L’Aiglon Blanc des Illinois/Texte entier

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Librairie Beauchemin, Limitée (p. f-titre-TdM).


L’AIGLON BLANC DES ILLINOIS
L’Aiglon Blanc
des Illinois


Par MAXINE




Librairie BEAUCHEMIN Limitée
430, rue Saint-Gabriel
MONTRÉAL

Droits réservés, au Canada et dans tous les pays
de la Convention de Berne.

Imprimé au Canada. — Printed in Canada.



Cet ouvrage est dédié à la chère mémoire d’un jeune Canadien


Une rangée de petits logis compacts…

I

La maison du colon


« Francine ! Où cours-tu, petite ? Tu ne dois pas t’éloigner !

— Non, non, papa, je ne vais pas loin ! C’est mon lapin qui s’est sauvé et je cherche à le retrouver !

— Mais, il est ici, ton blanc-blanc ! Je l’aperçois blotti sous cette touffe de fougères ! Ta maman, où est-elle ?

— Dans la maison ; elle berce les frérots qui ont déjà sommeil. »

L’homme déposa près du seuil la lourde brassée de bois qu’il apportait. Un solide gaillard, ce Nicolas Barbier, le papa de Francine ; c’était un homme d’environ trente-cinq ans, au torse robuste, au teint basané par le soleil ; il avait les cheveux drus et châtains, les yeux bleus, la bouche énergique sous sa courte moustache blonde.

Nicolas, fils de modestes négociants, était natif de La Rochelle, ce vaste port de mer de la vieille France ; sa femme, une Bretonne, vaillante et fort jolie, n’avait pas hésité à le suivre lorsqu’il décida d’aller tenter fortune dans cette France nouvelle, par delà l’Atlantique, dont on racontait de si merveilleuses choses. Les Barbier devaient se rendre d’abord à un endroit appelé Ville-Marie, où monsieur de Maisonneuve avait fondé, une trentaine d’années auparavant, un établissement important, et où les religieux de Saint Sulpice, missionnaires et colonisateurs, invitaient les colons à s’établir.

Les jeunes Français quittèrent leur pays avec la petite Francine, alors âgée de deux ans. Le voyage à bord du trois-mâts fut long et pénible ; dix semaines en mer sur le voilier avaient un peu émoussé chez les voyageurs l’enthousiasme du départ… mais lorsqu’ils commencèrent à remonter le beau fleuve Saint-Laurent, ils sentirent renaître leurs espérances à la vue des rivages qui se déployaient à leurs yeux dans la richesse de leurs forêts vierges et de leur fraîche verdure… cette nature sauvage et splendide qui rayonnait sous le soleil de juillet, c’était sûrement la terre promise !

Le vaisseau fit d’abord escale à Québec, puis, de nouveau leva l’ancre, et poussé par un vent favorable, toutes voiles dehors, il arrivait à destination trente-six heures plus tard.

À cette époque, l’aspect de Montréal, que l’on appelait alors Ville-Marie, ne laissait guère prévoir que ce modeste établissement allait devenir la grande métropole canadienne ; qui donc aurait pu rêver la rapide et merveilleuse expansion et l’étonnante prospérité que lui réservait l’avenir ?

En y abordant, à un quai solide, mais rustique, on voyait « une rangée de petits logis compacts s’étendant le long d’une rue parallèle au fleuve et que l’on nommait alors, comme aujourd’hui, la rue Saint-Paul ; d’un côté, à droite, se trouvait le moulin à vent des seigneurs, moulin construit en pierre et percé de meurtrières et qui pouvait, au besoin, servir de lieu de défense ; à gauche, à l’angle formé par la jonction d’une petite rivière avec le Saint-Laurent, se dressait le fort bastionné, solide structure carrée, en pierre. Là demeuraient le gouverneur militaire de l’île et partie des soldats du régiment de Carignan. En front, et au niveau de la rue, se voyaient les enclos et les édifices du séminaire et de l’Hôtel-Dieu, fortifiés, en prévision d’attaques par les sauvages ; l’enclos de l’Hôtel-Dieu renfermait une petite église, s’ouvrant sur la rue et qui servait au culte pour tout l’établissement. Partant du fort et suivant, vers le sud, la rive du fleuve, l’on délaissait bientôt les clairières établies et l’on ne tardait pas à atteindre la forêt primitive. »[1]

Nicolas avait des lettres de recommandation ; il fut bien reçu et logé temporairement avec sa famille. Plus tard, ayant obtenu l’octroi d’une petite terre, à moins de trois lieues de la ville, à l’entrée de la seigneurie de Saint-Sulpice, les nouveaux colons s’y étaient établis, pleins de joie et de courage, forts de leur vaillante jeunesse et de leur foi en l’avenir.

Tout de suite, Nicolas s’occupa de construire une maison, pour remplacer l’abri provisoire où la famille avait passé le premier été, parmi les autres demeures de ce bourg naissant ; puis il s’était mis à défricher un lopin du sol qu’il espérait ensemencer dès le printemps suivant.

Cet endroit, fort propice à la culture, était cependant exposé aux incursions assez fréquentes des Iroquois, et les colons devaient se tenir constamment sur leurs gardes, le fusil à portée de la main, en cas d’attaque soudaine.

Depuis maintenant trois ans que les Barbier tenaient feu et lieu dans leur nouveau domaine, leur terrain comptait déjà des champs de foin et de blé, et aussi un étroit jardin potager dont la jeune femme, Marguerite, avait assumé la charge exclusive. Leur solide maisonnette, blanchie à la chaux, et blottie au fond d’un joli bocage, faisait face au grand chemin. Leur foyer dans la patrie adoptive s’était enrichi : deux autres enfants leur étaient nés, des petits jumeaux qui avaient déjà six mois et qui se nommaient respectivement Pierre et Nicolas.

Barbier, heureux mari, heureux père, travaillait sans relâche au défrichement et à la culture de sa terre ; sa femme le secondait dans la mesure de ses capacités, mais ne pouvait guère laisser les tout-petits ; Francine, très adroite pour ses cinq ans, la remplaçait parfois auprès du berceau rustique où gazouillaient les deux bébés.

C’était maintenant le début de l’automne et les journées de mi-octobre, déjà froides, faisaient présager de fortes gelées prochaines, aussi, le colon faisait-il ample provision de bois de chauffage.

Suivi de la fillette, il entra dans la maison ; elle se composait de deux pièces seulement : une petite chambre à coucher et une grande cuisine. Dans le jour, le berceau était placé dans cette dernière et Marguerite pouvait vaquer à ses occupations domestiques, tout en surveillant les bessons ; le soir on passait le berceau dans l’autre chambre où il occupait un espace restreint entre le grand lit des parents et la petite couchette de Francine.

Les jumeaux se ressemblaient extraordinairement : même chevelure châtain foncé, mêmes yeux bruns, même petit nez busqué, même bouche mignonne en bouton de rose… Pierre était un peu plus lourd que Nicolas, mais celui-ci se reconnaissait à une marque distinctive : sur le bras droit, au-dessus du coude, se voyait un signe, une minuscule marque rouge formée de trois lignes qui dessinaient presque parfaitement la lettre N ; ce qui faisait dire à Marguerite que bébé Nicolas avait choisi l’initiale de son nom dès son arrivée en ce monde !

« Ils dorment, les gaillards, fit le père à demi-voix.

— Oui ; vois donc comme ils deviennent beaux et forts les chéris… ils ressemblent un peu à Francine maintenant. »

Fière et heureuse la jeune mère désignait les deux petites têtes sur l’oreiller et passait sa main caressante dans les boucles soyeuses de la fillette qui s’était rapprochée.

« Tu as faim, mon homme ? continua Marguerite.

— Une faim de loup !

— Deux minutes, et nous allons souper ! »

En bonne ménagère, elle eut bientôt placé sur la table un frugal mais solide repas.

Le lendemain, le soleil devint plus chaud et dans l’air attiédi, il y avait comme un retour passager de l’été qui venait de s’enfuir : les portes du logis restaient ouvertes, les croisées laissaient pénétrer les clairs rayons de midi, et sur le seuil de la maison on s’attardait volontiers pour jouir de cette température soudain radoucie.

Après le dîner, ce jour-là, Nicolas, assis sur les marches du perron, fumait tranquillement sa pipe ; à quelques pas de lui, Francine jouait dans l’herbe jaunissante ; les jumeaux, enveloppés de leurs châles de laine, dormaient dans le berceau, et Marguerite achevait de laver et de ranger la vaisselle du repas… Soudain, la fillette tomba, et jeta un cri de douleur ; elle s’était meurtri le genou sur une roche ; la maman se précipita dehors, mais le père avait déjà pris la petite dans ses bras ; ensemble, les parents purent constater que la blessure n’avait rien de grave, et deux bons baisers eurent bientôt raison de ses larmes.

Marguerite rentra dans la maison et reprit sa besogne ; au bout de quelques minutes, elle se retourna et jeta un coup d’œil sur le berceau… stupéfaite, elle cria de toutes ses forces :

« Nicolas ! Nicolas ! »

Le mari, étonné, parut aussitôt.

« Quoi donc ? fit-il.

— Mon bébé, mon Nicol… où est-il ? »

Le colon s’approcha du berceau… un seul bébé y dormait, les petits poings fermés…

« Mon bébé ! Mon bébé ! gémissait la mère éperdue, qui donc a pu me le prendre ?

— Les méchants sauvages, peut-être ? dit Francine en tremblant.

— L’enfant a raison, dit gravement Nicolas, c’est un coup des Iroquois !

— Mais par où sont-ils entrés ? Nous étions ici tous les deux ! » s’écria la pauvre mère en pleurant.

Nicolas faisait le tour de la pièce, regardant de tous côtés ; la porte de la chambre à coucher était ouverte ; il courut à la fenêtre, ouverte aussi… Là, sur le plancher gisait une chaussette minuscule… le père s’en empara, et découvrit ensuite, s’attachant à la boiserie assez rude de la croisée, quelques brins de laine blanche… Le rapt était manifeste !

Saisissant son fusil, il s’élança dehors, criant à sa femme de fermer portes et fenêtres.

À travers ses sanglots, Marguerite priait Dieu de lui rendre son enfant ; serrant sur son cœur sa fillette en larmes et le petit Pierre qui venait de s’éveiller, la pauvre mère passa des heures effroyables…

À la tombée du jour, le colon revint, la figure défaite, l’air morne et découragé ; il prit sa femme dans ses bras sans parler, embrassa ensuite Francine et le bébé, et se laissa choir, triste et fatigué, sur un escabeau dans la cuisine.

« Tu n’as rien vu ? fit Marguerite, d’une voix blanche.

— Rien ! Nulle piste à suivre ! J’ai couru pendant des heures ! J’ai interrogé les voisins… personne n’a vu le ravisseur ! Un gamin, cependant, a cru voir rôder, par ici, deux Indiens, hier ; il n’était pas très sûr… J’ai averti tout le monde autour de nous et demain, au petit jour, nous ferons une battue générale ; deux soldats du nouveau fort nous accompagneront, et nous partirons dix hommes à la recherche du voleur de notre enfant ; les autres hommes resteront ici, seront armés et feront la garde ; il ne faudra pas sortir, femme, ni toi, Francine… N’ouvre pas, non plus, avant de savoir si c’est l’un de nous qui frappe… Prenons courage, ma pauvre Margot !

— Je serai brave, dit Marguerite, refoulant ses larmes, je veux t’aider à être courageux ! Mais, hélas ! Toi aussi, tu vas courir un danger et je serai doublement inquiète ! Mon Dieu, mon Dieu ! Mon petit Nicol chéri, rendez-le moi ! »

Lorsque vint le jour, les malheureux époux n’avaient pas fermé les yeux de la nuit. Le père, son fusil sur l’épaule, partit dès l’aube pour rejoindre les autres colons qui aideraient aux recherches ; la mère, les yeux creusés par les pleurs et par l’angoisse de l’attente, dut s’occuper de son bébé et aussi calmer le chagrin de Francine et son tremblement effrayé. Les heures passèrent traînantes, interminables pour la pauvre femme désolée… Le soir vint, elle berça le petit Pierre, fit coucher Francine, et s’assit auprès d’eux, égrenant fiévreusement son chapelet. Ce ne fut qu’à la nuit qu’elle entendit frapper :

« C’est moi, femme ; ouvre, c’est moi, Nicolas !

— Enfin », s’écria Marguerite, se précipitant vers la porte.

Le mari entra sans prononcer une parole, remit le verrou sur la porte, regarda tristement sa femme et ouvrit les bras… celle-ci comprit et s’y jeta en sanglotant…

Les recherches se poursuivirent pendant longtemps ; on ne put jamais découvrir le moindre indice du passage de l’Indien ; il s’était sans doute caché dans les broussailles, avait dû se hisser jusqu’à la fenêtre ouverte et entrer dans la chambre à coucher, puis, profitant du moment où la mère s’était élancée dehors, au cri de Francine, il avait pu saisir sa proie et s’enfuir par la même fenêtre ; celle-ci donnait sur le petit potager, à l’arrière de la maison ; le ravisseur avait dû filer par là et en moins de trois minutes, il avait pu gagner le grand bois, si peu éloigné de ce côté du logis…

La désolation des parents fut extrême ; mais Marguerite était courageuse ; son âme de croyante et de Bretonne lui fit bravement accepter la vie, pour soutenir son mari, qui se montrait stoïque, et aussi pour le bonheur de son foyer ; Francine et Pierre ne devaient pas souffrir…

Les mois passèrent sans apporter de changement à la situation ; les parents avaient repris leurs occupations ; Francine grandissait, le bébé apprenait à marcher, à parler. Nicolas se livrait à son rude travail de défricheur ; on ne l’entendait pas se plaindre, mais sa forte chevelure était déjà striée de fils d’argent ; il ne chantait plus, comme autrefois, à l’ouvrage, et Marguerite avait perdu le gai visage où rayonnaient sa jeunesse et son bonheur…

Chaque soir, en embrassant le petit Pierre, elle lui faisait joindre ses menottes roses et balbutier :

« Jésus Dieu, ramenez-nous mon frérot ! »

Et Francine, à genoux, répétait la même prière.




« À vos futures découvertes ? » dit l’officier, levant son verre.

II

Des visiteurs


Sur la route poudreuse qui traversait le petit bourg, deux hommes à cheval passaient rapidement. Soudain, l’un d’eux arrêta sa monture et sauta lestement sur le sol. L’autre, qui l’avait un peu devancé, se retourna et voyant son compagnon debout auprès de son cheval, fit volte-face et le rejoignit.

« Qu’y a-t-il ?

— La selle ne tient plus en place, la sangle est brisée.

— Nous sommes presque rendus, pouvez-vous la réparer ?

— Je l’espère ; ça me serait facile si j’avais un morceau de cuir pour remplacer ce bout de courroie qui vient de se rompre.

— Nous voici dans la seigneurie, reprit le premier, c’est le commencement du village, on va pouvoir vous fournir ce qu’il faut ; voici justement une maison, au fond de ce bocage, allons-y ! »

Conduisant leurs chevaux par la bride, ils arrivèrent devant une maisonnette blanche. Assise sur le seuil, une petite fille caressait les longues oreilles d’un joli lapin blanc, installé sur ses genoux.

« Bonjour, petite, ton papa est-il à la maison ?

— Non, fit l’enfant, maman est là, cependant. »

À ce moment, une femme parut à la porte ouverte ; elle tenait par la main un bambin à la mine éveillée, bien planté sur ses solides petites jambes.

« Bonjour, madame, pouvez-vous nous rendre un service ? fit l’un des visiteurs.

— Volontiers, dit-elle ; que puis-je faire, monsieur ?

— Voyez, dit-il, montrant la sangle qui pendait de la selle, il me faudrait un morceau de cuir pour réparer cela.

— Je crois que mon mari pourra trouver ce qu’il vous faut ; il est dans son champ, non loin d’ici, je vais l’appeler. »

Prenant à sa ceinture un sifflet de cuivre, retenu par un cordon passé en sautoir, elle sortit sur le seuil et siffla deux fois, le son était aigu et perçant.

Quelques instants plus tard, un colon entra :

« Tu m’as appelé, Marguerite ? Ces messieurs…

— C’est un service que nous vous demandons », expliqua le visiteur, exposant la courroie brisée.

Le colon l’examina, puis il l’apporta dans un petit hangar attenant à la maison, où l’étranger le suivit. L’autre visiteur se mit à causer avec Marguerite.

« Vous avez un moyen fort pratique d’appeler votre mari, dit-il, désignant le sifflet que la jeune femme tenait encore à la main.

— Il le faut bien, monsieur, nous sommes si souvent menacés… les Iroquois…

— C’est vrai, ce sont des voisins dangereux ! Vous avez déjà une bonne installation ici, continua-t-il, et deux jolis enfants ; quel âge a la petite ?

— Bientôt sept ans.

— Et ce beau garçon ?

— Quatre ans et demi, monsieur. »

De grosses larmes parurent dans les yeux de la mère et l’étranger se demanda la cause de cette émotion soudaine, mais par délicatesse, il feignit de ne pas s’en apercevoir.

Bientôt le mari reparut avec le second cavalier : la réparation était déjà faite. On sella de nouveau le cheval, les deux hommes reprirent leurs montures et partirent au galop, après avoir remercié le colon et sa femme.

« Qui sont-ils ? demanda celle-ci.

— Celui qui t’a parlé ici est le Sieur Cavelier de La Salle, l’autre, un officier du régiment de Carignan. Ils viennent de Ville-Marie.

— Monsieur de La Salle ? Le seigneur d’ici, alors, celui qui a une maison un peu plus loin que le fort ?

— Lui-même ; ces messieurs s’y rendent justement. L’officier m’a dit que monsieur de La Salle s’en va bientôt courir le pays pour y chercher des aventures !

— S’il veut des aventures, il n’a qu’à rester dans sa seigneurie, les Iroquois en connaissant le chemin !

— Il ne songe pas aux Iroquois ; l’officier prétend qu’il veut trouver un passage pour arriver jusqu’à la Chine, en se dirigeant par voie des grands pays de l’ouest.

— Quelle idée bizarre !

Il croit, paraît-il, qu’en suivant le cours d’une rivière découverte récemment par le père Marquette et un nommé Joliet, de Québec, (le fleuve Colbert, a-t-il dit) il trouvera un passage pour aboutir en Chine !

— Est-ce chose possible ?

— Dame, qui sait ? Le gouverneur Frontenac favorise l’expédition projetée, mais (toujours d’après l’officier) les gens ne croient pas à la possibilité de la chose, trouvent l’idée de La Salle ridicule, à tel point, que, par dérision, ils ont donné à sa seigneurie le nom de « Lachine » ; à Ville-Marie, on ne la désigne plus autrement !

— Le fleuve Colbert, as-tu dit ?

— Oui, mais les Indiens l’appellent le Mississipi.

— Monsieur de La Salle est un homme poli et réservé, dit Marguerite, il semble très sérieux… rien d’un hâbleur. Il en sait probablement plus long que ceux qui s’amusent à le railler !

— Probablement, fit le colon, en haussant les épaules, n’empêche que voici notre petite maison sur les confins de la Chine… mais, heureusement, pas la Chine des Chinois ! »

Tandis que les époux Barbier échangeaient leurs impressions au sujet des visiteurs, ceux-ci avaient rapidement continué leur route et moins d’une demi-heure plus tard, ils arrivaient à destination.

Cavelier de La Salle n’avait plus, à cette époque, la propriété complète de la seigneurie de Saint-Sulpice, mais il y avait conservé certains droits et y revenait toujours, son logis temporaire étant soit le fort, ou une maison qu’il occupait provisoirement et où il recevait les hommes qui désiraient s’engager pour faire partie de ses expéditions.

« Quels braves gens que ces Barbier, chez qui nous sommes arrêtés, dit l’officier ; ce colon n’a pas même accepté de paiement pour avoir réparé la sangle… vos censitaires, n’est-ce pas ?

— Oh, censitaires… j’en ai si peu ! Mais ces colons, braves gens, en effet ! La femme m’a paru triste, cependant, tandis que je lui parlais de ses enfants.

— Je connais la cause de sa tristesse… vous avez vu le bambin ?

— Oui, et cette jolie fillette à qui nous avons parlé en arrivant.

— Eh bien, il y a quatre ans, cette maison comptait trois enfants : la petite fille et deux garçons jumeaux… un soir d’automne, un des bébés fut enlevé du berceau où il dormait avec son frère… les parents sont convaincus que les ravisseurs étaient des Indiens… les Iroquois sont si perfides ! Le pauvre Barbier avait des larmes dans la voix en me racontant ce malheur !

— Je m’explique l’émotion de la mère… n’a-t-on jamais trouvé d’indices ?

— Jamais, m’a-t-il dit ; de longues recherches ont été faites, rien n’a été découvert !

— Quels démons que ces peaux-rouges ! J’en verrai de toutes les couleurs à mon voyage !

— Depuis quand êtes-vous en Nouvelle-France, de La Salle ? continua l’officier, vous semblez tellement jeune !

— Depuis huit ans ; j’avais vingt-trois ans lorsque je débarquai en ce pays en 1666. Mais dans cet intervalle je suis retourné en France dans l’intérêt de mes expéditions.

— Vous partez toujours dans deux semaines ?

— Toujours ! Il me tarde d’être en route ! Mais il me faut attendre des compagnons et il y a une foule de détails à régler avant mon départ ; il faut aussi que je voie Philippe LeBer, que je n’ai pu trouver à Ville-Marie, on le dit occupé à se faire construire une maison ici ; j’ai maintes questions à lui poser… En attendant, reposons-nous, et dégustons ensemble cette bouteille de vieux vin que l’on vient de m’apporter, c’est une attention de monsieur de Frontenac ; il m’a envoyé cela par un commissionnaire qui arrive de Québec.

— À vos futures découvertes, mon ami, fit l’officier, levant son verre.

— Oui, s’écria La Salle, avec feu, buvons au succès de cette expédition de laquelle j’attends de si prodigieux résultats, et puisse le ciel bénir mon vaste projet !



« À quoi bon se forger des chimères ? »

III

Huit ans après


Plusieurs années allaient pourtant s’écouler avant l’accomplissement du « vaste projet » si cher au cœur du valeureux Cavelier de La Salle. Durant ce laps de temps, il avait néanmoins entrepris de longs et périlleux voyages d’exploration ; il était même retourné deux fois en France, dans l’intérêt de la plus importante de ses expéditions, celle dont il espérait de si merveilleux résultats, mais ce ne fut qu’au bout de huit ans qu’il put enfin voir se réaliser l’entreprise historique qui allait rendre son nom immortel.

Durant cette longue attente, la Nouvelle-France était devenue plus prospère, Québec se fortifiait sur son promontoire rocheux, Ville-Marie prenait de l’importance, les villages croissaient en nombre et en population et Lachine (le nom lui était resté) comptait de nombreux habitants.

Nicolas Barbier demeurait toujours avec sa famille, dans sa maison blanche à l’entrée de ce bourg ; sa terre, bien défrichée, produisait de bonnes moissons, et, sans être riche, la famille vivait assez bien. Francine, maintenant une délicieuse jeune fille, ressemblait à son père ; Pierrot fort grand et musclé pour ses douze ans, secondait déjà le colon aux travaux des champs ; il avait les yeux bruns et les traits réguliers, son visage énergique et charmant était d’un ovale gracieux comme celui de sa mère.

Marguerite, un peu plus lourde de taille, mais toujours active et laborieuse, n’avait guère changé d’apparence durant ces années de labeur ; sa chevelure brune n’avait pas grisonné ; cependant ses yeux, creusés par les veilles et les larmes, témoignaient de l’immense douleur qui ne cessait de la torturer, car malgré son courage, et en dépit de la décade écoulée depuis le rapt de son enfant, la pauvre mère ne pouvait s’en consoler.

Une quatrième enfant faisait maintenant partie de la famille Barbier, une fillette de huit ans partageait les jeux de Pierre et les travaux domestiques de Francine. Environ trois ans après la disparition du bébé Nicolas, deux Iroquois assaillirent, dans un champ, un colon du nom de Jean Lestrel. Celui-ci, armé de son fusil, réussit à les mettre en fuite, mais une flèche le blessa à l’épaule et le poison s’infiltra dans le sang. Ce malheureux voisin de Nicolas avait perdu sa femme peu de mois avant l’attaque ; il lui restait une bambine âgée de dix mois, dont Marguerite se chargeait parfois pour rendre service à Lestrel. À la mort de celui-ci, les Barbier l’adoptèrent.

« Vois-tu, disait, dans le temps, Marguerite à son mari, cette petite est seule au monde, pauvre Marilou ! Gardons-la, veux-tu ? Cela nous portera bonheur, et, qui sait… peut-être… »

Un sanglot s’étrangla dans sa gorge et l’empêcha de continuer.

« Je ne suis pas riche, lui dit Nicolas, mais, dame, il y en aura bien assez pour une bouche de plus… ne pleure pas, Marguerite, garde la petiote si tu le désires, j’avais d’ailleurs promis à Jean de m’en occuper. »

Dès lors, Marilou avait retrouvé une famille. C’était une gracieuse enfant, très blonde avec de grands yeux d’un bleu de campanule. Dans la maison, tout le monde l’aimait et Marguerite se réjouissait de cette adoption dont la fillette la payait en flots de tendresse pour elle et pour les siens.

Le soir lorsque la famille se rassemblait, le nom du petit Nicolas revenait souvent, et Pierre se plaisait à dire qu’il irait un jour à la recherche de son frère.

« Si je pouvais faire un grand voyage, comme les hommes qui sont partis avec monsieur de La Salle, je finirais bien par le retrouver !

— Non, non, disait la mère, il ne faudra pas partir… je ne veux pas vous perdre tous les deux !

— D’ailleurs, reprenait Francine, comment pourrais-tu le reconnaître, Pierrot ?

— Par la ressemblance, parbleu ! N’est-ce pas, maman, que Nicol me ressemblait ?

— Mais oui ! Vous étiez tellement semblables qu’un étranger n’aurait jamais pu vous distinguer !

— Et il avait une petite marque au bras, hein, maman Marguerite ? reprenait Marilou, bien au courant de l’histoire du bébé.

— C’est vrai, un mignon signe rouge formant un N, au bras droit, juste au-dessus du coude… pauvre chéri ! Ah, Dieu nous le rendra un jour, j’en ai le ferme espoir ! »

Durant les fréquentes discussions de ce genre, Nicolas fumait sa pipe et ne parlait pas ; pour lui, l’enfant était mort ; connaissant la cruauté des Iroquois, il se disait, passant sa main dans sa forte chevelure, maintenant toute grise : « À quoi bon se forger des chimères ? ces brutes l’ont massacré, pauvre mignon ! Mais jamais je ne chercherai à éteindre chez Marguerite, cet espoir qu’elle conserve de retrouver un jour son autre fils. »



« Le plus bel Illinois de sa tribu, je gage ! »

IV

La découverte


L’indomptable énergie de Cavelier de La Salle ne s’était jamais amoindrie, malgré les périls, les défections, les misères et les obstacles incroyables qu’il avait rencontrés ; la pénurie d’argent avait causé bien des retards, et de nombreuses injustices étaient venues accroître les difficultés qui se dressaient sur ses pas, mais jamais l’explorateur n’avait senti faiblir son courage, il surmontait obstinément toutes les difficultés. Fort de sa conviction, il était parti des Chutes Saint-Antoine, avec une quinzaine de compagnons, et devait en rejoindre d’autres, Français et Indiens, à son arrivée au fort Miami. Le voyage, commencé à l’automne, se poursuivit à travers des cours d’eaux immobilisés par la glace, la terre était partout blanche de neige, mais rien ne décourageait les hardis explorateurs. Chaussés de raquettes, ils marchaient bravement, tirant après eux des traîneaux improvisés sur lesquels ils avaient entassé provisions et bagages, et placé les canots dont ils espéraient bientôt se servir.

Ils atteignirent le fort Miami en décembre, y trouvèrent les compagnons convenus et un guide de la nation des Chaouanons. Après quelques jours de repos, ils se mirent de nouveau en route ; traversant la rivière Chicago, ils descendirent en longue caravane un des bras congelés de la rivière Illinois, arrivant au bourg dévasté des Indiens de ce nom. Ce village, jadis populeux, était désert, portant les traces de la dévastation iroquoise… pas un wigwam intact, pas un Indien à perte de vue… À partir de cet endroit, les voyageurs purent prendre les canots et ils suivirent le cours de la grande rivière Illinois, libérée de glaces. Au début de février, ils avaient atteint le Mississipi.

Là, encore, il fallut s’arrêter à cause des glaces mouvantes qui encombraient l’immense fleuve ; mais, au bout d’une semaine les eaux fougueuses coulaient librement et sous les ordres de La Salle, la petite flottille en commença la périlleuse descente.

Les explorateurs côtoyèrent des régions inexplorées, où broutaient des troupeaux de buffles, qui en paraissaient les seuls occupants ; ils firent escale et durent camper en plusieurs endroits, puis s’arrêtèrent chez les Natchez, adorateurs du soleil. Le chef de cette nation les reçut en grande cérémonie ; cet Indien se disait le frère du dieu Soleil ; La Salle et ses hommes furent conduits à un temple rustique où brûlait le feu sacré, gardé par deux anciens. Les nombreuses femmes du chef se tenaient auprès de lui, soulignant chacune de ses phrases de hurlements d’admiration ; ces cris étaient répétés par les guerriers, ce qui causait un tintamarre extraordinaire… c’était la manière un peu bizarre, de ce peuple, de témoigner de ses intentions pacifiques !

Plusieurs autres peuplades furent moins hospitalières, quelques-unes même, hostiles, mais rien ne troublait les explorateurs ; après un temps d’arrêt, ils reprenaient les canots et continuaient leur dangereuse exploration du fleuve géant.

Alors que les voyageurs étaient campés pour un jour ou deux sur les rives du pays des Chaouanons, environ un mois après leur départ de chez les Illinois, un des membres de l’expédition disparut ; il se nommait Pierre Prudhomme. La Salle ordonna des recherches et on finit par retrouver le malheureux, à demi-mort de faim et de misère ; il s’était égaré dans les immenses forêts qui entouraient le camp… La Salle fit construire un abri sommaire, on y soigna le malade, qui reprit ses forces, mais cet incident causa un retard de deux semaines dans le voyage. L’abri fut entouré de palissades élevées à la hâte et on lui donna le nom de « fort Prudhomme » en souvenir de cette aventure.

Les canots s’étaient remis en route ; depuis deux mois, Cavelier de La Salle conduisait son expédition vers un but incertain, mais il avait foi en son étoile… Avril était venu ; la température glaciale du départ s’était muée graduellement en un air tiède et printanier… mais toujours les voyageurs ne voyaient devant eux que ce fleuve… ce fleuve qui semblait sans issue, lorsque, soudain, par une matinée claire et douce, les rives s’élargirent, une fraîcheur saline remplit l’atmosphère… La Salle jeta un cri de triomphe ! Ils avaient atteint l’eau salée… la mer ! C’était l’immense golfe du Mexique qui baignait les rives fertiles d’un pays inconnu jusqu’alors aux Européens.

On atterrit ; à peu de distance de l’embouchure de la rivière, on planta une colonne marquée aux armes de la France et sur laquelle furent inscrites les paroles suivantes :

« Louis le Grand, roi de France et de Navarre,
« règne, le neuvième avril 1682. »

Des vivats et des salves de mousqueterie saluèrent cet événement ; puis on planta une croix, et un drapeau fleurdelisé, et on entonna le « Te Deum » et le « Domine salvum fac Regem ». La Salle prit solennellement possession du pays au nom de la France, et il lui donna le nom de « La Louisiane » en honneur du grand Louis XIV.

Sitôt le camp installé, l’explorateur dut se renseigner sur les habitants de la région.

Les Indiens qui peuplaient cette vaste contrée étaient de races différentes, mais vivaient assez paisiblement ensemble. Ils ne semblèrent pas hostiles aux Français, mais plutôt curieux de voir ces hommes blancs dont les bâtons lançaient le tonnerre. Ils s’assemblèrent en grand nombre pour venir les regarder.

La Salle les accueillit, leur offrit le calumet et chercha à les convaincre de ses intentions pacifiques. Il s’intéressa à leurs villages et promit d’aller les visiter. Leur langage était différent de ceux des autres races que La Salle connaissait assez bien.

Le guide chaouanon que La Salle avait avec lui depuis le départ du fort Miami, était un chasseur du nom de Nika. Cet homme, d’une rare intelligence, avait été en maintes circonstances, un auxiliaire précieux pour les membres de l’expédition ; il connaissait presque tous les dialectes des diverses nations indigènes et il était un voyageur extraordinaire. Chose étrange pour un Indien, il avait toujours voyagé par terre, surtout dans les pays au sud du sien, car les Chaouanons, fort superstitieux, refusaient de descendre le Mississipi dans leurs canots, parce que cette partie de la rivière était hantée, disaient-ils, par des monstres et des génies malfaisants. Mais dans cette région, nouvelle pour les Français, Nika était déjà venu par voie de son pays et de celui des Chickasas ; il fut surpris d’y arriver par eau, et sans avoir rencontré de monstres effroyables, comme le disait la légende indienne. Dans ses conversations avec La Salle, il avait parlé de ce pays, sans se douter que le Mississipi y conduisait, mais ses paroles avaient confirmé, dans l’esprit de l’explorateur, la conviction de ce débouché, et les événements venaient de lui donner raison.

La Salle se fit accompagner par lui dans les visites qu’il fit aux différentes bourgades.

Dans un centre illinois, où ils arrivèrent avec plusieurs de leurs compagnons, leur passage suscita une animation inaccoutumée parmi les habitants de ce bourg. Les Indiens se massèrent devant eux, examinant avec curiosité ces hommes barbus, à peau blanche, vêtus étrangement, parlant une langue inconnue et portant des armes bizarres, armes dangereuses dont ils faisaient sortir à volonté la foudre et la mort… Les gamins d’alors, comme ceux d’aujourd’hui, s’esquivaient du logis paternel, grimpant sur les huttes et dans les arbres pour dominer la foule des curieux. Leur agilité était remarquable ; l’un d’eux, surtout, s’élançait de branche en branche, avec une légèreté extraordinaire et atteignait presque la cime des arbres pour s’y percher.

« Vois donc ce gamin, Nika, fit La Salle, on dirait qu’il vole !

— Je le connais, celui-là, dit le chasseur, regardant le grimpeur. Attends, chef, je vais l’appeler ; il descendra sans doute nous parler.

— Hé, Aiglon Blanc ! continua-t-il, faisant un porte-voix de ses deux mains, tu ne viens donc plus voir tes amis ? »

L’adolescent prêta l’oreille, regarda à ses pieds l’homme qui lui parlait et le reconnut soudain. Il descendit lestement plusieurs branches, puis sauta d’une telle hauteur que La Salle croyait qu’il allait se rompre le cou… mais les jambes nerveuses du jeune Indien fléchirent à peine lorsqu’il toucha le sol.

« Nika ! Nika ! » s’écria-t-il joyeusement s’élançant vers le guide et portant la main à son front en guise de salut.

« Hé, jeune Aiglon, dit celui-ci, je pensais que tu m’avais peut-être oublié !

— Pas de danger ; tu es mon grand ami ; nous parlons souvent de toi au wigwam !

— Comme tu as grandi, Aiglon Blanc ! Et tiens, voici un autre ami, un Français, Chef La Salle ! »

Le gamin hésita, regarda gravement l’explorateur semblant analyser son attitude, puis, satisfait, il porta de nouveau la main à son front.

« Où sont tes parents ? demanda Nika, je n’ai pas vu l’Aigle du Rocher depuis notre arrivée ici. »

La figure de l’enfant s’assombrit :

« Père est malade, dit-il, mordu par un serpent… mère ne le quitte pas !

— J’irai le voir demain, dis-le lui de ma part.

— Je n’oublierai pas, à demain ! fit l’Aiglon, et il s’élança de nouveau dans les arbres.

— Quelle agilité ! s’écria La Salle, le suivant des yeux avec curiosité.

— Et quelle force, aussi, reprit le chasseur ; as-tu remarqué, chef, ses muscles développés, ses mollets nerveux, ses épaules solides ?

— En effet, il est planté, ce garçon ! Sa peau n’est pas très cuivrée, on la dirait seulement hâlée du soleil… ses parents sont-ils de race différente ?

— Non ; tu les verras d’ailleurs demain, si tu le désires.

— J’irai volontiers avec toi voir l’Aigle du Rocher », dit La Salle, lorsque le chasseur lui eut expliqué les circonstances.

Ce soir-là, en fumant sa pipe, auprès de son feu de camp, un peu à l’écart suivant son habitude, La Salle revoyait par la pensée, ce jeune athlète indigène, dont le corps, à peine cuivré, n’avait pour tout vêtement qu’un court pagne de cuir et dont les muscles des bras et des jambes semblaient d’acier. Il se rappelait sa figure d’un ovale régulier, ses traits gracieux, sa chevelure sombre tombant droite et huilée sur les jeunes épaules ; sur la poitrine de l’adolescent, un tatouage bien marqué dessinait un aigle à ailes mi-déployées ; une mince lanière de cuir encerclait le front enfantin et supportait deux plumes blanches et droites, qui formaient la parure du jeune Indien…

« Quel tableau ! songea l’explorateur ; il est à peindre, ce petit ! le plus bel Illinois de sa tribu, je gage ! »



Là aussi, se dressait un totem.

V

L’Aigle du Rocher


Le lendemain, le soleil se leva radieux et le grand explorateur sortit fort matin de son abri rustique :

« Quel pays enchanteur ! murmura-t-il à demi-voix, c’est encore l’avril et c’est chaud comme juillet en France ! »

Il regarda autour de lui avec admiration ; ces rives verdoyantes que baignent les ondes salines du golfe, cette terre couverte de verdure semi-tropicale, ces vastes champs où le maïs pourrait blondir, et là-bas, à l’horizon, ces grands caps rocheux, à cimes inégales, taillés dans le roc, et qui, dans le lointain, donnent l’illusion de vieilles tours à bords crénelés… à travers le brouillard matinal, les huttes et les wigwams[2] des villages indiens dessinent le pittoresque de leurs formes coniques ou arrondies. Partout, dans la sauvage verdure naissent des fleurs à couleurs vives ; au pied des palmiers et des cocotiers des touffes de chèvrefeuille étalent leur floraison rose ; un parfum grisant remplit l’air ; des oiseaux à plumage éclatant volent çà et là, parmi les branches… quel éden que ce coin de l’immense et merveilleux domaine dont vient d’être dotée la Couronne de France !

La Louisiane d’aujourd’hui n’est que l’un des États-Unis d’Amérique, mais la Louisiane de Cavelier de La Salle « s’étendait des Alléghanys aux Rocheuses, du Lac Érié au golfe du Mexique ; elle comprenait de vastes pays à sol et à climat différents, des déserts, des savanes, des prairies, des monts neigeux, des centaines de rivières, des fleuves splendides et une nombreuse population indienne de tribus diverses. »

Accompagné de Nika, La Salle partit en tournée d’exploration dans les villages. Les tribus de ce pays s’éloignaient d’ordinaire dès l’automne et émigraient plus au nord, à cause des grandes chasses ; au bout de quelques mois, elles revenaient et s’installaient de nouveau pour le printemps et l’été.

Nika et son chef passèrent à travers des bourgades dont les demeures ne ressemblaient guère à celles des Hurons et des Montagnais ; c’était des huttes de bois rond, assez grandes, contenant parfois deux ou trois feux : plusieurs familles y habitaient ensemble. Quelques wigwams se voyaient cependant parmi les autres logis.

« Qu’est-ce donc que ces poteaux, plantés çà et là, dans divers cantonnements ? demanda La Salle, désignant un pilier assez élevé, et orné de dessins bizarres sculptés dans le bois.

— Ce sont des totems, répondit Nika ; l’animal de ce nom qui les surmonte est le fétiche de ces tribus ; quelques familles de chefs, cependant, y mettent, au-dessus du totem, leur propre emblème. »

À une assez grande distance du camp français, ils s’engagèrent dans un sentier étroit longeant la base d’un cap pierreux ; là aussi se dressait un totem, surmonté, cette fois, par l’effigie d’un aigle aux ailes déployées. La Salle s’arrêta pour en considérer les rustiques sculptures où figuraient des manitous, des animaux, des lances, des flèches.

« Ce totem indique l’entrée du petit domaine de l’Aigle du Rocher, dit le Chaouanon ; cette hutte là-bas est celle de mon ami ; il s’est isolé à cause de sa grande fierté.

— Le père du jeune athlète d’hier ?

— Lui-même ; allons lui faire visite !

— Je veux bien », dit l’explorateur.

Ils gravirent une petite montée, passèrent à travers une double haie de hautes fougères, puis sous d’énormes cocotiers ; ils furent alors en vue de la hutte.

« Nika ! » s’écria une voix joyeuse… et un jeune garçon, sautant d’une haute branche, se trouva soudain devant eux.

« Hé, petit Aiglon, tu te perches toujours comme les oiseaux ! N’aimes-tu pas à fouler la terre ?

— Sans doute, mais ça va si vite en passant par les branches !

— Tu es agile, mon garçon », fit La Salle en langue huronne.

L’Aiglon ne comprenant pas, Nika dut servir d’interprète :

« Le Visage-Pâle me fait honneur répondit l’Aiglon, regardant La Salle sans méfiance, je gage que ses fils peuvent en faire autant ! »

Cavelier sourit sans répondre.

« Comment va l’Aigle du Rocher, ce matin ? » dit Nika.

Comme la veille, la figure de l’adolescent s’assombrit :

« Le loki[3] est venu deux fois, dit-il ; la morsure du serpent a causé des ravages.

— Pouvons-nous le voir ?

— Hé[4], il t’attend ; le Visage-Pâle sera aussi le bienvenu.

— Va nous annoncer, mon gars », fit le chasseur.

L’Aiglon partit en courant et revint presque aussitôt :

« Venez », dit-il.

Suivi de Nika, Cavelier de La Salle pénétra à l’intérieur du logis : sur un grand lit de branches, un Indien reposait, à demi couché ; près de lui se tenait une squaw[5], immobile et attentive.

« Étranger, je te salue, fit le malade, portant la main à son front, et toi Nika, mon ami ; soyez tous deux les bienvenus chez l’Aigle du Rocher qui ne peut se lever pour vous accueillir !

— Tu connais donc la langue huronne, Grand Aigle, tu t’es douté que je la connaissais aussi !

— Mon fils m’a dit que tu étais un Français ; dans mes voyages avec mon ami huron Kondiaronk, j’ai jadis rencontré Ononthio Frontenac !

— L’Aiglon a bien grandi depuis ma dernière visite, dit Nika, s’adressant à l’Indienne dans l’idiome du pays.

— Hé, fit celle-ci, avec orgueil, il sera grand comme son père et leste comme son parrain le Génie des airs !

— C’est vrai, son agilité est extraordinaire », dit le Chaouanon.

Tandis que La Salle conversait avec l’Aigle, dans le langage imagé des Hurons, il observait avec intérêt l’intérieur de la hutte. Celle-ci contenait deux feux, mais la famille de l’Aigle l’occupait seule. L’entrée était l’unique voie par laquelle pouvaient pénétrer l’air et la lumière ; de solides perches de bois soutenaient la toiture ; des peaux de buffle couvraient le plancher de terre durcie ; des armes rustiques : lances, harpons, arcs, haches, ornaient les murs ; au-dessus du lit de l’Indien, une toute petite sculpture de bois représentait, comme au totem, un aigle aux ailes ouvertes. L’Illinois, lui-même était un colosse : son air un peu hautain, ses traits accentués, sa longue chevelure toute blanche, lui conféraient un air de noblesse, un aspect vraiment patriarcal : il semblait heureux de causer avec le Français, rappelant le souvenir de ses voyages passés… mais, soudain, sa figure cuivrée pâlit, il cessa subitement de parler et une contraction violente agita ses membres… la convulsion passée, son visage devint un peu déformé, ses yeux, fixes d’abord, se fermèrent… tout ceci n’avait duré que quelques moments.

« Vois donc, dit en français, Cavelier au chasseur, il semble rigide et inconscient ! »

Mais l’Indienne, saisissant le changement survenu chez le malade, se précipita vers lui… il ouvrit les yeux :

« Aiglon Blanc, » murmura-t-il.

Déjà Nika avait appelé l’enfant et celui-ci arrivait surpris, désolé.

La Salle s’était retiré un peu, ne voulant pas troubler par sa présence, cette scène de famille ; sortant de sa poche une petite gourde d’eau-de-vie, il dit au chasseur :

« Ceci pourrait peut-être le ranimer ; donne-le à la femme.

— Veux-tu essayer l’eau-de-feu ? dit Nika, se rapprochant de l’Indienne.

— Je n’en ai pas !

— En voici ; essaie de lui en faire avaler quelques gouttes. »

La femme prit la gourde et la porta aux lèvres du moribond, elle réussit à lui en faire prendre une gorgée. Il se redressa soudain, galvanisé par l’effet de l’alcool :

« Femme, dit-il, femme fidèle, l’Aigle va te quitter !

— Ho ! Non ! Non ! gémit celle-ci.

— Aiglon Blanc, continua l’Indien, dont la voix faiblissait, tu seras toujours brave, fier,… jamais perfide… jure-le !

— L’Aiglon le jure, ô père, dit gravement l’adolescent, les yeux pleins de larmes.

— Je meurs, femme… je meurs… le serpent… ho… »

Un spasme convulsif le secoua… il retomba lourdement, il était mort !

Les deux visiteurs ne savaient trop que faire ; La Salle voulut dire à l’Indienne quelques mots de sympathie mais elle ne l’entendit même pas ; elle s’était jetée sur le cadavre de son mari et gémissait avec désespoir, tandis que l’Aiglon, accablé par son chagrin filial, se tenait droit et immobile au chevet de son père.

Nika s’approcha de l’adolescent et passa son bras autour de ses épaules :

« Tu étais son ami, fit l’Aiglon, tu sais combien il était bon !

— C’est un grand chef qui disparaît, dit gravement le chasseur ; je pleure avec toi le fier Aquipanetin[6] l’Aigle du Rocher, le plus valeureux des Illinois ! »

Le surlendemain avaient lieu les funérailles et La Salle y assista. Toutes les tribus voisines étaient venues rendre hommage au chef de la nation illinoise.

Les cérémonies se déroulèrent suivant les rites anciens, puis, d’après l’usage établi dans le pays, on procéda à la disposition du cercueil ; celui-ci, au lieu d’être mis en terre, fut placé sur de solides échafaudages, à une trentaine de pieds de hauteur. — Cette coutume avait été adoptée à cause des loups qui ravageaient souvent les cimetières. — Lorsque vint le moment suprême, la tombe rustique étant solidement placée et recouverte de gravier et de roches qui devaient lui servir de lest et de protection, la famille et les amis, au moyen d’une sorte de pontage temporaire, devaient monter, tour à tour, pour un dernier adieu au chef défunt. Les amis défilèrent d’abord, puis les cousins, puis le fils et enfin la veuve. Celle-ci, folle de douleur, chercha vainement à se cramponner au cercueil recouvert, puis, la voix rauque, elle s’écria :

« Grand Aigle, Grand Aigle ! Me voici ! Je viens ! » Se redressant tout à coup, elle tendit les bras et se précipita du haut de l’échafaudage… elle s’écrasa sur le sol pierreux… la mort fut instantanée.

« Pauvre jeune Aiglon Blanc, murmura La Salle, impressionné, le voilà doublement orphelin ! »



« Mon papoose ! Mon papoose ! Mais… il est blanc ! »

VI

Le récit du chasseur chaouanon


L’expédition de Cavelier de La Salle se composait de cinquante-quatre personnes[7], dont plus de la moitié, de race indienne ; parmi les vingt-trois Français qui avaient accompagné le découvreur, se trouvaient Henri de Tonty, brave militaire de descendance italienne, et un religieux récollet du nom de Zénobe Membré. Leur flottille se composait de huit canots ; leur séjour, au lieu du débarquement ne devait pas se prolonger, mais ils s’y étaient aménagé des abris temporaires.

Le soir des tragiques funérailles de l’Aigle, La Salle était à fumer auprès de son feu de camp, en compagnie de Tonty et du père Membré, lorsque Nika vint les rejoindre.

« As-tu revu ton petit Aiglon Blanc ? demanda La Salle.

— Hé, le pauvre ! Il a du chagrin, et le voilà seul !

— Où est-il ce soir ?

— Chez des cousins ; mais il retourne demain chez lui, j’ai promis d’aller l’y retrouver.

— Son père était un Illinois, n’est-ce pas ? dit le père Membré.

— Oui, répondit La Salle, et cet homme avait une apparence remarquable ! J’ai rarement vu autant de noblesse dans l’aspect général d’un Indien. Un chef de tribu, m’as-tu dit, Nika ?

— Hé. L’Aigle du Rocher était jadis, en effet, un grand chef ; il habitait au sommet d’un immense rocher qui surplombe la rivière des Illinois ; son territoire était traversé par la rivière Arimoni[8], dont les eaux fertilisantes inondent parfois le sol. L’Aigle avait épousé une jeune fille de ma nation, appelée La Taupine[9] ; cette femme, de vingt ans plus jeune que son mari, avait pour ce dernier un amour intense, un véritable culte ! La tribu illinoise était prospère, l’Aigle gouvernait ce petit peuple, c’était leur roi ! Un jour néfaste, les Iroquois de trois nations fondirent sur les paisibles Illinois, massacrèrent les hommes, tuèrent aussi les femmes et les enfants, ou les amenèrent en captivité.

Cernée par le nombre, la tribu ne put résister longtemps… sauf l’Aigle, qui se cantonna, avec sa femme sur le rocher et sut si bien en défendre l’accès à ses ennemis, que ceux-ci se lassèrent et partirent avec leurs captifs sans plus s’occuper du chef !

— Son fils était-il né alors ? demanda Membré.

— Non, mais il était attendu. La Taupine, cependant fut tellement effrayée par ce massacre de la tribu qu’elle devint gravement malade.

— La hutte du chef se trouvait donc sur le rocher même, dit Tonty, et ils y étaient restés ?

— Hé ; mais voyant la tribu décimée, les wigwams en partie brûlés, le bourg devenu désert, l’Aigle quitta pour toujours sa demeure illinoise et vint s’établir où nous l’avons vu si récemment.

— Son fils, alors, fit le père Membré, c’est ici qu’il est né ?

— Hé ; mais, là aussi, il y a toute une histoire !

— Raconte, mon brave, nous t’écoutons », dit La Salle. Nika eut un moment d’hésitation, tira une longue bouffée de sa pipe, puis haussa les épaules :

« La mort de l’Aigle, dit-il, m’a délié de mon serment ; je ne crois pas manquer à la loyauté que je devais à mon ami en vous racontant à tous les trois (mais à vous seuls) un événement étrange… surtout puisque la femme de l’Aigle est morte aussi.

« Il y a environ douze hivers, poursuivit Nika, comptant sur ses doigts, je me trouvais de passage en ce pays et je me rendis à la nouvelle demeure du chef illinois. La Taupine, non plus malade, mais triste, silencieuse, ne me reconnut pas ; elle semblait avoir perdu la mémoire ; son fils était mort en naissant, mais elle n’en savait rien… conseillé par un loki, l’Aigle avait appris à sa femme que le Génie des airs avait pris son fils pour quelque temps, mais qu’il allait le lui rendre bientôt ! Persuadée qu’on lui disait la vérité, la pauvre femme attendait avec anxiété le retour de son fils…

« L’Aigle sortit avec moi et m’expliqua la déception :

« À la naissance du papoose, la mère avait toute sa mémoire, mais elle devint faible et fut dans le délire pendant quelques jours ; durant ce temps, le petit était mort, mais, pour sauver la mère, le loki inventa cette fable. Si on lui mettait un enfant dans les bras, lui disant que c’est le sien, je suis convaincu que sa mémoire reviendrait… toi, Nika, tu pourrais bien m’en trouver, un papoose ?[10]

« — Moi ? dis-je, je n’en sais rien… peut-être…

« Il insista, invoqua notre longue amitié, la vie, la raison de sa femme… enfin je promis d’essayer !

« Le même soir, je quittais le pays et quelques semaines plus tard, je me trouvai sur les confins de la région des Sioux. Là aussi, j’ai des amis ; je restai quelques jours avec eux et je repartis ; je repris la route à travers les forêts ; c’était le printemps, les jours devenaient longs. Vers l’heure du couchant, je m’arrêtai pour manger… j’entendis, non loin de moi des cris, des pleurs… je me mis à la recherche de l’endroit d’où provenaient les sons, et je découvris une cache… là-dedans un Sioux et un papoose ! Le Sioux était couché, semblant sous l’influence de l’eau-de-feu ;[11] le mioche, étendu sur le dos, criait toujours ! c’était un garçon ; il criait sans doute de faim, car il semblait bien portant. J’aperçus dans un coin de la cache auprès d’un feu éteint, une écuelle d’écorce contenant du maïs cuit. J’en donnai au papoose, qui se tut comme par enchantement et dévora la nourriture avec avidité. Cet enfant me parut avoir moins d’un an.

« Le Sioux commençait à reprendre ses sens ; il s’assit, se frotta les yeux et m’aperçut :

« — Salut, le Chaouanon, dit-il, reconnaissant ma race par le serpent tatoué sur mon bras, que me veux-tu ?

« — Rien, je voyage ; c’est ton papoose ?

« — Hé, il m’appartient, le petit.

« — C’est un Blanc ; où l’as-tu volé ?

« — C’est Toureg, l’Iroquois, qui l’a chipé à une famille de Visages-Pâles, avant les premières neiges ; je le lui ai volé, à mon tour ; je pourrai le revendre plus tard !

« — Je te l’achète, si tu veux, dis-je, pris d’une idée subite.

« — Que me donneras-tu ? demanda le Sioux.

« — Deux peaux de castor et une gourde d’eau-de-feu.

« — J’y penserai… j’y penserai, dit l’autre en se recouchant… tiens, donne toujours ton eau-de-feu pour commencer !

« Je lui tendis ma gourde presque pleine ; il la saisit et se mit à boire avidement… peu de temps après, il commença à ronfler !

« Je n’hésitai pas ; je pris sa couverture qui traînait par terre, j’enroulai là-dedans le papoose qui s’était endormi et je sortis de la cache. La nuit n’était pas encore venue ; je rebroussai chemin et retournai vers le petit bourg que je venais de quitter, portant sur mon épaule, le petit, bien emmailloté, et qui ne s’éveillait pas. Je m’arrêtai chez une vieille squaw que je savais compatissante et discrète, elle s’occupa du mioche ; je passai la nuit dans cette bourgade ; au petit jour, je repris le papoose et je repartis… d’étape en étape, je finis par revenir dans ce pays. Un soir, j’arrive chez l’Aigle, avec mon précieux fardeau ; il faisait encore assez clair ; le chef m’aperçut et vint à ma rencontre.

« — Salut, Nika, mon ami ! Quelles bonnes nouvelles ?

« — Viens voir ! dis-je, me plaçant un peu à l’écart, derrière un arbre.

« — Un papoose ! s’écria l’Aigle, lorsque je soulevai la couverture laissant voir l’enfant endormi, un papoose ! Un Blanc !

« — Hé, je n’ai pas eu le choix ! On ne trouve pas des papooses comme des écureuils ! Il est fort et vigoureux ce petit !

« — C’est vrai et Nika est un ami incomparable… comment as-tu pu te le procurer ? D’où vient-il ? dit l’Illinois, visiblement inquiet.

« — Je l’ignore, mais sûrement de loin… je l’ai acheté d’un Sioux qui l’avait dérobé à un Iroquois ; ce dernier, paraît-il, l’avait aussi volé à des Visages-Pales !

« — Bien ! Tu n’auras donc pas commis, pour l’Aigle, une mauvaise action… et l’enfant sera traité comme mon fils ! Je sais que je puis compter sur la discrétion de mon ami, comme lui sur ma reconnaissance, continua le chef.

« — L’Aigle a raison, dis-je, je serai muet !

« — À ce moment, le petit s’éveilla et se mit à pleurer… La Taupine, toute effarée, sortit de la hutte…

« — Cache-toi, dit l’Aigle, saisissant le papoose, il ne faut pas qu’elle te voie ! Reviens demain, tu seras surpris !

« Je m’écrasai derrière une touffe de jeunes noyers ; relevant la tête, je vis, à travers les branches, la jeune femme s’approcher ; sans parler, l’Aigle souleva lentement la couverture…

« — Mon papoose ! Mon papoose ! s’écria la Taupine, prenant vivement l’enfant dans ses bras… puis, troublée : mais… il est blanc !

« — Hé, repartit l’Aigle avec assurance, c’est que le Génie des airs l’a gardé pendant quelque temps ; ce papoose est un enfant privilégié, aussi, il portera un beau nom, il s’appellera « L’Aiglon Blanc ! »… Hé, pauvre femme, es-tu contente, enfin ?

« La Taupine serra le petit sur son cœur :

« — Aiglon Blanc, Aiglon Blanc, murmura-t-elle, le petit de mon Grand Aigle !

« Depuis ce temps, continua le chasseur, il a été leur fils adoré. L’Aigle l’a entouré de soins et d’un amour paternel plein de fierté ; les gens de la tribu n’ont eu connaissance de rien, le vieux loki est mort et la Taupine a toujours choyé comme un trésor cet enfant, qu’avait gardé, pendant de longs mois, le mystérieux Génie des airs. »

— Quel récit merveilleux ! s’écria le père Membré, un véritable conte de fées !

— Donc, dit pensivement La Salle, l’Aiglon est un Blanc !

— Un Français, peut-être, fit Tonty.

— Je n’en sais absolument rien. Il se croit fils de l’Aigle ; il a été heureux et comblé par ses parents ; c’est un brave, ce petit, et il est très fier ; je le connais bien ; je me demande ce qu’il va devenir…

— Tu vas t’en occuper, sans doute ? dit La Salle au chasseur.

— Hé ; je l’avais promis à l’Aigle, qui s’inquiétait un peu de l’avenir de son fils.

— Si je puis être utile à cet orphelin, dit le père Membré, tu peux compter sur moi, Nika !

— Oui, approuva La Salle, il ne faut pas abandonner cet intéressant petit Aiglon ; tu nous en donneras demain des nouvelles. »



L’Aiglon porta la main à son front pour le saluer

VII

L’Aiglon Blanc


Lorsque le chasseur se rendit, le lendemain, à la hutte de l’Aigle du Rocher, la demeure était déserte. Rien n’y était changé ; on aurait pu croire que le couple indien ne faisait qu’une courte absence tant les détails de leur logis restaient intacts.

« Le petit n’est pas revenu », se dit le Chaouanon.

Il sortit de la hutte et regarda autour de lui ; soudain, il l’aperçut ; étendu sur un amas de branches, la tête appuyée sur son bras recourbé, la figure tachée par les larmes, l’Aiglon dormait !

Nika se garda bien de l’éveiller ; il s’assit un peu plus loin, sur l’herbe, et se mit à fumer en attendant le réveil.

Au bout de quelque temps, l’enfant ouvrit les yeux et aperçut le chasseur.

« Nika, Nika ! s’écria-t-il se réfugiant auprès de l’Indien ; que vais-je devenir ? Me voilà seul au monde ! »

Le guide avait pour cet enfant une affection véritable ; il l’entoura de son bras et lui dit avec une douceur surprenante chez un indigène de la race farouche des Chaouanons :

« Aiglon Blanc, tu n’es pas seul !

— Mais puisque mon père… ma mère… la voix de l’adolescent se brisa.

— Sont partis pour le monde des manitous, intercala le chasseur ; tu ne les as plus, c’est vrai ; mais le grand Aigle a désiré que je m’occupe de toi !

— Il te l’a dit ? Quand donc ?

— À mon avant-dernier voyage, tu avais dix hivers alors, j’ai promis d’être pour toi un protecteur et un ami… le veux-tu ainsi, Aiglon Blanc ?

— Hé, bien sûr ! Mais comment pourrais-tu me protéger, ton wigwam n’est pas dans ce pays !

— Tu pourrais me suivre, petit Aiglon !

— Partir ? Quitter la hutte ?

— Pour y revenir plus tard si tu le désires ; ce logis t’appartient ! »

L’Aiglon resta silencieux ; il soupira, son jeune cœur se serrait à la pensée du départ. Puis, il demanda :

« Vas-tu repartir tout de suite ?

— Je ne sais pas ; il faut que je parle aux Visages-Pâles dont j’ai accepté d’être le guide ; veux-tu revenir avec moi, maintenant, au camp français ?

— Non, non, dit vivement l’adolescent, j’aime mieux rester ici… pour aujourd’hui, en tous cas !

— As-tu des vivres ? Pourras-tu t’arranger seul ?

— Hé, je crois bien ; quand reviendras-tu ?

— À la tombée du jour.

— Alors, fit l’Aiglon, tu me trouveras ici !

— Sois brave, petit, lui dit le chasseur, se levant pour partir ; songe à ce que ton père aurait désiré.

— Quand j’étais petit, reprit l’orphelin, père me disait souvent : « Pas de larmes ! Le fils de l’Aigle est trop fier pour pleurer. » Mais maintenant qu’il est parti…

— Maintenant qu’il est parti, répéta Nika, il faut que tu sois un homme, un futur guerrier, un brave Aiglon qui sait endurer sa peine ! Allons, je te quitte ; tu me reverras avant le coucher du soleil !

— Je t’attendrai », répondit gravement l’Aiglon.

Nika partit pour retourner au camp ; il n’avait pas de plans définis au sujet de l’orphelin, mais il était bien décidé à ne pas l’abandonner.

Lorsqu’il eut rejoint Cavelier de La Salle et le père Membré, celui-ci lui dit :

« Hé bien ? Et ton Aiglon Blanc ? L’as-tu revu ?

— Hé, le pauvre petit gars ! Il se sent bien seul, ne sait ce qu’il va devenir !

— Pourquoi ne pas l’avoir amené ici avec toi, le pauvre gamin ? dit La Salle.

— Je voulais d’abord t’en parler, chef ; j’ai fait une promesse à l’Aigle et je veux la tenir ; mais si j’amène cet enfant à mon wigwam, au pays voisin, je devrai m’en occuper et je ne pourrai plus te servir de guide, pour finir l’expédition !

— Mais il pourrait se joindre à nous, dit le père ; ce serait notre devoir à nous, Français, de nous occuper de ce petit, surtout connaissant son histoire… qu’en dites-vous, monsieur de La Salle ?

— Je suis entièrement de votre avis, répondit celui-ci. Va le chercher, Nika ; il restera sous ta protection et tu pourras continuer ton rôle de guide jusqu’à la fin de l’expédition.

— Hé, c’est bien la meilleure solution, chef. J’irai le chercher avant la nuit », répondit le chasseur.

Cependant, lorsque, plus tard dans la journée, il eut dit à l’Aiglon qu’il lui faudrait se joindre aux Français, l’adolescent eut un mouvement de recul :

« Les Visages-Pâles, dit-il sourdement, ce sont des étrangers ; je ne les connais pas ; je ne comprends pas leur langage… toi, tu seras occupé pour eux, tout le temps, et je n’aurai personne à qui parler !

— Tu te trompes, mon garçon ; il y a bon nombre d’indiens dans notre expédition !

— Mais tu disais « au camp français » !

— C’est parce que le chef de notre voyage, c’est un Français, et il a des compagnons de sa race ; mais il y a aussi, dans sa troupe, des Abénaquis, des Hurons, des Chaouanons… plusieurs ont leurs femmes, il y a aussi des enfants.

— Hé, alors, c’est presque une bourgade !

— Presque !

— Vont-ils rester dans ce pays ?

— Je ne crois pas ; nous allons, je pense, remonter la grande rivière, puis naviguer sur celle de ta tribu, au pays des Illinois ; nous visiterons sans doute le fameux rocher où ton père demeurait avant ta naissance.

— Père m’a souvent parlé de ce rocher ; il était triste en y songeant ; il disait : « L’Aigle est un chef sans tribu, son peuple est dispersé, leurs wigwams brûlés… l’Iroquois a anéanti l’Illinois ! » Maintes fois, il m’a dépeint cet endroit élevé, où se dressait sa hutte… et tu dis que les Français vont passer par là ?

— J’en suis presque sûr !

— Alors, je suis heureux de te suivre, père l’aurait voulu… je vais dire adieu à la hutte, et ensuite je serai prêt.

— J’entre avec toi », dit Nika.

L’Aiglon regarda tristement le lit de branches où avait dormi le chef illinois, ses yeux cherchèrent ensuite la place de sa mère, il souleva de la main le filet de pêche que, si peu de jours auparavant, l’Indienne était à remailler… il aperçut, par terre, le tomahawk[12] paternel, il le prit et le mit à sa ceinture, se choisit un arc et un carquois de flèches, et, sur le conseil du chasseur, enroula une peau de bête et une couverture. Il pria ensuite le chasseur de prendre une lance et un harpon, en souvenir de son père, puis, sans se retourner, il sortit à la suite de Nika. Passant près du totem aux dessins étranges, il porta la main à son front pour le saluer, mais tout à coup, il rebroussa chemin et se précipita de nouveau dans la hutte…

Le Chaouanon, se demanda ce qu’allait faire l’enfant, mais bientôt l’Aiglon reparut tenant à la main une planchette… il avait enlevé au mur de son logis la rustique sculpture de bois représentant un aigle aux ailes mi-déployées, emblème des chefs de sa tribu !



« Ces vêtements flottants… n’était-ce pas ceux des sorciers ? »

VIII

Parmi les Visages-Pâles


L’arrivée de l’Aiglon Blanc au camp français ne créa aucun dérangement. Nika l’installa auprès de lui, dans son abri ; le pauvre garçonnet tombait de fatigue, d’émotion et aussi de sommeil. Le guide le fit coucher et demeura quelque temps à fumer non loin de lui. L’enfant fut bientôt endormi ; sa respiration régulière, coupée parfois d’un soupir inconscient, se continua sans interruption jusqu’au matin, et ce fut un jeune Aiglon alerte et bien reposé qui ouvrit, vers les six heures le lendemain, de grands yeux bruns étonnés… où donc se trouvait-il ? La hutte était déserte, mais plusieurs lits de branches faisaient voir qu’elle avait eu, dans la nuit, plus d’un occupant.

Il se leva, étira ses membres… puis songea à ses parents :

« Plus personne à mon réveil maintenant, se dit-il… l’Aiglon est seul… où donc est allé Nika ? »

Il rajusta sa ceinture de cuir, qui, avec son pagne était son unique vêtement ; il secoua ses mèches huilées et remit sur sa tête la parure à deux plumes blanches qu’il portait toujours… puis il sortit…

Il y avait plusieurs personnes dehors, aux alentours.

C’était un beau matin ensoleillé, l’air était tiède, la nature à son réveil matinal, parlait au cœur de ce jeune primitif… il regarda les arbres, où comme les autres oiseaux, le jeune Aiglon aimait à se percher, et il se dit qu’il examinerait bien mieux les environs s’il grimpait dans un gros cocotier, dont les branches s’étendaient au-dessus de la hutte ; il s’élança vers l’arbre, fit, de ses pieds nus, quatre pas sur le formidable tronc vertical, puis, l’encerclant de ses bras nerveux, il grimpa vivement, pieds et mains s’agrippant à l’écorce avec une adresse de félin. Hissé à une bonne hauteur, il se percha sur une branche pour explorer des yeux ce camp français qui lui était inconnu. Il vit des Indiens, des squaws, quelques enfants ; plus loin, des huttes encore fermées, puis quelques Visages-Pâles qui semblaient fort affairés. Un seul ne paraissait pas occupé ; celui-ci avait une mine qui étonnait le gamin.

« Les Visages-Pâles, se dit-il, portent, c’est vrai, d’étranges couvertures, mais jamais je n’ai rien vu comme celui-ci ! »

Celui que regardait, du haut de son arbre, le nouvel arrivé au camp, était vêtu d’une longue tunique brune retenue à la taille par une ceinture de corde, d’où tombait, du côté gauche, une enfilade de petites pierres brunes et rondes, reliées ensemble comme un grand collier ; cet homme marchait dans l’herbe humide de rosée et semblait parler tout seul, tandis que sa main glissait sur les grains bruns à son côté… L’Aiglon lui trouva un air mystérieux, différent des autres Blancs… ces vêtements flottants… n’était-ce pas ceux dont s’affublaient les sorciers malfaisants ? Soudain, il vit Nika qui sortait d’une hutte à la suite d’un Visage-Pâle ; c’était celui qui était venu chez son père ; il se rappelait son nom : chef La Salle ! Si Nika pouvait venir du côté de son arbre, il l’appellerait, car il ne savait où aller pour manger, et la faim le tourmentait…

À ce moment, le chasseur se tourna vers lui, leva la tête et l’aperçut soudain ; il l’indiqua à La Salle.

« Mais oui, s’écria celui-ci, je l’aperçois là-haut ! Bonjour, jeune grimpeur », lui cria-t-il.

Sans comprendre ce qu’on lui disait, l’Aiglon crut qu’il ferait bien de descendre et vif comme l’éclair, il enjamba plusieurs branches et se laissa choir tout près du guide et de l’explorateur, au grand amusement de ce dernier.

« Es-tu bien reposé, mon gars ? fit le chasseur.

— Hé, j’ai dormi, j’ai faim !

— Tu vas manger. Il faut saluer chef La Salle ; c’est ton chef maintenant, comme à nous ! »

L’Aiglon porta vivement la main à son front et regarda le Français ; celui-ci sourit, lui fit un signe amical et conseilla à Nika de faire déjeuner son pupille.

Le jeune Illinois noua connaissance avec les Indiens, dont la plupart parlaient un peu sa langue ; il partagea leur repas, mangeant de grand appétit. Puis, tandis que le guide vaquait à ses occupations, le petit étranger s’amusa avec les autres enfants sauvages, tous plus jeunes que lui. Il leur apprit des tours et commença à leur enseigner l’art de grimper comme les petits singes de la jungle.

Soudain, l’Aiglon vit venir vers eux celui dont le costume l’avait si fort intrigué, le matin même. Les petits Indiens semblaient ne pas le craindre du tout.

« Qui est-il, celui-là ? souffla l’Aiglon à une squaw.

— C’est le père.

— Le père de qui ?

— Le père, c’est son nom ! C’est lui qui parle au manitou des Blancs.

— Parle-t-il comme nous ?

— Non, il parle huron ou français.

— Comme chef La Salle, alors ?

— Hé, comme lui. »

Celui qui s’approchait était le père Membré.

« Bonjour, mes enfants, dit-il ; vous avez un nouveau camarade ! »

(Les petits Indiens comprenaient déjà le français.)

« Bonjour, père, bredouilla l’un d’eux ; nouveau être Aiglon Blanc, lui être Illinois, continua le petit cuivré en désignant du doigt le fils de l’Aigle. »

Le père le regarda et lui fit signe d’approcher, mais l’Aiglon ne bougea pas ; il regarda le prêtre d’un air douteux, lui trouvant un aspect étrange ; puis, se retournant, il s’éloigna sans parler. À ce moment, il aperçut le chasseur, un peu plus loin ; pour le rejoindre plus vite, il s’élança dans un arbre, enjamba plusieurs branches, sauta dans un arbre voisin, puis à travers un massif de jeunes pousses, et arriva près du Chaouanon dans l’espace de trois minutes.

« Dis-moi donc, Nika, ce que je dois penser de cet étrange Visage-Pâle qui porte une longue tunique flottante avec une garniture de pierres brunes ; je ne suis pas du tout rassuré sur son apparence, j’aime bien mieux celle de chef La Salle !

— C’est le père Membré, dit Nika en riant ; tu peux te rassurer à son sujet ; il est bon et il aime les Indiens.

— C’est possible, admit l’Aiglon, peu convaincu, pourtant… »

En lui-même il se disait : « je gage que c’est un sorcier, je vais m’en méfier ! »

« Tantôt, dit Nika, nous irons tous les deux faire visite à chef La Salle et tu feras connaissance avec son monde ; tu seras bien reçu, tu verras !

— Je ne les comprendrai pas !

— Hé, il y en a un qui a appris l’illinois, c’est chef Tonty ; tu vas pouvoir le comprendre celui-là et lui parler ! »

Lorsque l’Aiglon fut introduit auprès des Français, dans la plus grande de leurs huttes, Nika put voir combien ils étaient intéressés dans la mine de son protégé. Ils regardaient ce bel adolescent, droit, élancé, à l’expression fière et franche, aux yeux intelligents et chercheurs.

Sa peau basanée, marquée de tatouages, était d’une finesse extrême, il avait les membres déliés, la poitrine large, tout ensemble un physique superbe. Il restait là debout, sans embarras, ne s’apercevant pas de sa quasi nudité, regardant ces étrangers qui désiraient le connaître, et que lui-même, fils de chef, il consentait à rencontrer. Sa jeune tête brune, ornée de sa parure singulière, se tournait du côté de La Salle ; chacun lui disait un mot de bienvenue ou de sympathie, mais l’enfant ne comprenait rien, et le chasseur était, à ce moment, sorti de la hutte.

Soudain, une langue familière frappa son oreille :

« Sois le bienvenu parmi nous, jeune Aiglon Blanc ! disait quelqu’un. »

C’était Henri de Tonty.

Heureux de trouver enfin quelqu’un qu’il pouvait comprendre, l’adolescent se rapprocha vivement.

« Merci, dit-il, portant la main à son front, et puisque Nika n’est pas ici à ce moment, veux-tu, chef Visage-Pâle, dire à tes compatriotes que le fils du chef Aquinatepin, le grand Aigle, les remercie de leur accueil ?

— Je vais leur dire, répondit Tonty. Et il répéta en français les paroles de l’Aiglon.

— Nous avons partagé ton chagrin, mon garçon, dit Tonty avec bonté.

— Hé, j’ai eu de la peine, mais j’ai trouvé un bon ami !

— Nous aussi, si tu le veux, nous serons tes amis !

— L’Aiglon le veut sûrement ; pourquoi chef La Salle ne peut-il me parler comme toi ?

— C’est qu’il ne sait pas ta langue, mais tu apprendras la nôtre bien vite !

— Hé, je le voudrais… l’Aiglon désire tant lui parler !

— Que voudrais-tu lui dire, à chef La Salle ?

— Que Nika m’a raconté ses merveilleux exploits et que le fils de l’Aigle est fier de l’avoir pour chef !

— Alors, répète, après moi, ces quelques mots ! »

Après trois essais, l’Aiglon avait réussi à prononcer en français, sa phrase indienne.

La Salle se rapprochait à ce moment ; le gamin, tout fier de parler directement à l’explorateur, débita, sans hésiter, ses premières paroles françaises…

« Bravo ! Bravo ! s’écrièrent les Français, tandis que La Salle, amusé, disait à Tonty :

— Votre disciple apprend à pas de géant ! J’ai ici un couteau de chasse qui pourrait lui faire plaisir ; dites-lui que nous le lui offrons en signe d’amitié. »

Les yeux du jeune Aiglon brillèrent de joie lorsqu’on lui remit le couteau ; il le sortit de sa gaine, en palpa la lame aiguisée et le manche ciselé, après quoi il se retourna vers La Salle, porta gravement à son front la main qui tenait le couteau, puis plaça l’arme à sa ceinture et sortit rapidement de l’abri.

« N’est-ce pas, messieurs, que c’est une personnalité peu banale que ce jeune garçon ? dit La Salle à ses camarades.

— C’est un adolescent superbe, fit d’Auray.

— Et d’une intelligence remarquable, déclara Tonty, voyez comme il a vite appris cette phrase française !

— Le père Membré va sans doute s’occuper de ce jeune Mercure, dit La Salle ; l’avez-vous aperçu ce matin, dans les arbres ? En le voyant d’une si merveilleuse agilité, je suis tenté de partager l’illusion de la pauvre Taupine et de croire que l’Aiglon Blanc a réellement habité avec le Génie des airs !



La flottille de canots se mit en route.

IX

Départ


En quittant la hutte de l’explorateur, l’Aiglon partit à la recherche de Nika, voulant lui faire admirer son couteau de chasse. Il l’aperçut, un peu plus loin, avec le père Membré. Il hésita alors à le rejoindre… ce Visage-Pâle à tunique flottante (vêtement exclusif des sorciers, croyait-il) l’inquiétait. Dans les légendes que l’on racontait parfois, le soir, au logis paternel, les conteurs représentaient toujours les sorciers comme drapés dans de longues tuniques informes et sombres ; l’apparence de ce « père » comme on l’appelait, ne lui disait rien de bon, et il ne se rapprocha pas du chasseur. Celui-ci, cependant avait vu l’enfant s’arrêter, et il l’appela :

« Viens donc ici, mon gars, j’ai à te parler », dit-il.

L’Aiglon ne se décida pas tout de suite à obéir ; du bout de son pied nu, il décrivit sur le sol des signes cabalistiques destinés à conjurer le mauvais sort ; il redoutait un peu le regard, toujours cruel, des sorciers… puis, rassuré par ce geste protecteur que lui avait appris la Taupine, il s’avança et rejoignit le Chaouanon.

« Voici le père Membré, dit celui-ci, un ami de chef La Salle. »

L’adolescent regarda le père et à sa grande surprise, il ne vit dans sa figure que bonté, douceur et un sourire paternel.

« Jeune Aiglon, je suis heureux de te voir parmi nous ; Nika te dira que je veux être ton ami ! »

Le chasseur traduisit la phrase et le gamin, de plus en plus surpris, lui dit :

« Ce n’est donc pas un sorcier !

— Mais non ! Tu n’avais pas besoin de faire des sortilèges pour chasser le mauvais sort ! »

L’Aiglon, rassuré, sourit alors, porta la main à son front et dit :

« L’Aiglon te remercie, il t’accepte pour ami.

— Voilà qui est convenu, dit le père ; mais quel beau couteau tu as, jeune Aiglon !

— En effet, dit Nika, continuant à servir d’interprète, où as-tu pris ça ?

— Un cadeau des Visages-Pâles, fit l’adolescent ; chef La Salle me l’a donné en leur nom ; vois la belle lame tranchante », continua-t-il, sortant le couteau de sa gaine de cuir.

À ce moment, le chasseur fut rappelé au camp et le jeune garçon demeura seul avec le religieux. Celui-ci, désignant le couteau, demanda par signe :

« Comment dis-tu ça dans ta langue ? »

L’Aiglon comprit et prononça le mot en illinois ; le père répéta le mot et dit à son tour, en français : « Couteau. »

Et le gamin répéta distinctement :

« Cou… teau… couteau !

— Bien », fit le père.

Prenant le couteau en question, il le lança adroitement sur un tronc d’arbre, où il piqua comme une flèche.

L’Aiglon courut le chercher et revint près du religieux qui lui fit signe de le lancer à son tour ; ce qu’il fit aussitôt ; mais au lieu d’atteindre le tronc, il piqua dans une branche assez haute. L’Aiglon s’élança avec l’agilité d’un chat, saisit le couteau et sauta légèrement sur le sol sans se laisser glisser le long du tronc. Le père applaudit, se fit dire encore quelques paroles en illinois, apprit au jeune Indien les mêmes mots en français et réussit à apprivoiser complètement le fils de l’Aigle.

Peu à peu le jeune Illinois avait lié connaissance avec tous les membres de l’expédition ; Français et Indiens lui avaient fait bon accueil et déjà il devenait, moins sauvage. moins ombrageux, et un peu moins sûr de sa supériorité d’origine quand il se trouvait avec les Visages-Pâles.

Le guide ne se lassait pas de raconter à l’enfant des épisodes de la vie aventureuse de « chef La Salle », et le garçonnet en avait fait son héros ; aussi, dès qu’il l’apercevait, il courait à lui, lui répétait quelque phrase française qu’il avait apprise ou lui parlait par signes ; malgré son caractère réservé et son air souvent froid et distant, Cavelier de La Salle avait toujours un bon mot pour l’Aiglon et lui portait un vif intérêt.

Mais de lourdes responsabilités pesaient sur l’explorateur ; il venait de découvrir la Louisiane, il venait de doter la Couronne de France d’un vaste pays nouveau, immensément riche et fertile ; il espérait bien faire reconnaître par son souverain, le service rendu à la patrie par l’exploit prodigieux qu’il venait de mener à bonne fin, mais le présent le commandait. La vie de ses camarades, de ses subalternes, Français comme indiens, dépendait des vivres que l’on pourrait leur procurer ; or, dans cet endroit primitif, il était impossible de trouver une nourriture suffisante pour tout son monde.

Il fut donc décidé que, l’expédition ayant accompli son but, et ayant pris possession d’un nouveau territoire au nom du Roi Soleil, remonterait le cours du grand Mississipi et se rendrait jusqu’au pays des Illinois, jadis si prospère ; les voyageurs s’y fixeraient pour quelque temps, en attendant les secours et les renforts que leur enverrait sûrement le gouverneur de la Nouvelle-France.

L’Aiglon n’avait jamais fait de longs voyages ; lorsque Nika lui eut appris qu’on allait bientôt repartir, et, cette fois, à destination du pays des Illinois, il en fut ravi et fit plusieurs bonds dans les airs pour témoigner de son allégresse. Ses préparatifs ne furent pas longs, ses bagages, fort peu encombrants… il apportait les armes pris à la hutte de l’Aigle, une peau de buffle et une couverture. Avec son nouveau couteau il avait découpé, sur la planchette de bois apportée de sa demeure, tout ce qui n’était pas la sculpture de l’aigle même, ce qui en diminuait considérablement la grandeur ; cet emblème n’était guère plus volumineux maintenant que son couteau de chasse, il pouvait le porter suspendu à sa ceinture comme un précieux fétiche.

La flottille de canots se mit en route ; l’Aiglon reçut l’ordre de suivre partout le guide ; il partit donc avec celui-ci et s’embarqua dans un grand canot où La Salle et le père Membré étaient déjà rendus ; il s’y trouvait aussi trois Indiens, qui avec Nika avaient charge des avirons. L’on disait adieu à la Louisiane que La Salle comptait bien revoir avant longtemps ; malgré la joie que causait à l’orphelin la perspective du voyage vers le pays de ses ancêtres, il éprouva un serrement de cœur en quittant la patrie de son enfance et son regard resta longtemps fixé sur ces rives qu’il saluait de la main en guise d’adieu.

La petite flotte fit d’abord escale chez les Quinapissas ; cette tribu les reçut avec une apparence de bon vouloir et de camaraderie ; mais les voyageurs s’aperçurent bientôt que ces indigènes étaient traîtres et dangereux. Grâce à leurs armes, les Français purent néanmoins les tenir en respect, et regagner leurs canots, sans accident, avec les vivres achetés chez ce peuple.

Après plusieurs jours de voyage, ils atterrissaient au pays des Coroas. Nika avait décrit à l’Aiglon les huttes étranges de cette bourgade, qui, vues de loin, ressemblaient à de gigantesques champignons, groupés dans une éclaircie de la forêt. Ces logis indigènes formaient d’immenses rotondes dont la toiture, faite de paille de maïs et de terre ou de sable, avait l’apparence de toits de chaume.

« Comment peuvent-ils construire des logis comme ceux-là ? demanda le jeune Illinois.

— Voici comment ils procèdent, expliqua le chasseur : ils prennent un certain nombre de jeunes arbres, très élancés, les coupent au ras de terre sans enlever ni branches, ni feuillage ; ils les piquent solidement dans le sol, en forme de grand cercle ; ils rassemblent ensuite le faîte de tous ces arbres, chargés de leurs branches feuillues et les font converger vers un même point central où on les lie avec de solides lianes et de grosses lanières de cuir ; on recouvre le tout de paille de maïs, puis de boue, puis encore de paille ce qui donne une toiture imperméable, dès que la boue a durci.

— Je me rappelle ces grandes rotondes, dit le père Membré, j’en ai vu qui avaient au moins soixante pieds de diamètre.

— Hé, il y a parfois une vingtaine de familles logées là-dedans !

— Les Coroas sont-ils méchants comme les Iroquois ? demanda l’Aiglon.

— Hé, ils leur ressemblent ; ils sont rusés aussi, mais je les crois moins féroces ; espérons, toutefois, qu’ils ne nous feront pas la guerre ! »

Ces Indiens coroas firent aux Français un bien piètre accueil lorsque ceux-ci arrêtèrent sur leurs rives et l’on décida de ne pas séjourner dans cette bourgade. Comme l’on avait encore une bonne partie des vivres procurés chez les Quinapissas, le voyage pouvait se continuer sans retard. On reprit l’aviron et la flottille de canots remonta plus avant les eaux fougueuses du Mississipi, devant faire escale au fort Prudhomme.

Mais voilà Cavelier de La Salle foudroyé soudain par la maladie ! Le père Membré, qui avait quelques notions de médecine, constata bientôt que le cas était grave ; on atterrit devant le fort Prudhomme, ce petit abri rustique qui n’avait de fort que le nom, mais où l’on put faire coucher le malade déjà brûlant de fièvre.

L’Aiglon Blanc, peiné de savoir son chef malade, demanda au chasseur :

« Qu’allons-nous faire maintenant ?

— Repartir dans un jour ou deux ; chef La Salle a donné ses instructions ; chef Tonty va commander et moi je continuerai à guider.

— Vers quel endroit ?

— Vers le pays des Illinois, d’abord.

— Le pays de ma tribu ! interrompit l’Aiglon avec joie, tu me l’avais promis, Nika !

— Hé, nous allons séjourner là pour commencer, puis il va falloir se rendre à Michillimakinac[13] ; c’est là que chef La Salle viendra nous rejoindre.

— Mais, objecta l’Aiglon, si chef La Salle est si malade il ne faut pas l’abandonner !

— Non, non ; le père Membré va rester pour le soigner.

— Ah ! il reste ? Alors…

— Alors tu vas voyager avec deux amis de moins, dit Nika en riant.

— Mais avec toi, je serai toujours bien, reprit l’Aiglon, et puis, chef Tonty parle un peu ma langue !

— Hé, tu parleras bientôt assez bien la sienne !

— C’est vrai, je commence à comprendre le langage des Visages-Pâles… Nika, chef La Salle nous rejoindra sûrement n’est-ce pas, quand il sera mieux ?

— Sans doute !

— Et le père ?

— Le père aussi, affirma le Chaouanon ; et maintenant ce n’est plus le temps de causer, je vais voir à préparer le départ. »



Le fort Prudhomme, qui n’avait de fort que le nom…

X

L’Aire de l’Aigle


Tandis que Nika vaquait à ses préparatifs, l’Aiglon entra dans le fort, dans l’espoir de recueillir de meilleures nouvelles de son chef. Le père Membré sortait justement de l’une des trois petites pièces dont se composaient ce logis, et qu’il avait aménagé, tant bien que mal, en chambre à coucher pour le malade.

« Comment va chef La Salle ? demanda le jeune Illinois prononçant très lentement les paroles françaises.

— Il est très gravement malade, dit le religieux, une fièvre pernicieuse. »

L’Aiglon comprenait un peu, le père parlait doucement distinctement, soulignant ses paroles par des gestes expressifs.

— Mais toi, bredouilla l’enfant dans son français bizarre, toi pas venir avec nous ?

— Je reste pour soigner notre chef, mais je te reverrai bientôt… dès qu’il sera rétabli.

— Tu restes seul avec lui ?

— Nous gardons quatre Indiens.

— Tu lui diras, père, que le fils de l’Aigle est triste de le savoir malade — qu’il va souhaiter chaque jour le voir revenir nous rejoindre. (Après maintes difficultés, l’adolescent avait fini par se faire comprendre.)

— Je lui dirai. Et maintenant, petit Aiglon, n’oublie pas ton français — une phrase nouvelle chaque jour !

— Hé, chef Tonty, me la dira !

— Pars, maintenant, Dieu te protège, jeune Illinois blanc, fit le religieux… je compte te retrouver bientôt et plus tard, faire de toi…

— Un guerrier ! interrompit l’Aiglon.

— Un chrétien, plutôt », murmura le prêtre, traçant sur le front pur de l’adolescent le signe de la croix.

Celui-ci prit ce geste pour une caresse amicale, et saluant de la main, à l’indienne, il sortit du fort.

Cavelier de La Salle, l’instigateur et l’âme de cette mémorable expédition, n’eut aucune connaissance du départ de ses camarades. Jusqu’à la veille, il avait pu parler à Tonty et au chasseur, mais le jour du départ, la fièvre était à l’état aigu et l’explorateur, dans le délire, ne vit point partir les membres de l’expédition.

Cette fois, l’Aiglon, très musclé et fort habile, prenait place au canot un aviron à la main.

Le long voyage s’accomplit sans accident : les eaux du Mississipi, d’abord agitées et dangereuses, devinrent plus clémentes et la flottille, malgré la force du courant, continua sa course. Les voyageurs côtoyèrent des rives verdoyantes, où broutaient le bison et le chevreuil ; avironnant de toutes la force de leurs bras, ils eurent enfin atteint les eaux plus limpides de la rivière Illinois, baignant le territoire, jadis prospère, des Indiens de ce nom.

L’Aiglon était débordant de joie à la pensée de fouler le sol de ce pays, au sujet duquel l’Aigle lui avait si souvent raconté des légendes ; cette terre où ses ancêtres avaient régné en chefs puissants et dont son imagination d’enfant, hantée par les récits paternels, avait fait un pays de mystérieuse beauté, mais dévasté par les ennemis de sa nation.

« Dis-moi, Nika, dit-il, ceux qui ont détruit nos bourgades, c’était les Iroquois, n’est-ce pas ?

— Hé, tu as raison, petit ; les Iroquois ont massacré ce peuple et brûlé ces villages.

— Seuls ? Les Visages-Pâles ne leur ont pas aidé ? questionna avec inquiétude le jeune garçon.

— Les Blancs n’étaient pas venus dans cette partie du pays alors, répondit le chasseur ; les Iroquois de trois nations se sont ligués contre les Illinois à cette époque.

— Ce sont donc mes pires ennemis, ces Iroquois de malheur ?

— Hé, mon gars, dit le guide, jetant un regard significatif vers Tonty, les Iroquois ont toujours été tes ennemis !

— Je ne l’oublierai pas, fit gravement l’enfant ; quand je serai un guerrier, j’irai les punir ! »

Les canots furent bientôt en vue d’un immense promontoire rocheux qui dominait une des rives escarpées.

« Vois, s’écria le Chaouanon, désignant le rocher à son pupille, voilà où habitait l’Aigle ; nous allons atterrir ici-même. »

La flottille longea les côtes ; l’un après l’autre les canots furent tirés à terre, renversés et mis à l’abri parmi les aulnes et les joncs du rivage.

Les arrivants, Nika et l’Aiglon en tête, gravirent à la file une montée en spirale et se trouvèrent bientôt devant une clairière déserte ; nulle habitation sur ce sol qui se devinait fertile, nulle créature humaine dans cet endroit enchanteur, où la terre, tapissée de verdure semblait inviter l’homme à planter sa tente ; nulle vie sauf celle de la gent ailée qui gazouillait parmi les noyers et les chênes qui encadraient cette clairière. D’un côté, l’immense cap dressait presque verticalement son flanc de pierre ; le jeune Illinois, fasciné, ne pouvait en détacher son regard ; il lui semblait le reconnaître tant les récits paternels en avaient gravé dans sa mémoire une image frappante.

« Ce cap semble inaccessible, fit Tonty[14].

— On y arrive par en arrière seulement ; tout près de cette pente qui descend à la rivière, se trouve un sentier, qui mène au sommet du rocher, répondit le guide.

— Allons-y dès maintenant, veux-tu, dit l’Aiglon.

— Hé, mais qu’en dit le chef ?

— Comme notre jeune Aiglon, j’ai hâte d’explorer ce rocher, dit Tonty. Tandis que les autres vont déballer les vivres et préparer un repas, allons visiter cette merveille ! »

Les côtés de ce rocher escarpé se dressaient altiers et rugueux, comme les murs d’une vieille forteresse[15] ; à l’avant, il surplombait, à une hauteur vertigineuse, les eaux paisibles de la rivière qui le baignaient à sa base ; son sommet occidental semblait se pencher sur la cime des grands arbres de la forêt, si proche de ce côté ; un étroit mais profond ravin en traversait le flanc, ce ravin semblait presque comblé, cependant, par l’épais feuillage des ormes, des chênes et des noyers. Un sentier rugueux et étroit s’élevait d’abord en pente douce à l’arrière du cap ; peu à peu, la côte devenait plus raide et la sente se dessinait en spirale. Les trois voyageurs, Nika en tête, marchant à la file indienne, montaient, montaient toujours… enfin ils atteignirent le sommet : c’était un vaste plateau de plus d’un arpent en superficie, couvert d’une dense forêt de jeunes chênes ; à un certain endroit, l’Aiglon découvrit les traces d’une habitation.

De cette hauteur la vue était merveilleuse.

« L’Aigle avait bien choisi son aire, murmura rêveusement Tonty.

— Hé, il savait qu’il aurait à s’y défendre, fit le chasseur.

— Il faut maintenant décider ce que nous avons de mieux à faire ; monsieur de La Salle désire que je me rende au plus tôt à Michillimakinac pour envoyer au gouverneur, à Québec, la nouvelle de la découverte de la Louisiane.

— Hé, il m’a dit cela, dit Nika.

— Il m’a laissé libre de décider avec toi si je dois prendre deux hommes et un canot et m’y rendre, ou si vous allez tous venir là-bas avec moi.

— Dois-tu revenir bientôt, chef Tonty ?

— Oui, sitôt ma mission accomplie.

— Alors, fit le chasseur, je crois qu’il vaudrait mieux que nous restions ici ; mais il serait bon de faire dresser tous les abris ici-même, où nous serons en sécurité.

— C’est une excellente idée ; en attendant que l’on ait construit un fort, c’est-à-dire jusqu’au retour de monsieur de La Salle, vous serez en sûreté ici. Je ne serai guère longtemps absent », ajouta le chef.

L’Aiglon n’avait pas entendu cette conversation, il s’était éloigné un peu, explorant la surface du rocher. Lorsqu’il apprit la décision, il devint grave :

« Tu pars, chef Tonty ; quel dommage ! l’Aiglon guettera ton retour… mais je suis heureux de séjourner ici ; mon père m’a tant parlé de cet endroit qu’il me semble le reconnaître ; quand je serai un homme, j’aimerais à y planter ma hutte.

— Nous élèverons ici un fort, dit Tonty ; c’est le projet de La Salle.

— Bien vrai ? s’écria joyeusement l’Aiglon.

— Certainement, et alors, petit, si tu restes avec nous, tu deviendras, toi aussi, le jeune Aigle du Rocher ! »



Celle-là n’est pas tatouée ; c’est une marque que je portais quand on m’a remis à ma mère. »

XI

Saint-Louis des Illinois


Après un bon repas et un certain temps de repos, Tonty rassembla son monde et leur expliqua ce qui avait été décidé ; il fit faire une éclaircie parmi les jeunes chênes et l’on commença les travaux nécessaires pour établir sur le sommet du rocher un abri provisoire, le site du fort ne devant être choisi que lors du retour de Cavelier de La Salle.

L’abri actuel devait comprendre deux huttes pour les Français et deux pour les Indiens, les quatre logis étant près les uns des autres et placés au centre du plateau.

Dès le lendemain, Tonty repartait en canot avec les deux Indiens qui devaient le conduire jusqu’à Michillimakinac.

L’Aiglon suivait avec intérêt les travaux qui se poursuivaient rapidement ; il fut joyeux de découvrir sous un manteau d’épais feuillage, dans l’abord du sentier, une source d’eau cristalline qui jaillissait dans un creux du terrain et s’écoulait en un mince ruisselet, pour se perdre dans la verdure touffue au-dessus du ravin ; il se pencha et but longuement ; l’eau était froide et délicieuse.

L’Aiglon n’oubliait certes pas ses parents, si récemment disparus, mais habitué à l’esprit fataliste des Indiens, il acceptait l’irréparable et se livrait, sans arrière pensée, aux joies et aux intérêts que pouvait lui fournir sa nouvelle existence.

Après une semaine d’absence, Tonty revint de Michillimakinac et reprit son poste de chef.

La Salle avait toujours déclaré qu’il construirait à cet endroit un fort qui porterait le nom de Saint-Louis des Illinois ; on donna donc ce nom au petit établissement du rocher, anticipant l’époque où un fort Saint-Louis véritable s’y dresserait…

L’Aiglon ne quittait guère son ami chaouanon, mais il était maintenant familier avec tous les gens de l’établissement, et ceux-ci, de leur côté, l’aimaient bien.

L’enfant était devenu le jeune camarade du commandant ; celui-ci semblait lui porter un intérêt tout spécial et s’occupait de lui autant que Nika.

Dès que les Français eurent terminé leur installation temporaire, ils reçurent la visite de plusieurs chefs de tribus amies ; confiants dans la protection des Blancs, ces tribus allaient s’établir dans les grandes plaines que dominait le rocher. C’était bien là ce qu’espérait Tonty, car il savait que l’intention de Cavelier de La Salle était d’attirer autour du fort les nations pacifiques, afin de pouvoir faire avec eux l’échange des vivres et la traite des fourrures.

La crainte des Iroquois, dont les hordes avaient jadis dévasté cette région, avait empêché ces Indiens d’y établir leurs bourgades, mais avec la protection du fort français, ils allaient revenir.

L’été se passa sans que l’on ait revu Cavelier de La Salle. L’inquiétude s’était calmée, cependant, car l’explorateur, remis de sa maladie, mais encore faible, avait remonté le Mississipi, à destination de Michillimakinac ; cependant la fatigue l’obligea à s’arrêter au fort Miami, d’où il avait envoyé un message à Saint-Louis des Illinois.

Plusieurs wigwams se dressaient maintenant au pied du rocher de l’Aigle ; l’Aiglon avait de nombreux jeunes compagnons qu’il étonnait toujours par ses prouesses de grimpeur, et par son agilité en sautant de branche en branche comme un grand oiseau sans ailes.

La petite colonie vivait de chasse et de pêche, attendant toujours le retour de La Salle.

Chaque soir, le jeune Illinois venait retrouver Tonty pour apprendre « sa phrase française » comme il l’avait promis au père Membré, et il était maintenant en état de soutenir une conversation ; son accent, aussi, s’était amélioré.

« Chef Tonty, dit-il, un soir, pourquoi gardes-tu toujours une de tes mains couvertes ?

— C’est parce que celle-là est une main de fer ; je la tiens gantée.

— Mais ta vraie main ?

— Je l’ai perdue par l’explosion d’une grenade, dans les guerres siciliennes.

— Tu es donc un grand guerrier ?

— Plutôt un voyageur qu’un guerrier, maintenant ; mais dis-moi, jeune Aiglon que signifie le beau tatouage que tu as sur la poitrine ?

— C’est l’emblème des chefs de ma tribu, dit fièrement l’adolescent ; mon père avait un tatouage semblable.

— Les chefs seulement ?

— Hé, les chefs et leurs fils ; quand j’aurai l’âge requis, je me ferai sacrer chef de la tribu.

— Quel est l’âge voulu ?

— Seize fois les douze lunes.

— Ah ? Mais, dis encore, toutes ces marques qui garnissent tes bras, tes jambes… des emblèmes de famille ?

— Non ; celles-là marquent des événements ; ainsi ce poisson indique que j’ai failli me noyer, et qu’il m’a fallu nager, nager, comme un vrai poisson !

— Et ces petites ailes dessinées sur tes chevilles ?

— Celles-ci, dit l’Aiglon en riant, rappellent un épisode : un jour, il y a deux ans, en voyage avec mes parents au pays des Chakasas, un Visage-Pâle qui connaissait mon père, fut étonné de mon agilité et il dit à père : « Ton fils ressemble au dieu Mercure » — « je ne connais pas ce manitou, dit père. — Non ? Et bien, c’est un dieu qui a les pieds ailés… quand il marche, il vole ! » Alors, père fit tatouer des petites ailes sur mes chevilles en souvenir de ce discours.

— Et cette autre marque sur ton bras droit ? Elle est rouge, celle-là, et les autres sont bleues !

— Celle-là n’est pas tatouée ; c’est une marque que je portais quand on m’a remis à ma mère.

— Ah ? Laisse-moi l’examiner, veux-tu ? »

L’Aiglon tendit son jeune bras nerveux : au-dessus du coude, un signe rougeâtre dessinait assez distinctement la lettre N en trois lignes brisées.

« C’est un signe étrange, on dirait une lettre, fit le commandant ; c’est très apparent sur ta peau d’Indien blanc !

— Tu me trouves blanc pour un Illinois, chef Tonty, et tu ne sais pas pourquoi ?

— Dis-le moi ?

— Mère m’a souvent raconté la chose : à ma naissance, j’étais, comme les autres, un papoose cuivré ; mais le Génie des airs m’a pris avec lui pour la durée de plusieurs lunes ; quand il me remit à ma mère, ma peau avait blanchi et il m’avait marqué au bras pour me retrouver plus tard.

— Quels antécédents merveilleux ! Il faudra les raconter au père Membré !

— Hé, et à chef La Salle… dis donc, chef Tonty, vont-ils bientôt venir ?

— Je le crois, mon ami, mais je n’en sais rien ; cependant, je pars demain pour Michillimakinac et j’espère revenir avec de bonnes nouvelles. »



L’Aiglon trouva l’enveloppe cousue dans sa ceinture.

XII

Le Lasso


Lorsque Tonty arriva à Michillimakinac, il eut la surprise d’y rencontrer Cavelier de La Salle et le père Membré, qui venaient d’y arriver après un arrêt de deux mois au fort Miami.

La Salle, encore pâle et d’apparence frêle, avait néanmoins repris ses forces. Il venait à Michillimakinac dans l’espoir de recevoir des renforts et de l’aide pour le futur fort Saint-Louis. Tonty allait attendre, avec lui, et ils repartiraient ensemble.

Cependant, un courrier ayant rapporté la nouvelle que les Iroquois préparaient une descente dans la région illinoise, La Salle renvoya Tonty avec instructions de faire commencer immédiatement la construction du fort et des palissades.

Lui-même resterait encore une quinzaine de jours, espérant toujours l’arrivée d’un message du gouverneur, puis, il irait les rejoindre avec le père Membré et les autres membres de l’expédition.

Tonty annonça cette bonne nouvelle, dès son retour à Saint-Louis, et ce fut une réjouissance générale. Il se garda bien de parler des Iroquois, mais il fit commencer tout de suite la construction des palissades et celle du fort.

Vers la fin d’un bel après-midi d’octobre, l’Aiglon, du haut de son promontoire, regardait les eaux assez calmes de la rivière à ses pieds, lorsque, de loin, il aperçut un canot qui longeait la côte ; il le fixa pendant quelque temps, puis, comme l’embarcation se rapprochait, il reconnut tout à coup les occupants. Il se précipita vers le sentier de descente, criant à tous et à chacun :

« Voici chef La Salle ! Voici père Membré ! »

Et continuant sa course, il atteignit le pied du gros rocher, fit un détour, prit le sentier allant vers la grève et arriva au bord de la rivière juste à temps pour voir aborder le canot !

La joie rayonnait sur son jeune visage, tandis que portant la main à son front, il saluait les arrivants. La Salle l’accueillit en ami, et il en fut de même des autres arrivants. Le père Membré le prit par les épaules, l’examina un moment, puis, avec un sourire paternel, il lui dit :

« Eh bien, jeune Aiglon, tu ne nous as pas oubliés, je vois !

— Non, bien sûr !

— Ah, tu prononces bien mieux ton français, maintenant !

— Hé, c’est que chef Tonty m’a fait apprendre bien des phrases… une chaque jour comme je te l’avais promis !

— Tant mieux ! Et maintenant, escaladons ce cap ; vois, nos deux chefs sont déjà en pourparlers et voici les Indiens qui viennent souhaiter la bienvenue à notre grand explorateur ! »

Avec l’arrivée de Cavelier de La Salle, les travaux du fort furent poussés activement et peu de temps après qu’il fut terminé, les abris temporaires enlevés, les palissades construites, l’on vit arriver de nombreuses familles indiennes, dont les wigwams vinrent augmenter le nombre des habitations de la petite colonie.

Du haut de son rocher. La Salle voyait à ses pieds, un village prospère, qui, au printemps, cultiverait le sol fertile de la plaine et dont les récoltes de maïs et de blé préviendraient tout danger de famine.

Les Iroquois ne vinrent pas les troubler, malgré la nouvelle qui avait hâté le retour de Tonty et l’arrivée de l’explorateur.

L’Aiglon demeurait dans le fort avec Nika, deux autres Indiens et les membres français de l’expédition.

Nul secours n’était venu de Québec. Le gouverneur Frontenac, rappelé en France, avait été remplacé par le chevalier de la Barre, et celui-ci, trompé par les ennemis de Cavelier de La Salle, refusa de lui envoyer des renforts et des vivres. Toutefois ce ne fut que plus tard que La Salle connut les intentions peu favorables du nouveau gouverneur.

Le père Membré pouvait maintenant causer facilement avec le jeune protégé du guide, car il faisait de rapides progrès dans la langue française ; de lui-même, il avait raconté à La Salle et au père, l’histoire de son enfance, de ses tatouages ; Nika, présent parfois à ces entretiens souriait un peu, mais ne disait rien.

Lorsque vint la saison hivernale, l’Aiglon dut endosser quelques vêtements : un pantalon de cuir, une tunique frangée lui furent confectionnés par une des squaws ; pour la neige, il chaussa des mocassins et sa jeune tête brune se coiffa d’un bonnet de fourrure, au lieu de sa parure de plumes…

Ainsi vêtu, et malgré la coupe indienne de ses hardes, il ne ressemblait guère à un Illinois !

Avec le consentement du chasseur, le religieux commença à l’instruire, à lui parler de religion, du Dieu des chrétiens, du baptême, du ciel… L’Aiglon écoutait avec intérêt, mais objectait toujours :

« Je suis fils de l’Aigle ; il me faut suivre la religion de mon père !

— L’Aigle du Rocher aurait peut-être été chrétien, disait le prêtre, s’il eût rencontré un missionnaire ! »

Mais le jeune garçon ne voulait pas se laisser convaincre.

Ses protecteurs français se demandaient s’ils ne devaient pas lui révéler le secret véritable de sa naissance, de son rapt… Mais Nika ne le voulut pas.

« Il est fier, ce petit, disait le chasseur ; il sera humilié de se savoir sans famille, sans nom, lui qui se croit fils d’un noble chef !

— Tu as raison, approuva La Salle, après une de ces discussions ; attendons qu’il soit un peu plus âgé ! »

Peu à peu, cependant, les leçons journalières du religieux commencèrent à fructifier dans cette belle mais sauvage nature ; il se mit à réfléchir ; il se demanda s’il ne devait pas, après tout, devenir, lui aussi, un chrétien, comme chef La Salle, chef Tonty… Un jour, il demanda au Chaouanon :

« Pourquoi, Nika, n’es-tu pas chrétien, toi ?

— Je n’ai jamais beaucoup songé à cela, mon gars ; vois-tu, j’ai presque toujours été en voyage… Plus tard, je le deviendrai, peut-être…

— Penses-tu, Nika, que le fils de l’Aigle puisse prendre la religion des Blancs ?

— Hé, pourquoi pas, s’il le désire ?

— Dans le pays des manitous, père ne serait pas fâché contre son Aiglon ?

— Non ; tu ne lui feras aucune peine.

— Alors, je vais y penser vraiment », dit l’enfant, que la grâce avait touché à son insu.

Vers le printemps, il demanda lui-même à être baptisé. Ce baptême ne pouvait être donné que sous condition, parce que l’adolescent était probablement déjà baptisé ; il voulait Nika pour parrain, mais celui-ci ne pouvait l’être, n’étant pas chrétien lui-même. Alors, ce fut Cavelier de La Salle qui servit de parrain, et une Algonquine récemment baptisée fut la marraine. On lui donna les noms de Robert-Henri, en honneur des deux commandants ; il devait porter le nom de Robert, mais pour tous, il continuait toujours d’être l’Aiglon Blanc.

Le père Membré essaya aussi de lui apprendre à lire, mais ce n’était pas chose facile que de tenir sagement à regarder un livre ce remuant jeune néophyte, et les résultats de cet essai ne furent pas brillants !

Quand vint l’été, l’Aiglon reprit son pagne et sa parure de plumes blanches, sauta plus que jamais d’arbre en arbre et perdit à peu près complètement l’apparence de civilisé qu’il avait acquise durant l’hiver.

Un jour, le père Membré lui dit, montrant une espèce de petite enveloppe en cuir :

« Robert, jeune Aiglon Blanc, j’ai ici quelque chose pour toi ; dans cette enveloppe se trouve un papier sur lequel j’ai écrit, mot à mot, le récit de ta petite enfance. J’ai signé ce papier et je l’ai fait signer par ton parrain, par chef Tonty, et même Nika y a fait sa croix. Garde ceci, ne t’en sépare jamais ! On ne connaît pas l’avenir, cela peut te rendre service.

— L’Aiglon te remercie, père ; mais penses-tu que je pourrais un jour oublier ce que je t’ai moi-même raconté ?

— Non, je ne crois pas ; néanmoins, je te demande de garder cet écrit. Où pourrais-tu le mettre ?

— À ma ceinture ; on pourrait l’y attacher.

— J’ai pensé à cela, dit le père ; cette enveloppe de cuir n’est pas plus large que ta ceinture ; je vais la coudre à l’intérieur, où elle ne te nuira pas.

— Alors, père, l’Aiglon gardera les lignes écrites par toi… Plus tard, il saura lire… il les lira lui-même !

— Je l’espère, bien, mon garçon ! »

Après avoir à maintes reprises parlé de la véritable histoire de l’Aiglon Blanc, ses amis avaient décidé d’attendre encore avant de lui révéler son origine, mais le père Membré, convaincu qu’il était de son devoir de donner à cet enfant le récit véridique de son enfance, eut l’idée d’écrire cette déclaration et de la faire signer par le chasseur, puis par La Salle et par Tonty ; lui-même, en signant, attestait l’authenticité des trois autres signatures.

Le lendemain, à son réveil, l’Aiglon trouva l’enveloppe de cuir solidement cousue dans sa ceinture.

Les Iroquois n’avaient pas fait de descentes dans la colonie illinoise, mais il y en avait quelques-uns dans les environs ; des vivres étaient volés, un papoose avait disparu ; des curieux rôdaient aux environs et semblaient épier les agissements des Français. La Salle donna l’ordre de faire partout le guet et de hausser les palissades. L’Aiglon considérait toujours l’Iroquois comme son ennemi personnel, et il faisait sa part de surveillance, grimpant dans les arbres d’où il dominait l’extérieur des fortifications et pouvait découvrir les espions.

Trois Iroquois avaient ainsi été découverts par lui ; on s’en empara et ils furent traduits devant La Salle, qui leur fit des menaces, mais jugea bon de ne pas les garder captifs, vu qu’ils juraient n’avoir que des intentions pacifiques.

Quelques jours plus tard, l’Aiglon, juché sur une haute branche, aperçut un Sioux qui rôdait, une longue corde enroulée comme une roue autour de son bras ; pour le voir davantage, il s’avança sur une branche plus basse mais dominant la palissade… Un cri lui fit tourner la tête… Un instant plus tard, un lasso l’encerclait, ses deux bras se trouvaient pris le long de son corps, et il fut tiré lestement et adroitement de manière à tomber dans les bras tendus d’un Iroquois qui se tenait non loin de la palissade ; il voulut se débattre, crier… mais en un clin d’œil il fut bâillonné, bras et jambes liés, et jeté sur les épaules de l’un des Indiens qui l’emporta comme un paquet…



En voyant les chutes, il se rappela la légende…

XIII

Captif


Ce fut une stupeur générale au fort Saint-Louis lorsqu’on s’aperçut de la disparition de l’Aiglon. L’adolescent n’avait jamais cherché à s’éloigner et il ne comptait, dans la petite colonie, que des amis. La Salle et Tonty organisèrent des battues dans toutes les directions et Nika conduisait les recherches.

Le père Membré, désolé de la nouvelle et très inquiet de son néophyte, priait Dieu de le protéger.

Après plusieurs jours de vaines recherches, l’on crut à un accident… L’enfant avait dû tomber dans quelque gouffre, ou dans la rivière, peut-être… Pourtant, cette dernière hypothèse n’était guère probable : l’Aiglon Blanc nageait comme un poisson !

« Quelle est ton opinion, Nika ? » demanda LaSalle, voyant le chasseur sombre et inquiet et en proie à une nervosité dont il n’avait pas l’habitude. « Que penses-tu qu’il soit arrivé à l’Aiglon ?

— J’ai d’abord cru à un accident, chef : je me disais : le petit est sans doute tombé ; il a tellement l’habitude de grimper au faîte des arbres, il ne connaît pas le danger ; il a dû se fracturer un membre… ou il est inconscient… Mais aucun des Indiens, ni personne ici ne l’a vu ; malgré les recherches, il n’y a de lui nulle trace. Alors…

— Alors, fit Tonty, tu crois à une fuite ?

— Non, non, pas une fuite ! L’enfant nous aime bien, et il est trop franc pour s’enfuir… Mais son adresse à repérer les Iroquois lui a peut-être été funeste !

— Tu penses, s’écria le père Membré avec émotion, qu’il a pu être tué par les Iroquois ?

— Pas tué, peut-être, mais à coup sûr, enlevé !

— Enlevé ? Mais comment ? reprit La Salle. Qui l’a vu en dernier ?

— Un gamin miami ; il l’a vu grimper dans un chêne près des palissades…

— Je ne vois pas, dit LaSalle, comment un Iroquois pouvait le déloger de là, sans le faire tomber en dedans de nos murs… Mais alors il aurait été vu !

— Je ne puis rien expliquer, dit tristement le chasseur ; je suis convaincu que c’est là une vengeance des Iroquois, mais nous sommes impuissants ! Comment savoir où diriger nos recherches ?

— Et en ce moment, reprit La Salle, aucune tribu hostile n’a été signalée dans les environs !

— Chef, je te demande deux semaines d’absence pour essayer de retrouver l’Aiglon Blanc ! Si, au bout de ce temps, Nika n’a pas reparu, c’est qu’une flèche ennemie l’aura refroidi pour toujours !

— Certainement, j’autorise cette absence, répondit l’explorateur. Nous sommes tous désolés de la disparition de ton protégé ; j’espère que tu vas le retracer et nous le ramener ! Quand comptes-tu partir ?

— Tout de suite, répondit le chasseur.

— Veux-tu que je te donne un compagnon ?

— Non, repartit le guide, j’irai seul ! »


Tandis que les occupants du fort Saint-Louis se désolaient de sa disparition, et que Nika partait à sa recherche, l’Aiglon Blanc, porté par son ravisseur, était amené bien loin, dans l’épaisseur de la forêt, où on le déposa sur le sol. Là, afin de lui permettre de respirer davantage, on lui enleva le bâillon. « Si tu cries, fit l’Indien, en illinois, je te le mettrai de nouveau ! »

L’Iroquois et le Sioux convinrent ensemble de détacher les jambes du captif afin qu’il pût marcher, mais ses bras restèrent liés avec des lanières de cuir dont un des bouts était solidement ficelé au poignet brun de l’Iroquois.

« Marche ! » ordonna celui-ci.

L’Aiglon comprenait maintenant plusieurs langues indigènes ; la colonie du fort Saint-Louis, composée de diverses tribus, lui avait rendu familiers plusieurs idiomes qui se rapprochaient beaucoup du langage des Sioux et des Iroquois. Cet enfant, élevé à mépriser la crainte et les craintifs, n’eut pas un moment de panique ; il demeura calme, silencieux, sachant qu’on l’avait enlevé par vengeance, et bien décidé de faire l’impossible pour s’évader ! Contre la force de ces hommes, il fallait user de ruse… Comment déjouer leurs plans ?

« Si je pouvais, se disait-il, couper mes liens, au moyen des arbres je pourrais bien leur échapper… » Mais regardant sa ceinture, il s’aperçut avec stupeur que la gaine seule de son couteau s’y trouvait… Le couteau lui-même, le tomahawk, partis ! « Tombés, probablement, se disait-il, pendant que j’étais renversé sur l’épaule de l’Iroquois, celui-ci ayant couru pour une assez longue distance. »

Néanmoins, il ne perdit pas courage ; il continua de marcher en silence, cherchant à remarquer dans la forêt des points de repère, car il était confiant de recouvrer plus tard sa liberté.

Après plusieurs heures de marche, les Indiens s’arrêtèrent à une cache dans une partie très dense d’un second grand bois.

Ils firent du feu, préparèrent de la nourriture, puis l’un d’eux s’installa pour manger juste à l’entrée de la caverne. L’autre, déliant les bras du captif, lui dit :

« Viens manger, mais si tu cherches à fuir, je t’assomme ! »

L’Aiglon avait faim ; il se leva, étira ses bras endoloris, s’approcha de l’Iroquois et se mit ensuite à dévorer avidement la rude nourriture qu’il partageait avec ses ravisseurs. Le soir était venu ; les Indiens se préparèrent à passer la nuit dans la cache. L’Aiglon, fatigué, s’étendit sur le sol et ferma les yeux ; sa main chercha par terre quelque chose qui pût le couvrir ; il ne trouva que deux grandes branches, encore chargées de feuilles, qu’un des hommes avait jetées là ; il les tira à lui, en guise de couverture, et s’endormit bientôt profondément.

Lorsqu’il ouvrit les yeux, les deux Indiens dormaient encore ; une faible lumière d’aube pénétrait par l’entrée de la cache, où le Sioux était couché. L’Aiglon vit sa chance ! Il s’avança avec précaution, enjamba par-dessus le dormeur, et s’esquiva rapidement… Mais l’Iroquois l’avait vu, et, plus vif que l’éclair, il se précipita derrière l’Aiglon avant que celui-ci ait pu se hisser dans un arbre ; saisissant un gourdin, il en asséna un coup formidable sur la tête de l’adolescent, qui tomba, étourdi, puis perdit complètement connaissance.

« L’as-tu tué ? demanda le Sioux.

— Non ; étourdi seulement ; c’est aussi bon, il s’éveillera dans un autre pays et ne saura plus se retrouver !

— Que veux-tu en faire ? Le vendre comme esclave ?

— Peut-être, si le chef n’en veut pas.

— Pourquoi n’avoir pas capturé plutôt un Visage-Pâle ? Celui-ci est un Illinois.

— Je voulais me venger des Visages-Pâles et j’ai besoin d’un captif pour le chef. Ce petit reluqueur fera l’affaire, c’est un protégé des Français !

— Plutôt un protégé de Nika, le Chaouanon… Un Miami m’a dit que c’était comme son fils ; c’est un homme dangereux !

— Bah ! Qui nous a vus ? Personne ne sait ce qui est arrivé, le gamin ne retournera jamais là-bas et dès ce soir, nous serons loin ! Le canot est-il prêt ?

— Hé, à moins d’une demi-lieue d’ici. Partons tout de suite. »

Les Indiens se remirent en route, portant à tour de rôle l’Aiglon toujours inconscient. Ils trouvèrent leur canot à l’endroit convenu, y couchèrent leur prisonnier, puis poussèrent l’embarcation sur les eaux miroitantes de la rivière. Leurs avirons rapides eurent bientôt couvert une assez longue distance ; ici, la rivière Illinois se rétrécit et le canot, décrivant les courbes d’un étroit canal, pénétra dans le territoire des Miamis.

L’Aiglon n’avait pas bougé, mais sa respiration était forte et régulière. Le Sioux le porta à terre où il resta couché ; les ravisseurs alors lui délièrent les jambes et lui mirent de l’eau froide sur la tête… L’Aiglon ouvrit les yeux :

« Où suis-je ? » demanda-t-il.

Personne ne répondit. Il vit ses ennemis occupés à manger ; il se rappela tout ce qui s’était passé et chercha à marcher, chancelant un peu, car il était devenu faible et la tête lui faisait mal. Il vit qu’une plus longue lanière de cuir liait son poignet à celui de l’Iroquois et qu’aucune fuite n’était possible… S’asseyant alors sur un tronc d’arbre, il attendit.

« Mange ! » lui dit le Sioux, apportant de la nourriture et de l’eau.

L’Aiglon fit voir ses mains liées…

Le Sioux libéra une de ses mains et le pauvre enfant put manger un peu, et surtout boire de l’eau rafraîchissante, car sa soif était extrême.

Le repas fini, on se mit en route à travers la forêt ; l’Aiglon, quoique faible, pouvait marcher, bien que sa tête le fît affreusement souffrir. Pendant plusieurs jours, on voyagea ainsi, par étapes, dans le bois touffu… le bras du prisonnier toujours attaché au poignet de son ravisseur. Il ne parlait pas, répondait par signes et ne faisait pas mine de comprendre la conversation des deux hommes ; mais, en réalité, il savait ce qu’ils disaient : si le chef iroquois n’en voulait pas, on devait le vendre comme esclave… Lui, fils de l’Aigle… esclave ! Jamais ! Plutôt mourir ! Ah ! s’il pouvait envoyer un message au fort Saint-Louis ! S’il pouvait laisser savoir à Nika où il se trouvait, comme il serait vite libéré ! Chef La Salle, chef Tonty, comme ils auraient vite fait de punir les ravisseurs et de le ramener au fort ! Mais, où était-il ? L’enfant n’en savait rien. Plusieurs jours s’étaient passés ; par ce que disaient ses ennemis, il savait qu’il avait voyagé en canot…

Le père Membré lui avait appris une courte prière ; depuis son baptême, il la disait chaque jour, tel qu’il l’avait promis au bon religieux ; cette prière, et le signe de la croix, constituaient son petit bagage de piété. En lui-même, à ce moment, il répéta : « Dieu des chrétiens, mon Dieu à moi, gardez l’Aiglon de tout mal et faites-lui trouver un jour une famille véritable. » L’Aiglon se demandait parfois pourquoi le père lui faisait demander cela, puis, sans questionner, il se dit qu’il serait un jour un homme, il aurait son wigwam, sa famille, et c’était pour cela qu’il implorait la protection du Dieu de sa foi nouvelle.

Le voyage continuait toujours… Enfin, un jour, au début de septembre, les eaux du grand lac Érié leur apparurent.

Jusqu’à présent, ils n’avaient rencontré que quelques Indiens, ici et là, dans le cours de leur trajet. Comme l’on n’était pas en temps de guerre, personne ne les avait molestés. Ici, sur les bords du lac immense, de nombreuses bourgades étaient établies. Les deux ravisseurs firent des échanges avec les indigènes, fumèrent avec eux un calumet d’amitié et reçurent un canot et des avirons.

« Et ce jeune garçon ? demanda un des Ériés à l’Iroquois.

— Fils d’un ami, mentit l’Indien ; il est orphelin, je vais l’adopter. »

Les yeux de l’Aiglon brillèrent de colère. Mais l’Iroquois continua :

« Il ne comprend pas, c’est un Chaouanon, et il a l’esprit un peu dérangé, c’est pourquoi il faut le tenir captif… jusqu’à l’arrivée.

— Un bel adolescent, c’est dommage ! »

L’Aiglon vit qu’il serait inutile de parler ; il suivit les deux hommes jusqu’au canot et s’y plaça ; dès qu’on fut dans les grandes eaux, la courroie qui le retenait par le poignet fut enlevée. La traversée fut longue et houleuse ; ce ne fut qu’au soir que l’on put atteindre l’autre rive, où l’on passa la nuit. L’Aiglon, de nouveau en laisse, put cependant manger et dormir ; ses forces étaient revenues et sa tête ne le faisait plus souffrir. Mais combien il détestait ces Peaux-Rouges qui l’avaient capturé ! Combien il regrettait d’être impuissant à leur échapper, à leur résister, n’ayant ni armes, ni même l’usage de ses deux bras…

Après un jour et une nuit de repos, ils reprirent le canot et remontèrent la rivière Niagara… Lorsqu’ils furent en vue de l’immense cataracte, l’Aiglon ne put retenir un cri d’étonnement…

« Hé, tu te réveilles enfin, dit haineusement le Sioux, la grande chute te fait ouvrir les yeux et la bouche ! »

L’Aiglon ne répondit pas ; il contemplait cette merveille de la nature et soudain, il se rappela la légende que l’Aigle lui avait jadis racontée, au sujet de cette chute[16]… légende il était question d’une princesse, d’un ogre et d’une race de mangeurs d’hommes…

On atterrit et on fit un long portage, les Indiens, cette fois, portant le canot ; après une journée de marche, on arriva sur les bords du lac des Iroquois[17].

En apprenant, par les paroles des Indiens, le nom de ce lac, l’Aiglon Blanc eut une sensation de désespoir… Qu’allait-il faire, lui, pauvre enfant, en pays ennemi, sans un seul protecteur ?


Garakonon, le loup Noir.

XIV

Chez les Onéidas


Le canot portant les deux Indiens et leur prisonnier remonta les eaux agitées du lac des Iroquois, longeant à faible distance ses rives inégales, bordées de forêts impénétrables. À un certain endroit, il se fit une éclaircie dans l’épaisseur des bois, et le canot atterrit en face d’un étroit sentier battu. L’Aiglon fut de nouveau lié au bras de l’Iroquois et l’on gravit une montée.

On se trouva alors en vue d’un grand village, où les wigwams se dressaient assez près les uns des autres. De nombreux Indiens circulaient dans ce bourg. Ils aperçurent les arrivants et leur crièrent la bienvenue.

L’Iroquois les salua de la main, le Sioux en fit autant.

« Salut, le Corbeau, fit l’un des villageois ; tu ramènes un prisonnier ?

— Hé ; c’est pour le chef.

— Vas-tu le lui conduire tout de suite ?

— Bien sûr.

— Et cet étranger, un Sioux ? Où va-t-il ?

— Celui-ci m’a aidé ; il vient avec moi chez le chef. »

L’Aiglon Blanc comprenait tout ; il se demanda si ce chef parlerait illinois, et s’il ne devait pas dévoiler qu’il était lui-même fils de chef… Peut-être le traiterait-on mieux en le sachant…

Il suivit ses ravisseurs à travers le village ; Indiens et Indiennes, gamins, enfants, tous le dévisageaient avec curiosité.

Rendus au wigwam de Garakonon, le Loup Noir, celui-ci sortit et regarda les arrivants :

Le Corbeau porta la main à son front :

« Grand chef, dit-il, j’ai jadis encouru ta disgrâce ; tu m’as demandé une preuve de ma loyauté et tu m’as envoyé comme espion sur les bords de la rivière Illinois, pour y connaître les dispositions des Visages-Pâles et la force de cette colonie.

— Hé, dit le chef ; et qu’as-tu fait, qu’as-tu appris ?

— Je n’ai pu pénétrer à l’intérieur des palissades, mais mon camarade Sioux se servit pour moi de son lasso, et je me suis emparé d’un prisonnier qui demeurait dans le fort. Il pourra te renseigner et te servir ensuite d’esclave ! »

Le chef regarda l’Aiglon, qui se tenait droit et raide, ne manifestant ni crainte, ni étonnement.

« De quelle nation est ce captif ?

— Chaouanon, répondit le Corbeau.

— Il doit alors comprendre l’illinois », dit le Loup Noir, intéressé par l’apparence du jeune prisonnier.

« Ton nom ? » fit-il, en illinois.

L’Aiglon regarda le chef, porta la main à son front, et répondit sans embarras :

« L’Aiglon Blanc, Illinois, fils du chef Aquipanetin, l’Aigle du Rocher, époux de La Taupine.

— Où sont tes parents ?

— Partis, tous les deux, au pays des manitous.

— Ton âge ?

— J’ai vu treize fois tomber les feuilles.

— Que faisais-tu avec les Visages-Pâles ?

— Je suivais mon protecteur, un guide chaouanon.

— Grand chef, intervint le Corbeau, ce garçon est d’une agilité extraordinaire, il te fera un esclave précieux.

— Hé, dit Garakonon avec un sourire ambigu, il me faudrait un esclave… »

L’Aiglon porta de nouveau la main à son front :

« Je suis fils de chef, dit-il, montrant fièrement le tatouage sur sa poitrine. Je demande au Loup Noir de me faire mourir plutôt que de me mettre en esclavage.

— Tu es blanc pour un Illinois, dit Garakonon.

— Hé, c’est que, étant papoose, le Génie des airs m’a gardé avec lui pour la durée de plusieurs lunes ; quand il me remit à mes parents, ma peau cuivrée avait blanchi !

— Le Génie des airs, dis-tu ? Et quel don, alors, t’a-t-il accordé ?

— L’agilité. Mets-moi à l’épreuve !

— Tu ne chercheras pas à fuir ?

— Non, foi de chef », dit gravement l’adolescent.

Un énorme pin étalait au-dessus d’eux sa riche verdure résineuse, mais les branches du bas avaient été coupées jusqu’à une hauteur considérable. Garakonon dit au Corbeau :

« Coupe ses liens !

— Il va se sauver, grand chef ! » objecta celui-ci.

Le captif le regarda avec mépris. Le chef saisit ce regard. Il dit à l’Iroquois :

« Obéis ! » Puis il continua : « Aiglon Blanc, j’ai foi en ta parole, je sais que tu ne chercheras pas à fuir. Peux-tu, pour me prouver ton agilité, atteindre ces hautes branches ? »

L’Aiglon regarda l’arbre, passa la main sur son poignet libéré, s’éloigna un peu pour prendre son élan, et, comme sur les cocotiers de la Louisiane, il courut et fit quelques pas sur le tronc vertical, puis, l’encerclant de ses bras et se cramponnant à l’écorce, il se hissa graduellement et finit par atteindre les branches. Là, il se jucha sur l’une d’elles, se retourna, regarda le Loup Noir et le salua ; puis, revenant vers le tronc, il s’y laissa glisser un peu, et sauta ensuite sur le sol d’une hauteur vraiment remarquable. Il se tint alors debout devant le chef et attendit.

Celui-ci était aussi étonné que l’avait jadis été Cavelier de La Salle. Il dit au jeune athlète :

« Je crois que le Génie des airs t’a, en effet, accordé le don d’agilité ! Tu n’as jamais peur en faisant ces sauts périlleux ?

— Le fils de l’Aigle ne connaît pas la peur », répondit fièrement l’Aiglon.

Le chef se retourna vers l’Iroquois et le Sioux :

« J’ai dit, déclara-t-il, qu’il me fallait un esclave… Ce Sioux fera bien l’affaire !

— Mais, chef, protesta l’Iroquois, je…

— Tais-toi, Corbeau, dit Garakonon. Je t’ai envoyé en mission pour éprouver ta bravoure, dont j’ai toujours douté. Qu’as-tu fait pour prouver ta valeur ? Avec le secours d’un autre, tu as réussi à capturer… un guerrier ? Non ! Un enfant ! Deux hommes forts et armés contre ce petit ! Le Sioux va rester ici comme esclave ; toi, poltron, tu es chassé de la bourgade sous peine d’y trouver la mort… Tu as failli à ta mission, tu es indigne de séjourner parmi les braves !

« Et toi, Aiglon Blanc, fils de chef, tu ne seras jamais esclave, mais il te faudra rester en ce pays ; je t’y laisserai libre si tu me donnes ta parole de ne pas chercher à t’enfuir.

— Pour combien de temps, grand chef, dois-je faire ce serment ?

— Pour six fois les douze lunes. Tu seras alors un homme, un brave, je le pressens, et tu pourras, si tu le désires, comme je l’espère, devenir un des nôtres ; mais tu seras libre de partir si tu le veux !

« D’ici là, se dit le Loup Noir, cet enfant sera sûrement devenu un Iroquois, et il nous gardera ainsi la protection du Génie des airs ! »

L’Aiglon resta un moment silencieux… C’était une longue captivité ! Mais que pouvait-il, seul, contre la tribu ? Levant fièrement la tête et désignant de la main l’aigle tatoué sur sa jeune poitrine, il dit gravement :

« L’Aiglon remercie le grand chef de sa clémence ; il jure par le grand Aigle, son père, de ne pas s’enfuir du pays des Onéidas pour le temps fixé. L’Aiglon Blanc est triste d’être séparé de ses protecteurs, mais le Génie des airs lui trouvera sans doute un gîte ! »

Tandis que cette scène sensationnelle se déroulait devant la demeure du Loup Noir, un attroupement considérable s’était formé et chacun semblait anxieux de voir ce captif si peu banal. Lorsque le Sioux fut déclaré esclave, les Indiens le saisirent, le rouant de coups, et lui liant les mains derrière le dos, ils le poussèrent vers l’abri des serviteurs du chef. Le Corbeau chercha à s’esquiver sans être remarqué, mais il fut poursuivi par une bande de jeunes qui le chassèrent à coups de pierres et de bâtons.

À ce moment, une Indienne s’avança vers Garakonon :

« Grand chef, lui dit-elle, tu sais que mon fils a été massacré par les Nez Percés, il y a deux ans ; je te demande de me donner ce jeune Illinois que je désire adopter.

— Tu traiteras bien, dit le chef, ce protégé du Génie des airs, tu le soigneras comme ton fils ?

— Hé, répondit la femme, je le traiterai de mon mieux.

— Alors, Aiglon Blanc, fit le Loup Noir, tu as maintenant un wigwam et une mère. Garde bien ta parole et il ne te sera fait aucun mal ; je désire que tous ici te traitent en frère ! »

L’Aiglon remercia le chef, salua de nouveau de la main et suivit sa nouvelle protectrice…

À cette même époque, dans l’enceinte du lointain fort Saint-Louis des Illinois, Nika, le chasseur chaouanon, revenant, triste et découragé, de sa vaine randonnée de recherches, faisait voir au père Membré, à La Salle et à Tonty, le couteau de chasse de l’Aiglon, ramassé dans la brousse, à l’orée d’une grande forêt, en face du territoire miami et à une courte distance de la rivière… L’évidence s’imposait… l’Aiglon Blanc avait été victime d’un enlèvement !



On dansa autour d’un grand feu…

XV

Lachine


L’Iroquoise Katéri, une cousine du brave et illustre Garakontié, se montra vraiment bonne pour cet adolescent que le sort lui avait envoyé. Elle s’y attacha bientôt, voyant son intelligence et sa franchise ; elle ne se lassait pas d’admirer sa force, sa belle apparence : « Le Génie des airs le protège, celui-là, se disait-elle, nul malheur ne saurait l’atteindre. »

L’Aiglon, très malheureux au début, finit par se faire à cette existence en pays iroquois ; il se prit d’une certaine affection pour cette femme qui s’occupait si bien de lui et qui lui rappelait un peu le souvenir de sa mère illinoise ; il lui en parlait parfois, et aussi de l’Aigle, et de leur hutte en pays lointain, dont un totem gardait l’entrée ; il lui dépeignait les arbres géants et les fleurs éclatantes de ce pays sans neige… Il songeait bien souvent à ses amis de Saint-Louis des Illinois, et Katéri s’intéressait à tout ce passé de son fils adoptif ; il lui décrivait le fort et l’immense rocher, lui parlait de chef La Salle, de Tonty à la main de fer, de Nika son protecteur et aussi du bon père Membré. Son cœur était plein d’affection et d’attachement pour ces amis d’hier dont il devinait l’anxiété à son sujet, mais il n’avait pas quatorze ans… On ne peut rester toujours triste à cet âge… Alors, il adopta peu à peu les habitudes de la tribu des Onéidas, se fit des jeunes amis et partagea leurs plaisirs et leurs jeux, continua à faire des prodiges d’agilité, et, en somme, n’était pas trop malheureux. Il avait acquis la certitude que la dévastation du pays des Illinois avait été l’œuvre de trois nations iroquoises : les Agniers, les Onontagués et les Sénécas, et ceci avait grandement contribué à lui faire accepter la vie chez les Onéidas, qui n’avaient pas pris part aux attaques contre l’Aigle.

Une chose le chagrinait : il craignait d’oublier la langue française, qu’il avait été si joyeux d’apprendre ; il ne manquait pas de répéter matin et soir la petite prière que lui avait apprise le bon religieux, ce qui avait le double résultat de lui rappeler sa foi chrétienne, tout en lui faisant retenir quelques mots français.

Un jour, il aperçut un missionnaire dans la bourgade.

Il s’empressa d’aller lui parler, et le jésuite, surpris de l’entendre s’exprimer en français, ne manqua pas de s’intéresser à ce jeune Indien blanc, qui, malgré son allure de non-civilisé et sa parure de plumes blanches, avait une personnalité si différente de celle des autres indigènes de cet âge. Il se fit raconter son histoire, et chercha à faire revivre dans l’âme de l’adolescent les notions chrétiennes implantées par le bon franciscain, notions qui s’estompaient un peu dans la jeune mémoire de l’Aiglon Blanc. Malheureusement, le missionnaire ne séjournait pas dans ce bourg, où il ne comptait qu’un très petit nombre de catéchumènes, mais il y revenait de temps en temps et ne manquait jamais de revoir son nouvel ami. Ces conversations empêchèrent l’Aiglon d’oublier son français.

Les années passèrent ; l’adolescent était devenu un jeune homme grand et musclé ; une petite moustache se dessinait sur sa lèvre supérieure, ce qui étonnait chez un Indien ; mais son apparence un peu étrange dans le milieu où il se trouvait, ses goûts et ses aptitudes différentes des autres, tout cela s’attribuait sans contredit au Génie des airs.

Un autre chef de tribu avait remplacé le Loup Noir, mort de petite vérole, l’année précédente. Il se nommait l’Orignal, était d’une nature cruelle et belliqueuse, haranguait souvent les jeunes guerriers et cultivait en eux la haine des Visages-Pâles.

On ne voyait plus le missionnaire dans la bourgade ; pour plaire au nouveau chef, les Onéidas avaient chassé la Robe Noire !

L’Aiglon, cependant, aurait bien désiré parler au prêtre ! Il se faisait, dans l’esprit du jeune homme, un travail qui le rendait nerveux et mécontent de lui-même. Un atavisme inconscient le portait à des aspirations autres que celles des jeunes Indiens de son âge. L’approche de la fin de ses années d’exil le faisait réfléchir… Qu’allait-il faire alors ? Quitter les Onéidas ? Bien sûr ! Mais où irait-il ? Son désir le portait vers le fort Saint-Louis, où il revoyait par la pensée la rude et bonne figure de Nika, le visage sérieux de La Salle, le front songeur de Tonty et le sourire paternel du père Membré… Mais où étaient-ils, ceux-là, maintenant ? Durant ces longues années, personne, dans ce bourg iroquois, n’avait pu lui en donner des nouvelles, sauf, tout dernièrement, un jeune Miami, de passage, qui lui avait appris que la colonie était presque déserte, que les chefs français étaient tous partis avec leur guide depuis déjà longtemps ! Alors, inutile d’y songer. Retourner à la lointaine hutte paternelle ? Après cette longue absence, existait-elle encore ?

Les quelques mois vécus dans le fort, avec les Français, avaient laissé en lui un sentiment qu’il se reprochait amèrement comme un manque de loyauté envers sa race : il n’éprouvait plus de fierté d’être un Illinois ! Il avait senti naître en lui un regret inavoué de ne pas appartenir à la race blanche ! Durant son adolescence, les enseignements paternels avaient inculqué en lui l’idée de la supériorité de sa nation : « Les Peaux-Rouges, les Illinois surtout, étaient la race par excellence, les autres, des races inférieures ! » Mais l’expérience lui avait démontré le contraire ; il n’en parlait à personne, mais il se sentait d’une nature différente de celle des Peaux-Rouges ; leur cruauté le révoltait, leur fourberie lui semblait méprisable…

Quant à ce qui concernait l’Aigle lui-même, le jeune homme vénérait sa mémoire, mais il ne trouvait dans son cœur, pour La Taupine, qu’un faible souvenir affectueux… Et s’il songeait parfois au bonheur conjugal, c’était pour rêver d’une femme blanche qui ne ressemblerait aucunement ni aux jeunes Iroquoises qu’il voyait dans son village, ni à celle qui avait bercé son enfance et qu’il appelait sa mère… Ah ! comme il se reprochait ces pensées déloyales qui l’obsédaient !

Personne autour de lui ne se doutait du travail intérieur qui se poursuivait derrière le beau front de l’Aiglon Blanc. Ses camarades l’aimaient bien, le craignaient un peu ; étant superstitieux, ils attribuaient au Génie des airs sa force et son agilité, et se gardaient d’encourir sa colère. Les anciens l’admiraient et comptaient bien qu’il allait rester dans la tribu, décidés, même, à le créer plus tard leur chef, afin de l’empêcher de les quitter.

Le nouveau chef n’était pas aimé, mais on le craignait. Poursuivant ses ambitions cruelles, il venait de se liguer avec ses voisins, les Iroquois onontagués, et l’on avait décidé l’extermination des Visages-Pâles ; en plusieurs descentes concertées et soudaines, on irait les massacrer et brûler leurs villages…

On convoqua une grande assemblée et des discours enflammés allumèrent chez ces barbares une fureur sanguinaire ; on offrit des sacrifices à Agrescoué[18], on leva la hache de guerre, on dansa autour d’un grand feu, on entonna des chants de carnage… L’attaque fut décidée pour les premiers jours des moissons[19]. On se réunirait deux jours à l’avance, pour fixer les derniers détails !

L’Aiglon était atterré… Les Visages-Pâles, les Français… ses amis ! Ah non ! Il ne se joindrait pas à leurs ennemis ! Ses années de captivité sur parole allaient finir… il partirait, il irait avertir les Blancs de l’attaque projetée ! Mais, où irait-il ? Il ne savait pas où les Iroquois allaient se lancer ! Alors, il fallait user de ruse, feindre de partager les idées de la tribu afin de connaître leurs projets… C’était la seule manière d’enrayer, si possible, leurs plans diaboliques !

Le lendemain, ses amis vinrent le chercher pour la réunion finale ; les guerriers étaient en nombre considérable. Harangués par leur chef, Onéidas et Onontagués jurèrent de nouveau l’extermination des Français. Pour cette incursion, on partirait en canot par le lac des Iroquois, atteignant ensuite le fleuve Saint-Laurent où il s’élargit et prend le nom de lac Saint-Louis ; rendus à Laprairie, on se trouverait juste en face du village de Lachine, prospère et populeux… C’est par cet endroit qu’on allait commencer !

L’Aiglon se joignit aux jeunes guerriers, convoqués pour le lendemain matin ; en honneur de l’exploit projeté, les hommes avaient tous la figure bariolée de noir, de rouge et d’ocre ; ils étaient presque nus, et portaient à leur ceinture des tomahawks, des couteaux, des flèches, enfin tout l’attirail des armes indiennes.

« Ta face n’est pas décorée, l’Aiglon, lui dit un camarade, pourquoi ?

— Défense du Génie des airs, répondit laconiquement celui-ci.

— Hé, c’est vrai ! J’avais oublié… Mais tu es armé ?

— Hé, bien armé, je te le jure !

— Viens-tu dans mon canot ?

— Si tu veux ; nous serons plusieurs ?

— Huit. Le manitou nous favorise, le temps est lourd et chaud, la nuit prochaine sera noire… l’orage s’en vient…

La troupe partit à l’aube ; elle se composait de plus de mille guerriers, répartis en groupes de dix, vingt ou trente hommes. Les nombreux canots suivirent le trajet convenu ; vers le soir, ils avaient traversé le lac Saint-Louis et glissaient furtivement leurs embarcations le long des rivages boisés de Lachine. Ils atterrirent, cachèrent leurs canots dans les broussailles et disparurent dans l’épaisseur de la forêt.

Le plan d’attaque avait été convenu d’avance ; les guerriers, divisés par groupes, se chargeraient chacun d’un certain nombre de maisons du village ; chaque groupe avait son chef qui devait commander. On attendrait le milieu de la nuit et on se glisserait vers les habitations ; à un signal donné, on foncerait, tous à la fois, sur la population endormie.

L’Aiglon, à cause de la rapidité de ses mouvements, fut assigné à la maison la plus éloignée.

« Tu cours si vite, dit le chef iroquois, et tu es si agile ; tu vas pouvoir bien nous aider ! C’est pourquoi je t’envoie au plus loin !

— Si tu veux, dit l’Aiglon, je puis partir un peu d’avance et voir où il faut commencer…

— Attends la nuit noire, il ne faut pas que tu sois vu !

— Hé, j’attendrai ; vous me suivrez de près, je suppose ?

— Tu peux être sûr de cela ! »

La chaleur était suffocante ; les nuages s’amoncelaient, l’orage éclata avec violence… les éclairs, le tonnerre, la grêle, la pluie torrentielle…

« Ce sera bientôt l’heure, Aiglon Blanc », murmura le chef du groupe, croyant le jeune homme près de lui… Mais celui-ci était déjà parti ; ses yeux perçants lui avaient fait trouver un sentier conduisant au grand chemin ; il marchait à pas rapides, puis se mit à courir, pour arriver à temps et avertir les Blancs du danger… Par cette nuit d’orage, le chemin était désert… Voici que les maisons commençaient à être plus rapprochées ; finalement, il en vit une qui semblait être la première du bourg ; il courut vers elle, traversant un bocage… il essaya une fenêtre qui ne s’ouvrit pas, puis la porte… fermée au verrou… Mais un guichet s’ouvrit doucement…

« Cache-toi, cache ta famille, dit l’Aiglon en français, voici les Iroquois !

— Qui es-tu ? demanda une voix d’homme.

— Un ami des Visages-Pâles… Vite, vite, les voici ! »

Une bande d’Iroquois, venus par un raccourci, avaient envahi le bocage ; ils ne virent pas d’abord l’Aiglon, mais se précipitant vers le logis, ils défoncèrent la porte, les fenêtres, cherchant les premières victimes… Une clameur sinistre retentit ; c’était le signal du massacre qui se mêlait aux grondements du tonnerre… À la lueur des éclairs et aussi de leurs torches, les hordes de barbares, avides de sang, se ruaient dans les maisons… L’Aiglon vit bien qu’il était trop tard… Que pouvait-il, seul contre près de quatorze cents guerriers ! Mais les Français de cette maison, il pourrait peut-être leur aider à se défendre, à fuir ? Il pénétra à l’intérieur à la suite des bandits.

« Personne ici ! dit-il, pour les tromper, allons ailleurs !

— Ailleurs, ailleurs ! crièrent les Iroquois, allons où il y a du monde… Mets le feu, l’Aiglon, jeta le chef en sortant, et viens vite nous rejoindre !

— Hé, cria celui-ci, allez, laissez-moi ce qu’il faut, ça ne sera pas long ! »

Ils partirent en courant, hurlant de joie féroce, laissant à l’Aiglon une torche incendiaire.

Tout à coup, celui-ci entendit un cri de victoire, suivi d’un gémissement de détresse… Un Iroquois, resté pour aider à l’incendie, venait de découvrir une proie dans le haut de la maison et il descendait l’escalier, la traînant par les cheveux. L’Aiglon fonça sur lui, le jeta par terre, et le tint immobile, tandis que la victime se débattait, incapable de se libérer de l’étreinte du Peau-Rouge, car celui-ci, lâchant sa chevelure, lui avait pris le bras et le tenait serré comme dans un étau. Mais l’Aiglon saisit son adversaire à la gorge et, resserrant ses doigts nerveux, le tint à demi étouffé.

« Sauve-toi, je le tiens ! » dit-il en français.

Les doigts cuivrés relâchèrent leur proie, et la Française put s’échapper. Mais le désespoir de cette strangulation décupla les dernières forces de l’Iroquois, et il saisit son couteau pour le plonger dans le cœur de l’Aiglon, lorsque, tout à coup, une lourde bûche de bois, lancée sur eux avec force, immobilisa les lutteurs : le couteau meurtrier tomba des mains de l’Iroquois expirant, et l’Aiglon, frappé à la tête, tomba à la renverse et ne bougea plus…




« Ciel ! Regarde Nicolas ! Regarde ! Sur son bras droit, au-dessus du coude, ce signe rouge… ! »

XVI

L’enveloppe de cuir


Lorsque l’Aiglon ouvrit les yeux, il faisait grand jour ; il était couché sur un lit et plusieurs personnes le regardaient avec anxiété.

Sa tête lui faisait très mal ; il ferma de nouveau les yeux, mais il entendait ce qui se disait autour de lui.

« Bien sûr, il parle français, dit une voix d’homme ; le brave garçon est venu nous mettre en garde, juste à temps ! Grâce à lui, nous avons tous la vie sauve ! Et tu dis, Marilou, qu’il faisait partie des tueurs ?

— Il était avec eux, je crois ; mais quand le démon rouge m’a saisie, celui-ci a sauté dessus et l’a étranglé pour l’empêcher de me tuer ?

— Ce n’est certainement pas un ennemi, fit une voix douce. Comme sa peau est fine et blanche ! Et il n’a pas de bariolages rouges et jaunes sur la figure !

— Et cette petite moustache, reprit une jeune voix masculine, ça semble étrange chez un Indien !

— Va-t-il mourir, papa Nicol ? fit une voix inquiète.

— Je n’en sais rien, je ne crois pas ; mais il a reçu un rude coup à la tête ; il est inconscient depuis près de quarante-huit heures !

— Dame, la bûche était lourde ! Je l’ai lancée à ma force pour arrêter le couteau de l’Iroquois, mais je ne voulais pas frapper celui-ci, qui venait de me sauver ! »

L’Aiglon, dans sa faiblesse, voulait pourtant leur expliquer sa conduite ; il leva le bras, essaya de parler…

« Ciel ! s’écria une voix, regarde, Nicolas ! Regarde ! Sur son bras droit, au-dessus du coude… ce signe rouge…

— Qui es-tu ? fit alors une voix tremblante d’émotion, tandis qu’un homme à cheveux blancs se penchait sur lui, qui es-tu, toi qui es venu nous sauver de la hache de l’Iroquois ? »

L’Aiglon ouvrit les yeux et dit faiblement :

« Je suis l’Aiglon Blanc, fils du Grand Aigle, chef illi… » Mais ses forces le trahirent, il ferma de nouveau les yeux et murmura : « Dans ma ceinture… une enveloppe… » Il ne put continuer, de nouveau il avait perdu connaissance.


Le soir de la sanglante incursion iroquoise, la famille Barbier était restée assez tard dehors, à cause de la chaleur écrasante qui précéda l’orage. Nicolas et Pierre restèrent à fumer même après que Marguerite et Marilou fussent entrées pour regagner leurs chambres. (La maison avait, depuis quelques années, été agrandie et entourée d’une véranda.) Francine manquait maintenant au foyer paternel ; elle avait épousé un militaire et demeurait à Québec.

Pierre et son père étaient entrés depuis environ une heure lorsque l’orage éclata avec des roulements de tonnerre. Nicolas fit le tour des fenêtres, et c’est alors qu’il aperçut celui qui venait l’avertir du danger.

Aux paroles de cet ami inconnu, la famille s’était cachée dans une cave, sous la cuisine ; croyant Marilou avec son père et sa mère (la cave était dans l’obscurité complète), Pierre avait refermé la trappe. En entendant ses cris de détresse, il voulut aller à son secours, mais les assaillants avaient poussé les meubles dans la pièce et la trappe fut impossible à soulever.

Puis le silence fit craindre un malheur… mais il y eut encore des piétinements, puis des meubles repoussés, puis le silence encore, et la trappe de la cave put s’entr’ouvrir sous la main de Pierre…

Il vit Marilou, blanche comme un drap, s’appuyant, défaillante, au mur de la chambre… Deux Indiens, non loin d’elle, gisaient par terre, sans mouvement…

Pierre saisit la jeune fille dans ses bras et la porta dans la cave, refermant complètement la trappe. Longtemps on attendit… Après des heures d’angoisse, on se risqua à sortir… Quelques survivants de l’horrible massacre, venus pour s’informer de leur sort, firent aux Barbier le récit des horreurs de la nuit ; Lachine, dans la lueur sinistre de l’incendie, était devenue silencieuse, les victimes étaient mortes, les Iroquois fuyaient avec des prisonniers, ou s’en allaient vers le nord porter ailleurs leurs tomahawks rougis par le sang des paisibles villageois. La maison Barbier, un peu isolée dans son petit bocage, était une des rares demeures qui se trouvèrent épargnées, grâce à la sagacité et au dévouement de l’Aiglon.

Nicolas et Pierre prirent le corps de l’Iroquois et le jetèrent à la rivière. L’Indien blanc n’était pas mort, et la famille, reconnaissante à cet inconnu de lui avoir sauvé la vie, avait voulu le soigner. Après lui avoir enlevé ses armes, on l’avait couché sur le lit de Pierre, et, depuis la veille, on lui appliquait des compresses froides sur la tête, pour lui faire reprendre connaissance.

C’est alors qu’ils étaient tous les trois auprès de lui que l’Aiglon avait entendu leurs voix et essayé en vain de leur parler.



L’Aiglon s’agenouilla auprès de sa mère…

ÉPILOGUE


Nicolas détacha lui-même la ceinture du jeune homme. Ce n’était plus celle du gamin de quatorze ans où l’enveloppe avait jadis été fixée, mais une large bande de cuir d’où pendait un fétiche, petite sculpture en bois représentant un aigle ; cousu à l’intérieur de la ceinture, on découvrit un pli, en peau de chamois, solidement cacheté, que Nicolas ouvrit d’une main tremblante. Il y trouva deux feuilles de papier jauni, couvertes d’une écriture fine et soignée.

Ce fut Marilou qui lut, à haute voix, le récit du chasseur chaouanon, que le père Membré y avait relaté presque mot à mot. Ce document établissait, sans le moindre doute, pour Nicolas et pour sa femme, l’identité de l’Aiglon Blanc : c’était bien là leur enfant, le frère jumeau de Pierre, enlevé de son berceau par un Iroquois, à l’âge de six mois !

Marguerite s’agenouilla en pleurant auprès de son fils retrouvé ; elle saisit sa main et la couvrit de baisers et de larmes, et, dans un cri du cœur, remercia Dieu de lui avoir rendu son enfant. Nicolas, tremblant d’émotion, Pierre et Marilou, stupéfaits et attendris, se rapprochèrent du lit de l’Aiglon, toujours inconscient.

« Maman, n’as-tu pas du vin, ou quelque stimulant ? Ça le ramènerait peut-être plus vite ! »

Marchant comme dans un rêve, Marguerite sortit de la chambre et revint au bout d’un moment avec un verre d’eau-de-vie. On en fit avaler quelques gouttes au blessé. L’effet fut instantané… il ouvrit les yeux, vit les regards anxieux de ceux qui l’entouraient, et sourit… Ce sourire, c’était le sourire de Pierre Barbier ! La ressemblance commençait à se faire voir !

Pierre, prenant le verre, y ajouta un peu d’eau et s’approchant, souleva le patient et lui dit :

« Bois ! »

L’Aiglon but tout le contenu du verre et en ressentit un renouveau de vie.

Doucement, à cause de sa faiblesse, Marguerite l’entoura de ses bras maternels et l’embrassa avec une tendresse indicible. L’Aiglon, étonné, la regarda :

« Nicol ! Nicol ! dit-elle, tu es mon fils !

— Et le mien, dit Nicolas, l’embrassant à son tour.

— Tu es mon frère, fit Pierre, lui serrant la main.

— Mon frère à moi aussi, ajouta Marilou. »

L’Aiglon, retrouvant enfin sa voix, leur dit :

« L’Aiglon est fier de tes paroles, famille de Visages-Pâles, il voudrait…

— Tu n’es pas l’Aiglon ! s’écria la mère, tu es notre fils, volé par un Iroquois, quand tu étais bébé ! »

L’Aiglon, galvanisé par ces paroles, se dressa sur son séant :

« Qui a dit cela ? fit-il gravement.

— Ce papier écrit par le père Membré que tu nous as fait trouver dans ta ceinture… Tu savais, n’est-ce pas, ce que le père y avait écrit ? demanda Nicolas.

— Il m’avait dit : « C’est l’histoire de ta petite enfance » ; mais cette histoire, je la sais : c’est le Génie des airs qui…

— Mais non, mais non ! interrompit Pierre ; ce récit, veux-tu le lire ?

— Je ne sais pas lire, dit l’Aiglon.

— Alors, écoute, dit Marilou, tu vas entendre ce qui est écrit sur ces feuilles » :

D’une voix claire, bien que coupée par l’émotion, la jeune fille lut jusqu’au bout, nomma les signataires : « Nika (sa croix), Cavelier de La Salle, Henri de Tonty, Zénobe Membré, prêtre, franciscain », puis la date : « juin 1683, au fort Saint-Louis des Illinois »…

L’Aiglon avait écouté comme en extase… Il jeta un cri de ravissement ! Tout s’éclairait dans son passé obscur ! Il tendit les bras à ses parents, et ce fut un moment de bonheur ineffable.

De part et d’autre on expliqua les derniers événements ; puis l’Aiglon raconta un peu sa vie d’enfant, son séjour au fort Saint-Louis, sa capture au moyen d’un lasso et ses années de captivité dans la bourgade du Loup Noir.

Le signe rouge, formant un N, fut de nouveau palpé et examiné.

« Ah ! le brave père Membré ! s’écria Nicolas ; quelle reconnaissance nous lui devons d’avoir eu la pensée d’écrire ces lignes et de te faire promettre de les garder !

— Je m’explique maintenant, dit le jeune homme, la prière qu’il m’avait appris à dire » ; et il la répéta aux siens émus et émerveillés.

Puis, le nouveau Nicolas déclara qu’il se sentait bien mieux, et en état de se lever… Instinctivement, il chercha des yeux sa ceinture et sa parure de plumes blanches… Mais Pierre lui dit :

« Attends, tu n’es plus un Indien, tu es mon frère, Français, comme nous tous. Emmène Marilou, maman ; papa et moi, nous resterons pour la toilette de Nicol ! »

Dès que la porte fut refermée, l’Aiglon se leva ; il chancelait un peu ; Nicolas, croyant avec raison qu’il avait besoin de nourriture, alla vite s’en procurer, et ce fut, pour le convalescent, un excellent tonique.

Il était absolument de la même taille que Pierre. Celui-ci lui fit endosser son costume des dimanches : des bas, des souliers, une chemise, un pantalon et un veston. Restait la tête… Ces longs cheveux huilés, ça jurait avec les habits de civilisé… Pierre partit de la chambre et revint avec une cuvette d’eau chaude et des ciseaux… Nicolas coupa lui-même la chevelure de son fils, donna à sa tête la même forme que celle de Pierre, puis l’Aiglon lava ses cheveux dans la cuvette, les assécha et se regarda dans une petite glace suspendue au mur.

« Ce n’est plus l’Aiglon, dit-il, en riant, c’est toi, Pierre !

— Non, dit le père, dont la joie rendait la voix un peu rauque, ce n’est pas Pierre, c’est Nicolas, mon Nicolas, enfin retrouvé !

— Père, répondit celui-ci, avec une affection émue, père, je suis heureux ! Et maintenant, allons rejoindre maman ! »

Nicolas passa d’abord, puis les deux frères se tenant par le bras, firent leur entrée. Marguerite, délirante de bonheur, ne pouvait que répéter :

« Mon Nicol ! mon Nicol ! Merci, mon Dieu ! »

L’Aiglon s’agenouilla auprès de sa mère, lui baisant les mains, lui demandant pardon d’avoir douté…

« Cher enfant, tu ne savais pas ! dit-elle, mais maintenant, le mystère est éclairci !

— Et moi ? dit Marilou. Mon grand frère ne m’a pas encore embrassée !

— Chère petite sœur ! dit celui-ci avec un baiser.

— Et tu en as une autre, dit la jeune fille, une vraie, celle-là !

— Une autre sœur ?

— Oui, Francine ! L’aînée de la famille ; elle est mariée, elle demeure à Québec, dit Nicolas. Marilou est notre fille adoptive.

— Oui, reprit Marilou, maman Marguerite m’a prise dans ses bras, quand j’étais bambine et seule au monde, et le bon Dieu l’a récompensée en lui rendant son Nicol ! »

L’Aiglon manifestait une joie d’enfant à toutes les nouvelles découvertes qu’il faisait dans sa famille retrouvée, et il s’efforça d’en adopter promptement les coutumes ; ce lui prit tout de même un certain temps pour se faire à l’habitude de porter des vêtements, de s’asseoir sur les chaises, de coucher dans des draps blancs et de manger à table comme les autres civilisés. Il cherchait à se nommer Nicolas au lieu de l’Aiglon, mais ce dernier nom, on l’aimait bien dans la famille et on le lui donnait souvent.

La nouvelle de la fin tragique, survenue deux ans auparavant, de Cavelier de La Salle et des autres membres de l’expédition du Mississipi, était parvenue aux habitants de Lachine. L’Aiglon fut désolé d’apprendre que ces amis et protecteurs de son adolescence avaient été assassinés au Texas. Henri de Tonty seul avait pu retourner en France.

Les jours n’étaient pas assez longs pour la famille réunie. De part et d’autre on avait tant de choses à raconter. Francine, ravie de la grande nouvelle, annonçait son arrivée prochaine.

« Que de travaux je vais pouvoir entreprendre, maintenant, avec deux grands garçons pour m’aider ! disait Nicolas.

— Plus d’obstacles insurmontables, non plus, déclarait Pierre, en riant, à cause de l’agilité du Génie des airs ! »

« Maman, dit l’Aiglon un jour, est-ce que ça te chagrine que je garde un si bon souvenir de mon père adoptif, le Grand Aigle ?

— Non, bien sûr, cher enfant ; c’est l’Iroquois qui t’a enlevé que nous avons lieu de honnir !

— Ce chef illinois, dit le père, je respecte sa mémoire ; il t’a sauvé d’un sort infiniment plus triste et plus misérable ; il t’a aimé, protégé, sa femme te croyait vraiment son fils… Et Nika, le chasseur chaouanon, n’a fait que te prendre à ton second ravisseur pour te donner à de bons parents adoptifs… Je serai toujours reconnaissant à ce chef indien pour la manière dont il a pris soin de toi !

— Oui, dit Pierre, il t’a élevé à être franc et intrépide.

— Et à défendre les pauvres filles attaquées par les Iroquois, fit Marilou.

— De toute cette épopée merveilleuse de notre cher fils, dit Marguerite, il reste un fait saillant : il ne faut jamais perdre confiance en la bonté de Dieu !

— C’est vrai, dit gravement Nicolas, ne l’oublions jamais ! »


C’est l’hiver à Lachine ; le pauvre village dévasté commence à renaître de ses cendres. Voici le matin du premier janvier, le premier Jour de l’An de l’Aiglon dans sa famille française. À table, tous les membres sont réunis : Francine, venue de Québec avec son mari, un sergent du régiment de Carignan ; Marilou, joyeuse et jolie comme un rayon de soleil ; les deux jumeaux, assis l’un près de l’autre, se ressemblant extraordinairement… Marguerite et Nicolas, vieillis et un peu courbés, mais si heureux, regardent leurs enfants avec une émotion contenue. À la fin du repas, rendu gai par les saillies de tout ce jeune monde, Nicolas se leva :

« Mes enfants, dit-il, je suis un défricheur, je ne sais pas faire des discours ; mais ce bienheureux Jour de l’An nous trouve enfin tous réunis ! Je demande à Dieu de vous bénir, ainsi que votre mère ; et pour toi, mon fils Nicolas, jeune Aiglon revenu au nid, que cette bénédiction s’étende aux dix-neuf longues années pendant lesquelles nous avons pleuré ton absence ! »

Levant alors sa main rugueuse de travailleur et courbant sa tête blanche, Nicolas esquissa un geste de bénédiction que tous reçurent avec respect.

Marilou se leva, prit la carafe et remplit les verres. Pierre s’écria joyeusement :

« Vive l’année nouvelle ! Vivent le meilleur des pères, la plus adorée des mères ! Vive Francine et son brave militaire, vive Marilou aux yeux bleus ! Mais, surtout, aujourd’hui, buvons à la santé de mon frère jumeau, jadis l’Aiglon Blanc des Illinois, mais redevenu Nicolas Barbier, de Lachine, un véritable Canadien français ! »

F I N


La Maisonnette,

 Lac des Pins, août 1938.

INDEX

Pages
 17
 23
 27
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IX. 
 65
XII. 
 85
XIII. 
 93
 101
XV. 
 107
XVI 
 119
  1. Adapté de Parkman
  2. Huttes indiennes.
  3. Loki ou saki : médecin, sorcier.
  4. Oui.
  5. Indienne.
  6. Un chef sioux a aussi porté ce nom.
  7. Parkman.
  8. Rouge (en langue illinoise), cette rivière des États-Unis se nomme maintenant « Big Vermillion ».
  9. Un coureur de bois (Pierre Moreau) portait, vers cette même époque, le sobriquet de « la Taupine ».
  10. Bébé indien.
  11. Eau-de-vie.
  12. Hache indienne.
  13. Mission de Saint-Ignace, près du lac Huron.
  14. Le rocher de Saint Louis ; cet endroit est celui appelé « Starved Rock », près de Utica, É.-U.
  15. Adapté de Parkman.
  16. L’Ogre de Niagara (Maxine).
  17. Lac Ontario.
  18. Dieu des combats.
  19. Août.