L’Aigrette

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Traduction par divers traducteurs sous la direction de Charles Nisard.
Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètesFirmin Didot (p. 445-456).

L’AIGRETTE. [modifier]

À MESSALA.[modifier]

(1) Oui, quoique l’amour de la gloire ait agité de mouvements divers mon cœur désenchanté, et que l’expérience m’ait appris combien sont vains les prix que décerne la foule menteuse ; quoique le bocage cécropique, d’où s’exhalent dans les airs tant de suaves parfums, m’enlace dans les ombrages verts et fleuris de l’arbre de la sagesse ; quoique mon Érato, qui aspire à des chants dignes d’elle, se passionne pour d’autres travaux, y prépare son cœur, et, planant par delà les vastes espaces du monde, au plus haut de l’Empyrée, ose gravir des pentes où tous redoutent de s’aventurer, je ne renoncerai pas à mettre à fin ma tâche commencée, à remplir le doux engagement qui me lie. (10) Veuillent les dieux que mes muses, libres enfin, se reposent, et abandonnent doucement pour les loisirs leurs aimables goûts !

Si je pouvais, par de merveilleux accents, proclamer les hautes vérités ; si je pouvais, heureux de te plaire, en répandre l’écho à travers les siècles ; si déjà la sagesse avait marqué ma place dans ces sphères sublimes que se partagent les quatre héritiers antiques de Socrate, cimes radieuses d’où j’abaisserais au loin mes regards sur le vaste univers, sur les humains perdus dans de fausses routes, et prendrais en pitié les basses pensées de leurs cœurs : ah ! ce n’est point par un si faible hommage que je t’honorerais, toi, si grand. Non, non ! bien qu’il nous soit permis de badiner quelquefois, (20) et d’enfermer de petits vers dans une douce mesure. Mais je t’envelopperais, si je puis le dire, dans les plis du voile le plus ample. Tu sais ce magnifique tissu porté jadis à travers la ville d’Erechthée, quand tous payaient la dette sacrée de leurs vœux à la chaste Minerve ; en ces jours qui voient se clore le lustre, et revenir lentement les Quinquatries, au temps où frémit le souffle incessamment alterné de l’Eurus et du léger Zéphyre, qui, penché sur son char, en précipite la course par son poids. Jour heureux ! heureuse année ! et vous, heureuses générations qui avez vu cette belle année, ce beau jour ! Le tissu sacré déroule une à une les grandes luttes de Pallas ; (30) il déploie avec ses vastes plis les trophées conquis sur les Géants ; les horribles combats s’y confondent avec la sanglante écarlate ; on y voit Typhon qui tombe renversé, par la lance d’or, Typhon, qui naguère, se faisant avec les blocs entassés de l’Ossa une route vers les cieux, doublait le haut Olympe de toute la hauteur des cimes émathiennes. Eh bien ! ce voile qu’ils portent aux autels de la déesse en ce solennel anniversaire, je voudrais, ô le plus docte des jeunes gens, t’en dédier un pareil ; et là, entre le soleil aux feux pourprés, et la lune à la blanche lumière, qui voit son orbe emporté par deux coursiers d’azur, je voudrais mêler tes traits à ce grand dessin de la Nature ; (40) je voudrais que ton nom, à jamais uni au nom de la philosophie, fût redit par mes pages retentissantes aux siècles les plus reculés.

Mais puisque je ne fais que naître pour ces hautes sciences, et que mes muscles encore tendres commencent à peine à se fortifier, accepte, en attendant mieux, ce que je puis t’offrir, la première ébauche où se consumèrent mes premiers ans, léger tribut de mes veilles laborieuses, humble prélude d’une grande histoire, celle de ta vie. Tu vas voir l’impie Scylla épouvanter le monde par d’immenses prodiges, prendre son essor dans les airs, et se mêler à d’innombrables troupes d’oiseaux inconnus, (50) et, s’élevant d’un vol léger jusqu’aux astres, agiter sur son toit natal ses ailes azurées ; long supplice qu’elle souffre pour avoir, fille barbare, tranché le fatal cheveu d’écarlate, et détruit de fond en comble la ville de son père.

Bien des poëtes (et il faut le dire, Messala, puisque Polymnie aime la vérité) prétendent qu’une tout autre forme déguise sa forme première : C’est, disent les uns, ce monstre qui est devenu l’écueil de Scylla ; c’est cette Scylla que nous voyons souvent, dans les lamentables traverses d’Ulysse, étaler sur ses flancs d’albâtre sa ceinture de chiens hurlants, (60) harceler les navires de Dulichium, saisir les matelots au sein des vagues profondes, et les déchirer avec ses gueules marines. Les autres (mais les récits du chantre de Méonie démentent leurs inventions, et c’est en vain qu’ils invoquent à l’appui de leurs fables suspectes de graves témoignages) ont imaginé cent jeunes filles diverses, qui toutes sont, ils l’assurent, la Scylla du poëte de Colophon. La mère, c’est tantôt Lamie, tantôt Cratéis, tantôt Hécate, qui l’eut du monstre aux deux formes. Parfois aussi elle n’est la fille ni des unes ni des autres, et tout ce récit n’est qu’une description symbolique des sales crimes, des fureurs libertines qu’inspire Vénus. (70) Ailleurs c’est une vierge qu’a horriblement défigurée le poison ; vierge malheureuse ! car quelle faute avait-elle commise ? Nue, elle avait, sur un cruel rivage, laissé sa pudeur sans défense aux bras de Neptune ; Neptune seul avait violé la foi promise à sa chère Amphitrite ; et cependant ce fut Scylla qui ressentit, longtemps après, la vengeance de l’épouse outragée. Un jour qu’elle glissait portée sur les mers, l’objet des feux de son époux, Amphitrite, mêla aux flots du farouche Océan les flots d’un sang magique. Ailleurs enfin on assure que, belle entre toutes, mais âpre au gain, et dépouillant çà et là ses amants trop épris d’elle, elle vit subitement des monstres marins, des chiens en furie l’envelopper, (80) et dresser autour d’elle leurs formes horribles. Oh, que de fois ces étonnantes apparitions la firent pâlir ! que de fois elle frissonna au bruit de ses propres aboiements ! C’est que, mortelle, elle avait osé frustrer les dieux des offrandes de l’amour, et s’approprier le prix des vœux d’hymen, dû à Vénus. Environnée du nombreux cortège de ses amants, elle allait, courtisane insolente, exhalant l’injure contre la déesse : mais bientôt l’infamie de sa métamorphose éclata par de justes rumeurs, comme l’atteste la docte voix des papyrus que nous légua Paléphate. Quoi qu’il soit de Scylla, et quoi que chacun raconte de son abominable destinée, (90) croyons tout ; mais qu’il me soit permis de la métamorphoser ici en aigrette, et de distinguer ma Scylla de la foule obscure des jeunes filles.

Vous donc qui tant de fois, lorsque je méditais, poëte véridique, des chants nouveaux, avez comblé par vos faveurs les vœux de mon génie ardent, divines Piérides, qui voyez souvent des dons offerts par moi décorer vos autels et vos chastes lambris, l’hyacinthe et le narcisse au rouge tendre poser leurs fleurs à vos portes, le safran s’enlacer pour vous en guirlandes où alternent les soucis et les lis, et la rose épanouie joncher le seuil de vos temples ; maintenant plus que jamais, déesses, secondez mes travaux de votre souffle propice, (100) et couronnez d’une gloire éternelle ce volume qui va naître ! De toutes les villes répandues autour de la cité royale de Pandion, entre les collines attiques et ces blancs rivages de Thésée, où se déploie au loin la riante pourpre des coquillages, nulle qui ne le cède en renommée à Mégare : c’est que ses remparts furent jadis élevés par Alcathoüs, et par Apollon, qui lui prêta le secours de ses mains divines. Aussi la pierre, imitant les sons aigus de la lyre, vibre-t-elle, comme le chef-d’œuvre de Cyllène, si elle est touchée ; et ces frémissements merveilleux attestent l’antique et glorieux privilège qu’elle tient d’Apollon. (110) Alors Mégare était désolée par la flotte dévastatrice de Minos, de tous les rois le plus puissant par les armes : Polyide, son aïeul, fuyant la mer Carpathienne et les flots du Cérate, s’était abrité sous le toit hospitalier de Nisus ; le héros de Gortyne réclamait Polyide les armes à la main ; et les flèches crétoises couvraient les campagnes athéniennes. Mais ni les citoyens de Mégare, ni le roi lui-même, ne redoutent de porter leurs escadrons volants vers les murs infestés par l’ennemi, et de rabattre son orgueil par une indomptable valeur ; c’est assez qu’ils se souviennent de la réponse des dieux. (120) Sur la tête du roi, qu’ombrageait une blanche chevelure et que ceignait le verdoyant laurier, brillait, ô merveille ! un cheveu rose ; il se dressait au plus haut de la royale tête, et, tant qu’il devait subsister, la patrie et le trône de Nisus devaient se maintenir fermes ; les Parques, toujours unanimes, avaient confirmé l’oracle par leur volonté immuable. Dès lors tous les soins se concentrèrent sur ce cheveu chéri ; et l’agrafe d’or de Mopsopie le retenait toujours luisant sous sa fine dent de cigale. Enfants de Mégare, ces tendres veilles n’eussent point été vaines, (130) et ne le seraient pas encore, si tout à coup, prise de nouvelles fureurs, Scylla, Scylla, qui va creuser la tombe de son malheureux père et de sa patrie, n’eût dévoré Minos de ses beaux yeux, hélas ! trop avides. Mais ce cruel enfant dont les inflexibles colères résistent à sa mère, résistent au maître de l’Olympe, son père et son aïeul ; qui dompte jusqu’aux lions de la Libye, qui apprend au tigre à adoucir son féroce courage, qui subjugue les dieux, les hommes ; cet enfant (prononcerai-je cette parole téméraire ?) souffle la sombre vengeance au cœur de la grande Junon, de Junon que (140) nulle jeune fille ne se souvient longtemps d’avoir parjurée. Un jour Scylla viola son temple à l’étourdie : elle vaquait aux cérémonies saintes : folâtre, elle devançait la longue file des matrones et de leurs suivantes, et se plaisait à voir se jouer autour de ses flancs sa robe flottante, dont elle abandonnait les plis gonflés au souffle de l’aquilon. La chaste flamme n’avait pas encore relui dans les foyers agités ; la prêtresse n’avait pas encore purifié ses mains par l’onde solennelle, ni paré sa tête du pâle feuillage de l’olivier. Tout à coup des mains de Scylla s’échappe une boule ; (150) Scylla s’élance. Ah ! si elle n’eût pas, trahie par le jeu, laissé tomber de ses épaules d’albâtre sa légère palla, et tous ces plis ondulants qui peuvent suspendre ou retenir une course rapide ! Ah ! Scylla, que ne restèrent-ils collés à ton corps charmant ! Ta main n’eût point profané le sanctuaire de la déesse, et tu n’eusses point par tes infortunes expié le plus grand des sacrilèges. Mais ce crime n’a pas été la vraie cause de tes malheurs ; non, la cause en fut plus touchante : Junon a craint de te laisser voir à son frère ; mais le dieu léger, qui, lorsqu’il veut se venger, cherche quelque offense dans le plus innocent propos, (160) tira de son luisant, hélas ! trop luisant carquois, des flèches (ce sont flèches d’Hercule), qu’il plongea toutes dans le cœur de la tendre vierge.

Déjà ses veines altérées ont bu la flamme, et une indomptable fureur a pénétré ses os jusque dans la moelle. Comme la cruelle Bistonienne sur le rivage glacé des Cicones, comme la prétresse de Cybèle enlevée par les sons du buis barbare, la déplorable vierge s’emporte, bacchante insensée, à travers la ville. Le styrax de l’Ida ne colore plus sa chevelure embaumée ; ses pieds délicats rejettent la chaussure sicyonienne ; (170) son cou blanc comme la neige ne retient plus la perle pendante ; ses pieds chancellent, sa démarche est incertaine. Cent fois, près de se trahir, elle monte et remonte sur les remparts de Mégare, et prétexte le désir de voir ces tours qui se perdent dans la nue. Cent fois aussi la nuit, exhalant des plaintes douloureuses, elle contemple, du haut du palais, les amours qui sont aux cieux, et regarde au loin ce camp où brillent mille feux allumés. La quenouille, elle ne la connaît plus ; l’or, qui lui était si cher, elle le dédaigne ; sous ses doigts ne résonne plus la corde harmonieuse du luth ; la navette libyenne ne frappe plus les fils frémissants des molles étoffes. (180) Plus de rougeur sur son front ; la rougeur ne convient pas à l’amour. C’en est fait : pour elle, il n’est plus de remède à de si grands maux ; elle sent la mort se glisser dans ses entrailles lentement consumées. Là où la douleur l’appelle, là où l’entraînent les destins, elle vole ; un horrible et invisible aiguillon la pousse, la précipite. Que va-t-elle faire, l’insensée ?... Enlever furtivement de la tête de son père le fatal cheveu, et envoyer cette chère dépouille à l’astucieux ennemi : car c’est le seul parti qui s’offre à elle, l’infortunée ! ou peut-être ne sait-elle ce qu’elle fait. Quel noble cœur ne croirait pas tout d’une jeune fille, plutôt que de l’accuser d’un si grand crime ? (190) Mais qu’importe sa triste ignorance ? Que tu es malheureux, ô son père, ô Nisus, toi qui vas voir ta ville impitoyablement saccagée, et à qui il restera à peine, au faite d’une de tes tours une pierre où construire ton nid, où abriter ta vieillesse fatiguée. Et toi aussi tu mourras oiseau ! et le père châtiera sa fille. Réjouissez-vous, oiseaux rapides, vous que portent les nues élevées, légers habitants des mers, des vertes forêts, des bois sonores ; réjouissez-vous, oiseaux vagabonds, doux enfants de l’air ; et vous encore plus, vous que la loi cruelle des destins a dépouillées des formes humaines, filles (200) de la Daulide : voici qu’un aussi cruel arrêt augmente votre nombre et la troupe ailée des rois ; voici venir parmi vous une royale lignée, Ciris chérie de vous et de son père. Ô vous, autrefois si belles sous la forme humaine, fendez les airs, devancez les nuages d’azur ; volez jusqu’où monte l’Haliéète, jusqu’aux demeures des immortels, jusqu’où va l’éblouissante Aigrette, en prenant possession des splendeurs éthérées.

Cependant le doux sommeil enchaînait les paupières de Nisus, et les sentinelles qui veillaient au loin, aux premières portes, faisaient parade d’un vain zèle. Scylla descend furtivement de sa couche solitaire ; (210) l’oreille inquiète, elle interroge l’ombre silencieuse ; et son haleine, qu’elle tient captive, aspire à peine l’air léger. Alors, le pied suspendu et le doigt en avant, elle hasarde un pas, arme ses mains d’un fer à deux tranchants, et vole : mais un effroi soudain lui ôte ses forces. Elle prend à témoin de sa frauduleuse entreprise les noires ténèbres ; et, près de toucher le seuil paternel, elle s’arrête un moment sous le vestibule de sa couche virginale, lève les yeux vers les astres qui roulent dans les cieux brillants, et promet aux dieux justes des offrandes qu’ils n’acceptent pas. (220) Mais la fille de Phénix Ogygien, la vieille Carmé, l’entend se lever ; elle avait pris l’alarme au bruit du gond d’airain criant contre le seuil du marbre. Tout à coup elle saisit dans ses bras la jeune fille languissante et épuisée : « Ô toi, dit-elle, toi que j’ai nourrie, tête sacrée pour moi, ce n’est pas sans cause qu’une livide pâleur ravage ton sein, et laisse à peine un peu de sang couler dans tes veines décolorées. Non, ce n’est pas, ce ne peut être un léger souci qui te force à quitter ta couche : je ne me trompe pas, c’est toi, c’est toi qu’égare Némésis. Eh ! d’où viendrait que tu ne veux plus toucher aux douces coupes de Bacchus, aux riches présents de Cérès ? (229) D’où vient que seule tu veilles au seuil de la couche paternelle, à l’heure où les soucis s’endorment dans les cœurs fatigués des mortels, où les fleuves même suspendent leur course rapide ? Dis, oh ! dis enfin à ta malheureuse nourrice ce que tu refusas si souvent de lui dire, ce qui n’était rien, tu me le jurais, lorsque je te voyais, vierge éplorée, te mourir en pressant la belle chevelure de ton père. Ah ! puissent tes charmes n’être pas en proie à cette fureur qui jadis fascina les yeux de Myrrha, la belle fille d’Arabie ! puisse cette horrible fureur, que réprouve Adrastée, (240) ne pas te pousser à outrager par un seul et abominable attentat les deux auteurs de tes jours ! Mais si c’est un autre amour qui fait battre ton cœur (et il bat), je n’ignore pas tellement les feux de la déesse d’Amathonte, que j’en méconnaisse les signes certains ; si un amour légitime te dessèche de ses feux, je te jure par Dictynne, et qu’elle me soit propice ! par Dictynne, à qui je dois plus qu’aux autres déesses le bonheur de t’avoir nourrie, j’affronterai, innocente ou coupable, toutes les épreuves, plutôt que de laisser flétrir tes attraits par ce deuil et par ce hideux désordre. »

(250) Elle dit, se couvre d’un ample et doux vêtement, et jette un autre tissu autour de la jeune fille frissonnante, qui restait là, à peine cachée par un mince strophium. Ensuite, collant sur ses joues humides des lèvres caressantes, elle recommence à s’enquérir des causes de tant de ravages. Toutefois, avant d’entendre un seul mot de réponse, elle veut que la tremblante jeune fille ait remis au lit ses pieds froids comme le marbre. Alors Scylla : « Pourquoi me tourmenter ainsi, ma bonne nourrice ? pourquoi te presser tant de connaître mes fureurs ? La flamme qui me brûle n’est pas commune aux mortels ; (260) ce n’est pas sur un des nôtres que se sont tournés mes regards ; encore moins pensé-je à mon père : je ne suis que trop portée à haïr tous les miens. Ce cœur, ô nourrice, aime un tout autre objet que celui qu’il devrait aimer, et que pourrait couvrir une fausse apparence de piété filiale : c’est dans ce camp que sont mes amours, c’est au milieu de ces ennemis. Comment parler, hélas ? par quels termes commencer cet aveu de mes peines ? Que ne me laisses-tu dire, ô nourrice ! Ah ! reçois ce dernier gage de ta Scylla mourante. Cet ennemi, tu vois, qui tient nos murailles assiégées, à qui le père des dieux lui-même a donné le sceptre glorieux, (270) à qui les Parques elles-mêmes ont accordé d’être invulnérable (ah ! je m’emporte en de vains détours), Minos enfin, ce Minos assiège aussi mon cœur. Par les mille amours des dieux, par ces mamelles qu’a sucées ton enfant reconnaissante, si tu peux me sauver, ne me perds pas ! Mais si tout espoir de salut m’est retranché, ne m’envie pas, chère nourrice, la mort que je cherche. Car si un funeste, oh ! bien funeste hasard, ou un dieu ennemi, ne t’avait pas jetée devant moi, ma bonne Carmé, (280) ce fer (et en même temps elle découvre le fer caché sous sa robe) eût abattu le cheveu de pourpre qui orne la tête de mon père, ou fait entrer par une large blessure la mort dans mon sein. » À peine Scylla avait-elle prononcé ces mots, qu’épouvantée de l’affreuse catastrophe, la vieille nourrice traîne dans la poussière sa longue chevelure négligée, et répand sa profonde douleur en accents lamentables.

« Eh quoi ! cruel Minos, c’est donc encore toi que je retrouve, toi, qui vas être encore le fléau de ma vieillesse ; c’est toujours toi : jadis ton amour perdit ma fille ; il n’apporte aujourd’hui à celle que j’ai nourrie de mon lait que douleur et démence. (290) Ainsi, captive et emmenée si loin de ma patrie, après avoir souffert un si lourd esclavage et de si rudes travaux, je n’ai pu t’éviter, je n’ai pu arrêter la funeste ruine des miens. C’en est fait ! je ne peux plus même vivre de la vie à peine supportable de la vieillesse. Quand tu me fus ravie, Britomartis, ô Britomartis, unique espoir de ma vie, comment ai-je pu prolonger d’un jour mes tristes années ? Ah ! plût au ciel que jamais tu n’eusses, tant aimée de l’agile Diane, tendu sur l’arc des Parthes la flèche de Cnosse, et suivi, vierge virile, les chasseurs dans leurs courses ! (300) Aujourd’hui tu mènerais aux pâturages connus les chèvres crétoises ; tu ne te serais pas, fuyant d’une fuite si opiniâtre l’amour de Minos, précipitée de la cime aérienne des monts, ou, comme les uns le disent, tu n’aurais pas fui pour ne plus reparaître, et pour être appelée la vierge Aphée, ou encore pour être plus connue des mortels, en donnant à la Lune le nom de Dyctinne. Cela serait-il vrai, ô ma fille, tu n’en serais pas moins morte pour moi. Jamais je ne te verrai voler sur le sommet des monts avec tes compagnons hyrcaniens, et parmi les bêtes farouches ; jamais au retour je ne te serrerai dans mes bras. (310) Mais, ô Scylla ! ô mon enfant ! quand je ressentis dans mon cœur indigné ces coups cruels, l’espérance que j’avais placée en toi me restait entière, et le mot fatal que tu viens de prononcer n’avait pas encore déchiré mes oreilles. Toi aussi, la fortune t’a donc ravie à mon amour ; toi, qui seule rendais la vie encore douce à ma vieillesse ! Souvent charmée par la trompeuse image de ton doux sommeil, lorsque l’univers semblait m’accabler, je n’ai plus voulu mourir, afin de teindre pour toi le flammeum des sucs de l’herbe corycienne. À quoi maintenant me réservent les dieux ? Et ces dieux, qui sont-ils ? (319) Ignores-tu par quelle loi la pourpre, se dressant sur la tête de ton père, borde ses cheveux blancs ? Ignores-tu quelles espérances de la patrie sont suspendues à un seul et frêle cheveu ? Si tu l’ignores, tout peut être sauvé, puisque ce n’est pas avec connaissance que tu aurais médité un aussi exécrable forfait. Mais s’il en est comme je le crains, eh bien, mon enfant chérie, par mon nom, par cet amour qui te ronge et dont j’ai fait tant de fois la douloureuse expérience, par la sainte puissance d’Ilithye, je t’en conjure, ne te laisse pas aller d’un si facile mouvement à un si grand attentat. Je n’essaye point de te détourner d’un amour naissant, j’y serais impuissante ; et ce n’est pas à nous à lutter contre les dieux. (330) Je voudrais te voir unie à ton amant, sans que le trône de ton père croulât. Ô ma Scylla, je voudrais que tu conservasses des pénates. L’infortune m’a éprouvée et instruite ; écoute ce seul conseil. Que si tu ne peux par aucun autre moyen fléchir ton père (mais tu le fléchiras ; que ne pourrais-tu sur lui, toi, son unique enfant ?), alors tu auras pour toi le droit de la piété filiale ; alors le moment sera venu pour toi de t’irriter, et d’en appeler à une juste violence. Remets à ce temps tes résolutions, tes entreprises. Alors, ô mon enfant, je te promets de te seconder de concert avec les dieux : rien n’est long, si l’on suit le cours des choses. »

(340) Ces paroles ont un peu calmé l’orage qui bouleverse l’âme de Scylla ; et la douce espérance a triomphé de ce cœur malade. Alors la tremblante Carmé ramène peu à peu sur les joues de la jeune fille les doux tissus, et, pour retrouver le calme en rappelant les ténèbres, elle retourne la lampe, où meurt soudain la lumière avide d’huile ; puis portant la main sur ce sein, qui par ses bonds précipités marque au dehors son tumultueux délire, elle adoucit par d’incessantes caresses cette poitrine que soulève l’amour. Durant toute cette nuit, la triste nourrice, appuyée sur son coude près de son enfant qui se meurt, veilla, la paupière suspendue et tremblottante.

(349) Le lendemain, quand la riante et matinale Aurore, venue des froides cimes de l’Œta, a secoué les feux du jour, du jour qui nourrit les mortels, du jour que redoutent et désirent tour à tour les jeunes filles (car elles redoutent Vesper, et désirent les ardeurs du soleil), la vierge se soumet aux leçons de sa nourrice, et se tourmente à chercher mille causes qui amènent pour elle le moment de l’hymen. Des mots insinués tout bas à l’oreille de Nisus soudent le cœur d’un père. Que de fois Scylla lui vante les douceurs de la paix bienfaisante ! que de propos étranges errent sur les lèvres novices de la trop simple jeune fille ! Tantôt elle lui dit que les hasards d’une guerre de plus en plus pressante la font trembler ; qu’elle craint la déesse qui rend égales pour tous les chances des batailles : (360) n’a-t-elle pas eu peur cent fois de survivre, triste orpheline, à son père ? Tantôt ce sont de nobles amis du roi qui donnèrent le nom de petits-fils à des petits-fils de Jupiter ; tantôt, habile à mentir, elle imagine des fraudes honteuses, remplit d’épouvante les citoyens qu’elle dit abandonnés des dieux, enchaîne les présages aux présages ; et jamais les présages ne manquent. Elle ose même corrompre les irréprochables devins ; et quand la victime tombe abattue par le fer sacré, des voix prophétiques annoncent que les entrailles montrent dans Minos un allié, un gendre, et veulent qu’on cesse des combats incertains.

(369) Cependant la nourrice, étendant sur un plat d’argile le narcisse et la cannelle mêlés de soufre, livre à la flamme ces herbes odoriférantes, et unit trois fois par un triple nœud trois fils tricolores. « Jeune fille, dit-elle, fais comme moi : crache dans ton sein trois fois ; les dieux aiment le nombre trois. » Ensuite elle offre deux fois au grand Jupiter les sacrifices qu’on offre au maître du Styx, sacrifices que ne connaissent ni les vieillards de l’Ida, ni ceux de la Grèce. Enfin elle asperge l’autel avec la branche amycléenne ; elle veut percer l’âme du roi de ses imprécations, renouvelées d’Iolcos. Mais nul artifice n’ébranle l’inébranlable Nisus ; (380) ni les dieux, ni les hommes ne peuvent le fléchir ; tant il a de confiance en ce frêle cheveu, s’il le sait bien garder ! Alors Carmé s’associe à l’entreprise désespérée de sa seconde fille, et s’apprête à trancher le cheveu de pourpre : c’est venir en aide au long amour de son enfant. Elle se réjouit aussi à l’espérance d’être ramenée vers les murs crétois ; car la patrie est douce à la cendre qui y repose.

Scylla donc a juré haine à la tête de son père : alors le fer tranche ce cheveu où étincelait la pourpre de Tyr ; alors Mégare est prise, et les oracles des dieux se confirment. Mais aussi, par une nouvelle coutume, Scylla, suspendue au mât des navires, (390) apparaît entraînée sur les flots d’azur. Les Nymphes en foule l’admirent, du sein des ondes ; le vieil Océan s’émerveille, et la blanche Téthys, et Galatée qui traîne à sa suite ses sœurs curieuses ; et celle qui mesure le vaste espace des mers tantôt avec ses dauphins attelés, tantôt sur le char glauque qu’emportent des capricornes, Leucothoé, déesse et mère, qu’accompagne l’enfant Palémon. Les deux héros que le sort rend tour à tour à la lumière, ces fils bien-aimés, ces nobles rejetons de Jupiter, les Tyndarides admirent la jeune fille, et ce corps d’une charmante blancheur. (400) Elle, poussant dans les airs des cris lamentables, exhalait au milieu des flots sa plainte inutile, et levait au ciel, la malheureuse, des yeux étincelants… des yeux ; car des chaînes étreignaient ses tendres mains.

« Retenez un peu, ô vents furieux, retenez vos haleines ; que je me plaigne, et que les dieux, en vain adjurés par moi, entendent Scylla mourante les invoquer à son heure dernière. Oui, vents, oui, c’est vous que je prends à témoin, et vous, brises légères, qui venez des régions du matin ; vous le voyez, je suis cette Scylla unie à vous par les liens du sang (410) (ah ! laisse-moi le dire, Progné, et ne t’en irrite pas), la fille du roi Nisus, cette Scylla, jadis l’objet des vœux empressés de tous les princes de la Grèce, aussi loin que l’embrassent les rives sinueuses de l’Hellespont ; Scylla, que tu nommas, ô Minos, par un engagement sacré, ton épouse : et tu m’entends, Minos, tu m’entends, bien que tu ne m’écoutes pas. Faudra-t-il qu’ainsi enchaînée je passe les ondes de cet immense abîme ? Quoi ! enchaînée et pendante durant tant de jours ! Ah ! sans doute, et je ne puis le contester, je l’ai mérité ce supplice, moi qui, dans mon ignorance, ai livré ma patrie, mes pénates chéris, (420) aux ennemis, à un barbare tyran. Il n’est que trop vrai ; mais, Minos, ta criminelle amante eût cru n’avoir à l’attendre, ce supplice, que dans Mégare, si quelque hasard y eût révélé notre pacte funeste ; et de ceux-là seulement dont elle a ruiné les murs, livré, la cruelle ! les temples aux flammes. Mais toi vainqueur !... Les astres, me disais-je, changeront de cours, avant qu’il ne me traite en misérable captive. Allons, allons, ton crime passe tous les miens. Et c’est toi que, pour me perdre, j’ai aimé plus que l’empire de mon père ! C’est toi, hélas ! Est-il étonnant qu’une jeune fille soit déçue par un beau visage ? (430) Je te vis, je péris, un fatal délire m’emporta. Non, je n’aurais pas cru que d’un corps si charmant dût me venir tant de mal : beauté, astre menteur, tu m’as trompée. Je te vis, et ne fus plus touchée ni des délices ni de l’opulence des palais où brillent le frêle corail et les larmes de l’ambre ; je laissai mes compagnes, belles comme moi ; la peur des dieux n’a pu retenir mes sens enflammés ; l’amour a tout vaincu : eh, que ne vaincrait-il pas ? Jamais ne ruissellera de mes tempes la myrrhe onctueuse ; jamais le pin odorant n’allumera pour mon hymen ses chastes torches ; (440) jamais le lit de cèdre ne se couvrira pour moi de la pourpre d’Assyrie. Je regrette les plus belles choses ; et la terre même, cette mère commune des êtres, ne recevra pas mes os recouverts d’un peu de sable. Quoi ! ne pas même vivre parmi tes suivantes, confondue dans la foule de tes esclaves ; ne pas y remplir de serviles offices ! ne pas, près de ton épouse (heureuse épouse, quelle qu’elle soit !), ne pas pouvoir tourner les lourds fuseaux chargés de lin ! Ah ! que n’usais-tu du droit de la guerre ? que n’égorgeais-tu ta captive ? Déjà mes forces défaillantes m’échappent ; ma tête tombe appesantie sur mon cou qui fléchit ; (450) meurtris par les nœuds qui les serrent, mes bras pendent, froids comme le marbre. Voici venir les monstres de la mer, voici les corps immenses qui peuplent ses eaux ; ils se rassemblent de tous côtés ; ils battent de leurs queues les flots azurés ; ils me menacent de leur gueule béante. Considère enfin, Minos, considère l’humaine destinée. Puissent suffire aux dieux tant de maux soufferts par une seule mortelle ! Que ces tortures m’aient été dues par le destin, ou préparées par le hasard, ou attirées par ma faute, j’aurai fait du mal à tout ce que j’aimais, à tout, excepté à toi, Minos. »

Cependant la flotte glisse sur les flots, entraînée loin du rivage ; (460) les amples voiles s’arrondissent au souffle soudain du Corus ; la rame plie sous la verte vague qu’elle soulève ; et la plainte languissante de la jeune fille lassée expire dans cette longue course. Elle quitte l’isthme, étroit défilé qu’emprisonnent deux mers, et où fleurit Corinthe, empire du noble fils de Cypsèle : elle côtoie les cimes abruptes qu’infesta Sciron, et le redoutable repaire de la tortue funeste à Mégare, et les récifs rougis du sang de tant d’hôtes. Bientôt elle distingue dans le lointain l’inexpugnable Pirée, et jette de muets et vains regards sur Athènes, qui lui est si connue. (470) Enfin elle voit s’élever dans le lointain, au-dessus des flots, les campagnes de Minos ; elle voit d’un côté les riantes Cyclades, et les Strophades ; de l’autre, le golfe et le vaste port d'Hérée. On laisse Délos, de toutes les terres la plus agréable à la mère des Néréides et à Neptune Égéen. Cythnos se montre avec l’immense ceinture de sa grève écumante ; on glisse à côté de Paros, l’île des marbres ; on longe la verdoyante Donuse, Égine, et Sériphe si riche en graines.

Scylla est emportée sur les eaux, et ballottée par le souffle incertain des vents ; semblable à la frêle chaloupe que traîne avec elle une flotte immense, (480) pendant que l’ouragan d’Afrique se déchaîne sur la mer orageuse. Tant de beauté et tant de misère émurent de pitié la souveraine de l’empire azuré, l’épouse de Neptune : elle métamorphosa les déplorables membres de la jeune fille. Cependant elle ne veut pas revêtir la vierge d’une tunique écailleuse, et exposer cette tendre créature à la dent traîtresse des poissons ; le troupeau d’Amphitrite est trop vorace. Elle aime mieux l’enlever dans les hauts espaces sur des ailes aériennes ; et la terre, pour éterniser son forfait, lui donnera le nom d’Aigrette, d’Aigrette plus belle que le cygne amycléen de Léda. (490) Comme on voit dans la blanche substance de l’œuf germer la tendre ébauche de l’animal, et d’imparfaits ligaments flotter et s’unir par l’effet de la chaleur nouvelle ; ainsi le corps de Scylla répandu çà et là sur les eaux, ses membres, déjà parties indécises de la bête, enfantaient, subissaient mille changements. Ce charmant visage, ces lèvres qui tant de fois provoquèrent les désirs, ce front élégant et large, se mêlent et se confondent ; le menton s’allonge en un bec effilé. Alors sur la ligne qui partage la tête par le milieu, (500) à la cime même, une aigrette de pourpre, comme pour rivaliser avec l’insigne paternel, agite sa pointe mobile. Un moelleux plumage où mille couleurs s’entremêlent revêt de sa légère enveloppe ce corps d’albâtre, et ses souples bras vont s’épanouissant en ailes. Mais le reste est difforme : sur ses jambes hideusement amincies, et que colore le rouge minium, se colle une peau rugueuse ; et ses pieds délicats se hérissent de griffes acérées. Prêter un tel secours à cette infortunée n’était pas digne de la douce compagne de Neptune.

(510) Depuis, ceux de Mégare ne la virent plus enlacer sa tête blonde de bandes de pourpre ; cette couche que parfumait l’amome de Tyr ne reçut plus la fille des rois : pour elle, plus de demeures. Des demeures ! à quoi bon ? À peine du sein de la vague blanchissante a-t-elle, rapide et sonore, déployé vers les cieux ses ailes bruyantes, et secoué au loin sur la mer une abondante rosée, qu’elle va, la malheureuse jeune fille, en vain ravie à la mort, traîner sa vie sauvage au milieu des rocs solitaires, des brisants, des écueils, et le long des grèves désertes. (520) Et encore le châtiment la poursuit-il jusque-là. Le roi des dieux, dont l’ordre meut la terre et ses mille régions, s’indigne de voir voler vers les immortels l’abominable jeune fille, tandis que son père inanimé est enseveli dans l’ombre de la nuit : pour le récompenser de sa piété (car cent fois ses mains suppliantes avaient inondé les autels du sang des taureaux, cent fois il avait décoré de ses larges offrandes les demeures des dieux), Jupiter lui rendit la douce vie, mais en le transformant. Et Nisus, reparaissant sur la terre, devient l’Haliéète ; car le dieu qui resplendit dans la foudre n’aime que les aigles. (530) Et comme la malheureuse Scylla avait été condamnée auparavant par la sentence du fils des dieux et d’un amant, il attacha à la fille la sanglante haine du père en courroux. De même qu’au ciel le lumineux Orion, et l’astre qui l’emporte en beauté sur tous les signes de l’Empyrée, qui seul se partage en deux groupes d’étoiles, le Scorpion, se poursuivent et se fuient tour à tour ; de même l’Haliéète et l’Aigrette s’entretiennent dans leur sombre colère, et gardent à travers les siècles leurs implacables souvenirs. L’Aigrette fend-elle d’une aile légère et fugitive le vaporeux espace ; voici Nisus, atroce en sa vengeance, qui la poursuit avec un aigre fracas à travers les airs. Nisus s’élance-t-il vers les mers ; (541) celle-ci de fendre en fuyant l’air qui cède à son aile.