L’Allemagne de la fin de ce siècle

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L’Allemagne de la fin de ce siècle
Revue des Deux Mondes4e période, tome 151 (p. 217-228).
L’ALLEMAGNE DE LA FIN DE CE SIÈCLE
D’APRÈS UN PROFESSEUR ALLEMAND

Un professeur à l’université de Strasbourg, M. Théobald Ziegler, a résumé dans un volume de sept cents pages l’histoire de la pensée et de la politique allemandes pendant le siècle qui va finir, il en a dressé le bilan[1]. « Les fins de siècle, nous dit-il, sont des époques propices aux examens de conscience, et il est bon que les peuples rentrent quelquefois en eux-mêmes, qu’ils se rendent un compte exact de leurs pertes et de leurs bénéfices, qu’ils se mettent en règle avec le passé et avec l’avenir, qu’ils se souviennent et qu’ils prévoient. » Quelle gloire ou quelle misère les attend ? Les cloches leur annoncent-elles un jour de fête et de réjouissance, ou les sorciers tiendront-ils demain leur sabbat ? Il faut se défier des apparences. Rouge au soir, blanc au matin, dit le proverbe, c’est la journée du pèlerin. Mais il est des soirs rouges qui ne promettent rien de bon et des matinées blanches qui préparent des averses. Tâchons de savoir exactement ce que nous devons craindre et ce qu’il nous est permis d’espérer, d’où nous venons, où nous allons, et si les pluies n’ont pas rompu, les chemins.

Il semble que les Allemands doivent avoir plus de plaisir que nous à examiner leur conscience, à se souvenir et à prévoir. Le siècle qui finit leur a prodigué ses faveurs : l’Allemagne est aujourd’hui un grand et puissant empire, et la richesse lui est venue avec la gloire, Que manque-t-il encore à son bonheur ? Cependant, M. Ziegler ne crie point hosanna, il a le triomphe modeste. Chaud patriote, personne n’est plus fier que lui des victoires allemandes, personne ne professe une plus respectueuse admiration pour le souverain et le grand homme d’État qui, en peu d’années, ont mené à bien de hardies entreprises. Mais Guillaume Ier et le prince de Bismarck ne sont plus, et l’Allemagne voit s’ouvrir une ère nouvelle, qui, selon M. Ziegler, sera l’ère des difficultés, des embarras. Il ne se donne point pour un prophète, il se souvient du mot de Bayle : « Quand on s’engage à prédire l’avenir, il faut faire provision d’un front d’airain et d’un magasin inépuisable d’équivoques. » M. Ziegler n’a aucun goût pour les équivoques et il n’a point un front d’airain ; mais il se flatte de connaître son pays, d’avoir le diagnostic sûr, et il nous fait part de ses inquiétudes : il constate que, dans cette Allemagne bénie du ciel et gorgée de biens, il y a beaucoup de mécontens, et qu’on en rencontre surtout parmi les hommes dont le jugement a du poids et dont les plaintes méritent d’être écoutées.

Le mal qu’il décrit, nous le connaissons de vieille date, et de jour en jour nous en souffrons davantage. Chose curieuse, le principe des nationalités est devenu le grand ressort de la politique, et jamais les traits distinctifs des nations ne tendirent plus à s’effacer, jamais il n’y eut plus d’uniformité dans leurs mœurs, leurs usages, leur littérature, leurs pensées, leurs besoins, leurs désirs, leurs chagrins et leurs plaintes. Allemands, Anglais, Italiens, Français, nous sommes tous sujets aux mêmes maladies morales, à des passions épidémiques qui franchissent toutes les frontières. « Qui que nous soyons, dit M. Ziegler, une goutte de pessimisme est entrée dans nos veines. » En 1789, Schiller glorifiait l’homme moderne ; il le proclamait « le fils le plus mûr du temps, libre par sa raison, fort par ses lois, grand par sa miséricorde, riche par les trésors de son esprit, maître et seigneur de la nature. » Nous en avons beaucoup rabattu ; nous inclinons à croire que, comme le couple de primates qui l’engendra, l’homme est et sera toujours un méchant animal, qu’il n’est perfectible qu’en apparence, que sous des formes changeantes il gardera éternellement le même fonds pervers ; nous doutons que sa raison l’ennoblisse, que ses lois le fortifient, que ses pitiés rachètent ses défaillances, que ses trésors l’enrichissent, que ce prétendu maître de la nature cesse jamais d’être son esclave, qu’ayant servi si longtemps, il sorte un jour de servitude.

Le XVIIIe siècle fut le temps des espérances téméraires et des certitudes insolentes ; les hommes d’aujourd’hui sont plus disposés à craindre qu’à espérer ; il leur en coûte peu de croire qu’ils vivent dans un âge de décadence ; on n’entend parler que de la grande faillite sociale, et les pessimistes d’Allemagne en parlent presque autant que les nôtres : « Nous avons mangé notre capital, écrivait l’un d’eux, nous sommes à la veille d’une banqueroute. » Il exagérait, c’est encore un de nos travers. « Il y a en nous, dit M. Ziegler, quelque chose de morbide, de malsain. L’inquiétude d’une vie trop agitée épuise nos forces avant le temps ; les nerfs se détraquent, et dans le fait beaucoup d’entre nous sont des décadens. Nous nous faisons honneur de cette nervosité maladive, nous nous targuons d’éprouver des sensations nouvelles et des sentimens raffinés que ne connaissaient pas nos pères. La vérité est qu’il s’agit d’un cas pathologique, que nous prenons le dérangement de notre esprit pour une marque de supériorité. »

Ce ne sont pas seulement nos nerfs qui nous tourmentent, ce sont nos doutes, nos contradictions. Nous sentons le besoin de croire, nous désespérons de trouver le repos dans le scepticisme ; mais nous avons vu tant de choses, nous avons assisté au naufrage de tant d’institutions et de doctrines, nous sommes devenus si savans, si expérimentés et si subtils, que, malgré tout notre bon vouloir nous ne pouvons revenir au dogmatisme robuste du charbonnier, à la foi soumise des simples et des colombes. En matière de politique, de religion, de morale, de sociologie, il n’est pas de principes qui ne nous paraissent sujets à discussion ; nous avons les nôtres, qui ne sont guère que des opinions probables, et nous n’oublions jamais que, comme les médailles toute vérité a son revers. « Le XIXe siècle, a dit un philosophe allemand, a été le siècle de la critique ; il a détruit tous les mythes, toutes les légendes, à cela près qu’il en a créé quelques-unes. » Malheureusement ces nouvelles légendes sont pour la plupart peu consolantes, et les superstitions modernes manquent de poésie.

Il est dangereux de voir trop clair dans les affaires de ce monde ; les hommes d’une intelligence très déliée sont trop souvent des irrésolus et des impuissans. M. Ziegler a raison, nous sommes plus habiles à lever le lièvre qu’à le tirer. Nous avons agité une foule de problèmes, nous en avons raisonné doctement, et nous laissons au XXe siècle le soin de les résoudre. Il en est dans le nombre de fort compliqués, mais aucun n’est plus embarrassant que la question de savoir comment il faut s’y prendre pour concilier les droits de l’individu avec ceux que s’arroge l’État dans les sociétés démocratiques.

La démocratie est désormais une puissance envahissante, irrésistible, une force élémentaire, avec laquelle les rois eux-mêmes et les empereurs doivent compter. On a dit depuis longtemps que tous les hommes et tous les pouvoirs qui tenteront de lutter contre cette puissance seront renversés et détruits par elle, que de nos jours le despotisme lui-même ne saurait régner sans elle, que les peuples démocratiques ont un goût naturel pour la liberté, mais qu’ils ont pour l’égalité une passion ardente, insatiable, invincible, que si on leur refuse l’égalité dans la liberté, ils la voudront dans l’esclavage, qu’ils souffriront l’asservissement, la barbarie, qu’ils ne souffriront pas l’aristocratie. Or, est-il bien vrai qu’en fin de compte tout le monde ait plus d’esprit que Voltaire ? Est-il certain qu’il soit dans l’intérêt de tout le monde d’être gouverné par tout le monde, et les sociétés démocratiques peuvent-elles se passer d’une aristocratie ?

Les égalitaires à outrance attachent moins de prix aux réformes politiques qu’aux réformes sociales. Si leurs vœux étaient exaucés, l’État, disposant de toutes les destinées, s’arrangerait pour que tous les hommes eussent la même taille, la même largeur d’épaules, la même souplesse dans les genoux et dans les coudes, les mêmes circonvolutions cérébrales, les mêmes mœurs, les mêmes goûts, les mêmes idées et, s’il était possible, le même visage. On leur dirait : « L’homme de génie est un privilégié, et les privilèges les plus odieux sont ceux que donne la nature. Soyez médiocres et soyez heureux de l’être. » Hélas ! que deviendraient les sciences, les lettres, les arts ? Que deviendrait ce pauvre monde quand on aurait nivelé du même coup les fortunes, les conditions et les âmes, interdit l’usage des grands talens, des grandes vertus, supprimé tout ce qui distingue, tout ce qui attire le regard ? Est-ce travailler vraiment au bonheur de l’humanité que de sacrifier les individus à l’espèce ou, pour parler grec, « les meilleurs aux nombreux ? » Le duc d’Albe, qui ne se piquait point d’être un démocrate égalitaire, s’est permis un jour de dire qu’un saumon vaut mille grenouilles. Quelle société préférerons-nous, celle qui ne s’occupe que de multiplier les grenouilles ou celle qui avise aux moyens d’avoir en réserve une certaine quantité de saumons ?

C’est une question qui embarrasse M. Ziegler, et, quoique optimiste de son naturel, il confesse que l’avenir des sociétés démocratiques lui paraît un peu trouble et le jette dans de grandes perplexités. Il se sent à la fois très socialiste et quelque peu individualiste ; il porte un vif intérêt aux grenouilles, mais il estime que le monde ne peut se passer de saumons. Comment tout cela s’arrangera, il ne prend pas sur lui de nous le dire. Ce sera l’affaire de nos descendans ; mais il craint que, trouvant notre succession fort embrouillée, ils ne l’acceptent que sous bénéfice d’inventaire.

Cette question qu’il agite sans pouvoir la résoudre a son histoire, qui est en quelque sorte l’histoire du siècle. En 1800, l’Allemagne ne s’en occupait guère, ou, pour mieux dire, les saumons l’avaient posée et tranchée à leur profit. L’aristocratie de l’intelligence s’arrogeait tous les droits, et on l’eût fort étonnée en les lui contestant. Les libres penseurs ne se croyaient point tenus de pourvoir au bonheur de la grenouillère. Ils posaient en principe que l’élite humaine a été mise au monde pour s’affranchir de tous les préjugés et jouir de sa raison, que ce genre de jouissance est un privilège, que la superstition est une faiblesse naturelle aux nombreux, qu’il est inutile de chercher à les en guérir, qu’incapables de se gouverner eux-mêmes, ils doivent s’estimer heureux d’être conduits par un despote intelligent, pourvu qu’il ne tonde pas son troupeau de trop près. L’Allemagne possédait alors des écrivains de premier ordre, des poètes d’un admirable génie. Ils pensaient que le premier devoir des grands hommes est de travailler assidûment à leur propre éducation, d’agrandir, d’ennoblir, d’épurer incessamment leur moi, de mettre en harmonie leurs pensées, leur vie et leurs œuvres, d’offrir au monde en leur personne de beaux exemplaires de l’humanité. Personne ne les accusera de n’avoir pas rempli leur programme.

D’autres écrivains, d’autres poètes, qui se qualifiaient de romantiques et avaient plus de prétentions que de génie, s’étaient chargés de composer le code de l’individualisme littéraire. Ils firent savoir à l’univers que les artistes et les penseurs sont libres de toute sorte d’engagement envers leur prochain, qu’ils n’ont de devoirs à remplir qu’envers eux-mêmes, que tout leur est permis, que les plaisirs illicites sont une source d’heureuses inspirations, qu’il serait criminel de les leur interdire ; que la joie de vivre et de pécher est le secret du talent. Les femmes s’en mêlaient, et il y en avait dans le nombre de fort distinguées. Les romantiques s’étaient appliqués à refaire leur éducation ; ils leur enseignaient que les bienséances sociales sont une niaiserie, qu’à la vérité une honnête femme est tenue de n’avoir qu’un amant, mais qu’elle se rattrape en ayant beaucoup d’amis. Un illustre prédicateur, qui fut plus tard un grand théologien, avait rédigé à leur usage un credo ainsi conçu : « Je crois à l’humanité infinie, qui existait déjà avant que les hommes fussent des hommes et que les femmes fussent des femmes. Je crois que la vie ne m’a pas été donnée pour obéir ou pour me dissiper, mais pour être et pour devenir. Je crois à la puissance de la volonté et de l’éducation pour me rapprocher de l’infini, me délivrer de toutes les servitudes de l’esprit et m’élever au-dessus de mon sexe. Je crois à l’enthousiasme et à la vertu, à la dignité de l’art et aux douceurs de la science, à l’amitié des hommes et à l’amour de la patrie, à la grandeur de notre passé et à notre perfectionnement futur. » Lisez entre les lignes, vous verrez que cela revient à dire : « Je crois que mon seul devoir est de m’aimer infiniment moi-même. » Et c’est ainsi qu’à Berlin, dans les premières années de ce siècle, hommes et femmes célébraient les orgies sacrées de l’individualisme romantique.

Le danger, disent les Allemands, nous apprend à prier, il nous apprend aussi à obéir. Les guerres d’indépendance firent époque dans l’histoire de ce qu’on peut appeler leur conscience nationale. Ils s’étaient battus contre un homme et pour une idée. Grands et petits, le destin leur avait offert l’occasion de se rapprocher, de s’entendre ; ils avaient vécu, aimé, haï de concert ; une passion violente avait fait vibrer tous les cœurs ; on avait mis en commun ses biens et ses maux, ses espérances et ses craintes. Les solitaires étaient descendus dans la rue, les abstracteurs de quintessence étaient sortis de leur nuage ; penseurs ou poètes, qu’ils se nommassent Fichte ou Schleiermacher, Kœrner ou Kleist, avaient senti frémir en eux l’âme des foules. Ce fut un temps de grand enthousiasme, mais il faut se défier des lendemains de fête. L’Allemagne, qui pensait que toute peine mérite salaire, s’était flattée que ses princes récompenseraient ses généreux efforts en renonçant à leur pouvoir arbitraire et absolu, qu’ils lui octroieraient quelques libertés. Ils lui avaient donné les plus belles assurances, presque tous reprirent leur parole. On lui avait tout offert, elle avait tout accepté, elle n’avait rien reçu.

Mais il y eut désormais dans tous les États allemands et surtout dans les royaumes et les grands-duchés du sud une opinion publique, vigilante et opiniâtre, qui faisait tête à la réaction, à la police, à la censure, un parti libéral, qui ne se lassait pas de rappeler aux princes leurs promesses et leurs dénis de justice. On le molestait, on le vexait, il ne se laissait pas décourager ; il savait que les têtus ont le dernier mot.

Quoique d’origine bourgeoise, le libéralisme est une doctrine essentiellement aristocratique. Les libéraux ne sont point indifférens aux souffrances et au bonheur des masses, mais ils attachent plus de prix à la dignité de la personne humaine, et ils prennent à tâche de la défendre contre toutes les attaques, qu’elles viennent d’en haut ou d’en bas ; peu leur importe que le despote soit un homme ou une multitude, toute tyrannie leur est odieuse ; ils ont horreur des dépendances avilissantes. Ils se font une idée assez relevée de l’humanité pour croire qu’il est possible de la gouverner par le raisonnement, par la persuasion, et de lui faire comprendre qu’elle a tout intérêt à confier le soin de ses destinées à une élite intelligente, initiée aux secrets de la philosophie politique. Le vrai libéral n’a de confiance que dans le système du suffrage restreint, il ne goûtera jamais le suffrage universel. Quand on l’y oblige, il le subit à contre-cœur et de mauvaise grâce ; c’est un mariage de convenance ou, pour mieux dire, de nécessité ; mais il ne faut pas lui demander d’aimer sa femme.

Le parti libéral allemand avait pour trait distinctif de se recruter surtout dans les universités ; c’était un parti de professeurs. Il a fait des fautes, mais il a rendu de grands services, et on s’est montré plus d’une fois injuste à son égard.

« Nos professeurs, écrivait naguère quelqu’un qui ne les aime pas, sont notre grande maladie sociale. » C’est abuser du droit d’être ingrat ; c’est oublier que les universités travaillèrent activement à créer un esprit public ; ce qui s’y disait se répétait dans toute l’Allemagne, et, quoique les orateurs enseignans qu’on y entendait ne fussent pas tous éloquens, leur parole fut le levain qui fit enfler et fermenter la pâte. Lorsqu’on 1837, 1e roi de Hanovre abolit la constitution, sept professeurs de Gœttingue osèrent l’accuser de parjure, et leur protestation eut un immense retentissement. En 1848, l’Assemblée constituante de Francfort sera surnommée le parlement des professeurs. S’il n’avait tenu qu’à eux, l’Allemagne aurait dès ce jour conquis tout à la fois son unité et toutes les libertés, elle serait devenue un empire parlementaire.

Malheureusement ces doctrinaires idéalistes ne comptaient pas assez avec les réalités de ce monde. Quelques-uns d’entre eux étaient de savans historiens, pour qui les annales de la vieille Allemagne n’avaient point de secrets ; mais ils comprenaient mieux le passé que le présent ; ils ne voyaient clair que dans les questions qui leur apparaissaient avec un certain recul. Ils ne comprenaient pas que, pour accomplir la grande réforme qu’ils projetaient, ils devaient s’appliquer à gagner avec le cœur des peuples la confiance et les bonnes grâces des dynasties, obtenir leur agrément, les convaincre qu’elles se trouveraient à l’aise et couleraient des jours heureux dans la nouvelle maison où ils leur offraient l’hospitalité. « Jamais je n’ai douté, a dit un grand réaliste, que la clef de la politique allemande ne se trouvât chez les souverains et dans les dynasties, plus que chez les publicistes du parlement et de la presse ou sur les barricades. Le patriotisme allemand a besoin d’un souverain sur lequel se concentre son attachement. Si l’on supposait un état de choses dans lequel toutes les dynasties allemandes seraient brusquement supprimées, il n’est pas à supposer que notre sentiment national, dans les conflits de la politique européenne, fût assez fort pour nous retenir tous en corps de nation. Nous deviendrions la proie de peuples ayant une plus forte cohésion que nous ; nous ne demeurons unis que grâce à l’esprit de corps qui unit nos princes… Les dynasties ont formé partout les points autour desquels se cristallisa la tendance qu’ont les Allemands à se séparer en groupemens étroits. »

Voilà de profondes vérités ; mais les doctrinaires ne s’avisent jamais de tout. Ils eurent un autre tort : ils oublièrent qu’il ne suffit pas d’avoir raison, ils croyaient trop à la vertu magique des idées et des paroles. Humains et généreux, ils n’avaient garde de se dire qu’il y a des querelles qui ne se vident que par le fer et le sang, des difficultés qui se tranchent par l’épée, qu’il fallait tout d’abord que l’épée travaillât et qu’elle fût de bonne trempe.

On trouve quelquefois la chose qu’on cherche, on ne la trouve jamais telle qu’on l’avait rêvée, et les idéalistes ne s’accommodent que des bonheurs qui ont un visage de rêve. « Ne vous étonnez pas, disait le sage ecclésiastique inventé par l’auteur d’Hermann et Dorothée, ne vous étonnez pas si l’événement qu’appelaient vos désirs n’a pas la figure que votre imagination lui prêtait. Les dons viennent d’en haut, sous la forme qui leur convient. » Un autre poète, qui se défiait beaucoup des professeurs, le comte de Strachwitz, écrivait vers le milieu de ce siècle : « Vous qui ne savez dire que non, ennemis jurés des tyrans, qu’on nous débarrasse des clabaudeurs et des écrivassiers, et l’heure des héros sonnera. Jusque-là filez, tissez, travaillez assidûment et avec art à vos lacets ; quand le nœud gordien sera prêt, Dieu vous enverra un Alexandre. » L’Alexandre annoncé et prédit par le poète s’appelait Otto de Bismarck, et, par la violence et la ruse, il créa un empire allemand qui ressemble très peu à celui qu’avaient entrevu dans leurs songes les doctrinaires du parlement de Francfort. Cet homme d’une énergie et d’une clairvoyance extraordinaires imposa à une grande nation ses idées, ses desseins et sa personne, et ce fut une des victoires les plus éclatantes que l’individualisme eût remportées dans ce monde. « Laissez-nous faire, lui disait-on, nous savons ce qu’il nous faut, et nous voulons être heureux à notre façon. — Vous le serez à la mienne, répliquait-il, j’ai seul le secret des dieux. » Il prouva que ce sont les grands hommes qui font l’histoire, que leur volonté pèse plus dans la balance des destinées que les vains souhaits des multitudes. Les peuples ont des désirs confus, des inquiétudes vagues et des instincts obscurs ; le grand homme déchiffre leur énigme et leur en dit le mot. Il est la conscience des inconsciens.

Mais le destin a ses ironies, et les foules ont leurs revanches. M. de Bismarck avait eu raison des peuples et des princes, et il pensait avoir acquis le droit de mépriser d’un mépris souverain les sots jugemens et les folles opinions du vulgaire. Il avait déclaré plus d’une fois « que l’intelligence des foules est assez obtuse pour se laisser toujours séduire par la rhétorique artificieuse des ambitieux qui flattent leurs convoitises, qu’un État où le pouvoir est aux mains des convoitans et des orateurs qui possèdent à un plus haut degré que les autres le talent de tromper les imbéciles, sera toujours sujet à de graves accidens, » et nonobstant, par une contradiction singulière ou par une irrésistible fatalité, M. de Bismarck a doté l’Allemagne du suffrage universel.

Il a éprouvé le besoin de s’en excuser. Il nous explique dans ses Pensées et Souvenirs que cette mesure inattendue, dont les conservateurs lui ont fait un crime, n’était pour lui qu’un expédient diplomatique, que la diplomatie doit s’aguerrir contre les, vains scrupules, que bon gré mal gré elle recourt quelquefois aux moyens révolutionnaires. « Je voulais effrayer les monarchies étrangères, les empêcher de mettre les doigts dans notre omelette nationale. L’adoption du suffrage universel était une arme dans la lutte contre l’Autriche et d’autres puissances, et une menace de recourir aux derniers moyens pour tenir toute coalition en échec. Dans un combat à mort, on ne regarde pas aux armes qu’on emploie ; pour vivre, il faut détruire ; quand le vainqueur aura dicté la paix, il s’occupera de liquider les dépens et de réparer les dommages. » Il pensait décharger sa conscience et délivrer son âme, en ajoutant : « Je n’ai jamais douté que, si le peuple allemand venait à comprendre que le suffrage universel est une institution nuisible, il ne fût assez fort et assez sensé pour s’en défaire. » Il n’en croyait rien ; il était trop avisé pour ne pas savoir qu’il est des concessions sur lesquelles on ne revient pas, qu’il avait donné des gages à la démocratie et à l’esprit du temps, que les grands hommes ne font pas tout ce qu’ils veulent, que, s’ils parlent quelquefois contre leur pensée, quelquefois aussi ils agissent contre leurs intérêts. L’un des fondateurs du socialisme allemand, Ferdinand Lassalle, ne s’y était pas trompé ; il avait compris sur-le-champ que « l’expédient diplomatique » de M. de Bismarck tournerait au profit de la démocratie sociale, et il s’était écrié : « L’Allemagne est à nous. »

Lassalle allait bien vite : quelques victoires qu’ait remportées en Allemagne la démocratie sociale, son avenir est encore incertain ; c’est une question de savoir si elle parviendra à s’adapter au tempérament germanique. L’Allemand est un être compliqué, que se disputent, que se partagent des affections et des instincts contraires. Le collectivisme considère le genre humain comme un troupeau, et il promet aux moutons de les élever, de les engraisser, pourvu qu’ils se laissent parquer ; l’Allemand a l’humeur moutonnière ; mais il n’aime pas qu’on le contrôle et il ne peut souffrir qu’on le parque. La démocratie sociale prêche l’égalité absolue et le nivellement universel ; l’Allemand se défie des solutions trop simples, et son bon sens s’accommode facilement de certaines inégalités ; il est plus souvent jaloux de ses égaux qu’envieux de la bonne fortune de ses supérieurs. La démocratie sociale apprend aux hommes à se mettre en tas ; l’Allemand a le génie de l’association ; mais, selon le mot de M. de Bismarck, il donne la préférence aux groupemens étroits ; il s’y sent plus à l’aise, et il n’est heureux que lorsqu’il peut mettre les coudes sur la table. L’Allemand s’est passionné pour l’unité politique de l’Allemagne ; mais l’Allemand est un unitaire centrifuge. Comme M. Ziegler, il est à la fois socialiste et individualiste ; comme M. Ziegler, il respecte beaucoup la logique, mais il ne sent pas le besoin de l’appliquer à la conduite de sa vie ; il ne met pas son honneur à être toujours d’accord avec lui-même ; il prend son parti des cotes mal taillées.

Parmi les professeurs et les intellectuels de la seconde moitié de ce siècle, les uns ont fait à la démocratie sociale des concessions importantes et de flatteuses avances ; ils espéraient qu’elle leur en saurait gré, ils ont pu s’apercevoir qu’il n’y a jamais de retour avec elle. D’autres se sont déclarés ouvertement contre les égalitaires et les niveleurs. Un historien célèbre, M. de Treitschke, écrivait, il y a vingt-cinq ans, que l’égalité des conditions est la plus folle des chimères, qu’un peuple ne peut se passer d’une classe privilégiée qui conseille, dirige et gouverne, qu’en vertu d’une loi immuable, quelques peines qu’on se donne pour éclairer et élever les masses, il y aura toujours dans nos sociétés une multitude de barbares et un très petit nombre de civilisés, que les civilisés sont faits pour commander et pour jouir, et les barbares pour travailler à la sueur de leur front, sans convoiter des biens dont ils ne peuvent sentir le prix. — « La politique, l’Église, l’école, tout va chez nous de mal en pis, écrivait plus récemment M. de Lagarde ; depuis que nos gouvernemens sont en souci d’élever et d’instruire les incultes, tout le reste est négligé ; qu’ils s’obstinent à suivre cette voie fatale, et c’en est fait de la culture allemande. » On ne peut prendre plus ouvertement parti pour les saumons, ni se montrer plus indifférent au bonheur des grenouilles.

Quelqu’un, cependant, est allé plus loin. L’individualisme aristocratique a trouvé son prophète et son oracle dans un homme d’un esprit génial et subtil, mais bizarre, tourmenté, qui a exercé une action puissante sur la jeunesse universitaire comme sur les femmes. La mode s’en est mêlée ; parmi les nombreux et fervens admirateurs de cet écrivain paradoxal, il en est plusieurs qui s’enthousiasment à froid, et l’on est tenté de leur dire comme Sapho : « Bacchante qui n’es pas ivre, que me veux-tu ? » Mais, il faut en convenir, le suffrage universel fait beaucoup de mécontens, et, comme toutes les puissances victorieuses, la démocratie a de mortels ennemis : Frédéric Nietzsche est leur homme.

« L’État moderne fait fausse route, nous dit-il en substance. Il se croit tenu de répandre dans toutes les couches de la société l’air, le jour et la joie ; il ne devrait s’occuper que de créer une élite d’artistes et d’hommes d’action et, dans le nombre, quelques génies supérieurs. Donnez tous vos soins à ces plantes miraculeuses, qui font honneur à la terre qui les nourrit, au ciel qui les éclaire ; s’il leur faut du fumier, ne le leur marchandez pas. En travaillant au bonheur de quelques personnalités privilégiées, vous rendrez les peuples aussi heureux qu’ils méritent de l’être, car, étant nés pour obéir, ils bénissent, ils baisent la verge de fer dont on les frappe, pourvu que cette verge soit intelligente. Si des tribuns imbéciles ou pervers n’avaient corrompu leur bon sens naturel, ils vous diraient eux-mêmes que le gouvernement qu’ils préfèrent à tout autre est la domination d’une aristocratie qui a l’esprit de commandement, ou mieux encore la tyrannie d’un homme extraordinaire, tel que Napoléon Ier, cette incarnation du plus haut idéal que les foules aient jamais connu, ce personnage unique et prestigieux en qui l’inhumain s’unissait au surhumain, Synthesis von Unmensch und Ubermensch. Quant aux moyens que ce tyran emploiera pour accomplir sa mission, il lui appartient de les choisir à son idée. Gardez-vous de lui faire de mauvaises chicanes ; n’attentez pas à sa liberté en lui imposant les sottes règles de la morale commune. Celle que vous lui prêchez est la morale des esclaves et des pleutres. Il n’y a pas d’autre vertu pour les grands hommes que la force, la santé, la puissance. Qu’ils soient puissans, qu’ils soient forts, qu’ils se portent bien, et ils feront bonne litière à leurs bêtes, il y aura toujours du foin dans la crèche ; leur berger leur gagnera le cœur et par les soins qu’il prendra d’elles et par les tourmens qu’il leur infligera. » Voilà le dernier mot de la philosophie allemande à la fin de ce siècle.

Je n’ai pas besoin de dire que M. Ziegler goûte peu les maximes de Frédéric Nietzsche et son romantisme politique. Il a le cœur trop généreux pour ne pas revendiquer le droit des masses, et il estime qu’après tout le suffrage universel a du bon, qu’on le calomnie. Mais il pense aussi que c’est M. de Bismarck qui a créé de toutes pièces l’empire allemand, et que les grands hommes d’État sont un article de première nécessité. Mon royaume pour un cheval ! Il est des cas où les peuples donneraient plus d’une pinte de leur meilleur sang pour trouver un homme. Malheureusement la démocratie sociale est d’humeur soupçonneuse, tracassière, ombrageuse ; le génie l’inquiète, la médiocrité lui paraît plus rassurante, et s’il ne tenait qu’à elle, certains œufs n’écloraient jamais.

M. Ziegler se plaît à croire que tout finira par s’arranger, que la démocratie sociale, plus raisonnable que ne le pensent ses ennemis, se résignera à compter avec les inégalités naturelles et à faire quelque chose pour les êtres privilégiés. Il espère que le XXe siècle aura ses héros, qui seront des hommes à la fois vaillans et doux, tapfer und milde, assez vaillans pour ne pas craindre les coups et pour ramasser le gant qu’on leur jettera, assez doux pour comprendre ce qui se passe dans le cœur des petits et joindre à l’autorité cette grâce miséricordieuse qui triomphe des résistances et des refus. À vrai dire, c’est un rêve qu’il fait, c’est un acte de foi. En vain a-t-il fouillé du regard les brumes de l’horizon, il ne connaît point de visage ces héros doux et vaillans ; il n’a entendu ni le son de leur voix, ni le joyeux hennissement de leurs chevaux, ni le cri des aigles qui leur font escorte, ni les chants de liesse et de triomphe d’une foule en délire. Du haut de sa tour, l’avenir lui apparaît comme une longue route blanche où personne ne passe ; il n’aperçoit encore que l’herbe qui verdoie et le soleil qui poudroie.


G. VALBERT.

  1. Die geistigen und socialen Strömungen des neunzehnten Iahrhunderts, von Dr Théobald Ziegler. Berlin, 1899. Georg Bondi.