L’Allemagne, exterminatrice de races (Verhaeren)

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L’ALLEMAGNE, EXTERMINATRICE DE RACES


Sois célébré, ciel vaste et clair,
Par les beaux soirs où l’on croit voir
Se lever au zénith un geste d’Uranie ;
Et toi aussi,
Sois célébrée et sois bénie,
Tranquillité profonde et infinie
Des champs et de la mer !

Il passe au ras du sol un souffle printanier
Amollisant le dur hiver et sa colère,
Et la joie entre en moi et mon pouls s’accélère
Et mon cœur retentit dans mon corps tout entier.


Pourtant,
Il n’est point encore né l’instant
De te fêter avec mon âme pavoisée,
Belle vie immense et apaisée
Des campagnes, des monts, des grèves et des îles ;
Le haut bonheur humain est en pressant danger.
Trouvant le large espace à son vol indocile
L’aigle teuton tient en ses serres
La terre
Et l’épuise pour s’en venger :
« Que la victoire ait l’épouvante pour compagne ;
Que tout soldat soit brute et lâche avec fureur ;
Et qu’aujourd’hui encore, il songe et fasse honneur
À ses aïeux, les Goths, les Huns et les Hérules ! »

Allemagne ! Allemagne !
Ô faiseuse de crépuscule !
C’est donc bien là le cri qui sort de tes montagnes,
Le même, hélas ! depuis mille et mille ans !
« Il faut vaincre, en isolant,

 
Après chaque combat ténébreux et rapace,
Femmes, filles, enfants,
Afin qu’en eux soit immolée, atrocement,
La race. »

Et les hameaux, par les hordes bouleversés,
Ne sont plus qu’incendie, effroi et fureur rouges,
Brandis de seuil en seuil, des fermes jusqu’aux bouges.
Des cadavres d’enfants s’y tiennent embrassés ;
Leur mère fut violée et gît, là-bas, dans l’ombre,
La chair pillée et nue, au rebord d’un fossé ;
Pleines de sang frais et fumant, des mains sans nombre
Ont essuyé leur crime immonde au long des murs ;
Des doigts de vieillards morts sont crispés vers l’azur ;
Et près du puits miraculeux de la chapelle,
Où, vers le soir, on fusilla
Des garçons de dix ans avec leurs sœurs, par tas,
Restent collés à la margelle
Des fragments répandus de crâne et de cervelle.


Ainsi, pendant les jours aux aurores tragiques,
Partout, en Arménie, en Pologne, en Belgique,
Le même orage,
Dont s’ordonnait, avec férocité, la rage,
A dardé ses lueurs
Et, de village en bourg, réglementé l’horreur.

Dites, le fier bouquet de races que la terre
Élève au ciel d’un geste haut !
Races dardant la foudre ou portant le flambeau,
Races de clair esprit ou de génie austère,
Races de force ou de bonté,
Races de sourde ou d’imployable volonté,
Races des monts, des champs, des villes et des îles,
Races d’orgueil sonore ou de travail docile
Qui toutes n’ont cessé, depuis des milliers d’ans,
D’être belles mais diverses en même temps,
Avec leur instinct riche ou leur raison féconde
Pour servir à l’ardeur innombrable du monde.

C’est à tuer cette ample et fourmillante vie,
Allemagne, que ta fureur s’est asservie ;

Tu veux dominer seule, afin que, seule, l’ombre
Que projette ton aigle avec son aile sombre
Obscurcisse l’éclat des races variées
Et des peuples divers qui règnent sous le ciel.
La force belle, en ton cerveau, s’est dévoyée ;
L’égoïsme sacré y devint criminel ;
Ton droit ne fut jamais qu’orgueil et qu’insolence
Et tu salis en ce temps-ci
Jusques à la science
Que ton esprit rapace arrache à l’infini.

Hélas ! bien que le renouveau anime l’air
Et que, le soir,
Les yeux croient voir
Se lever au zénith un geste d’Uranie,
Reste voilé, ciel vaste et clair :
Rien ne présage encor la paix dans l’harmonie,
Puisque là-bas, au loin, du haut de ses montagnes
Où sa férocité s’accule,
Nous menace toujours et nous hait l’Allemagne,
La faiseuse de crépuscule.