L’Allemagne au-dessus de tout/2

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II

L’ÉTAT AU-DESSUS DE LA MORALE


Mais il y a quelque chose qui passe généralement pour supérieur à l’État : c’est la morale. Sans doute, la morale n’est faite que d’idées ; mais ces idées sont des forces qui meuvent les hommes et les dominent. L’État est-il, lui aussi, soumis à leur action ou peut-il légitimement s’en affranchir ? S’il en dépend, sa souveraineté a des limites qu’il ne lui appartient pas de déplacer à volonté. Si la morale est sans autorité sur lui, il faut dire qu’il n’a rien d’humain.

Treitschke aborde et traite la question avec un singulier mélange d’embarras et d’intrépidité. Mais, finalement, l’intrépidité l’emporte.


La Morale est pour l’État un moyen. ― Au XVIe siècle, un penseur n’avait pas craint de soutenir que l’État n’est pas justiciable de la conscience morale et ne doit reconnaître d’autre loi que son intérêt. C’est Machiavel. Son œuvre, expression d’un temps et d’un milieu profondément corrompus, était, depuis plusieurs siècles, universellement décriée. Son nom était devenu synonyme d’improbité politique. Frédéric II lui-même, qui pourtant ne péchait pas par excès de scrupules, avait, pendant sa jeunesse, écrit un Anti-Machiavel. Cette réprobation paraît à Treitschke injustifiée et il entreprend ouvertement de réhabiliter le machiavélisme.

Que Machiavel n’ait pas été en odeur de sainteté auprès des rêveurs du XVIIIe siècle, ces « humanitaires de profession » qui mettaient tout leur plaisir à « fumer le calumet de la paix[1] », rien n’est plus naturel et c’est, en partie, ce qui explique comment Frédéric le Grand s’est montré injuste pour le grand Florentin. Mais, en réalité, c’était un des précurseurs des temps modernes. « C’est lui qui a exprimé cette idée que, quand il s’agit du salut de l’État, on n’a pas à se préoccuper de la pureté des moyens employés. Qu’on sauve d’abord l’État, et tout le monde ensuite approuvera les moyens dont on s’est servi[2]. » C’est lui qui a affranchi l’État de l’Église et qui a le premier proclamé ce principe fondamental de toute vie politique : Der Staat ist Macht, l’État est Puissance[3].

Toutefois, Treitschke, tout en reprenant à son compte le machiavélisme, s’efforce, par quelques concessions apparentes, de le rendre plus acceptable à la conscience morale contemporaine.

Il n’admet pas que, d’une manière générale, l’État doive ne tenir aucun compte de la morale. « Il saute aux yeux, dit-il, que l’État, ayant pour fonction de concourir à l’éducation de l’humanité, est nécessairement soumis à la loi morale. » À lire ces lignes, on pourrait croire que le principe de l’immoralisme politique se trouve, par cela même, abandonné. En réalité, tout autre est la portée de cette proposition. Poursuivons, en effet, notre lecture :

« On parle à la légère, quand on déclare que la reconnaissance et la générosité ne sont pas des vertus politiques… Voyez le traité de paix de 1866 (avec l’Autriche). C’est le plus généreux que jamais un État ait conclu après une victoire éclatante. Nous n’avons pas pris un seul village à l’Autriche, bien que nos compatriotes de Silésie eussent désiré avoir tout au moins Cracovie, point où se croisent plusieurs voies de communication. Mais, pour que, dans l’avenir, une alliance fût possible entre les deux États, il ne fallait pas ajouter de mortifications nouvelles à celle qui résultait de la défaite. Ce fut une habileté en même temps qu’un acte de générosité[4]. »

Si donc l’État doit respecter la morale, ce n’est pas qu’à ses yeux elle soit respectable en elle-même et pour elle-même, c’est qu’il se trouve avoir intérêt à la respecter. Si la politique immorale est généralement condamnable, ce n’est pas parce qu’elle est immorale, mais parce qu’elle est « impolitique[5] ». Si la générosité, la reconnaissance sont des vertus que l’État, à l’occasion, doit cultiver, « c’est uniquement quand elles ne sont pas contraires aux fins essentielles de la politique ». Aussi arrive-t-il qu’elles sont des fautes. « En 1849, les trônes de tous les petits princes allemands étaient ébranlés. Frédéric-Guillaume IV fit alors avancer ses troupes en Saxe et en Bavière[6] et y rétablit l’ordre, ce qui pouvait être approuvé. Mais voici le péché mortel qu’il commit. Les Prussiens étaient-ils donc là dans le seul but de verser leur sang pour les rois de Saxe et de Bavière ? La Prusse aurait dû retirer de cette campagne un bénéfice durable. Elle avait les petits dans sa main ; il n’y avait qu’à laisser les troupes prussiennes dans les pays qu’elles occupaient, jusqu’à ce que tous ces princes se fussent soumis au nouvel empire allemand. Au lieu de cela, le roi fit simplement retirer ses troupes et alors les petits, une fois sauvés, lui firent un pied de nez… Le sang du peuple prussien avait été versé pour rien[7]. »

C’est également par habileté que les grands hommes d’État sont d’ordinaire d’une remarquable franchise. « Frédéric le Grand, quand il entreprenait une guerre, disait toujours par avance, avec la plus grande précision, le but où il tendait. Bien qu’il n’eût aucune honte de recourir à la ruse, en général, la véracité était un des traits dominants de son caractère. Et Bismarck, quoique, dans le détail des affaires, il fît preuve d’une finesse rusée, il était, dans l’ensemble, d’une lourde et solide franchise (massive Offenheit) qui fut, entre ses mains, une arme très efficace. Car les petits diplomates croyaient toujours le contraire de ce qu’il disait, alors qu’il avait dit franchement ce qu’il voulait. »[8].


Le seul devoir de l’État est d’être fort. ― Mais si cet heureux accord entre les exigences de la morale et les intérêts de l’État se rencontre fréquemment, il n’est pas nécessaire. Il arrive qu’il y a conflit. Que faire alors ?

L’antinomie serait insoluble, répond Treitschke, si la morale chrétienne consistait en une sorte de code fixe, fait de préceptes inflexibles qui s’imposeraient uniformément à tous. Mais, à l’en croire, le christianisme ne posséderait aucun code de ce genre ; à l’inverse des religions orientales, il n’admettrait pas que les actes humains peuvent être classés, une fois pour toutes, en bons et en mauvais, et sa supériorité, son originalité véritable consisteraient à avoir proclamé que chacun doit se faire sa morale à sa mesure personnelle. « Chacun sent bien que, pour le chrétien, la règle est de développer sa personnalité, de se bien connaître soi-même et d’agir en conséquence. La vraie morale chrétienne n’a pas de mesure uniforme qui s’applique à tout le monde ; elle enseigne le principe si duo facunt idem, non est idem[9]. La grâce de Dieu a-t-elle fait de vous un artiste ? Une fois que vous en avez pris conscience, votre devoir est de développer les qualités dont vous êtes doué sous ce rapport et vos autres devoirs passent au second plan. Sans doute, on ne peut se tirer d’affaire en pareil cas sans conflits moraux, sans lourdes responsabilités ; la cause en est à la faiblesse humaine… Mais finalement, tout ce qui importe, c’est de savoir si chacun a bien reconnu quelle était sa vraie nature et s’il l’a portée au plus haut degré de perfection possible. »[10]. Cette façon d’interpréter la morale chrétienne ne laissera pas de surprendre. Dire que, pour le christianisme, il n’y a pas d’actes qui soient objectivement bons ou mauvais, c’est revenir à la théorie, si souvent reprochée aux Jésuites, qui fait dépendre toute la valeur morale des actes des intentions de l’agent. Dire que l’unique vertu chrétienne est de développer sa personnalité, c’est méconnaître que, pour tout chrétien, le premier devoir est de se désintéresser de soi-même, de s’oublier, de s’immoler pour quelque fin supérieure. Manifestement, cette exégèse, d’ailleurs bien sommaire, n’est là que pour faire figure d’argument. Il s’agit avant tout d’assouplir la morale de façon que l’État puisse l’accommoder à ses fins. En effet, ce principe une fois posé, tout le reste suit.

Entre l’individu et l’État, il n’y a pas de commune mesure ; entre ces deux êtres, il y a une différence de nature. La morale de l’un ne saurait donc être celle de l’autre. « Il faut distinguer avec soin entre la morale privée et la morale publique. La hiérarchie des devoirs ne saurait être la même pour l’État et pour les particuliers. Il y a toute une série de devoirs qui incombent à l’individu et dont l’État n’a pas à se soucier. » Il est essentiellement puissance ; le devoir est, pour lui, de développer sa nature de puissance. « S’affirmer soi-même, voilà, pour lui, en toutes circonstances, le devoir suprême ; voilà ce qui, pour lui, est bon absolument. Pour la même raison, on doit dire expressément que, de tous les péchés politiques, le pire de tous, celui qu’on doit mépriser le plus, c’est le péché de faiblesse[11]. Dans la vie privée, il y a des faiblesses sentimentales qui sont excusables. Quand il s’agit de l’État, il ne peut être, en pareil cas, question d’excuse : il est puissance et, s’il trahit son essence, il ne saurait être assez blâmé[12]. » « L’individu, dit ailleurs Treitschke, doit se sacrifier à l’une des collectivités dont il dépend. L’État est ce qu’il y a de plus élevé dans la série des collectivités humaines… Pour lui, par conséquent, le devoir chrétien du sacrifice de soi à quelque fin plus haute n’existe pas ; car, dans toute la suite de l’histoire universelle, on ne trouve rien qui soit au-dessus de l’État[13]. »

Ainsi, de l’humanité, des devoirs que l’État peut avoir envers elle, pas un mot. Pour l’État, elle ne compte pas ; il est à lui-même sa propre fin et, en dehors de lui, il n’y a rien à quoi il doit s’attacher. Voilà démontrée logiquement la fameuse formule que l’Allemand apprend à répéter depuis sa première enfance. Deutschland über alles : pour l’Allemand, rien n’est au-dessus de l’État allemand. L’État n’a qu’un devoir : se faire le plus large possible sa place au soleil, en refoulant ses rivaux. L’exclusion radicale de tout autre idéal paraîtra, à bon droit, monstrueuse. Et sans doute, que la morale de l’État ne soit pas simple, que l’État se trouve souvent placé en face de devoirs contradictoires entre lesquels il ne peut choisir sans de douloureux conflits, c’est ce que nul ne songe à contester. Mais que l’humanité soit simplement rayée des valeurs morales dont il doit tenir compte, que tous les efforts faits, depuis vingt siècles, par les sociétés chrétiennes pour faire passer un peu de cet idéal dans la réalité soient considérés comme inexistants, c’est ce qui constitue un scandale historique aussi bien que moral. C’est un retour à la morale païenne. Ce n’est même pas assez dire, car les penseurs de la Grèce avaient, depuis longtemps, dépassé cette conception ; c’est un retour à la vieille morale romaine, à la morale tribale, d’après laquelle l’humanité ne s’étendait pas au-delà de la tribu ou de la cité[14].

Dans cette morale-là, nous ne saurions reconnaître celle que nous pratiquons. Car la morale pour nous, c’est-à-dire pour tous les peuples civilisés, pour tous ceux qui se sont formés à l’école du christianisme, a, avant tout, pour objet de réaliser l’humanité, de la libérer des servitudes qui la diminuent, de la rendre plus aimante et plus fraternelle. Dire que l’État doit être sourd aux grands intérêts humains, c’est donc le mettre en dehors et au-dessus de la morale. Aussi bien Treitschke reconnaît-il lui-même que la politique, telle qu’il l’entend, ne peut devenir morale que si la morale change de nature. « Il faut, dit-il, que la morale devienne plus politique pour que la politique devienne plus morale[15]. »

Voilà pourquoi nous pouvions dire[16] qu’en paraissant admettre une sorte de supériorité de Dieu par rapport à l’État, Treitschke ne faisait qu’une réserve de style. C’est que le seul Dieu que reconnaissent les grandes religions d’aujourd’hui[17], ce n’est pas le dieu de telle cité ou de tel État, c’est le Dieu du genre humain, c’est Dieu le père, législateur et gardien d’une morale qui a pour objet l’humanité tout entière. Or l’idée même de ce Dieu est étrangère à la mentalité que nous étudions.


La fin justifie les moyens. ― Mais, admettons que l’accroissement de son pouvoir soit, pour l’État, la seule fin qu’il doive poursuivre ; d’après quel principe devra-t-il choisir les moyens nécessaires pour atteindre cette fin ? Tous ceux qui mènent au but sont-ils légitimes, ou bien la morale commune va-t-elle, ici, reprendre ses droits ?

À cette question, Treitschke répond par le fameux aphorisme : la fin justifie les moyens ; il se borne à l’atténuer légèrement. « Sans doute, dit-il, quand on dénonce sous une forme radicale et abrupte cette maxime bien connue des Jésuites, elle a quelque chose de brutal qui froisse ; mais qu’elle contienne une certaine vérité, c’est ce que personne ne peut contester. Il y a malheureusement d’innombrables cas, dans la vie de l’État comme dans la vie des particuliers, où l’emploi de moyens parfaitement purs est impossible. Assurément, quand, pour atteindre une fin morale, on peut n’employer que des moyens également moraux, il faut les préférer, alors même qu’ils seraient plus longs à agir et moins commodes[18]. » Mais, dans le cas contraire, il faut recourir à d’autres ; c’est une question d’espèces et même de circonstances.

Ainsi, la franchise est souvent en politique une force et une habileté. Mais la remarque ne reste vraie qu’à condition de n’être pas érigée en règle absolue. « Quand on a affaire à des peuples qui sont encore à un niveau inférieur de civilisation, il est clair que la politique doit adapter à leur mentalité les moyens qu’elle emploie. Ce serait folie, pour un historien, que de vouloir juger la politique européenne en Afrique ou en Orient d’après les principes qui servent en Europe. Là-bas, quiconque ne sait pas terroriser est perdu. » Et Treitschke cite l’exemple des Anglais qui, il y a plus d’un demi-siècle, faisaient attacher les Hindous rebelles à la bouche de leurs canons de façon que le coup dispersât à tous les vents le corps des victimes. Ces procédés terribles de répression, que les mœurs d’alors toléraient, que les nôtres actuellement condamnent et que l’Angleterre d’aujourd’hui est certainement unanime à réprouver, Treitschke les juge légitimes et naturels. « Puisque, dit-il, la domination des Anglais sur l’Inde était, à leurs yeux, morale et nécessaire, on ne peut blâmer les moyens employés[19]. » C’est presque le seul cas où Treitschke ait exprimé sur l’Angleterre un jugement favorable.

En Europe également, il arrive que l’homme d’État doit plier la morale aux nécessités des temps et des circonstances. Il y a très souvent des peuples qui, tout en étant officiellement en paix les uns avec les autres, sont, en fait, dans un état de « guerre voilée ». Il faut entendre par là que, sous la paix apparente, il y a une guerre latente qui gronde et cette situation peut durer très longtemps, « des dizaines d’années ». « Il est parfaitement évident que beaucoup de ruses diplomatiques se justifient tout simplement par cet état de guerre latent. Qu’on se souvienne, par exemple, des négociations entre Bismarck et Benedetti. Alors que Bismarck espérait encore qu’il serait peut-être possible d’éviter une grande guerre, arrive Benedetti avec la liste de ses exigences éhontées. Que Bismarck l’ait amusé avec des demi-promesses, en lui laissant croire que l’Allemagne pourrait consentir à ce qu’il demandait, n’était-ce pas pleinement moral[20] ? Il en est de même des procédés de corruption que l’on emploie, dans de semblables circonstances, contre un autre État. Il est ridicule de s’élever bruyamment contre ces pratiques au nom de la morale et de demander à l’État de ne rien faire que le catéchisme en mains[21]. »

En résumé, la politique est une rude besogne dont il n’est pas possible de s’acquitter en gardant « des mains entièrement nettes[22] ». Il y a des scrupules, une délicatesse excessive de la conscience morale dont elle ne peut s’accommoder. « L’homme d’État n’a pas le droit de se chauffer confortablement les mains aux ruines fumantes de sa patrie, tout content de pouvoir se dire : je n’ai jamais menti ; c’est là une vertu de moine[23]. » La morale est faite pour les petites gens qui ne font que de petites choses. Mais quand on a l’ambition d’en faire de grandes, on est bien obligé de sortir des cadres étroits qu’elle nous trace ; des actes de large envergure ne peuvent se couler dans des moules tout faits qui conviennent à tout le monde. Et l’État, par sa nature même, est tenu de faire grand.



  1. I, p. 93.
  2. I, p. 89.
  3. I, p. 90.
  4. I, p. 96.
  5. I, p. 103.
  6. Des émeutes y avaient éclaté. C’était après la dissolution du Parlement de Francfort, qui avait offert la couronne impériale à Frédéric-Guillaume IV. Celui-ci l’avait refusée, voulant la tenir, non d’un parlement, mais des princes allemands qui n’étaient pas disposés à la lui offrir.
  7. I, p. 101.
  8. I, p. 96.
  9. « Le même acte fait par deux personnes différentes n’est pas le même dans les deux cas. »
  10. I, p. 99-100.
  11. On remarquera avec quelle facilité Treitschke qualifie, en termes religieux, les fautes politiques : il les appelle des péchés, des péchés mortels, des fautes contre l’Esprit-Saint. Le fait mérite d’autant plus d’être noté que Treitschke avait plutôt une âme de libre penseur. Il fut même longtemps un freisinnig.
  12. I, p. 101.
  13. I, p. 100.
  14. On a prêté à Guillaume II ce mot : « Pour moi, l’humanité finit aux Vosges. »
  15. I, p. 105.
  16. Cf. supra, chap. I, 1.
  17. Et encore n’y a-t-il que bien peu de sociétés où les dieux aient un caractère aussi étroitement national. Il n’est guère de grandes divinités qui ne soient à quelque degré internationales.
  18. I, p. 106.
  19. I, p. 106.
  20. Il s’agit de négociations qui eurent lieu après Sadowa. Bismarck fit croire à Benedetti qu’il ne s’opposerait pas à une annexion de la Belgique à la France et se fit remettre un projet écrit dans ce sens. Une fois qu’il l’eut, il n’en parla plus, mais mit le document en réserve pour compromettre un jour le gouvernement français. C’est ce qui arriva en 1870.
  21. I, p. 107.
  22. « Mit ganz reinen Händen. »
  23. I, p. 110.