L’Abbaye de Northanger/9

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Traduction par Mme Hyacinthe de Ferrières.
Pigorau (1, 2, 3.p. 131-158).



CHAPITRE IX.


Les événemens de cette soirée, si désagréable pour Catherine, produisirent sur elle un effet tout particulier.

Elle éprouva d’abord un mécontentement qui se porta sur toutes les personnes qui étaient au bal, et qui dura tout le tems qu’elle y resta. L’ennui survint bientôt, et produisit un désir vif de retourner chez elle. À peine y fut-elle arrivée, qu’elle se sentit pressée d’un grand besoin de manger ; elle l’apaisa, et aussitôt celui de dormir s’empara d’elle : elle se hâta de se mettre au lit, où la fatigue, occasionnée par les diverses sensations qu’elle avait éprouvées, la plongea dans un sommeil profond, sommeil qui dura neuf heures et qui lui rendit le repos et la gaieté.

L’espoir revint aussi et lui donna de nouveaux projets. Elle prit la résolution d’entretenir la connaissance qu’elle avait faite de Miss Tilney. Et pensant que celle-ci, en qualité de nouvelle arrivée, ne pouvait manquer de se trouver à la Pump-Room, elle choisit ce but de promenade qui avait d’ailleurs de l’attrait pour elle, par l’agrément qu’il lui offrait. En effet c’était là qu’elle avait trouvé des amies intimes, c’était là qu’elle s’entretenait avec elles en petit comité et qu’elles se faisaient leurs confidences, c’était enfin là qu’elle avait la presque certitude de voir les personnes qu’elle désirait rencontrer.

Son plan arrêté, elle prit un livre, bien résolue de ne le quitter qu’au moment que l’horloge frapperait une heure. Les fréquentes exclamations, les à-parte multipliés de Mistriss Allen, lui causaient quelques distractions, dont elle avait déjà pris l’habitude. Car bien que la nullité de l’esprit de cette dame et le vide de sa tête lui fournît peu de sujets de conversation, elle ne restait cependant pas pour cela long-tems dans le silence : elle débitait toutes les pensées qui se présentaient à elle, ou que le moindre objet faisait naître. Si pendant qu’elle travaillait, son aiguille tombait, si elle cassait son fil, si elle apercevait une tache à sa robe, elle ne manquait pas d’en faire tout haut l’observation. Elle se parlait à elle-même et répondait à ses propres questions.

Un peu après midi et demi, un bruit assez grand se fit entendre dans la rue ; Mistriss Allen courut à la fenêtre : à peine eut-elle dit que c’était deux voitures découvertes, qu’elle les vit s’arrêter devant la porte de sa maison, et pendant qu’elle observait, haut à sa manière, qu’il n’y avait qu’un domestique dans la première, et que la seconde où était Miss Thorpe, était conduite par le frère de Catherine, John se fit entendre en appelant Miss Morland tout en montant l’escalier.

Me voici, dit-il, en entrant… Vous ai-je fait attendre trop long-tems ?… Ce diable de sellier a été une éternité à réparer les harnois de mon cheval ; il trouvait toujours quelque chose à y refaire. Après nous avoir assuré qu’ils étaient en bon état, que nous pouvions partir, ne voilà-t-il pas qu’au milieu même de la rue, tout a été au diable. Comment vous portez-vous, Mistriss Allen ? Nous avons eu hier un beau bal, n’est-il pas vrai ? Allons, Miss Morland, dépêchez-vous : les autres sont en bas qui nous attendent et qui s’impatientent. — Que voulez-vous dire, répondit Catherine, où voulez-vous que j’aille ? — Où je veux que vous alliez ? Avez-vous déjà oublié que nous sommes convenus que je vous conduirais ce matin à Claverton-Down ? Tue dieu ! quelle tête vous avez ! — Je me souviens effectivement que vous avez parlé de faire cette partie, dit Catherine en regardant Mistriss Allen, comme pour lui demander ce qu’elle en pensait ; mais réellement je ne vous attendais pas. — Vous ne m’attendiez pas ! Voilà qui est bon ! Que comptiez-vous donc faire ce matin, si je ne fusse venu ? Catherine garda le silence ; ses regards sollicitaient de plus en plus Mistriss Allen de lui dicter la réponse qu’elle devait faire. Mais Mistriss Allen ne connaissait rien au langage des yeux ; jamais elle n’y faisait attention. Cependant le plaisir qui se présentait produisit son effet sur Catherine ; il balança, il affaiblit peu-à-peu le désir qu’elle avait de voir Miss Tilney. D’un autre côté, Mistriss Allen ne faisait point d’objections contre cette promenade ; et Catherine pouvait d’autant moins en trouver qu’elle voyait qu’Isabelle était avec James, comme John lui proposait d’aller avec lui. Malgré ces dispositions, elle ne voulut cependant pas se décider sans avoir consulté Mistriss Allen. Eh bien ! Mistriss, lui dit-elle enfin, qu’en pensez-vous ? Puis-je vous quitter durant une heure ou deux et accepter la promenade qu’on me propose ? Faites comme il vous plaira, ma chère, répondit Mistriss Allen, avec la plus calme indifférence. Catherine n’eut pas de peine à se décider ; aussitôt elle courut se préparer, revint au bout de quelques minutes, ayant à peine laissé à M. Thorpe, le tems de faire admirer son gig à Mistriss Allen. Celle-ci leur souhaita du plaisir dans leur promenade, et ils la quittèrent.

Chère amie, s’écria Isabelle, qui en la voyant, se livra, comme à son ordinaire, aux transports de la plus vive joie ; chère amie, vous avez été au moins trois heures à vous préparer : je mourais d’inquiétude que vous ne fussiez malade ; le délicieux bal que nous avons eu hier ! J’ai mille choses à vous dire ; mais dépêchons-nous de partir ; nous n’avons point de tems à perdre. Catherine, qui s’était approchée pour lui souhaiter le bon jour, la quitta pour monter de suite, suivant le désir d’Isabelle, dans la voiture de John, et elle entendit dire à James : ô ! la douce, la charmante fille ! Je l’aime de passion. Ne vous effrayez pas, Miss Morland, lui dit M. Thorpe en lui donnant la main pour monter en voiture ; ne vous effrayez pas si mon cheval se laisse aller à quelque gaieté en partant ; il est si fringant qu’il fera mille caracoles ; mais soyez tranquille, dès qu’il sentira la main de son maître, il sera bientôt à la raison ; il est plein d’ardeur ; mais je le rends doux comme un mouton. Catherine qui n’avait aucune raison pour douter de la vérité de ce que disait M. Thorpe, n’était pas sans crainte sur les dangers qu’elle courait, avec un cheval aussi vif ; mais elle était trop avancée pour reculer et la confiance de la jeunesse, vint promptement remplacer le petit mouvement d’hésitation qu’elle avait eu ; elle sauta légèrement dans la petite voiture, et le fashionable Thorpe se plaça près d’elle.

Alors John ordonna d’une voix impérieuse et dure, au valet qui se tenait à la tête du cheval, de le laisser aller. Mais la pauvre bête partit très-paisiblement au pas et sans caracoles. Catherine contente d’échapper aux dangers qu’elle avait craints exprima sa joie et sa surprise. Son compagnon l’assura que c’était au talent qu’il avait pour conduire qu’elle était redevable de la sagesse de son cheval, qu’il savait le maîtriser et le rendre docile, par la manière dont il se servait des guides, et qu’il lui faisait sentir la main. Catherine pensa que c’était bien inutilement qu’il l’avait d’abord effrayée, puisqu’il était si sûr de contenir son cheval, et se félicita en même tems d’être avec un aussi bon conducteur. L’animal continua à suivre son allure, sans témoigner la moindre propension à s’animer ; ce qui tranquillisa tout-à-fait Catherine, et lui permit de se livrer entièrement au plaisir de faire une jolie promenade par un beau soleil du mois de Février, et même de le faire assez lestement ; car elle se ressouvenait que John lui avait dit que son cheval ne pouvait faire moins de dix milles par heure.

Un assez long silence succéda au court dialogue qu’ils avaient eu dans le premier moment. M. Thorpe rompit ce silence, en disant assez brusquement : ce vieux Allen est riche comme un juif, n’est-il pas vrai ? Catherine répondit qu’elle ne comprenait pas ce qu’il disait ; il répéta la question, en ajoutant, le vieux Allen avec qui vous êtes ? — Oh ! c’est de M. Allen que vous parlez : oui, je le crois très-riche. — Il n’a point d’enfans ? — Non. — Fameuse succession ! C’est joli pour un héritier. Il est votre parrain, n’est-ce pas ? — Mon parrain, à moi ? Non vraiment. — Mais vous êtes toujours chez lui. — J’y vais très-souvent. — Ah ! j’entends, j’entends. C’est un bon vivant, le papa ; il en a fait des siennes dans le tems, je le gagerais. Il n’est pas goutteux pour rien : boit-il bien sa bouteille par jour ? — Une bouteille par jour ! Non assurément ; comment pouvez-vous le penser ? C’est un homme très-sobre ; vous en avez été témoin la nuit dernière au bal. — Bon Dieu ! vous autres femmes vous vous imaginez qu’un rien suffit pour nous enivrer. Croyez-vous donc qu’un homme ne puisse soutenir sa bouteille ; pour moi je suis sûr que si chaque homme en buvait une par jour, il n’y aurait pas de moitié autant de désordre que l’on en voit maintenant. Cela serait bon pour tout le monde. — J’ai peine à croire cela. — Oh, diable ! c’est pourtant bien vrai ; comme il l’est également qu’on ne dépense pas la centième partie du vin, dont notre climat brumeux rend la consommation nécessaire. — J’ai cependant entendu dire qu’elle était grande à Oxford. — À Oxford ! Il n’y a point de buveurs à Oxford. Vous y trouverez à peine un homme capable de boire ses quatre mesures ; c’est le plus. Il faut avouer pourtant que, pendant notre dernier séjour à Oxford, on a remarqué que d’après calcul fait, l’un dans l’autre, nous buvions chacun cinq pintes par jour. Cela peut vous paraître extraordinaire ; pour moi, ce n’est qu’une bagatelle, et je ne vous dis cela que pour vous donner une idée juste de ce qu’un homme peut boire sans qu’il y paraisse. — Vous m’en donnez vraiment une belle idée, reprit vivement Catherine, comment imaginer en effet qu’il soit possible de boire autant que vous dites que vous buvez. James, je l’espère, ne suit pas votre exemple. La chaleur qu’elle avait mise dans cette réponse, lui en attira une bien autrement vive, toute remplie de fréquentes exclamations entremêlées des juremens qui faisaient les ordinaires ornemens des discours de John, Cette réponse ne fit que confirmer Catherine dans l’opinion où elle était qu’il se faisait une grande consommation de vin à Oxford ; que John était un des zélés consommateurs, et qu’en comparaison de lui, James pouvait être cité pour sa sobriété.

Thorpe voyant la mauvaise tournure que cette conversation avait prise, se remit à parler du mérite de son équipage : il fit de nouveau le détail des précieuses qualités qui distinguaient son cheval, de sa vîtesse, du moëlleux de ses mouvemens, lesquels selon lui étaient tels qu’ils rendaient presqu’insensibles ceux de la voiture. Catherine, sans aucune connaissance sur un pareil sujet, et avec beaucoup de méfiance d’elle-même, ne pouvait qu’écouter et faire de tems à autre une simple réponse approbative ; c’était d’ailleurs la seule que lui permettait la volubilité de la langue de son compagnon. Elle devint ainsi en quelque sorte l’écho des louanges que celui-ci se donnait ; et sans la moindre difficulté il fut convenu entr’eux que l’équipage de M. Thorpe l’emportait de beaucoup sur tous ceux de son espèce qui existaient en Angleterre ; qu’il était le plus léger de tous, que son cheval était le meilleur coureur, que lui-même était le plus habile conducteur.


Tous ces points étant décidés et la matière paraissant épuisée sur ce sujet, Catherine, après quelques momens de silence et pour faire diversion, se hasarda à demander à son compagnon s’il pensait que le gig dans lequel James était fût solide. — Solide ! Ah pardieu ! De votre vie vous n’avez vu une semblable patraque ; il n’y a pas un fer qui tienne ; les roues pouvaient être belles et bonnes il y a dix ans, la caisse de même. Sur mon âme si vous vouliez en prendre la peine, avec le plus léger effort vous parviendriez seule à la mettre en mille pièces ; c’est la plus détestable carriole que l’on puisse voir ; je ne voudrais pas pour mille livres être obligé de faire seulement deux milles dedans. Grâces à Dieu, la nôtre est bien différente. — Bon Dieu ! s’écria Catherine très-effrayée, il faut absolument nous en retourner ; si nous continuons, il arrivera infailliblement quelqu’accident ; de grâce, M. Thorpe, retournons. Arrêtez ! arrêtez ! Parlez à mon frère du danger qu’il court. — Courir du danger ! Eh, parbleu ! Qu’est-ce que cela fait ? Si la voiture casse, eh bien, ils rouleront par terre ; le terrain est uni, la chûte ne sera pas désagréable. Au surplus tranquillisez-vous ; il ne s’agit que de savoir bien conduire la voiture ; une vieillerie comme celle-là est encore assez solide pour durer vingt ans, si elle est en bonnes mains. Tenez, je parie cinquante livres que je la conduis à York et la ramène, sans qu’il y manque un clou.

Tout ce que Catherine entendait la jettait dans le plus grand étonnement ; elle ne savait comment concilier des opinions si différentes sur le même sujet. Les discussions étaient pour elle des choses inconnues. Jamais il ne s’en était soutenu dans sa famille sur quelque sujet que ce fût. Si quelqu’un en entamait une, elle était arrêtée sur-le-champ, ou par une pointe, ou par une plaisanterie faite par son père, ou par un proverbe cité par sa mère ; elle avait bien moins encore été dans le cas de connaître les faussetés et les contradictions, dont la vanité se sert pour se faire valoir ; jamais, chez ses parens, on ne pensait à recourir à des détours peu véridiques pour se donner quelqu’importance, ni à assurer une chose pour la démentir quelques momens après. Tout, jusqu’à ses réflexions, contribuait à la tenir dans l’incertitude la plus pénible ; d’abord elle chercha à s’assurer par de nouvelles questions si M. Thorpe croyait réellement que la voiture de James fût dans le cas de se briser. Et enfin, comparant tout ce qu’elle venait d’entendre, elle n’y trouva rien que de vague et d’incertain ; elle s’arrêta à l’idée que M. Thorpe ne voudrait pas laisser courir à sa sœur et à son ami un danger qu’il pouvait si facilement prévenir, elle se persuada que cette voiture n’était pas en si mauvais état qu’il le disait, et elle se tranquillisa à ce sujet.

John lui-même montra qu’il avait perdu toutes ses craintes ; car dans tout le reste de la conversation ou pour mieux dire de son monologue, il ne parla plus que de lui et de ce qui le concernait. Il fit le récit de tous les marchés de chevaux qu’il avait terminés, tantôt pour des bagatelles, tantôt pour des sommes énormes. Il désigna de quelles races provenaient tous ceux qu’il avait eus ; il énuméra tous les paris qu’il avait faits sur des courses, et qu’il avait gagnés par ses connaissances, qui lui faisaient juger infailliblement de la valeur et de la vîtesse d’un cheval. Il détailla tous les mauvais pas dont l’ardeur de son excellent coursier l’avait tiré sans le moindre accident, tandis que ses camarades y étaient presque tous restés. Ensuite il se vanta de tuer lui seul à la chasse plus de gibier que tous les autres ensemble ; il fit la description de quelques fameux traques aux renards, il raconta comment dans telles occasions il avait été obligé de se charger de diriger lui-même les chiens, de rectifier la marche de la meute, de réparer les méprises des chasseurs les plus expérimentés.

Catherine avait trop peu de connaissances sur tous ces objets pour pouvoir apprécier au juste de tels récits, et comme elle avait des notions trop incertaines sur les qualités auxquelles un homme peut atteindre, elle n’osait entièrement repousser les doutes qui naissaient dans son esprit sur les prouesses de John et les éloges sans fin qu’il se donnait. Il était frère d’Isabelle : ses manières plaisaient à toutes les femmes d’après l’assurance donnée par James ; cependant en dépit de ces deux autorités la fatigue que lui faisait éprouver cette société, fatigue qui ne tarda pas à se faire sentir et qui s’accrut constamment jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés en Pulteney-Street lui fit naître quelques doutes sur l’infaillibilité du jugement de son frère et de son amie ; elle commença à faire usage du sien et à s’arrêter à la pensée que le plus grand des plaisirs n’était pas celui d’avoir M. Thorpe pour partener ; soit en voiture, soit au bal.

Lorsque les voitures furent arrivées devant la porte de Mistriss Allen, Isabelle donna des marques éclatantes du plus grand étonnement, en apprenant qu’il était aussi tard. Trois heures passées ! Cela était inconcevable, incroyable, impossible ! Elle ne voulut s’en rapporter, ni à sa montre, ni à son frère, ni au domestique ; selon elle chacun voulait la tromper, et elle ne céda que lorsque M. Morland, tirant lui-même sa montre, lui prouva la vérité de l’assertion générale. Comment alors se refuser à croire ! Le doute eût été ridicule. Elle n’en protesta pas moins contre l’assertion de tout le monde, qu’il était impossible qu’elle eût été deux heures et demie à la promenade. Elle appela Catherine en témoignage. Celle-ci, qui ne pouvait dire une fausseté, même pour plaire à son amie, s’accorda avec les autres ; mais c’était peine perdue : Isabelle ne fit aucune attention à sa réponse ; elle était trop préoccupée de ce qui remplissait sa tête : « il était tard, il fallait incontinemment retourner chez sa mère : depuis des siècles elle n’avait eu un seul moment de conversation avec sa chère Catherine, et elle avait tant de choses à lui dire ! Jamais elles ne pouvaient être seules ensemble. » Enfin avec le sourire le plus tendre, les yeux mouillés de larmes, elle embrassa sa chère Catherine, et partit.

Cette dernière trouva Mistriss Allen entièrement débarrassée des soins de la matinée. Elle en fut accueillie par un « eh bien, ma chère ! Ah ! vous voilà ! J’espère que vous avez eu du plaisir à votre promenade. » — Oui Mistriss, je vous remercie ; nous ne pouvions avoir une plus belle journée. — C’est ce que me disait Mistriss Thorpe. — Elle était charmée que vous en eussiez profité. — Vous avez vu Mistriss Thorpe ? — Oui, aussitôt que vous avez été partie, je suis allée à la Pump-Room, où je l’ai rencontrée ; nous avons beaucoup causé ensemble : elle m’a dit que le veau était extrêmement rare, qu’on n’avait presque pas pu en trouver au marché ce matin. — N’avez-vous pas vu d’autres personnes de votre connaissance ? — Arrivées au demi-cercle, nous avons eu le plaisir de rencontrer Mistriss Hughes ; Monsieur et Miss Tilney se promenaient avec elle. — En vérité !… se sont-ils arrêtés avec vous ? — Oui, nous nous sommes promenés ensemble plus d’une demi-heure… Je les trouve très-aimables. Miss Tilney avait une jolie robe de mousseline brodée ; il y a apparence qu’elle se met toujours bien. Mistriss Hughes m’a raconté beaucoup de choses sur la famille de cette jeune personne. — Et qu’a-t-elle pu vous dire ? — Oh ! beaucoup de choses : elle ne m’a parlé que de cela. — Vous a-t-elle dit en quelle partie de Glomester-Shire elle réside ? — Oui, elle me l’a dit ; mais je ne m’en souviens pas bien ; M. et Miss Tilney sont d’une bonne famille. Mistriss Tilney était une Miss Drummond ; elle et Mistriss Hughes étaient camarades d’école. La première avait une grande fortune ; quand elle s’est mariée, son père lui a donné vingt mille pièces, et elle en a eu cinq cent pour son trousseau. Mistriss Hughes a vu toutes les robes au moment même qu’on les apportait. — M. et Mistriss Tilney sont-ils à Bath ? — Je crois qu’ils y sont… cependant je n’en suis pas bien sûre… mais en me le rappellant, j’ai quelque idée qu’ils sont morts… du moins Mistriss. — Oui, oui ! j’en suis sûre, Mistriss Tilney est morte ; j’en suis assurée maintenant ; car M. Drummond avait donné à sa fille, le jour où elle s’est mariée, un superbe rang de perles, et Miss Tilney l’a eu à la mort de sa mère. — M. Tilney, mon partener, est-il le seul fils de cette famille ? — Je n’en suis pas bien sûre, ma chère ; j’ai cependant quelque idée qu’il est fils unique. C’est un beau jeune homme, un jeune homme de mérite, et fort aimé de tout le monde, suivant ce que dit Mistriss Hughes.

Catherine n’étendit pas ses questions plus loin : elle vit aisément par les réponses de Mistriss Allen que celle-ci n’avait rien de plus à lui apprendre sur l’objet qui l’intéressait. Elle fut extrêmement contrariée d’avoir manqué une si belle occasion de se trouver avec M. et Mistriss Tilney : si elle eût pu la prévoir, rien assurément ne l’aurait décidée à accepter la proposition de M. Thorpe : elle accusa son mauvais sort de l’avoir privée du plaisir qu’elle désirait et de l’avoir comme forcée de passer si désagréablement son tems avec un homme qui lui parut alors plus fâcheux et plus insupportable que jamais.