L’Achèvement à flot du « d’Orvilliers »

La bibliothèque libre.
L’Achèvement à flot du « d’Orvilliers »
Revue des Deux Mondes5e période, tome 53 (p. 410-442).
L’ACHÊVEMENT À FLOT DU D’ORVILLIERS

19 juin 19… Toulon. — Mon intérim prend fin... Le commandant B*** est désigné, en même temps que deux lieutenans de vaisseau, l’un canonnier, l’autre torpilleur, pour suivre les travaux d’achèvement du d’Orvilliers, cuirassé que l’on construit ici. Le rôle de cet officier supérieur, rôle que la modestie de mon grade et la nature spéciale de mes fonctions ne me permettaient de remplir que fort imparfaitement, consiste à représenter auprès du service constructeur les intérêts de celui de la flotte armée en faisant bénéficier l’ingénieur de l’expérience de l’officier de marine dans tout ce qui touche l’aménagement nautique et militaire du bâtiment.

22 juin. — J’ai rendu compte au commandant B*** de la marche des travaux, qui n’est pas pour le satisfaire. La construction du d’Orvilliers a déjà subi de grands retards et on en prévoit d’autres. D’une manière générale, et contrairement à ce qui se passe d’habitude, les aménagemens intérieurs de la coque sont en arrière de beaucoup sur l’appareil moteur et sur l’artillerie. C’est que machines, chaudières et grosses pièces en tourelles ont été commandées à l’industrie. Or celle-ci a intérêt à « livrer » dans le plus bref délai possible, pour utiliser rationnellement son outillage et ses capitaux. Il s’en faut que l’Etat, le prodigue, l’insouciant Etat, se montre aussi actif. L’amortissement de son outillage ne le préoccupe guère ; ses actionnaires, — les contribuables, — ne réclament pas de dividendes... Tout au plus demandent-ils, timidement, un compte rendu annuel. Quant au personnel de ses usines, assuré du lendemain et, quelle que soit la lenteur de son allure, d’arriver à la retraite, ce but essentiel, cette fin dernière de l’existence de tout bon Français, pourquoi se hâterait-il ?

« Nous sommes absorbés par les réparations, les retouches des bâtimens de l’escadre, par les refontes de navires démodés, de sorte que la construction neuve ne vient ici qu’en seconde ligne et que l’on n’a pas hésité, le cas échéant, à emprunter des équipes au d’Orvilliers pour hâter l’exécution de travaux qui paraissaient plus urgens que l’achèvement de cette unité. »

Voilà ce que l’on dit chez les ingénieurs, tout en convenant que le système est fâcheux qui fait choisir dans les constructions neuves plutôt que dans les refontes de vieux bâtimens le « volant de travail » d’un arsenal d’État, le chantier où l’on n’emploie la main-d’œuvre convenable que lorsqu’on ne saurait l’utiliser ailleurs.

En fin de compte, le d’Orvilliers ne sera mis en service que huit ans après l’ordre de construction. Huit ans, quand trois années suffisent aux Anglais et aux Allemands pour un navire de ce tonnage !...

29 juin. — La chaleur commence à donner sérieusement et cet arsenal du Mourillon qui fait face à l’Ouest en prend vraiment plus que sa part. C’est dans la darse Nord que le d’Orvilliers est amarré avec quatre lourdes chaînes. Cette darse communique par un petit canal avec les grandes fosses où l’on conserve dans l’eau de mer les bois de construction. Il y a quelque deux cents ans, à la place même qu’occupe le cuirassé, on avait embossé deux vieux vaisseaux pour battre le flanc gauche du fort Lamalgue, pressé vivement par les Impériaux. Ces deux batteries flottantes firent merveille dans la grande sortie des assiégés, le 15 août 1707 et leurs feux arrêtèrent tout net un retour offensif des bataillons du prince Eugène. Il faisait, ce jour-là, disent les chroniques, un bon mistral d’été : les étendards français claquaient joyeusement sous cette brise fraîche... Hélas ! aujourd’hui, il n’en est pas de même, et le soleil est accablant.

4 juillet. — Nos rapports avec le génie maritime sont fort bons. Nous n’avons, en particulier, qu’à nous louer de la cour- toise correction de l’ingénieur, M. Z***, chargé des travaux. Si j’en fais la remarque, c’est que, par nos fonctions mêmes et obligés de tout observer ici, nous pourrions aisément passer pour des « gêneurs. » Mais la considération du bien du service le souci de l’intérêt général couvrent tout.

Ce qui me frappe dans le service de notre ingénieur, c’est la somme de travail de bureau que cet officier est obligé de fournir, soit pour l’administration des matières et de la main-d’œuvre, soit pour l’établissement des plans de détail, soit encore pour la rédaction de « notes » sur la construction, destinées au préfet maritime ou au ministre, surtout enfin pour la préparation des marchés de matériel, d’outillage, d’appareils auxiliaires... et que sais-je encore !... Il en résulte qu’il ne peut venir à bord aussi souvent qu’il le voudrait, et que la surveillance des travaux est laissée à des subalternes dont un seul a le rang d’officier, mais, quoique praticien expérimenté, ne possède ni la compétence technique ni l’autorité morale d’un ingénieur.

16 juillet. — Nous nous sommes installés, vaille que vaille, dans le bateau plein de vacarme. L’ingénieur a fait dresser dans le premier entrepont quelques réduits en planches, — des « boxes, » allais-je dire, — que l’on meuble d’une table, d’une armoire et d’un escabeau en bois blanc. Chaque officier a maintenant son « marin dessinateur » (torpilleur ou mécanicien) et l’on travaille côte à côte avec la fraternelle bonhomie de la marine.

23 juillet. — Je suis surpris de la profusion des gabarits que l’on fait ici, gabarits en bois blanc, d’abord, gabarits en tôle légère, ensuite, pour peu que la pièce à forger ou à fondre soit un peu compliquée, qu’elle ait du gauche. Encore si, avec tous ces gabarits, on évitait les retouches, mais non : la pièce est confectionnée à l’atelier, à terre ; elle arrive à bord, on la présente, et, neuf fois sur dix, il faut la renvoyer. Heureux quand une seule retouche suffit : c’est une chance rare.

Avait-on fait un gabarit pour cette « hiloire » d’écoutille que j’ai vu présenter ce matin et qui était trop courte d’une quinzaine de centimètres, si bien qu’il sera nécessaire de diminuer l’ouverture taillée dans le pont par un romaillet, une pièce rapportée d’une fixation difficile et d’un effet fâcheux ? — J’ai questionné le chef ouvrier qui était là, penaud... « Il ne sait pas... Il pense que oui, pourtant... — Mais, dis-je, il était aisé de prendre des mesures exactes ; avec un croquis sommaire, cela suffisait pour un travail aussi simple. Que font donc les dessinateurs ? — Oh ! monsieur, les dessinateurs !... ce sont de gros personnages, qui restent au bureau, là-bas, à terre. » Il fut un temps où ces gros personnages venaient à bord.

1er août. — Les deux services de l’artillerie[1] et des constructions navales ne sont pas toujours d’accord. Le célèbre « point de soudure » reste encore souvent d’une fixation incertaine. Mais il arrive que l’on s’entende, entre ingénieurs et artilleurs, sans que l’officier de marine, celui qui aura la lourde tâche de combattre avec les engins qu’on lui prépare, soit consulté ou seulement averti. Heureusement que nous y veillons de près : Vouillé et son maître canonnier circulent partout, vont des tourelles aux casemates, des soutes aux monte-charges, du blockhaus au poste central, et ils ne laissent rien passer de défectueux que le commandant n’en soit prévenu. Mais c’est peu de chose que ces questions de détail à côté de certains graves problèmes qui ne sont pas près d’être résolus : la réfrigération des soutes à poudre voisines des chaufferies, la création de postes de visée pour les chefs des casemates, l’organisation des communications entre le blockhaus, poste de combat du commandant, et les pièces principales, toutes isolées les unes des autres.

14 août. — Un numéro de l’Emancipation, est tombé sous mes yeux. C’est le journal du syndicat. En première page, de vives critiques sur le rapport du budget. M. M*** est soupçonné de tiédeur à l’endroit des « travailleurs » de l’arsenal, et il a le tort de préconiser la spécialisation de Toulon pour les réparations et les refontes, puisque aussi bien la construction neuve y est si lente. Les argumens que lui oppose la feuille syndicale, sans être décisifs, certes, sont relativement raisonnables. Les choses se gâtent à la troisième page : voici une extravagante élucubration où l’on prêche, — avec les pires injures aux officiers, — la paix à tout prix, le désarmement général, la suppression des armées permanentes et des flottes de guerre. Eh bien ? alors, avec quoi vivront nos 30 000 « travailleurs ? » Pensent-ils qu’on leur partagera tous les ans les 300 millions du budget de la Marine ?... Je connaissais l’ignorance, la naïveté de ces pauvres gens, mais ceci passe l’entendement...

21 août. — J’apprends que les travaux ont été à peu près interrompus ici pendant une année parce que les crédits affectés aux constructions neuves du port de Toulon étaient exclusivement employés à hâter l’achèvement d’un grand croiseur cuirassé, l’Héroïne, et d’une demi-douzaine de « destroyers. » Or le ministre n’en savait rien ; il pensait avoir suffisamment doté le d’Orvilliers, conformément à l’élut N*** de la loi de finances, et il manifesta quelque surprise d’avoir été si mal compris. Le malentendu est important, en effet. A quoi sert donc cette étroite centralisation qui met dans la dépendance immédiate du ministre tous les rouages de la vaste machine ?...

26 août. — Des ingénieurs de la section technique du ministère[2] sont venus voir le d’Orvilliers ils ne l’imaginaient pas si peu avancé. Ce qui les préoccupe surtout, c’est le retard apporté à l’établissement des plans de détail, que la section technique laisse au service constructeur local. Mais enfin, pourquoi ce retard ? C’est que, en dépit de tout ce qu’on a pu dire déjà là-dessus, on n’a pas obtenu que l’ingénieur chargé d’une construction neuve la conduisît jusqu’à son achèvement. Le d’Orvilliers est passé par sept mains différentes en six ans ! A une certaine époque les officiers du génie maritime s’y succédaient de trois mois en trois mois. Sachant qu’ils n’étaient là qu’en passant, ils se gardaient, assez justement en somme, de tracer des plans de détail dont ils ne pourraient pas assurer eux-mêmes l’exécution. Tout retombe aujourd’hui sur M. Z***, qui n’en peut mais, se donne beaucoup de mal et n’arrive au résultat qu’à force d’activité dans son travail de bureau.

Ces messieurs nous disent que le marché pour les installations électriques, un des plus importans, a été déjà présenté deux fois, en janvier et en mars, à la signature du ministre qui a, jusqu’ici, ajourné sa décision. On nous conseille d’envoyer une note officielle pour signaler les graves inconvéniens de ce retard : il faudra, en effet, une année de travail abord, — sans parler de six mois pour l’exécution des câbles et des appareils par le fournisseur, — pour que ces délicates installations soient bien « au point. »

3 septembre. — Je reconnais peu à peu un certain nombre de types d’ouvriers nettement caractérisés. Si surprenant que cela paraisse, il y a l’ouvrier travailleur. C’est grâce à lui que le d’Orvilliers, lentement, lentement, s’achemine vers l’entrée en service. Ce type, d’ailleurs, n’est reproduit qu’à un petit nombre d’exemplaires, ainsi qu’il convient à une élite.

Voici, — troupe nombreuse ! — l’ouvrier amateur ou plutôt spectateur. Fort intéressant, celui-ci, autant qu’intéressé lui-même et curieux, il sait tout, il est au courant de tout, toujours prêt à renseigner et flatté qu’on l’interroge. Au demeurant le meilleur fils du monde, pourvu qu’on n’exige pas qu’il travaille de ses propres mains. C’est lui qui figure dans cette petite scène que l’on raconte à Toulon depuis qu’il y a un arsenal. Deux ouvriers sont assis sur leurs boîtes à outils. Ils causent de leurs petites affaires. Un monsieur vient à passer, un rapporteur du budget de la Marine, par exemple : « Dites-moi, vous, mon ami, qu’est-ce que vous faites en ce moment ? — Moi ? té ! Je ne fais rien... — Bon ! Et vous ?... — Moi, té ! Je le regarde faire !... »

Nous avons encore l’ouvrier promeneur. C’est inouï ce qu’il y a, sur le d’Orvilliers et autour du d’Orvilliers, de gens qui se promènent. Oh ! ne les questionnez pas... Ils ont, tous, les plus plausibles motifs de se livrer à cet exercice, d’ailleurs salutaire : ils vont à l’atelier, ou ils en reviennent ; ils apportent un gabarit, ou ils le remportent ; et aussi une tôle, un tuyau, un outil...

Regardez celui-ci : c’est l’ouvrier rêveur, tantôt assis dans un coin noir, les coudes aux genoux et la tête dans les mains, tantôt appuyé au seuillet d’un sabord, les yeux vagues, emplis de lumière. Mais que ce soit dans la tristesse des fonds obscurs, ou dans la gaieté de la claire batterie haute, je crains que le rêve du pauvre homme n’ait rien de poétique : détresse, soucis, envie souvent, haine quelquefois, en voilà le fond, avec des espérances folles et de cruelles déceptions, au gré des changeans caprices de la politique. Ma foi ! j’ai à peine le courage de le réveiller lorsque, peu à peu, sa tête s’incline, cédant au sommeil... C’est l’oubli, un moment.

Enfin, il y a la masse, le troupeau, où aucun trait ne se précise que l’universel nonchaloir, la « flemme » tranquille, assurée, correcte presque, du fonctionnaire mal payé, mais qui a une retraite et qui se sait à l’abri du chômage.

27 septembre. — Le d’Orvilliers est au bassin de radoub où l’on va rafraîchir sa peinture de carène et prendre les mesures nécessaires pour lui adapter, au printemps prochain, des quilles latérales destinées à diminuer le roulis.

Je suis descendu cet après-midi au fond de la cuve immense. Les formes de la carène sont fines et si l’on diminue le volume des supports des hélices, qui, un peu massifs, vraiment, créeraient une inutile résistance à la propulsion, nul doute que la vitesse du d’Orvilliers n’atteigne, ne dépasse même un peu le chiffre prévu. À ce propos, Grosselin, l’ancien attaché naval à Rome, me disait que les formes de carène des bâtimens italiens sont merveilleuses de finesse et d’élégance. Nos voisins réalisent, en effet, les grandes vitesses avec des « puissances en chevaux » moindres que les nôtres. Ils ont là-bas le bassin et les petits modèles d’expérience que l’on demande ici depuis longtemps[3]...

8 octobre. — Bien que l’appareil moteur ait été fourni par l’industrie, il y a encore beaucoup à faire de ce côté-là pour le service du génie maritime : appareils auxiliaires, nombreux et compliqués, tuyautages si étendus que leur longueur s’évalue en dizaines de kilomètres. Et pour la mise en place de ces tuyaux et de ces appareils, il y a constamment à résoudre de petits problèmes pratiques qui exigent à la fois compétence et autorité. Or bien souvent je ne vois ici qu’un jeune surveillant technique[4] que son zèle et son intelligence ne peuvent toujours mettre à l’abri des erreurs. Nous le conseillons quelquefois discrètement ; mais il est rare que nous puissions prévenir les malfaçons, puisqu’on ne nous avertit pas de ce que l’on veut faire et que, d’ailleurs, les plans de détail, — s’ils sont tracés, — ne nous seront communiqués qu’après exécution du travail.

Le Syndicat affiche aujourd’hui un manifeste dont voici un extrait (c’est à propos d’un surveillant qui, insulté par un ouvrier, menacé qu’on lui ferait la peau, a montré un revolver, d’ailleurs sans cartouches) : « Si le rôle de ces brutes (les surveillans) est infâme, plus infâme encore est celui de ceux qui, cachés dans la coulisse, assistent avec une satisfaction mal déguisée aux incidens qu’ils ont fait provoquer par leurs sous-ordres. Tous les moyens leur sont bons : ils font naître les incidens ; après cela, ils crient à l’indiscipline, alors que ce sont eux qui fomentent l’indiscipline. Ce qu’ils veulent, c’est le désordre dans l’arsenal. Ils iront même jusqu’à provoquer des conflits dans la rue pour jouir de la répression sanglante... »

Parfaitement. Louis XVI au 10 août. Le rédacteur de ces jolies choses parle-t-il sérieusement ? Est-ce une « galéjade » sinistre ? On ne sait pas. Il ira demain causer avec le préfet maritime, avec qui il traite d’égal à égal, sur telle ou telle petite question intéressant les ouvriers. On ne parlera pas du manifeste. Ce M. Charton n’est d’ailleurs pas, au fond, un méchant homme. Il joue son rôle. Pendant ce temps la haine monte...

13 octobre. — Le marché des installations électriques a été signé le 29 septembre. On va donc pouvoir marcher. La pierre d’achoppement consistait en ceci que la maison S. H. demandait pour son ingénieur et ses quatre monteurs des vacations que le ministère jugeait trop fortes pour leur séjour à Toulon. Aussitôt prévenu du litige, le commandant s’est occupé (officieusement, bien entendu) d’aplanir la difficulté en faisant admettre par les deux parties que l’équipe d’électriciens du port pouvait à la rigueur remplacer les ouvriers spéciaux de S. H., pourvu qu’elle fût dirigée par l’ingénieur de la maison. On a conclu sur les bases de ce compromis, bien simple, n’est-ce pas ? Il était temps : neuf mois de retard !

22 octobre. — La question des tuyautages continue à m’occuper. J’ai vu, hier, les tuyaux coudés de l’alimentation des chaudières. Ces tuyaux décrivent dans un faible espace une double courbe qui a dû singulièrement compliquer le travail d’exécution. Or ce travail a été fait sur croquis seulement et sans gabarits, par le personnel du Creusot, par d’habiles ouvriers travaillant à la tâche. On ne travaille plus à la tâche dans nos arsenaux, et il n’y aura bientôt plus d’habiles ouvriers, puisqu’il n’est guère plus possible de les différencier des maladroits, ni les travailleurs des paresseux, ni les dociles des indisciplinés. Leurs chefs, depuis l’arrêté de 1900, sont privés des moyens efficaces de récompenser et de punir. Tant y a que, pour les tuyaux dont il s’agit, il aurait fallu, avec le personnel de l’Etat, gabarits en bois et gabarits en tôle légère.

Voici maintenant des tiges de volans de soupapes qui sont trop courtes pour qu’un homme de taille supérieure à la moyenne les puisse manœuvrer. C’est un travail des ouvriers du port, et un travail à refaire ; et le curieux, c’est que l’avantage reste encore sur ce point à l’usine du Creusot. Les tiges analogues que les ouvriers de cet établissement ont eu à établir ont la longueur convenable.

Poursuivons. On me montre, à propos de tuyaux coudés, le gros tuyau de refoulement du « Thirion » de 600 tonnes de l’avant : le tracé en est extraordinaire et c’est là qu’on apprécie les inconvéniens du défaut d’études de détail préalables. Quant au « chapeau de gendarme » que forme, dans la tranche l, le tuyautage d’assèchement des doubles fonds, il est convenu avec l’ingénieur qu’on le fera disparaître. Le surveillant technique ne s’était pas avisé qu’il y aurait poche d’air et que les pompes ne pourraient aspirer régulièrement dans ces conditions.

4 novembre. — Vers une heure, un peu avant la reprise du travail, je me suis laissé entraîner par le tramway jusqu’à l’anse du fort Saint-Louis. Les grandes allées de platanes qui y conduisent ont encore presque toutes leurs feuilles, nuancées du jaune d’or au roux, et c’est merveille que cette longue nef de pourpre, au bout de laquelle on voit la mer bleue caresser, dans la douce lumière d’automne, des promontoires lilas.

Ce « bord de mer, » c’est toujours la plus charmante promenade de Toulon. On prolonge en ce moment la route carrossable qui ne dépassait guère, autrefois, les glacis du fort Lamalgue et le pittoresque perdra tout ce que va gagner le tramway. Mais il restera encore, jusqu’à la batterie basse du cap Brun et surtout jusqu’au délicieux port Méjan, un bon bout du vieux sentier de chèvres où nous courions, troupe joyeuse de collégiens et de fillettes, tantôt à la file indienne, escaladant les roches nues, dévalant à pic sur les varechs violets, et trempant nos pieds dans l’eau claire, tantôt deux à deux, par groupes qui s’espaçaient lentement, qui s’alanguissaient sous l’abri des chênes-lièges, des grands fusains et des plus maritimes…

Je n’aurai pas le temps d’aller si loin aujourd’hui : je m’arrête là, tout près, content de revoir ce gros bloc pentagonal du fort Saint-Louis, d’un gris antique si chaud, si harmonieux, et dont les robustes assises en quartiers de roc verdâtres, que Vauban jeta à quelque cent mètres du rivage, tendent leur des poli aux assauts des petites vagues turbulentes.

Depuis peu d’années un môle en pierre enclôt, au pied du Saint-Louis, un coin de mur où s’abritent les canots de pêche et les barques de plaisance des villas voisines ; et le vieux fort désarmé, couvrant de sa masse les jolies barquettes qui dansent sur le flot, fait penser à ces respectables gardiens de square qui veillent paternellement sur les ébats des petits enfans.

Je reviens à bord et je vois le commandant sur la passerelle de navigation, dont il trouve la longueur transversale insuffisante. Même en se penchant bien en dehors, on ne voit ni la ligne de flottaison du bâtiment, ni son extrême arrière, ce qui peut devenir fort gênant dans une manœuvre de rade. Malheureusement, c’est un travail achevé : seule, la Commission d’essais pourra obtenir une modification. Et si elle en fait la demande, on dira une fois de plus : « Ces officiers de marine !... Ils ne sont jamais contens de leurs bateaux... Ils réclament sans cesse des changemens, des retouches onéreuses !... » Vraiment oui. Mais donnez-leur donc des navires bien faits, pratiquement aménagés, et ils ne réclameront rien...

17 novembre. — Ces jours-ci on a embarqué les dynamos et on a monté, ou plutôt remonté le guindeau des ancres. Grandes affaires ! Il y a eu des manœuvres de force et ce fut curieux pour nous de voir la différence des procédés des ouvriers et de ceux de nos marins. Quelle lenteur, ici, avec quel bruit et quel désordre ! Tout le monde donne son avis, tout le monde commande...

Avec tout cela, on ne voit point venir de solution pour l’importante question des postes de visée des casemates, et il apparaît bien qu’au moment où ces navires-ci étaient mis en chantiers, la section technique ne se préoccupait pas encore du « tir décentralisé, » du tir autonome qui s’imposera au bout de peu de temps dans un combat sérieux pour les diverses fractions de l’artillerie, par suite de la destruction des communications avec le blockhaus de commandement. Tout cela est connu, exposé et discuté dans des opuscules qui portent l’estampille officielle. Mais le ministère de la Marine est, dit-on, un agrégat de cellules étanches qui communiquent difficilement entre elles. Et tout au contraire, pour la constitution de cet ensemble harmonieux que doit être la force navale, pour la création de cet organisme complexe, mais d’une si forte unité qu’est le navire de combat, il faudrait une entente continuelle, étroite de tous les services de l’administration centrale, sous l’hégémonie de celui de ces services qui représenterait expressément, non plus les intérêts particularistes de la construction, de l’armement, de l’approvisionnement, mais tous ces intérêts à la fois, c’est-à-dire l’intérêt général, la marine en action.

Ce service existait, il y a peu de temps encore : c’était l’Etat-major général ; et il était entendu que sa fonction essentielle consistait bien à provoquer l’entente féconde, l’accord intime des autres services, au moins autant qu’à poursuivre les études relatives aux opérations militaires de l’avenir. Mais cet état-major général parut trop puissant à quelques-uns, trop puissant et aussi trop militaire, trop... marin. On le lui fit bien voir, et comme ses attributions n’étaient point déterminées par une loi, un décret suffit à les réduire à la préparation de lointains plans de guerre[5].

Ainsi s’accentue peu à peu la défiance contre l’officier combattant. Veut-on faire de la marine sans marins, comme il y a cent dix ans ?... Ce sera avec le même succès.

26 novembre. — Descendu tout à l’heure dans les soutes à munitions, je demande quelques renseignemens aux riveurs. Un vieux petit homme me répond assez obligeamment et nous lions conversation. Il a une pauvre face maigre, encadrée d’une barbe roussâtre et grisonnante, avec des yeux clairs et francs sous un bonnet de matelot très usé. Il ne tardera pas, dit-il, à prendre sa retraite : voici venir ses cinquante-sept ans... Et en attendant, comme il n’avait plus assez de force pour enfoncer les rivets, c’est lui qui les fait passer aux riveurs à mesure qu’on les envoie de la forge, chauffés au rouge blanc. C’est moins fatigant, mais il ne gagne plus que 3 francs au lieu de 3 fr. 75. 3 francs, c’est peu ! — J’en conviens ; mais n’a-t-il pas d’autres ressources ? — Si, il a deux enfans, un fils, ouvrier à la direction de l’artillerie, une fille qui travaille en ville et qui fait le ménage, car la maman est morte. On vit comme ça, à peu près. On ne fait pas de dettes. Le dimanche, on va se promener, pour sortir de la vieille maison de Besagne[6] où l’on est les uns sur les autres. Tout de même, si l’on augmentait un peu les soldes, comme il en est question, — il en est toujours question, — ça irait bien mieux... Oh ! il n’est pas de ceux qui se plaignent toujours, qui demandent des choses... des choses impossibles !... Mais enfin, 20 centimes, 10 centimes seulement de plus...

— Hé ! dis-je, demandez-les donc. N’avez-vous pas eu une augmentation de 20 centimes, l’an dernier ? C’est que vous l’aviez réclamée. Demandez encore, puisque ça réussit.

Il me regarde avec surprise ; les autres ouvriers me regardent aussi, un peu inquiets.

— Certainement ! Demander une augmentation de solde est très légitime ; seulement, il y a la manière, vous comprenez… Et puis il faut travailler…

Tous les fronts se rembrunissent. Travailler ! Ces « galonards » n’ont que ça à la bouche. Avec ça qu’ils travaillent, eux !… Tant y a que, d’un seul mot, j’ai perdu le peu de confiance que je m’étais acquis. Le vieux petit homme courbe le dos et ne dit plus rien.

Je remonte sur le pont et j’y trouve justement M. Vaissière, l’adjoint technique. Il n’a pas d’illusions, lui, sur la question du travail des ouvriers du port, et s’il s’exprime sur ce sujet délicat avec une prudente réserve, son petit sourire narquois en dit long. La journée de huit heures ? C’est tout simplement une journée où l’on abat moins de besogne que dans celle de neuf heures et demie, et justement dans la proportion de 8 à 9,5. — Mais on avait juré que le rendement serait le même ; que les ouvriers, satisfaits de leur facile victoire, tiendraient à honneur de travailler davantage. On avait même fait une expérience « concluante » à l’atelier de la petite chaudronnerie ?… — Vaissière hausse doucement les épaules :

— Si encore, murmure-t-il entre ses dents, si encore ils travaillaient huit heures !… Tenez, monsieur, s’ils travaillaient seulement six bonnes heures, — car il y a toujours une heure de perdue aux entrées, aux sorties, aux reprises de travail, et une autre bien compromise par les petits temps de repos nécessaires, les incidens de toute sorte — oui, six heures, six heures pleines, ce serait bien beau !…

— Et le travail à la tâche, Vaissière ?

— On ne l’a jamais sérieusement appliqué ici. Ce n’est pas facile à régler, à cause de la grande variété des travaux et des « à-coups » qui résultent des circonstances extérieures…

— Sans doute ; un arsenal d’État ne fonctionne pas absolument comme une usine et un chantier privés. Et puis, la Marine, c’est le domaine de l’imprévu. Pourtant, si on l’avait bien voulu…

— Je ne dis pas non. Peut-être serions-nous arrivés peu à peu à un bon résultat ; mais le Syndicat, monsieur !… Le Syndicat ne veut pas entendre parler de ce travail à la tâche, parce que la majorité des ouvriers ne pourrait ni ne voudrait[7] gagner les primes, et qu’il ne faut pas que les uns touchent 4 fr. 25, quand les autres ne touchent que 3 fr. 75. C’est contraire à l’égalité…

— En effet : l’Egalité !… Il n’y a rien à dire là contre… Et la discipline ? Et les moyens d’action, qu’en dites-vous, Vaissière ? Les yeux du vieil adjoint technique se ferment à demi dans ses paupières ridées d’une multitude de petits plis ; ses mains s’ouvrent toutes grandes :

— Depuis l’arrêté d’août 1900, dit-il, on est pratiquement désarmé : plus de moyens de punir, ni de récompenser, ou si difficiles à employer, si longs et si précaires !… Et puis il y a le Syndicat, toujours le Syndicat, et au-dessus du Syndicat… Vous savez, monsieur, ce que je veux dire ?…

— Oui, Vaissière, je le sais. Allez toujours…

— Avec ça, quand un pauvre diable de surveillant veut faire son devoir en imposant aux ouvriers l’observation des règlemens, on se révolte, on l’injurie, on le bouscule, on le poursuit dans la rue en le menaçant de le jeter à l’eau. Vous rappelez-vous l’affaire de ce pauvre Guiol ? Il ne s’en est jamais remis[8]… Et combien d’autres, depuis !… Tenez, tout récemment, les sur- veillans techniques se sont réunis pour rédiger une pétition au ministre : ils disent qu’ils sont entre l’enclume et le marteau, et qu’ils trouvent la situation pénible…

— Mais il vous reste encore quelques moyens de favoriser les bons ouvriers…

— Oui, pourvu que nous n’en usions pas. Savez-vous ce qu’ils me disent à moi-même, les autres ? « Vos bons ouvriers sont déjà bien assez heureux d’être intelligens et adroits ; vous n’avez pas besoin de leur faire encore des avantages. Nous avons un estomac comme eux, des charges comme eux, une femme, des enfans. Nous avons autant qu’eux besoin d’argent, et ce n’est pas notre faute si nous ne sommes pas aussi habiles. »

C’est, ma foi ! vrai, tout cela. Et il n’y a rien à reprendre à la logique des pauperes spiritu qui revendiquent leur part intégrale de paradis… terrestre. Seulement, ces soi-disant pauvres d’esprit sont en réalité des malins, en même temps que des paresseux. On ne leur demande ni tant d’intelligence, ni tant d’habileté, mais un peu de bonne volonté, un peu d’effort.

11 décembre. — J’ai quitté le d’Orvilliers d’assez bonne heure, la tête rompue par le vacarme des riveurs, le ronflement des perceuses électriques et les cris de cinq à six cents braves gens qui ne sauraient travailler, — quand ils travaillent, — sans donner de la voix pour s’encourager…

Je prends la route du Cap-Brun et, tournant à gauche après une demi-heure de chemin, je monte aux Améniers. À mes pieds un grand vallon, où serpente mollement le ruisseau des Amoureux, ondule entre les hauteurs du Cap-Brun et les larges assises du Faron et du Coudon. Mais, de la route même des Améniers, qui ceinture la jolie colline boisée de la Serinette, la vue dépasse les bords du bassin, franchit au levant le plan de la Colle Nègre et de la Colle Paradis, aux profils si curieusement jumeaux, et court jusqu’au Fenouillet, l’odorant Fenouillet, jusqu’au piton d’Hyères, pour ne s’arrêter qu’à la crête lointaine et vague des monts des Maures. Si j’étais un peu plus haut, au balcon de cette villa qu’enveloppent à demi les pins, je découvrirais la grande bleue, là-bas, entre la Colle Nègre et la Colle Paradis, et aussi le chapelet des îles charmantes, Porquerolles, Port-Cros, Bagau, remontant dans la brume de l’horizon, en échelons dégradés.

Mais c’est assez du tableau que j’ai sous les yeux et dont il faut se hâter de jouir, car le soleil a disparu, la nuit vient vite, chaussée de velours sombre, et dans les vapeurs du soir, qui s’élèvent des fonds boisés, comme une marée de rêve, se noie peu à peu la courbe élégante des flancs du Coudon, tandis que la tête chauve du mont, retenant encore un peu de clarté, semble se détacher de la terre et monter vers les étoiles naissantes…

J’aime la variété d’aspects de cette belle campagne. Déjà, il y a quelques semaines, de la maison de mon ami Varois, au revers du Cap-Brun, je goûtais l’harmonie de ces plans ondulés, j’admirais cette richesse de palette, la chaude frondaison jaunissante des platanes, nuancée de gris par les eucalyptus, la claire gaieté des jardins découpés sur la nappe de pourpre vive des pampres d’automne, la douceur soyeuse des oliviers atténuant l’austérité des pinèdes et la mélancolie des cyprès, et puis, dans les creux, sur les pentes, ou bien suspendus aux rochers jaunes de la Barre, comme des fleurs semées au hasard sur un tapis, les bastides blanches et roses des bonnes gens de Toulon,

C’était ravissant. Mais ici, ce soir, dans cette saison défaillante, je ne sais... il y a quelque chose de bien plus beau, de bien plus prenant et qui va au fond de l’être. Assis un moment sur le talus de la route, seul, dans le grand silence frissonnant, je me laisse aller à l’oubli du temps, à la rêverie confuse, à cet exquis nirvana où l’âme se fond, se dissout dans la suprême beauté des choses, la beauté qui s’évanouit, qui meurt...

20 décembre. — Mon collègue Reymond me dit ce matin : « Savez-vous qui a fait les plans du d’Orvilliers, au moins les plans de détail ? Savez-vous qui a fait tous les calculs et qui, en somme, aura construit le bateau, — en y mettant le temps, d’ailleurs ?... Eh bien ! c’est un monsieur dont j’ai fait la connaissance aujourd’hui dans un petit magasin qui est au coin de la rue des Figuiers, et que tient sa femme. Ce monsieur est un dessinateur du bureau de notre ingénieur, M. Z***. »

C’est bien cela. Cette maladie sociale que tant de médecins cherchent à diagnostiquer, cette maladie qui sévit partout, descendant aux couches les plus profondes, cette maladie, c’est l’orgueil, tout simplement, l’orgueil bêta, le plus souvent, et qui prête à rire, — nous rions, Reymond et moi ; M. Z*** rirait aussi, — mais l’orgueil toujours, père de tous les vices, origine de tous les maux.

Les dessinateurs font d’ailleurs parler d’eux ces jours-ci. Ils ont remarqué que leurs chefs, les ingénieurs, ne donnaient guère que sept heures de travail. Ils n’ont pas examiné si ces sept heures n’étaient pas particulièrement fatigantes pour le cerveau, si la recherche d’une formule ou d’une courbe n’exigeait pas un effort d’intelligence plus grand que celui qui suffit à l’application d’un barème, et si, pour décider du choix du système de réfrigération des soutes, il ne fallait pas plus de jugement et de savoir que pour tracer sur un plan de faux-pont le schéma de l’appareil. Ils ont d’ailleurs évité de voir M. Z***, par exemple, emportant tous les soirs, pour travailler chez lui, une serviette bourrée de papiers. Non, ils ne veulent plus faire que sept heures, — comme leurs chefs, — et ils l’obtiendront.

4 janvier 19… — « Je viens, me dit le commandant, de faire une promenade dans tout le bateau pour me rendre compte du travail des ouvriers au commencement de cette année nouvelle. Les résultats de cette inspection officieuse, notés exactement, sont intéressans à conserver.

Pont arrière, bâbord. On y dresse les épontilles de la petite passerelle : 2 ouvriers sur 4 sont assis ; ils ne font absolument rien. Lorsque j’apparais, ils se relèvent et prennent une attitude maladroitement affairée. Aussitôt passé, je les entends faire des gorges chaudes. Ils pensent que je n’ai osé rien dire, ignorant que je n’ai, en effet, le droit de rien dire.

Pont avant. Un ouvrier armé d’une perceuse électrique semble placé là pour percer dans le pont les trous qui correspondront à ceux de l’embase du chemin de fer de la chaîne d’ancre de bâbord. Pour l’instant, cet ouvrier ne fait rien. J’attends. Au bout de quelques minutes, voici venir un deuxième ouvrier, marchant à pas comptés. Il tient une palette dont le bout porte un peu d’axonge, qu’il considère avec satisfaction et importance. Il graisse certaines parties de la dynamo réceptrice. Pendant ce temps, le premier ouvrier se lève, va modifier les points de suspension de la perceuse et reprend toute l’assiette, assez compliquée, de son outil : tâtonnemens nombreux, longs ; physionomies préoccupées... Après dix bonnes minutes, la perceuse, enfin, se met en marche. Crac ! Interruption... Cette fois, c’est le courant qui ne passe pas : encore quelques minutes perdues. Reprise, puis ralentissement très marqué. Agacé, j’interroge. Oh ! très grand empressement à me répondre : les deux ouvriers se lèvent ensemble pour m’expliquer que le courant leur fait souvent de ces niches, que le fonctionnement en est très irrégulier. Et pourquoi ?... — Ils n’en savent rien. C’est ainsi...

Tout à côté, deux autres ouvriers sont accroupis sur le pont : l’un d’eux rogne le bord d’une plaque de tôle d’acier gauchie qui renforce l’écubier ; l’autre regarde.

Je me retire et je grimpe, en passant par le mât militaire, sur la passerelle supérieure avant. De là, un instant retourné, je revois mes quatre ouvriers du pont. Le dernier, celui qui « regardait, » a rejoint les deux perceurs qui, du coup, ne font plus rien, — le courant ne va plus, sans doute, — et tous les trois sont engagés dans une vive causerie, ponctuée de gestes et de hochemens de tête. On commente ma visite et mes questions. Mais voilà que, tout d’un coup, on m’aperçoit. Sapristi !... Le délinquant se hâte de regagner son poste, où il ne faisait rien, mais du moins regardait faire. La perceuse ronfle. Tout va bien. Aussitôt que j’aurai tourné le dos, on prendra un petit repos bien gagné.

Mais derrière moi, sur la passerelle inférieure, j’entends un grand bruit de tôle qui ondule et qui vibre... Je descends vite et je tombe sur six ouvriers qui s’amusent à sauter à pieds joints sur la tôle de parquet, tôle légère et qui n’est pas assez épontillée. C’est très amusant, ce tremplin improvisé... Mais, patatras ! voilà le commandant, l’empêcheur de danser en rond, c’est le cas de le dire. Le groupe se dissout. Deux ouvriers seulement restent là et reprennent un rivetage depuis longtemps sans doute interrompu. Cependant un troisième, une forte tête (qui sait ? du Syndicat, peut-être...), le premier moment de surprise passé, se rapproche et regarde les riveurs, nonchalamment appuyé à une échelle. Ce travailleur tient à établir son droit à ne pas travailler. Je me plante devant lui, je le fixe dans les yeux. Il se retire en secouant les épaules. Voilà tout ce que je puis faire et je commence à exceller dans ce rôle de « statue du commandeur. » Encore la statue parlait-elle à l’occasion.

Il est vrai que j’ai le droit de me renseigner, si je n’ai pas celui de faire des reproches. J’avise un des six ouvriers, et justement, c’est le chef de groupe, le « chef ouvrier, » pauvre diable de chef, qui tremble devant ses subordonnés : « Je vois, lui dis-je, que cette tôle n’est pas encore rigide... — Hé oui, commandant, il manque une cornière en dessous. — Et vous êtes chargé, vous et vos hommes, de vous assurer qu’elle se gondole quand on pèse dessus ?... »

Il ne comprend pas l’ironie de ma question et s’embarque dans une explication qu’il croit technique. Je le laisse là.

Au-dessous de ce groupe, si bien dirigé, les ouvriers de la direction de l’artillerie, effectivement surveillés par un brave homme que j’ai déjà remarqué, s’occupent avec une certaine activité de la mise en place d’un affût. Mais, pas trop d’illusions ! Si j’allais de ce pas dans les casemates blindées, où les ouvriers de la même direction sont censés travailler aussi, je constaterais que « le chat parti, les souris dansent. » Pourtant, dans l’ensemble, le rendement des ouvriers civils de la direction de l’artillerie semble être un peu meilleur que celui de leurs camarades des constructions navales. Je n’en distingue pas bien la raison.

Faut-il continuer maintenant ? Noter ce que j’ai vu dans les batteries, dans l’entrepont cellulaire ? A quoi bon ? C’est à peu près partout de même. En passant devant les petits bureaux en planches des surveillans techniques, je les ai aperçus couvrant de traits et de chiffres leurs carnets n° 1 et n° 2. Oh ! les écritures sont à jour et bien tenues. Les « dixièmes « sont exactement marqués à chaque ouvrier. Le contrôleur, quand il examinera les pièces élémentaires de la comptabilité des travaux, n’aura rien à y reprendre. Il sera satisfait, cet « œil du ministre... » Hélas ! fictions, mensonges, apparences vaines et décevantes ! Il y a quelques mois, de l’aveu du rapporteur du budget, le d’Orvilliers avait déjà absorbé 700 000 journées d’ouvriers de plus que le Vaudreuil. Mais quel sujet le contribuable aurait-il de se plaindre, si les comptes sont en règle ?...

Le commandant B*** me quitte là-dessus. Tout ce qu’il dit là, je l’aurais pu dire. Mais je suis encore plus impuissant que lui : il faut au moins cinq galons pour en imposer un peu à nos bons ouvriers.

14 janvier. — Le ministre est passé en gare, avant-hier. Le Syndicat se flatte de lui avoir amené de 12 à 15 000 ouvriers pour l’acclamer. Vellerat, un mécanicien principal, qui est du pays et le connaît bien, me donne à ce sujet quelques « tuyaux » particuliers.

— S’il y a eu, me dit-il, 12 000 ouvriers, — et c’est exagéré, je crois, de près de moitié, — soyez sûr qu’à y regarder de près, on aurait reconnu un grand nombre de chemineaux et de paysans du Var, que la crise agricole[9] jette hors de chez eux. Ajoutez-y les intimes du Syndicat, les révolutionnaires de profession et les journaliers de l’arsenal (ceux-ci parce que, leur sort étant plus précaire, ils sont plus échauffés). Quant aux vrais ouvriers de l’Etat, les titulaires, ils se tiennent visiblement sur la réserve, sous prétexte qu’on leur retire d’une main ce qu’on leur donne de l’autre : légère augmentation de solde, mais aussi retraite plus hâtive et refus d’embaucher les enfans comme apprentis. Rozier, le chef ouvrier, me disait l’autre jour que son père et son fils, tous deux capables de travailler, lui restent ainsi sur les bras. Il n’est pas content, et quantité d’autres avec lui...

L’admirable est que, là, le ministre a raison, ne pouvant guère augmenter les soldes qu’en éliminant les élémens dont le rendement est le plus faible, en diminuant les effectifs, par conséquent. Mais les ouvriers] ne l’entendent pas de la sorte. Ignorans comme ils le sont des conditions économiques générales, saturés de promesses téméraires, ces pauvres gens ne sauraient gré au Ministre de ce qu’il leur donne que s’il consentait à leur donner toujours davantage.

Vellerat ajoute qu’il s’en faut bien que les ouvriers titulaires soient malheureux. La vie n’est chère, à Toulon, que pour les bourgeois, surtout pour les officiers et les fonctionnaires qui sont lourdement imposés, savamment exploités, tondus jusqu’au ras. Le populaire est sobre, d’ailleurs, et la race résistante. Le ciel, le soleil, une terre plaisante, la mer qui sourit presque toujours lui soufflent la gaieté. Ah ! ce n’est pas comme à Brest !... Et puis, beaucoup d’ouvriers ont, au dehors des murs, leur petit bastidon, leur « niche à lapins » avec un lopin de terre où viennent des légumes. D’autres logent aux faubourgs, dans des maisons à étages encore, mais en bon air et à moins de frais que dans les plus vieux quartiers de la ville. Avec le tramway, on arrive sans fatigue et très vite à la porte de l’arsenal. Enfin, ne donnant plus que huit heures à l’Etat, on travaille chez soi ou chez un patron, et c’est autant d’ajouté à la solde. Bref, on vivote aisément...

Du 25 au 30 janvier. — Au point fixe (entre Balaguier et l’Eguillette), où nous avons fait des essais sur place, l’arrière tenu par deux câbles d’acier sur des coffres solidement ancrés. Ces essais ont bien marché. Il est vrai qu’on n’a pas dépassé soixante tours. Il y a eu, toutefois, quelques échauffemens dans la ligne d’arbre centrale. Les portages ne sont pas faits encore. Au reste, on a prévu la possibilité d’une petite flexion du bâtiment : les lignes d’arbre supporteraient une flèche de 10 centimètres.

J’ai fait connaissance avec les célèbres équipes de chauffe des essais du Choiseul, ces ouvriers des constructions navales qui se mirent en grève lors des essais de ce croiseur. Tout le monde est d’accord ici, y compris le représentant de la maison qui a fourni les chaudières, qu’il vaudrait mieux n’employer que des chauffeurs militaires.

Tant y a que nos bons chauffeurs civils en prennent cette fois fort à leur aise. Ils sont beaucoup trop nombreux pour la chauffe très modérée qu’on leur demande ces jours-ci. Mais on tâche de faire tomber la manne des supplémens de solde sur le plus de têtes possible. Quant aux ouvriers ordinaires du bord, ceux qui « achèvent » le bateau, ils sont dans un parfait contentement : ils touchent trois dixièmes de supplément par jour, parce que, — amusante fiction ! — ils sont considérés comme étant « à la mer, » et ils ne font absolument rien, plus rien. Ils jouent à la manille sur le pont, le plus tranquillement, le plus ouvertement du monde et nous regardent, par surcroît, d’un air goguenard. Vaissière, à qui je les montre, hausse les épaules. Il paraît que c’est la tradition : le « point fixe, » c’est le pays de cocagne. Allons, soit ! je le veux bien. Et d’ailleurs, si je ne le voulais pas, ce serait tout de même...

On est tout aux nouvelles d’Extrême-Orient, ici, et les appréhensions que l’on ne peut s’empêcher de concevoir ramènent l’attention sur une foule d’incidens assoupis : le Solférino et sa réfection toujours ajournée, ses chaudières neuves dans un coin, sa machine dans un autre ; le Joubert qui, depuis un an tantôt, à raison d’une demi-douzaine par mois, change les tubes avariés de ses appareils évaporatoires ; l’Hamelin, venu de Brest à Toulon pour remplacer le Souverain, le vaisseau-école des canonniers, mais qu’il faudrait transformer au préalable, et le Souverain, qui ne veut pas être remplacé, qui proteste, qui aura probablement gain de cause, mais dont il faudra alors changer les chaudières... Tout arrêté, tout suspendu ; ordres sollicités, implorés, et qui ne viennent pas, ou qui viennent trop tard, comme dans cette déplorable affaire du Choiseul, enfin parti pour Saigon, mais Dieu sait comment !...

Avec cela, pénurie extrême de personnel. A chaque conférence des commandans chez le major général, les plaintes s’élèvent, toujours plus vives, plus pressantes. Le commandant du dépôt des équipages s’arrache les cheveux. Le major général en fait autant. On en réfère au préfet maritime, qui sourit tristement et d’un doigt fébrile tapote les états de situation qu’il envoie périodiquement et inutilement au ministre.

18 février. — Fort intéressante visite à la Seyne pour voir où en est le cuirassé en construction . ...le suis passé d’abord par le bel établissement de pyrotechnie de Lagoubran, où l’activité paraît assez grande. Le bruit court cependant que les stocks de projectiles seraient insuffisans. Les crédits demandés pour les confections ayant été rognés, ou employés autrement, on aurait puisé dans ces stocks, soi-disant intangibles, pour les besoins courans. Est-ce ainsi que cela s’est passé à l’époque de Fachoda, où, l’eussions-nous voulu, que nous n’aurions pu faire la guerre, faute de cartouches et d’obus ? Je n’en sais rien. Personne n’en sait rien ; et dans ce pays de presse affranchie, d’opinion toute-puissante, — dit-on, — il y a ainsi des mystères que nul ne veut, ou n’ose, ou ne peut éclaircir.

De Lagoubran je vais à la Seyne en suivant la corniche de Brégaillon, très joli coin de villas et de beaux arbres, d’où l’on a sur la rade une vue d’enfilade fort séduisante. Quant à la Seyne même, rien de plus banal et de plus insignifiant : c’est le vrai type d’une petite ville qui ne subsiste que grâce à un établissement industriel. Allons donc tout de suite aux chantiers.

Ce qui me frappe d’abord, et très vivement, c’est l’ordre, la propreté, — une propreté relative, évidemment ; celle qui résulte de l’ordre, — et le silence, enfin. Comment, le silence ?... Oui, je dis bien, le silence. Oh ! le rivetage et le perçage, et les grands coups de maillet, certes on entend tout cela et même les oreilles en saignent ; mais du moins pas un cri, pas d’appels ou de chants à tue-tête, pas cet agaçant brouhaha de centaines d’oisifs qui vont, qui viennent, qui causent, rient et discutent à bord du d’Orvilliers. Et comme, après tout, la race est la même des ouvriers qui travaillent ici et de ceux qui devraient travailler là-bas, c’est donc qu’il y a ici une discipline, une règle obéie, des chefs écoutés. Mais alors, sur laquelle de ces deux rives est le chantier de l’Etat, le chantier militaire ?

Non seulement on travaille à bord de notre cuirassé, mais on y travaille partout à la fois : les couvre-joints du bordé supérieur ne sont pas encore posés et déjà les logemens, les rembardes, les épontilles et tôleries des passerelles sont en mains. Bien mieux, dans les casemates de 164,7, je vois les monte-charges à peu près achevés, alors qu’on les entreprend à peine chez nous. Mais aussi toutes les études de détail ont été faites sans délai et simultanément. Un ingénieur du chantier, qui m’accompagne, ajoute que la section technique envoie, de Paris, des plans plus poussés aux constructeurs de l’industrie qu’à ceux de l’État. C’est bien possible, mais pourquoi ?...

7 mars. — M. Z*** vient plus souvent à bord, depuis quelques jours. Nous l’en complimentons, et encore plus le service. Il nous dit que son travail de bureau, rédaction et passation de marchés, études de détail, notes pour la section technique ou pour la direction centrale des constructions navales, commence à diminuer et qu’il en est très heureux.

Le fait est que les choses vont un peu mieux, à bord. On entreprend le montage de l’abri de navigation de la passerelle, importante affaire. Les logemens prennent quelque apparence. Les derniers tuyautages arrivent sur le quai, puis sur le ras, puis sur le pont, après quoi, s’engouffrant dans la grande écoutille centrale, ils vont se perdre dans les fonds du bateau. Enfin M. F***, l’ingénieur de la maison S. H. sera ici demain. Les installations électriques vont marcher.

Profitons de la présence de M. Z*** pour lui demander quelques nouveaux renseignemens sur son personnel et sur les méthodes de travail. Dans les dessinateurs, me dit-il, nous comprenons des calculateurs, calculateurs sur formules établies déjà, bien entendu (notre homme de l’autre jour, l’auteur du d’Orvilliers, est de ceux-ci). Quant aux dessinateurs proprement dits, ils font, sur les indications de l’ingénieur, ou conformément à des types généraux admis, des tracés plutôt schématiques d’installations. Ces dessins, étudiés à bord par l’adjoint technique chargé de la construction, donnent lieu à des croquis à main levée dressés par les agens immédiats de cet adjoint technique, c’est-à-dire par des ouvriers qui savent un peu dessiner. C’est sur ces croquis cotés et qui tiennent un compte plus exact des circonstances locales que l’on découpe les gabarits en bois léger, quelquefois suivis de gabarits en tôle mince[10].

A propos du travail des ouvriers, M. Z*** dit qu’on fut obligé, à une certaine époque, — il ne saurait préciser exactement ; il n’était pas alors à Toulon, — d’embaucher rapidement un assez grand nombre d’ouvriers pour les constructions neuves. De là, près d’un tiers de non-valeurs dans les équipes actuelles.

Quant au travail à la tâche, voici le point de vue particulier de notre ingénieur, et ce qu’il en dit montre combien la question est complexe : cette méthode ne serait d’une application avantageuse que pour les ouvrages qui n’exigent pas une grande habileté professionnelle ; les ouvriers adroits, qui ne sont ni perceurs, ni riveurs, ne peuvent, malgré tout leur zèle, gagner sensiblement plus que la journée normale. Ils se découragent, ils se plaignent, ils jalousent ces perceurs qui, parce qu’ils auront fait quelques trous de plus, — la belle affaire ! avec une perceuse électrique… — auront 20, 30, 40 centimes de boni[11]

Mais le travail « au marchandage, » avec équipes constituées au choix d’un chef (surveillant technique, par exemple, agréé par l’autorité supérieure) ?… Eh bien ! cette méthode est contraire à la loi, une certaine loi de 1848. Soit. Voilà une drôle de loi. N’y en a-t-il donc pas une aussi qui empêche qu’on ne gaspille l’argent des contribuables ? Vraiment je ne puis croire que toutes ces difficultés ne seraient pas aplanies si les directions, le ministère, le Parlement s’en occupaient sérieusement… et sans arrière-pensée de complaisances politiques ou électorales.

Et les sanctions ?… Plus de punitions, dans la pratique, dit M. Z***. Le directeur peut infliger un blâme avec affichage (voyez-vous ça ! et ce que les ouvriers s’en… moquent !) Le préfet maritime, ce tyran, peut aller jusqu’à quatre jours de mise à pied ; le ministre seul congédie définitivement…

Pas beaucoup plus de récompenses que de punitions, afin de mater le favoritisme (bon, cela !…) L’avancement est devenu mécanique, pour ainsi dire : le choix n’est que d’un cinquième. Le Syndicat en poursuit la suppression et l’obtiendra sans doute, au nom du principe « supérieur » de l’égalité. Quelle admirable puissance que celle d’un mot sur des cerveaux français, et d’un mot mal compris, encore !…

Je voulais aussi savoir si le système, inauguré en 1900, de l’autonomie des directions de travaux n’avait pas quelque répercussion fâcheuse sur la marche du service des constructions. Mais c’est une grosse question que celle-là, et délicate à traiter avec un ingénieur. Remettons-la à un peu plus tard.

19 mars. — On nous communique la réponse du ministère à la demande faite, il y a longtemps déjà, d’une augmentation du cube des citernes destinées à fournir à nos chaudières l’eau douce de réparation. Cette question est une de celles qui divisent ingénieurs et mécaniciens. Ceux-ci, les praticiens, constatent que les citernes sont toujours insuffisantes : quand on a une longue traversée à faire, on remplit d’eau douce un certain nombre de cellules du double fond, ce qui a des inconvéniens au point de vue de la conservation des tôles. Ceux-là, les théoriciens, ne veulent entendre à rien : leurs calculs des pertes d’eau douce sont exacts ; le cube des citernes est établi là-dessus et, donc, nous avons tort... D’autant qu’il y a des bouilleurs, à bord, qui distillent l’eau de mer et peuvent, à eux seuls, réparer les pertes au fur et à mesure qu’elles se produisent. Oui, sans doute ; mais ces bouilleurs eux-mêmes sont insuffisans (les cuirassés américains ont des bouilleurs qui donnent deux fois plus d’eau douce) ; de plus, ils sont délicats, ils s’encrassent vite, et il faut toujours en avoir un sur deux en visite.

Voilà la querelle, fondée sur l’ordinaire désaccord des résultats d’essais officiels et de ceux du service courant.

De nos demander, poussées jusqu’au ministère, il y en a bien eu la moitié, environ, de rejetées. On affirme que nous sommes encore fort heureux, privilégiés même. Il s’en faut ; mais, certainement, ce que l’on nous a refusé, il faudra l’accorder plus tard, parce que c’est nécessaire. Et ça coûtera plus cher qu’au moment où le navire est encore en mains.

3 avril. — Je suis venu à bord par la « patache, » le coche d’eau de la direction des constructions navales, avec un jeune médecin de marine de ma connaissance qui avait affaire de nos côtés. Il me raconte que les ouvriers soignés à l’hôpital de la marine et à qui, la guérison obtenue, on propose de rester quelques jours chez eux pour se remettre complètement, n’ont garde d’accepter cette offre. Ils demandent qu’on les rende à leur travail : « Ah ! voilà qui est bien !... — Attendez, mon cher. L’un d’eux me dit un jour, sans artifice : Docteur, mettez-moi exeat. Je ne me fatiguerai pas. Le contremaître me casera dans un coin où il n’y aura rien à faire ; et j’aurai toute ma solde... » — A la bonne heure ! Et que de convalescens il doit y avoir à bord du d’Orvilliers !

Ceci me met en goût de causer avec ces braves gens. Justement, j’ai obtenu de Vaissière les noms des trois ouvriers les plus méritans par leur travail parmi ceux dont la situation de famille est intéressante ; et je fais demander le premier de la liste, l’ouvrier perceur Décugis (Marius-Auguste-Baptistin), quarante-trois ans, marié, père de six enfans et qui, en outre, a son père infirme à sa charge.

Le voici : bonne figure, — pris à part, ils ont presque tous une bonne figure ; c’est quand ils sont ensemble et dans les mains de leurs meneurs que leurs physionomies changent, — bonne figure, donc, un peu usée ; démarche lourde, timide plutôt ; le regard inquiet...

Je le fais asseoir sur mon deuxième escabeau de bois : « Monsieur, dis-je, vos chefs vous désignent comme digne de tout intérêt, et je voudrais vous témoigner l’estime que j’ai pour les bons travailleurs tels que vous. »

Décugis ébauche un remerciement en tournant son chapeau entre les doigts, les coudes aux genoux, le des courbé. Il est visiblement mal à son aise et se fût bien passé d’une interview qui lui vaudra peut-être des désagrémens avec les camarades. En tout cas, il se méfie ; j’ai peut-être les plus noirs desseins, malgré mon exorde flatteur, et il faut se tenir sur la défensive.

Après quelques questions sur ses charges de famille et sur l’état de santé des siens (il demeure heureusement sur la pente du Faron, au bon air), je me hasarde à le pousser sur les conditions actuelles du travail. Mais ici, ce n’est plus de la défensive, c’est la retraite, la dérobade. Impossible de tirer de ce pauvre homme, qui craint de se compromettre, une opinion un peu ferme, hors sur l’augmentation de la solde : « Ça ferait bien besoin, » dit-il. Je le crois ! six enfans, le père infirme !...

Mais cette augmentation, si légitimement désirée, ne viendrait-elle pas plus vite, si l’on diminuait le nombre des ouvriers, par extinction, bien entendu, et en arrêtant les embauchages ?... Hum ! Question épineuse, ultra épineuse... Je n’obtiens plus que des hochemens de tête, et je me résous à mettre fin au supplice du pauvre Décugis, tout en lui promettant que j’irai le voir chez lui un de ces dimanches, car je ne me décourage pas si aisément...

— Cette question des embauchages, me dit à son tour Vaissière, que je rencontre un moment après, est une de celles où le Syndicat se montre le plus intransigeant. Naturellement, il ne demande qu’à voir grandir sa clientèle. D’ailleurs, sur les 2 500 ou 3 000 candidats...

— Hé quoi ! 3 000 demandes, à Toulon seulement, pour partager un sort que l’on dit si misérable ?...

— Oui, monsieur, près de 3 000... Eh bien ! la plupart des candidats sont du pays, de la ville même, et appartiennent à des familles d’ouvriers ou d’employés de l’arsenal ; les refus d’admission ou d’embauchage font donc, ici, beaucoup de mécontens.

— Toujours l’opposition irréductible des intérêts particuliers à l’intérêt général !... Enfin, Vaissière, revenons-en à Décugis : ne pourriez-vous pas le proposer pour un petit avancement qui augmenterait sa solde ?... Il paraît si brave homme ! Et puis, bon travailleur, vous le dites vous-même...

— Heu ! heu ! c’est-à-dire... Bon travailleur, oui, assez ; mais pas très fort, pas très malin... Il y en a d’autres, vous comprenez... Et il faudrait voir encore de quand date son dernier avancement. J’en parlerai à M. l’ingénieur.

Bien : je la connais, cette phrase-là. Aussi, de quoi vais-je me mêler ? Je n’ai rien à faire avec le personnel des directions. Nous ignorons, c’est entendu, et nous devons ignorer les ouvriers. Seulement, sapristi ! ils ne nous ignorent pas, eux. Et comment se fait-il que dans leurs explosions de colère et de haine il soit question de nous bien plus que de leurs ingénieurs ?

19 avril. — Le commandant suit avec intérêt le montage des bastingages. Aujourd’hui, il a constaté qu’il fallait deux heures (je dis deux) pour percer cinq trous (je dis cinq) dans une tôle de 2 millimètres ; et comme il ne pouvait s’empêcher de remarquer à haute voix la lenteur de l’exécution de cette ligne de trous à laquelle on « travaille » depuis plusieurs jours, les ouvriers ont répondu qu’ils n’étaient là que d’aujourd’hui. Hier, c’étaient deux autres, Un tel et Un tel ; et peut-être n’étaient-ce pas ceux-là qui avaient commencé l’opération...

4 mai. — L’autonomie des directions ! Comme on nous a « mis dedans » avec cette affaire-là ! — Je m’en étais toujours méfié instinctivement, y sentant bien une nouvelle et forte poussée dans le sens de l’élimination de l’officier combattant (sous le couvert de celle du commissaire) de tout ce qui touche à la préparation de la force navale. N’est-ce pas, en effet, par une perte d’autorité sur les directions que se traduit, pour le préfet maritime, l’abolition de la surveillance qu’exerçait sur elles, en son nom, le commissariat ?

Eh bien ! aujourd’hui que je vois les résultats du système sur la marche des travaux, ma conviction est faite, en dépit des protestations de M. Z***, qui estime qu’il n’y a point de relation de cause à effet entre l’autonomie des directions et les retards du d’Orvilliers.

— Nierez-vous, contre l’évidence, lui dis-je, que votre besogne ait été singulièrement augmentée ?... — Pas la mienne, répond-il, mais celle du sous-directeur. — D’accord. Mais, justement, il a fallu donner des adjoints à ce sous-directeur pour lui permettre de s’acquitter de son écrasant labeur administratif ; et ce sont autant d’officiers du génie maritime distraits de leurs fonctions naturelles, la direction effective, la surveillance des travaux.

Je ne vois d’ailleurs pas que ces messieurs aient pu remplacer les commissaires qui allaient faire les appels d’ouvriers sur les chantiers et dans les ateliers. Ils s’en rapportent à cet égard à leurs subordonnés immédiats, anciens ouvriers eux-mêmes, terrorisés aujourd’hui par les menaces des syndicats et par les violences impunies des syndiqués. Le contrôleur, dira-t-on, a remplacé le commissaire aux travaux dans ce service de vérification. Il vient quelquefois... Quelquefois, en effet, mais pas plus, car il a beaucoup d’autres choses à faire et d’une autre envolée. Or, ne pouvant procéder qu’accidentellement à ces appels, et en passant vite, le contrôleur ne saurait juger, comme le faisait autrefois le commissaire, de la valeur exacte de l’excuse bien connue : « Un tel ? — Un tel est absent régulièrement. Il est détaché à tel travail, au dehors... »

On ne l’a pas remplacé non plus, le commissaire aux travaux, pour la passation des marchés, ni même pour la rédaction des clauses de ces contrats ; car, si les connaissances purement techniques lui manquaient, il faisait cependant bénéficier le service des achats de son expérience administrative et d’une autorité dans les questions économiques que l’on ne trouve pas au même degré chez les agens administratifs des directions. Mais quoi ! cette tutelle, — cette apparence de tutelle, — pesait aux corps techniques et ils ont su s’en affranchir. J’en vois bien l’avantage pour leur amour-propre ; je ne le vois pas pour l’intérêt de l’État.

Et les magasins ! Chaque direction a aujourd’hui le sien, où elle puise comme elle l’entend, et là encore, en supprimant l’organisme centralisateur du Magasin général, on s’est débarrassé de la surveillance du commissariat. Or, est-il sage, vraiment, de laisser les matières destinées à la construction neuve exclusivement entre les mains d’un constructeur que son intérêt particulier n’incite pas à l’économie ; et, pis encore, à la disposition d’agens subalternes (il en est ainsi dans la pratique) qui ont si souvent à parer aux conséquences de leurs propres malfaçons ?

Mais laissons de côté, un moment, le point de vue des constructions neuves. Comment n’a-t-on pas senti qu’en donnant l’autonomie aux directions, on fortifiait, on consacrait un particularisme funeste à la bonne administration des deniers publics ? — Autant de directions, autant d’arsenaux dans l’arsenal et dont les organes font double, triple, quadruple emploi. Villot en convenait avec moi, l’autre jour, lui qui fut l’un des plus chauds prôneurs de l’autonomie. C’était à propos de la distribution de l’énergie électrique qu’il faisait ce meâ culpâ relatif, et je lui signalais de mon côté, entre autres ateliers qui devraient être communs, les ateliers de dessin, de lithographie et de photographie dont le développement est si rapide et que chaque direction (constructions navales, artillerie, défenses sous-marines, travaux hydrauliques) dote si richement en matériel, en matières consommables et en personnel. Que d’argent perdu de la sorte[12] !

La division des magasins n’est pas moins fâcheuse pour la bonne utilisation de l’approvisionnement. Voici un fait récent : le service des défenses sous-marines de l’un de nos grands ports ayant un stock exagéré de caoutchouc, en offre une partie, à titre de cession, à la direction des constructions navales qui refuse, encore qu’elle ait besoin de caoutchouc, parce qu’elle préfère acheter des matières toutes neuves. Il en est constamment ainsi, malgré les objurgations du ministre, et il en sera ainsi tant qu’on n’aura pas rétabli le magasin central, géré par un administrateur indépendant des services d’exécution.

Mais qu’est-ce que prouve tout ceci, sinon qu’il faut à l’arsenal maritime, comme à toute usine possible, un chef unique, un directeur, et qu’on a donc fait le contraire, précisément, de ce qu’il convenait de faire en divisant l’action au lieu de la concentrer, en paralysant l’administration, — dans le sens le plus élevé du mot, — au lieu de la fortifier. Les officiers de marine le disaient bien, il y a quelques années ; ils le disaient trop peut-être, qu’il fallait créer cet organisme de direction en faveur de l’un des leurs, le contre-amiral major général[13], car ce fut pour parer le coup que les corps auxiliaires réclamèrent avec énergie et obtinrent l’autonomie de leurs services.

La vérité, pourtant, est toujours la vérité ; on n’éteint pas aisément son flambeau. Les vainqueurs sentirent eux-mêmes le tort qu’ils faisaient à l’intérêt général et ils pensèrent calmer leurs appréhensions en établissant qu’au moment de la mobilisation, le major général prendrait les fonctions de directeur de l’arsenal. La belle conception ! Et d’une exécution facile !... Créer ce nouveau service, forcément compliqué, bouleverser tous les rouages de l’arsenal et toutes les relations des directions avec « l’autorité supérieure » au moment le plus critique, au moment où il faut que la machine marche, pour ainsi dire, d’elle-même !

Mais quoi ! Il fallait abaisser les officiers combattans en élevant tous ceux qui gravitent autour d’eux. On y est arrivé. Personne n’est plus à sa place. Les choses en vont-elles mieux ?

12 mai. — Chaque fois que j’allais à l’extrême avant et que j’y voyais les ouvriers besogner dans les niches que l’on ménage en pleine cuirasse pour loger les pattes des ancres Marrel, je me disais que cet interminable et coûteux travail « détiendrait le record » de la longueur ou, si l’on veut, de la lenteur. Eh bien ! non. Ce record sera « battu » par le plafonnement elle lambrissage des locaux des batteries.

Ah ! il en coûte, quand on enferme les gens dans une immense boîte métallique, de les garantir, d’essayer de les garantir devrais-je dire, du froid, du chaud, de l’humide !...

Le système adopté consiste à disposer en dedans des locaux, à 12 ou 15 centimètres du pont et de la muraille, un plan de tôle légère ; et c’est la lame d’air ainsi emprisonnée qui est chargée du rôle d’isolant, rôle dont elle s’acquitte assez mal. Le pis est que ce dispositif est très « ouvrageux. » Pour fixer plafonds et lambris aux couples et aux barrots de la coque, il faut multiplier les barrotins intermédiaires et percer quantité de petits trous, travail mortellement long. Et pourquoi tout cela ?... Parce que le plus grand danger qui, jusqu’à présent, nous menace au combat, c’est l’incendie, et que l’on n’a pas encore trouvé le moyen de rendre le bois réellement incombustible[14]. Supposez ce progrès obtenu, les ponts seraient recouverts comme autrefois d’un bordé parfaitement isolant, ce qui permettrait de supprimer le plafonnement de tôle mince ; les lambris seraient en bois de sap, léger et facile à fixer ; il en serait de même des cloisons intérieures, que l’on fait en tôle ondulée, aujourd’hui ; et l’on pourrait planter un clou chez soi sans être obligé de recourir aux services d’une perceuse[15].

31 mai. — Voici plus d’un an que je suis en fonctions ici. Qu’est-ce que durera cet achèvement à flot ? M. Z*** croit que les essais préliminaires pourraient commencer dans la deuxième quinzaine de juillet. Nous ne sommes pas aussi optimistes, d’autant qu’il y a certaine-installation provisoire de l’appareil à gouverner dont on ne sera peut-être pas satisfait quand nous en viendrons au faire et au prendre. Mais peu importe : j’en ai assez vu, me semble-t-il, pour asseoir sur des bases solides un jugement sur les motifs de la lenteur des travaux du d’Orvilliers.

La paresse des ouvriers ?... Certes, on ne saurait la nier. En toute sincérité, j’estime que sur les 900 ouvriers, — chiffre moyen, — du d’Orvilliers, il y en a 500 à peine qui travaillent de manière à gagner à peu près leur solde, leur trop faible solde, il est vrai... Et ces 500 ouvriers ne donnent certainement pas sept heures pleines de travail par jour, car les autres, les paresseux, les en empêchent, encombrans qu’ils sont, tracassiers, envieux de ceux que les chefs remarquent, tout simplement parce qu’ils font leur devoir. Un surveillant me disait l’autre jour dans un accès de franchise bien rare, — la peur du Syndical ! — que la durée moyenne du travail effectif ne dépasse pas cinq heures.

Mais cette paresse, enfin, est-elle incorrigible et faut-il si bien renoncer à obtenir de l’ouvrier toulonnais un rendement convenable que l’on soit acculé à la nécessité de supprimer les constructions neuves dans notre grand port méditerranéen pour n’y plus entreprendre que des réparations ? Je ne le pense pas. Il faut seulement faire rentrer les ouvriers dans le devoir. Qu’on l’ose, ils y rentreront. Après tout, ce ne sont pas de mauvais gars, pour qui sait les prendre, et je les crois plus maniables que ces « Brézounecs » têtus de Brest ou de Lorient. Le « commandement » même, malgré tout, conserve encore ici quelque prestige. N’avons-nous pas constaté que notre apparition provoquait quelquefois la reprise du travail ? Celle de l’ingénieur serait encore plus efficace, sans doute : il est le chef direct ; il a le droit de faire des observations et la compétence nécessaire pour donner des conseils. Pourquoi faut-il qu’on le voie si peu ? Et que de mal son bureau fait à son chantier !... On ne peut pourtant pas lui demander de se dédoubler.

Qu’on rassure les surveillans ; qu’ils se sentent soutenus, alors qu’ils sont à peine protégés ; que l’on élimine résolument les non-valeurs et surtout les fauteurs de désordre ; que l’on étudie dans tous ses détails et avec la ferme volonté d’aboutir le problème du travail à la tâche ; que l’on perfectionne l’outillage mécanique des ateliers et des cales de construction, si besoin est[16] ; enfin que l’on rende aux autorités locales le droit de récompenser et de punir[17], et l’on verra bien que les Toulonnais en valent d’autres...

Les méthodes de construction ?... Ah ! ici, il y a beaucoup à faire, mais les réformes sont délicates : il est certainement mauvais que la même construction soit successivement suivie par sept ingénieurs. Tout le monde en est d’accord. Alors, pourquoi ?... Il est mauvais aussi que l’on attende jusqu’au dernier moment pour dresser les plans de détail, dont l’établissement est si important au point de vue de la succession logique des travaux et de l’utilisation de la main-d’œuvre... Et à Paris, serait-il impossible que l’on prît plus rapidement des résolutions aussi essentielles que celles qui visent l’appareil à gouverner la réfrigération des soutes et les installations électriques ?...

Quant aux malfaçons, on en éviterait le plus grand nombre si les ingénieurs pouvaient entrer plus avant dans les détails d’exécution des travaux, si les croquis préalables étaient mieux faits et si, dans les ateliers à terre, on avait plus grand souci de la précision. Que de pièces j’ai vues faire trois fois le voyage du d’Orvilliers à l’atelier, et inversement.

Oserai-je ajouter que, loin de contester l’intérêt de la présence des marins et des mécaniciens de la flotte à bord des navires en achèvement, on devrait au contraire les désigner plus tôt et prêter plus d’attention à leurs avis ? L’expérience prouve que la plupart des modifications qu’on leur refuse se révèlent, plus tard, indispensables. Les décisions à prendre pourraient d’ailleurs souvent être réservées au préfet maritime : c’est tout compliquer et tout retarder que de les demander aux bureaux du ministère, accablés de besogne. Il y avait autrefois dans les ports de guerre une institution excellente, le Conseil de construction, qui, recevant de Paris les plans et devis généraux, en surveillait l’exécution sur place avec le droit de décider de tous les litiges que pouvaient faire naître les progrès de la construction. Rétablissons donc ce Conseil.

Les méthodes d’administration ?... Hélas ! c’est tout de même que les méthodes de construction. Je ne sais pas qui eut le premier l’idée de supprimer partout le contrôle permanent des commissaires, administrateurs de profession, sur les procédés et actes administratifs des services techniques et d’attribuer ce contrôle nécessaire aux inspecteurs, — qu’on appela justement alors « contrôleurs, » — lesquels ne sont ni plus techniciens, ni plus administrateurs que les commissaires, mais dont la surveillance ne saurait avoir le même caractère de continuité. Ce qu’il y a de sûr, c’est que si le système actuel fait l’affaire des services techniques, il ne fait pas l’affaire du Service. L’idée était fausse ; les résultats en sont factieux. Il y a certainement plus de « coulage » qu’autrefois, et si les écritures ne le dévoilent pas, c’est qu’il est, tout le monde le sait, un art de « faire cadrer. »

D’ailleurs, ce n’est pas tant le contrôle administratif qui importe que le contrôle technique, un contrôle s’exerçant fréquemment et à l’improviste sur tous les détails des travaux, avec, à la fois, indépendance et autorité. Est-ce trop demander que cela ; et ne voit-on pas que c’est par là surtout que pèchent nos méthodes ?

Et le commandement ?... Ah ! le commandement... c’est justement ce qui manque le plus dans nos arsenaux. On l’a voulu, du reste ; on a dit, on a répété, — et devant les commandés encore, — que le commandement, c’était l’ennemi. Et, du coup, personne ne commande plus. On fait encore un peu semblant, par contenance ; on fait le geste, pour sauver la face, comme les Chinois ; mais au fond, personne ne commande plus, que les syndicats, dont les chefs, quelquefois relativement avisés et raisonnables, obéissent eux-mêmes à des meneurs obscurs et d’autant plus violens.

Mais il y a remède à cela : les syndicats seront, un jour ou l’autre, réduits à l’impuissance par l’opinion soulevée, dégoûtée de leurs excès. Le pis, à mon sens, parce qu’il s’agit d’un système bien étudié, exactement suivi, c’est l’abaissement progressif du corps des officiers de marine[18], le seul que la nation connaisse, pourtant, le seul qu’elle rendra responsable des désastres de demain, le seul qui puisse et qui doive diriger la création et (‘entretien de la force navale, tout autant que la répartition, l’utilisation, la mise en jeu de cette force ; le seul, en un mot, qui doive commander. Et tant que cet abaissement systématique sera poursuivi, ou que, seulement, les choses en resteront où elles sont aujourd’hui, on aura beau dépenser de l’argent, disputer sur croiseurs et sur cuirassés, sous-marins et submersibles, noircir des tonnes d’imprimés, inspecter, contrôler, recenser, la Marine dépérira lentement, frappée de paralysie progressive, atteinte irrémédiablement dans sa moelle.


  1. La direction des travaux dite de l’artillerie est encore, dans les arsenaux de la Marine, comme au Ministère, entre les mains du corps de l’artillerie coloniale, corps qui appartient exclusivement aujourd’hui au ministère de la Guerre. cette situation singulière entraîne de graves inconvéniens.
  2. Chargée de faire les plans des bâtimens et, naturellement, intéressée à se rendre compte de la manière dont ces plans sont exécutés.
  3. Ce progrès a été obtenu depuis.
  4. Autrefois « contremaitre, » tout simplement. « Surveillant technique » a paru bien plus distingué.
  5. Sous l’avant-dernier ministère on est revenu, — mais bien timidement, — à une conception plus juste du rôle de l’état-major général.
  6. « Besagne, » c’est, à l’Est de la ville, le quartier bâti au commencement du XVIIe siècle, bloc sombre, aux rues étroites, coupées cependant à angle droit, avec des maisons grises très hautes, portes basses à arcade, escalier de pierre en colimaçon, où une corde graisseuse sert de rampe.
  7. Beaucoup d’ouvriers de l’arsenal travaillent chez eux ou en ville après être sortis du port et arrondissent ainsi sensiblement les salaires de l’État. Il y a même eu déjà sur ce point de très sérieuses réclamations des ouvriers et employés civils. Mais quoi ! Les nôtres ne sont-ils pas civils, eux aussi. Le ministre a reconnu qu’il ne pouvait leur interdire d’employer à leur convenance les loisirs qu’il leur fait. Seulement, on comprend bien que ces travailleurs mixtes réservent une bonne partie de leurs forces pour le travail du soir.
  8. Le malheureux surveillant dont il s’agit est mort en effet des suites des mauvais traitemens qu’il subit de la part des ouvriers du Mourillon.
  9. Les cultures se transforment : on s’adonne de plus en plus, en Provence, à celle des fleurs et des oignons de jacinthes, de tubéreuses, etc., qu’on exporte dans les pays du Nord par wagons entiers. Or, ces nouvelles cultures, peu pénibles par elles-mêmes, n’exigent pas une main-d’œuvre aussi forte que les anciennes. Il y a donc beaucoup d’ouvriers agricoles sans travail. Et il est assez curieux d’observer qu’à l’époque de la Révolution, de 1791 à 1794, il y eut aussi une crise agraire en Provence, et très grave, celle-là. Or les historiens de Toulon affirment que les pires désordres étaient dus à des paysans des environs, ruinés, affamés.
  10. Peut-être prodigue-t-on les gabarits en bois léger pour les ouvrages en tôleries minces, à la bonne exécution desquels des croquis cotés devraient suffire. En revanche, quand il s’agit de pièces en métal épais, surtout de pièces de fonte, on ne saurait prendre trop de précautions : gabarits en bois, gabarits en tôle sont justifiés. Toujours est-il que les gabarits finissent par coûter cher, ne fût-ce qu’en main-d’œuvre. Il serait intéressant de savoir combien de milliers de francs ça représente dans une grande construction comme le d’Orvilliers.
  11. On propose aujourd’hui, pour tout accommoder, de donner des primes aux ouvriers consciencieux qui ne gagneraient rien à l’application des tarifs du travail à la tâche. (Rapport de la commission d’enquête : J. O. — Annexe 2554.)
  12. Les services de communications et de transports par eau, dans l’arsenal, devraient aussi être communs, et cela d’autant mieux qu’il existe déjà une direction des mouvemens du port parfaitement qualifiée, organisée et outillée pour cdi. Mais non ; chaque direction de travaux a ses chaloupes à vapeur, ses canots, ses baleinières, ses chalands, ses allèges, avec force outillage spécial et force personnel. M. Brisson avait, il y a quelque vingt ans, dans un rapport sur le budget de la marine trop oublié, signalé un abus qui entraine une déperdition considérable de matières et de main-d’œuvre.
  13. Le contre-amiral major général a déjà un rôle important dans l’arsenal. Il y représente les intérêts de la « flotte armée. » De son autorité relèvent les bâtimens qui entrent dans le port pour s’y réparer, les navires en réserve ou en essais, l’atelier militaire de réparations courantes, dit atelier de la flotte, le dépôt des équipages, une grande partie de l’outillage flottant, etc.
  14. La tôle de fer, surtout si elle est peinte, ne l’est pas elle-même, en présence de la chaleur développée par les explosifs modernes.
  15. M. F… le monteur des installations électriques, me dit que, tenue par son marché de faire en bois ignifugé les cadres et dossiers de ses tableaux de distribution, sa maison s’est adressée à un spécialiste qui a su lui donner toute satisfaction. Ici. au Mourillon, il y avait bien une cuve à incombustibiliser les bois, que l’on y faisait séjourner dans un liquide ad hoc. Malheureusement, cette cuve fut détruite, il y a quelques années, dans l’incendie de la scierie et l’on n’a pu obtenir jusqu’à présent du ministère les crédits indispensables pour la refaire. En attendant, on enduit les bois d’une sorte de peinture à laquelle on attribue (fort bénévolement, j’ai pu m’en assurer) quelques propriétés ignifuges. Aussi avons-nous vivement réclamé des garanties plus sérieuses, au moins pour les lambrissages des soutes à poudre.
    (Les fonds nécessaires ont été accordés depuis.)
  16. L’imperfection de l’outillage de l’arsenal de Toulon est le grand argument du Syndicat quand il veut défendre les ouvriers contre le reproche de paresse. C’est le cas de rappeler l’adage » qu’il n’y a pas de mauvais outils, mais qu’il y a de mauvais ouvriers. » Cependant, s’il y a quelque chose à faire pour mettre l’outillage du chantier toulonnais à la hauteur de toutes les exigences, il faudrait s’y employer activement, ne fût-ce que pour enlever au personnel tout prétexte de lenteur.
  17. M. Thomson a rétabli les primes à la capacité, qui avaient été à peu près supprimées.
  18. Il semble que l’on sente bien, aujourd’hui, l’intérêt de s’arrêter sur cette pente. L’opinion exprimée dans ces notes, il y a quelques années, a trouvé à la Chambre d’éloquens interprètes, lors de la discussion du rapport de la dernière enquête sur la marine.