L’Académie française sous l’ancien régime/Chapitre II

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L’Académie française sous l’ancien régime
Librairie Hachette et Cie (p. 65-126).
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CHAPITRE II

LA SUPPRESSION DES ACADÉMIES EN 1793

Au début de son discours de réception à l’Académie française, M. Maurice Barres racontait que, comme il avait voulu que sa première démarche fût une démarche pieuse, il avait demandé d’abord qu’on lui ouvrît les archives de la compagnie, « J’ai manié, disait-il à ses confrères, les huit volumes in-folio qui contiennent les Délibérations et les Listes de présence, et qui font connaître votre histoire officielle depuis votre établissement au Louvre jusqu’à votre suppression. Sur des registres en maroquin rouge, aux armes de France, j’ai vu avec vénération les traces et parfois la signature de Corneille et de Colbert, de Racine et de Bossuet, de La Fontaine et de Boileau, jusqu’à Voltaire. » J’ai dit que ces Registres de l’Académie française avaient échappé par hasard aux désastres de la Révolution, et que, pour les empêcher de courir d’autres dangers, l’Académie les avait publiés en 1895, il y a quatorze ans : ils forment trois volumes qui vont jusqu’à la séance du 3 août 1793, la dernière qu’elle ait tenue avant d’être supprimée.

Le quatrième volume, qui complète le recueil, s’est fait attendre longtemps, et a paru seulement en 1906. Il contient surtout une table des matières sans laquelle les trois autres, remplis de noms propres et de petits faits accumulés, seraient d’un usage peu commode. On y a joint en appendice différentes pièces qui n’avaient pas trouvé place dans les volumes précédents, deux notamment qui concernent la suppression des Académies en 1793, le discours de Chamfort qui les attaque et la réponse de l’abbé Morellet qui les défend. Il m’a semblé, en les relisant, qu’il ne serait pas sans intérêt de reprendre cette ancienne histoire. Elle été déjà racontée, et bien racontée[1] ; mais il est possible d’ajouter au récit qu’on en a fait quelques détails ignorés ou moins connus, et quoiqu’elle disparaisse un peu dans les grands événements de la Révolution, elle mérite de n’être pas tout à fait oubliée.


I

Il y avait, en 1780, trois grandes académies, qui siégeaient au Louvre, sous la protection du Roi : l’Académie française, celle des inscriptions et belles-lettres, et l’Académie des sciences. C’est d’elles que je m’occuperai uniquement dans ce travail ; quant à l’Académie royale de peinture et de sculpture, et à celle d’architecture, quoique, après une existence longtemps errante, elles eussent fini par obtenir, elles aussi, d’être logées au Louvre et qu’en 1793 elles aient partagé le sort commun, comme elles avaient des règlements différents et un caractère particulier, je les laisserai de côté.

Des trois autres, l’Académie des inscriptions était la moins connue du public. Enfermée dans des études érudites, qui ne sont pas à l’usage de tout le’monde et supposent des connaissances spéciales pour être comprises, elle jouissait de plus de considération que de notoriété. Elle se glorifiait sans doute de savants très distingués, comme Fréret, dont le nom avait surnagé, mais de ceux-là mêmes on ne connaissait guère les ouvrages. C’était pour elle, par rapport aux deux autres, à la fois une infériorité et un avantage. Étant moins célèbre, elle pouvait espérer qu’on la laisserait plus tranquille ; il semblait que l’ombre dans laquelle elle se tenait aurait au moins ce résultat de lui susciter moins de jaloux, de faire oublier ses origines royales elles préventions soulevées par ce nom d’académie qu’elle portait. En effet on ne voit pas qu’elle ait été attaquée dans les premiers temps du XVIIIe siècle ; mais à mesure que la Révolution approche, elle devient à son tour suspecte. Sa constitution même la fait soupçonner d’aristocratie ; elle contient, en tête de ses listes, dix noms de membres honoraires, qui sont de grands personnages, en général étrangers à l’érudition, et qui n’ont d’autre raison d’y être que la protection qu’ils peuvent lui accorder[2]. On y trouve notamment les principaux ministres du Roi, le cardinal Dubois, le cardinal de Fleury, Pomponne, Daguesseau, Maurepas, etc. : c’était une mauvaise note à la veille de la Révolution. Vers la même époque, un reproche plus grave lui fut adressé, dont Chamfort, dans son Discours sur les Académies, s’est fait l’écho. On sait qu’elle avait été créée pour perpétuer la gloire de Louis XIV par des médailles, des devises, des inscriptions, et qu’elle se trouva un peu dépourvue à la fin du règne, quand les revers succédèrent aux victoires. Elle eut alors l’idée d’occuper son temps aux antiquités judaïques, grecques et romaines, dont elle fit l’objet de ses recherches. « Eh ! que ne s’y bornait-elle, dit Chamfort ; nous étions si reconnaissants d’avoir appris par elle ce qu’étaient, dans la Grèce, les dieux Cabires ; quels étaient les noms de tous les ustensiles composant la batterie de cuisine de Marc-Antoine ! Nous applaudissions à la découverte d’un vieux roi de Jérusalem, perdu, depuis dix-huit cents ans, dans un recoin de la chronologie ! » C’étaient au moins des travaux innocents. Malheureusement elle imagina d’y joindre l’étude des antiquités françaises, et ce fut « pour empoisonner les sources de notre histoire et mettre aux ordres du despotisme une érudition faussaire ». Dès lors ses membres les plus connus, Mabillon, Secousse, Foncemagne ne s’occupent qu’à glorifier la vieille royauté. C’est bien le moment ! Ne se sont-ils pas avisés de prétendre que c’était au Roi seul qu’appartenait le pouvoir législatif, et de condamner d’avance l’Assemblée nationale qui l’attribue à la nation. On voit bien que l’Académie à laquelle ils appartiennent est la fille de l’Académie française, « et une fille, ajoute Chamfort, digne de sa mère par le même esprit d’abjection ».

Au contraire, l’Académie des sciences jouissait partout d’une faveur incontestée et qui s’explique aisément. L’esprit scientifique, étant de sa nature ouvert aux nouveautés et tourné vers l’avenir, convenait à une époque qui voulait s’affranchir des traditions et s’était mise en révolte contre le passé. C’est sur cet esprit que s’appuient les novateurs, et l’on peut dire qu’il est l’âme même de l’Encyclopédie. L’engouement s’accrut encore, dans la seconde moitié du siècle, par de belles découvertes qui tenaient l’attention publique en haleine : celles de Franklin sur l’électricité, et, à la veille même de la Révolution, l’invention des aérostats. Ces découvertes avaient ce caractère qu’elles en faisaient prévoir d’autres, que, les résultats en étant visibles et pratiques, elles ne demandaient aucun effort de réflexion et de raisonnement pour être comprises et admirées, et se trouvaient ainsi à la portée de tous. En même temps, les connaissances scientifiques, qui sont d’ordinaire l’apanage de quelques personnes, se répandirent dans des milieux où elles pénètrent rarement. Il se trouva que d’illustres savants, comme d’Alembert, qui étaient à la fois de grands géomètres et des littérateurs distingués, en donnèrent l’intelligence et le goût aux gens du monde. Les femmes se piquèrent de connaître Newton, et ce fut une mode de faire un peu partout des expériences de physique.

L’Académie des sciences était donc très populaire et, dans ces années de trouble et de confusion, elle ne perdit rien de sa popularité. Jusqu’à la fin, elle eut la fortune de se bien recruter ; c’est alors qu’elle s’associa Lagrange, Laplace, Monge, Berthollet, etc. En face de la Révolution son attitude fut toujours honorable et ferme. Elle essaya de rester en dehors de la politique, strictement enfermée dans ses travaux ordinaires. Le 15 juillet 1789, le lendemain de la prise de la Bastille, elle se réunit au Louvre, comme d’habitude, et entendit un mémoire de Darcet sur la chimie. Plus tard, quand Fourcroy — le futur comte Fourcroy, — entraîné par son zèle républicain, lui proposa de s’épurer elle-même, comme venait de le faire l’Académie de médecine, et de rayer de sa liste ceux de ses membres suspects d’incivisme, elle refusa très énergiquement de le suivre, et il eut beau renouveler sa proposition et y insister, on ne l’écouta pas davantage. En ce moment, le gouvernement avait besoin d’elle. Il la consultait sur les innovations qu’on était en train défaire ; on lui demandait son avis sur la réforme monétaire, sur le nouveau système des poids et mesures, sur la façon d’accorder l’ère républicaine avec l’ancien calendrier, et, quand la guerre éclata, sur la fonte des canons, sur la meilleure manière de fabriquer la poudre, sur la conservation de l’eau potable dans les navires, etc. ; et à chaque réponse qu’elle donnait, on la comblait de remerciements et de félicitations. Il semblait bien que les services qu’elle rendait assuraient son existence.

Elle aussi pourtant n’avait pas été tout à fait épargnée par l’orage. En 1791, il parut un pamphlet intitulé : Les charlatans modernes ou Lettres sur le charlatanisme académique. Il était surtout dirigé contre l’Académie des sciences, et signé du nom terrible de Marat. On sait que Marat était médecin de son état, médecin des gardes du corps du comte d’Artois ; — car il était dit que presque tous ceux qui renversèrent la royauté avaient été nourris et entretenus de ses pensions et de ses places ! — Il s’était beaucoup occupé de recherches scientifiques ; il avait fait, ou cru faire, des découvertes, et les avait soumises à l’Académie, qui paraît bien les avoir d’abord approuvées[3]. Mais il est probable que dans la suite elle lui fut moins favorable, et que leurs relations se gâtèrent. Il continua pourtant, sans se décourager, ses travaux sur le feu, la lumière, l’électricité, et en 1788, au moment où les États généraux allaient s’ouvrir, il publiait des Mémoires académiques ou nouvelles découvertes sur la lumière, relatives aux plus importants points de l’optique ; mais, comme cet ouvrage et les précédents ne lui paraissaient pas obtenir le succès qu’ils méritaient, et qu’il accusait de l’indifférence du public les injustices de l’Académie, il résolut de se venger et exhala contre elle toutes ses rancunes dans un pamphlet violent. J’en citerai quelques phrases pour faire connaître de quelle façon il la traite : « Elle a pris, dit-il, pour symbole un soleil radieux et pour devise cette modeste épigraphe : Invenit el perfecit, non qu’elle ait jamais fait aucune découverte ou qu’elle ait jamais rien perfectionné, car il n’est sorti de son sein qu’une lourde collection de mémoires avortés, qui servent quelquefois à remplir un vide dans les grandes bibliothèques. En revanche, elle s’est assemblée 11409 fois, elle a publié 380 éloges, elle a donné 3965 approbations tant sur de nouvelles recettes de fard, de pommades pour les cheveux, d’emplâtres pour les cors, d’onguents pour les punaises, que sur la forme la plus avantageuse des faux toupets, des têtes à perruque, des canules de seringues, et sur mille autres objets dé pareille importance ; travaux glorieux, bienfaits pour nous consoler des sommes immenses qu’elle nous coûte annuellement[4]. Prise collectivement, elle doit être regardée comme une société d’hommes vains, très fiers de se rassembler deux fois par semaine, pour bavarder à l’aise sur les fleurs de lys, ou, si tu l’aimes mieux, comme une confrérie d’hommes médiocres, sachant fort peu de choses et croyant tout savoir, livrés machinalement aux sciences, jugeant sur parole, hors d’état de rien approfondir, attachés par amour-propre aux anciennes opinions et presque toujours brouillés avec le bon sens. »

Après ces attaques générales viennent les injures personnelles. Il prend à partie successivement Condorcet, Lagrange, Monge, Lavoisier surtout, qui semble être pour lui un ennemi particulier. Il raille leurs travaux, il nie leur science, il jette des doutes sur leur honnêteté. Il raconte que des sots, « qui croient que le génie s’est réfugié à l’Académie des sciences », lui ont confié 12 000 livres pour découvrir quelque moyen de diriger les ballons. « Qu’est devenu cet argent ? apprenez que ces savants en ont fait entre eux le partage, et qu’il a été mangé à la Râpée, à l’Opéra, et chez les filles. »

Comment le pamphlet de Marat fut-il reçu du public, et quelle influence a-t-il exercée sur les événements qui ont suivi ? il est difficile de le savoir exactement. Au premier abord, on est tenté de croire que la popularité de l’Académie des sciences, qui était si solidement établie, n’a pas pu être ébranlée par ces sottises ineptes. Cependant, quand on regarde de près, il faut avouer que la conduite hésitante, embarrassée, de la Commission d’Instruction publique, que l’affaire regardait, donne à réfléchir. Assurément elle souhaitait sauver l’Académie des sciences, elle la respectait, elle l’honorait, elle la trouvait utile à la République et sentait qu’on aurait quelque peine à se passer d’elle. Mais quand il s’agit de la défendre ouvertement, de proposer qu’elle soit exemptée des mesures qu’on prend contre les autres, on n’en a pas le courage, et l’on n’agit qu’en cachette. Nous voyons, par exemple, qu’en 1792 elle est comprise dans le décret qui leur interdit à toutes de remplacer les membres qu’elles ont perdus ; mais en même temps on lui fait savoir que ce décret ne la concerne pas, qu’on lui permet de ne pas l’appliquer, et elle continue en effet à faire ses élections comme autrefois. Si la commission n’agit pas avec plus de franchise, si elle se contredit et se cache, c’est évidemment qu’elle se heurte à un courant d’opinion qui l’inquiète. Elle redoute ceux qu’on appelle les enragés, qui demandent qu’on ne laisse rien debout de l’ancienne société, les gens à principes qui n’approuvent pas les demi-mesures, et qui veulent toujours aller plus loin que tout le monde. Il est bien possible que sur ceux-là le pamphlet de Marat ait eu quelque prise. Les brutalités de l’Ami du peuple étaient avidement accueillies de la foule, et il n’y a pas de raison qu’elles aient eu cette fois moins de succès qu’à l’ordinaire.

La Commission d’Instruction publique persista jusqu’à la fin dans les mêmes procédés. Au dernier moment, quand les Académies furent définitivement supprimées, son rapporteur, Grégoire, commença par couvrir de fleurs l’Académie des sciences, ce qui ne l’empêcha pas de la comprendre dans le décret qui les atteignait toutes ; seulement on eut soin de la prévenir quelques jours après « que les membres de la ci-devant Académie des sciences pourraient continuer de s’assembler dans le lieu ordinaire de leurs séances, que les scellés seraient ôtés et les traitements rétablis ». Mais l’Académie refusa les offres qu’on lui faisait. Sur la proposition de Lavoisier, elle ne voulut pas séparer son sort de celui des autres, et cessa de se réunir[5].

II

Il me reste à parler de l’Académie française. J’aurais beaucoup à en dire, car c’est à elle qu’on en voulait surtout, et on ne les a toutes frappées que pour être sur de l’atteindre. Il nous faut donc avant tout chercher les causes de cette malveillance qu’on avait pour elle.

Elle était la plus ancienne et la plus célèbre de toutes ; elle éclipsait les autres, et quand, en causant, on disait : « l’Académie », sans rien ajouter, tout le monde savait bien que c’est d’elle qu’on voulait parler. Cette situation qu’elle occupait dans l’opinion publique devait naturellement lui faire beaucoup de jaloux. Elle en eut presque avant de naître, lorsqu’elle n’existait qu’en projet ; elle n’avait pas encore obtenu l’approbation du Parlement, que les beaux esprits et les poètes de ruelle, dont elle n’avait pas voulu, la criblaient de leurs épigrammes. On écrivait contre elle, sans même savoir exactement son nom, des pamphlets et des comédies[6]. Elle avait eu le bon esprit de décider, dès le premier jour, qu’elle ne répondrait pas à ces attaques ; et, en parcourant ses Registres, je ne vois qu’une seule occasion où elle ait manqué à la sage résolution qu’elle avait prise[7]. En 1728, elle apprit qu’un candidat plusieurs fois malheureux, le poète Roy, connu surtout par des libelles haineux, en avait fait un contre l’Académie, « qui passait les autres par l’atrocité des calomnies », où il diffamait la compagnie en général et prenait à partie plusieurs de ses membres, et que non seulement il l’avouait et le faisait courir, mais le lisait à tous ceux qui voulaient l’entendre. Elle perdit patience et adressa ses plaintes au cardinal de Fleury qui fit mettre Roy à Saint-Lazare. Il n’était pas corrigé quand il en sortit, car, à quelque temps de là, il s’en prit au comte de Clermont, un prince du sang, qui était aussi de l’Académie. Mais, cette fois, l’affaire eut des suites plus graves. Le prince n’était pas endurant ; il chargea de sa vengeance un nègre, qui s’en acquitta si consciencieusement que le malheureux, roué de coups, ne survécut pas à la bastonnade ; — il est vrai qu’il avait quatre-vingt-un ans.

On pense bien que cette satisfaction que l’Académie se donna de punir l’un de ses ennemis n’a pas désarmé les autres, et, par malheur, c’étaient les railleurs les plus redoutés de l’époque, Piron, Linguet, Fréron, Palissot, Rivarol. Dans ce siècle où l’on se moque de tout, l’Académie devient un sujet ordinaire de plaisanteries. Elle ne peut rien faire qu’on ne la tourne en ridicule. On blâme les sujets de prix qu’elle propose ; quand le prix est donné et qu’on réunit le public, à la Saint-Louis, pour lire l’ouvrage couronné, on ne manque pas de déclarer qu’il est pitoyable. On discute le mérite des candidats qui demandent les places vacantes, et, quand elle a fait son choix entre eux, on trouve toujours qu’elle a pris le plus médiocre. Ce qui cause quelque surprise, c’est que, malgré les railleries dont on la poursuit, elle ne paraît rien perdre de son importance. Les jeunes gens qui se croient ou se supposent quelque talent se jettent sur les prix qu’elle décerne. On regarde une couronne académique comme le début naturel d’une carrière d’homme de lettres ; et quelquefois même il se trouve, parmi les concurrents, des personnes d’âge et de réputation. Necker, un banquier opulent, un économiste renommé, est couronné pour son éloge de Colbert ; Bailly, qui appartient depuis six ans à l’Académie des sciences, dispute à Chamfort le prix sur l’éloge de Molière et n’obtient que l’accessit. A propos des réceptions de l’Académie française, il court une série de plaisanteries banales, que l’on répète agréablement dans les salons ; ce qui n’empêche pas qu’on s’arrache les places pour y assister, si bien qu’on est obligé de construire de nouvelles tribunes afin de satisfaire les solliciteurs. Il est vrai que, lorsque, un peu plus tard, le libraire de l’Académie a livré les discours au public, on ne se gène pas pour les trouver mauvais et pour redire irrévérencieusement, après Grimm, que cette éloquence, dont on a beaucoup parlé la veille, ressemble, le lendemain, aux carcasses d’un feu d’artifice éteint.

Ce qui est tout à fait significatif, c’est ce qui se passe aux élections académiques : elles sont plus disputées que jamais et deviennent de véritables batailles. Aussitôt qu’un siège est vacant, on se met en campagne. Les gens de lettres qui malmenaient l’Académie, quand elle n’avait pas de place à leur donner, changent de ton dès qu’ils voient quelque espérance d’y être admis. Les candidats les plus acharnés sont souvent ceux qui semblaient ses plus âpres ennemis. Montesquieu l’avait raillée dans ses Lettres persanes, l’appelant « un établissement singulier et bizarre, qui n’a d’autre fonction que de jaser ; un corps composé de quarante têtes, toutes remplies de figures, de métaphores, d’antithèses » ; il disait « qu’elle s’était érigée en une espèce de tribunal, et qu’il n’y en avait pas de moins respecté dans le monde ». On sait pourtant qu’il alla jusqu’à commettre presque un faux pour y être reçu. On intrigue, on cabale, on sollicite les gens d’importance, on fait agir les ministres ; surtout on se met sous la protection des belles dames, — personne n’ignore qu’elles sont toutes-puissantes. Pendant un temps, les académiciens ont presque tous été de la façon de Mme de Lambert, de Mme de Tencin, de Mlle de Lespinasse. Cet exemple est contagieux ; il tente toutes celles qui se piquent de tenir un salon renommé. Elles ont toutes leurs beaux esprits attitrés, qu’elles poussent vers l’Académie. Mme de Chaulnes fait les visites pour son ami, quelques-uns disent pour son amant, l’abbé de Boismont ; Mme de Luxembourg exige impérieusement qu’on choisisse M. de Boissy « pour décorer sa société ». Et quand par malheur on ne vote pas pour les protégés de ces dames, elles ne se possèdent plus de colère. La duchesse de Gontaut, qui tenait beaucoup à l’élection de Ramsay, l’ami de Fénelon, s’en prenait de son échec à d’Olivet, qui s’était engagé à le soutenir et qui avait manqué à sa parole. D’Olivet lui adressa, pour l’apaiser, des excuses assez piteuses, auxquelles la duchesse répondit par des impertinences. Les deux lettres coururent le monde, qui en rit de bon cœur[8].

C’étaient assurément des intrigues fort mesquines, et l’on avait raison de s’en moquer. Elles ont pourtant l’avantage de nous montrer que toutes les railleries par lesquelles on essayait de déconsidérer l’Académie n’empêchaient pas qu’on souhaitât passionnément d’en être. L’empressement qu’on témoignait pour elle scandalisait ceux qui ne l’aimaient pas et ils éprouvaient quelque embarras à s’en rendre compte. Pour lui trouver un prétexte plausible, ils l’attribuaient aux caprices de la mode. La mode, « souveraine absolue chez une nation sans principes », faisait un devoir aux gens de lettres un peu distingués de se faire admettre à l’Académie. C’était, disait-on[9], une manière d’avoir un état, et un homme sans état était presque alors un homme sans aveu, c’est-à-dire exposé à des vexations de toute sorte. On n’y pouvait échapper qu’à la condition de tenir à des corps, à des compagnies ; « car là où la société générale ne vous protège point, il faut bien être protégé par des sociétés partielles ; là où l’on n’a pas de concitoyens, il faut bien avoir des confrères ; là où la force publique n’était souvent qu’une violence légale, il convenait de se mettre en force pour la repousser. Quand les voyageurs redoutent les grands chemins, ils se réunissent en caravane ». Heureusement tout va changer. On se flatte que la Révolution qui s’approche assurera au génie le libre exercice et l’utile emploi de ses facultés. Elle va mettre l’homme de lettres en état de se protéger lui-même, ce qui vaut mieux que d’attendre la protection des autres. Que gagnerait-il désormais à se parquer dans des Académies ? « C’est aux moutons à s’attrouper, dit Rivarol ; les lions s’isolent. » La phrase est belle, mais c’est une phrase. Rien ne prouve que l’homme de lettres trouve toujours son intérêt à vivre seul. Chamfort a beau répéter d’un ton d’oracle : « Point d’intermédiaire ; personne entre les talents et la nation », et en conclure comme une conséquence inévitable qu’il faut anéantir les académies [10] ; beaucoup de bons esprits pensent au contraire qu’entre les talents et la nation, un intermédiaire n’est pas toujours inutile. Les découvertes scientifiques s’imposent au public par leurs résultats immédiats ; on pourra les dépasser plus tard, mais il est impossible de les contester quand on en a vu les effets. Il n’en est pas de même des œuvres littéraires. Le public ne leur rend pas toujours justice du premier coup ; pour en découvrir le mérite et l’apprécier, il a souvent besoin d’être averti. L’écrivain sérieux et profond qui vit en dehors du monde et du bruit risque d’être méconnu ; il faut le chercher pour le découvrir. Une société littéraire, en l’adoptant, lui donnera la notoriété, sinon la gloire ; il n’en demande pas plus, car, s’il a une valeur véritable, il suffit qu’il soit tiré de l’ombre ; il sera mis bientôt à sa place. Même pour les plus grands et qui se font connaître d’eux-mêmes, les honneurs académiques ne sont pas à dédaigner. Ils ont des rivaux dont ils veulent qu’on les distingue, ils connaissent les caprices de l’opinion, ils n’ignorent pas qu’il n’y a rien de plus difficile à constater que l’étendue et la solidité des réputations littéraires, que les succès du théâtre sont parfois une surprise, que la vogue d’un ouvrage, même quand elle se traduit par la vente de milliers d’exemplaires, ne dure souvent qu’une saison ; ils savent surtout qu’il est impossible de prévoir les jugements de la postérité et s’il en est, parmi les écrivains qui triomphent aujourd’hui, dont elle conservera quelque souvenir. Ces incertitudes, on le comprend bien, font le tourment d’une âme éprise de renommée ; elles expliquent le prix qu’elle attache au suffrage de quelques lettrés d’élite, qui lui paraît confirmer le succès de son œuvre dans le présent et lui permet de concevoir des espérances pour l’avenir. Il n’y a pas besoin de chercher ailleurs les raisons qui poussaient les écrivains vers l’Académie.

Quoi qu’il en soit de celles qu’allèguent Chamfort et ses amis, une chose est indubitable, c’est que les plaisanteries que l’on continuait à débiter sur elle n’en ont dégoûté personne. Jusqu’à la fin, on l’a regardée comme une distinction très désirable qui donnait à un écrivain un rang particulier parmi ses confrères. Il semble même qu’à mesure qu’on avance dans la seconde moitié du siècle, l’estime qu’on fait d’elle augmente. Elle s’était obstinée longtemps à s’opposer aux idées nouvelles, et sa popularité en avait souffert ; mais l’élection de Voltaire, en 1746, la raccommoda avec le parti philosophique, qui était en train de faire la conquête de la France. Dès lors, l’Académie semble prendre la tête du mouvement. Il y règne un esprit d’indépendance, presque de révolte, auquel les têtes les plus sages, et qui semblent à l’abri de toutes les témérités, ne résistent pas. Marmontel, un timide, qui manqua mourir de peur à la Révolution, se laisse aller à écrire le quinzième chapitre de Bélisaire, qui le met aux prises avec la Sorbonne ; Thomas, le plus doux des hommes, élève pieux d’un séminaire, trouve, dans son éloge de Sully, des accents révolutionnaires pour attaquer les gabelles, les corvées, la taille, tout le système financier du passé, et se fait applaudir d’un public enthousiaste. Les choses allèrent si loin qu’à la fin l’autorité se fâcha, et que le chancelier Maupeou, qui ne répugnait pas aux coups de force, fut, dit-on, sur le point de supprimer l’Académie, qu’il trouvait trop républicaine. Elle ne tint pas compte de ces menaces, que le sort des parlements rendait redoutables, et ne devint pas plus réservée. Elle prit part à l’explosion de joie et d’espérance qu’amena l’avènement de Louis XVI. Son directeur, l’historien Gaillard, s’adressant au jeune roi, dans la cérémonie du sacre, lui traça presque un plan de gouvernement : « Votre cœur, lui disait-il, vous dira qu’une guerre nécessaire est un fléau, qu’une guerre inutile est un crime ; que les deux plus funestes ennemis de la religion, après l’impiété qui l’outrage, sont l’intolérance qui la ferait haïr, et la superstition qui la ferait mépriser ; qu’un roi doit à ses peuples la justice, et des juges dignes de la rendre, et des ministres nommés par la voix publique ; qu’enfin il doit aux Lettres une protection puissante, non seulement parce qu’elles font la gloire, ou même, selon Charles le Sage, la destinée des empires, mais surtout parce qu’elles fortifient les vertus en étendant les lumières. » C’est ce que souhaitait à ce moment, ce qu’espérait toute la France, et l’Académie se faisait l’organe de l’opinion publique. Aussi n’a-t-elle jamais été plus à la mode ; toute l’Europe a les yeux sur elle. Les souverains qui viennent à Paris ne manquent pas de lui rendre visite. Ils assistent à ses séances à côté du directeur en exercice ; on lit devant eux des vers où leur éloge est finement inséré, et à la fin, quand se fait aux académiciens présents la distribution des jetons, on leur en offre un aussi, « comme marque de confraternité académique ». Cette popularité est à son apogée en 1782, à la réception de Condorcet. La philosophie à ce moment est maîtresse de l’opinion, et le discours de Condorcet n’est qu’un hymne à sa gloire. « Nous pouvons nous écrier, dit-il d’un ton d’inspiré : La vérité a vaincu, le genre humain est sauvé ! » Et le public, qui l’applaudit avec transport, n’oublie pas que l’Académie a pris une part importante à cette victoire et semble disposé à lui en témoigner sa reconnaissance.

Il y avait donc chez nous, au début de la Révolution, deux courants contraires au sujet de l’Académie. Des gens d’esprit, qui appartenaient à tous les partis, avaient pris l’habitude de la tourner en ridicule, et non contents de se moquer d’elle, ce qui est toujours aisé, ils lui adressaient des reproches plus sérieux et lui trouvaient de graves défauts. Le grand public au contraire lui restait favorable ; on continuait à lui savoir gré de ce qu’elle avait fait pour le succès des idées nouvelles. Mais tout d’un coup, au moment même où ces idées triomphent, un changement semble se faire dans l’opinion. On se détache de l’Académie, on oublie les services qu’elle a rendus, on lui devient si hostile que lorsqu’elle est attaquée, menacée de mort, elle n’a plus personne qui la défende ; finalement il arrive que, tandis que la monarchie avait songé à la détruire, l’accusant d’être trop républicaine, c’est la République qui la supprime, comme une institution monarchique. D’où a pu venir ce revirement inattendu ? Quels prétextes en a-t-on donnés et quelles en sont les causes réelles ? Il faut essayer de s’en rendre compte. Page:Boissier - L’Académie française sous l’ancien régime, 1909.djvu/107 Page:Boissier - L’Académie française sous l’ancien régime, 1909.djvu/108 Page:Boissier - L’Académie française sous l’ancien régime, 1909.djvu/109 Page:Boissier - L’Académie française sous l’ancien régime, 1909.djvu/110 Page:Boissier - L’Académie française sous l’ancien régime, 1909.djvu/111 Page:Boissier - L’Académie française sous l’ancien régime, 1909.djvu/112 Page:Boissier - L’Académie française sous l’ancien régime, 1909.djvu/113 Page:Boissier - L’Académie française sous l’ancien régime, 1909.djvu/114 Page:Boissier - L’Académie française sous l’ancien régime, 1909.djvu/115 Page:Boissier - L’Académie française sous l’ancien régime, 1909.djvu/116 Page:Boissier - L’Académie française sous l’ancien régime, 1909.djvu/117 Page:Boissier - L’Académie française sous l’ancien régime, 1909.djvu/118 Page:Boissier - L’Académie française sous l’ancien régime, 1909.djvu/119 Page:Boissier - L’Académie française sous l’ancien régime, 1909.djvu/120 Page:Boissier - L’Académie française sous l’ancien régime, 1909.djvu/121 Page:Boissier - L’Académie française sous l’ancien régime, 1909.djvu/122 Page:Boissier - L’Académie française sous l’ancien régime, 1909.djvu/123 Page:Boissier - L’Académie française sous l’ancien régime, 1909.djvu/124 Page:Boissier - L’Académie française sous l’ancien régime, 1909.djvu/125 Page:Boissier - L’Académie française sous l’ancien régime, 1909.djvu/126 Page:Boissier - L’Académie française sous l’ancien régime, 1909.djvu/127 Page:Boissier - L’Académie française sous l’ancien régime, 1909.djvu/128 Page:Boissier - L’Académie française sous l’ancien régime, 1909.djvu/129 Page:Boissier - L’Académie française sous l’ancien régime, 1909.djvu/130 Page:Boissier - L’Académie française sous l’ancien régime, 1909.djvu/131 Page:Boissier - L’Académie française sous l’ancien régime, 1909.djvu/132 Page:Boissier - L’Académie française sous l’ancien régime, 1909.djvu/133 Page:Boissier - L’Académie française sous l’ancien régime, 1909.djvu/134 Page:Boissier - L’Académie française sous l’ancien régime, 1909.djvu/135 Page:Boissier - L’Académie française sous l’ancien régime, 1909.djvu/136 Page:Boissier - L’Académie française sous l’ancien régime, 1909.djvu/137 Page:Boissier - L’Académie française sous l’ancien régime, 1909.djvu/138 Page:Boissier - L’Académie française sous l’ancien régime, 1909.djvu/139 Page:Boissier - L’Académie française sous l’ancien régime, 1909.djvu/140 Page:Boissier - L’Académie française sous l’ancien régime, 1909.djvu/141 Page:Boissier - L’Académie française sous l’ancien régime, 1909.djvu/142

  1. Paul Mesnard, Histoire de l’Académie française, et Jules Simon, Une Académie sous le Directoire.
  2. Il avait été question d’établir aussi des membres honoraires à l’Académie française. Certains évêques et grands seigneurs le souhaitaient pour y siéger sans être confondus avec le gens de lettres. Louis XIV refusa. Il voulait qu’il y régnât la plus parfaite égalité.
  3. C’est au moins ce que semble prouver le titre d’un ouvrage qu’il a publié en 1779 : Découvertes sur le feu, l’électricité et la lumière constatées par une suite d’expériences nouvelles, vérifiées par les commissaires de l’Académie des sciences.
  4. Le budget de l’Académie des sciences, en 1790, montant 83458 livres.
  5. Seule, la Commission des poids et mesures poursuivit ses travaux, et la Convention continua à la consulter.
  6. Voir la Comédie des académistes, de Saint-Evremond.
  7. Registres, II, p. 242
  8. Les récits de ces intrigues électorales se retrouvent dans la Correspondance de Grimm et les Mémoires du temps. Je me suis beaucoup servi des Portefeuilles du président Bouhier, qui ont été très bien publiés par le prince Emmanuel de Broglie.
  9. Je reproduis l’opinion de Chamfort, dans son Discours sur les Académies. Cf. Registres, IV, p. 176.
  10. « Range-toi de mon soleil », disait Diogène à Alexandre, et Alexandre se rangea. Mais les compagnies ne se rangent point : il faut les anéantir. » Registres, IV, p. 182.