L’Algonquine/Chapitre 14

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La Compagnie de Publication de La Patrie (p. 54-56).

XIV

L’EMBUSCADE

Les Iroquois, qui avaient appris, par des espions, le passage prochain de la petite troupe du comte d’Yville, se portèrent à sa rencontre.

La nuit, ils marchaient serrés et sans bruit, le jour ils se cachaient dans les bois. Le jour et la nuit ils avaient des éclaireurs chargés de reconnaître la marche de leurs ennemis.

Et quand l’Iroquois apprit que la proie qu’il traquait n’était plus qu’à une demi-journée, il s’empara d’un poste avantageux sur les bords du Saint-Laurent, se retrancha sur une petite éminence, abattit des arbres pour s’en faire un fortin, et attendit.

Le soleil venait d’atteindre le zénith quand les sentinelles, qui pouvaient apercevoir de très loin sur le fleuve, annoncèrent l’arrivée de la petite flottille.

Aussitôt, le chef de la bande iroquoise cache dans les joncs et les herbiers d’une pointe que les Français et les Hurons devaient friser ses plus habiles tireurs.

Maintenant, on n’entend plus que le bruissement des feuilles, le chant des oiseaux, et le bruit des voix qui approchent.

Un cri terrible déchire soudain les airs et sème l’épouvante dans les âmes. Ce cri est suivi de coups de feu. Dans le premier canot, plusieurs soldats s’abattent mortellement atteints.

Les Iroquois s’élancent dans le fleuve, ayant de l’eau jusqu’à la ceinture. Tout en combattant, ils attirent le canot jusqu’à la rive. Les Français et les Hurons des deux autres canots volent au secours de leurs camarades, quand, tout à coup, ils se voient enveloppés d’ennemis, les Iroquois qui s’étaient cachés dans le fortin, étant accourus sur le lieu du combat.

Dès le commencement de l’action, le comte d’Yville est atteint d’un coup de feu à l’épaule et d’une flèche qui lui laboure le front.

Il tombe sans vie dans les joncs.

Le combat fut sanglant et acharné de part et d’autre. Mais les Iroquois plus nombreux finirent par l’emporter. Giovanni fut fait prisonnier en même temps qu’un Huron.

Celui-ci avait fait une résistance désespérée avant de se laisser prendre. Il avait eu le bras cassé d’un coup de fusil, et, cependant, il n’en continuait pas moins à présenter à ses ennemis le pistolet qu’il était trop faible pour tirer.

Alors, il se jeta dans le fleuve, mais deux Iroquois le rejoignirent à la nage et le ramenèrent sur la rive, le traînant sur les roches, par les pieds.

Ce malheureux et Giovanni furent liés à un arbre.

Après les avoir dépouillés d’une partie de leurs vêtements, les vainqueurs leur charbonnèrent le visage.

Les captifs durent ensuite subir le supplice de la bastonnade.

Puis on tint conseil.

Il fut décidé que, au lever de la lune, le Huron serait brûlé à petit feu, et Giovanni tué à coups de couteau, les parties les moins vitales devant être atteintes les premières.

Le Huron fut brûlé une partie de la nuit, tandis que, apparemment insensible aux douleurs atroces qu’il endurait, il chantait courageusement son chant de mort, insultant à ses ennemis.

Ses bourreaux lui cassèrent les doigts, les coupèrent et en brûlèrent les extrémités dans des pipes.

Ils lui amputèrent le nez, les sourcils, les lèvres et les joues, et quand ils furent las de le torturer, ils lui ouvrirent la poitrine et lui arrachèrent le cœur dont ils mangèrent chacun un morceau.

Non satisfaits de ces atrocités, ils burent son sang, et après avoir dépecé les restes sanglants, ils les firent rôtir et les dévorèrent.

Giovanni, qui voyait pour la première fois de sa vie ce spectacle affreux, se demanda avec douleur s’il ne faiblirait pas devant la mort épouvantable qui l’attendait, et si le blanc, qui avait conquis ce pays montrerait moins de bravoure dans les tourments que l’indigène. Il allait bientôt le savoir.

Un jeune Iroquois, qui paraissait avoir le même âge que le captif, s’étant armé d’un coutelas, s’éloigna de Giovanni d’une dizaine de pieds. Alors, à la clarté brillante de la lune et du brasier à demi-consumé dans lequel avait péri le malheureux Huron, au milieu d’un profond silence, il visa.

L’arme décrivit dans les airs une courbe rapide et alla s’enfoncer dans le bras gauche de Giovanni. Le sang jaillit en un filet qui descendit le long du membre atteint.

Le prisonnier ne fit entendre aucune plainte.

Les chairs seules tressaillirent sous la violence de la douleur.

Un autre Indien lança son couteau. Mais au lieu d’atteindre la cuisse, la cible voulue, l’arme s’enfonça dans l’écorce de l’arbre en vibrant, tout près des mains ligotées.

Un troisième Iroquois se préparait à faire montre de son adresse, quand, soudain, un cri d’alarme, suivi de plusieurs autres, retentit vers la rive.

Alors Giovanni, sans perdre une seconde, arrache le couteau que le maladroit a planté dans l’arbre.

Il coupe ses liens, ramasse en courant son épée qu’on lui a enlevée, et disparaît dans les bois.

. . . . . . . . . . .

Oroboa, quand elle se vit laissée seule par la mort de Plume-de-Faucon, versa des larmes amères, plus sur la fin de son généreux compagnon que sur son propre sort.

Après lui avoir rendu les derniers honneurs de la sépulture, elle se mit aussitôt en chemin…

Elle allait se jeter tête baissée dans le campement iroquois quand, soudain, elle entendit des éclats de voix et découvrit à la lueur du brasier les Iroquois qui terminaient leur macabre repas de membres humains.

Aussitôt, sans avoir aperçu Giovanni ligoté à l’arbre fatal, elle se tapit dans les joncs et les herbiers de la pointe, théâtre du combat.

Tout à coup elle entend un gémissement, suivi de ces paroles :

— À boire !… j’ai soif !… je souffre !…

Oroboa prête l’oreille, se rapproche en rampant et découvre le comte d’Yville qui baigne dans son sang. Le blessé se lève péniblement sur son coude, mais retombe sur le sol.

L’Algonquine reconnaît le comte d’Yville pour l’avoir déjà vu chez le baron de Castelnay.

— Silence ! dit-elle, en mettant le doigt sur les lèvres du comte. Je vais vous sauver.

En marchant toujours sur les mains et les genoux, elle se traîne jusqu’aux canots des ennemis qu’elle défonce avec la hachette suspendue à sa ceinture. Elle fait de même pour les embarcations des Français.

Néanmoins elle respecte le canot qui lui semble le plus léger.

Cela fait, elle revient, avec des précautions infinies, vers le blessé qu’elle traîne sous les bras jusqu’à l’embarcation dans laquelle elle le couche avec peine.

Elle se saisit d’un aviron et s’éloigne du rivage en toute hâte.

Il était temps.

Un des Indiens, qui s’en allait puiser de l’eau au fleuve, aperçoit l’Algonquine qui va pousser le canot.

Un moment, il est cloué sur place, croyant voir surgir devant ses yeux terrifiés et subjugués, une divinité indienne, tant cette enfant est étrangement belle dans cette nuit claire.

Mais il se ressaisit.

Il donne l’éveil.

Tous aussitôt poussent des hurlements de rage, et s’élancent sur la rive. C’est de ce moment que Giovanni profita pour fuir.

Les Iroquois sautent dans leurs canots, mais à peine ont-ils donné quelques coups d’avirons que les embarcations coulent.

Quelques ennemis se noient, d’autres regagnent le rivage.

Les plus acharnés s’élancent en nageant à la poursuite des fugitifs.

Des flèches et une grêle de plomb sifflent dans les airs.

Mais le canot de la vaillante Algonquine est déjà loin.