L’Alcool, aliment ou poison

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L’Alcool, aliment ou poison
Revue des Deux Mondes5e période, tome 13 (p. 906-917).
QUESTIONS SCIENTIFIQUES

L’ALCOOL, ALIMENT OU POISON

Question scientifique ! La question de l’alcool, aliment ou poison, n’est pas une pure question scientifique. Elle n’est pas de celles que les physiologistes puissent traiter dans le calme et avec la liberté qui conviennent à la recherche de la vérité. Et on le voit bien depuis quelque temps, puisque telle doctrine est qualifiée couramment de « mauvaise action » et accablée d’anathèmes, tandis que telle autre, contraire, est déclarée conforme au progrès et à l’intérêt de l’humanité et de la nation. Il y a de fort honnêtes gens, inspirés par l’amour du bien public, membres de Ligues et d’Unions diverses, animés d’un zèle apostolique et intransigeant, qui ne souffrent pas que l’alcool soit autre chose qu’un poison : ce sont les alcoolophobes, les anti-alcoolistes.

Dans le camp opposé, se trouve la multitude, moins respectable, des alcoolâtres, des alcooliques, la clientèle des bars et des débits, qui se gorge des spiritueux les plus divers ; puis, formant une seconde catégorie, les professionnels qui sans boire l’alcool en vivent pourtant, les distillateurs, bouilleurs de cru, et débitans ; et, enfin, derrière ceux-là, les personnages qui ont intérêt à ménager les intéressés, qu’ils soient bouilleurs, débitans ou buveurs. Dans ce conflit d’intérêts et de passions nobles ou basses, où trouver le calme et le sang-froid nécessaire pour juger une question difficile de biologie générale ? Ce sont des sujets qui ne sont point de la compétence du public, et il n’y a rien à gagner à les lui soumettre.

Qu’importe, d’ailleurs, que les physiologistes déclarent que l’alcool est ou n’est pas un aliment ? Croit-on que les consommateurs s’en préoccupent et que, dans les cabarets, les cafés, et les bars, le respect des arrêts de la science empêchera les verres de s’emplir et de se vider ? — Et, d’autre part, la solution de ce problème académique peut-elle changer quelque chose aux dispositions et à la conduite de tous les bons citoyens ? Ne sait-on pas, de reste, que l’alcoolisme est un fléau redoutable ? L’alcoolisme a un dossier écrasant qui s’est constitué pièce à pièce. Tour à tour, les médecins, les moralistes, les criminalistes et les économistes ont témoigné de ses méfaits. Les dépositions se résument dans le jugement formulé par Gladstone : « L’alcool est un fléau plus dévastateur que les fléaux historiques, la peste, la guerre et la famine ; plus que ceux-ci, il décime l’humanité ; il fait plus que de tuer, il dégrade. » Ajoutons qu’il ne se contente pas de tuer et de dégrader l’individu, mais qu’étendant ses ravages par-delà le temps présent, il compromet l’avenir de la race en procréant des générations tarées d’épileptiques, d’idiots et de dégénérés. C’est donc un devoir social et moral auquel ne saurait se soustraire aucun homme éclairé, de lutter contre le monstre et d’essayer de lui arracher sa proie.

Cette obligation est d’autant plus rigoureuse que le mal est en progrès, qu’il s’étend et s’aggrave d’année en année. Notre peuple, qui a été le dernier à s’adonner à l’alcool, distance aujourd’hui tous les autres par l’abondance de sa consommation. Le Français de 1850 buvait annuellement 1 litre 46 d’alcool en nature. Un rapport célèbre sur l’œuvre humanitaire de Magnus Huss résumait la situation, en 1852, dans cette phrase : « La France compte beaucoup d’ivrognes ; on n’y rencontre heureusement pas d’alcooliques. » Aujourd’hui, il faudrait dire qu’elle compte plus encore d’alcooliques que d’ivrognes. En ajoutant à l’alcool en nature celui des boissons fermentées, vins, cidres, bières, la consommation individuelle s’élève par an au chiffre de 14 litres d’alcool absolu. Et le flot monte toujours. On disait jadis « boire comme un Suisse, » « boire comme un Polonais ; » nous battons le Suisse, nous battons le Polonais. Nous nous surpassons entre nous. Le Parisien boit annuellement 27 litres d’alcool pur à 100°, ce qui est l’équivalent de 60 litres d’eau-de-vie. Le Normand bat, dit-on, le Parisien. Où nous arrêterons nous dans ce match désastreux ? N’est-ce pas, dès maintenant, le cas de nous appliquer le mot de l’Écriture : « Malheur à ceux qui sont des héros pour boire. »

Ajoutons que cette prodigieuse extension de l’alcoolisme est, pour une très grande part, imputable à deux mesures législatives crue l’on peut qualifier de déplorables. La première est la loi du 14 décembre 1875, qui a créé le privilège des bouilleurs de cru ; la seconde est la loi du 17 juillet 1880, qui a supprimé toute entrave à l’établissement des débits de boisson. Le remède le plus efficace à la situation présente consisterait à abroger ces lois néfastes et à rétablir le sage décret du 29 décembre 1851, qui limitait le nombre des débits et soumettait leur ouverture à l’autorisation préalable. C’est la limitation obligatoire qui a tiré de l’abîme les pays du Nord, la Suède et la Norvège et les a régénérés. En Angleterre, ce sont également des mesures limitatives, telles que l’élévation de l’impôt, le haut prix des licences, le droit d’interdiction conféré aux magistrats, qui ont enrayé le mal et l’ont fait rétrograder. C’est d’ailleurs un principe d’expérience que l’on ne vient à bout des passions qu’en accumulant devant elles les obstacles matériels. Sans doute, en ce moment, la coalition des intérêts enlève toute chance de succès aux moyens que nous conseillons. Mais il faut éclairer l’opinion ; et il faut la préparer à cette réforme nécessaire de façon que le sentiment de l’intérêt général triomphe de toutes les résistances.

On peut être parfaitement décidé à remplir ce devoir, en croyant à la valeur alimentaire de l’alcool, aussi bien qu’en n’y croyant pas. On peut conserver assez de liberté d’esprit pour donner à la controverse soulevée par la publication de M. Duclaux la solution quelle qu’elle soit que comporte l’examen des faits.


I

Les problèmes physiologiques, en général, sont infiniment plus complexes que ne l’imaginent les personnes qui ne sont point préparées à cet ordre d’études. Cela est vrai, en particulier, de celle qui est relative au rôle de l’alcool dans l’économie. Et c’est pourquoi il était tout à fait vain d’en appeler au public, dans la querelle qui vient de se rouvrir, et qui, depuis plus de cinquante ans, divise les physiologistes. Le public est simpliste et utilitaire. Il n’a, au fond, qu’une préoccupation, comme les enfans : Est-ce bon ? Est-ce mauvais ? Il oublie la fable d’Ésope, — et que toute chose, comme la langue, peut être bonne ou mauvaise, suivant l’usage qu’on en fait, suivant la dose, la mesure et les circonstances de son emploi.

L’alcool est-il bon ou mauvais, utile ou nuisible ? Voilà ce qu’il veut savoir.

Lorsque M. Duclaux, commentant les expériences de l’Américain Atwater, déclare que l’alcool est un aliment, le public pense aux alimens qu’il connaît et il comprend qu’une ration d’alcool remplit le même office qu’une ration de pain ou de viande. — Lorsque les médecins le prémunissent contre l’emploi des spiritueux en lui disant que ce sont des poisons, le public prend un terme de comparaison dans les poisons qui lui sont connus, et il conclut que l’alcool doit être quelque chose comme l’arsenic. Mais comme les deux assertions, ainsi interprétées, sont manifestement contradictoires, le lecteur ne sait plus auquel entendre du physiologiste ou du médecin : il les suspecte l’un et l’autre. En quoi il a tort, car l’un et l’autre méritent confiance. Leurs affirmations peuvent être également vraies, dans les limites et sous les conditions qui conviennent. Leur vérité est relative à des circonstances qui, malheureusement, sont sous-entendues parce qu’elles sont mal précisées et mal connues. L’alcool, en fait, est une sorte de Maître Jacques qui peut remplir des offices très différens : il peut être tour à tour, ou même à la fois médicament, poison, excitant, aliment. Contrairement à l’opinion défendue par M. Duclaux, nous pensons que, de ces quatre rôles, c’est celui d’aliment qui est le moins bien tenu.

Il ne faut pas nous étonner de cette multiplicité de rôles quelquefois contraires, joués par une même substance. Ce n’est pas une exception en physiologie ; c’est la règle. Claude Bernard l’a formulée sous le nom un peu spécial et rébarbatif de « loi de l’excitation préparalytique. » Il avait remarqué que la plupart des substances ou poisons qui paralysent le système nerveux commencent par l’exciter. L’organisme est, à cet égard, comme un feu de coke incandescent qu’une masse d’eau projetée finit par éteindre, tandis que les premières gouttes l’avivent. Les anesthésiques agissent de cette façon. Les premières vapeurs de chloroforme qui arrivent au cerveau l’animent avant d’en éteindre l’activité. Avec l’éther, la période d’agitation qui précède l’inertie est extrêmement marquée ; elle l’est au point que le chirurgien est empêché plus ou moins longtemps d’exercer son office. La même chose se produit dans l’action de la plupart des substances toxiques et médicamenteuses, sur la plupart des tissus et des élémens anatomiques. Ces agens sont excitans au début, à faible dose ; ils sont paralysans, destructeurs de l’activité vitale à dose plus forte.

C’est précisément l’histoire de l’alcool. Il fait éprouver au début une excitation agréable, accompagnée d’une sensation de bien-être ; il engendre une disposition de l’esprit vers les images gaies et riantes, il fait naître le sentiment d’une vitalité plus intense. C’est cette impression bienfaisante que le buveur recherche. Mais il poursuit un vain mirage, car cette excitation ne se mesure pas ; elle est bientôt dépassée. Elle se transforme en exaltation, en incohérence intellectuelle ; et s’accompagne d’émotions violentes ou tristes, de colère ou de sensiblerie. Tel est le tableau de l’ivresse. — À cette période d’excitation passagère succède bientôt la prostration, le sommeil de plomb, l’obtusion des sens, l’abaissement de la température, l’alanguissement des fonctions ; en un mot, la torpeur de l’ivrogne qui « cuve son vin. » Si le buveur récidive, les traits du tableau changent un peu. A mesure que l’habitude s’établit, la période initiale s’abrège, et l’homme arrive presque d’emblée à la prostration alcoolique.

On est donc également eu droit de dire de l’alcool qu’il est un excitant et qu’il est un agent de dépression. Si la dose est forte, l’ingestion brusque, c’est la dépression qui domine la scène. On a soulevé la question de savoir si l’alcool peut remplir le premier de ces rôles sans aboutir au second : s’il existe une excitation bienfaisante qui ne soit point compensée par la dépression finale. Ce qui est certain, c’est que la profondeur de l’état comateux est en proportion de la quantité de liqueur enivrante qui a été absorbée. La dose optima, c’est-à-dire telle que les effets nocifs sont insignifians, tandis que le bienfait d’une excitation modérée subsisterait, correspond à une faible quantité de liqueur diluée dans une assez grande masse d’alimens.


II

L’alcool n’est pas seulement l’excitant de choix recherché par une grande partie de l’humanité ; il est aussi un médicament : pendant des siècles, il n’a été que cela. Il est né dans quelque officine arabe où, à l’aide d’une cornue improvisée, la distillation du vin fut pratiquée pour la première fois vers le Xe siècle. Il est resté jusqu’au XVIe siècle une préparation pharmaceutique dont les apothicaires avaient le monopole. Ceux-ci, en 1514, partagèrent leur privilège avec la corporation des vinaigriers d’où sortit bientôt la corporation des distillateurs. — Arnaud de Villeneuve et les premiers médecins qui en firent usage, lui attribuèrent des vertus merveilleuses, parmi lesquelles le pouvoir « de retarder la vieillesse et de nourrir la jeunesse. » D’où le surnom d’eau-de-vie qui remplaça le nom arabe d’alcool.

La propriété que possède cette eau-de-vie, employée à dose convenable, d’exciter le système nerveux, d’activer la circulation, d’élever la température, explique qu’elle se soit maintenue jusque dans la pharmacopée moderne. En 1860, un médecin anglais bien connu, R. B. Todd, essaya d’en systématiser l’emploi dans le traitement des maladies fébriles et inflammatoires ; et, en même temps, un médecin de Paris, Béhier, en conseillait l’usage dans les maladies où il se produit une dépression considérable des forces. La potion de Todd, qui n’est autre chose qu’une dilution d’alcool, a été fort employée pendant longtemps et elle subsiste encore dans l’arsenal thérapeutique. Mais l’alcool est encore employé sous d’autres formes, et par exemple, comme excipient et dissolvant. Les antialcoolistes et, notamment le docteur Legrain, président de l’Union antialcoolique se sont élevés contre cet usage abusif qu’ils appellent « l’alcoolâtrie thérapeutique. » M. L. Jacquet a fait ressortir l’énormité des dépenses qu’il impose chaque année à l’Assistance publique. Récemment un conseiller municipal, M. Ranson, signalait l’augmentation inquiétante de la consommation d’alcool dans les hôpitaux de Paris. Elle a atteint, en 1901, le chiffre excessif de 500 hectolitres de rhum et de 620 hectolitres d’alcool.

Après l’alcool-excitant, l’alcool-médicament, il nous faut examiner l’alcool-poison. Les antialcoolistes prétendent que l’alcool est toujours un poison et qu’il n’est pas autre chose qu’un poison. Ils lui refusent de pouvoir être jamais hygiénique, jamais alimentaire, jamais inoffensif. — Selon la pure doctrine, on commettrait un abus de mots quand on appelle boissons hygiéniques et naturelles le vin, la bière et le cidre. Tous ces liquides sont du poison dilué, comme l’eau-de-vie est du poison concentré.

C’est là une doctrine excessive que les physiologistes ne sauraient ratifier. La nocivité d’une substance commence à un certain point, au-delà d’une certaine dose limite. La toxicité est tout aussi bien relative à la dose qu’à la substance. Et l’on a pu dire sous une forme un peu paradoxale qu’il n’y avait pas de substances toxiques, mais seulement des doses toxiques, ou même des concentrations toxiques. Les exemples abondent : tous les composés chimiques de l’organisme peuvent devenir nuisibles s’ils sortent des proportions réglées. Les conditions physiques donnent lieu à la même remarque. Il faut dans le milieu intérieur, dans le sang, une certaine proportion d’eau, une certaine proportion de chlorure de sodium, une certaine quantité d’oxygène, un certain degré de chaleur : il n’en faut ni trop ni trop peu. — Les conditions du milieu vital sont, comme on l’a dit, des conditions de juste milieu. Si quelque élément s’écarte de la règle, il agit d’une manière nuisible : il devient toxique par une infraction à la loi de la mesure. — Il en est sans doute ainsi pour l’alcool : — sa nocivité ne commence certainement qu’au-delà d’une certaine dose. En deçà, il reste une zone maniable où les perturbations qu’amène sa présence restent contenues dans les limites de l’oscillation physiologique : et l’on conçoit que l’effet bienfaisant de l’excitation puisse subsister seul, l’effet nocif ne commençant que plus loin.

Mais si ces absorptions anodines se répètent, l’effet nocif pourra devenir sensible. A plus forte raison si la dose isolée est déjà altérante. En d’autres termes la chronicité de l’alcoolisation peut produire des désordres ; et ces désordres peuvent devenir considérables en proportion de ceux qui succèdent à un excès isolé. En général, l’alcoolisation accidentelle qui ne va point jusqu’à l’ivresse, et l’ivresse elle-même ne laissent pas de traces, si elles ne sont point suivies de rechutes. Répétées, elles conduisent aux désordres de l’alcoolisme avéré, puis de l’alcoolisme chronique. Alors l’alcool se manifeste dans toute sa perversité. Il apparaît comme poison. Les troubles qu’il produit sont de deux ordres : d’ordre physique et d’ordre moral.

L’abus de l’alcool entraîne à un degré plus ou moins marqué la déchéance morale du buveur. C’est un fait universellement admis aujourd’hui que la criminalité suit le mouvement de l’alcoolisme et grandit avec lui. Si la déchéance ne va pas jusqu’au crime, elle diminue l’homme dans son intelligence, dans sa moralité, dans son caractère. Nous n’avons pas à tracer le tableau de cette chute. Que signifie-t-elle sinon que l’alcoolisme est une sorte d’empoisonnement moral ?

L’alcool est aussi un poison manifeste pour l’organisation physique. — L’ivresse accidentelle présente bien tous les traits d’un empoisonnement passager. — Le second échelon, l’alcoolisme avéré est, sans conteste, une intoxication générale et durable qui ne laisse presque aucun organe parfaitement intact, tout en portant son effort principal sur le cerveau et sur le foie. — La troisième étape sur cette pente lamentable que descend le buveur, c’est l’alcoolisme chronique. — Les altérations matérielles atteignent tous les organes, les uns plus légèrement comme l’appareil digestif dont la lésion ne se manifeste que par les dyspepsies et la pituite ; les autres plus profondément comme le cerveau. C’est parce que le cerveau est frappé que l’on voit éclater le délire simple des buveurs, le délire avec tremblement (delirium tremens), la démence, la paralysie générale. Les altérations du système nerveux se traduisent encore par le tremblement des extrémités, par les paralysies symétriques et par la névrite multiple. La lésion caractéristique du foie est la cirrhose.

Quant aux affections intercurrentes auxquelles l’alcoolique est plus exposé que tout autre sujet, elles prennent chez lui une gravité spéciale. Elles revêtent habituellement la forme cérébrale. La tuberculose y trouve un terrain de choix. Ajoutons que les fous se recrutent chez les alcooliques dans la proportion de 20 pour 100 en moyenne. D’autre part, la postérité de ces malheureux est affectée de tares innombrables.


III

Les notions qui précèdent sur le rôle excitant de l’alcool et surtout sur son action toxique permettent d’aborder maintenant le problème de l’alcool-aliment. Il fallait savoir auparavant qu’en tant qu’excitant, l’alcool est extrêmement difficile à manier et à maintenir dans les limites de l’innocuité, — Il fallait aussi être prévenu que cette liqueur produit un empoisonnement plus ou moins grave pour la santé si l’usage, même modéré, se répète fréquemment et en dehors des repas[1].

On voit que l’habitude de l’alcool ne peut pas maintenir l’organisme dans l’état d’intégrité normale et de parfait équilibre qui constitue la santé, puisque les tissus dégénèrent et subissent les processus de la stéatose et de la sclérose.

D’autre part, l’observation médicale enseigne quel est le critérium d’un régime alimentaire normal, d’une ration d’entretien. C’est précisément la permanence de la composition normale des tissus, le maintien absolu de leur constitution. L’alcool passé à l’état d’habitude dégrade l’organisme au lieu de le maintenir. A moins, par conséquent, que toute la pathologie de l’alcoolisme ne soit une fable, l’alcool ne peut faire partie en proportion notable et d’une manière durable d’aucun régime alimentaire d’entretien.

La question de l’alcool-aliment est donc résolue en ce qui concerne l’alimentation habituelle. Et c’est là le seul point qui intéresse le public. A moins qu’il ne s’agisse de quantités insignifiantes, il n’y a pas de place pour l’alcool dans l’alimentation rationnelle.

Le problème qui intéresse les physiologistes est autre. Ils n’envisagent que de courtes périodes. Ils cherchent à savoir ce que deviennent de faibles quantités d’alcool dans des expériences qui ne durent que quelques jours, non pour en tirer un programme d’alimentation populaire, mais simplement pour saisir le jeu et les secrets de la machine vivante.

S’il nous était permis d’écrire une préface pour une édition nouvelle de l’article de M. Duclaux et de nous adresser à ses lecteurs, voici ce que nous leur dirions : « Amis lecteurs, médecins ou simples curieux, buveurs ou abstinens, ennemis ou partisans de l’alcool, ne vous mettez pas en peine de ce qui est dit dans les pages que vous allez lire. Ce n’est pas à vous qu’elles s’adressent. Ne cherchez pas une règle de conduite dans ces expériences américaines ; il n’y en a pas. Comprenez bien que c’est un jeu de physiologistes, un jeu savant, sans doute, d’un intérêt doctrinal et théorique, mais qui ne s’adresse qu’à des initiés.

La question replacée sur son véritable terrain, examinons-la. Une commission a été instituée par le gouvernement américain pour éclairer une enquête sur l’alimentation et la nutrition du peuple des États-Unis. Cette commission s’est fondue avec la section physiologique de la Wesleyan University qui poursuivait un objet analogue. M. Atwater en a dirigé les travaux ; il a eu pour collaborateurs MM. Woods, Benedict, Rosa, Bryant, Smith et Snell. Les recherches ont commencé en 1898.

Les expériences d’alimentation de courte durée sont sujettes à de graves objections. Le critérium idéal d’un régime alimentaire normal, d’une ration d’entretien parfaite, c’est de maintenir le corps du sujet, vivant et fonctionnant sans changemens dans sa composition et sa constitution. Toutes les fois que l’on fera l’épreuve d’une ration, c’est ce critérium qui permettra d’en juger la valeur. Or, comme cette fixité est impossible à constater directement, on en juge par deux signes conventionnels : la permanence du poids du corps, l’invariabilité du poids de l’azote dans l’organisme. En principe, ni l’un ni l’autre de ces signes n’a de valeur probante. On pèse le sujet en expérience, on voit que son poids n’a pas changé ; d’autre part, on analyse les alimens qu’il ingère et les déchets qu’il excrète, et on constate que les uns et les autres contiennent autant d’azote, c’est-à-dire que le sujet n’en a ni perdu ni gagné, qu’il est, en un mot, en équilibre azoté. On conclut de ces deux faits que la constitution de l’animal s’est maintenue au cours de l’expérience et, par conséquent, que le régime alimentaire qui correspond à cet état de choses est bien un véritable régime d’entretien.

La plus simple réflexion montre l’insuffisance de ces preuves. La permanence du poids du corps est compatible avec tous les changemens chimiques imaginables. C’est la loi fondamentale de la chimie depuis Lavoisier. L’équilibre azoté est lui-même compatible avec un très grand nombre de réactions intéressant ou non ces substances azotées. Les élémens, le protoplasma, étant composés de matière azotée, la perte de cette matière indiquerait fatalement une destruction : mais la conservation du poids d’azote n’indique pas l’invariabilité des tissus ; elle pose seulement une condition à leurs changemens.

Il y a un moyen d’atténuer l’erreur qui peut résulter de ce principe vicieux, c’est de prolonger l’expérience. Si des changemens profonds avaient lieu, on est en droit de penser qu’à la longue ils se manifesteraient. La prolongation de l’expérience, malheureusement, est très difficile ou impossible. On ne fait pas d’expériences longues. Les recherches américaines n’échappent pas plus que les expériences antérieures à ce défaut.

Atwater et ses collaborateurs remplacent dans la ration de l’homme des alimens gras ou féculens, par de l’alcool sous forme de vin ou d’eau-de-vie. Ils fournissent au sujet de l’expérience 100 grammes d’alcool par jour aux lieu et place d’un certain poids de beurre et de légumes, par exemple de 46 grammes de beurre et de 56 grammes de féculens ; ils constatent que le sujet se maintient avec le nouveau régime dans la même condition, dans le même parfait équilibre qu’auparavant, — et qu’ainsi l’alcool est un aliment équivalent aux graisses, aux sucres et aux farineux. — En quantité, un gramme d’alcool équivaut à 1gr, 66 de sucre, à 1gr, 44 d’albumine (viande), à 0gr, 73 de graisse.

Telle est la conclusion de ces expériences. M. Duclaux les célèbre trop. Il leur donne trop de louanges. Il va jusqu’à dire : « Il n’y avait pas de doctrine. La science n’avait pas étudié cette question. » C’est être injuste pour Voit et toute l’école de Munich, pour Pflüger et l’école de Bonn, pour Zuntz à Berlin, pour Chauveau à Paris, en un mot pour tous les physiologistes qui, depuis vingt-cinq ans et plus, exécutent et répètent des expériences, exactement instituées de la même manière. Il n’y a rien de nouveau ni d’original dans les recherches de la commission américaine, sinon l’instrumentation qui est d’une richesse et d’une complication rare, et le fait que l’épreuve porte sur l’homme, au lieu de porter sur les animaux. — Le sujet vit dans un calorimètre meublé, il y mange, il y dort, il y travaille, il y fait de la bicyclette. La paroi est formée de deux plaques métalliques entourées de trois murailles de bois. La température est maintenue constante : la chaleur est enlevée par un courant d’eau dont réchauffement est mesuré électriquement au pont de Wheatstone. Un galvanomètre renseigne sur l’inégalité de température des enceintes : l’expérimentateur y pare au moyen de fils électriques et de tubes à eau froide qu’il met en jeu sans quitter sa table. La ventilation est appréciée, réglée électriquement. Il y a des congeleurs. Il y a des pompes-compteurs. L’appareil est admirable. C’est un appareil de milliardaire.

L’expérience permet d’établir le bilan de la matière et de l’énergie. On sait tout ce qui entre ; on analyse et mesure tout ce qui sort. L’énergie mesurée en chaleur dans le calorimètre est confrontée avec celle qui est calculée au moyen du bilan de la matière. On les compare : l’accord existe au millième. Le budget des Etats-Unis n’est pas mieux réglé : on trouve 9102 calories d’un côté, 9 239 de l’autre. Mais, tout de même, lorsque, avec M. J. Lefèvre, l’on regarde les chiffres de près, on éprouve certains étonnemens. Tout le carbone retenu est évalué en graisse et donne le chiffre 623. On peut se demander pourquoi on ne l’évalue pas en glycogène. Alors le chiffre serait réduit de moitié. Ce serait le déficit, le hideux déficit.

Il y a deux intéressantes questions de théorie engagées ici : celle du rôle thermique de l’aliment, et celle des bornes de l’isodynamie. Il est piquant de remarquer qu’un lecteur de la Revue des Deux Mondes est aussi bien renseigné que personne sur ces questions s’il a lu avec attention une étude sur la physiologie de l’alimentation publiée dans le numéro du 1er novembre 1898. Il n’ignore pas, non plus, que les expériences antérieures de von Noorden et de ses élèves, Stammreich et Miura, avaient abouti à un résultat exactement contraire à celui d’Atwater. Il en résultait que l’alcool ne peut pas être substitué, dans une ration d’entretien, à une quantité exactement isodyname d’hydrates de carbone. Si l’on opère cette substitution, la ration, naguère capable de maintenir l’organisme en équilibre, devient insuffisante. L’animal diminue de poids ; il perd plus d’azote par ses excrétions qu’il n’en récupère par son régime. Une telle situation prolongée deviendrait insoutenable. Elle est la condamnation de l’opinion que l’alcool équivaut isodynamiquement aux autres alimens.

Les expériences de Chauveau concluent dans le même sens. M. Chauveau substitue dans la ration du chien 48 grammes d’alcool à 84 grammes de sucre, quantité théoriquement capable de fournir autant d’énergie et de chaleur, et l’animal n’a pu tenir son équilibre ; il a perdu du poids ; il a fourni moins de travail.

L’expérience d’Atwater donne un résultat contraire à ceux-là. La question reste pendante. Qui a tort ? Qui a raison ? Au point de vue pratique, le résultat est indifférent.


A. DASTRE.

  1. Le régime quotidien de beaucoup d’ouvriers et d’employés, un litre et demi de vin, deux apéritifs et deux petits verres, amène en quelques mois les désordres organiques de l’alcoolisme. — Il en faut quelquefois beaucoup moins.