L’Algèbre d’Omar Alkhayyami/Préface

La bibliothèque libre.
Traduction par F. Woepcke.
Benjamin Duprat (p. i-xix).


PRÉFACE.





Il y a plus d’un siècle que l’algèbre d’Alkhayyâmî fixa pour la première fois l’attention d’un savant mathématicien.

En 1742, Gérard Meerman publia à Leyde son « Specimen calculi fluxionalis, » précédé d’une préface dans laquelle le célèbre auteur esquisse rapidement, mais avec érudition et élégance, le développement successif du calcul analytique. En parlant des progrès que les Arabes avaient fait faire à cette branche des mathématiques, il cite ([1]) un manuscrit arabe du traité d’Alkhayyâmî, légué par Warner à la bibliothèque de Leyde. Il conjecture que ce manuscrit pourrait bien contenir la résolution algébrique des équations cubiques. Cela n’est pas ; car on verra dans la suite que les découvertes d’Alkhayyâmî, quelque ingénieuses qu’elles soient, n’ont rien de commun avec celles des algébristes italiens du seizième siècle. Il est vrai que le titre du manuscrit arabe, tel que le donne le catalogue de la bibliothèque de Leyde, pouvait faire croire le contraire.

En effet, on retrouve la pensée de Meerman chez Montucla (**[2]), le savant historien des mathématiques ; puis chez M. Gartz, auteur d’une dissertation latine sur les traducteurs et commentateurs arabes d’Euclide, publiée en 1823.

Personne cependant n’avait encore pensé à examiner ce traité, signalé ainsi à l’attention des géomètres et des orientalistes, lorsque M. L.-Am. Sédillot annonça dans le Nouveau Journal asiatique (***[3]) qu’il avait découvert, dans un manuscrit arabe de la Bibliothèque royale, un fragment très-intéressant d’un traité d’algèbre. Le contenu de ce morceau présentait une analogie remarquable avec ce qui, selon toute probabilité, devait former le sujet du manuscrit de Leyde. Quelque temps après, M. Sédillot fit connaitre ce fragment d’une manière plus détaillée dans un mémoire inséré aux Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque royale (*[4]).

D’après l’analyse donnée par M. Sédillot, M. Challes, dans l’admirable travail qu’il a consacré à l’histoire de la géométrie, déclara (**[5]) qu’une publication complète de ce fragment serait d’un véritable intérêt pour l’histoire des sciences mathématiques.

Cette opinion sur la valeur du document en question fut évidemment partagée par M. Libri (***[6]), qui découvrit à la Bibliothèque royale un manuscrit complet de cet ouvrage.Ce manuscrit constatait en même temps l’identité de son auteur avec celui du traité conservé à la bibliothèque de Leyde (****[7]), et M. Libri annonça qu’il se proposait d’en publier une édition.

Une telle unanimité sur l’importance de l’algèbre d’Alkhayyâmi devait suffire pour me décider à en entreprendre la publication.

Les manuscrits que j’avais à ma disposition pour établir le texte arabe étaient au nombre de trois.

C’était d’abord le manuscrit arabe 1136, ancien fonds de la Bibliothèque nationale, celui qui avait été remarqué par M. Libri. Ce manuscrit est d’une écriture très-élégante, mais dépourvu en grande partie des points diacritiques. Des trois manuscrits, c’est celui qui offre le texte le plus correct, et dans les cas douteux j’ai généralement préféré les leçons qu’il présente. Je l’ai désigné dans les indications des variantes par la lettre A.

Le second manuscrit, que j’ai désigné par la lettre B, est le fragment examiné par M. Sédillot, et faisant partie du manuscrit arabe 1104, ancien fonds de la Bibliothèque nationale. L’écriture de ce manuscrit est beaucoup moins belle que celle du 1136, mais la ponctuation est presque complète, et parfois on y trouve même les voyelles. Le manuscrit est détérioré en quelques endroits, et les coins sont quelquefois endommagés par l’humidité, de manière à en rendre l’écriture illisible. Malheureusement ce fragment ne contient qu’à peine les trois septièmes du texte entier, et s’arrête précisément à l’endroit (*****[8]) où l’auteur va exposer ce qu’il y a de vraiment original et d’intéressant dans son ouvrage, c’est-à-dire au commencement de la construction des équations cubiques.

Enfin, messieurs les conservateurs de la bibliothèque de Leyde ont eu Ia bonté de me confier le manuscrit cité par Meerman et Montucla, et contenu dans le volume no 14 du legs Warnérien. C’est probablement une copie faite sur un manuscrit oriental par un Arabe chrétien, domicilié à Amsterdam, et occupé par l’illustre Golius à copier des manuscrits arabes que les propriétaires refusaient de vendre, et que Golius était obligé de renvoyer en Orient après en avoir fait prendre copie (*[9]). Ce manuscrit, que j’ai désigné par la lettre C, est d’une écriture large et lisible. Quoiqu’il soit moins correct que le manuscrit A, il ne m’en a pas moins été très-utile pour la rédaction du texte.

Les figures géométriques qui accompagnent le texte sont tracées dans le manuscrit A avec assez de netteté ; si ce n’est que les sections coniques y sont invariablement représentées par des arcs de cercle qui se rencontrent au sommet de la conique sous un angle passablement aigu. Dans le manuscrit C, ces figures ne ressemblent quelquefois que d’assez loin à ce qu’elles sont destinées à représenter.

Dans les manuscrits B et C, les numératifs sont toujours exprimés par des mots, excepté dans les citations des propositions, et quelquefois aussi des livres, des ouvrages d’Euclide et d’Apollonius. Dans ce dernier cas, les manuscrits B et C emploient les lettres de l’alphabet numéral. C’est uniquement pour la petite table des puissances descendantes et ascendantes (p. 42 du texte arabe) que le manuscrit C fait usage des chiffres. Le manuscrit A, au contraire, se sert de ces derniers presque partout où les deux autres manuscrits emploient des mots ou des lettres numérales ; il conserve les lettres exclusivement pour les propositions citées des ouvrages d’Euclide et d’Apollonius.

Ayant rendu compte des manuscrits dont je me suis servi pour l’édition du texte d’Alkhayyâmi, je vais ajouter quelques mots au sujet des manuscrits dans lesquels j’ai rencontré les morceaux qui forment l’objet des additions.

Pour les additions A et C, j’ai mis à contribution le manuscrit no 14 du legs Warnérien, mentionné ci-dessus. Quant au mémoire, que j’examine dans l’addition C, j’en avais découvert une seconde copie dans le manuscrit 955,2 (**[10]), supplément arabe de la Bibliothèque nationale Les morceaux dont les additions B, D et B présentent des extraits discutés sont tirés du manuscrit no 168 du leg Warnérien de la bibliothèque de Leyde, un de ceux qui ont été achetés par Golius en Orient (***[11]). Ce manuscrit m’avait également été prêté par messieurs les conservateurs de cette bibliothèque avec la bienveillance la plus obligeante.

On peut appliquer à Alkhayyâmi ce qu’un historien spirituel de l’algèbre a observé à propos de Diophante : que la fin de son nom prête déjà à discussion. Tantôt on trouve Alkhayyâmi, tantôt Alkhayyâm ; à ce point que sur le premier feuillet du manuscrit A, à côté du grand titre qui porte Alkhayyâmi, on lit plus bas (*[12]) : « Mémoire d’Omar Alkayyâm sur les démonstrations de l’algèbre. » Alkhayyâm signifie fabricant de tentes. Il n’est guère vraisemblable que le célèbre géomètre ait lui-même exercé cette profession ; mais probablement c’était celle de son père ou d’un de ses ancêtres, et en conséquence, des deux leçons, Alkhayyâmi semble être celle qu’il faut préférer.

On ne sait avec précision les dates, ni de la naissance, ni de la mort, d’Alkbayyàmi ; mais on connait suffisamment les circonstances de sa vie (**[13]). Il fut élevé en compagnie de deux jeunes gens qui dans la suite devinrent des personnages célèbres. Ce sont Nishâm Almoulq, vizir des sultans Seldjoukides Alp-Arslan et Maliq-Chah, et Haçan Ibn Sabbah, fondateur de l’ordre des Assa sins.

Les trois amis s’étaient promis que si l’un d’eux se voyait un jour dans une position brillante et élevée, il profiterait de sa prospérité pour y faire participer ses anciens camarades. Arrivé au pouvoir, Nizhàm Almoulq fut fidèle à sa promesse.

Il fit donner à Baçan la place de hadjib ou chambellan. Mais celui-ci, ingrat envers son bienfaiteur, chercha à le remplacer dans la faveur du sultan. C’est pourquoi Nizham Almoulq l’éloigna de la cour par des moyens que la perfidie de Haçan excuse peut-être. Plus tard, le vizir encourut dans un âge déjà avancé, la disgrâce du sultan ; et lorsque sa chute l’eut mis à la portée des poignards des fedaïs ismaéliens, Haçan assouvit sa vengeance (***[14]).

Alkbayyâml, au contraire, refusa presque les offres généreuses du puissant vizir. Il ne demandait qu’une aisance modeste qui lui permit de se livrer tranquillement à ses penchanls scientifiques et littéraires. On sait cependant qu’il prit une place distinguée parmi les astronomes de Maliq Chah, et qu’il était un des principaux auteurs de la réforme du calendrier introduite en 1079 par ordre de ce prince (*[15]).

Alkhayyâmî lui-même nous apprend (p. 13 de la traduction) qu’il avait composé aussi un traité sur l’extraction des racines des ordres supérieurs ; — et le peu qu’il en dit suffit pour nous révéler ce même esprit généralisateur qui, comme nous allons bientôt le voir, l’avait conduit à une théorie systématique des équations cubiques (**[16]).

Alkhayyâmî était poëte (***[17]). Mais ses vers, écrits en persan, lui ont valu une réputation d’athée et de libertin. Rappelons-nous cependant que les mêmes accusations furent portées contre Descartes par un turbulent théologien, le recteur Voët, de l’université d’Utrecht. Ne nous empressons donc pas de souscrire à un jugement qui a peut-être sa source uniquement dans les haines religieuses que les poésies satiriques et spirituelles d’Alkhayyâmî devaient susciter contre lui.

Voici maintenant la traduction de la pièce inédite que j’ai donnée à la fin du texte du traité d’algèbre. Ce morceau est extrait du manuscrit n°481, supplément arabe, de la Bibliothèque nationale, qui contient un abrégé du · TArikh-AlhoqamA, terminé en 647 de l’hégire, et dont l’auteur s’appelait Alzoûzenî (****[18]).

« Omar Alkhayyam, imâm du Khorâçân, le grand savant du temps, était versé dans les sciences des Grecs. Il exhortait à chercher le Dieu unique, gouverneur du monde, par la purification des mouvements corporels, de manière à rendre l’âme humaine exempte de toute impureté. Il recommandait aussi une étude persévérante de la politique (*****[19]), fondée sur les bases de cette science établies par les philosophes grecs. Les- Soûfis des temps postérieurs ont accueilli le sens apparent d’une partie de ses poésies et puis les ont accommodées à leurs doctrines, de sorte qu’ils en font l’objet de discussions dans leurs assemblées et ans leurs réunions privées. Mais le sens caché (*[20]) de ses poésies consiste en axiomes de la religion universellee (**[21]), et en principes généraux embrassant les devoirs pratiques. Comme les hommes de son temps blâmaient ses opinions religieuses, et mettaient à découvert ce qu’il cachait en secret, il craignit pour sa vie, et mit un frein aux écarts de sa langue et de sa plume. Il fit le pélerinage, grâce plutôt à une rencontre fortuite que par piété ; et son extérieur trahit ses pensées secrètes, bien que rien n’en parût dans ses paroles (***[22]). Lorsqu’il fut arrivé à Bagdâd, les personnes qui s’étaient livrées aux même études que lui en fait de sciences anciennes accoururent auprès de lui ; mais il leur ferma sa porte, en homme qui avait renoncé à ces études, et non pas en homme qui fût resté leur confrère. Après être retourné de son pêlerinage dans son pays, il se rendait au lieu des prières le soir et le matin, et cachait ses secrets, qui pourtant ne pouvaient pas manquer de se révéler. Il était sans pareil dans l’astronomie et dans la philosophie ; et sa capacité éminente dans ces sciences aurait passé en proverbe, s’il avait reçu en partage le respect dsa convenances. On a de lui des poésies légères dont le sens caché perce à travers leurs expressions voilées, et dans lesquelles la veine de la conception poétique est troublée par l’impureté de l’intention cachée. Poésie :

« Comme mon âme se contente d’une aisance modeste et facile à obtenir, que toutefois ma main et mon bras ne me procurent qu’avec effort,

« Je suis à l’abri de toutes les vicissitudes de la fortune, et, dans mes malheurs, ma main et les projeta que je forme sont mon refuge.

« Les sphères dans leur mouvement n’ont-elles pas prononcé l’arrêt, que toutes les étoiles heureuses finissent par décliner vers une position funeste ?

« Persévérance donc, ô mon âme, dans les repos ! Tu en fais seulement crouler le sommet, en voulant en consolider les bases. »

Ëvidemment ces lignes ne sont pas l’œuvre d’une main amie. A les en croire, le caractère d’Alkbayyâmi n’aurait été qu’un mélange d’impureté et d’hypocrisie. Mais tout ce qu’elles s’efforcent de jeter d’ombre sur la moralité de notre auteur ne sert qu’à faire ressortir d’une manière plus brillante l’hommage qu’elle& ne peuvent refuser au mérite du savant. C’est un homme détestable, mais c’est un astronome sans pareil ; c’est peu~être un hérétique ; mais, à coup sûr, c’est un philosophe du premier ordre.

Trois cents ans plus tard, les passions avaient eu le temps de se calmer. La connaissance ou du moins le bruit des découvertes d’Alkhayyâmi s’était répandu jusqu’en Espagne, et Ibn Khaldoûn y put faire allusion dans ses Prolégomènes (****[23]). Alors ce n’est plus ni l’hypocrite ni le libertin Alkayyâmi ; c’est simplement un des plus grands géomètres de l’Orient. » [24]Trois autres siècles passèrent sans diminuer l’estime dont jouissait ses travaux. hadji-Khalfa nous en offre le témoignage en citant une partie considérable du commencement de l’algèbre d’Alkbayyâmi (*[25]), tandis qu’ordinairement il se contente de donner le titre ou tout au plus les premiers mots des ouvrages dont son immense bibliographie contient la nomenclature.

La réputation d’Alkhayyâmi ne brillait que d’un plus vif éclat au milieu des ténèbres où le temps avait plongé tant de célébrités secondaires.

Examinons donc l’ouvrage qui, sans aucun doute, a puissamment contribué à immortaliser ainsi le nom de son auteur, et dont les feuilles suivantes présentent le texte et la traduction.

Il se divise naturellement en cinq parties, de la manière suivante : 1° l’introduction, comprendnant une préface, les définitions des notions fondamentales de l’algèbre, et un tableau des équations que l’auteur se propose de discuter (p. 1-12 de la traduction) ; 2° la résolution des équations des deux premiers degrés (p. 12-28) ; 3° la construction des équations cubiques (p. 28-68) ; 4° la discussion des équations à termes fractionnaires, ayant pour dénominateurs des puissances de l’inconnue (p. 69-81) ; 5° remarques additionnelles (p. 81-88).

Il est une particularité de cette algèbre qui mérite d’être remarquée et discutée dès l’abord. C’est que l’auteur se fait une loi, pour toutes les équations dont il s’occupe, de joindre la résolution numérique ou arithmétique (**[26]) à la construction géométrique, et vice versa. Il est vrai que, pour les équations cubiques, il est forcé de se borner à cette dernière ; mais aussi il constate exprès, et signale aux algébristes à venir, cette lacune à combler (p. 9). Afin de comprendre pourquoi l’algébriste arabe se croyait si strictement obligé de compléter, l’une par l’autre, l’arithmétique et la géométrie, il faut expliquer ce qu’il entend par « résolution numérique. »

Là où il parle d’une manière plus explicite, il se sert de l’expression : « résolution, lorsque l’objet du problème est un nombre. » « L’objet » du problème, c’est l’inconnue (voir la définition p. 5) ; la résolution numérique, dans l’acception de l’algébriste arabe, sera donc une résolution qui suppose que l’inconnue soit un nombre.

Or, les Arabes, fidèles aux traditions reçues des Grecs, désignent par « nombre » () ou « nombre absolu » (), le nombre entier, un nombre d’unités. Ils vont même plus loin, et se servent de ce terme comme d’un équivalent de l’unité. C’est ainsi qu’on nomme des expressions comme « trente en nombre » (), ce qui, selon les règles de la grammaire arabe (***[27]), équivaut, à une légère nuance près, à dire « trente nombres ; » (enfin, ce pluriel « nombres » lui-même est employé dans les énoncés des équations n° 18 à 25 (*[28]), pour désigner le terme connu de l’équation cubique.

Il résulte donc que le géomètre arabe, en parlant de la résolution numérique d’une équation, entend qu’il s’agit de satisfaire à cette équation par un nombre entier. Et ce qui détruira les derniers doutes qui pourraient subsister à cet égard, ce sont les conditions qu’il énonce pour la solubilité arithmétique des équations du second degré (p. 17), Ces conditions dépassent même le but qu’elles doivent atteindre, ainsi que je l’ai fait observer à l’endroit indiqué. Mais il est facile de remonter à la source de cette erreur.

Les mêmes conditions, ou du moins la plus essentielle des deux, à savoir la seconde, se trouvent nombre de fois chez Diophante, et il est impossible de méconnaître ici l’influence de cet auteur. Il y a seulement cette différence que chez Diophante cette condition est justifiée par la nature des problèmes qu’il se propose, tandis que chez Alkhayyâmi, elle établit des limites trop étroites. Je ne citerai, à l’appui de ce que je viens d’avancer, qu’un seul problème de Diophante, entre beaucoup qui me fourniraient les mêmes preuves.

Dana le 6e problème du VIe livre, Diophante se propose de trouver un triangle rectangle en nombres rationnels, de manière que la surface du triangle, plus une des cathètes, soit égale à un nombre donné. Désignant les deux cathètes par ax et bx respectivement, le nombre donné par k, et posant , on aura

(1)

donc

(2) +

Arrivé là, Diophante énonce sa condition de la manière suivante : καί δεί τών άριθμών τώ ήμίσει έφ 2 έαυτό προσθείναι τάζ δυνάμειζ έπτάκιζ (**[29]) γενομέναζ καί πολείν τετράγωνον. C’est-à-dire qu’il faut qu’on ait

(3) ( ;


en posant , l’équation (2) se transforme dans : , et il s’agit de satisfaire simultanément aux deux équations indéterminées

.

On voit aisément que la condition (3) est véritablement nécessaire, puisqu’il s’agit de rendre rationnel les côtés du triangle, c’est-à-dire que dans l’équation (1), non-seulement l’inconnue, mais aussi les coefficient sont asujettis à certaines conditions.

Il se présente ici la question suivante : Si, pour la résolution numérique, l’algébriste arabe exige qu’on satisfasse à l’équation proposée par un nombre entier, il fait donc de l’algèbre indéterminée ?

Il nous manque un élément pour répondre à cette question d’une manière décisive. C’est que l’auteur ne se prononce pas sur la nature des coefficients de l’équation proposée. D’après les termes dont il se sert, on peut croire qu’il considère le terme connu comme un nombre entier donné ; mais le coefficient de l’inconnue ou simplement (*[30]) est laissé entièrement indéterminé. En supposant que ce coefficient doive également être un nombre entier, il s’agit en effet, pour obtenir les conditions de la solubilité « numérique » de l’équation du second degré, de discuter l’équation indéterminée x2 + yx = a. Si, au contraire, on laisse aux constantes de l’équation déterminée proposée toute leur généralité, la détermination des conditions nécessaires pour satisfaire à la proposée par un nombre entier dépend d’un problème plus général.

Ce qu’il y a de certain, c’est que la résolution numérique de l’algébriste arabe comprend : 1° ce qu’aujourd’hui on d"signe par la résolution algébrique d’une équation ; 2° la détermination des conditions nécessaires pour que la fonction des coefficients, qui est égale à l’inconnue, devienne un nombre entier. Alors si les coefficients de l’équation proposée satisfont à ces conditions, la résolution numérique, selon notre auteur, est possible ; dans le cas contraire, elle est impossible.

Vu cette « impossibilité, » la construction géométrique sert, chez l’algébriste arabe, non seulement d’éclaircissement et d’explication, mais de complément nécessaire à la résolution numérique ; et on comprend pour quelles raisons il dit, dès l’abord, que l’objet de l’algèbre est formé autant par le nombre absolu que par les quantités géométriques.

On reconnaît dans cette séparation, portée même trop loin, de la quantité discontinue d’avec la quantité continue, ou, si l’on veut, de la quantité rationnelle d’avec la quantité irrationnelle ; on y reconnaît, dis-je, les conséquences de la distinction fondamentale établie entre le ποσόν διωρισμένον et le ποσόν συνεχέζ par Aristote, dont le système a si puissamment influé sur le développement et sur le génie de la science arabe.

Les résolutions qu’Alkhayyâmi donne des équations du second degré, et qui ont présenté les données principales pour la discussion précédente, vont me fournir encore le sujet de quelques autres observations.

On remarquera d’abord combien les démonstrations de ces résolutions sont plus élégantes et plus scientifiques que celles de Mohammed Ben Moûçâ, combien toute la discussion est prise de plus haut et maniée avec supériorité. Pour faire ressortir cette différence, j’ai placé en note, au-dessous des démonstrations d’Alkhayyâmi, celles de Mohammed Ben Moûçâ. Seulement, j’ai traduit celles-ci en langage algébrique, afin qu’on puisse saisir immédiatement la marche suivie dans ces démonstrations, et plus ou moins déguisée dans leur rédaction originale. On remarquera aussi que la démonstration donnée par Mohammed Ben Moûçâ, pour l’équation n° 8, est incomplète en ce qu’elle ne s’applique qu’à un seul des deux cas de la résolution.

Je saisis cette occuion pour m’excuser auprès de ceux de mes lecteurs qui pourraient trouver que les notes dont j’ai accompagné ma traduction sont trop chargées de détails élémentaires. Pour me justifier, je n’aurai qu’à expliquer quel était mon but dans la rédaction de ces notes. Je voulais reproduire fidèlement, avec tous leurs détails, les procédés de mon auteur, et cependant les traduire dans le langage des mathématiques modernes, pour épargner aux géomètres qui parcourraient cet opuscule l’ennui que leur causerait sans doute la lecture de ces longues résolutions et démonstrations parlées de l’algébriste arabe. Dans la partie de son traité qui contient la discussion des équations cubiques, ces courts aperçus contribueront peut-être à rendre apparents, même à cieux qui ne voudraient y jeter qu’un coup d’œil fugitif, le parallélisme et l’ensemble des constructions d’Alkhayyâmi. Mais, sous peine d’être accusé d’inconséquence, je ne pouvais supprimer pour une partie de l’ouvrage arabe ce que je donnais pour une autre. J’étais tenu de rendre compte de l’esprit des méthodes arabes, de les anatomiser aussi scrupuleusement que possible. Lorsque ces méthodes étaient élémentaires, ces explications entraînaient nécessairement des considérations élémentaires.

Mais revenons encore aux équations du second degré, et à la manière dont Alkhayyâmi les construit au moyen des propositions connues des Données et du deuxième et du sixième livre des Éléments d’Euclide. Cette construction répond d’une manière remarquable à la supposition de Cossali (*[31]), qui pensait que la transformation de ces propositions de géométrie en théorèmes algébriques pouvait avoir eu lieu dans l'intervalle de temps qi sépare Euclide de Diophante. Seulement, cette transformation, au lieu d'avoir été la source de l'algèbre, ne se serait opérée qu'à une époque où cette science était déjà considérablement développée. Il se pourrait cependant que Cossali ne se fût pas entièrement trompé, et qu'Alkhayyâmi n'eût pas l'honneur d'avoir le premier aperçu les relations qui existent entre les propositions mentionnées et la construction des équations du second degré.

En effet, dans le Qitâb Alfibrisi, un article relatif à Hipparque est conçu de la manière suivante (*[32]) :

« Hipparque le rafanien **[33]. On a de lui, en fait d'ouvrages : le Traité d'algèbre, connu aussi sous le nom de Définitions. Cet ouvrage fut traduit et revu par Aboûl Wafâ Mohammed Ben Mohammed le calculateur, qui est aussi auteur d'un commentaire du même ouvrage, accompagné de démonstrations fondées sur des raisonnements géométriques. (Puis on a d'Hipparque un) Traité sur la division des nombres. »

Plus loin on lit, dans la même bibliographie, à l'article Aboûl Wafâ, parmi les ouvrages de ce géomètre énumérés très-complétement : « Commentaire de l'ouvrage d'Hipparque sur l'algèbre (***[34]). »

Le témoignage de ces passages, qui attribuent à Hipparque des travaux en dehors de ceux qui l'ont illustré comme astronome, est corroboré par les mots suivants de Plutarque (****[35]) : Χρύσιππον δέ πάντεζ έλέγχουσίν οί άριθμητικοι, ών καί Ιππαρχόζ έστιν.

Je me borne à signaler ces faits, sans vouloir en aucune manière décider si les constructions des équations du second degré qu'on trouve dans l'algèbre d'Alkhayyâmi appartiennent véritablement à celui-ci, ou si elles sont empruntées soit à Aboûl Wafâ, soit à Hipparque.

Mais je me hâte d'arriver à ce qui occupe la partie la plus considérable du traité d'Alkhayyâmi, et à ce qui en concerne le mérite principal : à la construction des équations du troisième degré. On dit quelquefois, et on pense assez généralement, que les Grecs ont construit des équations du troisième degré ; mais cette opinion renferme, sinon une erreur, du moins une inexactitude. Il est vrai que les géomètres grecs ont résolu certains problèmes géométriques qui, ramenés à leur expression algébrique, conduisent à une équation du troisième degré, mais on conviendra sans doute qu’il est très différent de résoudre géométriquement un semblable problème, ou de reconnaître que ce problème dépend d’une équation cubique ; de traiter, entre autres problèmes de géométrie, quelques uns du troisième degré, ou d’énumérer systématiquement les formes des équations cubiques, de les construire une à une, et de discuter les cas particuliers que présentent ces solutions ; tout cela avec le but clairement prononcé (*[36]) de donner implicitement, au moyen de ces théorèmes généraux, la résolution de tel problème spécial qu’on voudra se proposer. C’est ce qui n’a été fait nulle part par les géomètres grecs, mais c’est ce qu’on trouve chez les Arabes, et notamment dans l’algèbre d’Alkhayyâmi.

En effet, pour construire les équations cubiques, les géomètres grecs auraient, avant tout, dû les connaître. Or, comme on ne trouve, dans aucun des ouvrages géométriques des Grecs, nulle trace d’algèbre, il est impossible de dire que les Grecs aient construit des équations du troisième degré.

Ce sont les Arabes qui ont le mérite d’avoir, les premiers, essayé d’appliquer l’algèbre à la géométrie, et vice versa ; d’avoir jeté les fondements de cette liaison du calcul avec la géométrie, qui, dans la suite, a éminemment contribué au développement des mathématiques (**[37]).

Notre auteur prend même à tâche de montrer (***[38]) comment ce progrès se fit chez les Arabes, et comment d’abord c’était Almâhâni qui, en partant d’un problème posé par les anciens, essaya de le résoudre en le ramenant à son expression algébrique. Ce premier essai ne fut pas couronné de succès ; mais bientôt d’autres géomètres furent plus heureux, et les constructions qu’ils donnèrent de plusieurs équations cubiques, auxquelles ils furent conduits par des problèmes qui n’étaient encore que particuliers, firent naître chez Alkhayyâmi la conception d’une théorie systématique des équations du troisième degré.

Disons quelques mots du problème qui servit de point de départ à des découvertes aussi intéressantes. Dans la cinquième proposition du second livre du Traité de la sphère et du cylindre, Archimède se propose le

problème de couper une sphère par un plan, de manière que le rapport de l’un des deux segments à l’autre soit égal à un rapport donné (*[39]). Il démontre que ce problème dépend de la construction suivante : Étant donnés une ligne DZ et sur cette ligne deux points B, T, de telle sorte que B soit situé entre D et T, déterminer un point X de la ligne DZ, tel qu’on ait . Ramenons ce problème à son expression algébrique en désignant BD, ZT, ZD, DX, par a, b, c, x, respectivement ; il s’agira de déterminer x au moyen de la proportion , c’est-à-dire de construire l’équation cubique .

Il paraît que ce lemme fixa d’une manière toute particulière l’attention des géomètres arabes. Comme Archimède n’en avait pas donné la solution, c’est peut-être qu’ils mettaient un certain point d’honneur à prouver qu’ils savaient surmonter aisément un obstacle qui semblait avoir arrêté Archimède (**[40]). J’ai réuni, dans les additions A et B, différentes solutions de ce lemme, données par des géomètres arabes (***[41]).

Quant à la manière dont Alkhayyâmî construit les équations cubiques, je vais donner une indication rapide des traits généraux de sa méthode, sans entrer dans les détails dont on se rendra facilement compte en parcourant les notes qui accompagnent ma traduction. Dans ces notes j’ai fidèlement reproduit les procédés du géomètre arabe, tout en m’ efforçant d’ôter à ceux-ci ce qu’ils avaient quelqueloia de traînant et d’entortillé.

Alkhayyâmi commence toujours par rendre homogène l’équation proposée. On remarquera que c’est pour ce but qu’il a mis en tête de la partie de son mémoire qui contient la construction des équations cubiques, deux théorèmes auxiliaires. En général, on aura souvent occasion d’admirer l’esprit d’ordre, le génie systématique, qui distinguent notre auteur. Outre ces deux lemmes, c’est encore la construction de l’équation qui sert pour ces transformations relatives à l’homogénéité, lorsqu’il s’agit de substituer un cube au terme connu de l’équation.

Ensuite Alkhayyâmi détermine, au moyen des coefficients transformés de l’équation, deux coniques, et arrive, par l’intersection de celles-ci, à une égalité de deux solides. Soit en décomposant ceux-ci, soit en ajoutant ou en retranchant de part, et d’autre des solides communs, il obtient enfin l’équation proposée.

Ramenons maintenant à son expression générale la méthode suivie par Alkhayyâmi pour déterminer les deux coniques au moyen des constantes de l’équation proposée. En formant les équations analytiques des coniques qu’il, emploie, puis en comparant entre elles ces équations, et en désignant par des quantités qui ne peuvent prendre que les valeurs ou (ce qui permettra de poser etc.), on trouve que le procédé du géomètre arabe se réduit aux trois systèmes suivants :

i.

parabole
cercle
hyperbole

parabole

_______________________________________

ou .


ii yx - = 0 hyperbole

parabole

___________________________

ou .


iii,

... cercle
... hyperbole

hyperbole _____________________________________

,

ou

Le système I sert à la construction des équations 3, 13, 14, 15, lorsqu’on pose

3. 14.

13. 15. Le système II est employé pour les équations 16 à 18, lorsqu’on fait

16. x = - 1 λ = 1
17. x = + 1 λ = - 1
18. x = - 1 λ = + 1

Enfin le système III correspond aux équations 19 à 25, lorsqu’aux quantités κ, λ, μ, ν, ξ, φ, on donne les valeurs suivantes :

19. 20. 21. 22. 23. 24. 25.
κ + 1 - 1 + 1 - 1 - 1 + 1 - 1
λ - 1 + 1 + 1 - 1 - 1 - 1 + 1
μ - 1 - 1 - 1 - 1 + 1 + 1 + 1
ν - 1 + 1 - 1 + 1 - 1 + 1 - 1
ξ + 1 - 1 - 1 - 1 - 1 - 1 - 1
φ - 1 + 1 - 1 - 1 - 1 + 1 + 1

En divisant l’équation du quatrième degré qui résulte du système III par ( x ± —i), on la ramène à l’équation cubique proposée

puisque | x2 + ρcx2 + σbx + τa | · | x + τ/σ · a/b =
= x2 + | ρc + τ/σ . a/b | x2 + |σb + ρτ/σ . ac/b | x2 + 2τax + τ2/σ . a2/b =
= x2 + | στ a/b + ρc | x2 + σ | b + ρτ ac/b | x2 + 2τax + σ a2/b2

où les valeurs à donner aux quantités p, a, T sont les suivantes :

19. 20. 21. 22. 23. 24. 25.
ρ + 1 + 1 - 1 - 1 + 1 - 1 - 1
σ + 1 - 1 + 1 - 1 - 1 + 1 - 1
τ - 1 + 1 + 1 - 1 - 1 - 1 + 1

Alkhayyâmi n’a pas remarqué que, dans l’équation générale du troisième degré, on peut toujours faire disparaître le second terme, ce qui lui aurait épargné l’emploi des systèmes II et III (*[42]).

Après avoir esquissé cet exposé général des constructions d’Alkhayyâmî, examinons encore quelques détails de sa méthode.

Observons d’abord qu’Alkhayyâmi, pas plus que Mohammed Ben Moûçâ, ne tient aucun compte des racines négatives, ni, à plus forte raison, des racines imaginaires ; dès qu’un problème n’admet pas des racines réelles et positives, il le déclare « impossible. » Aussi ne trouve-t-on pas dans le tableau des équations d’Alkhayyâmi, complet à cela près, ces formes, où la somme de tous les termes, formant le premier membre, est égalée à zéro (*[43]). Les algébristes arabes, qui considèrent tous les éléments d’une équation, et notamment aussi l’inconnue, comme des quantités positives, ne pouvaient pas avoir l’idée de ces formes.

Toutefois, il en très-surprenant qu’Alkhayyâmi, en construisant les équations du troisième degré, n’ait pas remarqué l’existence des racines négatives. Rien, en effet, n’est plus propre à montrer celles-ci pour ainsi dire d’une manière palpable, et en même temps à donner des idées justes et nettes sur leur nature, que la construction des équations. C’est la vicieuse habitude de ne tracer que des demi-cercles, des demi-paraboles, et une seule branche des hyperboles, qui a fait manquer au géomètre arabe cette belle découverte.

Ce défaut de ses constructions a même une fois empêché notre auteur de voir qu’une équation a deux racines positives, dont il ne construit qu’une seule (voir la note p. 68). Il tombe dans une autre erreur semblable, mais plus regrettable encore, parce qu’elle touche à quelques considérations fondamentales sur la nature des équations cubiques. C’est qu’Alkhayyâmi, en construisant l’équation , ne trouve qu’une seule racine positive, tandis qu’elle en admet trois (voir la note p. 65) (**[44]).

Les Arabes savaient déjà qu’il existait une certaine équation du second degré à deux racines (***[45]) ; si donc Alkhayyâmi avait remarqué que pareillement une équation cubique admettait, en certains cas, trois solutions, il est difficile à croire que cette coïncidence entre le degré du problème et le nombre des solutions ne l’eût pas frappé et conduit à des réflexions, et peut-être à des découvertes, ultérieures.

À l’exception des deux erreurs dont je viens de parler, Alkhayyâmi discute avec une justesse parfaite le nombre des racines positives, ou, si l’on veut, le nombre des intersections des deux coniques qui construisent l’équation, du côté des coordonnées positives. Il ne trouve donc qu’une seule solution pour les équations 3, 13, 15, 16, 18, 19, 22, 23, 24, dont le terme connu est affecté du signe négatif. Il en trouve deux pour les équations 14, 17, 20, 21, 23 (****[46]), dont le terme connu est affecté du signe positif, mais dont les deux racines conjuguées sont ou imaginaires ou positives. Pour ces dernières équations, lorsqu’elles n’admettent pas des racines positives, il les déclare « impossibles, » et il établit parfaitement le critérium géométrique de la réalité des deux racines conjuguées, à savoir la rencontre en deux points, ou le contact des deux coniques qui construisent l’équation. Au cas du contact, il n’admet naturellement qu’une seule racine, et ne distingue pas deux racines égales.

Pour compléter sa théorie, Alkhayyâmi aurait dû établir encore des relations entre les coefficients de l’équation proposée, correspondant à cette limite qui est géométriquement représentée par le contact des deux coniques.

C’est ce qu’il ne fait réellement pas. Mais, approchant de ce but, il distingue quelquefois certains cas, et énonce en même temps que dans l’un ou dans l’autre de ces cas le problème est, ou n’est pas, ou possible, ou impossible. En ramenant les relations, établies de cette manière, à leur expression algébrique, on trouve par exemple qu’il montre pour l’équation 17 : que tant que il existe nécessairement deux racines positives ; que lorsque elles peuvent exister ou non ; et que lorsque elles ne peuvent pas exister du tout. Pour l’équation 21 : que lorsque deux racines positives existent nécessairement, tandis que lorsque elles peuvent exister ou non. Pour l’équation 24 : que lorsque elles n’existent pas (*[47]). Pour l’équation 25 : que lorsque elles peuvent exister ou non ; mais que lorsque elles existent nécessairement (**[48]).

D’autres géomètres arabes réussirent mieux dans la détermination de cette limite, qui fut tentée seulement par Alkhayyâmi. C’est sous ce rapport qu’on ne remarquera peut-être pas sans intérêt les morceaux dont j’ai rendu compte dans les additions B et C. J’y ai montré comment un théorème démontré par Eutocius contenait le germe de ces découvertes, et comment, en partant de la simple considération que l’expression devient un maximum pour , les géomètres arabes sont parvenus à exprimer, avec justesse et élégance, les limites de la solubilité dans des problèmes du troisième degré. On trouvera notamment, dans l’addition B, l’énoncé parfait de la relation , qui correspond à cette limite pour l’équation .

Quant aux équations du quatrièmè degré, Alkhayyâmi déclare qu’il est impossible de les construire au moyen des méthodes qu’il a développées (v. p. 79). Cependant on reconnaîtra, en parcourant l’addition D, que les Arabes ont non-seulement construit des problèmes du quatrième degré (1er problème de cette addition), mais encore qu’ils ont ramené des problèmes de ce degré à leur expression algébrique (2e problème de la même addition) ; de sorte qu’on peut dire, en toute rigueur, qu’ils ont construit des équations du quatrième degré au moyen de l’intersection de deux coniques.

Enfin, on trouve qu’un célèbre géomètre arabe (voir p. 73) a construit l’équation binôme du cinquième degré. On peut croire qu’il y employa, soit une des courbes supérieures dont les Arabes ont pu puiser la connaissance dans les ouvrages des géomètres grecs, soit un de ces procédés mécaniques dont ces ouvrages offrent également des exemples.

Dans la dernière partie de son traité, Alkhayyâmi propose même encore l’équation binôme du sixième degré (dont la résolution, en effet, est très- facile). En général, cette partie de son algèbre doit intéresser surtout au point de vue historique, et comme montrant ce& esprit de système dont le travail tout entier d’Alkbayyâmi porte le cachet.

Je veux parler de la discussion des équations à termes fractionnaires, dont les dénominateurs sont des puissances de l’inconnue. L’auteur ramène ces équations à ses vingt-cinq équations primitives : les unes, en substituant à l’inconnue une nouvelle inconnue qui es& la. valeur réciproque de la première ; les autres en multipliant l’équation proposée par une puissance de l’inconnue.

Pour compléter un ensemble de données concernant les travaux des Arabea sur les problèmes qui dépendent de l’intersection de deux coniques, j’ai ajouté (*[49]), aux morceaux dont je viens de rendre compte, l’extrait d’un traité arabe de la trisection de l’angle. On sait que les deux problèmes de la duplication du cube et de la trisection de l’angle sont étroitement liés l’un à l’autre, et que, depuis Platon jusqu’à Viète, ils n’ont pas cessé d’exercer le génie des géomètres. J’ai essayé de montrer, dans les morceaux précédents, les développements importants qu’avait reçus, chez les Arabes, le premier de ces deux problèmes. J’espère donc qu’on accordera peut-être aussi quelque intérêt aux solutions qu’ils ont données du second.

Je l’espère d’autant plus, que ce petit traité réunit, d’une manière singulière, plusieurs noms des plus célèbres qui ont illustré l’astronomie et les mathématiques orientales, tels que ceux d’Alqoûhî, d’Albîroûnî, de Thâbit Ben Korrah. Pour ne pas trop dépasser les limites prescrites à la publication présente, et pour rendre compte, en moins de dix pages, de ce qui en occupe trente-six dans le manuscrit arabe, j’ai été obligé de supprimer, dans cet extrait, tout ce qui n’était pas essentiel, tout ce à quoi le lecteur peut facilement suppléer lui-même.

On verra encore, dans les deux dernières sections de l’addition E, que les Arabes ont ramené la construction de l’ennéagone inscrit au cercle à une équation cubique ; et qu’ils ont construit le côté de l’heptagone inscrit au cercle au moyen de l’intersection de deux coniqμes.

En comparant entre eux les traités de Mohammed Ben Moûça et de Behà Eddin, Colebrooke était arrivé à la conclusion (Algebra of the Hindus. Dissertation, p. lxxx), que l’algèbre était restée à peu près stationnaire entre les mains des musulmans. Ne serait-on pas également fondé à mettre en doute les découvertes d’Apollonius, d’Archimède, de Diophante, parce que ni les Éléments d’Euclide, ni les « Noces de la philologie et de Mercure » de Marcianus Capella, ne nous font connaître les plus beaux monuments qu’ait laissés la géométrie grecque ?

Non, les mathématiques ne sont pas restées stationnaires en Orient depuis Mohammed Ben Moûçâ jusqu’à Behà Eddîn ; elles ont pris, à une époque intermédiaire, un essor et un développement dignes d’une véritable admiration. Les morceaux qui font l’objet de la publication présente sont choisis parmi les travaux de cette époque, et je m’estimerais heureux si on trouvait que leur contenu justifie réellement le jugement que je viens d’émettre.


Paris, le 10 juillet 1851.

  1. *) Voir la dixième page de sa préface.
  2. **) Hist. des Math., nouv. éd., t. 1, p. 383.
  3. ***) Mai 1834.
  4. * ) Tome XIII, pages 130 à 136.
  5. ** ) Aperçu historique sur le développement des méthodes en géométrie. Bruxelles, 1837, in-4o, pages 493, 494, et particulièrement p. 498, troisième note.
  6. *** ) Histoire des sciences mathématiques en Italie, t. 1, note xiii, p. 300 sqq.
  7. **** ) Voir, loc. cit., les notes au bas des pages 301 et 302.
  8. ***** ) Voir page 21 du texte arabe, note 5.
  9. * ) Voir à ce sujet les pages xiv et xv de la préface du nouveau catalogue de la bibliothèque de Leyde, par M. Dozy, dont le premier tome vient de paraître il y a peu de semaines. M. Dozy avait bien voulu m’instruire à l’avance de ces détails, et c’est avec empressement que je saisis cette occasion de témoigner publiquement ma reconnaissance à ce savant, ainsi qu’à M. Reinaud, qui non-seulement m’a communiqué, avec la complaisance qui le distingue, tous les manuscrits dont je pouvais avoir besoin, mais encore m’a permis de recourir en toute occasion à sa vaste érudition.
  10. ** ) Numéro du catalogue manuscrit du supplément arabe, rédigé par M. Reinaud.
  11. *** ) j’ai plusieurs fois cité textuellement des passages de ce manuscrit ; j’ai alors reproduit ces passages absolument tels qu’ils se trouvaient dans l’original.
  12. * ) Ce manuscrit semble avoir fait partie d’un petit recueil de sept traités, dont l’algèbre d’Alkhayyâmi était le premier. On avait donc donné sur la page du titre de celui-ci un catalogue des titres de toutes les pièces qui composaient cette petite collection, comme d’ailleurs cela se fait aussi en cas pareil sur nos livres modernes. L’écriture de ces titres est pour la plupart tellement effacée qu’il est difficile de les déchiffrer.
  13. ** ) Voir la savante notice consacrée à Alkhayyâmi par M. Reinaud, dans les Prolégomènes de sa traduction de la géographie d’Aboulféda, page Cf. – Notice et Extraits, etc. tome iv, pag. 143 sqq.
  14. *** ) Voir le Mémoire de M. Defrémery sur l’histoire des Seldjoukides et des Ismaéliens Journal asiatique, 1848.
  15. * ) Voir Abulfedæ Annales muslemici, éd. de Reyske et Adler, t III, pag. 236, fig. 18 sqq. (On lit en cet endroit « Ibrahim, » au lieu de « fils d’Ibrahim ; « c’est une erreur ; comparer la note de M. Reinaud, dans les Prolégomènes à la Géogr. d’Aboulf, loc. cit.) — Joh. Gravii Epochæ celebriores. Londini, 1650. Pag. 37 sqq. — Muhammedis fil. Ketiri, qui vulgo Alfraganus dicitur, Elementa astronomica, opera Jac. Golii. Amstelodami, 1669. Notæ, pag. 32 sqq. — Ismaelis Bullialdi Astronomia philolaica. Paris, 1645, in-fol. Tabulæ philolalcæ, pag. 210-232, et particulièrement pag. 214 et 223 ; comparer Delambre, Hist. de l’astr. au moyen âge, pag. 191-196. — Montucla, Hist. des math., éd. nouv., t. I, pag. 387 ; — Delambre, Hist. de l’astr. moderne, pag. 75-84.
  16. ** ) La bibliothèque de Leyde (voir n.. 1067 du catalogue de 1716) possède aussi un ouvrage d'AlkhayyAml sur l’explication des difficultés présentées par les définiLions placées en tête des livres des Éléments d’Euclide.
  17. *** ) Voir J. v. Hammer Geschichte der schoenen Redekuenste Persiens. Wien., 1818, pag. 80-82.
  18. **** ) Voir Wenrich, de auctorum Græcorum versionibus et commentariis Syrlacis, Arabicis, Armeniacis, Persicis commentatio. Lipsiæ, 1842, pag. iv-xii, et particulièrement pag. x ult. — Dans les citations que dans le cours de cet opuscule j’aurai à faire de cet abrégé, je le désignerai comme « le Ms. du Tàrikh Alboqamâ de la Bibliothèque nationale. »
  19. ***** ) Le terme arabe rappelle la dérivation du nom de cette science du mot πολιζ. Comparer les Prolégomènes à la géographie d’Aboulféda, par M. Reinaud, p. LXIX ; on y verra en même temps de quelle manière chez les Arabes la politique se rattachait aux sciences exactes.
  20. *) C’étaient de semblables « sens cachés » que les Ismaéliens croyaient découvrir dans les livres sacrés de l'islamisme, qui leur firent donner le nom de Bâtiniens.
  21. **) Il aurait été plus naturel de dire : r, — !, ia..l. r-1} ; alors le sens « en axiomes renfermant les dogmes religieux, et en maximes qui comprenaient les devoirs pratiques, » répondrait mieux au parallélisme de la phrase.
  22. ***) Peut-être faut-il lire J’r il d aU lieu de J 1., —J I tJ’, et traduire : « Il laissa échapper des secrets qui n'étaient pas trè-purs, pas conformes à l'honnêteté. »
  23. ****) Le passage dont je veux parler fartie du chapitre que j'ai indiqué dans la note
  24. au bas de la page 6. Il est reproduit par Rosen dans son éd. de l’algèbre de Mohammed Ben Moûça, page 191.
  25. *) Ed. de Flegel, t. II, p. 584.
  26. **) On verra bientôt par quelles raisons j’évite de dire « algébrique. »
  27. ***) De Sacy, Gr. at., 2e éd., t. 1, § 538 et § 565.
  28. *) voir pages 44, 46, 47, 49, 57, 62, 65.
  29. **) Diophante avait pris .
  30. *) On pourrait être tenté de trouver ici une autre trace de l’influence de Diophante, puisque celui-ci dit δυνάμειζ pour désigner le coefficient du carré de l’inconnue, de même que l’algébriste arabe désigne par , le coefficient de l’inconnue. Mais cette suppression du terme « coefficient » se trouve aussi chez Mob. Ben Moûçâ, et il n’existe aucune donnée historique qui prouve qu’aux temps de cet algébriste Diophante ait été déjà connu aux Arabes. Il faut donc chercher ailleurs l’explication de cette coïncidence, à moins qu’on ne veuille la considérer comme accidentelle, et n’ayant rien de très-surprenant en elle-même. - D’un autre côté, on pourrait trouver que le mot a l’air d’une traduction du terme πλήθοζ, qui se trouve chez Diophante.
  31. *) Origine dell algebra, t. I, p. 87-91.
  32. *) Voici le texte original de cet article d'après le Ms. de la Bibl. nationale, et revu sur le Ms. de la bibl. de Leyde :
  33. **) Le Loubb Atloubâb explique ainsi ce nom (éd. de Veth., t. I, p.

    — L'origine syrienne qu'on attribue ici à Hipparque serait en contradiction avec la tradition reçue, suivant laquelle Hipparque était originaire de Nicée en Bithynie.

  34. ***)
  35. ****) Opp. omnia. Paris, 1624, fol., I. III, p. 1047 ; cf. p. 732.
  36. *) Voir pag. 83, lig. 18.
  37. **) Par rapport à cette conception intime que les géomètres arabes cherchaient à établir entre les parties arithmétiques et les parties géométriques, des mathématiques on ne comparera peut-être pas sans intérêt le catalogue des ouvrages mathématiques d’Ibn Alhait haim, donné par cet auteur même, dans le passage que j’ai extrait d’Ibn Alâ Oçaïbish ; voir p. 73.
  38. ***) Voir pag. 7 et 8, et comparer Addition B, pag. 96. Voir aussi pag. 43, 54 et 81 uit. sqq.
  39. *) Édition d’Oxford, p. 157 sqq.
  40. **) Il est vrai que, d’après Entocius, Archimède lui-même aurait donné une solution de ce problème qui revient à construire le lemme par la combinaison de la parabole , avec l’hyperbole équilatère . Il ne faut pas croire, cependant, que le commentaire d’Eutocius sur le Traité de la sphère et du cylindre n’ait pas été connu de bonne heure aux Arabes. On peut comparer à ce sujet un passage que j’ai extrait d’un manuscrit de la Bibliothèque nationale, pag. 103 ult. On trouve même dans un autre manuscrit de la Bibliothèque nationale (n° 952, 2, Supplément arabe), écrit à Chirâz l’an 358 de l’hégire (comp. page 117, première note), un fragment intitulé de la manière suivante : « Traité d’Eutocius (), rendant compte des solutions, données par les anciens, du problème de la détermination de deux lignes entre deux autres lignes, de telle sorte que ces quatre lignes soient en proportion continue. Traduit par Aboûl Haçan Thâbit Ben Korrah. Cet ouvrage contient dix-huit figures et (les solutions de) onze géomètres, à savoir : Héron (), Philon le Byzantin (). Apollonius (), Dioclès (), Pappus (), Sporus (), Ménechme (), Ératosthène (), Platon (), Architas (), Nicomède (). » c’est une traduction du commentaire de la 3e proposition du Traité de la sphère et du cylindre.
  41. ***) Les géomètres arabes désignent généralement ce problème comme celui posé dans la quatrième proposition du Traité de la sphère et du cylindre. C’est que le terme arabe, traduit par « proposition, » signifie à la lettre « figure, » et que, à compter d’après les figures, celle de la 5e proposition n’est en effet que la 4e du second livre, puisque la 1re proposition de ce livre est sans figure.
  42. *) Dans une notice sur l’algèbre d’Alkbayyâmi, insérée au tome XL du Journal de M. Grelle, j’ai montré (au § 3 de cette notice) comment on est très-naturellement conduit à ces trois systèmes du géomètre arabe, en partant des principes analytiques de la construction des équation& du troisième degré.
  43. *) — Ces formes sont également négligées par Cardan, par Viète, et même par Harriot, bien que celui-ci fût auteur de l’usage d’écrire les équations en forme d’une somme algèbrique égalée à zéro. Descartes est le premier qui discute ces formes. Voir les œuvres de Descartes publiées par V. Cousin, tom. V, p. 386 à 428, et particulièrement pages 389, 399, 404, 405.
  44. **) Ici l’erreur provient de ce que l’auteur n’a pas bien discuté les intersections du cercle et de l’hyperbole fig. 28, 1 ; car les deux courbes peuvent avoir deux rencontres de plus sur les parties de leurs circonférences comprises entre A et E.
  45. ***) Diophante ne parle encore que d’une seule racine en ce cas.
  46. ****) Abstraction faite de l’erreur commise dans la construction de cette dernière équation.
  47. *) Parce qu’alors la construction donne seulement la troisième racine positive ; mais malheureusement aussi dans le cas l’auteur (comme je l’ai fait observer ci-dessus) ne découvre que cette troisième racine.
  48. **) En conséquence de l’autre erreur mentionnée ci-dessus, l’auteur ne trouve ici, en vérité, qu’une seule de ces deux racines positives.
  49. *) Voir addition E.