de son lit et, se dirigeant à tâtons vers sa fenêtre, l’ouvrit :

Au dehors et partout, semblait-il, dans le monde, excepté dans son âme, régnait la paix. Nul bruit que le grondement égal et sourd du torrent. Nul parfum troublant ou voluptueux. La nuit d’automne, déjà presque hivernale, exhalait une odeur ascétique, sobre, vigoureuse : l’odeur de l’eau, l’odeur fraîche de l’ombre. Sur la prairie qui s’étendait devant l’hôtel traînait une brume épaisse, cotonneuse. Et, tout en haut de la colline, veloutée d’arbres et de buissons, l’abbaye se détachait, splendide, dans le rayonnement de la lune qui s’épanouissait toute ronde entre les deux tours. Le ciel sans étoiles, sans nuages était fluide, incolore et vague. Les bois, les coteaux, les champs, tout le paysage indistinct, noyé en bas dans le brouillard, en haut dans la clarté diffuse, reposait assoupi auprès de son église. Et seul le grand vaisseau chargé d’âmes, flottant sur les eaux profondes de la prière, veillait, répandait sur le sommeil des choses une immense bénédiction. Mais pour la femme qui souffrait à cette heure où toute peine se relâche et s’endort, la haute forme de pierre prenait un aspect redoutable, étrangement vivant. C’était une rivale humaine, la bien-aimée de Michel, la préférée, et Adélaïde la défiait :

— Je te le reprendrai, disait-elle. Tu as pour toi le prestige de l’immuable et de l’éternel, moi j’ai pour ce passant l’attrait de ce qui passe. Il n’est point semblable à tous ces moines que tu as séduits dès leur adolescence. Il a, lui, un passé que rien ne saurait abolir. Il m’a aimée, il peut m’aimer encore.

Un brusque sanglot la suffoqua. À quoi bon cette vaine bravade par laquelle elle essayait de se tromper ? En réalité, elle savait bien qu’elle n’avait plus nul pouvoir sur Michel. On eût en vain ouvert toutes les portes de l’abbaye devant ce captif volontaire, sans qu’il songeât à user de sa liberté pour la rejoindre. D’ailleurs la réunion même ne les rendrait pas l’un à l’autre. L’amant qu’enivrait autrefois le parfum de sa vie avait fait place à l’apôtre pour qui elle n’était rien qu’une âme entre les autres. Elle évoquait le regard que, tout à l’heure, il attachait sur elle et qui ne voyait ni sa beauté ni son émoi, sondait seulement sa conscience. Il ne s’intéressait qu’à son salut. Et, sans doute, il avait longuement prié pour elle, remettant à Dieu le soin de la consoler. Maintenant, il reposait dans cette cellule qu’elle ne connaîtrait jamais, et dont il défendait l’accès, même à son souvenir. Il dormait tandis qu’elle l’appelait en vain. Sa présence proche ne le troublait pas plus qu’hier son absence. Elle ne pouvait plus lui arracher le bonheur qu’elle lui avait donné.

Elle se remit à errer dans sa chambre étroite, de sa croisée ouverte à sa porte. La marche légère de ses pieds nus s’entendait à peine et, quand elle passait devant son miroir, sa forme blanche, si vague dans la clarté lunaire, l’effrayait comme si sa propre âme lui était apparue tout à coup désincarnée, telle qu’elle serait peut-être dans l’éternité, sans repos, fugitive, condamnée à poursuivre sans fin la chimère de son amour inassouvi. Alors, pour se convaincre qu’elle vivait encore, Adélaïde touchait ses bras, sa poitrine, son visage baigné de pleurs tièdes ou bien elle jetait une plainte basse que couvrait le murmure du ruisseau. Elle reprenait ainsi conscience de sa propre existence. Mais que ce monde où elle évoluait était étrange, et anormale la durée des heures ! Qu’était-ce que ce paysage dévoré par la lune où rien ne bougeait, où rien ne changeait depuis si longtemps ? Qu’était-ce que cette nuit interminable ? Quel sortilège pesait sur l’univers, empêchait le jour de renaître ? Jusques à quand, soumise aux obsessions de l’ombre entendrait-elle résonner dans son cœur ces mots, toujours les mêmes : si quelque chose avait pu troubler ma paix… et leur conclusion évidente : « Je puis être heureux sans vous, ma félicité ne dépend pas de la vôtre. »

Pourtant la certitude même de n’être pas aimée ne la réduisait pas à merci. Elle luttait sauvagement, non plus contre l’Église, le père Abbé ou le père Athanase, mais contre Michel, car elle se rendait compte qu’il était son premier adversaire, que lui seul pouvait défendre sa cause devant ceux dont il dépendait. Tout serait peut-être gagné si elle parvenait à l’émouvoir vraiment en sa faveur. Mais elle ne savait comment s’y prendre, elle ne connaissait plus cet être changé, dont le cœur ni la chair ne parlaient plus pour elle. Et la même phrase qui l’avait tant déchirée, de nouveau la rassura : « Mon double titre de prêtre et d’époux me confère envers vous un double devoir. » Dans sa misère elle accepta, à défaut d’amour, la charité du moine, elle l’imagina devant elle et, tombant à genoux au pied du lit, s’adressant au vide où elle croyait le voir, elle suppliait :

— Apôtre, tu as donné ta vie pour les âmes, aie pitié de la mienne. D’autres ont besoin d’une consolation, n’importe laquelle, moi j’ai besoin de ta parole seule et de ton seul secours. Je ne puis être consolée que par toi. C’est une bien froide charité que celle qui consiste à partager son cœur en dix mille parcelles, pour que chacun en ait une petite miette. Il n’y a pas trop d’un cœur pour nourrir un cœur, d’une vie pour sauver une vie et pourtant je ne réclame qu’une part infime de la tienne, non par folle exigence, mais parce que rien d’autre ne peut me suffire. Ton Dieu est-il si dur pour ne point permettre aux faibles d’être portés par ceux qui sont forts ? Est-ce ma faute si je suis aveugle, sourde, infirme, si je ne puis voir la lumière qu’avec tes yeux, si je n’entends bien que ta voix, si je tombe lorsque tu ne me soutiens plus ? Oh ! ta pitié peut me sauver, mais à la condition d’être égale à mon malheur. Ne sois point si tranquille, si plein de certitude, ne sois point si heureux. Ne dis point : « Rien n’est grave, cette crise va passer. » Ne juge pas si vite. Prends d’abord en toi ma peine, charge-toi un instant de ma croix.

Ah ! si par miracle quelque ange, écartant les voiles de la nuit et du sommeil, eût permis que Michel l’aperçût telle qu’elle était sans lui, elle ne doutait pas que le moine, devant sa misère enfin révélée, n’eût accepté et pour toujours la charge de sa vie. Un malentendu seul les séparait. Il ne l’avait observée tout à l’heure qu’à travers le prisme déformant de son propre bonheur, alors qu’elle-même, perdue dans l’émotion du retour, ne souffrait presque plus. Il fallait qu’elle s’expliquât mieux : « Je ne peux pas vivre sans vous ! » Voilà tout ce qu’elle avait à lui dire. Il fallait qu’elle le convainquît de cela. « Je ne peux pas vivre sans vous ! » Parole, hélas ! toute faite que bien des femmes ont répétée et dont il ne comprendrait peut-être pas toute la gravité. Et pourtant… Vivre sans lui !… Cette pensée la frappait comme une lanière cloutée de fer qui arrache la chair et fait jaillir le sang. Vivre sans lui !… Elle se redressa, se jeta de côté et d’autre, haletante… Où irait-elle si sa dernière tentative échouait, si Michel la renvoyait ? Certainement elle ne repartirait plus au hasard dans l’univers vide. La tentation qui l’avait effleurée maintes fois dans ses heures sombres revint, si forte qu’elle en cria d’angoisse. Son cœur, sa raison, sa volonté l’accueillirent sans lutte avec une complaisance exténuée. Seul, un dernier instinct, au plus profond de ses entrailles, s’efforça de la repousser. À ce moment, elle revit le sourire de Michel lorsqu’elle lui avait parlé de son désespoir. Il ne croyait pas à un certain excès de douleur. Il ne réaliserait la possibilité du suicide que s’il la voyait prête à l’accomplir, un revolver contre sa tempe, un poison dans les mains. Elle n’avait pas d’armes, mais elle chercha sur sa table de toilette le flacon d’atropine dont elle ne se séparait plus. L’ayant trouvé, sans l’ouvrir, elle le porta jusqu’à ses lèvres, car elle imaginait Michel présent.

— Regardez bien, lui disait-elle, voici la mort, là, en ma possession. Voici la dernière amie qui me restera, mon refuge si vous me repoussez. Ceci n’est point une vaine menace. J’ai fait mon choix, à votre tour faites le vôtre. Songez-y, si vous m’abandonnez aucune loi divine ni humaine ne me retiendra sur la terre et ce Dieu auquel vous croyez vous demandera compte de mon âme.

Elle reposa le flacon sur la table. Elle était certaine d’avoir trouvé les paroles décisives qui lui assuraient la victoire. Alors même que le cœur de Michel resterait froid, sa conscience se troublerait devant la tragique imploration. Il n’oserait plus la leurrer avec des mots doux et vides, mais, bouleversé par une pitié enfin égale à son malheur, il lui ordonnerait de vivre et lui permettrait de l’aimer.

Le tintement d’une cloche interrompit ses divagations et ce drame qu’elle se jouait à elle-même. Au dehors une clarté plus nette, moins rayonnante, se substituait à celle de la lune effacée. Le monde frémissait vaguement, suspendu entre le rêve et la vie. Le soleil ne paraissait pas encore. L’oiseau n’était pas éveillé. Seule la cloche, animée, joyeuse, sonnait, brassait doucement le silence. Matines. La prière précédait l’action. Les moines entraient dans le chœur pour chanter les louanges de Dieu. Michel cessait d’être le fantôme docile qu’Adélaïde à son gré déplaçait à travers l’espace, qui s’asseyait à ses côtés, l’écoutait avec patience. Il redevenait un religieux lié par ses vœux, agenouillé dans les stalles parmi ses frères. Cependant elle se réjouit qu’il ne dormît plus. Son souvenir vivait dans cette âme maintenant lucide. Elle en espéra un soulagement.

De nouveau, elle s’était accoudée à sa fenêtre et regardait l’abbaye. L’air qu’échauffait tout à l’heure sa fièvre coulait à présent sur elle comme une eau glacée. Son corps frissonnait sous ses légers vêtements. Sa souffrance changeait de nature, se faisait moins aiguë et plus accablante. La nuit qui l’avait torturée la livrait à sa sœur l’aurore, monstre plus redoutable encore. La lumière grandissante posait partout les bornes d’un univers où elle n’avait aucune place. Les portes qui s’étaient ouvertes sur des possibilités multiples se fermaient une à une. Elle ne savait plus ce qu’elle dirait tout à l’heure à Michel. Il est facile de parler quand nul ne vous écoute, dans l’exaltation de l’ombre, dans la liberté de l’oubli. Certains mots, trop déchirants, ne peuvent résonner dans l’air extérieur. Le jour impose silence à l’âme et une dure contrainte au malheur. Elle ne définissait plus sa peine et ne sentait qu’un poids écrasant sur le cœur.

Un train s’arrêta devant la gare et repartit. Deux servantes sortirent de l’hôtel, s’approchèrent du puits. Elles parlaient très haut. L’une d’elles jeta un rire éclatant. Un passant apparut au tournant de la route. Il chantait. Rafraîchis par le sommeil, tous les êtres reprenaient dans la joie leur tâche quotidienne, alors qu’Adélaïde, écrasée sous la fatigue d’une longue veille, défaillait devant la journée commençante. La lumière trop crue la brûlait comme un fer rouge. Elle ferma la fenêtre, tira ses rideaux, s’étendit sur son lit, les yeux clos. Une faible clarté rose apparaissait encore en transparence derrière ses paupières. Elle enfouit son visage dans ses oreillers. Elle luttait encore contre des ennemis invisibles. Le père Abbé, le père Athanase, Michel parlaient confusément autour d’elle. Une étrange cérémonie commençait. Elle s’avançait dans le chœur de l’abbaye, vêtue et voilée de blanc. Michel était à ses côtés. Il tenait sa main dans la sienne. Il lui passait au doigt un nouvel anneau d’or. Très haut Dom Athanase disait : « Ne séparons point ce que Dieu a uni. » Le père Abbé, mitre en tête, montait à l’autel, lisait l’épître du mariage : « Maris, aimez vos femmes comme le Christ a aimé son Église. Celui qui aime sa femme s’aime lui-même, car personne n’a jamais haï sa propre chair… Ce sacrement est grand… » La respiration d’Adélaïde devenait plus égale. Elle entendit encore le sifflement d’un train, un chant d’oiseau… Puis, à son oreille, une voix répéta : « Ce sacrement est grand !… » — Quel sacrement, qu’est-ce ?… De quoi s’agit-il ?… songeait-elle s’efforçant de retenir au bord du réel sa pensée qui sombrait. Brusquement les formes, les images, les sons, les clartés s’éteignirent dans son cerveau. L’ombre les engloutit et se referma. Ses membres se détendirent. Une main prompte, douce, toute-puissante enleva le fardeau qui pesait sur son cœur. Elle dormait.

III

Il n’est point vrai qu’un beau jour dispense à toute la nature les mêmes bienfaits, à toutes les créatures la joie. Le plus riant soleil ne pénètre pas au delà de certaines ombres. Il ne réchauffe point le cœur enseveli dans sa peine, la chair que l’agonie dévore.

Sur la route qui conduisait à l’abbaye gisait, ce matin-là, une musaraigne qui achevait sa courte vie. L’ennemi qui l’avait rejointe et terrassée en cet endroit s’était enfui sans l’achever, effrayé sans doute par quelque approche. Elle saignait, blessée, le côté ouvert, une patte à demi mangée, lorsque Adélaïde l’aperçut et s’arrêta pour l’examiner. Mais elle ne sut comment la soulager, ni quel remède pouvait convenir à ce faible corps si menu qui palpitait encore. Elle se borna à le recouvrir de feuilles fraîches pour le préserver des mouches, à l’écarter du passage, afin que quelque enfant ne s’en amusât pas cruellement. Puis elle s’éloigna, portant cette humble souffrance ajoutée à la sienne.

Bien qu’elle fût en avance sur l’heure du rendez-vous, elle ne pénétra pas dans l’église abbatiale, étant trop lasse pour prier, mais elle gagna dans les bois l’endroit désigné par Michel, le banc placé sous le chêne où le père Athanase l’avait reçue bien souvent. À quelques mètres de là, sur sa droite, s’ouvrait, au milieu des murs qui entouraient le couvent, la porte de clôture. Nul moine n’en pouvait sortir sans qu’elle l’aperçût. En face d’elle s’étendait la grande vallée verte, entourée par un cercle de collines. Quelques signes annonçaient l’automne. Septembre commençait à jeter à travers l’été tropical un immense courant de fraîcheur qui, le matin et le soir, persistait sous l’ardeur même du soleil. Çà et là, dans les arbres, une branche jaunissante, comme dans les cheveux d’une femme la première mèche blanche, attestait que l’hiver et la mort travaillaient déjà sourdement la nature encore vigoureuse. L’atmosphère, quoique pure, n’avait pas la limpidité des jours d’été. Le paysage brillait d’un éclat tempéré comme un visage sous une gaze légère. Un voile impalpable qui n’était fait ni de nuages ni de brumes, mais d’une certaine qualité de l’air, demeurait tendu sur le ciel d’un bleu faible, sur les prairies, sur les horizons indistincts. Il atténuait les couleurs, fondait les contours et les formes parmi ses ondulations vaporeuses, donnait à la lumière une adorable suavité.

Adélaïde regardait froidement ce beau jour. La fatigue de l’insomnie pesait sur elle avec l’appréhension d’une entrevue qu’elle voulait définitive. Elle se trouvait dans un état bizarre, où l’agitation se mêlait à l’engourdissement, la fièvre à la torpeur ! Elle songeait à la musaraigne blessée, à tous ces animaux infimes qui saignent et meurent à tout instant dans les eaux, les herbes, l’air et auxquels Dieu a refusé le cri, afin que leur douleur ignorée ne trouble pas le mensonge de la nature. Elle pensait à tous les cœurs comme le sien déchiré auxquels la dignité humaine impose le même silence. Elle croyait entendre l’effroyable plainte dont retentirait la terre, si un ange enlevait tout à coup, ne fût-ce qu’une seconde, le sceau qui pèse ici-bas sur l’âme et sur la chair souffrantes. La splendeur des choses n’abuse que quelques heureux, mais pour elle ce matin si pur était une imposture, l’apparence trompeuse qui recouvrait la tragédie universelle.

Sa beauté aussi pouvait être un mensonge et dissimuler sa douleur. C’est pourquoi elle n’en avait pris nul soin. Elle portait sa robe de voyage en jersey de laine, toute simple. Ses cheveux n’étaient point ondulés, sa coiffure trop régulière la vieillissait. Nul fard n’avivait son teint altéré par l’insomnie. Pourtant son visage n’était point de ceux dont l’aspect serre le cœur, La maladie, la pauvreté, révélées par l’épuisement du corps, la pâleur ou la contraction des traits excitent aisément la pitié. L’amour aux abois ne se manifeste que par des larmes, signe commun de toutes les douleurs, les plus puériles comme les plus nobles et par cela même sans portée. Il fallait qu’elle évitât de pleurer devant Michel, car les larmes amollissent ceux qui les versent. À leur débordement succède une accalmie béate où l’âme fatiguée accueille n’importe quelle promesse et follement se reprend à l’espoir du bonheur. Elle devait se dominer et tout d’abord peut-être se taire. Le silence est éloquent. Il présentait pourtant des inconvénients. Si elle se taisait, c’est Michel qui parlerait. Elle se savait trop sensible à sa voix, trop prompte à le croire. Il la convaincrait peut-être que le mieux était de rentrer au cloître, il obtiendrait son assentiment, puis il la renverrait définitivement. Le grand danger pour elle était de se laisser anesthésier, ravir comme la veille par une chère présence. Il fallait qu’elle fût devant son mari ce qu’elle était loin de lui : la même créature désaxée, la même âme en peine. Elle devait se défier de lui, ne point le regarder, l’écouter à peine. Il fallait qu’elle parlât, mais non point avec le lyrisme de la nuit, car les emportements, les éclats tragiques n’ont pas d’action sur l’homme heureux, ne lui inspirent qu’un mépris condescendant.

L’heure du rendez-vous avait sonné. Michel était en retard. Adélaïde ne s’en plaignait pas encore. L’attente lui permettait de se tracer une ligne de conduite, afin que rien dans cette entrevue qui devait, croyait-elle, la perdre ou la sauver ne fût livré au hasard. Mais le manque de sommeil lui enlevait une partie de sa lucidité. Par moments ses yeux se fermaient. Elle étendait le bras sur le dossier du banc, y appuyait sa tête lasse où la pensée battait douloureusement. Puis elle se reprenait, ordonnait ses phrases une à une. Elle devait exposer simplement, nettement l’erreur du passé, l’inutilité du sacrifice dont Dieu n’était pas le but, le désastre qu’entraînait cette erreur, la prédominance obstinée en elle de l’amour humain et la certitude où elle était de ne plus pouvoir vivre loin de Michel. Pour finir elle prendrait dans son sac le flacon d’atropine qu’elle avait apporté. Il faudrait alors que, se levant, elle s’écartât de son mari. Et elle répétait les rôles que la nuit lui avait inspirés :

— Regardez bien, Michel, Voici la mort, là en ma possession. Voici la dernière amie qui me reste, mon seul refuge si vous, me repoussez… J’ai fait mon choix, faites le vôtre. Tout est simple, tout est clair : ou la vie près de vous, ou, sans vous, la mort. Et ce Dieu auquel vous croyez vous demandera compte de mon âme.

Elle n’était plus si sûre de la victoire. Elle comprenait que le premier soin de Michel serait de lui arracher le poison. Il y parviendrait aisément, étant plus fort qu’elle. La lutte serait brève et se terminerait par son triomphe. Alors, l’ayant sauvée à sa manière, de la mort seulement, peut-être réagirait-il contre son émotion. Peut-être lui ferait-il l’injure de croire à quelque odieux chantage, à une comédie jouée simplement pour l’attendrir. Comment pourrait-elle le convaincre qu’au moment même où elle s’était munie de ce poison, elle n’avait pas prévu qu’il l’empêcherait de le boire, imaginé le geste sauveur. Elle se décourageait. L’épreuve dont elle attendait le salut n’aboutirait qu’à un échec, le drame où elle se débattait se continuerait sans aucun dénouement.

Brusquement sa méditation s’interrompit. Elle venait d’apercevoir, franchissant la porte de clôture, deux hommes dont l’un portait la robe monacale : Michel. Elle se leva aussitôt avec un grand élan. La vie tout de même était douce. Elle sentit soudain sur ses mains, sur sa joue la chaleur du soleil. Les chants d’oiseaux, l’azur cessèrent d’être une offense à son malheur, devinrent des choses rassurantes comme le sourire d’un père. Sa fatigue était dissipée. Son sang tout à l’heure si lourd battait, montait dans ses artères comme une subite poussée de sève. Une dangereuse illusion de nouveau l’enchantait, abolissant ses craintes. Elle ne pouvait rien contre ce soulèvement de l’espoir. Et toute palpitante, elle courut vers Michel.

Lui aussi, bien qu’elle l’accusât d’indifférence, avait beaucoup souffert par elle et passé une grande partie de la nuit dans l’inquiétude. Si, tout d’abord, il avait cru tout sauvé par le seul fait qu’elle lui revenait, il s’était bien rendu compte que ce retour n’arrangeait rien. Tandis que, dans la solitude, elle évoquait ses moindres paroles, lui se rappelait les siennes avec un tourment presque égal. Sans bien pénétrer la gravité du mal dont elle se plaignait et tout en faisant la part de « l’exagération féminine », il mesura combien sa tâche serait difficile et de quel poids cette femme, la sienne, allait charger sa vie. Ayant vainement cherché à se tracer une ligne de conduite qui conciliât ses devoirs humains avec ses devoirs religieux, il alla, après les matines, exposer ses difficultés au père Athanase, son directeur et son ami.

Celui-ci s’apprêtait à partir pour Namur. Le temps lui manquait pour examiner un cas aussi grave et qui le prenait tout à fait au dépourvu. La présence d’Adélaïde à Évolayne l’effraya tout d’abord beaucoup. Il l’imaginait déjà provoquant un scandale, réclamant son mari, aussi se montra-t-il sévère :

— Qu’elle reparte, qu’elle reparte au plus tôt ! s’écria-t-il, sa place n’est pas ici. Il faut qu’elle comprenne qu’elle n’a plus aucun droit sur vous. Je ne puis vous autoriser à la recevoir ainsi librement.

Sans révolte, mais sans faiblesse, Michel plaida la cause de sa femme :

— Je ferai ce qui me sera ordonné, dit-il, mais je crois qu’il serait dangereux de la repousser brutalement. Elle souffre, elle ne comprend pas le sens de sa vie, elle croit avoir perdu la foi. Elle n’est point venue vers moi pour me détourner de mes devoirs, mais parce qu’elle n’a pas d’autre ami. Dois-je lui refuser le secours spirituel qu’à tout autre qu’elle j’accorderais ? Il me semble que ce serait une cruauté. C’est une âme désemparée qui peut tomber très bas si nul ne la relève et elle n’écoute que ma voix.

Le père Athanase, jetant sur son ami un vif et profond regard, le vit, déchiré par la douleur d’Adélaide, mais ferme dans sa foi, prêt à l’obéissance :

— C’est bien, dit-il plus doucement, je réfléchirai. Demain j’avertirai le père Abbé, nous examinerons ce qu’il convient de faire. Mieux vaut en effet ne pas brusquer les choses. J’ai l’impression que votre femme rentrera quelque jour au couvent, car on ne perd pas ainsi la foi après l’avoir retrouvée. Que peut-elle faire au reste dans le monde, ayant un mari vivant et prêtre ? C’est une situation gênante et affreuse pour elle. Si elle n’est pas assez forte pour supporter l’existence claustrale, on peut l’orienter vers un ordre plus doux, hospitalier ou enseignant. Je verrai, je me renseignerai. Aujourd’hui recevez-la encore, puisque vous le lui avez promis. Tâchez de l’apaiser, de la tourner vers Dieu. Plus tard, j’agirai à mon tour. Je comprends combien le sort de cette âme doit vous préoccuper. Elle passe par des voies bien étranges et c’est une chose pénible pour vous. Mais conservons l’espérance. Un grand bien sort toujours de l’épreuve. Avant tout, mon ami, ne vous troublez pas.

Cette dernière parole fut un réconfort pour Michel. Elle était le mot d’ordre impérieux auquel il obéissait depuis huit ans et qui lui avait refait peu à peu une seconde nature. D’ailleurs l’entrevue qu’il devait avoir avec Adélaïde ne prenait pas à ses yeux comme aux siens un caractère définitif. Il ne savait pas qu’elle hésitait entre la mort et la vie, qu’un mot maladroit pouvait faire pencher la balance du côté sombre. Il pensait user du pouvoir qu’il avait sur elle pour lui rendre un peu de confiance en l’avenir, sans prendre cependant aucune initiative, sans lui donner aucun conseil précis. Comme tous ceux qui vivent avec la pensée constante de l’éternité, il ne s’effrayait jamais du présent. Il comptait que le temps, la grâce, toujours lente à agir, calmerait mieux que sa parole et ses pauvres efforts l’âme d’Adélaïde. Tandis qu’elle attendait leur rendez-vous dans le repliement, le silence, la solitude, lui s’y prépara comme il put au milieu de ses occupations habituelles. Prêtre, il appartenait à tous. Le souci que lui causait l’être qu’il aimait le mieux au monde ne le déchargeait pas de ses autres devoirs. Dans la matinée, il dut se consacrer à plusieurs retraitants, venus pour quelques jours à l’abbaye. L’un d’eux qu’il dirigeait le rejoignit après la messe conventuelle. Ils sortaient ensemble des jardins de l’abbaye lorsque le moine aperçut sa femme. Son cœur bondit vers elle. Pourtant il domina son impatience. Son jeune pénitent allait quitter Évolayne, Il désirait lui faire quelques dernières recommandations. Pour Adélaïde rien ne pressait. Elle était libre. Il aurait, aujourd’hui, demain, plus tard tout le loisir de la revoir. Mieux valait que leur entretien ce matin-là fût bref, puisqu’il n’avait rien de précis à lui dire. Tandis qu’elle accourait à sa rencontre, il marcha vers elle sans hâte. Elle sortait d’une longue attente, déprimée par une nuit mauvaise, par l’obsession d’une même pensée, lui, au contraire, levé depuis cinq heures du matin, distrait par mille devoirs, arrivait retrempé par l’action, aussi calme qu’elle était fiévreuse. Avant même qu’ils eussent échangé un mot, elle sentit à quel point ils restaient étrangers l’un à l’autre. La joie qu’elle avait éprouvée en le revoyant s’évanouit lorsqu’il lui dit, désignant son compagnon demeuré en arrière :

— Voulez-vous patienter un moment, Adé ? J’ai quelques mots encore à dire à ce jeune homme. Je le reconduis à la gare. Vous permettez ?

Elle ne cacha pas sa déception. Ses yeux devinrent humides, ses lèvres tremblèrent. Il vit que ses paupières étaient rouges, ses traits gonflés. Elle avait pleuré, elle allait pleurer encore. Elle ne pouvait donc rien supporter, pas même ce léger délai qu’il lui imposait. Malgré lui, il eut pitié de sa faiblesse, mais crut bon de n’en rien laisser paraître.

— Admirez encore quelque temps seule ce beau soleil, dit-il, affectant la gaieté. Quel jour magnifique ! Qui pourrait, devant cet azur et ce radieux paysage, douter de la bonté de Dieu. Sa bénédiction est sur tous.

Elle pensa : « Excepté sur la musaraigne qui meurt, sur moi qui souffre, sur tant d’êtres déshérités… » À travers ses larmes les choses lui apparaissaient sous un aspect funèbre. Très bas, plaintivement, elle murmura :

— Je ne vois plus !

Son accent était si pathétique que le moine en fut bouleversé. Mais, placé entre deux devoirs, il choisit, par esprit de sacrifice, le moins pressant et le moins cher : le jeune étranger au lieu de sa femme, l’indifférent à peine blessé au lieu de cette malade qu’il laissait sans comprendre qu’elle était aux portes de la mort. Il réagit contre son émotion. La forte discipline ecclésiastique paralysa les élans de sa tendresse. L’Église fait de la sérénité une vertu. Elle répète constamment à ses prêtres, à ses fidèles : « Même lorsque vous souffrez, gardez l’aspect de la joie, quand votre cœur est une mer démontée, que votre visage, votre voix, votre geste demeurent assurés et tranquilles. » Michel demeura calme devant Adélaïde. Il ne parut point prendre au sérieux cette détresse qui le remuait pourtant jusqu’aux entrailles.

— Allons, dit-il en souriant, vous avez des yeux pour voir. Essuyez vos larmes et toute la lumière de ce beau jour entrera en vous. À tout à l’heure. Je vous laisse ma paix, chère Adé.

Il aurait pu lui laisser sa très réelle inquiétude, car c’est de cela seulement qu’elle avait soif. Il crut bon de la lui cacher. Le regard avide et navré qu’elle leva sur lui rencontra son regard confiant, aussi clair, aussi pur, aussi cruel pour elle que l’azur du ciel.

— Allez, dit-elle, ne vous hâtez pas, je puis attendre.

La résistance humaine est immense, mais un rien peut la briser. Un être endure très longtemps la faim, la soif, mais laissez-lui boire une goutte d’eau, manger une miette de pain et son tourment est aussitôt doublé par une satisfaction insuffisante. Adélaïde avait supporté des mois et des années d’absence, puis, la veille, retrouvé Michel pour le reperdre aussitôt. Au moment où elle croyait pouvoir se rassasier de sa présence, une privation nouvelle lui fut imposée. L’attente ainsi prolongée devint intolérable. Elle regagna le banc sous le chêne et de nouveau s’y assit. Le sentier privé, réservé aux moines, que descendaient le père Stéphane et son jeune compagnon, passait au-dessous d’elle. En se penchant elle aperçut à travers les arbres leurs deux silhouettes. Michel marchait lentement, incliné vers son ami. Il parlait avec une animation que trahissaient ses gestes. Adélaïde ne percevait point ses paroles, seulement quelques éclats de voix. Elle se sentit soudain plus loin de lui qu’autrefois derrière les grilles du cloître ou, plus récemment, dans l’exil. Elle s’arrêtait au seuil d’une vie mystérieuse qu’elle ne pouvait imaginer, dont les intérêts, les incidents, les personnages lui demeureraient désormais étrangers. Dans ce cœur qui lui avait appartenu elle n’occupait plus qu’une place très humble, la dernière. Oui, même à cette heure tant désirée par elle et que Michel devait lui consacrer, il la délaissait pour un passant, abrégeait volontairement l’entrevue précieuse. Bientôt le déjeuner des moines les interromprait comme, hier, le chapitre. Elle n’aurait pas le temps de s’expliquer. Et d’ailleurs toutes les paroles qu’elle avait préparées, éloquentes encore alors qu’elle les adressait à une ombre, à un souvenir, au Michel d’autrefois lui semblaient vaines, depuis qu’elle avait revu l’homme nouveau, le prêtre affermi dans la joie. Un cri de douleur s’il est reçu par un cœur froid y perd sa résonance. Elle s’exagéra l’insensibilité plus voulue que réelle du religieux. À chacune de ses plaintes, il répondrait par ce regard serein qui, tout à l’heure, l’avait brisée. Il ne croirait pas à son désespoir. Il sourirait en voyant ce poison dans ses mains. Ce qui les séparait, c’était cette paix imperturbable qui, de toutes parts, couvrait l’âme du moine, armure dont elle ne trouverait jamais le défaut pour atteindre et blesser ce chevalier de Dieu. D’ailleurs, en admettant qu’elle réussît à l’émouvoir, que pouvait-elle lui demander ? Son exigence croissait avec sa misère. Elle ne croyait plus que la compassion, la sollicitude, forcément mesurées, de celui qu’elle aimait parvinssent à lui suffire. Même s’il lui permettait de demeurer à Évolayne, elle ne le verrait que rarement, quand il serait libre et n’aurait pas d’autres devoirs. Craignant toujours de trop céder à la tendresse humaine, il mettrait à la fuir le même soin qu’elle à le chercher. Tant qu’elle vivrait elle serait pour lui un fardeau, un souci accablant, vite exécré… tant qu’elle vivrait…

Sur ce mot l’affreuse tentation s’imposa encore. Il lui apparut que la mort pouvait être un besoin physique comme celui de la nourriture et du sommeil. De nouveau, le temps semblait s’être arrêté, chaque minute était un siècle. Elle souhaita d’échanger cette attente éternelle contre une éternelle stupeur. De toutes façons Michel était perdu pour elle. Ils suivaient deux voies différentes qui ne se rejoindraient jamais. Elle se demanda si la musaraigne était morte à présent. Sa propre disparition aurait-elle sur la terre plus d’importance que l’extinction de cette petite vie ? Laisserait-elle une trace plus durable ? Elle ne le croyait pas. Son image serait vite effacée du cœur de Michel. Il la pleurerait quelque temps, puis saurait surmonter un regret inutile. Vivant, il avait une tâche à remplir au milieu des vivants et ce monde déchargé d’elle ne lui paraîtrait ni moins beau, ni moins divin.

La demie de onze heures sonnait à l’abbaye. Le temps passait qui semblait immobile et Michel tardait toujours et sa chance diminuait. Ce matin pas plus que la veille, il ne pourrait l’écouter jusqu’au bout. Il lui prodiguerait quelques paroles d’encouragement, la congédierait encore, en lui donnant un autre rendez-vous, aussi incertain que celui-ci. Mais s’il la trouvait avec la mort en elle, il n’oserait pas la quitter. L’assistance aux mourants est pour le prêtre un devoir plus fort que l’obéissance à la règle, et il oublierait tout pour elle.

Ainsi elle revenait toujours buter sur la même pensée avec acharnement. L’insomnie, l’épuisement nerveux où l’avaient jetée tant de combats secrets la disposaient à l’idée fixe. L’attente sapait, minait sans cesse le frêle rempart de courage, de raison, de lucidité où se retenait encore sa vie.

C’est à ce moment qu’elle entendit des pas, aperçut à sa droite un religieux. Il ne portait pas le scapulaire des pères. C’était un frère convers, celui qui recevait les visiteurs et auquel elle s’était adressée la veille. Il regardait autour de lui, semblait chercher quelqu’un. Reconnaissant Adélaïde, il se dirigea vers elle :

— Pardon, madame, je pensais trouver ici le père Stéphane. Quelqu’un le demande au parloir.

Elle répondit :

— Il est à la gare avec un jeune homme. Il va revenir.

Et, plus bas, d’un ton presque suppliant, elle ajouta :

— Je l’attends depuis longtemps.

Mais qu’importait au frère son impatience ou le droit qu’elle avait de passer la première. Il s’inclina :

— Merci, madame. Je vais voir si j’aperçois le père dans le sentier. J’ai une lettre à lui remettre. C’est urgent, m’a-t-on dit.

Adélaïde perdit tout espoir. Son imagination malade dénaturait déjà l’incident pour en tirer une amertume de plus. Quelqu’un réclamait Michel avec insistance, et elle n’hésitait pas à croire qu’il la sacrifierait encore à un étranger. Cette pensée lui fut intolérable. Elle ne voulait pas remettre au lendemain l’entrevue désirée. Il fallait que son sort se décidât ce matin même ou jamais. Elle n’avait plus assez de force pour franchir l’espace d’une nuit et si elle ne pouvait retenir Michel que par la mort…

Mais la mort effraye ceux-là même qu’elle fascine. À son inconnu redoutable le malheur familier semble encore préférable. Il faut pour qu’un être en arrive à détruire sa propre existence que le paroxysme fiévreux de l’amour, l’obsession des images, l’emprise sur lui du présent et du provisoire l’empêche d’imaginer cette éternité vers laquelle il se précipite, ne sachant ce qu’il fait. Le suicide est rarement un acte raisonné, mais plutôt une tentative qui laisse subsister des chances de vie. C’est ainsi qu’Adélaïde l’envisagea soudain. Qui sait ? Le flacon qu’elle avait dans son sac contenait peut-être une dose de poison trop faible ou trop forte. En risquant la mort, elle allait peut-être lui échapper. Ah ! que Michel sût seulement qu’elle était capable de se tuer pour lui, qu’il la vît malade, avec ce poison en elle, et s’il la sauvait il faudrait bien qu’il la sauvât tout entière, corps et âme. Jamais plus il n’oserait l’abandonner. Le péril qu’elle aurait couru les rendrait enfin l’un à l’autre. Cette chance unique lui voilait le péril où elle s’aventurait.

Tandis qu’elle délibérait ainsi, Michel remontait rapidement le sentier. Il s’était attardé à la gare plus longtemps qu’il ne l’avait prévu, le train ayant eu du retard. Il se trouvait coupable envers Adélaïde. Il sentait combien cette longue attente devait lui paraître cruelle. Il se hâtait, il courait pour ne pas abréger la courte demi-heure qu’il pouvait lui consacrer. En haut du chemin, devant la porte de clôture, le portier de l’abbaye l’arrêta lui remit la lettre dont il prit connaissance et qui, bien que pressante, ne changea rien à ses résolutions. Il griffonna au verso de l’enveloppe sa réponse, donnant un rendez-vous pour l’après-midi. Puis il fit quelque pas avec le frère convers, le priant d’écarter ce matin-là tout visiteur. Adélaïde qui suivait de loin ce colloque l’interprétait à sa façon. Certainement Michel lui préférait encore l’étranger qui le réclamait : « Je viens, disait-il, oui, tout de suite, le temps de congédier seulement cette personne là-bas qui m’attend. » Elle eut un dernier sursaut de révolte désespérée où sombra sa raison. Menacée d’abandon, elle cessa de craindre la mort et n’ayant qu’une arme pour retenir Michel en usa. Ouvrant son sac, elle se détourna pour que son mari, de loin, ne la vît pas porter quelque chose à ses lèvres. Elle dut s’y reprendre en plusieurs fois tant le liquide était amer. Elle eut cependant le temps de vider le flacon avant que Michel, ayant congédié le frère convers, marchât vers elle libre, le cœur plein de tendresse, ne sachant pas qu’il venait trop tard.

IV

Elle entendit, elle reconnut ce pas qui s’approchait et pourtant ne tourna pas la tête. Ce n’était plus Michel qu’elle attendait, mais, dans le recul épouvanté de sa chair, une visiteuse imprudemment appelée et qui ne tarderait pas longtemps. Ce philtre amer qu’elle venait de boire faisait d’elle un être nouveau, indifférent à ce qui l’obsédait un instant plus tôt. Tous les tourments de la passion déçue, de l’abandon et de l’absence lui semblaient peu de chose à côté de ce dénuement où elle entrait. Les images qui avaient composé le décor de sa vie s’effaçaient déjà. Il n’y avait plus devant elle qu’un avenir de quelques heures et cet au-delà redoutable où son âme allait tomber. Qu’importait donc à présent pour elle la présence de Michel à ses côtés, qu’importait sa pitié ou sa tendresse. Il ne pouvait plus l’empêcher d’être seule.

Elle était toujours assise sur le banc, le corps un peu penché en avant, les yeux clos, avec ce goût du poison dans sa bouche. Ses deux mains étaient fermées sur un objet caché : le flacon vide. Michel en s’approchant remarqua qu’elle tremblait, de colère, sans doute. Il devinait combien elle s’était indignée de le voir consacrer à un autre le temps qu’il devait lui donner. Il ne s’étonna donc point de la trouver muette, hostile.

— Excusez-moi, Adé, dit-il doucement. Dans notre ministère, nous ne pouvons disposer à l’avance de nos loisirs. Mille devoirs imprévus s’imposent…

Qu’était-ce que ce vain murmure, alors qu’elle écoutait sourdre, jaillir, monter en elle les eaux bouillonnantes de la mort ? L’âme déjà à demi noyée se débattait lugubrement.

— Me voici enfin tout à vous, reprit Michel. D’ailleurs, depuis hier, votre pensée ne m’a pas quitté. Je voudrais vous persuader, comme j’en suis certain moi-même, que ces ombres où vous êtes se dissiperont bientôt. Priez seulement.

Elle se taisait. Si elle avait osé prier, elle n’eût imploré à cette heure que le seul salut de sa chair ; mais, criminelle, elle ne pouvait demander un miracle. L’espoir qui l’avait leurrée, lui donnant la force d’accomplir l’acte irréparable, s’était évanoui. Elle ne doutait plus d’avoir absorbé une dose mortelle. Encore quelque temps, elle sentirait la morsure physique du poison. Et puis ce serait la diminution de ses facultés, la perte de la conscience, l’agonie, le cercueil, la tombe. La pression de la peur lui fit ouvrir les yeux. Ah ! comme l’arbre le plus proche lui parut soudain lointain, inaccessible. Elle n’eût osé toucher ses feuilles fraîches, passer la main sur son écorce. Elle n’avait plus sur les objets environnants ces droits que nous confère la vie. Elle ne faisait plus corps avec l’univers. Elle était à l’écart, exclue. L’immense paysage reculait, bougeait sous son regard, comme aperçu dans une fuite. Le retrait de la mort commençait. Quelqu’un la tirait en arrière, hors de ce monde où elle avait vécu. Les choses, les êtres, par elle abandonnés, l’abandonnaient, Michel cependant disait :

— Je viens encore d’assister à une prodigieuse opération de la grâce et j’en ai été merveilleusement apaisé dans mon angoisse pour vous. Ce jeune homme que vous avez vu tout à l’heure avec moi est l’un de mes fils spirituels que je croyais perdu. Des passions violentes l’avaient égaré. Il reniait Dieu. Par bonheur, il m’aimait encore. Je le décidai à venir faire une retraite parmi nous L’effet fut foudroyant. Il repart entièrement changé, tellement affermi que la vie religieuse seule l’attire et que je suis certain, après un temps d’épreuve, de le voir revenir à Évolayne pour s’y fixer à jamais. Adé, puissé-je entendre de vous bientôt des paroles semblables à celles qu’il m’a dites en me quittant. Dieu se sert parfois de ses plus humbles prêtres pour opérer des transformations splendides. Ce sont là les douceurs de notre rude tâche.

Elle se redressa et, se tournant vers lui, considéra avec une animosité subite ce vivant. Car tout en lui vivait : le corps, l’âme ; le corps dans la plénitude de la santé, l’âme dans la plénitude de la force et de la certitude. Elle eut horreur de son inébranlable paix, désira la lui arracher. Lasse de souffrir seule, elle voulait qu’il entrât lui aussi dans les ombres où elle était. D’une voix sourde, vibrante où l’accent du sarcasme se mêlait à celui du reproche, elle interrogea :

— Combien d’âmes avez-vous donc sauvées ? Il répondit humblement :

— Aucune, Nous ne sommes que des instruments, Dieu seul agît.

Elle reprit avec plus d’âpreté encore :

— Combien d’âmes sauvées offrirez-vous à votre Maître en échange de celle que vous avez perdue ?

Il pâlit un peu sous son regard :

— Quelle âme ai-je perdue ?

— La mienne.

— Certes, ce serait pour moi un éternel remords ! mais je vous connais bien. Je sais que votre bonheur n’était point en moi, que je ne pouvais pas vous suffire.

Elle renversa un peu la tête et il ne vit plus que sa bouche tremblante :

— Pourtant, Michel, je meurs de votre abandon ! Quelque chose avertit le moine que cette parole n’était point une figure, une image, mais la vérité même. Il la sentit résonner au plus profond de son cœur. Résolu cependant à ne point se laisser troubler, il répliqua avec une douceur un peu fade, presque puérile :

— On dit cela et l’on vit tout de même, n’est-il pas vrai ?

— Ne raillez pas.

Sa voix n’exprimait plus la colère, mais une sorte d’autorité tranquille, irrésistible. En même temps elle ouvrait ses mains fermées. Elle lui tendait un flacon vide, ouvert. Sans comprendre, il le prit, le retourna. L’étiquette rouge apparut et le nom du poison. Alors il jeta un cri si fort que tout l’air autour de lui vibra.

— Adé, Adé, qu’avez-vous fait ?

— Ce que font les désespérés !

Ah ! cette fois, elle pouvait triompher. Elle lui avait bien arraché sa paix, si violemment, avec une telle cruauté, comme on arrache au supplicié l’un de ses membres, d’un seul coup porté dans la chair vive que cet homme fort parut soudain faible entre les faibles, tandis qu’affluait dans ses yeux en pleurs tout le sang de l’âme mutilée.

La douleur n’épargne personne ici-bas. Son injustice apparente cache une impartialité profonde. Ses modes d’action sont seuls différents. Elle semble avoir ses privilégiés qu’elle s’ingénie à torturer lentement, durant des années, mais ceux qu’elle a feint d’oublier, elle les reprend un jour entre ses mains avec une fureur si grande qu’ils n’ont rien gagné à être longtemps épargnés. Tout ce qu’Adélaïde avait souffert depuis dix ans, Michel le souffrit à son tour en quelques minutes. Sur le calvaire qu’elle avait gravi pas à pas, il la rejoignit, la dépassa dans une course tragique pour atteindre, comme elle, le délaissement absolu et ce désespoir même auquel il n’avait pas cru. Il subit dans une brusque déflagration la transformation du malheur. Il cessa de sentir sur lui la bénédiction divine, de faire partie d’un monde où rien n’était irréparable, où chaque peine recevait une consolation. Mis en présence d’un irrémédiable désastre, il regardait avec angoisse la femme qu’il n’avait cru quitter que pour la rejoindre un jour et qu’il perdait à tout jamais par une double mort. Il n’avait point horreur de cette réprouvée, il l’aimait, il l’aimait. Il descendait avec elle dans l’ombre du mal, dans l’épaisseur du crime. Pourtant, ni la foi, ni le désir du salut ne pouvaient abandonner son cœur de prêtre. Une dernière lueur de raison lui indiquait dans son désarroi même le plus pressant devoir envers celle qui n’avait d’autre intercesseur que lui. Pour guérir l’âme si profondément atteinte, il fallait tout d’abord prolonger la vie du corps. Le moine se dressa pour agir au plus vite, obligeant Adélaïde à se lever.

— Venez, dit-il, cherchant à l’entraîner, venez avec moi.

— Où cela ?

— À l’abbaye !

Elle eut un mouvement d’effroi et de recul. Il supplia :

— Par pitié, chérie, le temps presse, il vous faut des soins immédiats. Vous ne voulez pas me suivre ? Eh bien ! laissez-moi, je vais faire téléphoner à la ville, je reviendrai dans un instant.

Mais elle semblait s’enraciner au sol et le retenait de toute sa force.

— Je ne veux pas, gémissait-elle. À l’abbaye, nous ne serions plus seuls, on nous séparerait encore. Je ne vous suivrai pas et je ne veux pas que vous me quittiez. Si vous vous éloigniez, ne fût-ce que pour un instant, serais-je sûre de vous revoir ? Vous ne songerez qu’à me sauver tout d’abord, vous irez, plein de zèle, chercher quelques remèdes et puis, au parloir, l’un de vos pénitents ou n’importe quelle dévote vous arrêtera, vous ne penserez plus à moi.

L’absurdité de cette hypothèse arracha de nouvelles larmes au moine, en lui prouvant à quel point il avait été cruel pour Adélaïde. Il fallait qu’il l’eût fait bien souffrir pour qu’elle le crût capable de l’abandonner en un tel moment, d’oublier à la vue du premier venu le péril où elle était.

— Ne me quittez plus jamais, suppliait-elle, car ce petit mot ne désigne à présent qu’une très courte durée. Restez avec moi, supportez-moi. L’épreuve sera brève et puis vous serez libre à jamais. Oh ! Michel, j’ai vécu assez longtemps seule, je ne veux pas mourir sans vous.

Elle s’accrochait à lui, les deux bras noués à son cou et il ne la repoussait pas. Il ne craignait plus ce corps si beau qui cessait d’être un instrument de tentation, corps déjà miné par la mort, dont la splendeur intacte encore mais menacée, attestait la victoire inéluctable du néant sur toute chair, la vanité des apparences à quoi se prend l’amour humain. Et le moine serrait contre lui la grande forme frémissante comme pour l’empêcher de se dissoudre et pour lui communiquer sa vie, tandis qu’inerte, les yeux clos, Adélaïde oubliait tout dans la douceur de cette étreinte.

Cependant il ne perdait pas de vue le danger auquel il fallait l’arracher.

— Je ne vous quitterai pas, Adé, je vous le jure. Je ferai ce que vous voudrez, ma chérie. Mais permettez-moi d’agir pour vous, nous ne pouvons rester ici.

Elle rouvrit les yeux. Le paysage lui apparut dans une explosion de lumière, puis aussitôt sembla s’évanouir dans son propre rayonnement. Elle eut l’impression que l’espace s’élargissait, se creusait démesurément autour d’elle et, prise de vertige, désira l’intimité des chambres closes. Son regard dilaté, incertain, où palpitait la peur, chercha celui de Michel.

— Oui, balbutia-t-elle, partons, ramenez-moi chez moi.

Il céda. L’abbaye était plus proche, mais à l’hôtel aussi il aurait du secours. La soutenant il l’entraîna, s’engagea avec elle dans le sentier qui descendait vers la gare. Là, sous les arbres, le chemin était si étroit qu’elle voulut y marcher seule. Puis, sa vue se brouillant à nouveau, elle chancela et il la retint au moment où elle allait tomber. Alors il l’entoura de son bras fortement et elle se laissa conduire, docile, abandonnée, le visage caché contre son épaule.

V

Il s’était efforcé de penser à tout, de tout prévoir. Bien que moine, il exerçait encore la médecine à l’abbaye et dans les cas urgents. Il avait écrit une ordonnance, envoyé un cycliste à Dinant pour y chercher les remèdes nécessaires, téléphoné à deux médecins. Puis sachant qu’au chevet de sa femme, dès qu’elle commencerait à souffrir, il ne serait plus qu’un homme éperdu, incapable de remplir dignement son rôle de prêtre, il avait fait porter un mot au père Athanase, oubliant que ce dernier, le matin même, sitôt après matines, était parti bénir un mariage à Namur.

Ces dispositions prises, Michel ne pouvait plus qu’attendre. Il s’appliquait à maintenir l’espoir en son cœur dévasté, afin que sa confiance, vraie ou feinte, fût pour Adélaïde un réconfort. Il eût voulu la bercer dans ses bras, la consoler avec les plus tendres paroles, mais bien qu’ils fussent seuls maintenant dans la chambre où elle avait tant désiré le voir, elle ne lui prêtait aucune attention. Ses yeux, auxquels la dilatation anormale de la pupille donnait un incroyable éclat, exprimaient lorsqu’ils rencontraient les siens une sorte de défi sauvage, puis se détournaient aussitôt. Elle errait sans repos à travers l’étroite pièce, déplaçait çà et là d’insignifiants objets. Elle avait revêtu un grand peignoir blanc, largement échancré et tantôt, frileusement, enroulait une écharpe de laine autour de son cou, tantôt la rejetait. Tourmentée par la soif, elle but un peu de la tisane que Michel avait fait préparer pour elle. Le breuvage, trop sucré, l’écœura ; une nausée violente la tint un moment sur son lit. Peu après, ses cheveux s’étant dérangés, elle s’approcha de son armoire à glace pour refaire sa coiffure. Son visage lui apparut d’une façon indistincte. Avec sa manche, elle essuya plusieurs fois le miroir limpide, puis pressa de ses doigts ses paupières et parut étonnée de ne point les trouver humides :

— Je pourrais pleurer cependant, constata-t-elle, oui, je devrais pleurer d’avoir trouvé ici-bas si peu d’amour.

En même temps, elle comprit ce qui troublait sa vue et comme Michel se tenait auprès d’elle, suivant avec angoisse les premiers symptômes de l’intoxication, elle l’interrogea sans le regarder, sur un ton d’insouciance désespérée :

— Eh bien ! docteur, qu’en dites-vous ? Vais-je beaucoup souffrir ? En aurai-je bientôt fini avec ce monde ?

Il posa les deux mains sur ses épaules, afin qu’elle eût le sentiment d’une présence rassurante.

— Il ne faut pas parler ainsi, chérie, ni vous effrayer en rien. Mes confrères seront là bientôt et nous vous sauverons, j’en ai la certitude.

— Ah ! dit-elle les dents serrées, peu importe, je ne désire pas vivre.

Il implora, penché sur elle :

— Même pour moi, Adé ?

Sans répondre elle l’écarta d’un geste brusque et, s’abattant sur le fauteuil auprès de la fenêtre, elle regarda au dehors le paysage où la lumière de midi ne laissait aucune ombre.

— Quitter cela, murmura-t-elle, comme se parlant à elle-même, quitter cela n’est pas facile. Comment ne pas craindre ces ténèbres, ce froid de la mort ? Si j’étais un arbre, un brin d’herbe, un animal j’aimerais vivre, mais être une femme, quel sort ! Espérer, attendre, toujours, toujours en vain, à travers ces jours déserts, ces nuits hallucinées, non, je ne le peux plus ! Car que faire ? Où aller ? J’ai été chassée de partout. Ah ! vous dites vivre pour vous !…

Elle s’interrompit et, se tournant à demi vers Michel, se mit à rire d’un rire ironique, bref et triste.

— Vivre pour vous ! répéta-t-elle, ce fut longtemps mon seul but ici-bas, mais j’ai vu que le mariage vous semblait une chaîne, je l’ai brisée et voici que je vous délivre tout à fait en mourant. Votre pitié ne saurait me suffire du moment que votre bonheur n’est pas en moi.

Ce n’était pas seulement parce qu’il cherchait à lui dire les paroles qu’elle attendait, mais parce qu’il n’imaginait plus pouvoir vivre s’il ne sauvait cette vie et cette âme qu’il affirma :

— Mon bonheur est en vous.

— Ce n’est pas vrai ! s’écria-t-elle avec éclat, non, ce n’est pas vrai, car je vous appartenais aussi complètement qu’un objet ou une pièce d’or et vous avez renoncé joyeusement à ce pauvre trésor. Beaucoup vous ont admiré alors, beaucoup ont loué votre sacrifice et pourtant ne croyez-vous pas…

Elle appuya sa tête sur l’épaule du moine et acheva en sanglotant :

— Ne croyez-vous pas qu’il eût mieux valu, tout simplement, m’aimer.

Très bas, parce qu’il pleurait aussi, il murmura :

— Oui, Adé !

Car tout était clair maintenant pour lui et il n’avait plus besoin d’aucune explication pour savoir de quel prix elle avait payé sa vocation.

— Vous aimer, reprit-il à mi-voix, les lèvres sur sa joue, en sorte que chaque parole y formait comme un baiser, oui, j’aurais dû vous mieux aimer, vous défendre contre vous-même, refuser votre sacrifice, tellement insensé, pauvre âme, du moment que vous l’accomplissiez pour moi. Je n’ai pas compris. Qui donc comprend rien ici-bas, si ce n’est trop tard ? Pardonnez-moi.

Elle se rejeta en arrière, l’écartant de ses deux bras étendus et elle roulait sur le dossier du fauteuil sa belle tête :

— Non, dit-elle, vraiment ce serait trop facile de n’avoir qu’à dire : pardonnez-moi ! pour qu’aussitôt tout soit effacé. Pourquoi aurais-je pitié de vous, Michel, avez-vous eu pitié de moi ? Vous avez accepté simplement, joyeusement, mon sacrifice, sans voir qu’il dépassait mes forces. Vous ne m’avez pas ménagée, m’obligeant à monter sans cesse plus haut dans l’âpre chemin où je me suis rompue corps et âme. Parfois je me suis plainte, j’ai pleuré sans vous attendrir. Vous avez pensé qu’il m’était avantageux de souffrir, voyez où cela m’a conduite. Vous êtes convaincu que la douleur est sainte, nécessaire, mais avez-vous jamais le droit de la bénir quand c’est autrui qu’elle déchire. Savez-vous si, clémente et supportable pour vous, elle n’a pas pour lui un aiguillon si dur qu’il vous ferait crier grâce s’il s’attachait à votre chair. Ah ! cruel, cruel, prends en toi mon cœur, prends mon amour, toi qui n’as jamais aimé et essaye maintenant d’être en paix, avec ce feu dans la poitrine, cette réclamation dévorante.

Il écoutait, tremblant, le cri de cette suppliciée, sans songer à l’interrompre. Il lui avait été livré pour une juste expiation. Ses paroles, prononcées déjà hors du temps, le marquaient pour toujours, mais il ne les trouvait pas trop sévères. Il les ratifiait et les complétait en lui-même, s’accusant sans ménagements.

Il se rappelait le jour où, dans les bois, pâle, échouée contre lui, Adélaïde avait avoué sa faiblesse, gémissant : « C’est trop, c’est une chose pire que la mort ! » Pourtant, sans trouble, il l’avait poussée vers l’immolation. Parce qu’il tirait de sa propre peine un enrichissement, il n’avait pas prévu qu’elle serait, par la sienne, appauvrie et ruinée. Maintenant seulement il comprenait la diversité infinie des natures, la fragilité désastreuse des cœurs, la gravité des passions. Maintenant enfin, il condamnait son long aveuglement.

Cependant l’exaltation même du poison ne pouvait changer la nature d’Adélaïde, ni la rendre implacable. Déjà elle avait rejeté tout ce que son cœur contenait d’amertume et de colère. Regardant le visage décomposé du moine, elle eut horreur de sa dureté et, lui jetant les bras autour du cou :

— Je n’ai pas de haine contre vous, Michel, dit-elle, oh ! ne le croyez pas. Je ne voulais pas vous faire tant de peine. C’est cette fièvre de la vie qui m’égare encore, mais elle va bientôt cesser et souvenez-vous que je vous ai tout pardonné depuis longtemps. Vous n’avez pas de reproche à vous faire, je me suis moi-même détruite. Vous ne pouviez comprendre ce que je tentais pour vous, ni prévoir que je ne pourrais m’en consoler. Toutes les femmes oublient et tous les hommes, toutes les plaies se guérissent avec le temps. Un amour comme le mien est une chose bien rare. Et voyez comme il fut inutile, à quel échec il aboutit. Comment ai-je pu, ne cherchant que vous, n’imaginant le bonheur qu’avec vous, vous perdre ainsi, car je vous ai bien perdu, Michel, sur cette terre et au delà.

Le moine tressaillit imperceptiblement. Depuis qu’il s’était enfermé dans la chambre avec Adélaïde, pas un instant il n’avait perdu de vue son salut à la fois temporel et spirituel. Il s’étonnait qu’aucun des médecins qu’il avait appelés ni le messager envoyé à Dinant ne fussent encore là. Il mesurait avec angoisse la fuite du temps et son impuissance. Il veillait sur un corps en danger, sur une âme à demi détruite par le péché et tremblait pour l’un et pour l’autre. Mais voici que l’âme semblait se réveiller. Prise encore sous les rets du mal, elle palpitait peureusement, essayait un faible battement d’ailes. Il pouvait peut-être maintenant agir sur elle, la ramener par degré à la vie de la grâce. Il dit, détachant chaque mot, lentement, afin qu’elle en comprît bien le sens et l’intention :

— La mort même — qu’elle survienne bientôt ou plus tard, — la mort même, Adé, ne nous séparera que si vous le voulez, car toutes les créatures de Dieu se retrouvent en Dieu.

Il attendit quelques instants. Elle ne répondit pas. Ses lèvres s’agitaient, non pour parler, mais dans le mouvement lent et pénible de la soif. Il se leva pour la faire boire, puis, s’agenouillant à nouveau, l’attira contre son épaule, renversa sous sa main le cher visage afin d’y surprendre les moindres reflets de la pensée.

— Dieu ! répéta-t-il avec insistance, certain de lui offrir par ce seul nom la plénitude du secours.

Mais à travers les sombres prunelles malades démesurément agrandies dont il épiait les moindres lueurs, l’âme, à nouveau submergée d’ombre, ne jeta nul éclair. Par deux fois Adélaïde secoua la tête en signe de refus.

— Ah ! soupira-t-elle, j’ai rêvé d’un Dieu miséricordieux… mais ce Dieu Moloch, altéré du sang de ses créatures… ce Dieu qui m’a tout demandé.

— Ne confondez pas, protesta le moine humblement, c’est moi qui vous ai tout demandé, c’est moi qui par mon désir, trop clair pour votre amour, vous ai poussée hors de la voie normale où Dieu vous eût laissée, moi seul ai contrarié l’œuvre de sa grâce. Ah ! le Christ sera éternellement trahi par ceux qui se croient ses apôtres. Il a pris sur lui toute la croix et je n’ai su, disciple infidèle, qu’en charger votre faible épaule. Mais, Adé, il n’est pas possible que ce Dieu dont j’ai déshonoré l’image ne soit pas le vôtre. Vous savez bien, qu’il n’est qu’amour.

Elle se souleva légèrement, étendit les bras avec un vague sourire, puis sa tête retomba lasse sur l’épaule de son mari. Il dut se pencher pour recueillir sur ses lèvres quelques mots, balbutiés très bas :

— Trop tard !… crime inexpiable…

— Adé, reprit-il gravement, s’efforçant de lui communiquer sa foi, mon amie, ma pauvre enfant, il n’existe aucune faute ici-bas que le repentir vrai n’efface. Je suis un homme imparfait et dur, mais je suis prêtre, j’ai le pouvoir d’absoudre toute âme qui regrette et qui pleure. Comme je vous pardonne en mon nom la souffrance qui me vient aujourd’hui par vous, je puis vous pardonner au nom du Christ, vous réconcilier avec votre créateur qui est plus tendre encore pour vous que moi.

— Je vois, dit-elle. Vous voudriez m’entendre en confession. Mais j’ai peur d’un nouveau sacrilège. Encore une fois je vous prendrais pour Dieu.

Il dit timidement, s’excusant presque :

— J’ai appelé le père Athanase.

Elle prit sa main et la baisa dans un élan de soumission profonde.

— Je ferai ce que vous voudrez, dit-elle avec une tendre faiblesse. Si vous désirez que je me confesse à vous ou à tout autre, j’y suis prête. Mais quelle valeur aura cet acte accompli pour vous complaire ? Oh ! Michel, vous avez été ma folie, mon but unique et si l’amour humain est condamné, je n’ai pas de rédemption à attendre, car je me présenterai dans l’éternité pauvre de tout, riche de ce seul amour.

Elle se tut et quelques instants passèrent. Le moine sentait toujours sur sa joue la chaleur de la joue d’Adélaïde. Elle se faisait plus lourde à son épaule. Il n’avait pas besoin de la regarder pour lire en elle. C’était maintenant une créature brisée, incapable d’aucun effort. Il ne savait plus par quelles paroles stimuler l’âme exténuée. Cette femme qu’il aimait entre toutes était la seule près de laquelle il ne pouvait remplir son rôle de prêtre, car il usurpait devant elle la place de son Maître. Elle comprit le chagrin qu’elle lui causait, sans pouvoir l’alléger.

— Adieu donc, murmura-t-elle d’une voix rauque, sombrée, étrangement inhumaine. Je ne reposerai pas en paix, puisque nulle réunion n’est plus possible. Je meurs avec ton nom dans le cœur. Tu peux couvrir de bénédictions et d’huile sainte ma dépouille, mon âme t’échappe en t’appartenant. Michel, il faudra m’oublier.

Il eut un geste de dénégation plus éloquent qu’aucune parole tant, visiblement, l’être intérieur y participait. Par sa transgression, elle l’avait lié à elle plus profondément qu’autrefois par tous les efforts de son obéissance et de sa foi. Désormais il ne cesserait plus de souffrir par elle et pourtant leur double douleur restait stérile. Ils se regardaient, déchirés par le même remords, lui à cause de Dieu, elle à cause de lui. Ils pleuraient, voyant le mal irréparable qu’ils s’étaient fait l’un à l’autre. Une dernière fois elle couvrit de baisers le visage du moine.

— Oublie, supplia-t-elle, je le permets, je le veux. Va, heureux, vers le ciel et laisse-moi l’ombre et l’abîme. Il n’y a pas de salut pour moi. Bénie et pardonnée je ne reposerais pas encore en paix, puisque je ne pourrais me fondre en toi et devenir toi-même puisque, éternellement, il me faudrait subir cette division, cette séparation, cet éloignement dont je meurs, ce supplice d’être moi-même et non point toi.

Il savait bien qu’elle ne délirait pas. Simplement, l’exaltation due au poison, refoulant toutes les contraintes qu’impose la raison, libérait en elle les forces sauvages de la vérité. Des profondeurs les plus secrètes de sa vie montait l’aveu d’un désir monstrueux, sans aucun rapport avec rien de réel, mille fois plus coupable qu’aucun désir charnel et, devant ce pauvre être à jamais abusé, qui, même au seuil de la mort, tendait vers lui, criait vers lui, le confondait avec sa fin suprême, le moine, objet de cette méprise idolâtre, s’était mis à trembler. Il avait l’impression d’une chute vertigineuse où elle l’entraînait. Il résistait et priait, mais avec le sentiment très net que tous les trésors de la grâce s’évanouissaient dans le gouffre sans fond d’une telle misère.

Ce fut à ce moment qu’une auto s’arrêta devant l’hôtel et que Michel, écartant le rideau, vit descendre l’un des médecins qu’il avait appelés. Ce secours humain qui lui arrivait enfin lui fut un réconfort. L’affreux drame spirituel où il se débattait s’interrompait. De nouveau il sentait autour de lui les rassurantes limites de la vie. Des devoirs pressants, nécessaires s’imposaient : soigner Adélaïde, l’arracher à la mort. Et alors tout serait gagné. Avec le temps il saurait la guérir de son amour pour lui. Il voulut aller au-devant du docteur, mais à peine avait-il fait quelques pas vers la porte qu’Adélaïde, se dressant, battant l’air de ses bras, l’appela avec des cris.

— Michel, non pas encore, ne m’oublie pas si vite. Oh ! ne peux-tu rester quelques heures avec moi, ma mort tarde-t-elle trop ?

D’un bond, il fut près d’elle. Ses yeux étaient comme une mer démontée où l’on voyait courir, flots sur flots, des vagues d’épouvante. Elle se calma un peu dès qu’il lui parla et elle lui touchait le visage avec les gestes tâtonnants de l’aveugle.

— Je ne vois plus, gémit-elle. Tout est noir pour moi, mais c’est toi, je te reconnais. Oh ! même si je n’étais qu’une larve inerte enfouie sous la terre ou une pierre, il me semble que je reconnaîtrais encore ton approche. Embrasse-moi. Mets ton bras autour de ma taille, ainsi, ainsi. Dis-moi que je suis ton amour, endors-moi !

Il lui obéissait, la serrant contre lui. Mais il sentait entre eux le sourd travail de la mort qui les désunissait.

VI

À six heures et demie, le dernier train du soir s’arrêta en gare d’Évolayne. Le père Athanase en descendit. D’un regard, il reprit possession du paysage familier, visible encore dans l’obscurité commençante et sans épaisseur. La voie ferrée, la route, les bâtiments blancs de la gare et de l’hôtellerie se détachaient en clair sur les grandes masses sombres des bois et des collines. L’abbaye, toute noire à sa base, par le haut baignait dans un ciel limpide où les dernières lueurs du couchant s’éteignaient sous le scintillement d’une seule petite étoile. Le moine sourit presque amoureusement. Jamais, si courte qu’eût été son absence, il ne revoyait sans émotion l’asile où depuis trente ans s’abritait sa vie. Le souvenir des deux êtres qu’il avait, le matin, donnés l’un à l’autre l’attendrissait aussi. Leur foyer serait un foyer chrétien. Des enfants y naîtraient, parmi lesquels Dieu se choisirait peut-être des serviteurs. Cette pensée accrut encore la joie du religieux. Il traversa d’un pas allègre la grande prairie qui s’étendait derrière la gare, entra dans le sous-bois noir, où la fraîcheur plus intense de l’air saisissait comme celle de l’eau. L’habitude, à défaut de clarté, le guidait dans le sentier connu. Il marchait vite, bénissant le sommeil commençant de la terre et des créatures que le repos nocturne livrait à Dieu. Il croyait au bonheur universel, parce que son cœur était en paix.

Comme il rentrait à l’abbaye, le portier l’arrêta au passage, lui remit une lettre apportée le matin en son absence et qui était, avait-on dit, des plus urgentes. Après cette longue journée passée au milieu des hommes, le moine eût aimé se détendre avant le dîner dans une demi-heure d’oraison, mais il était habitué à compter pour rien sa volonté, à sacrifier toujours ses goûts au plus pressant devoir. Quel que fût l’ami ou l’importun qui le réclamait, il se tenait prêt à servir ce solliciteur avec une charité prompte.

Sans aucun mécontentement, sans curiosité, sans hâte, mais sans retard, il ouvrit la lettre, déchiffra le court billet qui portait la signature de Michel.

Jamais, depuis vingt ans qu’il connaissait le père Athanase, le frère qui attendait près de lui dans l’indifférence n’avait vu apparaître sur ce visage un tel bouleversement. Les traits se convulsèrent. Le teint foncé prit une pâleur terreuse, le regard devint fixe, se chargea d’interrogation et d’épouvante. Pourtant, se sentant observé, le religieux reprit vite un calme apparent :

— Cher frère, dit-il d’une voix à peu près naturelle, voulez-vous prévenir le père Abbé. Je suis appelé auprès d’une mourante. Peut-être ne pourrai-je pas rentrer ce soir.

Il sortit aussitôt. La nuit sereine se referma sur lui. Caché en elle, il se recueillit un moment. Une prière éperdue s’exhalait de son cœur pour l’âme coupable qu’il eût voulu racheter au prix de son sang. Mais il ne savait pas à quel monde elle appartenait, ni s’il pouvait l’atteindre encore ici-bas et l’aider à se repentir. La lettre qu’il tenait dans la main avait été apportée à midi. Or quelques heures suffisent pour détruire une vie qui parfois pourtant oppose à la mort une résistance interminable. Peut-être pouvait-il arriver à temps. Il se mit à courir dans l’ombre, descendant la route en lacets, plus longue mais plus facile que le sentier des bois. Dix minutes plus tard il arrivait devant l’hôtellerie. Elle n’était que faiblement éclairée, car, à cette époque de l’année, passants, pèlerins, excursionnistes ne s’y attardaient guère après le coucher du soleil. Sur le pas de la porte, l’aubergiste, sa femme et une jeune servante se tenaient debout, avec l’expression morne, hostile et anxieuse de ceux qu’un événement tragique arrache brutalement au déroulement quotidien de leurs habitudes. Dès que le moine eut prononcé le nom d’Adélaïde :

— Ah ! vous venez pour cette pauvre dame, s’écria l’homme, en s’efforçant de prendre un vague accent de compassion pour voiler sa mauvaise humeur. Les médecins viennent de partir. Il paraît qu’elle est très, très mal. On aurait dû tout de suite l’emmener à la ville dans un hôpital. Comment la soigner ici ?… ce n’est pas raisonnable… Nous avons fait pour le mieux, mais le père Stéphane ne veut plus personne.

Dom Athanase monta au premier étage. Un tumulte de voix et de plaintes le guida vers une porte à laquelle il frappa sans recevoir de réponse. Il l’entre-bâilla alors avec précaution.

L’odeur froide et violente de l’éther fut la première chose qu’il perçut. Elle créait avec la pénombre l’atmosphère propre à la maladie. Une lampe électrique autour de laquelle on avait enroulé une écharpe de soie ne projetait qu’une clarté atténuée dans la pièce. Tout y était bouleversé par la lutte que, durant plusieurs heures, trois hommes venaient de livrer à la mort. Pour pouvoir se mouvoir librement dans cet étroit espace, ils avaient entassé les meubles les uns sur les autres. Certains étaient renversés. Des mains hâtives avaient plongé dans les tiroirs, dans les placards qui restaient béants. Çà et là gisaient des vêtements de femme, des linges, des serviettes. Sur la toilette s’alignaient, auprès d’une trousse médicale, le réchaud à alcool, des ampoules brisées ou intactes, des médicaments divers. Le lit était en partie caché par la silhouette haute et sombre de Michel. Il se tenait penché sur une forme blanche qui s’agitait entre ses bras. Au bruit que fit la porte en s’entr’ouvrant, il tourna la tête et, reconnaissant le père Athanase, l’arrêta d’un signe.

— Pas maintenant, dit-il très bas, n’entrez pas en ce moment, vous l’effraieriez.

Le mal avait pris la forme de la peur. Autour d’Adélaïde, tout n’était plus que menaces, périls, visions affreuses. Elle distinguait à peine les objets réels, dont les contours se perdaient parmi des zones indéterminées d’ombre et de lumière, mais son imagination créait sans cesse dans le vide des figures hideuses. Elle les désignait avec des gestes apeurés en se cachant contre Michel. Son délire était d’autant plus pénible qu’il ne pouvait s’exprimer. Elle essayait vainement de se faire comprendre. Le larynx contracté ne laissait passer qu’une suite de sons précipités et rauques qui ne parvenaient pas à devenir paroles. Pourtant, à force d’efforts, elle prononça distinctement le mot « jour », avec un accent de supplication. Michel, tournant le commutateur du plafonnier, illumina la pièce, mais elle se crut alors au milieu des flammes, jeta des cris. Il éteignit aussitôt. Il avait dû s’éloigner d’elle. Cette forme noire qui bougeait cessa de lui paraître familière et prit un aspect redoutable. L’homme aimé ne fut plus son défenseur, mais son ennemi. Sans nulle protection devant lui, elle l’épiait avec défiance. L’effroi faisait grelotter sa chair et lorsqu’il voulut la toucher, elle se rejeta sur l’autre bord du lit. Il étendit les bras, cherchant à l’apaiser et ne réussit qu’à redoubler son épouvante. Elle fit un saut brusque hors des draps, toucha terre, tomba sur un genou et, se relevant, courut vers la fenêtre, essaya de l’ouvrir. Déjà Michel l’avait rejointe. Il l’enlaça, pliant à demi sous la poussée furieuse de ce corps animé par la force du délire et de la peur déchaînés. Il y eut une courte lutte. Puis la crise prit fin. Michel, reportant sur le lit sa femme inerte, s’efforça de la ranimer. En même temps, très bas, il répondait aux questions du père Athanase qui s’était rapproché :

— C’est le cinquième accès… Les piqûres de morphine n’ont fait que redoubler le mal… Nous avons tout tenté…

Il n’acheva pas. La force lui manquait pour commenter ou pour se plaindre. Son attitude disait assez qu’Adélaïde était perdue. On sentait qu’il n’avait pour but en la soignant que le soulagement, non la vie. Ses traits vieillis et contractés exprimaient une obstination morne : la volonté de supporter jusqu’au bout, de ne point manquer au devoir d’assistance qui était son dernier devoir. Penché sur le lit, il regardait fixement cette chair qui subissait la destruction, ce visage déjà méconnaissable, ce cœur par lui brisé et sans doute cherchait-il à distinguer sous le voile des apparences, le feu mourant de l’âme. Le père Athanase demanda :

— Avez-vous pu la confesser ?

Il secoua la tête en répétant les paroles d’Adélaïde :

— Elle m’a dit : « À quoi bon, je vous prendrais pour Dieu. »

Et défaillant, la voix tremblante, il expliqua :

— Elle s’est sacrifiée pour moi… elle est entrée au cloître sans vocation… pour servir la mienne… elle affirme n’avoir jamais adoré… adoré que moi !

Le père Athanase fit un geste d’effroi. Michel, bien qu’il n’espérât rien, pas plus comme prêtre que comme médecin, supplia :

— Peut-être pourriez-vous, mieux que moi, l’éclairer. Parlez-lui. Par moments elle est lucide.

L’un de ces moments était venu. Le mal faisait trêve. Adélaïde sortait de la stupeur qui avait succédé au délire. De nouveau ses yeux s’ouvraient, des yeux terribles qui dévoraient tout le visage mais qui n’avaient plus en cet instant l’éclat hagard de l’hallucination. L’intensité de l’expression, bien qu’anormale, était humaine. Le regard s’attachait à des objets réels, s’étonnait, s’appliquait, comparait. Contemplant les deux hommes debout à son chevet, elle les distinguait l’un de l’autre, cherchait à les situer dans le domaine du souvenir. Sachant que le sens de l’ouïe n’était pas atteint chez elle comme celui de la vue, Michel, à voix haute, répéta :

— Le père Athanase est là, Adé, vous m’entendez bien… Le père Athanase !

Elle fit de la tête un signe d’acquiescement. Michel s’effaça, cédant à la tête du lit sa place à son ami. Celui-ci se pencha. Son visage était doux. Ses lèvres effleurèrent le front d’Adélaïde. Ni la lèpre du péché sur elle, ni celle de la douleur mal acceptée ne firent reculer sa charité parfaite. Il lui parla et elle le reconnut, car elle retint longuement sa main dans la sienne. Quelques sons rauques, indistincts s’échappèrent de sa bouche, mais elle ne parvint pas à prononcer un mot. Sa main pressa encore celle du religieux, puis se retira. Elle semblait le remercier et le repousser à la fois, trop lasse pour accepter aucun secours.

Le père Athanase hésita. Il se trouvait en présence d’un fait qui, dépassant les limites de l’événement particulier, remettait en question les plus troublants problèmes. Cette âme avait beaucoup aimé et noblement souffert, pourtant elle gisait devant lui vaincue, frappée à mort, désespérée. Rien n’était donc ici-bas aussi simple qu’il l’avait cru, du moment que la douleur humaine parfois manquait son but et, au lieu de sauver, perdait. Le prêtre n’osait condamner ni conclure, ni même intervenir autrement que par la prière dans le drame qui s’achevait sous ses yeux. Ne sachant comment atteindre la créature égarée qu’il n’avait jamais comprise, il s’en remit à Dieu. Tombé à genoux il se recueillit longuement. Puis se relevant, il s’inclina de nouveau sur Adélaïde, répétant plusieurs fois certains mots afin qu’elle les comprît bien :

— Je ne vous demanderai rien, dit-il. Quand une âme est parvenue à un certain degré de souffrance, elle ne peut plus être touchée que par Celui dont les pieds et les mains furent percés. Il me semble que Jésus veut être seul avec vous. Remettez-vous entre ses mains, pleurez vos fautes, suppliez votre Sauveur. Dites-Lui que vous voulez L’aimer… Lui seul, et non sa créature… L’aimer enfin.

En même temps il présentait à la mourante un crucifix qu’il posa légèrement tout d’abord sur son front, puis sur sa bouche, puis sur sa poitrine. Elle parut sensible à ce contact, se redressa en frémissant, comme quelqu’un qui reconnaît une approche à la fois chère et redoutable ou qui s’entend appeler par son nom. Elle haletait un peu et semblait écouter avec une sorte de vague sourire, craintif, suppliant et amer. À tâtons ses doigts cherchèrent la croix puis s’y rivèrent et elle l’éleva très haut, comme le naufragé au-dessus des eaux qui l’étouffent élève le seul trésor qui lui reste et qu’il cherche à sauver. Ses yeux s’arrêtèrent sur le père Athanase et tandis que, debout, l’ayant bénie, il prononçait d’une voix haute et ferme la formule de l’absolution, deux larmes coulèrent sur ses joues. Elle voulut parler encore, formuler sa dernière pensée, son repentir peut-être, mais son effort fut vain, et si avidement qu’il guettât cette suprême confidence, pour lui sans prix, Michel n’en put rien saisir. Presque aussitôt prit fin cette communication humaine qui s’établit par l’échange des paroles, des regards, des signes. L’agonie commença. Les yeux se révulsèrent. Le visage rigide cessa de rien exprimer, les mouvements brusques, incertains devinrent convulsions et il n’y eut plus sur le lit qu’une forme aveugle qui, travaillée par des forces obscures, par de prodigieuses poussées de souffrance, se débattait confusément dans les liens craquants de la vie, cherchant la mort comme une issue.

Alors ce fut la longue veille aux abords de l’éternité. La maison était absolument tranquille, soit que les hôteliers l’eussent quittée pour se réfugier dans une dépendance, soit qu’ils se fussent endormis. Le râle d’Adélaïde, sourd et régulier, s’élevait seul dans le silence. La lampe voilée éclairait faiblement son visage blême, marbré de plaques rouges. Des mèches de cheveux se collaient à ses tempes. L’un des yeux disparaissait à demi sous la paupière abaissée, l’autre demeurait fixe. Les joues se creusaient autour de la bouche, qui, déviée, pendait d’un seul côté. Toute l’éclatante beauté dont resplendissait encore le matin cette figure charmante était déjà flétrie.

Il n’est point vrai, comme on le dit, que la mort fasse horreur aux vivants. Elle est la séduction suprême. Jamais, dans l’épanouissement de sa jeunesse, Adélaïde n’avait été plus aimée qu’à cette heure de déchéance. Pas un instant les deux prêtres qui l’assistaient ne firent défection, pas un instant la fatigue n’affaiblit l’attention passionnée qu’ils lui prêtaient. Ah ! si elle avait eu besoin d’eux, si incomplet qu’eût été son appel, ils l’eussent aussitôt compris et exaucé. Mais elle ne demandait rien. Ils devaient s’en remettre à leur imagination, inventer les quelques soulagements qui pouvaient encore lui être doux. À intervalles réguliers, ils versaient un peu d’eau entre ses lèvres desséchées, essuyaient son front trempé de sueur. Michel tenait sa main glacée, afin qu’elle eût encore dans son abandon l’impression d’une présence amie. Parfois il appuyait sa joue contre sa bouche. Et longtemps, dans la transe de sa chair atteinte, elle fut sensible à ce contact y répondit par un tressaillement. Puis ce dernier réflexe cessa. Elle ne donna plus nul signe de connaissance. La vie refluait en elle, le pouls ne battait plus. Les mains remuaient encore faiblement. Elle n’avalait plus l’eau qu’on lui donnait et qui coulait sur sa joue en un mince filet froid. Et voyant qu’il ne pouvait rien pour elle, Michel n’essayait plus de conserver l’apparence même du courage. Il gisait à demi couché sur le lit, le front sur l’épaule d’Adélaïde, la main posée sur son cœur dont il épiait les derniers sursauts, il essayait de mourir avec elle. Le père Athanase, veillant sur ces deux êtres qu’il sentait également menacés, tenta de les séparer, de rattacher celui qui devait vivre aux devoirs de la vie. Il proposa très bas, en se penchant vers lui :

— Voulez-vous dire avec moi les prières des agonisants. C’est le seul secours dont elle ait maintenant besoin.

Michel leva sur son ami des yeux atones, il fit un signe de refus doux et catégorique et murmura ces paroles étonnantes :

— Je ne suis plus prêtre ! pas même chrétien !

Un drame se jouait ici, analogue à celui qui perdit la race humaine. Milton l’a supposé : Adam ne mangea pas le fruit de mort par faiblesse ou égarement, mais en pleine lucidité, avec horreur, simplement parce qu’Ève ayant failli, il ne voulut pas qu’elle fût perdue sans lui. Michel obéissait à un sentiment analogue. L’homme qui avait sacrifié jadis son amour à Dieu, aujourd’hui, par un subit renversement, subissait l’affreuse tentation de sacrifier Dieu à son amour. Il expliqua :

— Elle m’a dit : gardez le ciel, laissez-moi l’ombre et l’abîme. Père, ce n’est pas possible. Mon sort ne sera plus séparé du sien. Je veux être maudit si elle est maudite. Je sais que l’Église lui refusera la sépulture religieuse. Je ne resterai pas dans l’Église.

Le père Athanase l’enveloppa de ses bras et, penché sur lui, il insufflait sa vie à cette âme qui se mourait aussi.

— Vous vous trompez, mon ami, mon enfant, vous êtes égaré, malade. L’Église n’est pas si dure. Le suicide est à ses yeux, certes, un grand crime. Mais elle ne rejette pas ceux qui l’ont accompli dans la démence, encore moins ceux qui ont eu le temps de s’en repentir. Votre femme a subi une épreuve redoutable. Elle s’est trompée, elle nous a trompés tous, dominée par une passion qui, légitime en soi, devint avec le temps, démesurée, folle, idolâtre. Vous avez été son Dieu !… Et pourtant sa vie ne fut pas sans générosité. Si le désespoir de l’amour déçu l’a perdue pour la terre, le Christ peut encore la sauver pour l’éternité. Rappelez-vous que son dernier geste fut vers Lui.

Alors une pauvre lueur, une très lointaine flamme d’espoir apparut dans les yeux de Michel. Il écoutait avidement les paroles de son ami :

— Paix sur elle, disait le père Athanase. Savons-nous ce qui se passe là où elle est, seule avec Dieu dans l’intimité totale de la dernière heure ? Aidez-la par vos prières, comme chrétien, comme époux, surtout comme prêtre, car il ne se peut pas que votre sacerdoce ne soit pas en cet instant d’un prix infini pour elle.

Jamais âme prête à paraître devant Dieu ne fut secourue par des intercessions plus ferventes. Le père Stéphane, perdu de douleur, ne jetait vers le ciel qu’un cri silencieux, toujours le même : « Grâce, pitié, j’expierai pour elle, moi seul suis coupable. » Le père Athanase, plus lucide, tendu dans un formidable effort, luttait en athlète contre toutes les puissances du mal, supportait sans faiblir leur dernier assaut et, se substituant à la créature expirante, jetait dans la balance du Juge suprême toute sa vie. Mais, bien qu’elle fût riche en bonnes œuvres, il la comptait pour peu de chose. L’homme pur s’effaçait devant le prêtre qui disposait d’un trésor infini : le sang de Jésus-Christ, offert par lui chaque matin sur l’autel. Il assiégeait Dieu d’une prière tranquille, tenace, irrésistible, humble et pleine de certitude.

Et pendant très longtemps rien ne changea dans la chambre, La vie et la mort pesaient avec une égale violence sur le corps qu’elles se disputaient et Michel, embrassant étroitement ce corps, tressaillait avec lui, cependant que la prière obstinée du père Athanase, allant de son cœur à ses lèvres comme le courant du sang, se continuait, se répétait sans fin. Tous trois étaient prisonniers d’une angoisse incommunicable. Leur douleur fixe, sans accroissement ni diminution participait à l’éternel et l’air qui entrait par la fenêtre entre-baillée, en fraîchissant avec la nuit, marquait seul autour d’eux la marche lente du temps.

Puis soudain, quelque chose de nouveau se produisit. Le râle d’Adélaïde faiblit, faiblit, cessa complètement. Les sanglots de Michel éclatèrent tout haut. Le père Athanase s’était levé. Avec une dignité souveraine, il enveloppa d’un grand signe de croix le corps qui palpitait encore. À cet instant suprême où il est dit que l’âme fait son choix et, devant l’éternité ouverte, accepte ou refuse pour toujours la grâce offerte, certain que tout l’amour dont elle avait brûlé sur terre se fixait maintenant sur son objet réel, il répéta une fois encore la formule de l’absolution. Il l’achevait, quand un souffle assez fort, péniblement passa les lèvres de la mourante, puis un autre souffle, plus faible, puis, après un long intervalle, le dernier.

Bien que les deux prêtres songeassent surtout à l’âme envolée, ils furent doux pour la pauvre chair qu’elle avait habitée, compagne d’une longue souffrance. Ils lui rendirent pieusement les derniers honneurs. Quand Michel eut fermé ses yeux, lissé doucement ses cheveux, enroulé autour de son cou une écharpe qui cachait la bouche, restée légèrement entr’ouverte, Adélaïde reprit une passagère splendeur. Ses traits contractés se détendirent, les plis profonds creusés sur son visage s’effacèrent. La mort avant de la détruire la para de suprêmes grâces. Elle sortait des humiliations de l’agonie affinée, dématérialisée en quelque sorte, ainsi qu’un être qui a passé par la torture et sa beauté prenait à la fois un caractère grave et enfantin, unissait la majesté de la douleur et de la science à la jeunesse intangible qui vient de l’éternité.

Elle gisait pâle, démunie de tout, mais on eût dit que sa forme, abandonnée par l’esprit, demeurait chargée d’une révélation suprême. La femme qu’elle avait été, longtemps cachée sous les flots mouvants de la vie, à travers les eaux étales, limpides de la mort apparaissait en transparence dans sa vérité absolue. Et ceux qui la veillaient la comprenaient enfin. Trompés par son ardeur, sa noblesse, sa force apparente ils n’avaient point reconnu en elle l’incurable infirmité de l’amour humain. Ils s’étaient plu à la croire libre, ailée, lucide, alors qu’elle avait tous les membres liés, ce bandeau sur les yeux, ce glaive en travers du cœur. Mais quelqu’un connaissait sa faiblesse devant qui se tenait à présent son âme tremblante, marquée des souillures de la vie.

Les deux prêtres assistaient cette âme en peine. Michel priait dans la nuit :

« Pitié pour celle qui n’a su t’aimer qu’à travers tes ouvrages et qui n’a point dépassé le monde des signes, des formes, des images.

« Captive des illusions sensibles, elle eut peur de ton silence et de ta beauté cachée. Elle demanda le bonheur infini à l’être éphémère, mais elle fut seule entre ses bras. Elle ne comprit pas et ne fut pas comprise, elle eut pour croix un corps vivant.

« Condamneras-tu l’amour humain, Toi qui fis l’homme et la femme l’un pour l’autre, afin qu’ils se déçoivent s’ils ne se cherchent pas en Toi ?

« La douleur qu’ils s’apportent pour seul présent leur enseigne en secret ta nécessité, les livre, dépouillés, fût-ce à leur dernier jour, à ta miséricorde.

« Tu sais bien que c’est Toi qu’ils appellent, sans le savoir, ces amants trompés, lorsqu’ils crient vers la frêle idole de chair, pur néant.

« Tu sais bien que leur faute est moins grande que ce vide où ils sont, cette absence, ce désert limité et cerné de mirages.

« Mais Tu les attends à toutes les issues du monde. Patient, parce que éternel, Tu leur tends les bras. L’heure dure encore où Tu épousas leur misère avec toutes les autres, quand Tu vins mourir sur la terre, comme eux seul, comme eux méconnu dans l’universelle défection.

« À ce cœur égaré pour lequel nous te demandons grâce, laisse adhérer le cœur humain que Tu portas, déchiré par la même lance. Répare sa douleur en te rappelant la tienne, car il y a cela de commun entre Toi et ta créature : l’amour trahi. »

TABLE DES MATIÈRES

Pages.


PARIS
TYPOGRAPHIE PLON
8, rue Garancière

Dépôt légal : 1933.
Mise en vente : 1933.
Numéro de publication : 6584.
Numéro d’impression : 5080.
Nouveau tirage : 1951.