L’Afrique australe, premiers voyages du Dr Livingstone/02

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Seconde livraison
Traduction par Mme Loreau.
Le Tour du mondeVolume 13 (p. 49-64).
Seconde livraison
Coiffures de nègres riverains du Zambèse. — Dessin de Émile Bayard.


L’AFRIQUE AUSTRALE,

PREMIERS VOYAGES DU DOCTEUR LIVINGSTONE[1].


1840-1856. — DESSINS INÉDITS.


IV


La ville et la cour du roi Shinté. — Les marchands d’esclaves. — Les Balondas. — Ligne de partage des eaux entre les océans Atlantique et Indien. — Les établissements portugais. — La ville de Loanda.

Le 16 janvier, nous arrivâmes dans une vallée charmante ayant à peu près un mille et demi de largeur. Un cours d’eau se dirigeant à l’est serpente au milieu de ce vallon plein de fraîcheur ; et sur cette rivière sinueuse est située, par 12° 37’ 35’’latitude sud et 22° 57’ longitude est, la ville de Kabompo ou plutôt de Shinté, car c’est le nom que son chef préfère.

Chez toutes ces peuplades, les villes sont désignées par le nom du chef qui les gouverne.

Lorsque notre guide jugea que le soleil était assez élevé dans sa course pour que nous pussions faire une entrée qui nous portât bonheur, nous nous dirigeâmes vers la ville, cachée au milieu d’un bosquet de bananiers et d’autres arbres des tropiques d’une végétation luxuriante. Les rues, larges et droites, contrastent complétement avec celles des Béchuanas, qui sont des plus tortueuses. C’est là que nous vîmes pour la première fois des huttes carrées, à toiture ronde, construites par des indigènes. Les palissades, ou plutôt les murailles qui renferment les cours, sont merveilleusement alignées ; elles se composent de perches dressées à quelques pouces de distance les unes des autres, et cette distance est remplie avec de grandes herbes ou des broussailles feuillues soigneusement enlacées. Nous avons trouvé dans ces enclos de petites plantations de tabac, de canne à sucre, de bananiers, et une solanée dont les Balondas sont extrêmement friands. Les perches qui forment les palissades reprennent souvent racine, et les arbres de la famille du ficus indica sont plantés à l’entour, afin de procurer de l’ombre aux habitants, qui ont d’ailleurs pour ces arbres une sorte de vénération. Des chèvres broutaient çà et là autour des huttes, et lorsque nous apparûmes, une foule de nègres, tous complétement armés, se précipitèrent vers nous comme s’ils avaient voulu nous dévorer. Quelques-uns avaient des fusils, mais la manière dont ils les portaient montrait suffisamment qu’ils étaient plus habitués à se servir de l’arc et des flèches qu’à manier les armes des blancs ; enfin, après nous avoir entourés et regardés pendant une heure, ils commencèrent à se disperser.

Deux mulâtres portugais dont nous avions entendu parler en route avaient érigé leur camp vis-à-vis de l’endroit où nous devions établir le nôtre. L’un d’eux, qui était contrefait, chose rare dans ce pays-ci, vint nous faire une visite que je lui rendis le lendemain matin. Son compagnon, un homme de grande taille, était d’un jaune maladif qui le faisait paraître plus blanc que moi ; mais il avait la tête garnie d’une couche épaisse de laine qui rendait toute méprise impossible. Ces mulâtres possédaient une bande de jeunes filles qu’ils tenaient enchaînées, et qui arrachaient avec une houe les grandes herbes dont le sol était couvert en face de leur bivac. Ils arrivaient du pays de Lobalé où ils avaient acheté leurs esclaves ; ils étaient en outre accompagnés d’un certain nombre de Mambaris, et tout cela était conduit militairement, au son du tambour et de la trompette, suivant le système des colons portugais. C’était la première fois que les gens de ma suite voyaient des esclaves enchaînés. « Ce ne sont pas des hommes, s’écriaient-ils (voulant dire par la que c’étaient des animaux), ce ne sont pas des hommes qui traitent leurs enfants de la sorte. »

Les Balondas sont de véritables nègres, ayant sur la tête et sur le corps une plus grande quantité de laine que pas un Cafre ou un Béchuana. Ils sont en général d’une couleur très-foncée ; on en trouve cependant quelques-uns dont la peau est d’une teinte assez claire. Une grande partie des esclaves qui ont été jadis exportés au Brésil étaient nés dans cette région du continent africain ; mais, en dépit de la ressemblance qu’ils ont dans leur ensemble avec le nègre typique, je n’ai jamais pu croire, après de longues observations, que l’idée que nous nous faisons du nègre, tel qu’il est représenté chez les marchands de tabac, réponde au type véritable de la race africaine. Un grand nombre de Balondas ont assurément la partie antérieure et postérieure de la tête un peu trop développée du front à l’occiput, le nez épaté, de grosses lèvres, l’os du talon trop allongé, etc., etc. ; mais aussi beaucoup d’entre eux ont de beaux visages, la tête bien faite et le corps parfaitement conformé.

Mardi 17 janvier. — Vers onze heures, nous fûmes admis auprès de Shinté, qui nous honora d’une réception royale. Il était galamment attifé d’une profusion de verroteries, et avait un habit tellement long, qu’un enfant le relevait par derrière, comme un page qui porte la queue d’un manteau. Les mulâtres portugais et les Mambaris vinrent avec leurs armes pour honorer Shinté d’une salve de mousqueterie : leurs tambours et leurs trompettes faisant d’ailleurs tout le tapage que ces vieux instruments étaient capables de produire. La kotla, ou place d’audience, avait environ cent mètres carrés. Deux gracieux spécimens d’une sorte de banians s’élevaient en face l’un de l’autre à l’une des extrémités de la kotla ; sous l’un de ces arbres on avait érigé une espèce de trône recouvert d’une peau de léopard, et sur ce trône siégeait Shinté, vêtu d’une jaquette à carreaux et d’un petit jupon rouge liséré de vert. Il avait au cou de nombreux colliers de verroterie, et ses bras et ses jambes étaient couverts d’anneaux de cuivre et de fer ; il portait sur la tête une sorte de casque formé de chapelets de verroterie artistement enlacés, et dont le sommet était couronné d’une grosse touffe de plumes d’oie. Auprès du trône étaient assis trois jeunes garçons, ayant chacun un faisceau de flèches sur leurs épaules.

Lorsque nous entrâmes dans la kotla, tous les gens de notre suite saluèrent Shinté en frappant dans leurs mains, et le chef de l’escorte lui rendit hommage en se frottant la poitrine et les bras avec des cendres. La place que recouvrait le second arbre était inoccupée ; j’allai m’y asseoir pour profiter de son ombre, et toute ma suite en fit autant. Nous étions et peu près à quarante pas du chef : il nous était donc facile de voir toute la cérémonie. Les différentes sections de la tribu s’avancèrent de la même façon que nous l’avions fait, et celui qui conduisait chacune d’elles salua Shinté en se frottant avec des cendres dont il s’était muni. Vinrent ensuite les soldats, qui, tous armés jusqu’aux dents, accoururent vers nous, l’épée haute, en poussant des cris affreux et en donnant à leur visage l’expression la plus féroce qu’ils purent imaginer, afin, pensai-je, d’essayer de nous faire prendre la fuite ; mais quand ils virent que nous ne bougions pas, ils firent volte-face et se retirèrent après avoir salué Shinté. Lorsque tout le monde fut arrivé et que chacun fut assis, on commença les étranges cabrioles que l’on voit en général dans toutes ces assemblées. Un homme se leva et prit successivement les différentes attitudes les plus estimées du combat ; il feignit de jeter une javeline, d’en recevoir une autre en s’abritant de son bouclier, fit un bond de côté pour en éviter une troisième, courut à reculons, s’élança devant lui, exécuta des sauts de toute espèce, etc. Lorsque ceci fut terminé, les interprètes de la cour marchèrent d’abord à reculons ; puis s’étant avancés et placés devant Shinté, ils commencèrent à débiter à haute voix tout ce qu’ils avaient appris sur mon compte et sur celui de mes gens ; ils racontèrent mon histoire, parlèrent de mes relations avec les Makololos, du retour des captifs délivrés par nous, du projet d’ouvrir le pays au commerce, de la Bible comme étant la parole même du ciel, du désir qu’avait l’homme blanc de voir les différentes tribus vivre en bonne intelligence, ce qu’il devait d’abord enseigner aux Makololos qui avaient déclaré la guerre aux Balondas, bien que ceux-ci ne les eussent jamais attaqués. « Peut-être nous abuse-t-il, ajouta l’orateur, peut-être dit-il la vérité, nous n’en savons rien ; mais qu’importe ? les Balondas ont un bon cœur ; Shinté n’a jamais fait de mal à personne, il vaut mieux pour lui qu’il fasse un bon accueil à l’homme blanc et qu’il le mette sur son chemin. »

Une centaine de femmes, vêtues de leurs plus beaux atours, qui se composent d’une profusion de serge rouge, étaient assises derrière Shinté. La principale épouse de celui-ci, originaire de la tribu des Matébélés, était placée au premier rang, et avait sur la tête un curieux bonnet rouge. Après la fin de chaque discours, ces dames faisaient entendre une sorte de chant plaintif ; mais il fut impossible à aucun des mes hommes de distinguer si elles le faisaient à la louange de l’orateur, de Shinté, ou d’elles-mêmes. C’était la première fois que je voyais assister des femmes africaines à une réunion publique ; elles applaudissaient les orateurs en frappant dans leurs mains, elles leur adressaient des sourires, et Shinté se retournait fréquemment pour causer avec elles.

Je crois être utile aux artistes coiffeurs de Paris et de Londres, ainsi qu’à leurs belles clientes, en reproduisant ici quelques spécimens des coiffures adoptées par les lionnes de la cour de S. M. Shinté (voy. p. 56) ; seulement je doute qu’aucun dandy d’Europe soit tenté d’imiter, pour son compte, la mode cornue que les élégants Balondas ont empruntée aux buffles de leurs savanes (voy. p. 64).

Le 26 janvier, Shinté nous ayant donné huit de ses hommes pour nous aider à porter nos effets, nous avons traversé, du midi au nord, la charmante vallée que domine la ville ; puis nous sommes entrés dans une forêt peu épaisse, et nous sommes arrivés à un village où nous avons passé la nuit. À partir de là notre route a incliné à l’ouest.

C’est dans cette période de notre voyage que nous avons rencontré quelques habitants de la ville de Matiamvo (Muata Yamvo), une des villes les plus centrales de l’Afrique au sud de l’équateur ; ils avaient été, dépêchés par leurs compatriotes pour annoncer la mort de leur dernier chef, dont Matiamvo est le titre héréditaire, muata voulant dire chef ou seigneur.

Ces hommes racontent qu’il arrivait parfois au défunt de courir les rues dans un accès de fureur et de décapiter, sans distinction, tous ceux qu’il rencontrait, jusqu’à ce qu’il se fût entouré d’un monceau de têtes humaines : il avait droit de vie et de mort sur ses sujets, et l’on voit qu’il en faisait usage ; il expliquait sa conduite par la doctrine de Malthus, en disant que le pays était trop peuplé et qu’il devenait indispensable de diminuer le nombre de ses habitants. J’ai demandé, à cette occasion, si l’on faisait toujours des sacrifices humains à Cazembé, comme à l’époque où Péreira visita cette ville. Un des habitants de Matiamvo m’a répondu que ces sacrifices n’ont jamais été aussi communs que l’a rapporté Péreira, et qu’ils deviennent de plus en plus rares ; mais qu’il arrive parfois, lorsqu’un chef a besoin de certains charmes, qu’on tue un homme pour en avoir les morceaux qui sont indispensables à l’opération du magicien. L’individu qui me parlait ainsi ajouta qu’il espérait bien que le présent Matiamvo n’agirait pas comme son prédécesseur, et ne ferait mourir que les gens qui se seraient rendus coupables de sortilége et de vol. Cet homme est fort étonné, ainsi que les personnes qui l’accompagnent, de la liberté dont jouissent tous les Makololos ; et leur surprise est au comble lorsqu’ils apprennent que tous mes Zambésiens ont du bétail ; car chez eux le souverain seul possède du gros bétail.

Le 24 février, après avoir franchi de grandes plaines submergées, nous entrons, dans le voisinage du lac Dilolo, sur un territoire que l’inondation n’atteint pas, et dont les villages reconnaissent l’autorité d’un chef qu’on appelle Katendé ; arrivé là, je découvre avec surprise que les terres plates que nous venons de traverser forment un déversoir entre les rivières du nord et celles du midi ; car, tandis que les rivières que nous avons rencontrées jusqu’à présent coulaient toutes vers le sud, les eaux du district où nous sommes actuellement prennent une direction septentrionale pour aller se jeter dans le Kasaï ou Loké, principal alfluent méridional du Zaïre ou Qouango.

Le chemin que nous suivons, en nous rapprochant de l’ouest, nous conduit au milieu de populations fréquemment visitées par les marchands d’esclaves, dont l’odieux commerce est une cause d’effusion de sang ; car le chef qui a permis la vente d’un certain nombre d’enfants trouve nécessaire de se débarrasser des parents, dont il redoute les sortiléges. Néanmoins la croyance au pouvoir magique est si profondément enracinée chez ces peuples, que si parfois elle pousse au crime celui qui a besoin de se délivrer du sorcier, il arrive plus souvent qu’elle impose un frein au despotisme en faisant supposer aux mains du faible un pouvoir supérieur à celui du tyran, pouvoir d’autant plus fort que, d’après la foi de ceux qui le redoutent, il s’étend jusqu’au delà du tombeau. L’un des membres de la tribu de Kabinjé nous montre la sépulture de sa fille qui est morte brûlée ; dans sa douleur il est allé chercher tous ses enfants et a construit des cabanes tout autour de l’endroit où sa fille est enterrée, afin, suivant son expression, d’y venir pleurer pour elle. « Si je ne gardais pas son corps, ajoute ce malheureux père, les enchanteurs viendraient l’ensorceler en mettant des charmes sur sa tombe. » Leur croyance à une autre vie est décidément beaucoup plus arrêtée que chez les tribus du sud ; les Barotsés eux-mêmes la partagent, et sont persuadés que les morts conservent des relations avec les vivants ; l’un de mes hommes de cette tribu, qui souffrait d’un grand mal de tête, me dit un jour d’un air pensif : « Mon père me punit parce que je ne lui donne rien de la nourriture que je prends. » Et comme je lui demandais on était son père, il me répondit : « Avec les Barimos, » c’est-à-dire avec les Esprits.

Le 30 mars, notre sentier quitte brusquement le plateau pour descendre dans la vallée du Qouango que nous longions depuis quelque temps ; la rampe est tellement abrupte, qu’elle ne peut être franchie qu’en certains endroits, et qu’il me faut mettre pied à terre, bien que mes hommes soient obligés de me soutenir pour m’empêcher de tomber.

Asseyez-vous à l’endroit d’où Marie Stuart assista à la bataille de Langside, regardez la vallée de la Clyde, et vous aurez sous les yeux le portrait en miniature de la vallée du Qouango qui se présente à nos regards : cent milles de largeur, couverts de sombres forêts qui garnissent les deux pentes et ne laissent entre elles qu’une prairie étroite et d’un vert clair, où le Qouango brille sous les rayons du soleil en serpentant vers le nord. La rampe que nous franchissons n’a pas moins de trois cent soixante-six mètres de hauteur perpendiculaire, et en face de nous s’élève une chaîne de montagnes imposante. Ce spectacle grandiose pour nous, qui sortons des forêts ténébreuses du Londa, me fait éprouver la sensation d’un voile pesant qui tomberait de mes paupières. La foudre éclate au sein d’un nuage qui plane au-dessus de la vallée, tandis que la montagne et la forêt sont inondées de soleil ; la nuée, en crevant, a mouillé la prairie sans que nous nous soyons ressentis de son passage, et le fond du val, qui des hauteurs nous semblait tout uni, est sillonné de cours d’eau profonds qui le traversent dans tous les sens. Je regarde derrière moi : la rampe que nous venons de descendre présente l’aspect d’une muraille dentelée ; elle offre des retraits nombreux, dont les côtes se projettent vivement et mordent la vallée de leurs éperons aigus, qui la font ressembler à une scie gigantesque ; de loin en loin le manteau boisé qui couvre les flancs et la cime de la Sierra se déchire et laisse apercevoir le sol rutilant que nous retrouvons partout dans cette région.

Le fleuve une fois traversé, nous nous trouvions sur le territoire portugais, bien qu’une zone de plus de six cents kilomètres nous séparât encore du littoral de l’Atlantique. Cette zone est un des beaux pays de la terre. Il ne nous fallut pas moins d’un grand mois pour la franchir. Enfin, le 31 mai, je fis, à la tête de mes Makololos, mon entrée dans Saint-Paul de Loanda. Il était temps, j’étais brisé de fatigue et de fièvre.

Les Makololos, transportés dans un monde, nouveau pour eux, se firent remarquer de toute la ville par leur bonne tenue et le sérieux de leurs manières. Ils regardaient avec un étonnement voisin du respect les édifices bâtis en pierre qui se trouvent dans les environs du port ; jusqu’à présent une maison à deux étages était restée pour eux une chose incompréhensible. J’avais toujours été obligé de me servir du mot case dans l’explication que je leur en donnais, et comme leurs cabanes sont formées de pieux enfoncés dans la terre, ils ne pouvaient pas se figurer comment les perches d’une hutte pouvaient être posées sur le toit d’une autre, ou s’imaginer qu’on pût demeurer à l’étage supérieur, dont le milieu devait être occupé par la toiture conique de la hutte qui le soutenait. Ceux des Makololos qui avaient vu ma petite maison de Kolobeng essayaient de la décrire à leurs compatriotes en leur disant : « Ce n’est pas une hutte, c’est une montagne où il y a plusieurs caves. »

Le commandant Bedingfeld et le capitaine Skene, dont les navires se trouvaient dans le port, les invitèrent à venir visiter leurs vaisseaux, le Pluton et la Philomèle. Connaissant l’inquiétude de mes nègres, dont plusieurs avaient éprouvé la crainte d’être vendus comme esclaves, je leur dis que celui d’entre eux qui avait le moindre soupçon n’avait pas besoin de venir, qu’il était libre de s’en dispenser ; mais ils vinrent presque tous, et quand ils furent sur le pont : « Ces hommes, leur dis-je en leur montrant les matelots, sont mes compatriotes ; la reine de mon pays les a envoyés précisément pour mettre un terme à la vente des esclaves. — C’est vrai, s’écrièrent-ils, c’est vrai, car ils vous ressemblent tous ! »

Aussitôt leurs craintes s’évanouirent, ils se mêlèrent aux hommes de l’équipage, qui, agissant comme l’auraient fait les Makololos en pareille circonstance, partagèrent avec eux le pain et le bœuf qu’ils avaient reçus pour leur dîner.

Le commandant permit aux Makololos de tirer un coup de canon ; et se faisant la plus haute idée de la puissance de l’artillerie qui était à bord, ils furent enchantés quand je leur eus dit qu’elle était destinée à combattre les marchands d’esclaves. Ils n’étaient pas moins émerveillés de la dimension du brick de guerre, et ils se disaient entre eux : « Ce n’est pas un canot, c’est une ville ; et quelle ville étrange que celle où, pour arriver, on grimpe avec une corde ! » C’était la phrase qui couronnait leur description du navire dont ils avaient baptisé l’entre-pont du nom de kotla.

On ne se figure pas l’heureux effet que produisit sur leur esprit la politesse des officiers et de l’équipage à mon égard : ils avaient eu pour moi infiniment de complaisance et d’affection depuis notre départ de Linyanti ; mais je grandis beaucoup dans leur estime quand ils virent la considération dont je jouissais parmi mes compatriotes, et ils me traitèrent désormais avec la plus

grande déférence.
Vue des cataractes du Zambèse. - Dessin de A. de Bar d’après le Dr Livingstone.

Après quatre mois de séjour à Loanda et d’un repos bien nécessaire, je repris le chemin de l’est, et à peu de chose près l’itinéraire que nous avions suivi en venant. Il nous coûta encore près de onze mois de marche, et ce ne fut que le 22 août 1855 que nous vîmes venir à notre rencontre les chevaux que nous avions laissés à Linyanti en 1853. Je retrouvai dans cette ville mon chariot, ainsi que tous les objets qui m’appartiennent, dans un état de parfaite conservation. Tous les habitants furent convoqués pour entendre le récit de notre voyage, et pour assister à la réception des cadeaux que le gouverneur et les marchands de Loanda nous avaient chargés d’offrir à Sékélétou. J’expliquai à celui-ci que ces dons des blancs étaient un témoignage de leur amitié et du désir qu’ils éprouvent de nouer des relations commerciales avec les Makololos.

Les présents furent accueillis avec des transports de joie, et le dimanche suivant, lorsque Sékélétou apparut à l’église en uniforme de colonel, on lui accorda plus d’attention qu’à mon prône. Ils sont du reste si bons, si touchants à mon égard, que je ferme un peu les yeux sur les distractions qu’ils se permettent à l’office.

Mes Zambésiens confirment en particulier ce qu’ils ont dit en public, et tous les jours des Makololos viennent m’offrir de m’accompagner à la côte orientale. « Nous voulons avoir aussi des choses merveilleuses à raconter, me disent-ils, et revenir couverts de gloire comme les braves qui sont allés avec vous. »

Après avoir ouvert aux naturels du centre de l’Afrique australe le chemin des établissements européens de la côte de l’Atlantique, chemin que, depuis moi, je sais qu’ils ont repris plus d’une fois, il me restait à leur montrer la route de la rive orientale de leur continent. Deux voies se présentaient à moi, celle de Zanzibar et celle du Zambèse. La première était peut-être la plus facile, en raison de l’esprit pacifique et du bon vouloir des peuplades qu’elle traverse, tandis que les tribus qui bordent le Zambèse ont l’humeur plus guerrière, et qu’il en est parmi elles de complétement hostiles à nos Makololos. Mais comme le Zambèse pouvait offrir un moyen de grande communication qui rattacherait plus tard les provinces du centre à la côte orientale, je résolus de le suivre et de longer la rive gauche, parce que Tété, qui est la station portugaise la plus avancée dans les terres, est, sur la carte de Bowdich, placée du côté nord du fleuve : erreur que j’ai reconnue plus tard.

En conséquence, le 3 novembre je quittai Linyanti, accompagné de Sékélétou et suivi d’environ deux cents personnes. Tous les hommes les plus influents de la tribu font partie de notre escorte ; nous sommes nourris aux frais du chef, qui, pour cela, prend des bœufs à chaque endroit où nous arrivons. Depuis mon retour Sékélétou n’avait cessé de pourvoir abondamment à tous mes besoins, et jusqu’au moment de notre séparation il ne cessa d’agir avec la même générosité.

Après avoir suivi pendant dix jours le cours du Zambèse ou ses bords, nous dûmes nous en éloigner et faire un détour vers le nord-est à cause des montagnes impraticables qui ont longtemps sans doute arrêté ses eaux et les ont forcées de s’épancher en un grand lac continental, jusqu’au jour où une convulsion du sol leur ouvrit un passage étroit et tourmenté vers l’orient ; mais je voulus, avant d’aller plus loin, contempler de mes yeux cette grande scène de la nature.

Les Makololos lui donnent le nom de Mosioatounya. J’en avais souvent entendu parler depuis mon arrivée dans le pays ; et l’une des premières questions que m’ait faites Sébitouané est celle-ci : « Avez-vous dans votre pays de la fumée qui fait le bruit du tonnerre ? » Jamais les naturels ne se sont approchés de la cascade ; ils ne l’ont vue qu’à distance, et frappés de la masse de vapeur qui s’en élève et du bruit qu’elle répand, ils se sont écriés : « Mosi oa tounya (la fumée tonne là-bas). »


V


Départ pour la côte orientale. — Les grandes chutes du Zambèse.

Après avoir navigué pendant vingt minutes, depuis Kalaï, nous apercevons les colonnes de vapeur, très-justement appelées fumée, et qui, à la distance où nous sommes, environ cinq ou six milles, feraient croire à l’un de ces incendies d’une vaste étendue de pâturages, que l’on voit souvent en Afrique. Ces colonnes sont au nombre de cinq et cèdent au souffle du vent ; elles paraissent adossées à un banc peu élevé dont le sommet est boisé. De l’endroit ou nous nous trouvons, le faîte de ces colonnes va se perdre au milieu des nuages ; elles sont blanches à la base et s’assombrissent dans le haut, ce qui augmente leur ressemblance avec la fumée qui s’élève du sol. Tout le paysage est d’une beauté indicible ; de grands arbres, aux couleurs et aux formes variées, garnissent les bords du fleuve et les îles dont il est parfumé ; chacun à sa physionomie particulière, et plusieurs d’entre eux sont couverts de fleurs ; le massif baobab, dont chaque branche formerait le tronc d’un arbre énorme, se déploie à côté d’un groupe de palmiers dessinant leurs feuilles légères sur le ciel, où elles tracent des hiéroglyphes qui signifient toujours « loin de ta patrie, » car ce sont elles qui impriment au paysage son caractère exotique. Le mohonono argenté, qui dans cette région est pareil, pour la forme, au cèdre du Liban, fait un heureux contraste avec le sombre motsouri, taillé sur le patron du cyprès, et dont la teinte brune est rehaussée par des fruits écarlates. Quelques-uns de ces arbres ressemblent à nos grands chênes ; il en est d’autres qui rappellent nos ormes séculaires et nos vieux châtaigniers ; néanmoins personne ne peut se figurer la beauté de ce tableau d’après ce qui existe en Angleterre. Jamais les regards des Européens ne l’ont contemplé ; mais les anges doivent s’arrêter dans leur vol pour l’admirer d’un œil ravi. Des collines de cent à cent trente mètres de hauteur, couvertes d’arbres qui laissent apercevoir entre eux la nuance rutilante du sol, bornent la vue de trois côtés. Il ne manque au paysage que des cimes neigeuses se confondant avec l’horizon.

À huit cents pas environ de la cascade, je change de canot pour en prendre un beaucoup plus léger, dont les rameurs habiles me font passer au milieu des tourbillons et des écueils, et me conduisent à une île située au bord de la rampe où les eaux viennent tomber. La rivière est basse et nous permet d’atteindre un lieu qu’il est impossible d’approcher lorsque les eaux sont grandes ; mais bien que nous ne soyons plus séparés de l’abîme que par une très-faible distance, personne, je le suppose, ne pourrait voir l’endroit où cette masse d’eau va s’engouffrer. La lèvre opposée de la fissure où elle disparaît n’est pourtant qu’à cinq mètres de nous tout au plus. Je gravis avec émotion la rampe du précipice, je regarde au fond d’une déchirure qui traverse le Zambèse d’une rive à l’autre, et je vois un fleuve de mille mètres de large, tombant tout à coup à une immense profondeur, ou il se trouve comprimé dans un espace de quinze à vingt mètres de large. L’abîme est tout simplement une rupture de la chaussée de basalte, crevasse profonde qui, après avoir croisé le lit du fleuve, se prolonge au nord du Zambèse à travers une chaîne de montagnes, sur un espace de trente à quarante milles. Figurez-vous, immédiatement au delà du tunnel de la Tamise, des collines boisées s’étendant jusqu’à Gravesend ; supposez une couche de basalte à la place du terrain fangeux de la ville de Londres ; imaginez une fissure d’un bout à l’autre du tunnel ; donnez à cette crevasse une longueur de quarante milles, à son ouverture un écartement de vingt-cinq à trente mètres à peine ; représentez vous la Tamise se précipitant tout entière au fond du gouffre, où elle se détourne et bondit en rugissant à travers les collines qui se déploient à sa gauche, et vous aurez une idée approximative du spectacle le plus saisissant que j’ai contemplé en Afrique. Si l’on regarde au fond de l’abîme du côté de la rive droite, on ne distingue rien qu’un nuage épais dont la masse blanche, à l’instant où je la regarde, est entourée de brillants arcs-en-ciel ; de ce nuage s’élève un jet de vapeur de cent mètres de haut ; à cette élévation la vapeur se condense, devient fuligineuse et retombe en une pluie fine qui a bientôt fait de transpercer mes habits ; elle est surtout sensible de l’autre côté de la fissure ; à quelques mètres de l’abîme se dresse un rideau d’arbres verts dont les feuilles sont mouillées perpétuellement ; une quantité de petits ruisseaux partent de leurs racines et vont se jeter dans le gouffre béant ; mais la colonne de vapeur, qu’ils rencontrent dans leur chute, les fait remonter avec elle, et jamais ils n’atteignent le fond de l’abîme, ou ils se répandent sans cesse.

À gauche de l’île, on peut suivre des yeux la masse écumante du fleuve se dirigeant vers les collines, et mesurer du regard la hauteur de la falaise d’où il se précipite. Les deux murailles de cette crevasse gigantesque sont perpendiculaires et formées d’une masse homogène ; l’eau, en coulant sur la roche, en a usé le bord à un mètre d’épaisseur et l’a dentelé comme une scie ; l’arête opposée est demeurée vive, excepté du côté gauche, où l’on aperçoit une fente, et d’où un quartier de roche paraît vouloir se détacher ; mais la crevasse elle-même se trouve encore dans l’état où elle a dû être à l’époque où elle s’est formée. La roche est d’un brun sombre jusqu’à trois mètres au-dessus du fleuve, endroit où elle est décolorée par les eaux qui s’élèvent chaque année à cette hauteur à l’époque des inondations. De l’endroit où je suis placé, on voit parfaitement la masse d’eau quitter son lit, tomber au fond du gouffre, en nappe aussi blanche que la neige, se briser en morceaux, si je puis parler ainsi, et lancer des jets d’écume de chacun de ses éclats, absolument comme les tiges d’acier que l’on brûle dans l’oxygène produisent des gerbes d’étincelles ; on dirait une myriade de comètes neigeuses précipitant dans l’abîme leur chevelure rayonnante. Je n’ai jamais vu qu’on ait signalé nulle part cet aspect singulier.

Les colonnes vaporeuses qui jaillissent de cet abîme sont évidemment le résultat de la compression de l’eau, dont la pesanteur, augmentée par la violence de la chute, se joint à la résistance qu’éprouve cette masse énorme. Des cinq colonnes, trois sont plus fortes que les deux autres ; le courant qui produit celles qui surgissent près de la rive gauche est, à l’endroit où il se trouve resserré entre le bord de l’île et celui du fleuve, plus considérable que la Clyde à Stonebyres, quand elle est débordée. Le Zambèse, dont à cette époque les eaux sont basses, a plus de six cents mètres de large à l’endroit où nous sommes, et plus d’un mètre de profondeur au bord du précipice. Je donne ces chiffres comme étant le résultat d’une approximation plutôt que d’un calcul rigoureux, et j’espère que d’autres voyageurs fourniront à cet égard des renseignements plus précis. Le fleuve, au-dessus des chutes, me paraît avoir une largeur de mille mètres ; mais il est fort possible que je me trompe : car, ayant estimé à Loanda qu’il y avait quatre cents mètres d’un point à un autre de la baie, il s’en trouva neuf cents. J’ai essayé de mesurer la largeur du Liambye avec un fil très-fort, qui était la seule ligne que j’eusse à ma disposition ; mais à deux ou trois cents mètres du rivage mes hommes se sont mis à causer, et n’ont pas vu, malgré mes avertissements, que le fil s’emmêlait ; ils ont continué de ramer, la ligne s’est rompue et le courant l’a entraînée. J’ai essayé vainement de me rappeler la manière dont on mesure un fleuve au moyen du sextant ; la seule chose qui me soit revenue à la mémoire, c’est que le procédé est fort simple et que je l’ai su autrefois ; j’en suis d’autant plus contrarié. Je me suis servi néanmoins d’un autre système pour mesurer le fleuve un peu plus bas, et je lui ai trouvé près de mille mètres de large ; c’est également la largeur que les Portugais lui ont reconnue à Têté, où je le crois moins étendu qu’en amont des chutes. Il est possible que je me trompe, mais ce serait alors en restant au-dessous de la vérité. Quant à la gravure qui accompagne ce récit, elle a été faite d’après une esquisse rapidement ébauchée sur les lieux, et complétée par le graveur au moyen des explications que je lui ai données. Pour voir l’abîme autant qu’il l’a montré, il faut s’avancer jusqu’au bord du précipice ; les trois colonnes du milieu devraient être moins fortes que les autres, et il aurait fallu donner à toutes les cinq une forme plus conique.

Les Makololos prétendent que du côté de l’est la crevasse est beaucoup plus profonde ; il y a là, dit-on, un endroit où la falaise est inclinée au lieu d’être perpendiculaire, et où la pente est si douce que l’on peut y descendre en s’asseyant sur le roc. Il arriva une fois que de malheureux Batokas, poursuivis par les Makololos, ne s’arrêtèrent pas à temps, et furent précipités dans l’abîme, où ils disparurent littéralement broyés. Le fleuve, disent mes rameurs, apparaît là-bas comme une ligne blanche, et si loin, si loin de vos yeux (probablement à cent mètres de profondeur), qu’on se sent défaillir en le regardant, et que l’on s’éloigne bien vite en rampant sur la terre.

Lionnes de la cour du roi Shinté. — Dessin de Émile Bayard.

Bien que le bord de la crevasse ne présente d’altération visible que sur une épaisseur d’un mètre du côté où l’eau se précipite, et que la base de la muraille opposée m’ait paru intacte, il est probable cependant qu’elle n’a pas résisté à l’action incessante des flots qui la minent, et que la partie inférieure du gouffre est plus large

qu’à l’endroit où la surface du fleuve apparaît comme
Éléphant femelle protégeant son petit contre les chasseurs. — Dessin de Émile Bayard.
une ligne blanche ; il est possible même qu’il existe des

fissures par lesquelles une portion de l’eau du Zambèse filtre au-dessous du rocher.

Si nous en jugeons par le peu d’altération qu’a subie la crête de la roche basaltique, l’époque de la rupture de cette roche ne serait pas très-ancienne, géologiquement parlant. Je regrette de ne pas pouvoir mesurer d’une manière positive sa largeur à l’endroit de la cataracte, afin que plus tard on puisse savoir si elle est demeurée stationnaire, ou de combien elle a varié. Son ouverture ne semble pas aujourd’hui excéder la longueur d’un palmier ; si elle s’élargissait graduellement, ce serait la preuve d’un drainage plus actif des plaines de cette région, que l’on pourrait alors espérer de voir devenir plus salubre. Toujours est-il que l’Afrique a subi, à l’égard de ses lacs, des changements considérables, depuis une époque relativement peu éloignée.

Trois chefs batokas avaient choisi, pour offrir des prières et des sacrifices aux Barimos, l’île où je me trouve actuellement, et deux autres endroits dans le voisinage de la cascade. Ils se plaçaient pour prier en face du nuage qui s’élève du gouffre, et unissaient leurs invocations au rugissement de la cataracte. Ils devaient, en face de ce tableau saisissant, éprouver une émotion profonde, et c’est peut-être l’effroi religieux qu’ils ressentaient à la vue de ce spectacle sublime, qui leur avait fait choisir cet endroit pour y élever leurs autels. Le fleuve a lui-même pour les habitants de cette contrée quelque chose de mystérieux.

« Nul ne sait d’où il vient, nul ne sait où il va, » dit la chanson des rameurs en parlant du Zambèse.

En revenant à Kalai, nous avons aperçu la hutte où des ballots de marchandises et de vivres que m’avait envoyés M. Moffat par l’entremise de Mosilikatsé, son terrible ami, avaient été déposés ; elle est placée sous un groupe de palmiers ; et Sékélétou m’assura que personne n’aurait jamais voulu toucher à ces paquets, alors même que je serais mort dans mon voyage, tant la crainte qu’ils avaient inspirée était grande. Les sorciers avaient été si positifs dans leurs déclarations, que les porteurs, en soulevant l’une des caisses, crurent de bonne foi y sentir remuer un chevreau. Quel échec pour les devins, qui avaient de plus affirmé que nous avions tous péri avant de gagner Loanda ! Décidément je leur portais malheur.


VI


Des chutes du Zambèse aux établissements portugais.

13 décembre. — Le pays est sillonné de vallées profondes de la plus grande beauté ; les roches sous-jacentes, de formation plutonique, ont produit un sol excessivement fertile ; la grosse bête y abonde, et pendant le jour des troupes de buffles couvrent les clairières et souvent les hauteurs.

Nous sommes entrés dans la plus belle vallée qu’il soit possible de voir, et où abondait le gros gibier. Apercevant un buffle couché dans l’herbe, je « me dirigeai vers lui dans l’espérance de nous procurer de la viande, et il reçut trois de mes balles ; comme il se retournait pour nous charger, nous courûmes vers des roches qui pouvaient nous offrir un abri. Avant que nous y fussions arrivés, trois éléphants, probablement attirés par le bruit qu’ils avaient entendu, nous coupèrent la retraite, puis se détournèrent brusquement et nous permirent de gagner les roches. Le buffle, pendant ce temps-là, s’éloignait d’une allure fringante ; pour n’être pas complétement frustrés dans notre espoir, j’envoyai de très-loin une balle au dernier des éléphants, qui, à la grande joie de mes hommes, eut l’une des jambes de devant brisée. Les plus jeunes de mes compagnons l’eurent bientôt contraint de s’arrêter, et un coup de feu dans la tête l’expédia immédiatement. La joie que manifestèrent mes hommes à la vue de cette abondance de viande me rendit très-heureux.

Ce matin, pendant qu’ils dépeçaient 1’éléphant, un grand nombre de villageois vinrent prendre part à la fête et s’inviter au festin. Nous étions sur la pente d’une vallée délicieuse, parsemée d’arbres et arrosée dans tous les sens par de nombreux ruisseaux. Je m’étais éloigné du bruit pour examiner quelques roches formées de grès schisteux, quand je vis à l’extrémité de la vallée, c’est-à-dire et une distance d’environ deux milles, une éléphante et son petit ; elle était debout et s’éventait avec ses grandes oreilles, tandis que l’éléphanteau se roulait joyeusement dans la vase. À l’aide de ma longue vue, je distinguai une partie de mes compagnons qui, sur une longue file, arrivaient auprès des deux éléphants. Sékouébou, leur chef, qui était venu me retrouver, me raconta qu’ils étaient partis en disant : « Notre père verra aujourd’hui de quelle nature sont les hommes qui l’accompagnent. » Je montai alors sur le coteau pour suivre la chasse du regard et voir de quelle manière s’y prendraient les chasseurs. L’excellente bête ne se doutait pas de l’approche de l’ennemi, et se laissait teter par son petit, qui pouvait avoir deux ans. Tous les deux allèrent ensuite dans une fosse remplie de vase où ils se barbouillèrent de fange ; le petit folâtrait gaiement, il agitait ses oreilles et balançait sa trompe à la mode éléphantine ; sa mère, de son côté, remuait la queue et les oreilles pour exprimer sa joie. Tout à coup retentirent les sifflements de ses ennemis, dont les uns soufflaient dans un tube, les autres dans leurs mains jointes, et qui s’écrièrent pour éveiller l’attention de l’animal :

O chef ! nous sommes venus pour vous tuer ;
O chef ! ainsi que bien d’autres, vous allez mourir ;
Les dieux l’ont dit, etc., etc.

Les éléphants relevèrent les oreilles, écoutèrent ce bruit étrange et sortirent de la fosse au moment où leurs assaillants se précipitaient vers eux. Le jeune s’enfuit d’abord en droite ligne devant lui ; mais apercevant les chasseurs à l’extrémité de la vallée, il revint auprès de sa mère, qui se plaça entre lui et le danger, et lui passa mainte et mainte fois sa trompe sur le dos afin de le rassurer. Tout en s’éloignant, la pauvre mère s’arrêtait souvent pour regarder ses ennemis, qui continuaient leur musique infernale ; puis elle se retournait vers son éléphanteau, le rejoignait bien vite, ou marchait de côté en hésitant, comme si elle avait été partagée entre le besoin de protéger son fils et le désir de châtier ses audacieux persécuteurs. Ceux-ci étaient environ à cent pas derrière elle, quelques-uns sur les côtés, mais à pareille distance, jusqu’au moment où elle fut obligée de traverser un ruisseau. Le temps qu’elle mit à le franchir et à remonter sur l’autre bord permit aux chasseurs de gagner du terrain ; lorsqu’ils ne furent plus qu’à une vingtaine de pas, ils lui lancèrent leurs javelines. Toute rouge du sang qui coulait de ses blessures, la mère prit la fuite sans plus paraître songer à son enfant ; j’avais dépêché Sékouébou aux chasseurs pour leur porter l’ordre de ne pas attaquer l’éléphanteau. Le pauvre petit s’éloignait aussi vite que possible ; toutefois, les éléphants, vieux ou jeunes, ne prennent jamais le galop : une marche très-rapide est leur plus vive allure ; et Sékouébou n’était pas arrivé que le petit éléphant s’était réfugié dans l’eau, où mes hommes l’avaient tué. Le pas de la mère se ralentit par degrés ; puis, se retournant en poussant un cri de rage, elle se précipita sur les chasseurs, qui se dispersèrent en se jetant à droite et à gauche ; elle suivit une ligne droite, et passa au milieu de la bande éparpillée, ne s’approchant que d’un homme qui avait un morceau d’étoffe sur les épaules (les habits de couleur voyante sont toujours dangereux en pareil cas). Elle recommença trois fois cette charge, et ne parcourut pas plus de cent mètres dans les deux dernières ; ayant traversé un ruisseau, elle s’arrêta plusieurs fois pour regarder les chasseurs, malgré de nouvelles javelines qui lui étaient envoyées ; et, après avoir perdu considérablement de sang, elle chargea une dernière fois ses ennemis, tourna sur elle-même en chancelant, et mourut agenouillée.

Je n’avais pas suivi tous les détails de la chasse ; mon attention en avait été détournée par le soleil et la lune qui apparaissaient ensemble au milieu d’un ciel pur ; d’ailleurs je souffrais de voir détruire ces nobles animaux qui pourraient rendre de si grands services en Afrique, et le sentiment pénible que j’en éprouvais n’était pas atténué par la pensée que j’étais possesseur de l’ivoire que cette mort me faisait acquérir. Je regrettais qu’on eût tué ces pauvres bêtes, surtout l’éléphanteau, puisque pour le moment nous n’avions pas besoin de viande ; mais il est juste de dire que je n’avais pas éprouvé ces nausées lorsque la veille, chassant moi-même, j’avais le sang échauffé par l’ardeur de la poursuite. Nous devons peut-être juger les actions que nous ne sommes pas tentés de commettre avec plus d’indulgence que nous ne le faisons généralement. Si d’abord je ne m’étais pas rendu coupable du même fait, je me serais enorgueilli de ma sensibilité lorsque j’aurais senti mon cœur défaillir en voyant mes compagnons exterminer ces éléphants.

Deux médailles antiques représentant l’éléphant d’Afrique.

Celui que j’avais tué la veille était un mâle non encore parvenu au terme de sa croissance ; il mesurait au-dessus de l’épaule deux mètres cinquante-quatre centimètres ; la circonférence du pied de devant était d’un mètre dix centimètres, qui, multipliés par deux, égalent deux mètres vingt centimètres. La femelle avait atteint son complet développement, et mesurait deux mètres soixante-quatre centimètres de hauteur ; la circonférence du pied de devant était d’un mètre vingt-deux centimètres, qui, multipliés par deux, égalent deux mètres quarante-quatre centimètres. La hauteur des mâles adultes que l’on rencontre dans cette région est en général de trois mètres, ainsi que plus tard nous avons pu le constater ; la circonférence du pied de devant était alors de un mètre quarante-six centimètres, qui, multipliés par deux, égalent deux mètres quatre-vingt-douze centimètres. Nous donnons ces détails parce qu’il a été observé que deux fois la circonférence de l’empreinte laissée par le pied de devant sur la terre forme la hauteur de l’animal. Comme en effet cette empreinte est un peu plus large que le pied lui-même, elle semble fournir un moyen exact de mesurer la taille des éléphants qui ont passé ; toutefois les chiffres que nous venons de citer montrent que cette méthode est surtout applicable aux adultes. Dans le sud de l’Afrique, il suffit de la taille de l’éléphant pour le distinguer de celui des Indes : ici la différence est beaucoup moins sensible, la femelle y étant à peu près de la même grosseur qu’un mâle ordinaire de l’espèce asiatique ; mais l’oreille de la race africaine est un signe distinctif qui empêche de s’y méprendre, même en voyant une gravure. Celle de la femelle dont nous avons raconté la mort avait un mètre trente-cinq centimètres de longueur et un mètre vingt-deux centimètres de large. J’ai vu un nègre s’abriter complétement de la pluie en se glissant sous l’une de ces oreilles ; celle de l’espèce indienne n’a pas plus du tiers de cette dimension. Les éléphants représentés sur les médailles antiques prouvent que ce caractère important et distinctif n’avait pas échappé aux anciens ; Cuvier a même avancé qu’il était mieux connu d’Aristote que de Buffon.

Je désirais vivement savoir si l’éléphant : d’Afrique peut être apprivoisé ; je dois à la bienveillance de l’amiral Smyth, mon ami, de pouvoir donner au lecteur une solution satisfaisante de la question qui m’occupait. Deux médailles tirées du catalogue descriptif que l’amiral a fait de son cabinet de médailles romaines prouvent, par la dimension des oreilles, qu’elles représentent de véritables éléphants d’Afrique. Ceux-ci étaient même plus dociles que l’espèce asiatique, et on leur apprenait à danser, à marcher sur la corde, etc. Ces médailles ont été frappées l’an 197 après Jésus-Christ : l’une est de Faustina Sénior, l’autre de Septime Sévère ; les éléphants qu’elles représentent venaient d’Afrique, d’où ils avaient été conduits à Rome. Aucune tentative n’a été faite au Cap pour domestiquer cet animal si utile ; jamais on ne l’a même exhibé en Angleterre, où il n’en existe qu’un très-jeune de cette espèce au Musée britannique.

Le désir que j’avais de regagner le Zambèse m’a décidé à traverser la montagne aux environs de l’embouchure du Kafoué. La distance que nous avions à franchir, et qui à vol d’oiseau est très-peu de chose, nous a demandé trois jours de marche. Nos bœufs ont été si fatigués par l’ascension et la descente de ces masses rocheuses et abruptes, qu’il a fallu en tuer plusieurs, dont l’un était une bête magnifique, ornée de plus de trente lanières flottantes, détachées de son propre cuir, et que Sékélétou, dont il faisait l’orgueil, voulait montrer aux blancs comme un spécimen de son troupeau. Nous voyons beaucoup d’éléphants en traversant la montagne, et mes hommes en ont poursuivi trois qu’ils ont tués.

Du sommet de la rampe extérieure, le tableau qui se déroule à nos yeux est splendide. À peu de distance du pied de la montagne, le Kafoué serpente au milieu d’une plaine couverte de forêts et s’enfuit pour s’unir au Zambèse qu’on aperçoit au loin, flanqué des sombres montagnes qui ferment l’horizon. Au moment où je regarde ces montagnes, leur base est voilée de nuages floconneux qui courent le long du fleuve ; sur la rive gauche du Kafoué, des centaines de zèbres et de buffles paissent au milieu des clairières, de nombreux éléphants pâturent et ne paraissent mouvoir que leurs trompes. Je voudrais être à même de photographier ce tableau qui disparaîtra devant les armes à feu, et qui s’effacera de la terre avant que personne l’ait contemplé.

Tous ces animaux sont d’une extrême confiance ; nous voilà descendus de la montagne, et les éléphants, arrêtés sous les arbres, s’éventent de leurs grandes oreilles comme si nous n’étions pas à deux cents mètres de l’endroit ou ils se trouvent ; de grands sangliers fauves (potamochoerus) nous regardent avec surprise, et leur nombre est immense. La quantité d’animaux qui couvre la plaine tient du prodige ; il me semble être à l’époque où le mégathérium paissait tranquillement au sein des forêts primitives. En traversant un fourré de cette région, nous fûmes chargés par un troupeau de buffles subitement troublés par notre passage. Un de nos hommes atteint par un de ces ruminants fut porté sur ses cornes pendant plus de trente pas avant d’être lancé en l’air ; il en fut quitte pour quelques contusions. Un peu plus loin le pays est infesté par la tsétsé. Je dois à l’obligeance de M. Gray, du Musée britannique, la gravure ci-jointe, qui représente cet insecte, dont les ravages m’ont été trop connus.

La mouche tsétsé.

L’insecte est représenté, au no 1 de la gravure, un peu plus petit qu’il ne l’est réellement, ce qui tient à ce que l’échantillon qui a servi de modèle s’était contracté en se desséchant, car la tsétsé est un peu plus grosse que notre mouche ordinaire. Le no 3 fait voir l’appareil dont elle est munie pour opérer la piqûre qu’elle inflige et pour aspirer le sang de l’animal, après avoir introduit dans sa peau le fluide vénéneux contenu dans la glande qui est située à la base de la trompe.

Bien que nous approchions des établissements portugais, nous voyons toujours beaucoup de gibier ; mes hommes viennent de tuer six jeunes buffles qui faisaient partie d’un énorme troupeau ; l’abondance de ces animaux et celle des antilopes démontre qu’il ne suffit pas de l’arc et des flèches pour en diminuer le nombre. Il y a également ici une grande quantité d’hyènes et de lions qui se multiplient, sans que personne pense à détruire ces derniers ; les habitants s’imaginent que l’âme de leurs chefs décédés habitent le corps de ces animaux ; ils croient même qu’un chef a le pouvoir de se métamorphoser en lion quand il a envie de tuer quelqu’un, et qu’il reparaît ensuite sous sa forme ordinaire : c’est pour cela que toutes les fois qu’ils rencontrent un lion ils frappent dans leurs mains, ce qui est leur manière de saluer. Il en résulte que ces félins se sont tellement multipliés, que lorsque les indigènes s’égarent ils sont obligés de passer la nuit sur les arbres, afin d’échapper aux dents et aux griffes de ces terribles animaux ; aussi nous voyons dans les bois de petites huttes construites au milieu des branches, et qui ont été faites par des gens que la nuit avait surpris dans la forêt. Nos guides s’effrayent continuellement de voir mes hommes se séparer les uns des autres pour suivre le coucou indicateur ou pour aller à la recherche des nids de koroués, et ils ne cessent de les avertir du danger qu’ils courent de rencontrer des lions. Je suis souvent obligé d’attendre ma suite vagabonde pendant une heure ou deux ; mais le soleil est si brûlant que je ne suis pas fâché d’avoir un prétexte pour me reposer. Il est impossible d’accomplir dans cette région les marches prodigieuses des voyageurs qui parcourent la zone boréale ; quand nous avons franchi dix ou douze milles (quinze ou vingt kilomètres), nous en avons assez : non pas que nous ne puissions en faire

davantage ; mais c’est de recommencer tous les matins
L’escorte du docteur attaquée par des buffles. - Dessin de Émile Bayard.
qui nous fatigue. Nous faisons d’ailleurs beaucoup plus

de chemin qu’il ne serait nécessaire, parce que nous voulons éviter de passer dans les villages ; et puis la température est suffocante ; on boit énormément, et l’on ne prend pas la peine d’épurer l’eau qu’on absorbe avec avidité. Je n’ai jamais été aussi fatigué de la chaleur que dans les bas-fonds qui avoisinent le Zambèse ; et cependant elle y est moins vive que sur les hautes terres que nous avons traversées.


VII


Arrivée aux établissements portugais du Zambèse Têté. — Senna. — Fort de Quilimani. — Adieux aux Makololos. — Fin de ce premier voyage.

… Le commandant de Têté, señhor d’Araujo Sicard, m’a parfaitement accueilli, et s’efforce de m’arracher à l’état de maigreur où je me trouve réduit ; il insiste pour que je reste avec lui au moins pendant tout un mois, de manière à être assez vigoureux pour braver les effets du pays insalubre qu’il me reste à franchir ; il a généreusement approvisionné de millet tous mes hommes, et en les hébergeant dans l’une de ses maisons, jusqu’à ce qu’ils aient construit leurs cases, il les a préservés de la piqûre des tampans, que l’on appelle ici carapatos. J’ai entendu raconter par les Banyaïs d’effroyables effets produits par cet insecte. La fièvre déterminée par les carapatos est extrêmement dangereuse. Les homœopathes apprendront avec plaisir que les indigènes écrasent le tampan et font entrer cet insecte dans le médicament qu’ils emploient contre sa piqûre.

Le village de Têté est bâti sur une pente qui descend jusqu’au bord du Zambèse ; la roche qui constitue la rive est un grès teinté de gris et entamé par l’eau du fleuve ; la strate en est profondément ridée, et chacune de ces rides compose l’une des rues du village, car les maisons sont construites sur la crête du pli formé par la roche. Le fort, situé sur la rive même, est dominé par le sommet du coteau. Une grande vallée s’ouvre au midi de la ville, et par delà cette vallée s’élève une montagne oblongue qui s’appelle Karouéira. Tout le pays environnant est rocailleux et profondément déchiré, mais l’on a mis en culture les moindres endroits qui pouvaient l’être. Les maisons de Têté sont couvertes d’herbe et de roseaux ; la pluie a délayé la vase qui en cimentait les murs, et toutes ces constructions dégradées ont un aspect misérable et malpropre. On ne trouve de chaux que dans les environs de Mozambique ; toute celle qui a été employée pour faire les bancs de certaines vérandas a été tirée de cet endroit. Il est évident que les Portugais ignorent l’existence des marbres blancs et roses que j’ai trouvés en amont sur les bords du fleuve, et dont je rapporte quelques échantillons. Ils ne connaissent pas davantage la dolomite, qui s’y trouve aussi, sans quoi ils ne seraient pas allés aussi loin querir la chaux qui leur était nécessaire. Têté compte à peu près trente maisons européennes ; le reste est composés de cases habitées par les indigènes, et construites avec des branches et du pisé. La ville est entourée d’une muraille qui peut avoir trois mètres de hauteur, mais la plupart des natifs ont préféré s’établir en dehors du mur d’enceinte. On peut évaluer la population de Têté à quatre mille cinq cents âmes, dont une partie seulement est fixée dans la ville, qui n’a guère que deux mille résidents. La majorité s’occupe d’agriculture et habite les environs. Comparativement à ce qu’elle était jadis, Têté n’est plus maintenant qu’une ruine. Le nombre des Portugais, en dehors de la garnison, y est à peine de vingt individus ; celui des militaires est beaucoup plus nombreux. Cent cinq hommes avaient été envoyés du Portugal à Senna ; mais au bout d’un an, vingt-cinq étaient morts de la fièvre, et l’on a transféré les autres à Têté, qui est beaucoup plus salubre. Toutefois l’usage des spiritueux, dont ils abusent, joint à la nourriture malsaine qu’ils partagent avec les gens du pays, ne permet pas d’espérer qu’ils profitent longtemps du bénéfice de ce changement de localité. À Quilimané, la fièvre est tenace et continue ; ici, elle guérit, dit-on, au bout de trois jours ; on commence par administrer des médicaments très-anodins ; mais si le quatrième jour la fièvre n’a pas cédé, on fait subir au malade un traitement des plus énergiques.

Le fort de Têté n’est qu’un petit édifice carré, attenant à une caserne couverte en chaume, et où est logée la troupe. Il renferme peu de canons, mais en bien meilleur état que ceux d’aucune des forteresses de la province d’Angola ; et c’est à ce point de défense que les Portugais doivent d’avoir conservé les possessions qu’ils ont dans ce pays-ci, où leur puissance a considérablement diminué.

Le village de Senna est situé à deux cent cinquante kilomètres en aval. Le fleuve, à cette hauteur, contient des îles nombreuses où abondent les roseaux, et les terrains environnants sont couverts de broussailles. Le sol est fertile ; mais les mares d’eau stagnante que renferme le village rendent cette localité fort insalubre. La roche qui constitue l’assise fondamentale est formée de l’arkose de Brongniart, et traversée par plusieurs montagnes coniques de trapp, dont l’une est située à quatre cents pas à l’ouest du village et s’appelle Barainouana, ce qui veut dire : « porter un enfant sur son dos ; » elle a été nommée ainsi parce qu’elle a derrière elle une montagne plus petite et du même genre. Sa hauteur est d’environ cent mètres ; elle est armée à son sommet de deux pièces de canon démontées, dont la mission est d’effrayer les indigènes qui, dans une seule affaire, ont tué cent cinquante habitants de Senna. Le paysage que l’on découvre de l’endroit où ces canons sont placés est d’une beauté remarquable ; à vos pieds se déploie le Zambèse, et la vue s’étend du côté de l’ouest jusqu’à vingt ou trente-milles de distance où l’on aperçoit le Morumbala, qui doit avoir de mille à douze cents mètres de hauteur ; cette montagne est oblongue, et il est évident qu’elle est d’origine volcanique ; le sommet en est couvert d’un sol fertile, cultivé par de nombreux habitants ; on y trouve de l’eau courante et une source chaude et sulfureuse, à l’extrémité septentrionale ; mais je n’ai pu l’examiner, parce que les Portugais sont en hostilité avec la population qui l’entoure. Au nord du Morumbala s’étendent les montagnes des Maganjas, qui viennent toucher le fleuve à la hauteur de Senna.

Ce qui m’a été le plus agréable à Senna, ce fut de voir les nègres de la localité construire des bateaux d’après un modèle européen, sans que personne dirigeât leur travail ; ils ont fait leur apprentissage sous un constructeur portugais ; et maintenant qu’ils sont livrés à leurs propres lumières, ils vont dans la forêt, choisissent les arbres qui leur conviennent, et construisent des chaloupes et des barques très-proprement faites, qui valent de cinq cents à deux mille cinq cents francs.

Quelques-uns d’entre eux, qui ont appris l’état de charpentier à Rio-Janeiro, ont fait pour le commandant de Quilimané une fort jolie maison avec certains bois du pays, susceptibles d’acquérir un poli très-remarquable, et qui, dit-on, ne pourrissent jamais.

Le commandant m’ayant consulté à propos de l’emplacement à choisir pour y transférer le village, dont la situation actuelle est des plus insalubres, j’ai conseillé d’imiter les jésuites, qui avaient fixé leur demeure dans les montagnes du Gorongozo, et d’aller s’établir sur le Morumbala ; on y serait en bon air, l’eau y est pure, abondante, et le Shiré, qui serpente à sa base, est d’une profondeur qui peut suffire à la navigation. Enfin, j’ai proposé, comme établissement immédiat, le havre de Mitilone, situé à l’une des bouches du Zambèse, qui convient beaucoup mieux que le port de Quilimané, et où les Portugais seraient plus en position d’être utiles au pays. Quand on pense qu’il n’y a pas même un village à 1’entrée de ce fleuve admirable, pas un être qui puisse vous en indiquer le chemin !

… Le 9 mai, seize de mes hommes repartaient pour Têté, où ils conduisaient en canot les marchandises du gouvernement ; ils étaient ravis d’avoir trouvé de l’ouvrage. Le 11, tous les habitants de Senna nous accompagnaient jusqu’aux bateaux et assistaient à mon départ.

Nous étions munis de provisions de toute espèce que nous avaient données le commandant et ses administrés, et nous descendions le Zambèse par le plus beau temps du monde.

Huit de mes hommes demandèrent à m’accompagner jusqu’à Quilimané ; c’était une occasion de leur faire voir l’Océan, et j’y consentis, malgré la disette qui devait leur imposer d’assez rudes privations. Ils auraient bien voulu venir à Londres avec moi, car Sékélétou leur avait dit au départ d’aller trouver Ma-Robert (mistress Livingstone), et de ne pas revenir sans elle ; j’avais expliqué à leur chef les difficultés de la traversée ; mais il avait répondu : « Ils doivent vous suivre partout où vous irez. » Comme je ne savais pas comment je reviendrais moi-même en Europe, je leur conseillai de retourner à Têté, où les vivres étaient abondants et ou ils pourraient s’occuper en attendant mon retour ; j’échangeai contre du calicot et du fil de laiton les dix plus petites défenses qui m’avaient été confiées par Sékélétou, et je leur donnai ces marchandises, afin que ceux de mes compagnons qu’ils allaient rejoindre pussent avoir des vêtements. Il me restait vingt défenses que j’ai déposées entre les mains du gouverneur portugais, pour que l’on ne pût pas supposer dans le pays que j’étais parti en emportant l’ivoire du chef des Makololos. Je priai cet officier, dans le cas où je viendrais à mourir, de vendre ces défenses et d’en remettre la valeur à mes hommes ; mais si je conserve la vie, mon intention est d’acheter en Angleterre les objets que Sékélétou m’a demandés, et à mon retour, de me rembourser de la dépense que j’aurai faite à cet égard, avec le prix de ce même ivoire laissé en dépôt. J’ai clairement expliqué à mes hommes toutes les dispositions que j’avais prises. « Non, père, m’ont-ils répondu, vous ne mourrez pas, et vous viendrez nous retrouver pour nous ramener auprès de Sékélétou. » Ils m’ont promis de m’attendre, et la mort seule pourrait m’empêcher de les rejoindre.

Après six semaines d’attente, le brick de la marine royale le Frolic arriva dans les eaux de Quilimané. Je pris passage à son bord pour Maurice, n’emmenant avec moi que mon fidèle Sékouébou, le chef de mes Makololos. C’était répondre au désir de Sékélétou, qui voulait qu’un de ses sujets au moins vît l’Angleterre. Un mois après, nous atteignîmes l’île de Maurice. Sékouébou, qui était le favori des officiers comme des simples matelots, commençait à comprendre l’anglais, dont il savait déjà quelques phrases. Il semblait un peu désorienté ; mais sur un vaisseau de guerre tout était pour lui si neuf et si étrange, que cela n’avait rien d’étonnant. « Quel singulier pays ! me disait-il parfois ; rien que de l’eau, et toujours, toujours de l’eau ! » Cependant il paraissait heureux, et me répétait souvent, à propos des attentions dont il étaitl’objet : « Vos compatriotes sont extrêmement aimables » Tout ce qu’il voyait semblait l’intéresser, et il comprenait, me disait-il, pourquoi je me servais du sextant. À notre arrivée à l’île Maurice, nous fûmes remorqués par un steamer qui nous conduisit au port. L’étonnement de Sékouébou fut au comble ; mais cette tension d’esprit continuelle avait été trop forte, et dans la nuit il perdit la raison. Je crus au premier instant qu’il s’était enivré ; il était descendu dans la chaloupe, et quand j’avais voulu le suivre pour le ramener à bord, il s’était enfui à l’arrière en s’écriant : « Non, non ! je dois mourir seul ! Vous ne devez pas mourir, vous ! Ne venez pas, ou je vais me jeter à l’eau ! » Voyant alors qu’il n’avait plus sa tête : « Sékouébou, lui dis-je, nous allons trouver Ma-Robert. » Ces mots retentirent dans son cœur. « Oh ! oui, dit-il d’une voix émue ; où est-elle, où est Robert ? » Et il parut avoir recouvré la raison. Les officiers me proposèrent de nous assurer de sa personne en lui mettant les fers ; mais comme il était l’un des principaux personnages de sa tribu, et que les fous se rappellent quelquefois les mauvais traitements qu’on leur a fait subir, je ne voulus pas que Sékélétou pût me reprocher un jour d’avoir enchaîné l’un de ses hommes les plus respectables, et de l’avoir traité comme un esclave. J’essayai de ramener le pauvre malade sur le rivage, mais il refusa d’y venir. Il fut pris dans la soirée d’un nouvel accès de folie, voulut frapper de sa lance un des matelots et s’élança dans la mer. Bien qu’il sût parfaitement nager, il suivit la chaîne qui retenait le navire sans essayer de lutter contre les vagues ; et nous n’avons pas retrouvé le corps du pauvre Sékouébou.

Coiffure des dandys balondas. — Dessin de Émile Bayard.

Cet événement m’affecta douloureusement, mais les premières nouvelles qui me parvinrent d’Angleterre me frappèrent d’un plus rude coup. J’appris que dans le temps même où je descendais le Zambèse, ne rêvant pas de plus grande récompense pour mes travaux que de m’asseoir au modeste foyer de mon père et de lui raconter mes voyages, le digne homme était mort, et que je ne devais pas le revoir ici-bas.

Extrait de la traduction de Mme Loreau.



  1. Suite. — Voy. page 33.