L’Algonquine/Chapitre 5

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La Compagnie de Publication de La Patrie (p. 23-26).

V

OROBOA S’ENFUIT

Il faisait une nuit noire.

Le vent se lamentait dans les branches sans feuilles.

Tout autour du feu qui jetait des lueurs rouges sur la neige crevée çà et là de taches brunes, aux endroits où elle avait fondu, les Indiens dormaient enveloppés dans des peaux d’ours, de castors ou d’orignaux.

Seule Oroboa veillait.

Elle était liée par les deux pieds et par les deux mains à quatre pieux fichés en terre et disposés en croix de saint André.

La fille du chef Algonquin était brave ; elle ne craignait pas les tourments qui l’attendaient.

Mais elle était bien jeune pour mourir.

Et quand ne serait-ce que pour exciter la rage des assassins de son père, quand ne serait-ce que pour leur montrer qu’une squaw algonquine a triomphé de tant de guerriers iroquois, pourquoi ne tenterait-elle pas de mettre son projet à exécution ?

Après tout que risquait-elle, en échouant : la mort ? Elle y était vouée d’avance. Les supplices ? Elle savait que si on la surprenait dans son évasion, ces supplices ne pourraient être plus affreux que ceux auxquels on la réservait.

Quand Oroboa fut à peu près certaine que le camp entier était plongé dans le sommeil, elle fit un mouvement. Le vent seul répondit.

Alors elle s’enhardit.

Une lueur d’espérance se glissa dans son cœur quand elle s’aperçut que les liens de l’un de ses bras, ne la pressaient pas trop. Elle fit tant et si bien qu’elle mit ce bras en liberté.

Au comble de la joie, l’Indienne voit déjà la splendeur de la délivrance briller comme un météore dans les ténèbres.

Et cependant, elle était encore prisonnière, et surtout, elle n’avait pas encore franchi cette enceinte du camp endormi. Mais il faut si peu au prisonnier, pour changer la morne tristesse de son âme en une joie exubérante.

Prudente, comme tous les gens de sa race, Oroboa, après avoir dégagé son bras, ne fait pas un mouvement. Elle attend.

Quelque Iroquois qui aurait feint lui aussi le sommeil, ou qui se serait réveillé par hasard, l’aura peut-être surprise au moment où elle se dégageait.

Pas un être ne bouge.

Avec une hâte fébrile, alors, la jeune Algonquine emploie ses dents et son bras libre pour détacher les courroies en peau de daim qui captivent le reste de son corps.

Encore une jambe à délier, et elle sera libre !

C’est fait…

Oroboa bien qu’elle se sente des ailes aux pieds, marche en rampant ramassée sur elle-même. Vingt fois en passant par-dessus ces grandes masses noires, plongées dans le sommeil et qui, à la lueur mourante du feu, ont pris dans le repos, les formes les plus fantastiques, elle court le danger de jeter l’alarme dans le camp endormi.

Un vieil Algonquin, le torse nu, brûlé en mains endroits, les coudes transpercés de bois pointus, les ongles arrachés, ouvre la bouche, pour parler à Oroboa. Mais celle-ci lui applique gentiment la main sur les lèvres. Le vieillard a compris.

Il étend les deux bras en avant, comme pour bénir la fuite de la fille de son ancien chef.

La fugitive regrette, cependant, de n’avoir point d’armes.

À ce moment même, son pied choppe contre un obstacle. Elle se baisse et trouve une hachette.

Elle s’en empare.

Encore quelques pas et l’Algonquine aura franchi la zone la plus dangereuse de sa fuite.

Elle bondit déjà pour s’élancer à toute vitesse dans les bois, quand tout à coup elle étouffe un cri de terreur.

Droit devant elle, les bras croisés, un sourire de dédain sur les lèvres et les yeux chargés de passion, Bec-de-Vautour lui barre la route.

Le jeune guerrier iroquois ne dit mot. Il attend.

Que signifient ce silence, cette immobilité ?

Chose certaine, c’est un obstacle.

Il faut passer outre.

Alors Oroboa rapide comme la foudre, terrible comme une bourrasque, saisit son arme des deux mains.

Animée d’une fureur guerrière grandie du péril qui l’attend, elle décharge de toutes ses forces centuplées un coup de hachette sur le crâne du sauvage, comme le bûcheron qui enfonce une hache dans une souche.

Le fer est resté dans la tête entr’ouverte, tant le coup a été violent.

Bec-de-Vautour pousse un cri, un seul, bat l’air de ses grands bras bronzés et huileux, chargés d’anneaux de cuivre, et il s’abat dans des flots de sang.

Le cri d’agonie du chef iroquois a jeté l’alarme dans le camp.

En un clin d’œil, les barbares sont sur pied.

On allume des flambeaux d’écorce, on court aux armes, et va çà et là sans se reconnaître.

La terreur est peinte sur tous les traits. On se croit assailli par un ennemi invisible. Les prisonniers se prennent à espérer.

Enfin, un sagamo trouve les liens qui retenaient Oroboa captive, un autre guerrier, le cadavre de Bec-de-Vautour.

Alors, on comprend.

Dans la nuit, retentissent des hurlements de rage et des cris de vengeance.

Il ne reste au camp que trois ou quatre Iroquois pour garder les captifs. Tous les autres guerriers s’élancent de côté et d’autre à la poursuite de la fugitive.

Oroboa, toutefois, n’était pas encore sortie du camp. Aussitôt l’alarme donnée, elle s’était blottie dans le creux d’une souche énorme.

Combien de fois ne fut-elle pas sur le point d’être prise.

Nombre de ceux qui s’étaient élancés à sa poursuite frôlèrent cette cache en courant. Il arriva même qu’un des Iroquois préposés à la garde des prisonniers s’assit sur cette souche quelques instants.

Oroboa, pensant qu’elle ne peut rester là plus longtemps sans danger, d’autant plus que l’aurore ne tarderait pas à paraître, prend sa course dans la forêt, évitant les pistes qu’elle découvre sur la neige.

Le soleil vient de se lever brillant. Le vert sombre des pins altiers prend, sous le ruissellement de flots d’or de l’astre levant des teintes joyeuses d’émeraude, et la masse des eaux calmes du Saint-Laurent parait être un gigantesque creuset contenant de l’or et de l’argent en fusion. Les corneilles, à la robe noire à reflets violets, se balançant à la cime des érables, des noyers, des chênes, des pins, des hêtres, annoncent par leur croassement la venue du printemps.

Les Anniehronnons, qui avaient déjà fait un immense circuit pour être plus sûrs de se lancer sur la piste de l’évadée, finirent par découvrir l’empreinte de ses petits mocassins sur la neige.

Deux jours et deux nuits ils poursuivent l’Algonquine.

Un midi que cette dernière avait grimpé à la cime d’un peuplier pour s’orienter, elle vit soudain quatre ou cinq de ses poursuiveurs qui se montraient à divers endroits sur une distance d’un demi-mille. Elle examina ces hommes. C’étaient bien de ceux qui avaient massacré les chasseurs algonquins.

Ils s’avançaient vers elle.

— Que faire ? que faire ? s’écria-t-elle dans un état de perplexité indescriptible.

Allait-elle se laisser prendre bêtement comme un renard aux abois dans sa tanière ?

Jamais. Elle dénoua son étroite ceinture de peau de cerf et s’en fit un nœud coulant.

Déjà, l’Algonquine se préparait à se lancer dans le vide, quand, soudain, elle étouffa un cri de joie.

Ayant baissé les yeux, elle découvrit un étang bâti par des castors.

Consciente du danger imminent qui l’attendait, elle se laissa choir plutôt qu’elle ne descendit de l’arbre.

Elle n’avait pas touché le sol que déjà, sans hésiter, la brave enfant se plonge dans les eaux glacées de cet étang.

Oroboa venait de disparaître quand les Iroquois parurent en même temps sur les lieux.

Leur étonnement fut tel qu’ils ne remarquèrent pas que les pistes de la fugitive s’arrêtaient à la pièce d’eau.

Convaincus que l’Algonquine, accablée de terreur et de désespoir, d’avoir été découverte, et n’osant pas aller se jeter dans les bras de ses ennemis, était revenue en toute hâte sur ses pas, ils ne s’arrêtèrent point à examiner la direction des pistes, et s’élancèrent à la poursuite de celle qu’ils cherchaient, bien certains, cette fois, de la prendre entre leur bourgade et l’endroit où ils se trouvaient.

Deux minutes plus tard, et la petite Algonquine serait morte de froid et de suffocation dans cet étang.

Pour se réchauffer, elle se mit à courir, ne se reposant que pour reprendre haleine.

Il y avait cinq jours et cinq nuits qu’Oroboa marchait à l’aventure, se dirigeant, le jour, par la mousse des arbres, et la nuit par les étoiles. Elle ne se nourrissait que de racines et de fruits sauvages qui avaient pourri sous la neige. Ses vêtements en lambeaux cachaient mal les grâces de son âge.

Un soir, comme elle allait traverser une petite rivière à la nage, sa curiosité fut éveillée par une peau d’ours qui sortait du sol détrempé par les pluies et la fonte des neiges.

Décrire sa joie à cette découverte est chose impossible. Elle avait compris aussitôt l’importance de cette trouvaille, pour elle qui se mourait de faim et qui n’avait plus que de sales guenilles pour se couvrir.

Et cependant, l’Algonquine n’avait vu qu’un coin de peau de bête fauve.

Avec une impatience fiévreuse, anxieusement, comme si elle appréhendait de s’être trompée, l’Indienne se mit à gratter la terre avec ses ongles.

Elle poussa un cri d’allégresse.

C’était bien une cache.

Quand, l’été ou l’automne, un Indien voulait faire une cache dans ses courses dans les bois pour n’être pas pris au dépourvu au retour, ou pour aider des amis qui connaissaient l’endroit exact, il commençait par enlever le gazon avec des précautions infinies. Il avait bien soin de déposer chaque pellée de terre sur un cuir quelconque. Une fois le trou creusé, l’Indien y cachait des provisions boucanées, des armes, des vêtements. Cela fait, le tout était recouvert d’une peau d’animal, de branchages et d’herbes sèches. Pour enlever à la terre l’odeur de terre fraîche, il imbibait cette terre ; autrement, les carnassiers alléchés par la senteur de la viande eussent pu déterrer la cache. Enfin, on foulait le sol, on replaçait le gazon, on redressait les herbes foulées, on jetait dans la rivière la terre que l’on avait déposée sur la peau.

Oroboa, avec l’intelligence et la sagacité des enfants de sa race, avait deviné sur-le-champ que ce coin de peau d’ours devait couvrir quelque cache faite l’été ou l’automne précédent. Celui qui l’avait creusée, n’avait pu revenir en cet endroit, ayant perdu son chemin ou étant tombé sous les coups de l’ennemi.

L’Algonquine trouva de la venaison de chevreuil boucanée, un arc et des flèches, une robe en peaux de castors et une hachette.

Comme elle était presque nue, elle se vêtit aussitôt de cette robe de castors. Cela fait, elle se mit aussitôt en quête de quelque tronc d’arbre abattu par la tempête.

Elle errait depuis dix minutes, quand, soudain, elle fit quelques pas en arrière, frappée d’horreur.

Étendu sur le dos, tenant à la main une hache toute rouillée, un squelette d’homme semblait regarder Oroboa, tandis que la cavité qui avait été sa bouche, faisait une grimace épouvantable.

Tout près, était un énorme tronc de pin à demi creusé.

Alors Oroboa eut un frémissement, et elle se signa.

C’était là, sans doute, un malheureux qui, comme elle, s’était égaré dans les bois, un fugitif peut-être.

Et tandis qu’il se creusait une pirogue dans ce tronc d’arbre, il avait été surpris par un ennemi.

Peut-être encore, était-il mort de faim, de privations et de misère dans cette solitude ?

Quel terrible rapprochement ne fit-elle pas alors entre la destinée de cet homme et la sienne.

Allait-elle donc, elle aussi, qui sentait ses jambes fléchir, et un voile de deuil passer devant ses yeux, tomber aux côtés de ces ossements.

La mort pouvait-elle jamais être représentée sous une image plus terriblement saisissante que sous celle de ce squelette hideux armé d’une hache.

C’était la mort, non pas la mort terrassée, mais la mort qui lasse de frapper à droite et à gauche, se repose un moment pour se relever plus forte et plus cruelle que jamais, et promener à travers le monde son arme invincible.

Soudain, elle voit le squelette grandir, grandir, grandir.

Il est gigantesque.

Sa bouche immense comme un abîme sans fond s’ouvre pour prononcer l’arrêt fatal.

Les bras s’allongent avec un sinistre craquement.

La hache siffle dans les airs.

Autour d’Oroboa, la nuit se fait.

Elle s’écroule dans les bras de la mort qui fait entendre un gémissement lamentable.