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L’Agriculture et l’Industrie devant la législation douanière/01

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L’Agriculture et l’Industrie devant la législation douanière
Revue des Deux Mondes3e période, tome 45 (p. 428-450).
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L'AGRICULTURE ET L'INDUSTRIE
DEVANT
LA LEGISLATION DOUANIERE

I.
LA SITUATION

La discussion sur le tarif des douanes est close et la loi votée. L’une et l’autre ont-elles donné ce qu’elles semblaient promettre ou ce qu’on en pouvait espérer ?

Il est permis d’en douter. Les décisions prises ne sauraient être considérées comme des solutions complètes et définitives. Il peut donc être intéressant de résumer, autant que possible, l’ensemble de la discussion soutenue, soit dans les assemblées, soit dans la presse ou dans les sociétés savantes et spéciales, et de continuer l’étude d’une question qui touche à de si grands et de si nombreux, intérêts.

Le débat sur la législation douanière se divise naturellement, comme beaucoup d’autres, en questions de principes et en questions d’intérêts généraux et privés. Mais quelque méthode d’exposition qu’on adopte et quelques efforts que l’on, fasse, il est bien difficile d’être clair et de ne pas s’égarer au milieu des infinies complications du sujet. Car ici les principes ne paraissent pas moins contradictoires entre eux que les intérêts en jeu, ni que les argumens, les faits et les chiffres allégués de part et d’autre. Dès l’abord, la question n’a-t-elle pas un double aspect ? Au point de vue des consommateurs, comment n’être pas libre-échangiste ? à celui des producteurs peut-on s’empêcher d’être protectionniste ? Puis, comme il n’y a guère de consommateur qui ne soit en même temps producteur, l’embarras devient extrême.

Ce serait assurément trop amoindrir le débat que de le réduire à une simple querelle entre l’agriculture et l’industrie. Toutefois on trouverait là une bonne indication préliminaire, bien que depuis ces dernières années, en conséquence de la crise agricole, une alliance ait été conclue entre l’industrie et l’agriculture pour réclamer ensemble une protection jugée indispensable.

Car, par une contradiction de plus, ces deux rivales naturelles combattent aujourd’hui sous le même drapeau et pour la même cause. De grands industriels, par esprit de justice comme par intérêt, reconnaissent qu’inévitablement, pour que l’industrie soit très protégée, il faut que l’agriculture le soit un peu tout au moins, tandis que les représentans et les défenseurs attitrés ou bénévoles de la main-d’œuvre industrielle n’ont que la subsistance à bon marché pour objectif, — objectif auquel ils sacrifient tout, même les intérêts de la main d’œuvre agricole.

Malgré l’alliance qui vient d’être signalée, la compétition et la divergence d’intérêts ne subsistent pas moins vives et profondes pour les masses comme pour les gouvernans, entre les travailleurs des champs et ceux des villes. Il faudrait pourtant trouver un régime d’égalité sous lequel l’agriculture ne fût pas sacrifiée à l’industrie, ni l’industrie à l’agriculture. Mais avant d’entrer dans le vif du débat, il est nécessaire d’examiner la question au point de vue des principes que certains théoriciens veulent nous imposer.

C’est toujours pour nous un sujet d’étonnement d’observer que, non-seulement dans le public, mais parmi les hommes éclairés, on croit généralement qu’un pays peut ad libitum se faire protectionniste ou libre-échangiste et choisir à son gré ses doctrines et sa ligne économique. En fait de législation douanière, il n’en est point ainsi : la direction à suivre est imposée par la situation, par les circonstances et par la nature des choses d’abord, ensuite par les obligations impérieuses des relations internationales, car il faut s’entendre à plusieurs ou à deux au moins pour faire acte ou traité de commerce, ou d’échange, entre nations comme entre particuliers. Dans le jeu économique international, on ne se trouve pas plus libre de choisir ses cartes, l’atout ou la couleur, que dans toute autre partie de jeu particulier ou public. La question du libre échange et de la protection n’est donc jamais pour personne une question libre et ouverte, où l’on puisse avec indépendance choisir sa voie ; on est lié et entravé de tous côtés. De même, à proprement parler, n’est-ce pas bien moins une question de principes abstraits obligatoirement applicables en tout état de cause qu’une question de faits matériels et contingens, matter of facts, comme disent les Anglais et les Américains ? Le seul principe incontesté qu’on puisse invoquer sans réserves dans cette affaire est l’obligation d’agir le mieux possible dans l’intérêt du plus grand nombre, de dégrever l’impôt et de supprimer les entraves autant que faire se peut. Mais un programme aussi vague pouvant s’appliquer à tout, ne précise ni n’éclaire rien dans cette question spéciale, où l’on est réduit à compter avant tout avec des nécessités matérielles inflexibles et contraires.

D’un autre côté les purs praticiens et les positivistes viennent triomphans s’écrier : Nous sommes des gens pratiques, qui ne s’occupent ni des abstractions, ni des théories, ni des principes peu fondés ; nous n’invoquons que les faits acquis, les chiffres et l’expérience, et c’est en vertu des uns et des autres que nous défendons notre système protecteur, disent ceux-ci, notre système libre-échangiste, disent ceux-là. Aussitôt on est forcé d’éteindre leur enthousiasme et de leur demander : mais à qui les faits donnent-ils tort, à qui les faits donnent-ils raison, puisqu’en leur nom l’on peut soutenir des opinions contraires ?

En effet, voyez, disent les protectionnistes, comme les États-Unis ont grandi et prospéré par la protection, que la France fasse de même. Voyez, répondent les libre-échangistes, comme l’Angleterre a grandi et prospéré par le libre-échange ! que les Français imitent l’exemple des Anglais.

Les deux affirmations sont également vraies et se contredisent radicalement : aussi reste-t-on fort embarrassé. La seule chose à faire est d’examiner : 1° si la France peut adopter le système anglais ; 2° si elle peut adopter le système américain, et 3° si, ne pouvant adopter ni l’un ni l’autre, on pourrait imaginer un troisième système spécial, rationnel, et avantageux pour le plus grand nombre.

La difficulté est grande, car on se trouve, dès les premiers pas, déçu par les faits aussi bien que par la théorie. Voici trois systèmes, trois réalités, trois pays qui se contredisent. Il est incontestable que l’Angleterre et les États-Unis sont très riches et très prospères en suivant une ligne diamétralement opposée et que la France jusqu’ici a été incontestablement riche et prospère aussi depuis nombre d’années en suivant des régimes douaniers divers. Sous le protectionnisme agricole exagéré de la restauration, la France s’est relevée des désastres de deux invasions et a préparé les prospérités économiques du gouvernement de juillet. De même, sous le régime très protecteur de 1830, le pays s’est évidemment fort avancé dans la voie du progrès et a provoqué l’expansion économique du régime impérial qui vint recueillir le fruit de quarante années de travail, d’économie et de bonne administration. L’empire, par une législation douanière boiteuse, c’est-à-dire protectionniste pour les uns et libre-échangiste pour les autres, a enrichi ceux-ci, appauvri ceux-là, et néanmoins, somme faite, la nation a continué de voir croître sa prospérité matérielle, de sorte qu’en fin de compte, l’empire a fourni d’une main au pays le moyen de supporter sans périr les saignées et les amputations désastreuses qu’il lui a infligées de l’autre.

Devant ce spectacle de l’enrichissement constant de la France pendant plusieurs générations, sous des régimes divers, le public éclairé, non moins que la foule ignorante, reste hésitant et perplexe. Car c’est surtout sur la question des douanes que se manifeste, la divergence profonde d’intérêts et l’antagonisme regrettable qui existe malgré tout entre l’agriculture et l’industrie françaises.

Il faut donc reconnaître que nous sommes en face d’un formidable enchevêtrement de contradictions et de dissidences dans les théories comme dans les faits et les intérêts. Mais, si au milieu de ces contradictions, l’on pouvait démontrer que chacun des trois pays qui viennent d’être cités a eu de bonnes raisons d’agir comme il l’a fait et qu’il a réussi et prospéré dans sa ligne de conduite spéciale et différente, on aurait fait un grand pas en avant. Nous serions autorisés en conséquence à repousser la prétention de ceux qui veulent nous imposer une loi, une théorie et des principes absolus et universels ; on aurait le droit de nier toute doctrine fixe et de repousser les doctrinaires ; ce serait un premier point de gagné.


I

Commençons l’examen par les États-Unis. Qu’y voyons-nous ? Un pays prospère, immense et privilégié à tous les points de vue, fournissant et pouvant encore fournir pendant beaucoup d’années à bas prix un énorme superflu de produits variés et de denrées alimentaires qui constituent, après tout, la première de toutes les matières premières à l’usage de l’homme. Les Américains sont à même pour longtemps de faire face à l’exportation des blés, du bétail et des viandes en quantités considérables après avoir largement suffi à leurs propres besoins. Dès aujourd’hui ils contribuent régulièrement pour une grosse part à la nourriture de l’Angleterre et par intermittence à celle de la France et des autres pays. Presque tous les peuples semblent désormais dans l’obligation de recourir peu ou beaucoup aux États-Unis pour vivre, tandis que les Américains n’ont rigoureusement besoin de personne pour subsister dans l’abondance ; ces derniers peuvent donc faire ce qu’ils veulent et tout se permettre en fait de douanes sans crainte de voir jamais les principaux marchés étrangers se fermer devant eux. Pour se bien rendre compte de la situation, on n’a qu’à lire la savante monographie de M. Ronna sur les blés en Amérique, ainsi que l’intéressant rapport des délégués anglais, M. Read et M. Pell, envoyés aux États-Unis pour y faire une sérieuse enquête agricole ; ces documens signalent officiellement la puissance de production presque illimitée du territoire américain et canadien.

Dans l’ordre matériel, cette surabondance de vivres constitue une supériorité économique évidente ; quand on est pourvu et assuré de ce côté contre toutes les éventualités, et qu’on se sent maître de la victoire dans la lutte pour l’existence, c’est une grande force nationale et privée.

Les Américains ayant chez eux un vaste superflu d’espace cultivable et de nourriture, se servent d’abord largement eux-mêmes et puis offrent ce qu’il en reste aux affamés du monde entier. Dans les années où les affaires d’exportations agricoles ne marchent pas et où leurs produits naturels leur restent sur les bras, ils ne gagnent pas d’argent, mais ils demeurent en revanche dans l’abondance et le bon marché alimentaires.

Pour l’Angleterre, qui ne produit pas la moitié de ses subsistances, il en est tout autrement. Si elle manque sa campagne régulière d’exportations industrielles et d’importations alimentaires, elle tombe dans la gêne et dans la souffrance en face de ses ballots de tissus et de ses stocks d’instrumens invendus lorsque le marché est momentanément surchargé, et que l’offre surpasse la demande, phénomène économique qui se produit inévitablement de temps à autre. Il en est de même pour les autres peuples qui se trouvent plus ou moins dans une position analogue.

À ces supériorités naturelles ajoutez que les États-Unis n’ont point à supporter l’écrasant fardeau des armées permanentes, du service obligatoire, d’une marine militaire et d’un coûteux entretien de forteresses frontières. De plus, chacun sait combien sont grandes les aptitudes industrielles et inventives des Américains, qui ont l’ambition et la certitude de devenir eux aussi de grands créateurs de produits fabriqués pourvu qu’ils se mettent au début à l’abri de la concurrence des ouvriers européens. Il est donc naturel qu’au nom de tous les intérêts présens et à venir, le régime choisi par ce peuple ait été celui de la protection douanière : elle s’impose d’autant plus que chaque jour le système protectionniste y fait ses preuves de succès et s’adapte on ne peut mieux à un système financier corrélatif qui donne d’admirables résultats. Par cette combinaison, les États-Unis parviennent sans peine à payer et à liquider une énorme dette nationale, phénomène aussi heureux que rare dans l’histoire. Les Américains, sans faire de haute science économique et financière, ont judicieusement établi leur raison sociale sur ces trois bases : 1° le paiement immédiat de la dette ; 2° les droits de douanes largement fiscaux et protecteurs ; 3° l’excès des exportations sur les importations, — et ne rougissent pas d’en tirer d’immenses profits publics et privés.

Les Américains, dira-t-on, ne sont pas unanimes à se féliciter de leurs lois protectionnistes rigoureuses. Sans doute, mais la forte majorité nationale est du côté de la protection, sincèrement, par intérêt justifié ou non, en dehors des influences factices de l’esprit de parti.

Le parti démocrate lui-même a été récemment obligé de se montrer moins libre-échangiste que par le passé. Quoi qu’il en soit, c’est le parti républicain qui, aux États-Unis, tient en main le drapeau protectionniste. Il considère les droits de douane comme le plus large, le plus fécond et le moins onéreux des impôts indirects pour les habitans et comme une taxe qui pèse pour une part quelconque sur les producteurs étrangers, tout en protégeant l’industrie nationale.

Remarquons seulement que les importations faites en Amérique, sauf les boissons de luxe, ne comprennent aucune denrée alimentaire et pas un grain de blé, ce qui diminue singulièrement les périls de la protection douanière en cas d’erreur.

Le parti démocrate et les habitans du Sud et de l’Ouest des États-Unis, qui sont libre-échangistes, protestent plus ou moins. Leurs intérêts et leur situation les y poussent naturellement. Car, étant de simples producteurs agricoles, leur plus grand désir est de se procurer au meilleur marché possible les produits de l’industrie étrangère ou indigène. Toutefois leurs protestations et leur influence ne sont pas assez fortes pour s’opposer au triomphe écrasant du système protecteur, dont le patriotisme ou l’intérêt général du pays paraissent assurer la durée et le succès ; on est donc justifié de classer nettement les États-Unis comme protectionnistes avérés. Dans une étude aussi succincte que celle-ci, on ne saurait s’arrêter aux nuances et aux explications détaillées ; les grandes lignes, les grosses majorités et les courans dominans doivent seuls être signalés. Cette remarque s’applique également à ce qui va être dit de la France, de l’Angleterre et des autres contrées.

Quoi qu’il en soit, nul ne saurait contester qu’une protection rigoureuse et exagérée permet à l’industrie américaine démonter une foule de fabriques indigènes qui ne pourraient ni naître ni vivre en libre concurrence avec les établissemens similaires d’Europe. Il est vrai qu’avec leur fougue ordinaire, les Américains ayant dépassé le but, il en est résulté, en même temps que par d’autres causes, une crise dont ils ont beaucoup souffert, mais dont ils se relèvent brillamment, grâce surtout à l’immense supériorité de leurs exportations alimentaires sur leurs importations industrielles, supériorité si fructueuse pour les particuliers et le trésor public. Du reste, les Américains suivent la tradition et les exemples concluans. Ils font aujourd’hui ce qu’ont fait les Anglais depuis Cromwell jusque vers le milieu du siècle présent, c’est-à-dire qu’ils appliquent la protection à outrance jusqu’à ce qu’ils soient devenus à leur tour les plus forts en matière d’industrie, comme ils le sont déjà pour les productions agricoles.

L’ex-président des États-Unis, le général Grant lui-même, l’a bien dit catégoriquement aux Anglais : « Dans cent ans, nous serons plus libre-échangistes que vous. »

Avant ce temps, croyons-nous, les Américains deviendront plus libre-échangistes que n’importe qui, et alors, par un singulier retour des choses d’ici-bas, l’Angleterre sera forcée peut-être de redevenir protectionniste pour ménager la cruelle transition qui s’imposera sans doute à elle ; car il se peut que sa supériorité commerciale et industrielle ancienne se change en infériorité le jour où les Américains auront trouvé le moyen économique de transformer chez eux leurs propres cotons en tissus, comme de fondre et de forger eux-mêmes leurs fers, leurs aciers et leurs cuivres, et lorsqu’ils créeront sur place ces mille produits dont la mécanique moderne simplifie et multiplie la fabrication à l’infini, depuis la moindre montre jusqu’aux plus gigantesques machines à vapeur de terre et de mer.

Ce qui retarde cet événement probable, c’est la cherté de la main-d’œuvre aux États-Unis ; mais comme cette cherté a pour premier effet d’attirer les émigrans, chaque année ne la verra-t-elle pas diminuer ? Puis apparaissent les Chinois, dont le travail acharné et consciencieux dépasse en bon marché tout ce que l’on peut imaginer, à ce point de créer une préoccupation grave, la question jaune aux États-Unis, à peine délivrés de la question noire de l’esclavage. Il y a du reste un côté ironique dans cette question chinoise. ; nous aurons fait de longs efforts, des guerres sanglantes au Céleste-Empire pour pénétrer sur son sol malgré lui, et voici, dit-on, que les Chinois sont partout en train d’envahir peu à peu le monde et de menacer nos travailleurs de la plus redoutable concurrence. De sorte que l’avenir plus ou moins lointain ne laisse pas d’être assez sombre pour les Européens en présence de cette concurrence inévitable et multiple dans la lutte par la réduction des salaires ; car désormais la guerre du bon marché est déclarée entre la main-d’œuvre européenne et la main-d’œuvre américaine et asiatique.

Mais sans se perdre ni dans de vastes considérations ni dans des détails minutieux, on doit reconnaître que les Américains, peu soucieux des théories et des doctrines libérales, qu’ils renient ouvertement dans la question commerciale, n’ont souci que de leurs intérêts. Ils croient atteindre ainsi un but fixe, logique et utile à la grandeur et à la richesse de leur pays. Pouvaient-ils ou devaient-ils suivre une autre route que la route protectionniste ? On ne saurait l’affirmer. Du reste, les faits et les résultats sont là ; les Américains ont victorieusement traversé leurs dernières crises ; la même génération qui aura subi une guerre terrible et contracté une immense dette nationale la verra presque entièrement soldée et liquidée avant de disparaître dans la tombe.

La situation des États-Unis, ces enfans gâtés de la Providence, est excellente et très simple ; leur intérêt semble évident ; les Américains, toutes choses compensées, se croient obligés d’être protectionnistes. La protection, chez eux, doit donc passer pour l’atout et pour la carte forcée.


II

En Angleterre, nous constatons une prospérité semblable, mais un ensemble de doctrines et une ligne de conduite radicalement inverses. La situation de l’empire britannique est de tous points l’opposé de celle des États-Unis, mais elle est de même parfaitement simple, évidente et nette.

L’Angleterre contient et fait vivre le double environ des habitans que son sol est susceptible de nourrir, Devant ce résultat remarquable, on ne saurait trop louer les combinaisons économiques, politiques et sociales de la Grande-Bretagne, car les Anglais ont trouvé le moyen de faire subsister par des importations de l’extérieur la moitié de la population anglaise, ou, si l’on veut, de faire subsister la totalité de cette population pendant six mois avec les produits naturels indigènes du pays et pendant six autres mois avec les produits alimentaires importés de l’étranger.

Pour rendre plus frappante la différence qui existe entre les États-Unis et l’Angleterre (et les autres états européens à un moindre degré), on peut affirmer sans exagération, qu’aux États-Unis il y a plusieurs places et deux pains pour chaque habitant, tandis qu’en Angleterre il y a toujours deux individus pour se disputer chaque place et chaque pain ; en Irlande, il y en a trois ou quatre. Ces différences suffisent à expliquer la prospérité facile des États-Unis. Quel pays, quelle constitution, ne réussiraient pas dans des conditions aussi favorables, avec une population vigoureuse et intelligente comme celle de l’Amérique du Nord ?

Devant la difficulté de faire vivre sur son sol une population double de celle qu’il comporterait naturellement, qu’a fait l’Angleterre moderne ? A force d’industrie et d’économie, de prudence et de hardiesse, par la puissance du capital accumulé, elle est parvenue à une écrasante supériorité, industrielle, commerciale et coloniale. Alors, ouvrant ses portes à deux battans, elle a appelé tous les peuples à la libre concurrence industrielle, où elle était assurée de la victoire, ainsi qu’à la liberté commerciale, où elle allait avoir tout profit et à laquelle elle s’était si bien préparée par une longue protection. L’Angleterre n’a maintenu qu’une exception, c’est sur l’article des boissons. Là elle redoute la concurrence ; aussi, contre toute logique, la bière et autres boissons fermentées sont-elles fortement protégées contre les vins étrangers ; mais il n’y a qu’une logique vraie et qu’un principe absolu pour l’Angleterre, c’est l’intérêt des Anglais.

Quoi qu’il en soit de cette exception, l’Angleterre, forcée de demander à l’étranger la moitié de son pain quotidien, de ses alcools et de ses viandes, la totalité de ses vins et des cotons de son industrie textile, a inondé le monde des exportations de son industrie pour faire affluer en retour vers la Grande-Bretagne les importations agricoles dont elle ne saurait se passer à aucun prix. Cet échange est pour les Anglais presque une question de vie et de mort dans les six mois. Il se rencontre là un ensemble de combinaisons bien ingénieuses et bien fortes à tous les points de vue, pour résoudre ainsi chaque jour le problème de la subsistance et de la prospérité de tout un grand peuple de plus de 30 millions d’âmes dans d’aussi délicates conditions. Des deux côtés de l’Atlantique, la race anglo-saxonne a donc réalisé une œuvre immense, celle de la puissance et de l’épanouissement de deux grandes nations de même origine et de même tradition par des moyens absolument opposés.

Du reste, l’expérience est hérissée de contradictions. En voici un autre exemple en passant. Il existe une grosse question pendante et une discussion pleine d’intérêt à plus d’un titre : c’est la question testamentaire et la controverse entre partisans de la grande et ceux de la petite propriété, entre les théoriciens de la concentration et ceux de.la division de la propriété agricole considérées comme favorables ou contraires à la richesse générale. Or l’Angleterre est parvenue à un summum de richesse et de puissance avec le droit d’aînesse, les substitutions, et une concentration de la propriété indubitablement fort exagérée, contre lesquels s’opère une réaction marquée. D’autre part, la France est arrivée, malgré mille traverses et mille infortunes, à un degré de richesse incroyable en suivant un système de partage égal et de subdivision parcellaire du sol qui dépasse les justes bornes. Dans un pays la grande propriété, dans l’autre la petite propriété, ont produit la richesse, et dans l’Amérique démocratique la grande et immense propriété fait sentir son influence écrasante sur les cours des marchés des deux côtés de l’Atlantique. De ces contradictions il n’y a rien à conclure sinon que la science économique constate et accepte les faits avérés.

Mais pour revenir à la question douanière qui nous occupe, on voit du premier coup d’œil que, sur ce point, la situation de l’Angleterre est claire et que ses intérêts sont évidens ; elle n’a jamais chez elle que la moitié de la nourriture de son peuple, dont l’existence matérielle dépend ainsi du succès ou de l’insuccès de l’échange international ou commerce annuel. Elle se trouverait dans un cruel embarras si, pour une raison ou pour une autre, l’arrivage de cette demi-ration vitale dont elle a impérieusement besoin chaque semaine venait brusquement à manquer.

Les Anglais sont donc absolument obligés d’être libre-échangistes et ne peuvent pas être autre chose jusqu’à nouvel ordre. Dans le jeu de l’Angleterre, c’est le libre échange qui est l’atout et la carte forcée.


III

Si l’Angleterre et les États-Unis sont arrivés à la plus brillante situation économique et financière par des procédés inverses, la France, elle aussi, est parvenue à un point de prospérité remarquable en suivant un troisième système tout différent. Autant la position et les intérêts des États-Unis et de l’Angleterre sont nets et concluans, autant ceux de la France sont confus, contradictoires et difficiles à démêler comme à concilier sur la question douanière. Les États-Unis possèdent toujours un gros surcroît de denrées alimentaires, les Anglais manquent toujours de la moitié environ de leurs subsistances : voici deux faits primordiaux et fixes qui permettent dès l’abord d’asseoir un système permanent sur des bases solides. La situation de la France, au contraire, est notoirement variable et oscillatoire. Tantôt elle produit un surcroît de denrées alimentaires qu’elle demande à exporter ; tantôt elle souffre d’une insuffisance inquiétante de subsistances, qui la force à changer son fusil d’épaule et à réclamer le secours des importations alimentaires à l’étranger.

En outre, la France, au lieu d’être essentiellement industrielle et commerciale comme l’Angleterre et la Hollande, ou bien purement on supérieurement agricole comme les États-Unis ou la Russie, est à la fois industrielle et agricole à ce point qu’on ne saurait sans ruiner le pays sacrifier l’agriculture à l’industrie non plus que l’industrie à l’agriculture. Puis, par intermittences, il se produit une crise dans un sens ou dans l’autre qui rompt tout équilibre et déjoue tous les calculs. Cette double aptitude de notre pays est une grande force et une grande richesse ; mais elle rend singulièrement difficile le règlement de la question douanière. Au lieu d’un courant économique puissant et régulier dans une direction constante comme en Angleterre ou en Amérique, nous subissons des alternatives imprévues de flux et de reflux considérables, dont l’irrégularité déroute toutes les combinaisons et complique étrangement toutes les responsabilités. Et qu’en arrive-t-il ? C’est que selon le point de vue où l’on se place, on est en droit de soutenir les thèses les plus contraires en toute loyauté. Dans les discussions les plus sérieuses comme dans les tableaux de statistique les plus véridiques possible, les libre-échangistes trouvent certains argumens auxquels les protectionnistes n’ont rien à répondre de bon, et de même les protectionnistes jettent à la tête de leurs adversaires des argumens péremptoires, puisés aux mêmes sources, devant lesquels les libre-échangistes sembleraient de voir rester court. La lutte est d’autant plus vive et la conciliation d’autant plus difficile que chacun des deux partis a complètement raison sur certains points et également tort sur d’autres.

En conséquence, il demeure incontestable que, tour à tour ou à la fois, la France a impérieusement besoin des importations étrangères pour compléter la quantité nécessaire de ses subsistances, et impérieusement besoin aussi de pouvoir placer à l’étranger une part souvent considérable de ses produits agricoles et industriels. Libre-échangiste pour les vins fins, l’agriculture française est protectionniste pour les vins communs, pour le bétail et le sucre : protectionniste pour le blé, une partie de la France serait volontiers libre-échangiste pour la farine. En cherchant un peu, on trouverait bien d’autres anomalies analogues.

Au sein de l’industrie elle-même, la confusion et l’antagonisme des intérêts ne sont pas moindres, et l’on y est poursuivi par les plus énervantes contradictions. L’ensemble de l’industrie est nettement protectionniste, mais dans telle manufacture, dans un même bureau Le même chef de fabrique demandera le libre échange pour des filés ou pour des produits à un certain degré de préparation, qu’il qualifiera de matière première, en même temps qu’il exigera la protection pour des tissus ou d’autres produits amenés totalement ou partiellement à un état de fabrication plus ou moins complète. Chacun réclame à grands cris la libre introduction de ce qu’il appelle les matières premières, réclamation embarrassante, car ce qui est matière première pour les uns est matière de seconde ou troisième main pour les autres. Ces contradictions intestines de l’industrie sont un détail et une difficulté secondaires utiles à signaler. Mais la grosse question, c’est l’opposition entre les intérêts agricoles et industriels, urbains et ruraux. C’est ici que les prétentions du commerce et de l’industrie deviennent manifestement injustes. En dehors de récentes alliances fort honorables, les protecteurs officiels ou bénévoles de la main-d’œuvre industrielle veulent au fond maintenir le libre échange alimentaire en même temps que la protection de l’industrie : voilà la vérité. Ce double avantage, l’industrie française l’a obtenu depuis les traités de 1860, et l’agriculture a pu supporter ce lourd fardeau sans succomber, grâce à ses efforts et à d’heureuses circonstances. Aujourd’hui il n’en est plus de même ; deux faits graves sont intervenus : la nouvelle concurrence agricole américaine, qui est irrésistible, et le phylloxéra qui brise le plus beau fleuron de la production et de l’exportation des produits de notre sol. Ce coup double a fait fléchir notre agriculture nationale, qui avait bravement combattu à découvert depuis 1860 jusqu’à ce jour, mais qui ne peut plus lutter sans compensation ou sans abri défensif contre des forces rivales d’une écrasante supériorité, et contre un fléau jusqu’ici sans remède.

Ce court aperçu des contradictions naturelles ou voulues des intérêts aussi justifiés qu’opposés, aussi respectables qu’incompatibles de la France dans sa riche diversité, ne dissimule rien des difficultés de la question à régler.

Reconnaissons que le gouvernement, si laïque qu’il soit, se trouve pour ainsi dire à la place du saint patron invoqué par le paysan qui demande avec une égale conviction qu’il pleuve sur son champ d’avoine et qu’en même temps le soleil mise sur son champ de blé.

Une chose est certaine, c’est qu’autant la situation et les intérêts dominans de l’Angleterre et des États-Unis sont nets et précis, autant tes intérêts de la France sont varies, confus et se balancent dans une contradiction universelle difficile à équilibrer.

Le libre échange s’impose aux Anglais, les Américains ne paraissent pas avoir à regretter d’être protectionnistes, donc, par analogie comme par nécessité, les Français sont forcés d’accepter, transitoirement au moins, un système différent qui donne d’égales satisfactions et exige des sacrifices égaux de tout le monde, afin que personne ne puisse se plaindre d’être spécialement et injustement sacrifié.

En face d’un état de choses aussi complexe et contradictoire, notre législation douanière ne peut éviter d’être marquée du même caractère de complexité et de contradiction. Évidemment, au milieu de cette confusion, un seul principe surnage, auquel chacun peut se rattacher, c’est celui de l’égalité dans un sens ou dans l’autre. Aussi, dans le jeu de la France, au sujet du régime douanier, c’est l’égalité qui reste seule l’atout et la carte forcée.


IV

Des trois constatations qui précèdent ne semble-t-il pas résulter que ni le libre échange, ni la protection ne sont un principe absolu ou une doctrine irrécusable ? La législation douanière n’apparaît alors aux yeux non prévenus que comme une affaire purement contingente, et le législateur restera libre, selon les contrées, les temps et les circonstances, d’être tantôt libre-échangiste, tantôt protectionniste.

La critique ne doit-elle pas s’exercer encore sur une autre affirmation qu’on a voulu établir comme un axiome et nous imposer avec toutes ses conséquences pratiques ? C’est l’affirmation des avantages de la supériorité permanente de l’importation sur l’exportation. La doctrine à établir sur ce sujet est d’une grande importance pour l’ensemble de la direction qui sera imprimée à notre législation douanière.

Sans prendre la défense du système mercantile, ni de la balance du commerce, dont on s’est beaucoup moqué, ne peut-on pas demander si tout est absolument inexact et faux dans cette vieille chimère ?

La doctrine actuelle dans l’espèce est-elle plus inattaquable, plus claire ou plus concluante ? Pendant longtemps, les maîtres de la science nous ont répété à l’envi que la supériorité de l’importation sur l’exportation, c’est-à-dire le fait d’acheter plus qu’on ne vend, était le signe, l’instrument et le gage certains de la richesse publique. Ceux qui protestaient ou qui posaient avec étonnement de gros points d’interrogation, comme nous l’avons fait il y quelques années, rencontraient peu d’approbateurs. N’y avait-il pourtant pas là un pur mystère imposé gratuitement à la foi des adeptes ? Voici comment le problème se présente à nos yeux : premièrement, il est évident que tout ce qui est importé dans un pays est exporté d’un autre ; ce qui entre quelque part est sorti d’ailleurs ; et il ne peut entrer nulle part une quantité de produit qui ne soit sortie en quantité égale de quelque autre endroit. Prenez le compte général des importations et des exportations du globe, faites le tour du monde économique, et vous trouverez que les nations modernes font approximativement pour 30 milliards d’importations au moins et pour 22 milliards seulement d’exportations environ ; différence : 8 milliards par an. Comment cela se fait-il ? Un navire ou un train part du lieu d’exportation avec un chargement de marchandises d’une valeur de 100,000 francs et, en arrivant au lieu d’importation, débarque pour 130,000 francs de marchandises, si l’on en croit les relevés de la douane et de la statistique. Cette différence dépasse évidemment de beaucoup les frais ordinaires de transport. L’importation fait donc des petits en route, tandis que l’exportation perd du monde en voyage. Voilà le mystère, car l’importation et l’exportation se composent de la même cargaison, du même chargement, du même produit qui prend deux noms différens, l’un au point du départ, l’autre au point d’arrivée ; mais ces deux noms s’appliquent au même objet identique, dont les poids et les quantités sont exactement les mêmes, qu’on le considère comme exporté ou importé. La valeur peut être différente à cause des frais de transport et de la plus-value ordinaire provoquée par la demande. Toutefois, en bloc, l’importation doit être sensiblement égale à l’exportation, puisque l’une comme l’autre porte sur un objet identique et que, d’après les principes professés par la science, il faut pour payer un produit importé donner en échange un autre produit exporté de valeur égale. L’égalité ou l’équivalence devrait donc se retrouver aussi bien en valeur qu’en importance dans la réalité, quoique non apparente dans la comptabilité douanière.

On nous a cité l’Angleterre comme l’irréfutable spécimen du triomphe de ce principe établissant que le gage, l’instrument et la condition de la richesse nationale était la supériorité de l’importation sur l’exportation. Mais la situation de l’Angleterre est celle d’un riche particulier dont la grosse fortune est établie depuis longtemps et qui, pour s’occuper et faire vivre autour de lui une nombreuse clientèle rurale et urbaine, entreprend un grand faire-valoir agricole en même temps qu’une vaste manufacture. Il perd sur les deux établissemens ou sur un seul, plus ou moins, chaque année, mais comme il a de fortes rentes sur l’état, sur les chemins de fer et sur les fonds étrangers, il solde facilement la différence en perte, vit largement, répand le bien autour de lui sur les populations environnantes. Il en est de même pour les nations riches qui importent plus qu’elles n’exportent. L’Angleterre est précisément dans cette situation, elle possède 60 milliards de capitaux placés à l’étranger ? avec le revenu de ce bon fonds de fortune mobilière, elle s’offre le luxe de faire venir du monde entier tout ce qui lui est utile et agréable ; c’est là pour elle un signe, mais non une cause de prospérité. On ne doit pas avancer qu’elle est riche parce qu’elle importe plus qu’elle n’exporte, il faut dire qu’elle importe plus qu’elle n’exporte parce qu’elle est très riche en capitaux et en revenus.

Malgré les apparences, c’est le soleil qui tourne autour de la terre, et non l’inverse. Les astronomes ont mis trois ou quatre mille ans à s’en apercevoir ; les économistes, parmi lesquels nous réclamons l’honneur d’être compris, n’ont mis que soixante ou quatre-vingts ans à redresser une erreur accréditée et commencent à donner des explications nouvelles sur le phénomène des importations et des exportations. Dans un article tout récent du Journal des Débats, M. Leroy-Beaulieu, l’un des représentans les plus distingués de la nouvelle école économique, avec lequel nous avons le regret de ne pas nous trouver toujours d’accord, explique excellemment aussi d’où vient l’erreur. L’importation enfle toujours ses prix, tandis que l’exportation les diminue invariablement ; l’une comme l’autre donnent à la douane des chiffres intentionnellement inexacts. En 1879, la douane italienne inscrit pour 300 millions d’importations françaises, et la douane française n’inscrit que pour 180 millions d’exportations en Italie. Fort bien ; mais c’est il y a vingt-cinq ans que les doyens de la science auraient dû nous donner ces explications au lieu d’accabler les sceptiques de leurs dédains, Et d’ailleurs ce n’est pas la faute de la vieille balance du commerce, si l’on a fourni de tout temps de faux chiffres à la douane et si les données de la statistique se sont trouvées par là complètement mensongères et faussées. Il ne fallait pas asseoir un principe ou un axiome sur des bases aussi fragiles et sur des calculs aussi contestables. Aujourd’hui il suffit pour s’éclairer de constater que l’industrie française et notre commerce, qui exportent réellement trois fois plus qu’ils n’importent, sont dans une situation florissante, tandis que l’agriculture, qui voit importer beaucoup plus de produits agricoles qu’elle n’en exporte, souffre et languit. Dans un tout autre ordre d’idées, à propos de la fuite des métaux précieux à l’étranger résultant d’importations non balancées, M. E. de Laveleye ne nous fait-il pas judicieusement remarquer « que, pour éviter la hausse des tarifs douaniers qui frappent l’étranger, l’on s’imposera la hausse de l’escompte qui pèse sur les nationaux[1] ? » Du reste, l’on n’en a jamais fini avec cette question, qui comme Protée prend toutes les formes et qu’on présente tour à tour selon les besoins de la cause sous les aspects les plus divers et les plus contradictoires.

Voyez, dit-on aux uns, la preuve nouvelle de notre richesse ; tous les vieux pays sont riches, et plus ils sont vieux plus ils s’enrichissent (ce qui entre parenthèses nous paraît le comble de l’art de vieillir). Plus ils sont riches, phis ils importent, et s’ils importent plus qu’ils n’exportent, c’est le gage d’une fortune que le monde nous envie. Si ce résumé est exact, l’argumentation paraîtra tenir un peu du cercle vicieux. Puis, chantant une autre antienne, la même école de publicistes vient de la même plume dire aux autres : La France, malgré tout, exporte plus qu’elle n’importe ; le relevé des douanes, en dépit de leurs fausses évaluations, le prouve sans réplique. La situation est excellente et s’améliore ; la France possède 30 milliards placés à l’étranger, son portefeuille grossit, les impôts indirects augmentent, la bourse monte, l’isthme de Suez va rapporter 15 pour 100. Nous ne disons pas non, répondent les gens de campagne abasourdis ; mais, sans reproche, tous ces milliards sont à votre compte, non au nôtre, et ne nous avancent guère ; nous restons pauvres et accablés en face de vos richesses et de vos allégresses triomphantes. Un peu de ces capitaux confiés à nos laborieux efforts nous ferait grand bien et rapporterait gros.

Mais on répond aussitôt aux ruraux par quelque tableau d’ensemble dans le genre de celui-ci. L’industrie française gagne 5 milliards, l’agriculture perd 1 milliard[2], bénéfice net pour le pays, 4 milliards, comment osez-vous faire entendre des plaintes attristantes ? Tirez une moyenne, et d’ailleurs il faut prendre les grandes questions de haut. L’agriculture trouve en effet qu’on le prend de trop haut.

Toutes les faveurs du reste sont réservées pour la catégorie rivale ; jamais aucune pour les ruraux. Lors du récent emprunt de 1 milliard, chacun a pu déposer tous ses titres de valeurs mobilières en nantissement, à l’exclusion des titres de propriété, d’académie, de noblesse, ou de fermage, lesquels assurément en valent bien d’autres comme garantie et solidité. Sans cette exclusion, l’emprunt aurait pu être souscrit trente fois au lieu de quinze, et la bonne aubaine répartie sur tout le monde.

Quoi qu’il en soit, les contradictions signalées plus haut ébranlent sensiblement le principe opposé à l’antique balance du commerce, contre laquelle on lance le célèbre argument de Bastiat. Ne vous inquiétez donc pas, dit-on, de la supériorité apparente ou réelle soit de l’importation, soit de l’exportation ; il est inutile de compulser les statistiques, dormez en paix sur les deux oreilles. Par la force des choses, tout s’équilibre et se compense fatalement, d’après ce principe indiscutable et certain établi par Bastiat que les produits se paient en produits.

Assurément il y a eu et il y aura toujours échange de produits, mais l’échange est-il invariablement équivalent ? Voilà ce qu’il est difficile d’admettre. Car si les produits ne s’échangeaient que contre des produits d’une équivalence exacte, toutes les nations se trouveraient également riches ou également pauvres, puisqu’elles n’auraient échangé entre elles que des objets de valeur absolument égale. Ne se trouve-t-il pas d’ordinaire une différence, un appoint, un pourboire qui se solde en argent ou en or ?

Ne voit-on pas des gens et des nations qui se sont fait des fortunes avec les différences et les pourboires de l’échange international ? Si la France a placé 30 milliards à l’étranger, si l’Angleterre en a placé 60, d’où sortent ces 90 milliards nullement fictifs, puisqu’ils rapportent intérêt ? Ils ne peuvent avoir d’autre origine que la vente d’une certaine quantité de produits contre paiement en numéraire sonnant ou en papier fiduciaire, et non pas seulement en produits tout à fait équivalens. Paix et respect aux hommes de talent et de bonne volonté, mais ne voilà-t-il pas encore une affirmation de principe à reléguer au magasin des accessoires démodés ?

D’ailleurs, le stock métallique de la France et tout l’or de l’Angleterre, d’où viennent-ils, sinon de la supériorité de valeur et de vente des exportations sur les importations ? Londres est le grand marché de l’or du monde entier, et les Anglais veulent conserver ce monopole. On le voit bien dans la conférence internationale au sujet du bimétallisme, brillamment défendu par M. Cernuschi, mais en vain, croyons-nous. Comment expliquer la présence de tant d’or dans la France et l’Angleterre, dont le sol n’en fournit pas une parcelle utilisée, sinon par ce fait que les produits s’échangent souvent, en partie tout au moins, contre de l’or, contre du capital circulant sous une forme ou sous une autre ?

On nous accusera peut-être d’abuser des digressions ; ce serait à tort. L’avocat de la défense n’est-il pas obligé de répondre à tout ce qui lui est objecté et de soutenir le débat sur chacun des points où il plaît à la partie adverse de le placer ?

Entre les différens groupes qui discutent ces délicates questions, et au nom de principes douteux, qui d’entre nous aurait le droit d’excommunier les autres et de former ces petites églises d’admiration mutuelle qui dégénèrent en coteries exclusives ? Les pères de l’église économique contemporaine seraient-ils infaillibles ? Voici Bastiat qui, dans ses Sophismes économiques, tome Ier, page 208 et suivantes, demande un droit fiscal de 5 pour 100 sur toute marchandise entrant ou sortant, y compris le blé et les matières premières ! On affirme que Michel Chevalier avait demandé la démonétisation de l’or avant de demander celle de l’argent ! Du reste, comme réformateur, il n’était pas tendre au pauvre monde. D’après lui, le gouvernement, en mettant hors de cours une monnaie qu’il a fabriquée, a le droit de ne pas la rembourser. Que le gouvernement français mette hors de cours toutes les pièces de 5 francs, disait-il ; ceux qui les possèdent devront les rendre comme métal brut. Leurs pertes seront formidables, mais tant pis pour eux[3] !

Son école serait volontiers presque aussi rigoureuse pour l’agriculture.

Lorsque Bastiat s’attendrit, dans sa pieuse théorie de l’harmonie des intérêts, il se montre par trop idéologue et bénisseur, car on ne voit guère en ce monde que des intérêts opposés, et en tous cas, s’il existe une harmonie abstraite et scientifique entre les intérêts, on ne peut que constater l’antagonisme concret et la concurrence pratique et permanente entre les intéressés. Or les intéressés sont la réalité et la vie.

Michel Chevalier nous a souvent parlé du crime de la restauration, qui avait laissé établir les droits sur les blés d’après l’échelle mobile. Ce pouvait être une mauvaise mesure, mais ce n’était nullement un crime. Les Anglais faisaient de même alors, et c’est à eux que nous en avons emprunté l’exemple. Du reste, l’administration financière et économique de la restauration est remarquable pour son temps, qui n’était pas le nôtre ; les résultats heureux sont là pour l’attester. Mais dès qu’on aborde certaines questions et certains souvenirs, il semble qu’il soit de tradition de tout exagérer et de faire montre d’hostilité systématique. On voit alors des contemporains éminens et éclairés qui, pour passionner le débat, consentent à plaider la féodalité, comme de petits avocats de province évoquent le spectre fort noirci de l’ancien régime dans des procès d’indemnité pour quelques dégâts de lapins. Mais non, personne n’est criminel dans toute cette interminable affaire de douanes et de tarifs. Il s’y rencontre des intérêts de premier ordre et des nécessités opposées qui s’entre-choquent naturellement. Les difficultés réelles sont déjà assez graves sans qu’on envenime la querelle par d’injustes accusations réciproques ; Les protectionnistes n’ont pas plus envie d’affamer le peuple que les libre-échangistes ne forment le noir dessein de vendre la patrie à l’étranger.


V

Si les principes manquent d’un côté, on peut en retrouver d’un autre. Au-delà de la question économique se présente la question de droit et d’équité.

Quand on aborde la législation et les impôts de douane, il semble qu’on mette le pied sur un terrain obscur, mystérieux et sacré, où l’on s’égare et où les données et les règles sont différentes et spéciales. Pourtant les lois et les droits de douanes sont des lois et des impositions comme les autres ; elles ne présentent ni plus ni moins de difficultés : ne doivent-elles pas être traitées et discutées sur le même pied que le reste de notre législation ?

Comme dans presque toute taxation, le débat se résume dans une question de chiffres et de proportion. En effet, l’impôt direct, juste, léger et fécond s’il est modéré, devient injuste et ruineux s’il est trop lourd, et il prend le caractère d’une spoliation ou d’une confiscation s’il est exagéré. De même, pour l’impôt des douanes, son caractère change selon le chiffre auquel il est fixé. Modéré, il est fiscal ; plus élevé, il est protecteur ; exagéré, il devient prohibitif. Il n’y a rien là que de naturel et de normal. Les règles ordinaires trouvent ici leur application.

Quel est dans l’espèce le principe fondamental de la législation française ? C’est l’égalité devant l’impôt. Tel est donc le principe et l’objectif dont il ne faut pas s’écarter. Ce principe sera une lumière qui éclairera les doutes, les obscurités et les mille détours d’une question fort compliquée où il est facile de s’égarer.

L’agriculture reste donc dans son droit strict et absolu lorsqu’elle réclame l’égalité. Dès qu’une branche du travail national est protégée, le travail agricole a le droit et le devoir de réclamer une protection analogue, sinon tout à fait égale. C’est là le point de départ et la base de la discussion, qu’il ne faut pas perdre de vue.

On voudrait faire croire qu’une protection même limitée serait une faveur un don gracieux offert aux intérêts agricoles ; il n’en est rien ; au contraire, toute inégalité de traitement au détriment de l’agriculture est une dérogation aux principes et une entorse donnée à la loi commune.

Si l’industrie est protégée, les intérêts agricoles doivent l’être aussi d’une manière efficace. L’agriculture n’exige pas une exacte péréquation entre les droits protecteurs perçus pour protéger quelques industries exceptionnelles et ceux qu’on imposerait pour protéger les denrées alimentaires d’usage général. Elle ne réclame qu’une égalité relative comportant une certaine élasticité rationnelle ; ce n’est pas elle qui dira : Pereat populus, fiat justifia ; objurgation violente du moyen âge traduite plus tard par le mot célèbre : Périssent les colonies plutôt qu’un principe ! Mais elle ne peut admettre le système qui accorde une puissante protection aux uns pendant qu’il accable les autres sous le coup d’une concurrence irrésistible.

Seulement aucune concession, aucune inégalité de traitement proposée à l’agriculture ne doit être acceptée par elle que moyennant une compensation équivalente. Si on l’exproprie de son droit ou d’une partie de son droit, on lui doit une juste et préalable indemnité selon la loi française d’expropriation. Sur ce terrain, on peut s’entendre et on peut se défendre aussi ; l’agriculture y est inattaquable en droit et en équité.

Cette théorie est indiscutable ; mais en pratique, dira-t-on, faudra-t-il aller jusqu’à un droit d’importation sur les blés parce que les tissus sont protégés ? Pourquoi non ? C’est le droit et la justice. Si vous ne le faites pas, il faut payer pour ne pas le faire. Vous ne pouvez pas établir une dérogation à la loi commune et à l’égalité sans une large compensation. Les producteurs de blé sont-ils moins intéressans et moins nombreux que les producteurs de tissus ? Mais, ajoutera-t-on, jamais une assemblée française ne votera des droits sur les blés importés. Nous n’en savons rien. Dans un article non signé du Journal des Débats, on vient nous dire que jamais une chambre française ne votera une loi qui ferait enchérir le pain. Mais les chambres françaises actuelles, comme les précédentes, ne font pas autre chose que de faire enchérir le prix du. pain quand elles s’occupent à élever de plus en plus le gigantesque édifiée de notre budget et de nos impositions.

L’impôt foncier fait monter le prix du pain, la conscription militaire aussi, les droits de mutation et de succession, même sur le passif, la loi sur les hypothèques, l’incapacité des législateurs et des ; spécialistes qui n’ont pas réussi jusqu’ici à formuler une bonne loi sur le crédit agricole, les octrois exagérés, le refus de laisser entrer en franchise certains objets de première utilité agricole, même le guano, qu’on dégrèvera à l’entrée quand il n’y en aura plus nulle part, l’impôt sur les sucres et les alcools, tout cela et bien d’autres chose » encore, sans compter la liberté de la boulangerie, font notablement renchérir le pain, et pourtant les chambres n’hésitent pas à accumuler toutes ; ces charges sur le dos des producteurs agricoles, c’est-à-dire à faire monter énormément le prix du pain, de la viande et du reste en France.

Les taxes douanières n’ont donc rien d’exceptionnel qui les place hors du droit commun. La protection peut être nécessaire, utile ou onéreuse ; mais qu’on en fasse profiter également chacun et que tout le monde en supporte l’inconvénient.

La liberté des échanges peut être aussi un grand et avantageux procédé ou un système contestable ; mais qu’il s’applique à tous indistinctement et qu’on n’allègue pas que la liberté des échanges serait détruite ou compromise parce que l’échange paierait l’impôt. Toutes nos libertés d’ordre civil sont imposées. La liberté de posséder la terre et les maisons est imposée sans que le droit de propriété soit en péril ; la liberté de location, celle d’ouvrir boutique ou de fabriquer, la liberté d’hériter, celle de vendre ou d’acheter des biens fonds ou mobiliers, sont à coup sûr assez fortement taxées de droits de patentes, de mutation et de succession.

Ces libertés se trouvent-elles niées, détruites ou contestées parce qu’elles sont soumises à des contributions ? Nullement. S’il n’y a de libres que les individus et les choses exemptes d’impôt, rien ni personne n’est libre. Pourquoi donc un impôt sur l’échange international serait-il plus contraire à la liberté que l’impôt sur les transactions à l’intérieur du pays ? Si c’est un crime d’imposer les blés américains sur le sol français, ainsi qu’on l’a tant dit après Michel Chevalier, comment est-ce une vertu d’imposer si lourdement les blés français en France ?

En résumé, la question de droit n’est pas douteuse : l’égalité est le fondement de la loi commune ; chez nous, ce grand principe doit trouver son application raisonnable dans la législation douanière comme dans toute autre. C’est un droit indiscutable pour le gouvernement de frapper des taxes d’importation, comme pour l’agriculture en détresse d’en réclamer. Faut-il appliquer ce droit en tout ou partie ? Ceci est une autre question. Mais si l’on n’applique pas ce droit, à quoi bon se donner la peine d’en discuter les bases et la valeur légale, demandera-t-on. Pour la raison suivante, qui ne laisse pas d’avoir une grande importance.

Une fois le droit bien établi, dès qu’on l’abandonne en tout ou partie, ; on reste incontestablement fondé à réclamer une indemnité ou une compensation équivalente qui ne saurait être refusée, et c’est ce que nous faisons, comme on le verra dans la suite de cette étude.

Quoi qu’on dise, il est difficile de ne pas reconnaître que les intérêts agricoles sont fort en souffrance. On voulait se persuader et persuader au pays que cela se passerait tout seul ; mais il a fallu admettre publiquement en partie la gravité de la situation. L’on s’est donc décidé à parler, à discuter, à écrire et à voter surabondamment, mais le résultat est bien, mince et peut se résumer dans le maintien d’un fâcheux statu quo, à peine amélioré.

L’inégalité et la partialité flagrantes subsistent toujours entre le travail industriel protégé et le travail agricole sacrifié à la libre concurrence étrangère.

Qu’a-t-on offert depuis deux ou trois ans aux agriculteurs en compensation des sacrifices et des charges exagérés auxquels on les condamne ? Dans la séance du 26 février 1881 au sénat, l’honorable M. Jobard affirme que le véritable remède aux souffrances de l’agriculture est dans la propagation de l’enseignement agricole. Les cultivateurs souffrent et sont découragés, les intérêts ruraux sont gravement compromis, l’avenir est plus sombre que le présent, quel secours nous offre-t-on ? Un gigantesque programme de dix milliards de travaux publics à exécuter prochainement, c’est-à-dire une grosse fraction de la main-d’œuvre si rare et dix milliards de capital à retirer à l’industrie, à l’agriculture et au commerce pour les consacrer à des entreprises peu lucratives, non indispensables et ne pouvant produire que de lointaines conséquences favorables. On multiplie les moyens de transport, alors que ce sont les produits à transporter et surtout à consommer qu’il faudrait plutôt multiplier, et quand l’agriculture aurait besoin de douzaines de milliards afin de pouvoir consacrer à chaque hectare la somme de capital nécessaire pour tirer partout bon parti de notre sol. Pourtant notre agriculture intérieure devrait être la première à pourvoir ; elle est en fin de compte une entreprise de premier ordre. Par elle vit et travaille une population de vingt-deux millions d’habitans ; ne représente-t-elle pas une valeur de cinquante milliards de capital fixe, et de quatre milliards environ de fonds de roulement annuel, si l’on attribue seulement cent francs de capital d’exploitation en moyenne à chacun des quarante millions d’hectares cultivables de notre territoire ; capital d’exploitation absolument insuffisant d’ailleurs ?

On nous a voté des dégrèvemens, objecte-t-on, l’idée est excellente, mais encore petitement appliquée. C’est une goutte d’eau pour une grande soif. La goutte d’eau fait déborder le vase, comme on le dit ; oui sans doute quand le vase est plein, mais le nôtre est vide et, de plus, chacun ne sait-il pas que le dégrèvement accroît la consommation, qu’en ce cas le revenu de l’impôt diminue peu ou augmente et que le fisc n’y perd guère ?

Et puis, remarquons-le, quand il s’agit de la production du blé, c’est par le dégrèvement des boissons qu’on commence. Est-ce la famille qui se trouve favorisée ainsi, est-ce le cabaret, le grand électeur au temps ?

Et le dégrèvement des sucres, à qui va-t-il surtout profiter ? Aux consommateurs, ce qui est parfait, mais encore plus aux raffineurs, qui sont d’honorables industriels sachant faire tourner les choses à leur profit légitime. Ce n’est certes pas eux que l’Ecclésiaste entendait désigner par ces mots : « Il y a des raffineurs qui se rendent odieux à tout le monde. Il y en a qui sont sages pour eux-mêmes, et les fruits de leur sagesse sont fidèles dans leur bouche[4]. » Mais ne doit-on pas reconnaître que l’avantage tiré de ce dégrèvement est bien minime pour la culture ?

Les faibles surélévations de droits résultant du compromis de la chambre et du sénat ne sauraient en rien modifier la situation. Tout ce qu’on a dit, voulu, fait ou paru vouloir faire en faveur de l’agriculture reste notoirement insuffisant ; aussi est-il inévitable qu’un découragement profond et justifié vienne paralyser de plus en plus les efforts tentés par les agriculteurs dans la pénible lutte qu’on leur impose. L’inégalité flagrante de la situation douanière pourrait se résumer ainsi : libre échange alimentaire infligé à l’agriculture, protection accordée à l’industrie urbaine.


NOAILLES, DUC D’AYEN.

  1. Lettre ouverte au Cobden-Club, 8 avril 1881.
  2. L’agriculture anglaise a perdu, 3 ou 4 milliards en trois saisons, d’après le rapport de M. Leng.
  3. Voyez dans la Revue du 1er avril 1876, le passage repris par M. Cernuschi dans son Bimétallisme à 15 1/2 nécessaire, etc., page 21.
  4. Bossuet, Politique tirée de l’Écriture sainte, Ecclésiaste, XXIII.