L’Algonquine/Chapitre 2

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La Compagnie de Publication de La Patrie (p. 14-16).

II

JOHANNE DE CASTELNAY

Au nombre des principales familles attirées dans la Nouvelle-France, soit par la passion de l’aventure ou l’appât des richesses représentées par la traite des pelleteries, soit par les déboires éprouvés là-bas dans la vieille France, soit enfin par l’amour seul de la patrie et de la foi, pour la gloire du drapeau français et la propagation de l’Évangile dans le pays de Jacques-Cartier, on remarquait celle du baron de Castelnay.

Pierre de Castelnay n’avait pas trente ans quand il débarqua sur nos bords. Il emmenait avec lui sa jeune femme, pauvre poitrinaire qui mourut quelques mois après son arrivée au pays, et une enfant d’une beauté merveilleuse.

Pierre de Castelnay avait eu une jeunesse orageuse. Pour avoir embrassé la carrière des armes, il en avait pris et les qualités et les défauts.

Brave jusqu’à la témérité, généreux, débonnaire, d’humeur joviale, il était, par contre, joueur, orgueilleux, fantasque, ami du vin. Quand il avait bu, il était vif et querelleur. Un coup d’épée ne lui coûtait pas plus qu’un coup de poing.

C’était même pour cela qu’il avait émigré en Amérique. Un jour, qu’en état d’ivresse, il jouait aux cartes, il se prit de querelle avec son colonel et lui enfonça quatre pouces de fer dans l’estomac et le mit en danger de mort. Il eut juste le temps de ramasser son argent et de s’enfuir vers la Nouvelle-France avec sa femme et son enfant, à bord d’un navire qui mettait à voile ce jour-là même.

Il y avait de cela vingt ans. Aujourd’hui le baron de Castelnay était un de nos meilleurs soldats.

Johanne de Castelnay était, de l’aveu de tous, la beauté la plus célèbre de la Nouvelle-France.

Grande, svelte, admirablement proportionnée, les formes souples et riches, elle captivait au premier regard. Mais la beauté de cette femme n’eût pas été parfaite sans l’exquise pureté de ses traits de patricienne qui connaît toute la puissance de la femme belle. Son front poli et blanc comme un marbre de Carrare, était auréolé d’une opulente chevelure qui avait la blondeur fauve des blés mûrs quand, au coucher du soleil, la brise légère et parfumée du soir les courbe en ondes d’or frémissantes.

Les grands yeux ombragés de longs cils avaient tantôt la limpidité troublante d’une mer au repos, tantôt, ils perçaient, dans les moments d’humeur, comme une lame d’acier. Ces yeux seuls contenaient tant de charme, de passion ambiante, d’irrésistible séduction qu’ils suffisaient à faire le malheur des rivales.

L’arête du nez grec était admirablement dessinée, et les lèvres semblaient une ravissante miniature de l’arc de l’Amour, quand il se prépare à lancer un de ces dards empoisonnés qui atteignent toujours leur but. Le menton arrondi, dans lequel se blottissait frileusement une fossette charmante, terminait l’ovale impeccable de ce visage de fée.

Johanne voulait-elle obtenir une faveur de son père, elle s’assoyait câlinement sur ses genoux, et, enchanteresse, lui appuyait sa tête grise contre son épaule. Elle promenait avec caresse dans sa chevelure et sa barbe rebelles, des mains petites aux doigts fuselés, d’une blancheur et d’un satin éclatants.

À l’âge de trois ans, Johanne perdit sa mère. Ce fut un malheur pour elle. Privée de cet appui ferme et tendre, dépourvue de cette conseillère sublime qu’est une bonne mère, et dans le cœur de laquelle le Créateur s’est complu à placer un dévouement illimité et sans égal, la jeune fille grandit comme une belle fleur transplantée dans un terrain exotique par les mains inhabiles d’un jardinier novice et maladroit.

Pierre de Castelnay adorait sa fille, mais comme on adore un vase précieux qui fait notre orgueil et que l’on montre avec ostentation aux connaisseurs. Sa vie accidentée de soldat, et son affection désordonnée et mal comprise ne lui permirent pas de donner à son enfant une éducation saine et solide.

Aussi Johanne poussa-t-elle, au gré de sa nature violente et primesautière, avec toutes les qualités et les défauts qu’elle avait apportés avec elle en venant au monde.

D’obtenir sans effort tout ce qu’elle désirait, de voir tous ses caprices spontanément satisfaits, elle en vint à croire que le monde était fait pour elle, et que tout devait ployer devant les fantaisies et les frivolités de son imagination.

Bonne et aimante de sa nature, elle devenait, dans la contradiction, d’une méchanceté surprenante. Rien, alors, ne pouvait l’arrêter, tant qu’elle n’avait pas atteint l’objet de son désir. Sa douceur se changeait en colère, et son amitié en haine. La vengeance grondait dans son sein.

Spirituelle, elle avait contre ceux à qui elle en voulait des réparties terribles.

Ses mots d’esprit ressemblaient parfois à une coupe d’or remplie de poison.

Prompte à s’attendrir sur le malheur d’autrui, elle était envers ceux contre qui elle en avait d’une méchanceté extrême.

Alors, ses coups d’épingle faisaient couler le sang comme des blessures de stylet.

La charité, pour elle, était un plat qu’elle servait chaud ou froid, selon qu’elle était bien ou mal disposée.

Une après-dînée d’hiver qu’elle retournait chez elle après une course, elle est arrêtée près du palais de l’Intendant par une petite, qui, l’onglée aux doigts et les pieds à demi-nus dans la neige, lui demande l’aumône d’une voix grelottante. Sans la moindre hésitation, elle laisse tomber dans cette main bleue de pauvresse sa bourse en mailles de soie pourpre à travers lesquelles brillent les pièces d’or. Non satisfaite de cette aumône, elle enlève ses gants en peau de daim qu’elle donne à la petite mendiante. Sans attendre la litanie de remerciements de cette dernière, Johanne, fière d’elle, poursuit sa route.

Elle n’a pas fait vingt pas qu’elle rencontre Louise de Châtillon, la jolie fille du capitaine de Châtillon, qui commandait l’une des compagnies du régiment de Carignan. Simple question de se venger d’une rivale en beauté, Johanne lui dit que la veille, au bal des officiers du régiment, au château Saint-Louis, elle s’est laissé embrasser par le lieutenant Robert Dumoulin, fiancé de Louise.

Huit jours plus tard, l’infortunée Louise, la mort dans l’âme, prenait le voile chez les Hospitalières de l’Hôtel-Dieu.

Quand la fille du baron de Castelnay avait supplié le gouverneur de la Nouvelle-France, de faire transporter chez elle le jeune et intéressant blessé, ce n’était pas un seul sentiment de pitié, ou de reconnaissance, qui inspirait sa conduite.

Il arrive un moment où tout l’être humain, au cours de son existence, rencontre l’âme qui parle à la sienne, mieux et plus fortement que jamais dans le passé.

Les inconstances de l’avenir n’effaceront jamais l’empreinte de ce moment suprême où une âme se révèle à une autre.

C’est le coup de foudre.

Quelles qu’aient été nos affections, quelque amour que nous puissions nourrir plus tard, oncques, ces grands sentiments ne détruiront la passion qui, un jour, fit palpiter notre cœur si violemment, qu’il en restera jusqu’à la mort un quelque chose suave et mélancolique.

Certains controversistes ont beau ergoter, on n’aime réellement qu’une fois.

On peut croire aimer, on peut aimer même, mais dans l’existence d’un homme, comme dans celle d’une femme, un amour seul demeure, le grand amour, celui-là, qui resplendit parmi les autres comme dans une belle nuit de printemps, la reine des astres au sein de la pléïade de diamants que le Créateur a jetés à pleines mains dans les espaces.

L’amour est une soupe enchantée dont un être seul peut boire le breuvage divin sans ternir le bord où il applique ses lèvres.

Johanne de Castelnay avait aimé ; elle avait été aimée surtout.

Mais ses amours successifs allaient, devant la passion, le grand amour, l’amour par excellence, qui venait de naître en son âme, s’écrouler comme des chalets de plage sous la poussée d’une gigantesque vague envahissante.

Giovanni parut, elle aima.

Cette fois, la flèche de l’amour, ne fit pas qu’effleurer son cœur, elle infligea une blessure mortelle.

Et Johanne aima avec d’autant plus de force, que ce jeune homme se présentait pour la première fois à ses yeux, avec le nimbe fascinateur d’un héros mystérieux.

Quel était ce bel inconnu si bizarrement accoutré ?

D’où venait ce soldat, ce bohémien, cet aventurier, qui ne foulait pour la première fois le sol de la Nouvelle-France que pour l’arracher elle, à une mort certaine et lamentable.

Cet homme ne pouvait passer inaperçu dans sa vie.

Il allait y jouer un rôle que, dans son pressentiment merveilleux de femme sensible, elle redoutait avec effroi, avec d’autant plus d’épouvante que son cœur lui criait qu’elle l’aimait déjà cet inconnu, et qu’elle l’aimerait comme une folle.

Et plutôt que de laisser s’accomplir sa destinée, plutôt que d’attendre les événements et subir sa fortune, elle allait, nature ardente et passionnée, se jeter, les yeux bandés et tête baissée, dans la gueule de ce lion rugissant et redoutable qu’est l’amour indompté.