L’Algonquine/Prologue

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La Compagnie de Publication de La Patrie (p. 7-10).

PROLOGUE


SUR LE PONT NEUF

Le 5 août 1652, le comte Louis d’Yville et sa jeune femme, dont la beauté attirante était fort admirée à la cour de Versailles, causaient avec abandon dans le boudoir de leur luxueux hôtel du faubourg Saint-Germain.

Gaston, leur unique enfant, âgé de cinq ans, était à cheval sur les genoux de son père, qui caressait affectueusement les boucles noires de la belle tête de son fils adoré.

Le pendule-cartel en marbre, avec appliqués en bronze ciselé et doré, venait de faire entendre deux fois son timbre grave et mélodieux comme la voix d’un bon génie des contes des Mille et une Nuits.

Maintenant, le jeune comte et son épouse se taisaient comme il arrive si souvent dans ces entretiens délicieux où l’on a tant à se dire et où l’on dit si peu.

Ne croirait-on pas que les livres se ferment et que les voix font silence pour laisser parler les cœurs dans une langue mystérieuse, que comprennent sans ne l’avoir jamais apprise deux êtres qui s’aiment.

Ah ! qui pourra jamais décrire le charme subtil et enivrant qui se dégage de la contemplation silencieuse de la personne aimée.

Voilà une sensation que la plume la plus délicate et la plus audacieuse se refuse à rendre.

On devrait représenter l’Amour avec un bandeau sur la bouche et avec une flamme divine dans les yeux.

Les lèvres, en effet, peuvent mentir, les yeux, jamais.

Le petit Gaston, lassé de ce silence dont il ne comprenait pas encore le langage, jette soudain ses bras autour du cou de son père, et l’embrassant avec câlinerie, diplomatie d’enfant, il demande d’une voix suppliante :

— Dites, papa chéri, voulez-vous bien me conduire au théâtre de Tabarin. Il y a quinze longs jours que je n’y suis allé ?

Cette prière ne parut pas sourire au comte d’Yville. Il fronça les sourcils, et branla négativement le chef sans dire un mot.

Gaston resserra ses bras, étau que le père ne put se défendre de trouver très agréable.

— Ah ! papa, insista-t-il, avec de nouveaux baisers, dites oui ; vous me ferez tellement plaisir !

Alors la comtesse d’Yville se joignit aux instances de son fils.

Se levant et se penchant au-dessus de l’épaule de son mari, elle dit :

— Mais, mon ami, je ne vois pas ce qui vous empêche d’acquiescer à la prière de notre cher enfant. Il fait une température magnifique. Une promenade fera du bien à Gaston. Redouteriez-vous quelque danger, par hasard ? Avec vous, notre fils est en sûreté.

— Aucun danger ! repartit le comte, en serrant son enfant contre sa poitrine. Comment donc, ma chère Gabrielle, vous n’êtes pas sans savoir que tous les vagabonds et les malfaiteurs, profitant de l’agitation dans Paris depuis la révolte de Condé contre Louis XIV — Dieu le protège ! — sont plus audacieux que jamais.

Le comte se leva et mit son enfant à terre après l’avoir baisé au front.

— Tenez, continua-t-il, en passant son bras autour de la taille svelte de sa femme, et l’entraînant à la fenêtre, voyez, de l’autre côté de la chaussée, ce manifeste que des mains inconnues ont cloué sur les murs de cette maison, pas plus tard que ce matin.

Rien qu’à lire les placards séditieux, les libelles en prose et en vers que l’on distribue à profusion dans toute la ville, rien qu’à entendre les faux bruits et les cris de révolte, rien qu’à voir les attroupements à toute heure du jour et de la nuit, tout cela n’est-il pas suffisant pour alarmer un père sur la sécurité de son enfant dans les rues de Paris ?

Gabrielle d’Yville, comme toute femme qui aime et estime son mari, ne voulut pas contredire le comte.

Elle baissa la tête sans répondre.

— Oh ! papa, reprit l’enfant en levant ses grandes prunelles noires, je serai bien sage, je vous tiendrai tout le temps, tout le temps par la main, comme il y a deux semaines. Dites oui, papa, oh oui ! si vous saviez comme vous me rendriez heureux !…

— Faites comme il vous plaira, monsieur, intervint la jolie comtesse d’Yville. Soyez assuré que je ne m’opposerai jamais à vos volontés. Cependant, permettez-moi de vous répéter que je n’appréhende aucun danger pour notre Gaston. Du reste, combien de braves gens se promènent tous les jours, sur le Pont-Neuf avec leurs enfants, et l’on ne distingue sur leurs visages que la sérénité et la gaieté.

— Fort bien, répliqua le comte, en faisant asseoir sa femme et son enfant sur un sofa en bois doré et en brocatelle de soie fleurie vert olive.

Mais, ajouta-t-il, cette quiétude me fait croire que les bonnes et paisibles gens de Paris, à force de vivre au sein du danger, finissent par s’y faire. Je ne suis pas aussi rassuré que ça, moi. Car, enfin, la tranquillité publique est aussi troublée, et la police est aussi nulle sous notre jeune souverain que sous Louis XIII.

Hier encore, n’a-t-on pas vu des attroupements séditieux dans la cour même et la salle du Palais, à la Place Royale et au faubourg Saint-Germain ?

— Votre bras est ferme et votre œil vigilant, dit la comtesse en regardant son mari avec fierté. Advienne quelque attroupement, et c’est peu probable, vous serez là pour protéger Gaston.

Le comte garda le silence.

Évidemment, il se laissait gagner.

Il se mordillait la moustache.

— Et tu seras bien, bien sage, demanda-t-il à Gaston, en l’asseyant sur ses genoux.

L’enfant battit des mains avec transport et sauta par terre.

— Oh oui ! s’écria-t-il.

Et cependant, lorsque le comte, tenant Gaston par la main allait franchir le seuil de son hôtel, la comtesse fut prise d’un pressentiment subit.

Elle serra son enfant contre son cœur, et lui répéta en l’embrassant :

— Prends garde à toi, mon chérubin, et écoute bien ton père.

— Oui, maman, je vous le promets.

Longtemps la mère suivit du regard son fils, son unique enfant, sur qui elle fondait les plus brillantes espérances.

Après qu’elle l’eût vu disparaître au tournant d’une rue, elle referma, avec un soupir, la porte en chêne sculpté de feuilles d’acanthe entrelacées.

Elle, qui s’était jointe aux instances de son fils, regrettait déjà de l’avoir fait. Le remords naissait en son cœur. Ses inquiétudes grandissaient. N’eut-il pas été trop tard, elle eût crié à son mari et à son fils de revenir sur leurs pas.

Mais ils étaient déjà loin.

L’histoire nous apprend que le Pont-Neuf était alors l’endroit le plus animé et le plus passant de Paris. C’était là aussi que se déroulaient nombre de mauvais exploits. Toutes les classes de la société s’y coudoyaient, depuis le noble, le front orné d’un orgueilleux panache, portant le manteau de velours et de taffetas, les bottes blanches garnies d’éperons d’or, la longue épée au côté, jusqu’au mendiant aux guenilles puantes et hideuses et aux ulcères repoussantes.

C’était le rendez-vous commun des étrangers. Depuis l’aurore jusqu’au coucher du soleil, les curieux et les oisifs y affluaient.

Ici, on voyait des charlatans qui vendaient de l’onguent et jouaient des farces, là des banquistes qui faisaient des tours de gobelets. Un peu plus loin, les enfants émerveillés et les badauds ahuris s’exclamaient devant les jeux de marionnettes. De ce côté-ci du pont, c’étaient des marchands de chansons qui les chantaient eux-mêmes pour mieux les débiter ; de ce côté-là, on apercevait des marchands de livres, de quincaillerie, de jouets, et que d’attractions et de choses encore !

Mais c’était du côté de la Place Dauphine qu’était situé le fameux théâtre de Tabarin.

L’homme qui a voulu se défaire de sa marchandise a, de tout temps, pris les moyens d’allécher et d’attirer l’acheteur. Il a voulu annoncer sa marchandise. Mieux un bon vendeur connaît l’âme humaine, plus il sait exploiter ses côtés faibles, plus enfin, disons le mot, il est psychologue, plus il a de chances de réussir. On ne le répétera jamais assez : le monde est un grand enfant, et quiconque veut atteindre son but ne doit pas le regarder autrement.

C’est ce que comprit, au dix-septième siècle, entre autres, un nommé Mondor, marchand de baume et d’onguent. Partant du principe que le peuple est un enfant, il nous faut d’abord l’amuser. Amusons-le donc et nous obtiendrons de lui tout ce que nous voudrons.

Profond psychologue, Mondor prit à son service un bouffon, célèbre à cette époque, du nom de Tabarin.

Mondor se costumait généralement d’un habit de docteur. Il se couvrait la tête d’un imposant bonnet basque, portait une longue barbe et tenait entre ses mains le fameux onguent, autour duquel pivotait toute la comédie.

Tabarin, lui, le principal personnage, était coiffé d’un bonnet d’Arlequin, vêtu d’une souquenelle et d’un ample pantalon. À sa ceinture était pendue une batte d’Arlequin. Il fléchissait les genoux en y portant les deux mains. Sa figure était recouverte d’un masque.

Et que faisaient ces deux intéressants personnages ?

Tabarin apparaît sur la scène, tréteau ouvert de tous côtés. Il joue le rôle d’un niais et pose à son maître des questions aussi sottes que difficiles. Mondor résout doctoralement ces questions dans des termes scientifiques auxquels personne ne comprend le premier mot. Tabarin, jamais satisfait des réponses du savant, donne des solutions toutes différentes, et plus abracadabrantes les unes que les autres. Mondor rétorque en traitant Tabarin de gros âne, de maraud et de qualificatifs « ejusdem farinae. »

Et voilà tout le mécanisme des scènes que ce charlatan et son valet jouèrent sur leur théâtre durant nombre d’années, et qui y attirèrent toutes les classes de Paris.

Naturellement, il y avait un autre personnage, le plus important celui-là, le grand premier rôle, dirions-nous. C’était le plus souvent une femme, assise à l’arrière-plan, coiffée d’une toque éclatante ornée de plumes. Devant elle, était un grand coffret, ouvert, rempli de pots ou boîtes de baume et d’onguent.

Gaston s’amusait immensément de la mimique et des bouffonneries de Tabarin. Il battait des mains et riait d’un rire qui tintait agréablement aux oreilles de ses voisins comme des clochettes d’argent.

La représentation finie, le comte d’Yville, qui n’était pas sans inquiétude, à cause de la foule qui se ramassait sur le Pont-Neuf, voulut ramener l’enfant chez lui. Mais ce dernier demanda avec tant d’instance d’aller voir les attractions du Pont-Neuf que son père ne put résister à son désir.

Ils étaient là depuis quelques minutes quand, soudain, comme une tempête qui s’élève au milieu d’un grand calme, le Pont-Neuf se couvrit d’un attroupement d’ouvriers et de vagabonds qui se bousculaient pour gêner la circulation des passants.

À cette vue, le comte d’Yville eut l’appréhension de ce qui allait se passer.

Il tenait son enfant par la main.

Pour plus de sûreté, il le prit dans ses bras, et le tint étroitement serré contre sa poitrine.

Il voulait fuir.

Malheureusement, il était trop tard.

À ce moment même, le carrosse de la duchesse d’Elbeuf traversait le pont suivi de plusieurs autres voitures de seigneurs.

Les carrosses sont, en un clin d’œil arrêtés, pillés, mis en pièces.

Le comte d’Yville est emprisonné dans la foule.

Ses vêtements sont en lambeaux.

La foule ameutée crie, hurle, rage.

Femmes et enfants sont foulés aux pieds.

Gaston tient son père étroitement serré par le cou.

La terreur est peinte sur ses traits, mais, comme il a promis à son père d’être sage, il n’ose crier.

Cependant, deux larmes coulent le long de ses joues pâles, comme deux grosses gouttes de rosée le long de la corolle d’un lys qui se flétrit.

Enfin, le comte va s’échapper de la mêlée.

Soudain, un gueux, qui paraissait se traîner lamentablement sur deux béquilles, lui assène à la nuque un coup violent, avec un court bâton ferré.

Le comte chancelle.

Lâchant là ses béquilles, le malfaiteur dénoue les bras de l’enfant, et le saisit dans les siens.

Pour étouffer ses cris, il appuie une main sordide sur cette bouche fraîche faite pour le sourire et les baisers.

— Vive le roi ! Vive le roi ! Pas de Mazarin ! crie la foule.

Et le ravisseur se sauve dans les rues tortueuses, étroites, bordées de loin en loin de quelques édifices somptueux, mais dont les vides sont comblés par des baraques de mauvaise apparence, des taudis fangeux, obstruées çà et là d’immondices, de fange, de flaques d’eau corrompues et stagnantes.

Le ciel, tantôt si pur, se couvre, la foudre gronde, et des nuages amoncelés qui se crèvent la pluie tombe en torrents.

Gaston, tête nue, trempé jusqu’aux os, grelotte sous la pluie froide.

Le faux boiteux continue sa course à travers les rues les plus repoussantes, les plus infectes, les plus détournées de Paris.

Il arrive enfin à l’un des quartiers les plus mal construits, les plus hideux et les plus reculés de la ville.

Épuisé, il ralentit sa course. Maintenant, il ne craint plus rien.

Il descend dans la rue Neuve-Saint-Sauveur, entre le cul-de-sac de l’Étoile et les rues de Damiette et des Forges, une longue pente, raboteuse, inégale, tortueuse.

Là est la cour des Miracles, ainsi appelée parce que les prétendus mendiants et les voleurs déposaient en y entrant le costume de leurs rôles respectifs.

Ironie religieuse, lui, pour qui, rien n’était sacré, ni baptême, ni sacrement, ni mariage, il fit une courte prière devant une grande niche, dans laquelle était une image de Dieu le Père, volée dans une église de Paris.

Puis il se glissa dans une maison de boue, à demi entourée, toute chancelante de vétusté et de putréfaction, qui n’avait pas quatre toises carrées, et où étaient entassés cinquante ménages d’une multitude de petits enfants, légitimes, naturels ou volés.

Tout alentour de ce taudis croupissaient plus de cinq cents familles, dans des maisons basses, sombres, faites de terre et de boue. — Toutes ces familles qui se nourrissaient de rapines et de brigandages vivaient dans le crime et le vice. Leur chef appelé Coësre, et leurs capitaines dénommés cagaux ou archi-suppôts, avaient sur eux une autorité suprême.

Là vivaient ensemble les orphelins qui, par groupes de trois ou quatre tremblotants et à demi-nus, parcouraient en mendiant les rues de Paris ; les marcandiers, qui se disaient ruinés par la guerre ; les rifodés, qui exhibaient des certificats comme quoi leurs maisons avaient été brûlées ; les malingreux, qui contrefaisaient les malades ; les capons, qui mendiaient dans les cabarets ; les piètres, qui contrefaisaient les estropiés ; les francs-mitaux et les sabouleux, qui feignaient tomber d’épilepsie ; et encore, les callots, les hubans, les coquillards, les cortaux de boutange, les marpaux, les millards, tous gens de courte épée, ainsi appelés, à cause des ciseaux avec lesquels ils coupaient les bourses que, sous Louis XIV, on avait encore l’orgueil et la folie de porter pendues à la ceinture.

Et c’est dans ce cul-de-sac immense, vaseux, infect, où ni les commissaires de police, ni les huissiers ne pouvaient pénétrer sans s’exposer à des injures ou à la mort, que fut séquestré l’enfant, l’héritier du grand nom et de la fortune du comte d’Yville, dont un aïeul avait le premier illustré son blason aux côtés de saint Louis de France, à la prise de Damiette.