L’Afrique sous le gouvernement républicain

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L’Afrique sous le gouvernement républicain
Revue des Deux Mondes, période initialetome 22 (p. 388-409).


L’AFRIQUE
SOUS
LE GOUVERNEMENT RÉPUBLICAIN.


Séparateur



Dans les premiers jours du mois de novembre 1846, je débarquais à Alger ; trois autres députés s’y trouvèrent en même temps que moi. Après avoir passé quelques jours dans la capitale de nos possessions, je partis pour l’intérieur avec mes collègues. M. le maréchal Bugeaud, alors gouverneur-général, avait voulu nous servir de guide ; nous traversâmes avec lui le Sahel montueux et pittoresque qui entoure Alger, la plaine célèbre de la Mitidja, les premières chaînes de l’Atlas, la grande vallée du Chéliff ; nous visitâmes les villes de Blida, Médéa, Miliana, Orléansville, Tenès, Mostaganem, et je terminai mon voyage par une courte excursion à Oran. Jamais rien d’aussi étrange et d’aussi nouveau n’avait frappé mes regards ; les Arabes, les colons, l’armée, ces trois grandes fractions de la population algérienne, comparaissaient chaque jour devant nous ; la nature africaine, si pleine de mystères et de contrastes, fournissait aussi un aliment inépuisable à notre attentive curiosité ; à chaque pas, des questions nouvelles s’élevaient. Je ne me lassais pas de regarder, d’interroger, craignant toujours de conclure trop vite, et toujours tenu en suspens par la variété et l’immensité du problème.

Depuis ce temps, je n’ai cessé d’observer, d’étudier encore, et je n’étais arrivé qu’à me convaincre de plus en plus des difficultés d’une solution systématique, quand est survenue la révolution de février. Ce coup de tonnerre, qui retentira si long-temps en Europe, a transformé la question d’Afrique comme toutes les autres. Dès ce moment, à mon sens, la France n’a plus le choix entre les différens systèmes ; la grande voix de la nécessité s’est élevée et a tout décidé. Si la monarchie était restée debout, il était déjà douteux que la France, tranquille chez elle, pût continuer l’œuvre colossale qu’elle avait entreprise, la prompte fondation d’un empire européen sur ces plages barbares ; elle y avait déjà englouti un milliard qui avait laissé une large brèche dans ses finances ; pouvait-elle en jeter encore un second, peut-être un troisième, pour achever son travail ? J’en doutais hier ; aujourd’hui, je ne doute plus. La république a commencé par suspendre une partie de ses paiemens ; il faut qu’elle liquide ses affaires, et l’Afrique est, de toutes les charges de la monarchie, celle qui imposait le plus de sacrifices sans compensation : c’est une des premières à réformer.

Faudra-t-il donc évacuer l’Afrique ? Non, sans doute ; mais il faudra de toute nécessité restreindre considérablement les dépenses qu’elle nous coûte. Si une conséquence de la révolution me paraît évidente, c’est celle-là. On a beaucoup parlé des gaspillages financiers de la monarchie ; quand on entrera de sang-froid dans l’examen des faits, on verra que ces prétendus gaspillages avaient tous pour but la grandeur et la prospérité de la France. S’il est cependant une dépense qui ait passé les bornes, qui mérite jusqu’à un certain point les reproches d’imprévoyance faits au dernier gouvernement, c’est l’Afrique ; sérieusement, la mère-patrie ne comptait pas assez quand il s’agissait de cet enfant prodigue, dont la jeunesse ardente et pittoresque amusait ses loisirs et flattait son orgueil. Le plus clair de notre substance a passé en représentations militaires et coloniales. Rien n’était plus brillant sans doute, plus curieux ; l’avenir même, je n’en doute pas, eût fini par payer les témérités du présent ; mais cet avenir était bien éloigné, et ce qui ne l’était pas, c’était le fardeau qui pesait sur nos finances.

Je ne veux pas dire par là, bien s’en faut, que le milliard absorbé en dix-sept ans ait été complètement perdu. De véritables prodiges ont été accomplis, surtout depuis 1840. La guerre a été menée par le maréchal Bugeaud avec une vigueur qui a frappé d’une stupéfaction profonde les races les plus belliqueuses du monde entier ; après les travaux de la guerre sont venus ceux de la paix ; des villes européennes sont sorties de terre comme par enchantement, des routes se sont ouvertes, des ponts se sont construits, une population entreprenante est venue s’implanter au milieu des tribus les plus hostiles, depuis la côte jusqu’au désert ; plus de vingt mille maisons ont été bâties pour loger cette population nouvelle, et représentent déjà un capital de plusieurs centaines de millions ; les indigènes eux-mêmes, étonnés de tant de richesses et d’activité, se laissent entraîner par l’exemple, et abandonnent peu à peu leurs habitudes pour se bâtir des villages. Si ces résultats, bien grands en eux-mêmes, paraissent encore insuffisans, c’est que l’entreprise était immense et sans limites. Supposez qu’au lieu de se répartir sur un pays aussi grand que les deux tiers de la France, tous ces efforts eussent été condensés sur un territoire comme la Corse, ils exciteraient l’admiration du monde entier.

Pour l’immensité de l’Afrique, il est bien évident que l’œuvre, loin d’être finie, est à peine commencée. C’est à ce moment qu’arrive la nécessité des économies ; elle ne saurait arriver plus mal à propos. La crise financière est terrible en France ; que ne doit-elle pas être dans un pays qui n’avait encore qu’une faible production et qui vivait surtout par le budget ! Comment pourra-t-il supporter une réduction quelconque dans les dépenses, quand il avait déjà peine à marcher avec un subside annuel de 120 millions ? Ajoutez à ces dangers certains la possibilité d’une attaque par mer de la part des Anglais, celle d’un soulèvement nouveau de la part des Arabes, et vous comprendrez la gravité de la situation.

Je crois cependant qu’il n’est pas impossible de tenir tête à ces difficultés, mais à condition qu’on donnera à l’Algérie elle-même une plus large part que par le passé dans le gouvernement de ses destinées. C’était déjà chose convenable et utile avant la révolution ; aujourd’hui c’est devenu indispensable. La population civile réclame depuis long-temps des institutions plus libérales, le moment est venu de les lui accorder sans marchander. Toutes les idées d’assimilation progressive, de transition ménagée, ne sont plus de saison. La France a moins d’hommes et d’argent à donner à l’Afrique, elle lui doit en échange plus de liberté. Si quelque chose peut sauver l’Afrique aujourd’hui, comme la France elle-même, c’est la liberté. Quand les liens de l’ancienne société se brisent, quand l’impulsion et la protection ne viennent plus du pouvoir central, il n’y a que le libre effort de tous, l’union de toutes les volontés et de toutes les intelligences, qui puisse assurer encore le salut de chacun.

Le gouvernement provisoire a reconnu cette vérité quand il a donné à l’Algérie quatre représentans à l’assemblée nationale ; la colonie va être admise ainsi pour la première fois à prendre part à son gouvernement. Ce premier pas est considérable ; il n’est pas suffisant. La représentation africaine va jouer un bien faible rôle dans cette assemblée de neuf cents membres appelée à résoudre pour la France elle-même les plus grands problèmes de l’organisation politique et sociale. Sous le dernier gouvernement, l’Afrique pouvait se considérer avec raison comme la plus pressante des questions pour le pays ; aujourd’hui, qu’est-ce que l’avenir de l’Afrique, si intéressant qu’il soit, en présence de tant de discussions brûlantes qui vont décider de l’avenir de l’humanité tout entière ? Une partie de la population demande l’assimilation pure et simple de l’Algérie à la France, mais sait-on seulement ce que sera demain l’organisation de la France ? L’Algérie se rend-elle encore bien compte de ce qu’elle demande, et ne comprend-elle pas que la France et elle-même ont bien changé depuis deux mois ?

Je ne vois encore là que des demi-mesures, qui ne porteraient qu’un remède apparent au mal et qui ne répondraient pas à la vérité. La vérité, disons-le franchement, est que la France a maintenant autre chose à faire, et qu’elle ne peut plus s’occuper de sa colonie avec le même soin ; l’enfant désormais doit apprendre à marcher de lui-même et à se passer autant que possible de secours.

Le plus simple serait de faire de l’Algérie une sorte d’état particulier, annexe de la France, se gouvernant et s’administrant lui-même, sous la surveillance d’un gouverneur-général nommé par la mère-patrie, et à l’aide d’un subside en hommes et en argent qui lui serait annuellement accordé pour subvenir à ses premiers besoins. Cette organisation aurait quelque analogie avec celle des principales colonies anglaises, notamment du Canada. Elle satisferait pleinement au désir bien naturel d’indépendance que manifeste la population algérienne, et elle débarrasserait la France d’une préoccupation toute spéciale, qui n’est plus en rapport avec sa situation actuelle. Dans ce système, les lois seraient faites par un conseil colonial électif siégeant à Alger, l’administration serait conduite par des conseils provinciaux également électifs dans les provinces et par des conseils municipaux dans les villes, la mère-patrie ne se réserverait que le commandement de l’armée et le droit de sanction.

Sans doute ce serait là un grand changement, un bouleversement total dans les conditions actuelles de la colonie ; mais il ne faut pas qu’on s’y méprenne, nous sommes au temps des grands changemens. Ils arriveront, quoi qu’on fasse. La France change, l’Europe se transforme, l’Algérie doit changer aussi. Puisqu’il est bien évidemment impossible de continuer le passé, mieux vaut aller résolûment au-devant de l’avenir. L’Algérie avait hier les avantages et les inconvéniens d’une colonie : la métropole lui donnait une armée puissante, un trésor inépuisable ; mais en même temps elle lui enlevait toute initiative, toute action sur elle-même, elle l’emprisonnait dans les mille lenteurs d’une administration centralisée, elle la fatiguait de ses continuelles incertitudes, résultat inévitable de son éloignement. Aujourd’hui tout doit se simplifier. Si l’armée diminue, si le trésor se ferme à demi, que le pays soit du moins plus maître de lui-même, qu’il se gouverne, qu’il s’administre à son gré ; nul ne connaît mieux que la population algérienne les difficultés qui l’entourent et les ressources dont elle peut disposer.

Si le self government est bon pour nous, il doit être bon aussi pour notre colonie. La population européenne de l’Afrique se compose aujourd’hui de 110,000 ames. Si jamais population dut sentir le besoin d’une forte assurance mutuelle, c’est celle-là, car elle est en présence de dangers de toute sorte. La nécessité donne de l’invention et du courage, et cette population essentiellement aventureuse a prouvé qu’elle ne manquait ni de l’une ni de l’autre de ces deux qualités. Sans doute il serait à désirer qu’elle fût plus ancienne, plus nombreuse, plus fortement assise ; mais enfin, telle qu’elle est, elle peut tenir : elle a des familles, des intérêts à défendre ; elle peut espérer se fortifier, quand elle pourra faire tout ce qu’elle croira utile et efficace.

La moitié seulement est d’origine française ; mais qu’importe ? Quiconque s’est fixé dans la France africaine est Français-Africain. Je pense que le premier acte d’un parlement local serait de supprimer toute distinction entre les étrangers et les Français d’origine. Cette distinction devrait déjà disparaître dans les élections, comme elle a disparu dans la milice. Ce n’est pas quand la mère-patrie donne des facilités nouvelles à la naturalisation, ce n’est pas quand les nationalités autrefois ennemies tendent à se fondre dans la fraternité universelle, que l’Algérie, cet état en formation, qui a besoin de ne repousser aucun élément, pourra maintenir les barrières jalouses du passé. Place égale pour tous à ce soleil de l’Afrique qui doit éclairer un monde nouveau, suffrage universel, droits et devoirs communs ; là, plus qu’ailleurs, tous les hommes sont égaux, car il n’y a point de passé, point de distinctions anciennes ; chacun a un même but, un égal intérêt à garder sa tête sur ses épaules et à fonder un établissement durable pour soi et ses enfans.

Ce qu’il faut faire pour les colons, il faut le faire aussi dans une certaine mesure pour les indigènes, qui sont bien autrement nombreux que les colons. Il n’est pas vrai qu’il y ait antagonisme nécessaire entre les Arabes et les Européens en Afrique ; je crois, au contraire, que les intérêts bien entendus des deux populations leur commandent de s’unir. Cette association, pour être sérieuse, n’a pas besoin d’être une fusion, comme on le dit quelquefois ; non, la fusion n’est possible qu’à la longue, après bien des années, des siècles peut-être. Les deux populations sont profondément distinctes par leurs mœurs et par leurs croyances, elles doivent rester distinctes ; mais, tout en vivant séparément et différemment, elles peuvent s’entr’aider au lieu de se combattre, comme s’unissent dans l’ordre physique des élémens divers qui se rapprochent par leurs différences mêmes. Quand on regarde superficiellement aux choses humaines, les oppositions et les luttes se montrent tout d’abord ; quand on y regarde de plus près, l’harmonie se révèle.

Aussi bien ce qui empêchait encore l’union des deux races est précisément ce que la nécessité des économies doit faire disparaître, la colonisation. On entend beaucoup dire depuis quelques années qu’il n’y a qu’un moyen pour la France d’alléger les sacrifices que lui impose l’Afrique, la colonisation, et on entend tout uniment par ce mot la prompte transplantation d’une population européenne agricole sur toute la surface du pays. Considérée ainsi, la colonisation est et a toujours été une chimère ruineuse, bonne uniquement à éterniser la guerre avec les Arabes, et à rendre toute paix sérieuse, toute fondation stable, impossible pour long-temps. J’avais déjà cette opinion sous la monarchie, quand les millions pour l’Afrique se donnaient sans compter, mais j’hésitais à la produire en présence de l’engouement général, j’attendais ; aujourd’hui, il n’est plus permis d’hésiter et d’attendre.

Pour faire quelque chose d’un peu sérieux en colonisation, il faudrait établir sur le sol un million de cultivateurs européens pour le moins, ou environ deux cent cinquante mille familles. Certes, ce ne serait encore là que le strict nécessaire, car qu’est-ce qu’un total de deux cent cinquante mille chefs de famille pour mettre en valeur un pays aussi vaste ? Pour que l’Afrique fût peuplée comme la France, même en la réduisant aux limites du Tell, elle devrait avoir quinze millions d’habitans ; avec le quinzième de ce chiffre, elle ne serait encore qu’un désert émaillé çà et là de quelques oasis. Et cependant que de difficultés pour fonder cette première et fragile assise de la colonisation à venir ! Quiconque a étudié de près la question, sans intérêt personnel, sans entraînement d’imagination, regarde ces difficultés comme insurmontables, car l’expérience est là pour le prouver.

On a essayé jusqu’à présent de la colonisation sous toutes les formes, colonisation civile aux frais de l’état, colonisation militaire, colonisation libre ; aucune n’a réussi. Aucune, en effet, ne pouvait réussir, parce que la colonisation pèche par la base. Que ce soient l’état ou les particuliers qui fassent les frais, l’établissement d’une famille agricole européenne en Afrique coûte trop cher. L’opération se résout toujours par une perte. Même en France, le défrichement des terres incultes est une entreprise coûteuse, d’un résultat souvent douteux ; les capitaux ne s’y portent que rarement et toujours avec crainte ; en Afrique, le défrichement se complique de difficultés particulières, qui le rendent à coup sûr onéreux pour les Européens.

On a fait plusieurs fois le compte des déboursés nécessaires ; il est effrayant. Il faut d’abord que le cultivateur européen mis en possession d’une concession de dix à vingt hectares bâtisse une maison pour lui et sa famille, une étable pour son bétail, un hangar pour ses récoltes ; il faut ensuite qu’il se meuble dans un pays où tout est hors de prix, qu’il se procure des bestiaux, des instrumens aratoires, des semences ; il faut qu’il défriche, et, pour peu que son sol ait du palmier nain, ce n’est pas chose facile, car la charrue est impuissante, il faut la pioche, et tel hectare a exigé, pour être défriché, plus de cent journées de travail. Il faut qu’il laboure et qu’il sème à propos, et ce n’est pas là non plus une petite affaire, car toutes les conditions climatériques sont changées, toutes les habitudes du cultivateur normand ou même provençal sont en défaut ; il faut qu’il vive, lui, sa famille et son bétail, en attendant que sa récolte vienne, c’est-à-dire pendant trois ans, car la construction de sa maison, le défrichement, les tâtonnemens de tout genre lui prennent bien au moins ce temps ; il faut enfin qu’il récolte, et ce n’est pas toujours sûr, car la sécheresse, les inondations, les sauterelles, les fléaux de tout genre, lui enlèvent trop souvent le fruit de ses labeurs ; et quand, après tant de peines et de sacrifices, il cherche à vendre une partie de son blé, il rencontre la concurrence du cultivateur arabe, qui, ayant infiniment moins de dépenses à faire, peut donner le blé à meilleur marché.

Et je n’ai pas encore parlé du plus grand, du plus redoutable des ennemis qui attendent le colon européen sur cette terre inhospitalière, l’insalubrité. Dans les villes, on peut aujourd’hui se soustraire assez sûrement aux dangers du climat ; dans les campagnes, c’est impossible. La fièvre est là qui défend le sol avec plus d’acharnement que l’Arabe lui-même, la fièvre qui brise l’ame, qui abat les forces, et qui, lorsqu’elle emporte le père de famille, laisse la veuve et les orphelins sans ressources, sans amis, sans parens, loin du sol natal. Je n’ai rien dit de la nostalgie, cette autre maladie que produit l’isolement, que le découragement aggrave, et qui a fait aussi bien des victimes. Enfin, je n’ai rien dit de cette crainte de l’Arabe qui trouble à tout instant l’agriculteur, de l’Arabe, maraudeur infatigable qui veille toutes les nuits pour le vol, et qui peut à tout moment apparaître en incendiaire et en assassin !

On a cru échapper à ces objections fondamentales en substituant, dans ces derniers temps, les grandes concessions aux petites ; mais on n’a fait que déplacer la question, on ne l’a pas résolue. De deux choses l’une, ou le grand concessionnaire voudra sérieusement placer sur sa concession un certain nombre de familles européennes, et la difficulté se reproduira plus grande encore pour lui que pour ces familles elles-mêmes, car, si elles ne peuvent pas vivre de leur travail en ne devant rien à personne, elles pourront encore moins donner un bénéfice quelconque à l’entrepreneur ; ou le grand concessionnaire fera cultiver par des indigènes, ce qui arrive en effet et ce qui doit nécessairement arriver dans le plus grand nombre des cas, et alors le but même de la colonisation, qui est l’importation d’une population européenne, est manqué. Le principe des grandes concessions n’est en réalité qu’un abandon tacite de la colonisation, aujourd’hui surtout que les capitaux, plus rares que jamais en Europe, se porteront encore moins sur l’Afrique qu’ils ne l’ont fait jusqu’ici.

Est-ce à dire par là que la terre d’Afrique soit tout-à-fait rebelle à la culture européenne ? Non certes. Qu’autour des villes on fasse des jardins, on plante des arbres fruitiers, on cultive dans un certain rayon l’olivier, le mûrier et le tabac, peut-être même la vigne ou la cochenille, c’est bien. Que sur d’autres points, où se trouvent réunis des moyens extraordinaires, des bras inactifs, près des postes militaires en un mot, on établisse de grandes fermes à l’européenne, des haras, des pépinières, comme on l’a déjà fait, je le comprends encore. Enfin que, dans l’intérieur des terres, quelques hommes résolus tentent d’initier la population indigène à des procédés perfectionnés, et entreprennent en grand, par un système de culture demi-européen, demi-arabe, l’élève des bestiaux et des chevaux, la production de la laine et des céréales, le succès de pareilles tentatives, quoique plus douteux, est encore possible ; mais il y a bien loin de ces cultures limitées, qui peuvent employer tout au plus quelques milliers d’Européens, à la colonisation proprement dite.

Il n’y a plus d’ailleurs à discuter sur la colonisation. Elle tombe d’elle-même, et les événemens qui se passent en Europe lui porteront le dernier coup. J’entends parler de transporter en Afrique le trop plein de la population française ; l’argent manquera pour ces beaux projets. Le meilleur système de colonisation était sans contredit celui du maréchal Bugeaud, qui prenait des hommes choisis, acclimatés, et qui les soutenait pendant plusieurs années de toute la puissance d’un budget de 150 millions et de tous les bras d’une armée de cent mille hommes. Ce système a été abandonné comme ruineux ; il est moins que jamais réalisable aujourd’hui, faute de ressources. Pour mon compte, je doute fort que celui-là même eût réussi, car les difficultés me paraissaient plus fortes encore que les moyens d’exécution ; mais, encore un coup, il n’a plus de chances, et avec lui tout s’évanouit.

Je vais plus loin, et je dis que la colonisation n’est pas à regretter. Qu’était-ce en effet que la pensée intime de la colonisation ? C’était de près ou de loin l’extermination de la race indigène. On voulait, disait-on, pouvoir se passer des Arabes pour vivre ; en pays conquis, on sait ce que cela veut dire. Tout colon de bonne foi, un peu poussé dans ses retranchemens, ne manquait pas d’arriver à cette conclusion, l’impossibilité pour les deux races de vivre côte à côte sur le même sol. Quand même la pensée de l’extermination n’eût pas été dans les esprits, elle était une conséquence naturelle des faits. Avec la colonisation, on enlevait peu à peu aux Arabes leurs moyens d’existence, on les forçait à une guerre sans fin qui n’eût pas été moins onéreuse et moins sanglante pour nous que pour eux, et qui eût abouti nécessairement à leur destruction.

Pour coloniser, il faut commencer par prendre les ferres des Arabes. Ils en ont beaucoup, dit-on, dont ils ne font rien : qu’est-ce que cela fait ? Se regardent-ils moins comme possesseurs du territoire occupé de tout temps par leurs aïeux ? En ont-ils moins des méthodes de culture, arriérées sans doute, fort imparfaites, mais héréditaires, enracinées dans leurs habitudes, et peut-être plus conformes aux nécessités locales qu’on ne croit, qui leur rendent d’immenses jachères indispensables ? On a longuement discuté sur le droit de propriété chez les Arabes, et je reconnais qu’en adoptant toutes les traditions de confiscation des Turcs, on peut arriver à s’attribuer des droits sur beaucoup de terres ; mais, si les tribus n’avaient plus la propriété de certaines parties du sol, elles en avaient conservé l’usage à de certaines conditions ; une race étrangère ne les occupait pas sous leurs yeux. Qu’une tribu soit propriétaire, usufruitière ou simplement fermière du sol, lui prendre ses terres pour les donner à d’autres, c’est toujours, à divers degrés, la déposséder. Qu’on accorde des indemnités ou non, ce premier pas ne peut déjà s’accomplir sans violence.

Passons au second, Voilà un territoire qui était exploité précédemment tout entier par une tribu, et qui est maintenant partagé en deux moitiés, l’une réservée aux Arabes, l’autre concédée à des Européens. Dès ce moment, les deux races sont en présence à toute heure, une lutte d’intérêts et d’amour-propre s’établit entre elles. De part et d’autre, les mœurs et les habitudes sont antipathiques, les souvenirs hostiles ; on se méprise et on se hait mutuellement. Dans les deux camps, car ce sont bien des camps, on cultive les mêmes produits ; on est donc plus qu’ennemi, on est concurrent. Le colon a peur de l’Arabe ; l’Arabe, à son tour, voit d’un œil de convoitise le bétail et les récoltes du colon. Si l’instinct du vol se réveille chez l’un ; l’autre a bien vite cet instinct d’oppression qui naît de la conquête ; la guerre éclate par un assassinat isolé et se poursuit par une double razzia, tout est à recommencer ; seulement, si l’on veut que le village européen jouisse de quelque repos, il a fallu exterminer ou déporter la tribu.

C’eût été là, qu’on n’en doute pas, l’histoire de la colonisation. La Providence, en rendant les campagnes de l’Afrique à peu près inhabitables pour les Européens, a détourné de nous cette fatalité de spoliation et de meurtre. Nous devons l’en remercier. Que de sang et d’argent nous aurons épargné ! Quelle responsabilité devant l’histoire nous aurons évitée ! Au lieu de chercher à nous passer des Arabes, travaillons au contraire à ce qu’ils ne puissent se passer de nous ; au lieu de violer leurs droits, donnons-leur l’exemple du respect pour la propriété et de la fidélité des transactions ; au lieu de séparer leurs intérêts des nôtres, tâchons au contraire de les rapprocher, de les confondre. Cette politique n’est pas seulement plus libérale, plus humaine, plus digne d’un peuple civilisé, elle est encore plus habile et plus sûre.

Laissons les campagnes aux indigènes ; c’est leur lot. L’Arabe et le Kabyle sont les paysans de l’Afrique ; eux seuls peuvent soutenir la lutte contre cette forte nature qui est leur mère, et dont la rudesse leur est connue. Où peut vivre et prospérer un indigène, un Français périrait cent fois. Une poignée de blé, une datte, quelquefois même un fruit âpre et sauvage cueilli dans le désert et inconnu des Européens, suffisent à sa nourriture ; un sale et méchant burnous lui sert de vêtement été comme hiver, une tente grossière le satisfait comme abri. Qu’il puisse seulement se construire une cabane, il est heureux ; cette pauvre hutte, dont un Européen ne voudrait pas pour son bétail, comble tous ses désirs. Ce qui est pour lui un progrès inestimable serait pour tout autre une intolérable extrémité. Habitué à souffrir, il ne comprend pas d’autre existence que la sienne, et il a contre les maux de la vie les deux grandes armes de l’Orient : les rêves de la superstition et la croyance à la fatalité.

La population indigène se compose de deux à trois millions d’individus. Ce sont là sans doute des travailleurs à leur manière, mais ce sont des travailleurs, pour la plupart du moins. Dès qu’on a pu pénétrer dans les détails de leur organisation commerciale et agricole, on ne l’a pas trouvée aussi barbare qu’on s’y attendait. L’Algérie, on le sait, se partage en deux larges bandes, le Tell et le Sahara ; l’Arabe du Tell est sédentaire et agriculteur, il produit surtout des céréales ; l’Arabe du Sahara est nomade et pasteur, il élève des troupeaux. À des époques déterminées, de grandes foires s’établissent sur les limites du Tell et du Sahara, et les deux populations s’y rendent pour échanger leurs produits. Un autre échange s’établit par les mêmes voies entre les villes des oasis de l’intérieur, qui produisent des étoffes et des dattes, et les deux grandes populations rurales. Ces formes commerciales, si primitives qu’elles soient, attestent un régulier mouvement d’échanges qui suppose une assez grande production.

Leur agriculture, pour être imparfaite, n’est pas sans résultats. Non seulement l’Algérie produisait autrefois assez de blé pour se nourrir, mais elle en fournissait encore à l’exportation ; elle exportait aussi quelques autres denrées comme la laine, l’huile, la cire, les peaux, etc. Le Kabyle surtout est un producteur intelligent et actif, et les villages de la grande Kabylie ressemblent beaucoup, pour l’aisance qui y règne, pour les cultures qui les environnent, à des villages d’Europe. La guerre a interrompu en beaucoup de points le travail, beaucoup de bestiaux ont péri, mais il faut si peu de chose aux indigènes pour vivre qu’ils auront bien vite du superflu. Si l’armée est considérablement réduite, si la population civile ne s’accroît que très lentement, deux faits qui me paraissent inévitables, je ne doute pas que la production indigène ne soit dès aujourd’hui en état de nourrir toute la population algérienne, et que l’exportation ne puisse recommencer.

Du temps des Turcs, les débouchés manquaient à l’Algérie ; ces débouchés lui sont maintenant assurés, d’abord par la population européenne qui est venue s’établir sur son sol et qui consomme beaucoup, ensuite par les communications régulières organisées entre tous les points de son territoire et l’Europe. Dès que l’exhaussement extraordinaire du prix de toutes les denrées en Afrique, dû à des circonstances exceptionnelles, comme la guerre, l’augmentation rapide de l’armée et de la population civile, l’imperfection des moyens de transport, aura fait place au taux naturel, l’Europe pourra avoir beaucoup de demandes à faire à l’Afrique. La population indigène, excitée à produire, produira davantage et mieux ; quelle que soit l’inertie naturelle de cette population, la soif du gain est toute-puissante chez elle et peut la pousser à bien des efforts. On a beaucoup parlé du fanatisme de l’Arabe ; son plus grand fanatisme est celui de l’argent.

Je ne sache pas d’ailleurs de plus puissante garantie de paix que cette satisfaction donnée aux Arabes. Un commerce lucratif vaut mieux pour les contenir qu’une armée. Déjà ils reconnaissent la supériorité de nos armes, déjà aussi ils disent hautement que notre administration est très supérieure à celle des Turcs, que nous sommes plus justes, plus humains, moins oppresseurs et moins avides ; les plus intelligens d’entre eux vont jusqu’à avouer que nous pouvons leur être nécessaires pour maintenir l’ordre, pour empêcher ces guerres éternelles de tribu à tribu, ces pillages réciproques, ces brigandages héréditaires, qui ont mis leur pays dans l’état où il est : ils sont très frappés, plus frappés qu’ils ne le disent, des routes que nous ouvrons et dont ils profitent, des vaisseaux nombreux qui remplissent nos ports, des maisons que nous bâtissons, des richesses de tout genre que nous montrons à leurs yeux et dont ils n’avaient aucune idée ; prouvez-leur que ces puissans moyens d’action ne seront pas employés à les déposséder, que nous travaillerons au contraire pour leur bien en même temps que pour le nôtre, et ils accepteront plus volontiers notre autorité.

Mais, dira-t-on, ce n’est pas apparemment pour enrichir les Arabes que nous avons jusqu’ici tant lutté et tant dépensé en Afrique, il faut bien aussi qu’il en revienne quelque chose à la France et aux Français. Je réponds, en premier lieu, qu’il n’est pas indifférent pour la France que les Arabes soient riches et heureux ; les indigènes de l’Algérie sont maintenant des sujets français ; leurs richesses, quand ils en auront, profiteront à la France, leur franche adhésion fera une partie de sa force. Quelle que soit la supériorité du travailleur européen sur le travailleur arabe, nous aurions beaucoup de peine, quoi que nous fassions, à transporter promptement en Afrique assez de bras pour égaler la puissance productive de ceux qui s’y trouvent déjà ; de plus, nous pouvons à tout moment avoir besoin de nos forces armées, et, si nous sommes plus sûrs d’être tranquilles du côté de l’Atlas, nous serons plus libres en Europe. Soit au point de vue économique, soit au point de vue militaire, il nous importe beaucoup de développer la prospérité de la population indigène et de l’unir avec nous.

Je réponds en second lieu que, loin d’y perdre, les Européens établis en Afrique y gagneront. Je sais que, malheureusement, les cadres d’une société tout-à-fait européenne s’étaient formés, et qu’on a compté jusqu’ici sur un accroissement illimité de population civile ; mais, à mon sens, c’était là une illusion. Déjà, malgré tous les sacrifices faits par le dernier gouvernement, la population civile ne s’augmentait plus depuis deux ans ; sur quelques points même, elle tendait à décroître. On dit que c’était la faute de l’ancienne administration ; nous allons voir. Sous l’empire des institutions nouvelles, la population s’accroîtra, si elle doit s’accroître. Pour mon compte, je suis prêt à passer condamnation, et je ne demande pas mieux que de me tromper. Jusqu’ici cependant, la population civile ne s’est grossie que tant que se sont élevées les dépenses annuelles faites par la France ; dès que ces dépenses ont cessé de monter, le mouvement de l’émigration s’est arrêté aussi. Est-ce quand le budget de l’Afrique va nécessairement descendre qu’on peut espérer un progrès nouveau ?

Je crois donc que, pour le moment, l’Afrique française contient autant de population européenne qu’elle ne peut utilement recevoir et occuper. Toute tentative pour en augmenter rapidement le nombre, qu’elle soit faite par le gouvernement ou par les colons eux-mêmes, échouera, à moins de sacrifices énormes ; il faut en prendre son parti. Tout ce qu’on peut raisonnablement espérer, c’est que cette population prenne une assiette plus fixe, qu’elle se distribue plus également, surtout qu’elle se rende un compte plus exact de ce qu’elle a de mieux à faire dans l’intérêt général du pays et dans son propre intérêt. Je compte beaucoup, pour que ces résultats soient atteints, sur l’effet des institutions libres, soit qu’on adopte l’assimilation pure et simple, soit qu’on fasse de l’Afrique un état annexe et à demi indépendant. Les habitans de l’Afrique ne sauront véritablement à quoi s’en tenir que lorsqu’ils auront essayé eux-mêmes de tous les moyens d’appeler de nouveaux colons ; en pareil cas, rien ne tient lieu de l’expérience.

Qu’on essaie tout ce qu’on voudra, on ne tardera pas à se convaincre que les choses ne peuvent pas aller autrement qu’elles n’ont été jusqu’ici, et que la place des Européens en Afrique est dans les villes. Là seulement se trouvent à la fois la sûreté et la salubrité, les deux conditions premières de tout établissement ; là seulement se conservent ces avantages de la vie en commun, qui peuvent compenser l’éloignement du sol natal et transporter les habitudes de l’Europe au milieu de la barbarie ; là seulement sont des sources de profits assez certaines et assez abondantes pour décider les gens à courir les chances d’un déplacement hasardeux. Les Européens ne peuvent réussir que par le commerce, par l’industrie, en un mot par ce qui manque aux Arabes. Qu’ont-ils fait jusqu’ici avec succès ? Ils ont construit des maisons et des auberges, ils ont entrepris des services de transport, ils ont ouvert des boutiques de toute sorte, ils ont importé tous les métiers des pays civilisés, ils ont commencé à exploiter des mines et des carrières, etc. Voilà leur rôle, il est limité sans doute, et cent mille individus peuvent y suffire pour toute l’Afrique ; mais il est bon, vraiment utile et profitable à tous.

Les Européens qui possèdent en ce moment des terres en Afrique, soit par acquisition, soit par concession, vont nécessairement se trouver lésés dès que cette vérité sera reconnue. Ces Européens sont peu nombreux, ils ont en général dépensé très peu d’argent sur leurs propriétés, mais leurs intérêts n’en sont pas moins respectables. Il ne faut rien moins que la rigoureuse loi de la nécessité pour expliquer l’abandon inévitable où vont être laissés ces propriétaires. Qu’ils jettent les yeux sur la mère-patrie, et ils y verront tous les intérêts en souffrance aussi bien que les leurs. Je ne crois pas d’ailleurs que tout soit absolument perdu pour eux ; je suppose que toutes ces ordonnances réglementaires, tous ces cahiers des charges, tous ces moyens artificiels qui avaient été imaginés pour hâter le développement agricole, et qui imposeraient désormais des sacrifices sans compensation, seront annulés. Ce sera l’affaire du conseil colonial, s’il y en a un, ou de l’assemblée nationale, si l’Algérie n’est émancipée qu’à demi. Maîtres absolus de leurs propriétés, les possesseurs de terres aviseront aux moyens d’en tirer parti ; ceux d’entre eux qui sont dans des conditions favorables et qui ont déjà enfoui des capitaux dans le sol verront s’ils peuvent continuer leur exploitation. L’emploi intelligent des indigènes comme valets de ferme peut aider à résoudre le problème, qui est déjà sur quelques points en partie résolu. D’autres, qui ne veulent ou ne peuvent pas faire de frais, pourront louer à des métayers arabes.

Avant la conquête, la plaine de la Mitidja, par exemple, était divisée en grandes fermes ou haouchs, appartenant pour la plupart à des Maures habitant Alger. Ces fermes étaient louées à des Arabes qui cultivaient tant bien que mal. Grace à ce mode d’exploitation, quelque grossier qu’il fût, la Mitidja nourrissait Alger. Depuis la conquête, tout a changé de face. La Mitidja a été presque entièrement achetée par des Européens, la culture indigène a disparu, la culture européenne ne s’est développée que faiblement, et Alger a dû se nourrir avec des grains qui lui venaient de la mer Noire. Les choses ne peuvent pas rester long-temps ainsi. Il faut, si l’on ne peut pas mieux faire, que la Mitidja revienne en partie à son état primitif. Sans doute, il serait préférable que cette plaine de cent mille hectares fût couverte de fermes européennes ; mais cela ne se peut pas, pour le moment du moins. A défaut de fermes européennes, qu’on relève les ruines des haouchs indigènes, ce sera toujours mieux que rien. La Mitidja a, de plus qu’autrefois, de belles routes, deux villes toutes neuves, des villages, quelques canaux d’assainissement, quelques plantations, un haras et un petit nombre de fermes à l’européenne, où d’intrépides colons se sont obstinés à rester. Avec ces élémens et les débris de son ancienne population arabe, la Mitidja peut encore donner des produits qui représentent, pour la plupart des propriétaires, l’intérêt de l’argent qu’ils y ont véritablement dépensé. Avec le temps ces produits s’accroîtront.

Je comprends donc la mise en valeur de l’Afrique comme une association où les Arabes apportent le sol, les bras, les bestiaux, et les Européens les instrumens de travail et les débouchés. Dans beaucoup de cas, les Européens doivent se faire les moniteurs des Arabes, et leur apprendre quel parti ils peuvent tirer de leurs ressources. Sous ce rapport, je l’ai déjà dit, quelques grands établissemens agricoles peuvent être utiles comme modèles : le gouvernement en fera les principaux frais, l’intérêt privé y joindra des magnaneries, des pressoirs à huile et à vin, des moulins ; mais c’est surtout par le commerce et l’industrie des villes qu’on activera l’exploitation du pays. Si peu que consomme un Arabe, il a toujours quelques besoins ; ces besoins s’accroîtront par le voisinage des Européens et par la révélation de mille petites commodités qu’ils apportent avec eux. Déjà, en mettant le pied sous la tente ou la gourbi, on y trouve çà et là quelques ustensiles nouveaux d’ont on commence à se servir même au désert ; à mesure qu’ils auront de nouveaux besoins, les Arabes chercheront de nouveaux moyens de les satisfaire ; ils produiront un peu plus de laine, de blé ou de tabac ; ils soigneront mieux leur cheval ou leur bœuf pour le vendre plus cher au marché voisin, et ainsi marcheront de front, suscitées l’une par l’autre, l’agriculture indigène et l’industrie européenne.

Même pour les villes, il en est quelques-unes où il est inutile de chercher à dominer. On compte en Afrique trois espèces de villes, celles où la population indigène est encore en grande majorité, celles où la population indigène et la population européenne se balancent à peu près, celles où la population européenne est la plus forte ; on peut les désigner sous le nom de villes indigènes, villes mixtes et villes européennes, quoique ces mots n’aient pas une signification absolue, puisqu’il y a à peu près partout un mélange d’indigènes et d’Européens dont les proportions seules varient.

Les villes indigènes sont Constantine, qui compte 20,000 indigènes contre 2,000 Européens ; Tlemcen, qui compte 8,000 indigènes contre 4,000 Européens ; Mascara, qui compte 3,000 indigènes contre 1,200 Européens ; Médéa, qui compte également 3,000 indigènes contre 1,200 Européens. Ces villes arabes, à l’exception de Médéa, doivent rester jusqu’à un certain point ce qu’elles sont ; il n’est pas à désirer que la population européenne s’y accroisse notablement. Tout ce qui évite le contact immédiat, le frottement de deux races, est favorable au maintien de la paix, et par suite au progrès de la civilisation. Les Européens, groupés dans un quartier séparé et autour de la garnison, feront bien de livrer la ville aux indigènes, qui ont l’habitude d’y vivre à leur guise. Cette population est en grande partie flottante ; elle est divisée en corporations d’états qui diffèrent suivant les races : les Kabyles sont boulangers, maçons, jardiniers et bouchers ; les Mosabites sont baigneurs et conducteurs d’ânes ; les Biskris sont portefaix et manœuvres ; les nègres sont domestiques. Le reste de la population flottante vient vendre et acheter. C’est, comme on voit, toute une organisation locale qui fonctionne depuis des siècles et qu’il faut se garder de détruire.

Pour les villes mixtes, c’est différent, et celles-ci sont les plus nombreuses ; les principales sont : Alger, qui compte 50,000 Européens contre 25,000 indigènes ; Oran, qui compte 20,000 Européens contre 8,000 indigènes ; Bône, qui compte 6,000 Européens contre 4,000 indigènes ; Mostaganem, qui compte 4,000 Européens contre 3,000 indigènes ; Blidah, qui compte 3,000 Européens contre 3,000 indigènes ; Miliana, qui compte 1,200 Européens contre autant d’indigènes ; Koléa et Cherchel, qui comptent chacun un millier d’Européens contre autant d’indigènes, etc. L’avenir de quelques-unes de ces villes est incertain ; à Miliana, à Koléa, à Cherchel, à Blidah, à Mostaganem, il y a encore lutte entre les deux populations. Dans les grandes villes, la question est tranchée ; Alger et Oran sont de plus en plus des villes européennes. Il est bien désirable que l’élément européen finisse de même par l’emporter dans toutes les autres, et que la supériorité du nombre y coupe court à toute chance de collision. Dans tous les cas, il importe de se bien rendre compte des moyens d’existence de la population indigène dans ces villes ; si elle a de quoi vivre en restant, qu’elle reste ; sinon, qu’on prenne toutes les mesures nécessaires pour lui faciliter un autre établissement.

Les villes européennes proprement dites sont : Philippeville, qui compte 5,000 Européens contre un millier d’indigènes ; Bouffarik, qui compte 2,000 Européens contre une centaine d’indigènes ; Tenès, qui compte également 2,000 Européens sans aucun mélange d’indigènes, etc. Par une disposition particulière qui aurait dû être imitée ailleurs, la ville européenne a été construite à Tenès à une demi-lieue de la ville indigène.

On voit que, dans les villes d’Afrique, le plus fort est déjà fait. À l’exception de Constantine, de Tlemcen et de Mascara, où il n’est pas nécessaire qu’ils soient les plus nombreux pour rester les maîtres, les Européens sont en majorité dans toutes les villes ou sur le point de l’être ; ils forment les deux tiers de la population à Alger, à Oran, à Bône ; ils sont presque seuls à Philippeville, à Tenès, à Bouffarik ; encore quelques efforts, et ils domineront définitivement à Mostaganem, à Miliana, à Blida, à Koléa, à Cherchel, à Médéa même. D’autres villes que je n’ai point encore nommées, parce qu’elles n’ont jusqu’ici que peu d’importance, Bougie, Dellis, La Calle, Gigelli, Arsew et Nemours sur la côte, Guelma, Sétif, El-Arouch, Orléansville, Saint-Denis, Misserghin, et les villes naissantes d’Aumale et de Sidi-bel-Abbès dans l’intérieur, et jusque sur la frontière du désert, Batna, Boghar, Teniet-el-Had, appellent des habitans. Bougie compte déjà 600 Européens, Arsew 900, Nemours 400, Guelma 800, Sétif 700, Orléansville 700, Aumale 500, Misserghin 700 ; à Batna même et à Boghar, il y a près de 300 Européens, et à Teniet-el-Had près de 200.

Chacune de ces villes a sa raison d’être : les unes, comme Alger, Oran, Bougie, Bône, sont des ports qui mettent le reste du monde en communication avec l’Afrique ; les autres, comme Orléansville, Miliana, Médéa, Aumale, sont à la fois des stations militaires et des entrepôts de commerce pour l’intérieur ; Tenès espère dans ses mines, Blida dans ses jardins et ses chutes d’eau, qui peuvent donner naissance à de nombreuses usines ; Bouffarik est le marché de la Mitidja, Batna et Boghar sont des comptoirs avancés où les produits du centre de l’Afrique viennent s’échanger contre ceux de l’Europe. Ce sont là des causes d’existence essentielles et fondamentales ; toutes ces villes sont sûres de vivre ; en s’attachant à elles, les émigrans lient leur sort à ce qu’il y a de plus solide et de plus résistant sur la terre d’Afrique.

Ce principe de la séparation des deux populations, l’une habitant les campagnes, et l’autre les villes, une fois admis, la distinction actuellement établie entre les territoires civils et les territoires mixtes tombe nécessairement. Cette distinction s’appliquerait beaucoup mieux aux personnes qu’aux territoires ; en quelques lieux qu’ils se trouvent, les Européens doivent vivre sous un régime civil, et les Arabes sous un régime particulier. J’ai dit quel devrait être, selon moi, le régime européen : c’est celui de la liberté locale la plus étendue. Quant aux Arabes, leur organisation actuelle est bonne, et n’a besoin que de développement. Il est facile d’encourager parmi eux l’usage de quelques formes représentatives qui leur sont naturelles ; de tout temps, ils se sont réunis pour délibérer sur leurs affaires ; en régularisant ces réunions, sous la direction des bureaux arabes, on obtiendrait, j’en suis sûr, les conséquences les plus heureuses pour l’avenir du pays.

L’Arabe du peuple a bien plus que le paysan français le sentiment de l’intérêt commun. Il ne porte pas ses regards beaucoup au-delà de sa tribu, mais tout ce qui touche sa tribu l’intéresse. Il comprend très bien l’utilité d’un travail public sur son territoire, comme la construction d’un pont, d’un barrage, d’un puits, et on l’a vu plusieurs fois empressé à y contribuer. Il a d’ailleurs des chefs héréditaires, guerriers et religieux, dont il révère l’autorité et qui exercent sur lui une influence décisive. De leur côté, les chefs ont l’habitude de la discussion, du vote en commun. L’organisation traditionnelle des tribus arabes est une féodalité délibérante ; toutes les institutions libres de l’Europe n’ont pas d’autre origine. Rien ne serait plus aisé que de convoquer à Alger, si l’on voulait, un parlement arabe ; je ne crois pas que ce soit à propos, de quelque temps du moins, mais on pourra provoquer souvent des réunions locales plus ou moins nombreuses, pour toutes les questions d’impôt, de travaux publics, d’administration arabe en général, et je ne doute pas qu’on ne s’en trouve bien.

On a déjà confié aux Arabes la garde d’une partie du pays. Chaque tribu est tenue de faire chez elle la police des routes, et la plupart s’en acquittent à merveille. En même temps, les bureaux arabes ont à leur solde une troupe indigène, connue sous le nom de mahkzen, dont les services leur sont fort utiles. Ce n’est pas, à proprement parler, l’ancien mahkzen des Turcs, institution puissante sans doute, mais barbare et dont le principal effet était de maintenir la division parmi les tribus ; c’est une imitation intelligente et appropriée à notre civilisation de ce grand moyen de gouvernement. Les chefs arabes qui commandent pour nous ont à leur tour des cavaliers (khiela) et des fantassins (askar) que nous entretenons pour leur servir de garde, sans parler des goums ou contingens qu’ils sont obligés de tenir sur pied. Cette organisation est admirable, elle fait le plus grand honneur à M. le maréchal Bugeaud, qui l’a empruntée à Abd-el-Kader ; il suffirait de lui donner un peu plus d’essor pour constituer une force armée arabe considérable et dévouée.

Je suis moins frappé des avantages que peuvent présenter ce qu’on appelle les corps indigènes réguliers, les bataillons de tirailleurs et les spahis. L’organisation de ces corps repose sur un faux principe, la fusion ; avec un Arabe, quelque soin qu’on prenne, on ne fera jamais un bon soldat européen. Il vaut mieux qu’il nous serve à sa manière, en conservant la plus grande part de sa liberté. Les bataillons indigènes et les trois régimens des spahis coûtent d’ailleurs fort cher, comme tout ce qui n’est pas naturel. On pourrait, sans inconvénient, les supprimer pour reporter ailleurs une partie de la dépense : ils figuraient au budget de 1849 pour 1 million et demi. En revanche, on ne portait qu’un million pour les auxiliaires irréguliers, tels que le mahkzen, les khiélas et les askars, et 600,000 francs pour les chefs indigènes ; ce sont ces deux derniers crédits que je voudrais voir accroître. Avec 2 ou 3 millions de plus, on pourrait tripler le makhzen, qui est aujourd’hui de moins de 3,000 hommes, augmenter dans une même proportion les khiélas et les askars, et fournir aux chefs indigènes nommés par nous le moyen de s’attacher plus fortement leurs goums. L’organisation arabe serait alors parfaite, et nous aurions étouffé les insurrections dans leur principe.

Il y a en effet, dans la société arabe, telle qu’elle est constituée, un certain nombre d’hommes, semblables aux hommes d’armes du moyen-âge, qui n’ont d’autre moyen d’existence que la vie militaire. Ces hommes, qui sont peut-être maintenant au nombre de 25,000 pour toute l’Afrique, car la guerre en a fait périr beaucoup, il faut les avoir pour soi ou contre soi, les solder ou les combattre. Le plus économique est de les solder, ils ne sont pas bien exigeans. Avec 15 francs par mois, on satisfait parfaitement un cavalier arabe ; pour 1,800,000 francs par an, on peut en solder 10,000. Dès que ce phénomène inoui pour eux d’une solde régulière, exactement payée tous les mois, se réalise, on peut compter sur leur dévouement absolu. La fidélité de ceux que nous avons employés jusqu’ici ne s’est jamais démentie dans les guerres les plus acharnées. En temps de paix, ce sont d’excellens gendarmes, toujours prêts à monter à cheval ; en temps de guerre, ce sont des auxiliaires ardens, les premiers à tomber sur leurs frères pour avoir une plus grosse part de butin.

En même temps, il faut que les chefs arabes aient de quoi faire grande figure sans accabler d’exactions leurs administrés. Pour que les indigènes s’attachent sérieusement à nous, il importe que toutes les exactions soient réprimées ; mais ce ne doit pas être aux dépens des chefs. Un grand seigneur arabe a de grandes charges ; il est obligé de vivre avec une opulence toute barbare ; il doit sans cesse loger et héberger ses nombreux cliens. En les aidant, en les provoquant à développer dans leurs tribus l’agriculture et le commerce, nous augmenterons leurs revenus, par suite leurs dépenses ; il n’est pas mal d’y joindre de gros traitemens, qui nous assurent encore davantage leur concours. Encore un coup, tout cela ne peut pas être bien cher, car ils ne sont pas nombreux ; avec quatre ou cinq millions par an, on peut suffire largement à toutes les dépenses arabes, chefs et soldats, et assurer partout la paix et la police.

J’arrive à la conclusion que tout ce qui précède a dû faire pressentir : c’est que, si l’on adoptait ces idées, on pourrait immédiatement réduire des trois quarts l’armée que nous entretenons aujourd’hui en Afrique. Avec 7 ou 8,000 hommes par province, tenant garnison dans les villes pendant l’extrême hiver et pendant l’extrême été, et pouvant faire dans la belle saison des promenades militaires dans le pays avec les milices locales telles qu’elles sont aujourd’hui pour garder les villes en l’absence des troupes, il n’y aurait rien à craindre de sérieux. Quel intérêt auraient les Arabes à nous faire la guerre ? Aucun, puisque nous renoncerions à leur prendre leurs terres et à faire concurrence à leurs produits, puisque nous aurions à notre solde la partie remuante de leur population et leurs chefs les plus illustres, puisque nous éviterions avec soin tout contact qui pût les gêner dans leurs habitudes ou dans leurs croyances, puisqu’enfin ils ne nous connaîtraient que par nos bienfaits. Nous n’aurions affaire qu’aux fanatiques incorrigibles, dont le nombre est aujourd’hui bien diminué, depuis la mort misérable de presque tous les schériffs soulevés contre nous, depuis la soumission de Bou-Maza, de Ben-Salem et d’Abd-el-Kader. Pour ceux-là, nous serions toujours en état de les réduire.

Les grandes familles arabes compromises à notre service sont maintenant en majorité. Leur dévouement nous est assuré sous peine de mort, car elles seraient les premières victimes d’une insurrection. Les prêtres et les docteurs les plus influens ont accepté des traitemens de notre main. On a pénétré dans tous les détails de la société indigène, on en connaît et on peut en faire mouvoir au besoin tous les ressorts. En même temps, on a étudié la topographie du pays, qui était complètement inconnue il y a dix ans. Si l’on a soin de conserver en Afrique le plus grand nombre possible d’officiers et de soldats ayant déjà servi dans le pays, il y aura bien peu de passages dans les montagnes, bien peu de sites favorables à un campement, qui ne soient d’avance familiers à nos troupes. Le désert lui-même a perdu le prestige effrayant de l’inconnu ; on sait comment il faut y pénétrer et s’y nourrir, quelles en sont les principales étapes, à quelles époques de l’année on peut l’aborder avec succès. De distance en distance, on trouve des magasins, des casernes, des hôpitaux construits depuis peu d’années ; on rencontre des routes ébauchées, des camps abandonnés où il est facile de s’installer.

Grace à ces progrès, 25,000 hommes de troupes appuyées sur un égal nombre de milices et sur autant d’auxiliaires indigènes suffiraient pour maintenir la force morale de l’autorité française et pour étouffer les échauffourées locales qu’on ne parviendra que bien tard à prévenir complètement. L’expérience a prouvé qu’une colonne de 4,000 Français, accompagnée ou non de contingens arabes, peut passer partout et venir à bout de toutes les résistances. Qu’une pareille colonne puisse partir à tout moment de Constantine, de Médéa ou d’Oran, qu’elle aille de temps en temps visiter les tribus douteuses et châtier les moindres infractions à l’ordre, cela suffit. Cette substitution de colonnes expéditionnaires mobiles à l’éparpillement des forces usité avant lui est encore un des plus grands titres de gloire du maréchal Bugeaud. Lui seul a trouvé le secret de cette guerre. Lui seul aussi a trouvé le secret de la paix par l’organisation des Arabes. En toute chose, il n’y a qu’à profiter de ses exemples et de ses créations. S’il n’a pas trouvé le secret de la colonisation, c’est que ce secret était introuvable.

Une pareille conclusion ne sera pas du goût de tout le monde en Afrique, je le sais ; les colons avaient rêvé tout autre chose. Je doute qu’on l’adopte du premier abord, mais la nécessité y ramènera. Aussi bien on ne s’en trouvera pas beaucoup plus mal, si l’on a de l’énergie. Ce qui disparaît, c’est la chimère ; reste toujours la réalité, et la réalité peut suffire aux ambitions raisonnables. Si la colonie manque d’argent, et, quand le numéraire est si rare en France, il n’est pas probable qu’il soit abondant en Afrique, on apprendra à le remplacer par du papier. Maintenant que les colons vont être à peu près leurs maîtres, ils pourront fonder comme ils l’entendront leurs institutions de crédit. C’est avec du papier que les États-Unis naissans ont battu les Anglais et les sauvages, défriché leurs forêts, fondé leurs villes et jeté les bases de cette prospérité qui étonne aujourd’hui le monde. Le papier est peut-être destiné à jouer le même rôle en Afrique. Il y a déjà dans le pays une certaine masse de capitaux accumulés qui peuvent servir de gage ; la puissance d’une résolution commune est bien grande aussi pour donner de la valeur à ce qui n’en a pas encore. L’avenir de l’Afrique, par l’association entre les Européens et les indigènes, par une application nouvelle du principe de fraternité proclamé en France, est certain ; cela doit suffire.

Au nombre des intérêts qui ont été jusqu’ici nuls en Afrique et qui peuvent prendre un grand essor sous le régime de la liberté, se trouve en première ligne l’intérêt maritime. Par une singularité bizarre, mais qui s’explique par des considérations d’intérêt métropolitain, l’Afrique n’avait pas de pavillon ; on ne pouvait pas armer un bâtiment dans un port d’Afrique, il n’aurait été reçu nulle part. Aujourd’hui, je pense que les bâtimens armés en Afrique auront le droit de prendre le pavillon français et devront être reçus partout comme bâtimens français. Dans tous les cas, il faut que cette question soit décidée ; que l’Algérie ait un pavillon particulier ou qu’elle prenne le pavillon français, il lui en faut un. La navigation peut être pour elle une occupation nouvelle et des plus lucratives. Les règlemens sur la matière seront sans doute conçus dans un esprit fort libéral et fort large, soit pour la propriété des navires, soit pour la formation des équipages. Pour mon compte, j’accorderais volontiers que non-seulement les matelots maures, mais les matelots de toutes les nations, grecs, sardes, napolitains, fussent admis indistinctement à naviguer sur les bâtimens expédiés d’Afrique ; je voudrais que toutes les marchandises nécessaires à la fabrication des navires fussent admises en Afrique en franchise de droits, et qu’il fût permis de nationaliser sans difficulté des bâtimens achetés à l’étranger ou appartenant à des étrangers ; en un mot, je comprendrais qu’on essayât pour la navigation algérienne de ce régime de liberté qui a si merveilleusement développé la navigation américaine. Je ne doute pas qu’à ces conditions, l’Afrique ne parvînt bientôt à faire elle-même ses propres transports maritimes et à prendre en outre sa part de la navigation universelle. Je pourrais indiquer bien d’autres choses à faire pour les colons en dehors de l’agriculture proprement dite, mais ils sauront bien les trouver eux-mêmes dès qu’ils seront libres. J’ai parlé de la navigation, parce que c’est l’intérêt le plus pressant, et qu’il s’y attache d’ailleurs une question de défense. Quant aux Arabes, je vais montrer, par un exemple de ce qui est déjà, ce qu’ils peuvent devenir sous un régime libéral et protecteur.

Un soir, pendant notre voyage dans l’intérieur de l’Afrique, nous arrivâmes chez un chef arabe de la vallée du Chéliff, nommé Bou-Alem. Ce chef n’est pas un des plus importans, il n’a que le titre de bach-aga, qui est inférieur à celui de khalifa ; il est pourtant d’une famille ancienne et respectée, et il passe pour riche. Bien avant d’arriver à son douar, nous vîmes, de distance en distance, des laboureurs arabes guidant leur charrue. Ces charrues sont tout-à-fait élémentaires, elles ne font que gratter la terre en quelque sorte ; l’une était tirée par une paire de maigres boeufs, l’autre par une vache attelée avec un âne, une autre par un âne tout seul. Le laboureur avait choisi un sol aussi uni que possible ; quand il rencontrait une broussaille, une touffe de palmiers nains, il tournait autour sans s’en inquiéter autrement ; le blé avait été semé d’avance, le trait de charrue n’avait pour but que de le recouvrir. Cette méthode de travail eût paru bien misérable à un laboureur de la Brie ou de la Flandre ; mais, si ces laboureurs étaient négligens, ils étaient nombreux. Depuis quelques jours, nous ne traversions que des déserts sans culture, et ce spectacle d’activité nous offrit un contraste consolant.

En approchant de la demeure de Bou-Alem, nous vîmes dans les prairies qui bordaient le Chéliff des troupeaux de chevaux, des moutons en très grand nombre, des centaines de bœufs, de jeunes chameaux. Lui-même vint au-devant de nous avec un groupe de deux à trois cents cavaliers ; son fils, enfant de douze à quinze ans, montait un cheval magnifique né sur ses terres et portait à sa ceinture une paire de pistolets d’un grand prix. Quand les cavaliers eurent fait la fantasia autour de nous en tirant des coups de fusil en l’air et en poussant de grands cris, nous partîmes tous au galop et nous arrivâmes comme la foudre au lieu indiqué pour le campement. Là des nègres vinrent nous tenir l’étrier pour nous aider à descendre de cheval ; des tentes avaient été préparées, d’autres s’élevèrent ; le petit corps d’armée français qui nous accompagnait, infanterie et cavalerie, s’installa pour passer la nuit au bivouac, une grande partie du goum en fit autant, et les uns et les autres commencèrent un souper homérique servi aux frais de Bou-Alem.

Pour le maréchal et ceux qui l’accompagnaient, ils furent invités à se rendre à la maison de Bou-Alem. À l’exemple de plusieurs autres chefs arabes, notre hôte avait fait venir un entrepreneur et des maçons français de Miliana, et s’était fait bâtir une maison dont il était très fier. Elle était située à l’abri d’un pli de terrain et avait l’aspect d’une petite maison bourgeoise d’Europe. L’intérieur était assez arabe ; les pièces, peintes de couleurs bariolées, avaient pour tous meubles des tapis. Bou-Alem et les autres chefs s’assirent par terre sur les tapis et se mirent à fumer ; nous dûmes les imiter. Une serinette invisible, que tournait sans doute une des femmes dans un appartement voisin, jouait des airs en notre honneur. On apporta le café dans de petites tasses de porcelaine avec des soucoupes de filigrane. Au bout de quelques instans, Bou-Alem se leva et nous montra ses trésors : de très belles pipes, des sabres magnifiques, des fusils ornés à l’orientale de riches ciselures ; je remarquai surtout une coupe d’argent suspendue à une chaîne du même métal pour puiser de l’eau et boire sans descendre de cheval. Puis on servit la diffa avec tout le faste arabe, des plats énormes de couscoussou, des moutons rôtis tout entiers, des volailles fortement assaisonnées, etc.

Ce soir-là, Bou-Alem eut à nourrir cinq à six cents hommes et deux ou trois cents chevaux. Je demandai quels étaient ses revenus. On me dit qu’il possédait beaucoup de terres et qu’il avait de riches récoltes ; il percevait, en outre, des droits sur un marché considérable d’Arabes qui se tenait dans son voisinage ; on ajouta qu’il était fort entreprenant comme capitaliste ; il avait eu, entre autres idées, l’intention de faire bâtir des maisons à Miliana pour les louer à des Européens. L’élève des chevaux promet de lui donner dans l’avenir de grands bénéfices, car les chevaux de la vallée du Chéliff sont renommés, et il s’en occupe avec intelligence. Calculateur habile, tous ces intérêts nous répondent de sa fidélité. Qui ne reconnaît là le véritable type du grand propriétaire algérien ?

Léonce de Lavergne.