L’Affaire Lerouge/3

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Dentu (p. 55-72).

III

La maison du père Tabaret n’est pas, en effet, à plus de quatre minutes de la gare Saint-Lazare. Il possède là un bel immeuble, soigneusement tenu, et qui doit donner de magnifiques revenus, bien que les loyers n’y soient pas trop exagérés.

Le bonhomme s’y est mis au large. Il occupe, au premier, sur la rue, un vaste appartement bien distribué, confortablement meublé et dont le principal ornement est sa collection de livres. Il vit là simplement, par goût autant que par habitude, servi par une vieille domestique à laquelle, dans les grandes occasions, le portier donne un coup de main.

Nul dans la maison n’avait le plus léger soupçon des occupations policières de M. le propriétaire. Il faut au plus infime agent une intelligence dont on le supposait, sur la mine, absolument dépourvu. On prenait pour un commencement d’idiotisme ses continuelles distractions.

Mais tout le monde avait remarqué la singularité de ses habitudes. Ses constantes expéditions au dehors donnaient à ses allures des apparences mystérieuses et excentriques. Jamais on ne vit jeune débauché plus désordonné, plus irrégulier que ce vieillard. Il rentrait ou ne rentrait pas pour ses repas, mangeait n’importe quoi à n’importe quel moment. Il sortait à toute heure de jour et de nuit, découchait souvent et disparaissait des semaines entières. Puis il recevait d’étranges visites : on voyait sonner à sa porte des drôles à tournure suspecte et des hommes de mauvaise mine.

Cette vie décousue l’avait quelque peu déconsidéré. On croyait voir en lui un affreux libertin dépensant ses revenus à courir le guilledou. On disait : « N’est-ce pas une honte, un homme de cet âge ! » Il savait ces cancans et en riait. Cela n’empêchait pas plusieurs locataires de rechercher sa société et de lui faire la cour. On l’invitait à dîner ; il refusait presque toujours.

Il ne voyait guère qu’une personne de la maison, mais alors dans la plus grande intimité, si bien qu’il était chez elle plus souvent que chez lui. C’était une femme veuve qui, depuis plus de quinze ans, occupait un appartement au troisième étage, madame Gerdy. Elle demeurait avec son fils Noël qu’elle adorait.

Noël était un homme de trente-trois ans, plus vieux en apparence que son âge. Grand, bien fait, il avait une physionomie noble et intelligente, de grands yeux noirs et des cheveux noirs qui bouclaient naturellement. Avocat, il passait pour avoir un grand talent, et s’était déjà acquis une certaine notoriété. C’était un travailleur obstiné, froid et méditatif, passionné cependant pour sa profession, affichant avec un peu d’ostentation peut-être, une grande rigidité de principes et des mœurs austères.

Chez madame Gerdy, le père Tabaret se croyait en famille. Il la regardait comme une parente et considérait Noël comme son fils. Souvent il avait eu la pensée de demander la main de cette veuve charmante malgré ses cinquante ans ; il avait toujours été retenu moins par la peur d’un refus cependant probable, que par la crainte des conséquences. Faisant sa demande et repoussé, il voyait rompues des relations délicieuses pour lui. En attendant, il avait, par un bel et bon testament, déposé chez son notaire, institué pour son légataire universel le jeune avocat, à la seule condition de fonder un prix annuel de deux mille francs destiné à l’agent de police ayant « tiré au clair » l’affaire la plus embrouillée.

Si rapprochée que fût sa maison, le père Tabaret mit plus d’un gros quart d’heure à y arriver. En quittant le juge, il avait repris le cours de ses méditations, de sorte qu’il allait dans la rue poussé de droite et de gauche par les passants affairés, avançant d’un pas, reculant de deux.

Il se répétait pour la cinquième fois les paroles de la veuve Lerouge rapportées par la laitière : « Si je voulais davantage, je l’aurais. »

— Tout est là, murmura-t-il. La veuve Lerouge possédait quelque secret important que des gens riches et haut placés avaient le plus puissant intérêt à cacher. Elle les tenait, c’était là sa fortune. Elle les faisait chanter ; elle aura abusé ; ils l’ont supprimée. Mais de quelle nature était ce secret, et comment le possédait-elle ? Elle a dû, dans sa jeunesse, servir dans quelque grande maison. Là, elle aura vu, entendu, surpris quelque chose. Quoi ? Évidemment il y a une femme là-dessous. Aurait-elle servi les amours de sa maîtresse ? Pourquoi non ? En ce cas, l’affaire se complique. Ce n’est plus seulement la femme qu’il s’agit de retrouver, il faut encore découvrir l’amant ; car c’est l’amant qui a fait le coup. Ce doit être, si je ne m’abuse, quelque noble personnage. Un bourgeois aurait simplement payé des assassins. Celui-ci n’a pas reculé, il a frappé lui-même, évitant ainsi les indiscrétions ou la bêtise d’un complice. Et c’est un fier mâtin, plein d’audace et de sang-froid, car le crime a été admirablement accompli.

Le gaillard n’avait rien laissé traîner de nature à le compromettre sérieusement. Sans moi, Gévrol, croyant à un vol, n’y voyait que du feu. Par bonheur j’étais là !… Mais non ! continua le bonhomme, ce ne peut être encore cela. Il faut qu’il y ait pis qu’une histoire d’amour. Un adultère ! le temps l’efface…

Le père Tabaret entrait sous le porche de sa maison. Le portier, assis près de la fenêtre de sa loge, l’aperçut à la lumière du bec de gaz.

— Tiens, dit-il, voilà le propriétaire qui rentre.

— Il paraît, remarqua la portière, que sa princesse n’aura pas voulu de lui ce soir ; il a l’air encore plus chose qu’à l’ordinaire.

— Si ce n’est pas indécent ! opina le portier, aussi est-il assez décati ! Ses belles le mettent dans un joli état ! Un de ces matins, il faudra le conduire dans une maison de santé avec la camisole de force.

— Regarde-le donc, interrompit la portière, regarde-le donc au milieu de la cour !…

Le bonhomme s’était arrêté à l’extrémité du porche ; il avait ôté son chapeau, et tout en se parlant il gesticulait :

— Non, se disait-il, je ne tiens pas encore l’affaire, je brûle… mais je n’y suis pas.

Il monta l’escalier et sonna à sa porte, oubliant qu’il avait son passe-partout dans sa poche. Sa gouvernante vint ouvrir.

— Comment ! c’est vous, monsieur, à cette heure !…

— Hein ! quoi ? demanda le bonhomme.

— Je dis, répliqua la domestique, qu’il est huit heures et demie passées. Je croyais que vous ne rentreriez pas ce soir. Avez-vous seulement dîné ?

— Non, pas encore.

— Allons ! heureusement que j’ai tenu le dîner au chaud ; vous pouvez vous mettre à table.

Le père Tabaret s’assit, se servit de la soupe ; mais, enfourchant de nouveau son dada, il ne songea plus à manger et resta comme en arrêt devant une idée, sa cuillère en l’air.

— Il devient toqué, pensa Manette ; regardez-moi cet air abruti ! Si ça a du bon sens de mener une vie pareille !

Elle lui frappa sur l’épaule en criant à son oreille comme s’il eût été sourd :

— Vous ne mangez donc pas ? Vous n’avez donc pas faim ?

— Si, si, balbutia-t-il, cherchant machinalement à se débarrasser de cette voix qui bourdonnait à son oreille, j’ai appétit, car depuis ce matin j’ai été obligé…

Il s’interrompit, restant béant, l’œil perdu dans le vague.

— Vous étiez obligé ?… répéta Manette.

— Tonnerre ! s’écria-t-il en levant vers le plafond ses poings fermés, sacré tonnerre ! j’y suis !…

Son mouvement fut si brusque et si violent que la gouvernante eut un peu peur et se recula jusqu’au fond de la salle à manger, près de la porte.

— Oui ! continua-t-il, c’est certain, il y a un enfant.

Manette se rapprocha vivement.

— Un enfant ? interrogea-t-elle.

Mais le bonhomme s’aperçut que sa servante l’épiait.

— Ah ça ! lui dit-il d’un ton furieux, que faites-vous là ! Qui vous rend hardie à ce point de venir ramasser les paroles qui m’échappent ! Faites-moi donc le plaisir de vous retirer dans votre cuisine et de ne pas reparaître avant que j’appelle.

— Il devient enragé, pensa Manette en disparaissant au plus vite.

Le père Tabaret s’était rassis. Il avalait à larges cuillerées un potage complètement froid.

— Comment, se disait-il, n’avais-je pas songé à cela ? Pauvre humanité ! Mon esprit vieillit et se fatigue. C’est pourtant clair comme le jour. Les circonstances tombent sous le sens.

Il frappa sur le timbre placé devant lui, la servante reparut.

— Le rôti ! demanda-t-il, et laissez-moi seul. Oui ! continuait-il en découpant furieusement un gigot de pré salé, oui, il y a un enfant, et voici l’histoire : la veuve Lerouge est au service d’une grande dame très-riche. Le mari, un marin probablement, part pour un voyage lointain. La femme, qui a un amant, se trouve enceinte. Elle se confie à la veuve Lerouge, et grâce à elle, parvient à accoucher clandestinement.

Il sonna de nouveau.

— Manette ! le dessert et sortez !

Certes, un tel maître n’était pas digne d’un tel cordon bleu. Il eût été bien embarrassé de dire ce qu’on lui avait servi à son dîner et même ce qu’il mangeait en ce moment ; c’était de la compote de poires.

— Mais l’enfant ! murmurait-il, l’enfant, qu’est-il devenu ? L’aurait-on tué ? Non, car la veuve Lerouge, complice d’un infanticide, n’était presque plus redoutable. L’amant a voulu qu’il vécût ; et on l’a confié à notre veuve, qui l’a élevé. On a pu lui retirer l’enfant, mais non les preuves de sa naissance et de son existence. Voilà le joint. Le père, c’est l’homme à la belle voiture ; la mère n’est autre que la femme qui venait avec un beau jeune homme. Je crois bien que la chère dame ne manquait de rien ! Il y a des secrets qui valent une ferme en Brie. Deux personnes à faire chanter. Il est vrai que, ne se refusant pas un amant, sa dépense devait augmenter tous les ans. Pauvre humanité ! le cœur a ses besoins. Elle a trop appuyé sur la chanterelle, et l’a cassée. Elle a menacé, on a eu peur, et on s’est dit : « Finissons-en. » Mais qui s’est chargé de la commission ? Le papa ? Non. Il est trop vieux. Parbleu ! c’est le fils. Il a voulu sauver sa mère, le joli garçon. Il a refroidi la veuve et brûlé les preuves.

Manette, pendant ce temps, l’oreille à la serrure, écoutait de toute son âme. De temps à autre, elle récoltait un mot, un juron, le bruit d’un coup frappé sur la table, mais c’était tout.

— Bien sûr, pensa-t-elle, ce sont ses femmes qui lui trottent par la tête. Elles auront voulu lui faire accroire qu’il est papa.

Elle était si bien sur le gril que, n’y tenant plus, elle se hasarda à entrebâiller la porte.

— Monsieur a demandé son café, fit-elle timidement.

— Non, mais donnez-le-moi, répondit le père Tabaret.

Il voulut l’avaler d’un trait et s’échauda si bien que la douleur le ramena subitement au sentiment le plus exact de la réalité.

— Tonnerre, grogna-t-il, c’est chaud ! Diable d’affaire ! Elle me met aux champs. On a raison là-bas, je me passionne trop. Mais qui donc d’entre eux aurait, par la seule force de la logique, rétabli l’histoire en son entier ? Ce n’est pas Gévrol, le pauvre homme ! Sera-t-il assez humilié, assez vexé, assez roulé ! Si j’allais trouver M. Daburon ? Non, pas encore. La nuit m’est nécessaire pour creuser certaines particularités, pour coordonner mes idées. C’est que, d’un autre côté, si je reste ici, seul, toute cette histoire va me mettre le sang en mouvement, et comme cela, après avoir beaucoup mangé, je suis capable d’attraper une indigestion. Ma foi ! je vais aller m’informer de madame Gerdy, elle était souffrante ces jours passés, je causerai avec Noël, et cela me dissipera un peu.

Il se leva, passa son pardessus et prit son chapeau et sa canne.

— Monsieur sort ? demanda Manette.

— Oui.

— Monsieur rentrera-t-il tard ?

— C’est possible.

— Mais monsieur rentrera ?

— Je n’en sais rien.

Une minute plus tard le père Tabaret sonnait à la porte de ses amis.

L’intérieur de madame Gerdy était des plus honorables. Elle possédait l’aisance, et le cabinet de Noël, déjà très-occupé, changeait cette aisance en fortune.

Madame Gerdy vivait très-retirée, et à l’exception des amis que Noël invitait parfois à dîner, recevait très-peu de monde. Depuis plus de quinze ans que le père Tabaret venait familièrement dans la maison, il n’y avait rencontré que le curé de la paroisse, un vieux professeur de Noël et le frère de madame Gerdy, colonel en retraite.

Quand ces trois visiteurs se trouvaient réunis, ce qui arrivait rarement, on jouait au boston. Les autres soirs, on faisait une partie de piquet ou d’impériale. Noël ne restait guère au salon. Il s’enfermait après le dîner dans son cabinet, indépendant ainsi que sa chambre de l’appartement de sa mère, et se plongeait dans les dossiers. On savait qu’il travaillait très-avant dans la nuit. Souvent l’hiver sa lampe ne s’éteignait qu’au petit jour.

La mère et le fils ne vivaient absolument que l’un pour l’autre. Tous ceux qui les connaissaient se plaisaient à le répéter.

On aimait, on honorait Noël pour les soins qu’il donnait à sa mère, pour son absolu dévouement filial, pour les sacrifices que, supposait-on, il s’imposait en vivant, à son âge, comme un vieillard. On se plaisait dans la maison à opposer la conduite de ce jeune homme si grave à celle du père Tabaret, cet incorrigible roquentin, ce galantin à perruque.

Quant à madame Gerdy, elle ne voyait que son fils en ce monde. Son amour à la longue était devenu comme un culte. En Noël, elle pensait reconnaître toutes les perfections, toutes les beautés physiques et morales. Il lui paraissait d’une essence pour ainsi dire supérieure à celle des autres créatures de Dieu. Parlait-il, elle se taisait et écoutait. Un mot de lui était un ordre. Ses avis, elle les recevait comme des décrets de la Providence même. Soigner son fils, étudier ses goûts, deviner ses désirs, l’entretenir dans une tiède atmosphère de tendresse, telle était son existence. Elle était mère.

— Madame Gerdy est-elle visible ? demanda le père Tabaret à la bonne qui lui ouvrit.

Et, sans attendre la réponse, il entra comme chez lui en homme sûr que sa présence ne saurait être importune et doit être agréable.

Une seule bougie éclairait le salon et il n’était pas dans son ordre accoutumé. Le guéridon à dessus de marbre, toujours placé au milieu de la pièce, avait été roulé dans un coin. Le grand fauteuil de madame Gerdy se trouvait près de la fenêtre. Un journal déplié était tombé sur le tapis.

Le volontaire de la police vit tout cela d’un coup d’œil.

— Serait-il arrivé quelque accident ? demanda-t-il à la bonne.

— Ne m’en parlez pas, monsieur, nous venons d’avoir une peur, oh ! mais une peur…

— Qu’est-ce ? dites vite.

— Vous savez que madame est très-souffrante depuis un mois. Elle ne mange pour ainsi dire plus. Ce matin même, elle m’avait dit…

— Bien ! bien ! mais ce soir ?

— Après son dîner, madame est venue au salon comme à l’ordinaire. Elle s’est assise et a pris un des journaux de M. Noël. À peine a-t-elle eu commencé à lire, qu’elle a poussé un grand cri, un cri horrible. Nous sommes accourus, madame était tombée sur le tapis, comme morte. M. Noël l’a prise dans ses bras et l’a portée dans sa chambre. Je voulais aller chercher le médecin, monsieur m’a dit que ce n’était pas la peine, qu’il savait ce que c’était.

— Et comment va-t-elle, maintenant ?

— Elle est revenue. C’est-à-dire je le suppose, car M. Noël m’a fait sortir. Ce que je sais, c’est que tout à l’heure elle parlait, et très-fort même, car je l’ai entendue. Ah ! monsieur, c’est tout de même bien extraordinaire !…

— Quoi ?

— Ce que madame disait à monsieur.

— Ah ! ah ! la belle, ricana le père Tabaret, on écoute donc aux portes ?

— Non, monsieur, je vous jure, mais c’est que madame criait comme une perdue, elle disait…

— Ma fille ! dit sévèrement le père Tabaret, on entend toujours mal à travers une porte, demandez plutôt à Manette.

La servante, toute confuse, voulut se disculper.

— Assez ! assez ! fit le bonhomme. Retournez à votre ouvrage. Il est inutile de déranger M. Noël, je l’attendrai très-bien ici.

Et, satisfait de la petite leçon qu’il venait de donner, il ramassa le journal et s’installa au coin du feu, déplaçant la bougie pour lire plus à son aise.

Une minute ne s’était pas écoulée qu’à son tour il bondit sur le fauteuil, et étouffa un cri de surprise et d’effroi instinctif.

Voici le fait divers qui lui a sauté aux yeux :

« Un crime horrible vient de plonger dans la consternation le petit village de la Jonchère. Une pauvre veuve, nommée Lerouge, qui jouissait de l’estime générale et que tout le pays aimait, a été assassinée dans sa maison. La justice, aussitôt avertie, s’est transportée sur les lieux, et tout nous porte à croire que la police est déjà sur les traces de l’auteur de ce lâche forfait. »

— Tonnerre ! se dit le père Tabaret, est-ce que madame Gerdy !…

Ce ne fut qu’un éclair. Il reprit place dans son fauteuil, tout honteux, haussant les épaules et murmurant :

— Ah çà ! décidément cette affaire me rend stupide. Je ne vais plus rêver que de la veuve Lerouge maintenant, je vais la voir partout.

Cependant une curiosité irraisonnée lui fit parcourir le journal. Il n’y trouva rien, à l’exception de ces quelques lignes, qui pût justifier et expliquer un évanouissement, un cri, même la plus légère émotion.

— C’est cependant singulier, cette coïncidence, pensa l’incorrigible policier.

Alors seulement il remarqua que le journal était légèrement déchiré vers le bas et froissé par une main convulsive. Il répéta :

— C’est bizarre !…

En ce moment la porte du salon donnant dans la chambre à coucher de madame Gerdy s’ouvrit, et Noël parut sur le seuil.

Sans doute l’accident survenu à sa mère l’avait beaucoup ému ; il était très-pâle et sa physionomie si calme d’ordinaire accusait un grand trouble. Il parut surpris de voir le père Tabaret.

— Ah ! cher Noël, s’écria le bonhomme, calmez mon inquiétude, comment va votre mère ?

— Madame Gerdy va aussi bien que possible.

— Madame Gerdy !… répéta le bonhomme d’un air étonné. Mais il continua : on voit bien que vous avez eu une frayeur horrible.

— En effet, répondit l’avocat en s’asseyant, je viens d’essuyer une rude secousse.

Noël faisait visiblement les plus grands efforts pour paraître calme, pour écouter le bonhomme et lui répondre. Le père Tabaret, tout à son inquiétude, ne s’en apercevait aucunement.

— Au moins, mon cher enfant, demanda-t-il, dites-moi comment cela est arrivé.

Le jeune homme hésita un moment, comme s’il se fût consulté. N’étant sans doute pas préparé à cette question à brûle-pourpoint, il ne savait quelle réponse faire et délibérait intérieurement. Enfin, il répondit :

— Madame Gerdy a été comme foudroyée en apprenant là, tout à coup, par le récit d’un journal, qu’une femme qu’elle aimait vient d’être assassinée.

— Bah !… s’écria le père Tabaret.

Le bonhomme était à ce point stupéfait qu’il faillit se trahir, révéler ses accointances avec la police. Encore un peu, il s’écriait : « Quoi ! votre mère connaissait la veuve Lerouge ! » Par bonheur il se contint. Il eut plus de peine à dissimuler sa satisfaction, car il était ravi de se trouver ainsi sans efforts sur la trace du passé de la victime de la Jonchère.

— C’était, continua Noël, l’esclave de madame Gerdy. Elle lui était dévouée corps et âme, elle se serait jetée au feu sur un signe de sa main.

— Alors, vous, mon cher ami, vous connaissiez cette brave femme ?

— Je ne l’avais pas vue depuis bien longtemps, répondit Noël dont la voix semblait voilée par une profonde tristesse, mais je la connais et beaucoup. Je dois même avouer que je l’aimais tendrement ; elle avait été ma nourrice.

— Elle !… cette femme !… balbutia le père Tabaret.

Cette fois il était comme pris d’un étourdissement. La veuve Lerouge, nourrice de Noël ! Il jouait de bonheur. La Providence évidemment le choisissait pour son instrument et le guidait par la main. Il allait donc obtenir tous les renseignements qu’une demi-heure avant il désespérait presque de se procurer. Il restait, devant Noël, muet et interdit. Cependant il comprit qu’à moins de se compromettre il devait parler, dire quelque chose.

— C’est un grand malheur, murmura-t-il.

— Pour madame Gerdy, je n’en sais rien, répondit Noël d’un air sombre, mais pour moi c’est un malheur immense. Je suis atteint en plein cœur par le coup qui a frappé cette pauvre femme. Cette mort, M. Tabaret, anéantit tous mes rêves d’avenir et renverse peut-être mes plus légitimes espérances. J’avais à me venger de cruels outrages, cette mort brise mes armes entre mes mains et me réduit au désespoir de l’impuissance. Ah !… je suis bien malheureux !

— Vous, malheureux ! s’écria le père Tabaret, singulièrement touché de cette douleur de son cher Noël, au nom du ciel ! que vous arrive-t-il ?

— Je souffre, murmura l’avocat, et bien cruellement. Non-seulement l’injustice ne sera jamais réparée, je le crains, mais encore me voici livré sans défense aux coups de la calomnie. On pourra dire de moi que j’ai été un artisan de fourberies, un intrigant ambitieux, sans pudeur et sans foi.

Le père Tabaret ne savait que penser. Entre l’honneur de Noël et le crime de la Jonchère, il ne voyait nul trait d’union possible. Mille idées troubles et confuses se heurtaient dans son cerveau.

— Voyons, mon enfant, dit-il, remettez-vous. Est-ce que la calomnie prendrait jamais sur vous ! Du courage, tonnerre ! n’avez-vous pas des amis ? Ne suis-je pas là ? Ayez confiance, confiez-moi le sujet de votre chagrin, et c’est bien le diable si, à nous deux…

L’avocat se leva brusquement, enflammé d’une résolution soudaine.

— Eh bien ! oui, interrompit-il, oui, vous saurez tout. Au fait, je suis las de porter seul un secret qui m’étouffe. Le rôle que je me suis imposé m’excède et m’indigne. J’ai besoin d’un ami qui me console. Il me faut un conseiller dont la voix m’encourage, car on est mauvais juge dans sa propre cause, et ce crime me plonge dans un abîme d’hésitations.

— Vous savez, répondit simplement le père Tabaret, que je suis tout à vous comme si vous étiez mon propre fils. Disposez de moi sans scrupule.

— Sachez donc, commença l’avocat… Mais non ! pas ici. Je ne veux pas qu’on puisse écouter ; passons dans mon cabinet.