L’Allemagne depuis la guerre de 1866/04

La bibliothèque libre.
L'ALLEMAGNE
DEPUIS LA GUERRE DE 1866

IV.
LE MOUVEMENT UNITAIRE ET LA CONFEDERATION DU NORD.

La dissolution de la diète germanique, l’établissement d’une confédération du nord de l’Allemagne que la Prusse dirige et dont l’Autriche est exclue, l’annexion du Hanovre, de la Hesse et du Nassau au territoire prussien, tous ces changemens si grands et si brusques se sont produits aux yeux de l’Europe stupéfaite comme des combinaisons hâtives, improvisées en un jour de victoire, et cependant ils ont été prédits, il y a plusieurs années déjà, de la façon la plus précise. Dans un écrit publié en 1861, M. Heinrich von Sybel disait : « Aussi certainement que les rivières coulent vers la mer, il se formera en Allemagne, à côté de l’Autriche, une fédération restreinte sous la direction de la Prusse. Pour y arriver, on aura recours à tous les moyens de la persuasion et de la diplomatie, même à la guerre en cas de résistance[1]. » Par quel don de prophétie l’historien a-t-il pu annoncer ainsi les événemens à l’avance ? C’est qu’ils étaient la conséquence d’un enchaînement de faits où l’on peut voir se dérouler cette logique de l’histoire qu’on appellerait volontiers loi providentielle, si l’ambition humaine n’y avait une si grande part. Celui qui connaîtrait bien toutes les forces que le passé a engendrées pourrait aussi prévoir les résultats qu’elles vont produire dans l’avenir. C’est pour ce motif que l’étude de l’histoire est l’école des hommes d’état, et qu’on voit souvent des historiens devenir ministres et des ministres se faire historiens. Quelles sont donc les causes qui ont amené les transformations récentes que nous avons vues s’accomplir de l’autre côté du Rhin ? quels principes a consacrés la constitution de la confédération du nord de l’Allemagne ? cette constitution est-elle le couronnement de l’édifice de la nationalité germanique, ou bien l’ancienne confédération se reconstituera-t-elle sous une forme plus appropriée aux vœux populaires et aux besoins de l’époque, mais embrassant comme l’autre toutes les tribus de la race teutonne ? Voilà les points que nous allons examiner.


I

La cause du mouvement qui emporte maintenant l’Allemagne peut se définir d’un mot, c’est la passion de l’unité. À cette expression assez vague, voici le sens qu’il faut attacher. Les Allemands se sentaient unis par la langue, par l’origine, par la littérature, par la possession d’un territoire contigu, par les souvenirs de l’antique empire germanique, enfin par tout ce qui peut créer une nationalité compacte, et cependant ils n’étaient point parvenus à constituer un état avec un pouvoir central assez fort pour empêcher les guerres intestines, pour défendre la patrie commune contre l’étranger, pour favoriser le développement des forces matérielles et morales qui portent un peuple au degré de prospérité et de puissance auquel il peut atteindre. Ils se voyaient entourés de deux nations fortement centralisées, la Russie et la France. A côté d’eux, en Suisse trois races diverses, en Autriche dix nationalités, étaient reliées par une autorité unique, tandis qu’en Allemagne une nationalité unique était divisée en trente-trois états différents et souvent hostiles. Là, le pouvoir maintenait la paix et commandait à toutes les forces du pays, et l’Allemagne n’avait pour organe de ses intérêts communs qu’une assemblée assez forte pour arrêter tout progrès, trop faible pour se faire obéir, livrée aux tiraillements incessants des rivalités dynastiques, refuge des idées arriérées, débris du moyen âge plus débile que l’institution gothique dont elle était la copie, objet enfin de dérision pour ceux même qui la soutenaient, c’est-à-dire la haute diète de la sérénissime confédération germanique. L’Allemagne se croyait semblable, parmi les autres états, à un vaillant équipage naviguant sur un radeau formé de vieilles poutres à moitié pourries et toujours prêtes à se disjoindre, au milieu d’une escadre de vaisseaux cuirassés obéissant à la main d’un pilote unique et pouvant couler à chaque instant la lourde épave. L’idée de leur impuissance inspirait aux fiers descendans de Teutch un sentiment d’humiliation, une irritation sourde qui se tournait assez vite en une sorte d’animosité maussade contre les autres peuples. La situation leur paraissait intolérable. Les gens soi-disant pratiques voulaient une monarchie unitaire, formée par l’annexion des petites principautés à la couronne prussienne, les exaltés rêvaient l’établissement d’une république pangermanique, les modérés se contentaient de demander que le lien fédéral fût fortifié par suite d’une entente amicale entre ces deux frères ennemis, la Prusse et l’Autriche. La plupart se bornaient à discourir, à boire et à chanter en l’honneur de la grande patrie allemande, en répétant le lied d’Arndt Was ist des Deutschen Vaterland, mais sans donner à leurs aspirations patriotiques une forme précise. Divisés jusqu’à la fureur sur la constitution à adopter et sur les moyens d’y arriver, ils étaient d’accord sur le but tant qu’ils n’essayaient pas de le déterminer ; tous voulaient l’unité et tous en parlaient, depuis les souverains dans leurs harangues officielles jusqu’aux philistins dans leurs longues séances nocturnes au bierscltenke (cabaret), ce forum enfumé de la bourgeoisie d’outre-Rhin. Le mot d’ordre était une antithèse dont il vaut la peine que l’on approfondisse le sens : plus de fédération d’états (Staatenbund), mais un état fédératif (Bundesstaat).

Les Allemands voulaient l’unité surtout pour deux raisons, dont l’une me paraît très creuse et l’autre très sérieuse. Malheureusement, il faut l’avouer, la première a exercé et exerce peut-être encore plus d’empire que la seconde. Cette raison, la voici. Les Allemands se considèrent comme la branche la plus pure, la plus noble de la noble race aryenne, et ils trouvent que leur pays ne fait pas dans le monde la figure qui convient à une si haute origine. Ils aspirent à devenir un grand état, ayant une grande flotte, une innombrable armée, jouissant d’une influence considérable et en mesure d’acquérir beaucoup de gloire. Or il n’y a pas un seul de ces vœux qui n’aboutisse à une déception. Ce n’est pas au chiffre de la population ni à l’étendue du territoire que se mesurent le bonheur, l’éclat, les lumières, et les états les plus vastes sont souvent les plus déchirés et les moins libres. La Judée, ce coin de cailloux brûlés, comme dit Voltaire, et Athènes, cette bourgade peuplée de 20,000 hommes libres, n’ont-elles pas fait incomparablement plus pour la civilisation que l’empire des satrapes ou celui des césars ? Et en Allemagne même quel foyer de vie intellectuelle que Weimar, ce duché microscopique ! quelles sources de science que Göttingue, Heidelberg, Tubingue, ces grandes universités de petits états ! Exercer de l’influence ! prétention inique des forts d’imposer leur volonté aux faibles, système d’intervention aussi funeste à celui qui le pratique qu’à celui qui en est la victime. Notre influence est compromise, s’écrie la diplomatie avec désespoir : tant mieux, car la seule profitable à tous est celle qui résulte de l’exemple d’un bon gouvernement et d’institutions libres. Les pays où l’expérience sert à quelque chose, comme l’Angleterre, commencent à le comprendre. Les petits états sans rôle politique à l’extérieur sont les plus heureux, car ils n’ont à s’occuper que d’eux-mêmes et ne peuvent nuire aux autres. Sur la surface de notre pauvre planète toute trempée de sang et de larmes, est-il des contrées plus fortunées, plus prospères que la Belgique et la Suisse, ces petites oasis de liberté et de paix où les proscrits des grands empires trouvent tour à tour un asile ? Une puissante flotte de guerre ! Que l’Allemagne, hantée depuis 1848 par la manie d’en avoir une considère l’Union américaine, qui vend tous ses vaisseaux cuirassés à la France, au Japon, à la Russie, à tous ceux qui veulent lui en acheter, elle qui a pourtant à protéger la marine marchande la plus considérable de l’univers. Et la gloire ! ce vain mot qui a fait tomber tant de générations humaines sous le fer des capitaines habiles et des conquérans illustres, faut-il que la patrie de Kant se mette à poursuivre cette sanglante chimère au moment où les autres nations arrivent à en reconnaître la vanité ? Oui, heureux les peuples qui n’ont pas d’histoire et ceux dont les souverains ne portent pas de lauriers au front sur l’effigie de leurs monnaies ! Ces aspirations que nous venons de combattre ne sont que des bouffées d’ambition malsaine, écloses dans cette atmosphère d’idées politiques arriérées qui a si longtemps pesé sur l’Allemagne, Elles se dissiperont, elles se dissipent déjà devant le courant d’idées justes que le XIXe siècle a le mérite d’avoir vulgarisées, et qui font voir que la vraie gloire consiste à faire régner au profit de tous le bien-être et la justice.

La seconde raison qui pousse les Allemands à vouloir l’unité est d’une tout autre nature. Ils désirent ne plus être forcés à se battre les uns contre les autres au profit de leurs souverains ou de l’étranger. Tandis qu’en Angleterre, en Espagne, en France, à peu près partout en Europe, les luttes intestines de province à province suscitées par les grands vassaux s’apaisaient vers le XVIe siècle, à l’époque où la royauté moderne s’affermit, la guerre civile en Allemagne continua jusqu’à nos jours, tantôt pour cause de religion, tantôt par suite de rivalités dynastiques, toujours faute d’un pouvoir central assez fort pour imposer à tous le respect d’une décision suprême. Les pays voisins, la Suède, la France, la Russie, sont intervenus tour à tour dans ces dissensions intérieures, appelés par l’un ou l’autre souverain en quête d’alliances. Rien n’est plus naturel : un prince préférera toujours l’étranger qui le protège au compatriote qui le menace. Donnez un roi à l’Irlande ou à l’Ecosse, et il bénira une invasion américaine, si elle lui assure une province de plus. L’homme est ainsi fait, même sur le trône c’est un être égoïste ; vous ne ferez jamais qu’il ne sacrifie sans hésiter la théorie des nationalités à l’intérêt de sa couronne. C’est précisément pour ce motif que les Allemands veulent soustraire les vingt-neuf souverainetés qui leur restent à de dangereuses tentations en instituant un état fédératif assez puissant pour enlever à chacune d’elles le pouvoir d’attaquer les autres. Sans admirer en tout la France, ils la trouvent cependant bien heureuse de n’avoir plus à craindre que le préfet de la Gironde déclare la guerre au préfet des Basses-Alpes, l’un livrant Bordeaux aux Anglais et l’autre Nice aux Italiens pour prix d’un secours en hommes ou en argent. Ce qu’ils demandent donc, c’est de ne plus être forcés de s’entr’égorger dans les plaines de la Saxe ou de la Franconie, et ce vœu paraît assez naturel. L’idée seule que les jours de la guerre de trente ans ou de la confédération du Rhin pourraient revenir transporte de fureur les plus placides[2]. C’est pour cela que la constitution de la confédération du nord, quelque imparfaite qu’elle puisse paraître, a été saluée comme une première garantie de paix à l’intérieur et de sécurité à l’extérieur.

Mais, objectera-t-on, si l’Allemagne est restée divisée en un grand nombre d’états, c’est apparemment que le caractère de la nation ne se prêtait pas à constituer un empire unitaire. Les Allemands se vantent d’avoir apporté au monde moderne le principe de l’indépendance individuelle, ce que l’on nomme l’individualisme, par opposition au principe de l’autorité venu de Rome. Ils sont particularistes, comme on dit là-bas, et ils ont fait une Allemagne conforme à leurs instincts. Ce n’est donc que par la force qu’on parviendra à les réunir sous une autorité unique, et bientôt ils retourneront à ces souverainetés multiples qui correspondent seules à leurs traditions et à leurs goûts.

Est-ce en effet le génie national ou bien les circonstances qui ont empêché la formation d’un grand royaume allemand ? Il est important d’éclaircir ce point, car, s’il était éclairci, il permettrait de prévoir les événemens que l’avenir amènera.

Les tribus germaniques, quand elles apparaissent dans l’histoire, forment une des races les plus tranchées de l’espèce humaine. Elles ont toutes les mêmes caractères physiques, la peau blanche, l’œil bleu, les cheveux blonds, les mêmes usages, les mêmes croyances religieuses, les mêmes mythes ; mais, répandues dans l’empire romain lors des grandes invasions, elles se mêlent aux vaincus : ce n’est qu’au-delà du Rhin qu’elles se conservent pures. Dépourvu de l’administration savante et des armées régulières qui permirent à Rome de soumettre l’univers à sa loi, l’empire de Charlemagne embrassait trop de peuples divers pour durer. C’est seulement sous Louis le Germanique que s’établit un royaume qui correspond à peu près à l’Allemagne actuelle. Avec les premiers princes de la ligne saxonne commence un travail de fusion et d’unification qui semblait devoir aboutir à la formation d’une nation et d’un état vraiment allemands. Pour y arriver, il suffisait de soumettre les grands vassaux, et l’empereur pouvait compter sur deux alliés prêts à le seconder, le clergé d’une part et de l’autre la chevalerie et la bourgeoisie naissante. Henri l’Oiseleur le comprit. En s’appuyant sur les forces bien organisées de son propre pays, il fit respecter partout son autorité, repoussa et vainquit les Slaves, — Wendes et Bohèmes, — et les Hongrois. L’ordre régnait, la population augmentait rapidement, l’industrie et le commerce faisaient de toutes parts surgir des villes nouvelles. L’Allemagne, au Xe siècle, jouissait d’une prospérité, d’une organisation, d’une unité inconnues ailleurs. Chose étrange, tandis que dans les autres pays le mouvement unitaire commence et se poursuit sans interruption, ici il s’arrête et semble même rétrograder. Ainsi en France les Capétiens forment leur royaume en réunissant sous leur pouvoir, par des mariages et des conquêtes, les races les plus diverses, Bretons, Provençaux, Gascons, Flamands, Allemands même. En Allemagne au contraire, le pouvoir central perd constamment de sa force jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’un vain nom, planant majestueusement dans le vide sur une foule d’états réellement indépendans. D’où vient ce contraste ? Les empereurs allemands ont-ils donc eu moins de génie ou moins d’ambition que les rois de France ? Point du tout ; mais les premiers poursuivirent une chimère funeste, et les seconds un but raisonnable. Si les empereurs n’ont pu d’une seule nationalité faire surgir un état unique, tandis que les rois de France constituaient un état avec des nationalités multiples, cela tient à deux causes : la première est que la couronne impériale était élective, la seconde qu’il s’y rattachait le rêve de l’empire universel, souvenir de la Rome antique renouvelé par Charlemagne. Ces leçons de l’histoire sont bonnes à recueillir.

Le chef de l’état peut être, électif sans compromettre l’existence du pays, quand celui-ci est définitivement constitué et que les attributions du pouvoir exécutif sont bornées. C’est pour cela que les républiques de Rome, de Venise et des États-Unis ont duré, tandis que la Pologne a succombé. Moins le chef de l’état a de puissance, moins il est dangereux de le faire élire, Quand le pouvoir est aux mains d’un conseil, comme en Suisse, le renouvellement se fait sans secousse. Quand il s’agit d’un président, comme aux États-Unis, chaque élection, produit une convulsion telle que les peuples européens ne voudraient pas en supporter de pareilles : aussi s’efforce-t-on de restreindre son autorité ; mais rendre électif un empereur, un roi, c’est conduire l’état à sa perte ou en empêcher la formation : le despotisme ou l’anarchie est inévitable. En Allemagne, c’est l’anarchie qui n’a point permis à l’état de naître. Les empereurs, pour assurer leur élection ou celle de leurs fils, ont consacré l’indépendance de leurs grands vassaux et celle des évêques, préparant à la fois le triomphe de l’église et le morcellement de l’empire.

La seconde cause de faiblesse, c’est le rêve de la monarchie universelle, qui pousse successivement la ligne saxonne, la ligne salique, les Hohenstauffen et enfin les Habsbourg à épuiser leurs forces pour saisir l’Italie, qui leur échappe toujours. Cette vaine poursuite les a tous perdus et a ruiné même l’Autriche contemporaine. Il n’y a point dans l’histoire de plus colossale application de la fable du chien qui lâche sa proie pour l’ombre. Ils voulaient faire une réalité de ce titre pompeux le saint empire romain, qui, comme on l’a dit, ne mérita jamais aucun de ces trois noms, n’étant ni romain, ni saint, ni même un véritable empire. Un empereur universel sous un pape universel, tel était l’idéal qui, en précipitant pendant huit cents ans l’Allemagne sur l’Italie, les a empêchées de se constituer en paix chacune sur son territoire. Solferino et Sadowa ayant brisé le nœud fatal qui les reliait l’une à l’autre pour leur commun malheur, les deux pays cherchent maintenant, chacun de son côté, une constitution appropriée à leurs besoins. Tandis que les empereurs, absorbés par leurs conquêtes au dehors, négligeaient d’accomplir au dedans l’œuvre unitaire que poursuivaient avec persévérance les autres souverains, la nation elle-même s’efforçait parfois d’établir l’ordre en créant un pouvoir central et un véritable état fédératif. De toutes ces tentatives de paix perpétuelle, nous ne citerons que le projet préconisé par la diète de 1490, parce qu’il a plus d’un rapport avec l’organisation réclamée encore aujourd’hui. Il devait y avoir d’abord un tribunal suprême de l’empire, décidant les difficultés et maintenant la paix entre tous, ensuite un impôt général destiné à entretenir une armée impériale pour garantir la sécurité intérieure et extérieure, enfin une réunion annuelle de la diète et un comité permanent disposant de l’impôt et de l’armée pour le bien du pays. Maximilien, au lieu d’exploiter ce mouvement au profit de son autorité, le fit avorter, afin de consacrer les forces allemandes à ses guerres d’influence et de conquête contre la France et l’Italie. Cette occasion perdue ne se retrouva plus. Les querelles de religion déchirèrent l’Allemagne et étouffèrent tout esprit national. il n’y eut plus d’Allemands, il y eut des catholiques et des protestans préférant leurs coreligionnaires étrangers à leurs compatriotes hérétiques. Après la paix de Westphalie, l’indépendance des états particuliers et le patriotisme local allèrent s’accentuant de plus en plus jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Le corps germanique était définitivement déchiré, et malheureusement après la guerre de sept ans l’antagonisme de deux grandes puissances rivales s’établissait dans son sein, l’Autriche et la Prusse étant toujours prêtes à se disputer la suprématie l’épée à la main. C’est alors que Voltaire dit : « La multiplicité des états sert à tenir la balance jusqu’à ce qu’il se forme en Allemagne une puissance assez grande pour engloutir les autres. » Le patriotisme allemand, ce sentiment puissant qui a produit les événemens contemporains, était inconnu à cette époque. Frédéric II n’était pas patriote, il savait à peine sa langue maternelle, dont il se moquait volontiers. Il n’aimait, n’admirait que les Français. Les grands écrivains dont les œuvres allaient donner aux Allemands l’unité d’une patrie intellectuelle n’étaient pas nationaux, ils étaient humanitaires ; ils pensaient au progrès du genre humain plutôt qu’à celui de l’Allemagne.

Le patriotisme est un beau sentiment, car il pousse l’homme à se sacrifier pour son pays ; mais ce n’est pas un de ces instincts innés, éternels, comme celui de la famille ; il n’a pas toujours existé, il n’existera pas toujours. Quand an trouvera en tout pays même sécurité, même liberté, mêmes droits, on considérera la terre entière comme sa patrie et tous les hommes comme des frères. Déjà maintenant on tend au cosmopolitisme. C’est une conséquence du christianisme, qui ne connaît que l’humanité et la justice, et qui veut que la conformité des doctrines l’emporte sur les liens du sang. « Ceux qui font la volonté de mon père sont mes frères, » sublime parole où l’on a voulu voir une attaque à la famille, et qui sera la base des sociétés futures. S’il faut aimer par-dessus tout la justice, le jour où mon pays sera engagé dans une guerre inique, il me faudra souhaiter sa défaite. En Grèce, ce sentiment national qui unit toutes les familles de même origine et de même langue n’existait pas ; mais le civisme était très exalté et prêt à tous les sacrifices, parce que, la cité succombant, le citoyen perdait tout, ses biens, sa vie ou au moins sa liberté. Au moyen âge, on ne rencontre guère non plus le patriotisme : les seigneurs ne connaissaient que leur intérêt, et les vilains, ayant à peine une famille, n’avaient point de patrie. C’est à la révolution que le sentiment national éclate en France comme une flamme. C’était l’amour d’un pays qui venait d’assurer aux citoyens affranchis la liberté et l’égalité : il se tourne en fureur patriotique quand les armées étrangères franchissent la frontière, et il anime de ses feux ce chant proscrit depuis, qui alors décidait de la victoire ; mais sous l’empire il dégénère en orgueil militaire. Malgré l’éclat de sa littérature, le peuple allemand était encore plongé à cette époque dans cette torpeur d’ancien régime que Mme de Staël a si bien décrite. L’humiliation de la défaite et la haine du joug napoléonien le réveillent. Pour combattre l’empire, Stein emprunte les armes de la révolution et affranchit le peuple. Le Tugendbund, réunissant des citoyens de toutes les parties de l’Allemagne, leur inspire la même passion, la haine de l’étranger, et leur fait sentir qu’ils ont une patrie commune à défendre. Les discours de Fichte et les chants de Körner, ces Marseillaises germaniques, enflamment le patriotisme. Ce sont les principes de la révolution française qui, accueillis à l’étranger, se dressent alors contre la France, qui les a désertés. Les peuples anciens croyaient aussi que, quand ils avaient offensé leurs dieux, ceux-ci passaient à l’ennemi et combattaient contre eux. Napoléon reconnut aussitôt son adversaire. En partant pour la lutte suprême de Leipzig, il fit mettre dans le Moniteur qu’il allait « affranchir l’Allemagne de la démagogie, dont l’ennemi avait embrassé la cause. »

On sait comment la sainte-alliance déçut les grandes espérances qu’avait éveillées « la guerre de délivrance » (Befreiungskrieg), mais le sentiment national allemand dont Napoléon avait provoqué l’explosion ne devait plus s’éteindre. Metternich le comprima en vain ; les universités le systématisèrent et en firent une théorie, et la jeunesse l’entretint comme un feu sacré qu’elle insinua dans tous les cœurs. A la moindre occasion, il éclatait, comme lors des complications de 1840, quand Becker entonna son chant patriotique : Sie sollen ihn nichl haben den freien deutschen Rhein, et que Musset improvisa la sanglante réplique : Nous l’avons eu votre Rhin allemand. A partir de 1844, le sentiment national, rassuré du côté de l’étranger, se tourna vers les réformes intérieures, et attendit de l’institution d’une assemblée délibérante à Berlin la régénération de la patrie. L’avènement de Frédéric-Guillaume IV réveilla un moment les anciennes espérances, et une fermentation inouïe agita toute l’Allemagne[3]. Après la déception nouvelle des états-généraux de 1847, le besoin d’unité et de liberté trouva enfin en 1848 sa complète expression dans le parlement de Francfort, jailli spontanément des entrailles mêmes du peuple et réuni dans l’antique capitale de l’empire germanique. Tous les députés voulaient l’unité ; mais comment la constituer ? C’est sur cette question que se formèrent les deux partis qui se sont depuis lors disputé la prééminence. Il importe de les faire connaître.

Le premier, le parti de la « Grande-Allemagne » (gross deutsch), présentait un programme d’une splendeur faite pour enivrer le patriotisme tudesque : tous les pays allemands, y compris l’Autriche, étant groupés sous la main de l’empereur, les autres possessions autrichiennes, la Hongrie, le Lombard-Vénitien, la Galicie, y étaient nécessairement rattachées, et alors se formait au centre de l’Europe un formidable empire de 70 millions d’habitans, occupant le nord de l’Italie et la Toscane et disposant à son gré du reste de la péninsule, absorbant le Danemark par le Slesvig-Holstein, les provinces danubiennes au moyen des Valaques de la Transylvanie, et les Slaves de la Turquie par leurs compatriotes de la Croatie et du Banat, régnant ainsi d’un côté sur la Baltique et la Mer du Nord, de l’autre sur la Méditerranée et la Mer-Noire, dominant de haut la France par le chiffre de sa population, la Russie par l’industrie, la richesse, la culture intellectuelle, réalisant enfin le rêve magnifique des Othon, des Hohenstauffen et des Habsbourg. L’autre parti, celui de l’Allemagne restreinte (klein deutsch), repoussait ce plan si séduisant, parce qu’il croyait que l’hostilité désespérée de la Prusse le ferait échouer. il se rattachait au contraire à cette puissance, et groupait sous son hégémonie, en un faisceau étroitement uni, tous les états allemands, sauf l’Autriche. Celle-ci, il fallait bien l’exclure de la patrie commune car jamais elle ne se serait soumise à sa rivale. On aurait perpétué le dualisme, et l’unité de direction, — il ne s’agissait, bien entendu, que de celle-là, — aurait été impossible. Au parlement de Francfort, la lutte entre les deux partis fut passionnée et douloureuse, car il devait en coûter beaucoup à ceux qui prétendaient fonder enfin la nation allemande de repousser les provinces si essentiellement allemandes de l’Autriche, et, au moment de reconstituer le corps germanique, il était dur de lui amputer un de ses principaux membres. Aussi quand le poète Arndt, le chantre de la grande patrie, eut émis son vote, il tomba évanoui sur son banc[4]. L’éloquence et l’autorité de M. Henri de Gagern firent enfin pencher la balance longtemps incertaine en faveur de l’Allemagne restreinte. L’assemblée adopta à une forte majorité l’article suivant, qui de fait excluait l’Autriche : « Aucune partie de l’empire ne pourra être réunie en un seul état avec des pays non allemands. » On voit d’où date l’article IV de la paix de Prague.

Pour faire comprendre le mouvement unitaire actuel, il faut rappeler en quelques mots les brusques péripéties de l’année 1850, car c’est de là que sont sortis les événemens de 1866. Le parlement de Francfort offrit, on s’en souvient, la couronne impériale héréditaire au roi de Prusse ; mais, quoiqu’il eût promis au peuple soulevé d’être « le roi allemand » et que l’agrandissement de son pays fût la constante ambition de sa vie, Frédéric-Guillaume n’osa pas accepter. Orateur éloquent, poète mystique, il n’était pas homme d’action ; l’esprit était brillant, mais la volonté faible. Dominé par des idées d’ancien régime que les insurrections de Berlin venaient de raviver en lui, il ne voulait pas pactiser avec ; « la révolution ; » il savait d’ailleurs qu’il n’aurait pu conserver la couronne impériale qu’au prix d’une guerre avec l’Autriche appuyée sur la Russie. Toutefois il essaya de reprendre l’œuvre de l’unité en lui donnant une tournure moins révolutionnaire. Il voulait constituer « une Allemagne restreinte » en faisant accepter sa suzeraineté par les petits états. A cet effet, il conclut le 26 mai 1849 un traité avec les rois de Hanovre et de Saxe, puis, s’appuyant sur les hommes du parti de Gotha, c’est-à-dire sur les députés modérés du parlement de Francfort, déjà dissous, il convoqua un autre parlement à Erfurt. Frédéric-Guillaume suivait alors les conseils du général von Radowitz, écrivain distingué et érudit, esprit élevé, homme d’état philosophe, patriote ardent, aspirant à bâtir une Allemagne glorieuse sur la base solide de la monarchie prussienne, mais aveuglé évidemment sur les difficultés presque insurmontables que présentait l’œuvre à laquelle il s’était dévoué, et incapable de les surmonter. Il voulait donner l’hégémonie à la Prusse sans l’appui de la révolution et sans la guerre avec l’Autriche. C’était marcher à un inévitable échec. L’Autriche avait été paralysée jusqu’à la fin de 1849 par le soulèvement de l’Italie et de la Hongrie ; mais, celle-ci domptée, elle rentra en scène avec une prodigieuse vigueur. Elle était conduite par le prince de Schwarzenberg, homme aux décisions promptes, à l’exécution rapide, tout l’opposé de Radowitz et de son roi. Il isola d’abord la Prusse en détachant d’elle la Saxe et le Hanovre. Quand les princes avaient eu peur de la révolution, ils s’étaient appuyés sur la Prusse ; maintenant qu’ils avaient plus peur de la Prusse que de la révolution, ils se retournaient vers leur chef de file naturel, vers le vrai représentant de l’esprit conservateur, l’Autriche. Le parlement d’Erfurt avorta, car Frédéric-Guillaume prit peur de son œuvre, et se hâta de clore la session le 29 avril. On touchait aux limites du ridicule. Schwarzenberg, lui, n’hésite pas, il marche bravement sur ses adversaires ; il propose de ressusciter l’ancienne diète, et même il prétend faire entrer dans la confédération tous ses peuples, hongrois, slaves, roumains, intimement associés par une constitution unitaire. Il parvient à grouper autour de lui les souverains du sud, et en octobre à Bregenz les rois de Bavière et de Wurtemberg boivent au succès des armes autrichiennes. Il va ensuite à Varsovie demander le satisfecit de l’empereur Nicolas, le sauveur de l’Autriche, l’Agamemnon devant qui tremblaient alors tous les potentats de l’Allemagne, grands et petits. Schwarzenberg se plaisait à dire de ces mots vifs qui peignent une situation. Il s’écria, dit-on : « Pour démolir la Prusse, il faut l’avilir, » et il remplit ce programme à la lettre.

Frédéric-Guillaume s’était engagé dans deux affaires très épineuses. Pour s’assurer la faveur du parti libéral, son seul appui en Allemagne, il soutenait les insurgés du Holstein, qui voulaient enlever le Slesvig au Danemark, et dans la Hesse il encourageait le peuple, qui avait chassé l’électeur et son ministre exécré, Hassenpflug. L’Autriche prit aussitôt la défense des souverains et se posa en restaurateur de l’ordre. Tous les princes l’ayant suivie à Francfort, la Prusse se trouva réduite à un complet isolement. Schwarzenberg exigea impérieusement que Frédéric-Guillaume retirât ses troupes des duchés de l’Elbe et de la Hesse : c’était lui imposer la plus honteuse reculade. Que faire en présence de ces humiliantes exigences ? Le roi était indécis et malheureux ; il prit un moment le parti de la résistance. A l’ouverture des chambres, il prononce un discours belliqueux et appelle M. de Radowitz au ministère. L’armée est mise sur pied de guerre et la landwehr convoquée ; un souffle guerrier soulève le pays : il se croit revenu aux jours glorieux de Frédéric II ; mais Schwarzenberg resserre son alliance avec la Bavière et réunit sur les frontières de la Hesse une formidable armée de 180,000 hommes avec une promptitude qui étonna l’Europe et qui révéla pour la première fois les profonds changemens que l’emploi des chemins de fer avait introduits dans la stratégie. La guerre semblait inévitable. Le prince de Prusse, le roi actuel, la voulait, et même le parti conservateur était entraîné. Déjà, le 8 novembre, des coups de fusil sont échangés entre les avant-postes. Pour en finir, l’envoyé autrichien, M. de Prokesch, le 26 novembre, somme la Prusse d’avoir à évacuer la Hesse dans les vingt-quatre heures. À ce moment suprême, le roi recula de nouveau devant la responsabilité d’une lutte entre Allemands. Il céda ; M. de Radowitz fut renvoyé, et le nouveau ministre, M. de Manteuffel, se précipita jusqu’à Olmutz pour subir la dure loi de Schwarzenberg. La Prusse était obligée de sacrifier ses alliés du Slesvig et de la Hesse et de reconnaître l’autorité de la diète, où sa rivale régnait souverainement. Pour mettre le comble à l’humiliation de son adversaire couché à ses pieds, l’orgueilleux ministre autrichien publia le 7 décembre une dépêche où, d’un l’on hautain, il prononçait l’oraison funèbre des tentatives avortées de Frédéric-Guillaume et se vantait d’avoir rétabli l’ordre en Allemagne.

Ce sont, on le voit, les mêmes péripéties que celles de l’an dernier, seulement les rôles sont renversés. C’est l’Autriche qui avait alors son Bismarck. Elle devait d’ailleurs l’emporter, car elle était soutenue par ce violent courant de réaction qui en ce moment entraînait tout en Europe, tandis que la Prusse s’accrochait en désespérée aux épaves de 1848. Pour réussir en politique, il faut savoir nettement ce qu’on veut, ne poursuivre que le possible, et surtout ne rien vouloir de contradictoire. Si Frédéric-Guillaume visait à unifier l’Allemagne malgré ses princes, œuvre éminemment révolutionnaire, il devait s’allier franchement à la révolution en Hongrie, en Italie, et renverser l’état conservateur par excellence au moment où il était aux prises avec ses sujets soulevés, sinon il fallait se tenir coi et rester dans l’ornière. On s’est aperçu depuis que la leçon n’a pas été perdue. La journée d’Olmutz est une date mémorable : elle se grava dans le cœur de la Prusse, de l’armée surtout, comme un souvenir de pusillanimité honteuse et d’impuissance ridicule. C’était pour la monarchie militaire de Frédéric II une flétrissure dont elle n’a cessé de rêver sourdement la vengeance. C’est sans doute à partir de ce jour que le roi actuel conçut le projet de fortifier l’armée. Sadowa n’a été que la revanche d’Olmutz.

L’Autriche triomphait ; elle se crut toute-puissante. Aux laborieuses conférences de Dresde, elle reprit l’idée de la grande Allemagne, et demanda de nouveau à entrer dans la confédération avec tous ses peuples. Ce projet grandiose échoua devant la résistance décidée des puissances étrangères[5] et même des petits états, qui ne voulaient point que l’Autriche, pas plus que la Prusse, acquît une prépondérance absolue. L’Allemagne fut donc ramenée malgré elle au régime que la sainte-alliance lui avait imposé en 1815. De tant d’efforts, de tant d’espérances, de tant de projets de réforme, il ne restait rien qu’un grand découragement et une irritation profonde. Chaque élan vers l’unité produisait une désunion plus grande. Les Allemands, avait dit Borne, ne savent que souffrir ensemble, ils ne savent point agir en commun. L’ironie dédaigneuse des conservateurs victorieux irritait encore la plaie vive de la nation. « L’unité allemande, disait une brochure autrichienne qui fit beaucoup de bruit à cette époque, c’est la quadrature du cercle ; quand on croit la saisir, c’est alors qu’on la reconnaît impossible. Elle ressemble à nos cathédrales, il n’y en a pas une de finie. »

Malgré tous ces mécomptes, le sentiment national persista. Il reçut comme un choc électrique au 2 décembre 1851. L’Allemagne ne put se défendre d’une vive inquiétude en voyant la résurrection de la dynastie napoléonienne entourée de cette auréole de gloire militaire acquise jadis sur tant de champs de bataille allemands. En 1859, quand l’empereur Napoléon, passant les Alpes, souleva l’Italie, ses paroles trouvèrent de l’écho au-delà du Rhin et y déchaînèrent le mouvement unitaire. Les souverains, surtout la Bavière ultramontaine, songèrent à s’allier à l’Autriche contre la France. Les libéraux au contraire bénissaient l’intervention française, parce qu’en brisant l’Autriche elle détruisait l’obstacle qui rendait l’unité impossible. Les démocrates allèrent même jusqu’à convier la Prusse à profiter du moment pour unifier l’Allemagne[6]. C’est de cette époque que date la fameuse association du National-Verein, qui se donna pour mission d’amener ce résultat.

Jusqu’à la guerre d’Italie, le mouvement unitaire avait été comme un rêve entretenu par les souvenirs de l’antique grandeur germanique. Les fanatiques de cette idée, remontant à Arminius et à la défaite de Varus, vantaient les institutions du saint-empire. On aurait dit qu’ils attendaient que l’immortel Barberousse sortît de son tombeau pour restituer à son peuple le sceptre du monde. Après que la guerre eut effleuré les frontières de la confédération, des vues plus pratiques se répandirent : la crainte d’être entraîné dans la mêlée sans moyens suffisans de se défendre et sans une organisation solide fit qu’on se retourna de nouveau vers la Prusse, qui offrait une force respectable, et qui pouvait servir de point d’appui à l’état fédéral qu’il s’agissait de constituer. La diète ne soulevait que des sentimens de haine, de défiance ou de dédain. On se souvenait que Metternich s’en était servi pendant trente ans pour étouffer tout progrès vers la liberté, et depuis qu’elle avait été rétablie par l’Autriche, on la savait trop faible pour contenir l’antagonisme des deux grandes puissances qui se disputaient la suprématie en Allemagne. La conviction qu’il fallait une réforme devint si universelle que les princes eux-mêmes se mirent à l’œuvre pour chercher de nouvelles combinaisons constitutionnelles. En 1860, le duc de Saxe-Meiningen proposa le système de la « triade » (trias-idee) : pour arriver à plus d’unité et de force dans l’action, la confédération aurait eu trois directeurs, un nommé par la Prusse, un autre par l’Autriche, un troisième par les petits états. En 1861, le duc de Saxe-Cobourg lança l’idée d’une représentation générale du peuple allemand ; il fut hué comme un révolutionnaire. La même année, M. de Beust, alors premier ministre en Saxe, répliqua en reprenant pour son compte le système de la triade, mais en le rendant beaucoup plus compliqué encore. M. de Bernstorff, ministre prussien, profita du moment pour remettre au jour le programme d’Erfurt. Enfin l’empereur d’Autriche, dans la fameuse journée des princes à Francfort, communiqua un projet évidemment supérieur à tous les autres, attendu que le pouvoir aurait été exercé par quatre assemblées superposées. Les souverains allemands auraient dû pourtant se rappeler la fable du dragon aux sept têtes, composée précisément à l’occasion de l’empire germanique. Le peuple, lui, voulait précisément arriver à ne plus en garder qu’une ; mais tout projet de réforme devait nécessairement se briser contre le veto soit de la Prusse, soit de l’Autriche, soit des petits états, suivant qu’il favorisait l’une ou l’autre des puissances rivales. Une organisation condamnée par tous ne pouvait être améliorée par personne, parce que nul ne voulait aliéner une parcelle de son indépendance. La situation était donc sans issue, pacifique du moins. La pauvre Allemagne ressemblait beaucoup à un homme égaré dans un marais qui ne tire une jambe de la vase que pour y enfoncer plus profondément l’autre. Ainsi le mouvement unitaire devenant plus impatient et plus universel à mesure que l’horizon de l’Europe se couvre de nuages plus menaçans, l’Autriche remise de ses défaites et faisant sentir partout le poids de son autorité reconquise, la Prusse isolée, dévorée d’ambition, sombre, n’oubliant ni sa « mission historique, » ni sa blessure d’Olmutz toujours saignante, mais comme Sparte se transformant en un camp, exerçant sa vigoureuse jeunesse, préparant ses armes de précision et ceignant ses reins pour le jour de la lutte, enfin les moyens états inquiets, effarés, se portant tantôt à droite, tantôt à gauche, dans l’espoir de maintenir par ce jeu de bascule l’équilibre qui sauvegarde leur autonomie, tel était le spectacle que présentait la confédération vers la fin de 1862, quand apparut sur la scène un personnage qui allait résoudre le problème insoluble de l’unité par le moyen employé jadis à défaire le nœud gordien. Pour suivre désormais le mouvement unitaire et pour essayer d’en deviner l’issue, il faut connaître les faits et gestes de M. de Bismarck et pénétrer, s’il se peut, sa politique.


II

M. Otto von Bismarck- Schönhausen est ne le 1er avril 1815, d’une famille ancienne de l’Altmark qui a toujours eu quelques-uns de ses membres engagés dans la carrière des armes. Son père, ancien capitaine de cavalerie, lui fit étudier le droit et les sciences économiques et administratives aux universités de Göttingue, de Berlin et de Greifswald. C’est dans cette dernière ville qu’il s’acquitta, en qualité de « volontaire pour une année, » du service obligatoire dans le corps des chasseurs. Le jeune Bismarck semble s’être distingué surtout par son aptitude pour la gymnastique et l’escrime. Il recherchait les duels, distraction favorite des étudians allemands à cette époque, s’en tirait en bretteur exercé, et plus d’un de ses adversaires politiques au parlement de Berlin portait, disait-on, la cicatrice des coups de rapière reçus de sa main. Son humeur batailleuse, sa haute taille, sa force corporelle, semblaient le prédestiner à devenir officier de cuirassiers. C’est donc par une sorte d’affinité élective qu’il en porte si volontiers l’uniforme. Cependant il entra dans la carrière administrative, où il exerça des fonctions assez modestes à Berlin d’abord, puis à Aix-la-Chapelle. En 1845, à la mort de son père, il se fixa à la campagne pour faire valoir les propriétés rurales dont il venait d’hériter dans les provinces de Saxe et de Poméranie. Les états-généraux de 1847, où il représenta la noblesse de son canton, vinrent l’arracher aux utiles occupations d’un gentilhomme campagnard. Se rangeant sans hésiter dans le parti qui, pour conserver et accroître les privilèges de l’aristocratie, prétendait maintenir intact le pouvoir absolu de la royauté, il se fit remarquer par la fougue de ses sentimens rétrogrades et par ses attaques furieuses contre les idées nouvelles d’égalité politique et de liberté constitutionnelle.

Après 1848, il ne fut élu ni au parlement de Berlin ni à celui de Francfort. Retiré à la campagne, le triomphe de la révolution, l’humiliation du roi aux journées de mars et l’apparition du drapeau tricolore allemand remplirent son âme d’indignation et de fureur. « Le seul moyen d’en finir, disait-il, est de brûler toutes les villes, ces foyers de la révolution. » En 1849, lorsque le roi Frédéric-Guillaume eut octroyé une constitution nouvelle, M. de Bismarck fut élu d’abord à la chambre prussienne, ensuite à ce parlement d’Erfurt qui devait fonder la confédération restreinte. Avec cette logique inflexible propre aux partis extrêmes, il blâmait énergiquement ces tentatives malhabiles et impuissantes qui forçaient le roi à s’allier au parti populaire. « Ce drapeau tricolore, disait-il aux ministres, dont vous avez fait orner nos bancs, ne sera jamais le mien, car c’est celui de l’insurrection et des barricades. » « La couronne impériale de Francfort, disait-il encore, est sans doute très brillante ; mais, pour obtenir l’or dont on la ferait, il faudrait d’abord fondre la couronne de Prusse, et je ne crois pas que cette transformation réussisse. » Il n’est pas une des aspirations nationales de l’Allemagne qu’il ne combattît avec rage. Il défendait les droits du Danemark et condamnait la guerre du Slesvig. La Prusse, en soutenant le peuple dans la Hesse, trahissait le principe monarchique. Il fallait, suivant lui, s’allier à l’Autriche, se subordonner à elle, et de commun accord travailler à extirper tous les fermens révolutionnaires. « Je ne puis comprendre, disait-il, qu’on conteste à l’Autriche le titre de puissance allemande. N’est-elle donc pas l’héritière de l’ancien empire germanique, et n’a-t-elle pas en maintes circonstances porté avec gloire l’épée de l’Allemagne ? » Il ne regretta pas la journée d’Olmutz, si amère pour tous ceux qui voulaient placer la Prusse à la tête du mouvement unitaire, et pendant les sessions de 1850 et 1851 à Berlin il conquit la faveur du roi par le fanatisme arrogant de ses opinions monarchiques et par sa haine implacable et bruyante de toute nouveauté. En mai 1851, il fut envoyé à la diète de Francfort pour y représenter la Prusse. En ce temps de restauration de tous les abus, il était l’homme qui convenait à cette place.

Jusqu’à cette époque, M. de Bismarck ne nous apparaît que comme un type outré de ce parti des hobereaux (Junkerpartei), qui cachait sous une raideur militaire et une morgue tranchante l’étroitesse de ses idées et la médiocrité de ses ressources. « J’appartiens, disait-il lui-même, à cette opinion du moyen âge et des ténèbres, comme on l’appelle, et j’en ai sucé les préjugés avec le lait de ma mère. » Un conservateur comme M. de Bismarck devait aimer l’Autriche, cet empire gothique qui était resté soumis à la foi des ancêtres et qui avait repoussé par le fer toutes les hérésies et toutes les nouveautés ; mais il n’était pas à sa place dans cette Prusse qui, née d’une insurrection religieuse, a grandi sous Frédéric II et sous Stein par l’adoption des idées nouvelles. Les défenseurs du passé y sont toujours gênés, car ce passé qu’ils invoquent se dresse contre eux.

Il paraît que les huit années (1851-1859) que M. de Bismarck demeura à Francfort lui ouvrirent les yeux à cet égard et modifièrent complètement ses idées. il était arrivé plein de respect pour l’Autriche et d’hostilité contre le mouvement unitaire, il partit décidé à favoriser celui-ci et à combattre celle-là. Comment se produisit ce changement extraordinaire ? On n’a là-dessus que quelques indications assez vagues, des anecdotes[7], des extraits de lettres, quelques mots échappés au ministre prussien, qui du reste n’affecte aucune réserve diplomatique, et parle gaîment et avec humour de ses opinions particulières, non moins que de la politique générale. Il se persuada, paraît-il, que l’Autriche voulait réduire la Prusse à la condition de vassale, que les petits états ne visaient qu’à perpétuer l’antagonisme entre leurs puissans voisins, et que la diète était une institution absurde (Unsinn), funeste à son pays, qu’elle pouvait entraîner dans une guerre européenne pour la défense d’intérêts purement autrichiens. Il crut voir que l’unique façon de maintenir l’indépendance de la Prusse était de la mettre à la tête de l’Allemagne, et dans une lettre datée du 2 avril 1858 il indique, pour y parvenir, le moyen qu’il met en œuvre maintenant : la constitution d’un parlement douanier (Zollparlament). « La chambre et la presse, écrit-il, doivent adopter une politique allemande en fait de douane, et ainsi notre parlement deviendra une force en Allemagne. » Il arrivait à invoquer l’appui de ces forces libérales qu’il avait passé sa vie à honnir et à conspuer. A la vérité, il ne repoussait pas l’emploi de moyens plus énergiques. Dans une lettre du 12 mai 1859, il disait : « Les relations de la Prusse avec la diète sont une maladie qu’il faut guérir en temps opportun, sinon tôt ou tard il y faudra appliquer le fer et le feu. » Au commencement de 1859, à la veille de la guerre d’Italie, il voulait que la Prusse, au lieu de menacer la France, se tournât au contraire contre l’Autriche et profitât de cette situation pour réorganiser l’Allemagne. Il exprima même si vertement son opinion à ce sujet, que le prince-régent le rappela de la diète, toute dévouée à l’Autriche, et l’envoya à Saint-Pétersbourg. Il y resta jusqu’au printemps de 1862. À cette époque, l’empereur des Français fit savoir, paraît-il, qu’il verrait avec plaisir M. de Bismarck représenter la Prusse à Paris. Après six mois de séjour dans cette capitale, il fut rappelé à Berlin en, septembre pour diriger le ministère dans sa lutte mémorable contre la chambre des députés. C’est alors qu’il inaugura cette politique téméraire qui, sous les apparences d’un conservatisme outré, ne visait à rien moins qu’à réaliser par la violence le programme révolutionnaire de 1848.

Quel était le but de la politique de M. de Bismarck ? C’était évidemment de reprendre les projets de M. de Radowitz et de conduire la Prusse à l’accomplissement de ce qu’elle considérait comme sa mission historique. Pour cela, il fallait d’abord lui donner, au moyen de quelques annexions, une meilleure configuration et ensuite la placer à la tête de l’Allemagne réorganisée. Quant au premier point, Louis Börne avait dit, il y a longtemps déjà : « La Prusse, avec-ses frontières mal faites et trop longues, ressemble à un jeune homme qui porte un vêtement trop large ; mais attendez, il le remplira en grandissant. » M. de Bismarck avait signalé ce vice de construction à la chambre dès les premiers jours de son ministère, et ce défaut devait être bien désagréable pour les Prussiens, puisqu’il a choqué même le goût du gouvernement français, ainsi qu’il a pris soin de le faire savoir. Quant à la réorganisation de l’Allemagne, il suffisait de mettre en branle la passion unitaire.

Mais, pour arriver à l’unité, deux systèmes étaient en présence, celui « des conquêtes morales » et celui des conquêtes militaires. Les uns disaient : Que la Prusse donne l’exemple de toutes les libertés, et aussitôt les autres états se grouperont autour d’elle ; leur devise était : Durch Freiheit zur Einheit, l’unité par la liberté. Les autres prétendaient qu’il fallait d’abord vaincre la résistance des souverains hostiles à toute réforme, celle de l’Autriche surtout ; ce n’est que par l’unité qu’on arrivera à la liberté, disaient-ils, durch Einheit zur Freiheit. Quant à M. de Bismarck, il ne faisait aucun mystère de ses projets ; il les proclamait avec une forfanterie si tapageuse qu’elle n’échappait pas alors au ridicule. Quand on parlait de conquêtes morales, il haussait les épaules. On n’a pas oublié ce passage d’un discours prononcé en octobre 1862 : « Ce qui importe à l’Allemagne, ce n’est pas le libéralisme de la Prusse, c’est sa force. Elle doit l’accroître et la concentrer pour saisir le moment favorable qu’on a déjà laissé échapper. Nos frontières ne sont pas celles d’un état bien constitué. D’ailleurs souvenez-vous de ceci, ce n’est point par des discours et des votes que se décideront les grandes questions, — ç’a été l’erreur de 1848 et de 1849 de le croire ; — ce sera par le fer et le sang. »

Il ne suffisait pas de tracer ce retentissant programme d’une voix de Jupiter tonnant, il fallait l’exécuter ; or les difficultés, les impossibilités même semblaient se dresser en foule contre lui. Dès le début, l’audacieux ministre se trouvait pris dans une impasse. Pour rester au pouvoir, il devait s’appuyer sur le parti féodal et sur le roi, qui voulait obstinément la réorganisation de l’armée, le rêve de sa vie. D’autre part, pour conquérir la faveur de l’Allemagne, il devait gouverner avec l’appui de la chambre, et celle-ci ne voulait à aucun prix voter le projet du roi. Pour conjurer le conflit qui allait entraver ses projets en lui enlevant toute chance de popularité, il essaya de se réconcilier avec l’opposition. Il lui présenta un jour, au sein d’un comité, un rameau d’olivier cueilli récemment à la fontaine de Vaucluse en disant : « J’ai rapporté ceci d’Avignon pour le présenter au parti populaire comme un gage de paix, mais je vois que le moment n’est pas encore favorable. » Ses tentatives demeurant infructueuses de ce côté, il résolut de marcher seul en avant à la réalisation de ses projets. Le grand obstacle à l’intérieur était l’Autriche, qui, déjà relevée de ses échecs en Italie, s’essayait à la vie constitutionnelle, et qui, soutenue par tous les conservateurs catholiques et protestans, venait d’enlever à l’influence prussienne même la Hesse et le Hanovre, tenant ainsi toute la confédération dans sa main. Pour l’emporter sur un si formidable adversaire, il fallait d’abord une puissante armée, ensuite un allié sûr et enfin sinon la complicité, au moins la tolérance des grandes puissances. C’est faute d’avoir réuni ces élémens de succès que M. de Radowitz avait misérablement échoué en 1850 ; maintenant il s’agissait de mieux préparer le terrain.

Quant à l’armée, M. de Bismarck pouvait s’en fier au roi. L’allié était tout indiqué, c’était l’Italie et peut-être la Hongrie[8] ; mais pourrait-on amener le roi Guillaume à s’allier avec le roi Victor-Emmanuel pour attaquer l’Autriche, lui qui en 1859 avait été à la veille de s’allier à l’Autriche pour combattre Victor-Emmanuel ? Il était une autre difficulté bien plus menaçante. Quelle attitude prendraient les gouvernemens étrangers quand ils verraient renverser l’ancienne diète pour y substituer un lien fédéral plus étroit ? En 1847, la Suisse, ayant entrepris une réforme du même genre, fut menacée d’une intervention européenne dirigée par la France libérale. En 1848, la France républicaine refusa de recevoir l’envoyé du parlement unitaire de Francfort. Enfin en 1850 et en 1851 la France et surtout la Russie s’opposèrent énergiquement à toutes les tentatives, tant de la Prusse que de l’Autriche, ayant pour but de concentrer les forces de l’Allemagne sous une direction unique. Pouvait-on espérer que désormais elles se montreraient favorables ou du moins indifférentes à un changement qu’elles avaient toujours combattu ? La seule puissance dont on n’avait pas à craindre l’opposition était l’Angleterre, et c’était précisément celle-là dont il allait falloir provoquer les ressentimens et la colère, car, pour acquérir en Allemagne la popularité indispensable à l’exécution de ses projets, la Prusse était conduite à arracher violemment le Slesvig-Holstein au Danemark, à qui l’Angleterre avait promis sa protection. Il est curieux de voir comment M. de Bismarck parvint à naviguer au milieu de tous ces écueils, dont le moindre semblait menacer d’une perte certaine la barque qu’il dirigeait. On reconnaît les procédés de Frédéric II : nul respect incommode pour les traités conclus ou les affirmations récentes, les procédés révolutionnaires mis au service du principe monarchique, une vue claire, une appréciation juste de la situation, une exécution rapide et violente des décisions prises, ne jamais attendre que les difficultés s’amoncellent, mais les dénouer ou les balayer en marchant dessus et en prenant l’initiative de l’attaque, beaucoup de perspicacité et d’audace, peu de scrupules et point d’hésitations, précisément ce qu’il faut pour réussir au milieu d’hommes d’état qui ne prévoient guère, ignorent ce qu’ils veulent et par suite hésitent toujours.

Le point principal était d’obtenir que la France tolérât l’hégémonie prussienne et l’unité allemande. M. de Bismarck avait compris depuis longtemps qu’il fallait s’appuyer sur l’alliance française. En 1859, il conseilla de soutenir la France pendant sa campagne au-delà des Alpes. En 1860, quand l’empereur des Français rencontra le régent de Prusse à Baden, M. de Bismarck quitta Saint-Pétersbourg pour engager Guillaume Ier à s’entendre franchement avec Napoléon III, afin de faire pour l’Allemagne ce que Cavour avait fait pour l’Italie. Le régent ne s’était pas encore élevé à la hauteur de cette politique nouvelle : il persistait à rêver honnêtement « les conquêtes morales. » Aussi repoussa-t-il le tentateur qui lui offrait la couronne d’Allemagne, et, pour rassurer les petits princes, très épouvantés des combinaisons qu’on pouvait machiner dans un tête-à-tête, il décida qu’il ne verrait l’empereur des Français qu’en présence des autres souverains. Étrange défiance ! il semblait que deux potentats ne pussent se rencontrer sans comploter dans l’ombre la ruine de leurs confrères.

M. de Bismarck fut accusé dans les journaux allemands de travailler à Saint-Pétersbourg à une triple alliance qui permettrait à la Prusse de s’arrondir en Allemagne moyennant une compensation pour la France sur le Rhin. Il ne semble pas qu’il ait été jusqu’à parler de cessions territoriales[9] ; mais il est certain que pendant sa mission à Saint-Pétersbourg et à Paris il s’occupa sans relâche à capter la faveur de la Russie et de la France. Ce n’est que plus tard, à Biarritz, que, devenu premier ministre, il put arriver à cette entente parfaite avec Napoléon III dont son modèle Cavour lui avait donné l’idée. Il saisit l’occasion que son souverain avait laissé échapper à Baden. N’y eut-il qu’un échange d’idées générales et de prévisions théoriques, ou arriva-t-on à un résultat plus pratique et à des promesses réciproques ? Les plages de la baie de Biscaye ne nous ont encore rien révélé des entretiens où se discutait certainement le prochain avenir de l’Europe. Quoi qu’il en soit, le ministre prussien était certain de s’avancer sur un terrain bien préparé pour la réalisation de ses hardis projets.

En effet, l’alliance avec la Prusse était une idée napoléonienne. Déjà Napoléon Ier avait voulu agrandir la monarchie de Frédéric II pour l’interposer comme un rempart entre l’Occident et la Russie. En 1850, au moment où Frédéric-Guillaume était sur le point d’engager la guerre avec l’Autriche pour défendre la confédération d’Erfurt et sauver l’honneur de son pays, le président Louis-Napoléon, représenté à Berlin par un de ses confidens, offrait, contrairement à l’avis de son ministère, de soutenir la Prusse dans l’espoir d’obtenir pour la France quelque accroissement territorial. Le voyage de Baden en 1860 avait été inspiré évidemment par le désir de s’entendre avec la puissance dont l’attitude avait décidé la paix trop hâtive de Villafranca. L’empereur Napoléon depuis son arrivée au pouvoir, M. de Bismarck depuis son séjour à Francfort avaient toujours, chacun de leur côté, nourri la même idée. Se rencontrant, ils devaient aisément s’entendre. La situation de l’Allemagne contribuait aussi à amener ce résultat.

Le besoin de réforme et d’unité y était universel et menaçait de provoquer une crise décisive. La confédération n’était plus qu’un champ clos où la Prusse et l’Autriche se disputaient la suprématie. En 1863, à Francfort, l’empereur François-Joseph, entouré de tous les princes de l’Allemagne, avait semblé sur le point de ressaisir le sceptre de Barberousse et de réduire la Prusse à un isolement aussi complet que du temps de Schwarzenberg. Comme aux conférences de Dresde, il voulait se faire garantir tous ses territoires et entrer dans l’union allemande avec tous ses peuples. C’était toujours l’empire aux 70 millions d’âmes qui reparaissait, et en effet c’était pour l’Autriche une question de vie ou de mort. Elle devait arriver à avoir toute l’Allemagne dans sa main pour contenir les Italiens, les Hongrois et les Slaves, sinon il était évident que la Vénétie irait à l’Italie et que les autres races reconquerraient leur antique autonomie. Puisque l’empereur Napoléon devait choisir entre la Prusse et l’Autriche, était-il possible qu’il inclinât vers une puissance qui représentait alors l’ultramontanisme et l’ancien régime, qui menaçait l’intime alliée de la France, l’Italie, et qui aurait employé les forces allemandes à maintenir sous le joug d’un despotisme abhorré ses populations diverses, mûres déjà pour la liberté, dont elles trouvaient d’ailleurs les titres dans leurs constitutions héréditaires ? L’empereur des Français, ayant entrepris de fonder l’unité italienne par le Piémont, était forcément amené à laisser faire l’unité germanique par la Prusse. Ayant encouragé Cavour, il ne pouvait repousser M. de Bismarck. Les événemens s’enchaînent en réalité avec une conséquence logique aussi serrée que les termes d’un théorème mathématique. Si l’on ne veut pas de telles ou telles conclusions, il faut se garder de poser les prémisses qui doivent infailliblement y conduire. Sadowa n’est que le second acte de Solferino.

La Prusse, assurée de la neutralité bienveillante de la France et peut-être de son concours dans certaines éventualités et moyennant certaines compensations, n’avait plus à redouter que la Russie renouvelât l’opposition décidée et menaçante apportée en 1856 par l’empereur Nicolas aux entreprises de Frédéric-Guillaume en Allemagne et dans le Slesvig. L’alliance russe est une tradition de famille pour les Hohenzollern depuis 1815. Pendant la guerre de Crimée, la Prusse seule n’avait point menacé la Russie. Enfin récemment M. de Bismarck venait de rendre à son puissant voisin un service signalé en rompant la triple alliance formée un moment entre la France, l’Angleterre et l’Autriche pour reconnaître la Pologne, et le prince Gortchakof n’ignorait pas ce qu’il devait à son fidèle ami de Berlin[10]. Celui-ci de son côté savait qu’il pouvait compter sur l’amitié des Russes fraîchement retrempée dans le sang polonais.

Restait le Slesvig-Holstein, qu’on ne pouvait lâcher sans s’aliéner définitivement l’Allemagne, et qu’on ne pouvait prendre sans risquer une guerre avec l’Angleterre. On sait comment M. de Bismarck se joua amicalement de lord Russell et entraîna l’Autriche à une œuvre inique dont elle ne pouvait retirer aucun profit. Il est difficile de rencontrer plus d’aveuglement exploité avec plus de décision et d’audace. Le ministre prussien, et c’est peut-être sa principale force, fait reposer ses combinaisons, non sur les volontés changeantes et l’humeur fantasque des hommes, mais sur l’accord des intérêts et sur la nécessité des situations. Il prévit que, même pour sauver le Danemark, l’Angleterre ne s’allierait pas à la France dans une guerre contre l’Allemagne. Afin d’intervenir en cas de besoin sur le continent, elle a impérieusement besoin des armées allemandes. L’annexion de Nice et de la Savoie lui avait été assez indifférente, mais lui avait fait craindre d’autres rectifications de territoire qui lui auraient été plus désagréables. Elle ne pouvait donc, à moins de rendre celles-ci inévitables, attaquer la Prusse. C’est pourquoi, sûr de l’impunité, M. de Bismarck a pu s’avancer vers l’unité allemande sur le corps du Danemark, et c’est pour le même motif qu’on a vu les Anglais, après avoir donné carrière à l’expression de la plus violente indignation, se retourner brusquement après Kœnigsgraetz et applaudir à la constitution d’une Allemagne assez forte pour n’avoir plus à payer la tolérance des autres puissances d’un prix qui eût paru à l’Angleterre une atteinte à sa propre sécurité.

Nous venons de voir les circonstances qui, de 1863 à 1866, ont préparé le triomphe du mouvement unitaire. D’insurmontables obstacles semblaient le rendre impossible ou très éloigné encore : un souffle favorable les a successivement écartés. Fata viam inventent, s’écriait M. de Radowitz dans un de ces éloquens écrits où il, cherchait les moyens de reconstituer l’Allemagne, sans pouvoir les trouver ou sans oser les dire. Il eût sans doute été très étonné de voir ceux que son successeur a mis en œuvre pour arriver au but qu’il avait entrevu. Le résultat aurait-il pu être autre qu’il n’a été ? Les observateurs sagaces[11] croient que l’Autriche devait toujours finir par succomber devant l’entente infaillible des aspirations unitaires de l’Italie et de l’Allemagne. Sans les scrupules du prince régent, ce qui est arrivé en 1866 serait arrivé en 1859. Il s’en faut donc que ce soit le hasard qui ait tout décidé. Il n’était pas possible que l’Allemagne de Luther, de Kant, de Lessing, de Goethe, acceptât la direction de cet empire, qui, livré aux jésuites depuis la guerre de trente ans, avait, sous la main de Metternich, étouffé pendant un demi-siècle dans l’Europe entière toute tentative libérale, et qui venait, par un concordat récent, de sacrifier jusqu’aux lois de Joseph II aux exigences ultramontaines. Certes les amis de la liberté doivent appuyer de leurs vœux les efforts que fait l’Autriche actuelle pour échapper aux influences morbides qu’un long passé d’obscurantisme a fait peser sur elle ; mais l’Autriche qui ne voulait régner en Allemagne que pour asservir la Hongrie et l’Italie, pour tout soumettre à la domination du clergé, ne devait pas, ne pouvait pas triompher. Il est remarquable de voir comment s’écroulent partout les institutions d’ancien régime, et comment échouent les entreprises qui ont pour but de les soutenir. Malheur à ceux qui y mettent la main, tout tourne contre eux ; la fatalité les poursuit et les accable. Tout réussit au contraire à ceux qui marchent dans le sens des idées nouvelles. Celui qui descend le cours d’un fleuve finit toujours par arriver malgré ses fausses manœuvres ; mais celui qui prétend le remonter, dès qu’il se lasse ou gouverne mal, est rejeté en arrière et poussé sur les écueils.

Résumons en quelques mots ce qui précède. Le mouvement unitaire de l’Allemagne a sa source dans les souvenirs de l’ancien empire germanique, dans la communauté de la langue, des mœurs, des aspirations ; il a été préparé par la littérature, la poésie et le travail des universités ; récemment il s’est transformé en passion fébrile et en besoin de réforme immédiate, quand l’insécurité des relations extérieures et la guerre éclatant de divers côtés, tantôt à l’ouest, tantôt au sud, tantôt au nord, ont fait craindre aux Allemands que leur patrie, morcelée entre trente dynasties ayant chacune ses intérêts, ses vues et ses entraînemens particuliers, ne trouvât point dans son organisation politique et militaire la garantie de son indépendance et de son intégrité territoriale. Ce mouvement a eu l’an dernier cette bonne fortune d’être appuyé par l’Italie sur les champs de bataille, favorisé par la France dans le mystère des combinaisons diplomatiques, toléré par la Russie, enfin chaudement acclamé par l’Angleterre après son éclatant succès. C’est ainsi qu’il a abouti à l’établissement de la confédération du nord, dont il nous reste à examiner la constitution et les chances d’avenir.


III

La confédération de l’Allemagne du nord s’est fondée l’an dernier en vertu du traité de Prague. C’est la réalisation de l’idée que Frédéric-Guillaume avait ébauchée à Erfurt en 1850. Au mois de février de cette année, une assemblée nommée par le suffrage universel direct s’est réunie à Berlin, et de ses délibérations est sortie une constitution dont il importe de connaître les dispositions. Elle a été bâclée assez lestement, parce que M. de Bismarck avait dit en son style imagé qu’il fallait que l’Allemagne fût « mise en selle avant le 18 août. » Elle l’était bien longtemps avant cette date fatidique, car dès le mois d’avril tous les articles étaient votés.

Les états allemands au nord du Mein forment maintenant une fédération dont le lien est presque aussi étroit que celui qui réunit les cantons de la Suisse ou les états de l’Union américaine. Comme dans ces républiques fédératives, chaque pays conserve et modifie à son gré ses lois politiques et civiles. Il n’est soumis à l’autorité centrale qu’en ce qui concerne les objets d’intérêt commun, pour lesquels la sécurité et la prospérité nationales réclament une direction unique. Ces objets sont l’armée, les douanes elles impôts indirects, les monnaies, les banques, les poids et mesures, les brevets et la propriété intellectuelle, le commerce, la marine, les postes, les chemins de fer et les télégraphes, le droit pénal et commercial, les mesures sanitaires. Tout citoyen de la confédération jouit dans chaque état où il se transporte de tous les droits de l’indigénat. Comme aux États-Unis, le pouvoir législatif est exercé par deux chambres, l’une le conseil fédéral (Bundesrath), représentant les différens états, l’autre, le parlement (Reichsrath), représentant le pays tout entier. Le vote concordant de ces deux assemblées suffit pour la confection d’une loi. Les membres du conseil fédéral, au nombre de 43, sont nommés par les gouvernemens des différens états. La Prusse est loin d’y être représentée en raison de sa population, car elle n’a que 17 voix pour ses 25 millions d’habitans ; les 5 millions des autres états, disposant de 26 voix, ont une majorité écrasante. Les conditions d’élection des membres de la chambre basse ont de quoi effrayer tout autre que le plus intrépide démocrate ; ils sont nommés par le suffrage universel direct au scrutin secret, et en Allemagne les gouvernemens n’ont pas encore appris l’art de faire réussir les candidatures administratives. Déjà quelques députés ont été élus récemment comme les représentans exclusifs des classes ouvrières. Le parlement jouit des droits que la tradition des pays libres a fait considérer comme nécessaires à l’exercice de sa mission. Il vote annuellement le budget. Il ne peut être ajourné pour plus de trente jours, ni dissous sans que des élections nouvelles aient lieu dans les deux mois. Tous les trois ans, il est sujet à un renouvellement intégral. Aucune entrave n’est apportée à sa liberté d’action : il possède le droit illimité d’adresse, d’interpellation, d’amendement et même d’initiative en fait de lois. Enfin, condition essentielle d’un régime vraiment constitutionnel, il a devant lui un ministre responsable, le chancelier fédéral (Bundeskanzler).

Le pouvoir exécutif appartient à la présidence fédérale (Bundesprœsidium), laquelle est déférée à la couronne de Prusse. C’est par ce point que la constitution nordr allemande se distingue de celles des républiques fédératives, avec lesquelles elle a plus d’un rapport, et se rapproche au contraire de celle d’un royaume unitaire en voie de formation. Ce n’est pas que les pouvoirs de la présidence soient exorbitans : ils sont moins étendus que ceux du président de l’Union américaine ; mais ce qui paraît singulier, et ce qui était inévitable, c’est qu’ils soient attribués au souverain héréditaire de l’un des états de la confédération, lequel devient ainsi le suzerain de tous les autres princes, réduits à la condition de grands vassaux comme au moyen âge. Il n’en pouvait être autrement, si l’on voulait fonder un état fédératif, car la Prusse exigeait absolument l’hégémonie. C’est pour ce motif que le parlement de Francfort lui avait décerné la couronne impériale. Le président, c’est-à-dire le roi de Prusse, représente la confédération dans ses relations internationales ; il déclare la guerre, fait la paix, signe les traités, convoque la diète, publie les lois fédérales et en surveille partout exécution par des fonctionnaires spéciaux ; il désigne le chancelier fédéral, commande l’armée et la marine fédérales, détermine la composition des corps, nomme les commandans en chef, ceux des forteresses et ceux qui ont sous leurs ordres plusieurs contingens. Il nomme aussi les employés supérieurs des postes et des télégraphes.

C’est surtout à l’armée qu’on a voulu donner une forte organisation unitaire. Tout citoyen de la confédération est tenu au service militaire sans pouvoir se faire exempter. Ce service est de sept ans dans l’armée permanente, — dont trois sous les drapeaux, — et de cinq ans dans la landwehr. Jusqu’à la fin de 1871, le chiffre de présence en temps de paix est fixé à un pour cent de la population, et les états particuliers sont tenus de verser dans la caisse fédérale 225 thalers (843 fr. 75 cent.) par homme[12]. Après cette période de transition, le budget fédéral et l’effectif de l’armée seront fixés par voie de législation fédérale. Tous les contingens ne forment qu’une seule armée ; ils portent l’uniforme prussien et sont soumis à tous les règlemens en usage en Prusse. Le budget des recettes est formé du produit net des douanes, des impôts de consommation et des postes, et, en attendant que d’autres taxes fédérales aient été introduites, de versemens opérés par chaque état en proportion du chiffre de la population. La constitution est du reste susceptible de perfectionnement. Elle peut être modifiée par la législature ordinaire, si ses décisions sont ratifiées par les deux tiers des membres du conseil fédéral. C’est, il faut l’avouer, une méthode très expéditive et qui ouvre une large porte au progrès. Le dernier article est important, il parle des rapports de la confédération du nord avec les états du sud. « Ils seront réglés, dit-il, par des traités qui seront soumis au parlement. » Le paragraphe suivant porte : « L’entrée des états du sud ou de l’un d’eux dans la confédération a lieu par décision fédérale, sur la proposition du président fédéral. » Cette stipulation finale est en opposition avec l’interprétation qu’on donne assez généralement à l’article IV du traité de Prague ; mais il faut remarquer que cette interprétation, comme nous le verrons, n’est nullement admise en Allemagne.

Ce qui donne à la constitution nord-allemande un caractère très particulier et conforme à l’esprit de notre temps, c’est la place prédominante qu’y occupe le règlement des intérêts matériels. On croirait lire les statuts d’une société industrielle plutôt que le pacte fondamental d’une fédération politique. On n’y dit pas un mot des droits de l’homme ; mais tout ce qui touche aux consulats, aux douanes, aux télégraphes, aux chemins de fer, est réglé jusque dans le dernier détail. Le parlement veillera, par exemple, à ce que l’unité soit introduite jusque dans les tarifs des voies ferrées, qui devront être administrées comme un réseau unique, de façon à faciliter le transport des hommes et des marchandises à grande distance par la réduction des prix aux plus extrêmes limites. Ces stipulations peuvent paraître vulgaires et indignes de figurer dans la constitution d’une grande nation. Elles ont pourtant leur importance. Il ne suffit pas de décréter l’unité ; pour qu’elle devienne une réalité vivante et durable, il faut que des intérêts communs relient ensemble les diverses parties de l’Allemagne, et rien n’est plus propre à établir un lien pareil que les communications fréquentes journalières, des hommes et l’échange rapide de leurs produits. C’est l’union douanière qui a préparé l’unité politique ; la confédération allemande est sortie du Zollverein. En voyant l’Allemagne si occupée maintenant de soins matériels, on dirait que, fatiguée de ses longues et brillantes spéculations métaphysiques, elle est pressée de descendre sur la terre pour y conquérir sa place en s’adonnant avec ardeur aux arts industriels. Qu’elle se rassure d’ailleurs : pour y parvenir, le temps consacré aux sciences n’aura pas été perdu.

La constitution nouvelle donnera-t-elle à l’Allemagne la sécurité intérieure et extérieure qu’elle poursuivait avec une si fiévreuse impatience ? Elle a pourvu à la défense du territoire en mettant sous un commandement unique toutes les forces dont elle peut disposer et en se soumettant à cette dure obligation du service militaire imposé à tous. Quant aux dissensions intérieures, aux guerres d’état à état, elles sont devenues impossibles dans le sein de la confédération. Les souverains ont été désarmés, et toute puissance de mal faire sous ce rapport leur a été enlevée. Les peuples n’ont plus à craindre de guerre civile suscitée par des rivalités dynastiques : l’exécution fédérale y mettrait bon ordre. Le danger viendra d’ailleurs. La constitution met en présence le président fédéral, qui est un roi héréditaire, imbu peut-être d’idées absolutistes, et un parlement élu d’après le mode le plus démocratique qui se puisse concevoir. Si l’on voit une lutte à mort éclater entre le président des États-Unis et le congrès, nommés tous deux par le peuple, ne faut-il pas redouter ici un conflit entre deux forces appartenant évidemment à deux mondes différens ? Les occasions peuvent manquer quelque temps, parce que les questions les plus délicates sont réservées aux législatures particulières ; mais il reste une matière bien grave et qui a donné lieu en Prusse à un conflit constitutionnel qui, sans les événemens de l’an dernier, durerait encore : l’organisation de l’armée et le budget de la guerre. Aussi longtemps que l’Allemagne se croira menacée, elle sera prête à tous les sacrifices d’hommes et d’argent nécessaires à sa défense ; mais, quand par quelque faveur céleste la paix sera assurée, elle voudra appliquer ses ressources aux travaux de l’industrie, et alors le souverain qui d’un mot peut mettre en mouvement un million de baïonnettes consentira-t-il à une diminution des dépenses militaires, et sa volonté cédera-t-elle devant celle d’une assemblée de bourgeois qui n’ont pour armes que leur droit et leur parole ?

Parmi les dispositions de la constitution allemande, il en est une sur laquelle je voudrais appeler l’attention, parce qu’elle peut être de mise dans tout pays dont les institutions sont démocratiques. Le parlement du nord ne compte que 297 députés. Aux États-Unis, les représentans ont toujours été moins nombreux encore, et le législateur a pris soin que leur nombre n’augmentât pas aussi vite que celui de la population. Cette mesure est fondée sur la connaissance profonde des conditions dans lesquelles une assemblée peut le mieux remplir sa mission. Dans une très grande réunion, un homme même très éminent, s’il a la voix faible, a peu de chance d’être écouté, tandis qu’un orateur doué d’une voix sonore pourra faire entendre jusqu’à des lieux communs creux, mais retentissans, et ainsi la puissance des poumons l’emportera sur la force de l’esprit. Une assemblée nombreuse a toujours les instincts de la foule. Or la foule est soumise à des impressions communicatives, soudaines, magnétiques. Ce qui agit sur elle, c’est le langage des passions, tantôt généreuses et pures, tantôt désordonnées ou aveugles. Elle a horreur des tempéramens, et se porte du premier coup aux extrêmes, parce que chaque impulsion s’accélère en raison du nombre de ceux qui la partagent. Ce qui entraîne les masses, ce sont donc des discours pathétiques qui par de vives images remuent les âmes et surprennent les convictions. Sur elles, le simple bon sens et la froide raison n’exercent guère d’empire. Sans doute il est des momens où il faut réveiller l’enthousiasme et provoquer l’héroïsme : les grandes choses ne s’accomplissent que par des passions fortes ; mais les faire naître lorsqu’il le faut doit être l’œuvre de la presse et des réunions populaires, non celle des assemblées souveraines, car si c’est par l’enthousiasme qu’on conquiert la liberté, c’est par une vertu plus modeste, la sagesse, qu’on la conserve et surtout qu’on l’a pratique. En France, on a souvent cru que l’intérêt de la démocratie était que les chambres législatives fussent nombreuses, et que celui du despotisme était qu’elles ne le fussent point. Dans l’état le plus démocratique que nous connaissions, on a toujours été persuadé du contraire. Si en Amérique on a donné pleine carrière à la démocratie au moment de l’élection, on a cherché à en modérer les emportemens au moment de la délibération, et on a voulu que les représentons nommés par la multitude pussent, une fois élus, écouter la voix du bon sens. C’est un des motifs pour lesquels le congrès américain, quoique composé d’hommes passionnés et malgré les scènes violentes qui le troublent, adopte ordinairement des mesures sages, et arrive, après les débats les plus orageux, à des transactions qui révèlent un véritable esprit de modération. Que dans une assemblée de 900 membres on soulève une de ces questions qui mettent les partis aux prises, et aussitôt l’explosion des colères, le tonnerre des interpellations qui se croisent, empêchent de rien comprendre, et le système parlementaire cesse de fonctionner. Que la multitude règne dans les comices, soit, pourvu qu’au moins la raison puisse se faire entendre dans le parlement.

Est-ce au nom des minorités qu’on réclamera une assemblée nombreuse ? Certainement il est à désirer que toutes les opinions, même dans les nuances extrêmes, soient représentées au sein des chambres, afin que toutes se fassent juger au grand jour de la discussion publique, et qu’on puisse connaître les différentes idées qui fermentent dans le pays ; mais il est de l’intérêt des partis et de la nation entière que chaque opinion ait pour organes ceux qui pourront le mieux l’exposer et le plus dignement la défendre. Les minorités auront plus d’influence, représentées par un seul orateur habile, que si elles l’étaient par tout un groupe d’hommes indisciplinés, impatiens, maladroits. Elles pourront au moins, dans une assemblée peu nombreuse, exposer leurs vœux, car un député énergique se fera écouter de deux cents auditeurs, même hostiles ; mais sont-ils neuf cents, les conversations particulières, à défaut même d’interruptions acharnées, suffiront pour réduire à l’impuissance tout orateur importun. En résumé, la prompte expédition des affaires, la nécessité de faire triompher le langage du bon sens sur celui des passions, la bonne police des assemblées, l’intérêt même des minorités et du peuple, toutes ces considérations font une loi de limiter le nombre des élus d’autant plus qu’on augmente le nombre des électeurs dans tout pays qui fonde le régime parlementaire sur des bases démocratiques.

IV

Quels sont les partis qui se meuvent dans l’arène législative ouverte par la constitution de l’Allemagne du nord ? Les partis se forment d’après la situation, ils durent tant que cette situation reste la même ; vient-elle à se modifier, ils se dissolvent pour se reformer d’après d’autres principes. C’est ce que nous avons vu se produire avec éclat de l’autre côté du Rhin. Aussi longtemps que le roi de Prusse contestait à la chambre son droit constitutionnel de fixer le budget militaire, l’opposition était formidable. Après chaque dissolution, elle grandissait, et les partisans de M. de Bismarck étaient réduits à une infime minorité. Dès que Guillaume Ier devint réellement ce que son frère avait vainement promis d’être, c’est-à-dire « le roi allemand, » comme tout le monde voulait l’unité, presque tous ses anciens adversaires se rallièrent autour de lui. La réconciliation fut scellée au retour de Sadowa par le vote d’un bill d’indemnité que M. de Bismarck consentit à demander à la chambre. Aujourd’hui le parlement du nord contient trois partis, les progressistes, les conservateurs et le parti national-libéral. Le parti progressiste, qui autrefois embrassait tous les membres de la chambre prussienne à l’exception de trente-cinq, est maintenant le moins nombreux. Son nom n’exprime plus son but, car il dérive d’une situation qui n’existe plus. Il représente l’opposition absolue, et se compose de ceux qui ont refusé de voter la constitution fédérale, de quelques « particularistes, » de républicains et enfin de certains amis de la liberté qui croient que M. de Bismarck, une fois l’unité faite, supprimera les garanties constitutionnelles pour faire régner le despotisme militaire. Les conservateurs craignent au contraire qu’on ait fait à la démocratie des concessions dangereuses sur lesquelles on ne pourra plus revenir ; mais ils sont dans la plus fausse position, attendu que le roi et M. de Bismarck, leurs chefs naturels, sont les auteurs de ces institutions qu’ils condamnent, et favorisent le mouvement qu’ils redoutent. Le parti national-libéral veut à la fois l’unité et la liberté, qu’il considère comme inséparables, l’une devant nécessairement conduire à l’autre. Il accepte la constitution fédérale, non comme la meilleure qui se puisse concevoir, mais comme répondant aux besoins présens, et « parce que, ainsi que le disait M. de Forckenbeck à ses électeurs, elle doit conduire à l’unité allemande, et qu’une législation unitaire et libérale en matière d’économie sociale assurera la prospérité matérielle et intellectuelle de 30 millions d’Allemands. » Ce parti, qui soutient franchement le gouvernement, est le plus nombreux, et il tend à s’accroître. Une fraction des progressistes et un autre groupe, celui des « conservateurs libéraux, » se sont récemment ralliés à lui. La raison en est simple. L’Allemagne ne se croit pas assez en sécurité pour se permettre la fantaisie d’une opposition sérieuse. Chaque fois qu’elle s’imagine être menacée, la majorité ministérielle devient plus compacte. L’accord est facile entre la chambre et le chancelier fédéral, qui est M. de Bismarck, car tous deux sentent qu’ils ont besoin l’un de l’autre. Le seul point sur lequel il semble y avoir une légère dissidence, c’est au sujet de l’Allemagne du sud, que l’assemblée paraît plus pressée de recevoir dans le sein de la confédération que ne le voudrait le ministre ; mais il ne s’agit tout au plus que d’une nuance. Pour le reste, l’entente paraît parfaite. Le gouvernement ne propose rien que l’assemblée ne le vote, et l’assemblée n’introduit aucun amendement que le gouvernement ne l’accepte. La besogne s’expédie ainsi avec une rapidité merveilleuse, et chaque jour quelqu’une de ces lois d’affaires, très utiles et très bien accueillies d’ailleurs, que le roi annonçait dans son discours d’ouverture est sanctionnée par le parlement. Cet accord entre les deux pouvoirs s’explique : ils ont les mêmes inquiétudes, les mêmes ambitions, les mêmes désirs. Un vaisseau navigue-t-il au milieu des récifs, l’équipage est toujours prêt à obéir au pilote. Gouverner devient facile quand une même passion, le sentiment national, s’est emparée de toutes les âmes et règne dans les palais avec autant de force que dans les chaumières ; mais on peut se demander si, la crise passée, l’Allemagne gardera ses libertés actuelles et jouira en paix d’un véritable gouvernement constitutionnel.

Le péril qui menace les institutions libres réside dans l’infatuation d’absolutisme militaire des souverains et de la noblesse[13]. Le roi de Prusse actuel ne se décidera probablement jamais à se courber pour un point essentiel devant la volonté d’une assemblée. Qu’une majorité parlementaire l’emporte sur la prérogative royale, c’est ce qu’il ne peut même comprendre. Ce qu’il veut au fond, lui et tout le parti féodal, c’est le gouvernement personnel déguisé sous des formes constitutionnelles ; il admet un parlement, mais il abhorre le régime parlementaire ; il consent bien à souffrir des députés à ses côtés, dans un salon de son palais, mais à la condition qu’ils se conduisent comme des hôtes polis qui ne se permettent pas de contredire trop ouvertement le souverain magnanime qui daigne les recevoir et demander leur avis. Si la constitution prussienne n’a pas été balayée par un coup d’état, c’est uniquement parce que le roi avait juré de la respecter et qu’il a conservé cette idée un peu vieillie qu’un serment lie celui qui le prête. Il a pour la couronne qu’il sorte une sorte de culte religieux. Il s’imagine que la Prusse n’a grandi que par une protection spéciale de la Providence, et que Dieu lui réserve une grande mission dans ce monde. De là à croire que les souverains prussiens jouissent d’une inspiration divine particulière, il n’y a qu’un pas, et une certaine exaltation piétiste le fait aisément franchir. Ils jouiraient donc dans l’ordre temporel du même privilège que réclame la papauté dans l’ordre spirituel, et en marchant à l’unité allemande ils ne seraient que les ministres des desseins providentiels. Les rois de Prusse, il faut l’avouer, prennent leur rôle très au sérieux. Se souvenant du mot de Frédéric II, ils se conduisent comme les premiers serviteurs de l’état. L’exercice du pouvoir n’est point pour eux une occasion de plaisir, c’est l’accomplissement d’un devoir, et dans un pays de bureaucratie laborieuse on peut faire d’eux cet éloge, qu’ils sont le modèle des fonctionnaires ; mais plus ils tiennent à s’acquitter consciencieusement de leur charge, moins ils sont disposés à s’incliner devant la volonté d’un parlement. Tant qu’un souverain se croira favorisé par une inspiration d’en haut, le régime constitutionnel ne sera point définitivement fondé, pas plus à Berlin qu’à Rome.

Ces chimères toutefois ne peuvent durer. Le droit divin est une idée tellement surannée qu’elle paraît ridicule, et celui qui y croit fait l’effet d’un homme qui, avec le costume de notre temps, aurait coiffé le heaume de don Quichotte. La critique, qui ose ébranler des mystères dont l’origine se perd dans la nuit des siècles et qu’entoure une vénération puisant sa source dans un sentiment inné, ne respectera pas une doctrine dont l’expérience de chaque jour démontre l’absurdité. Comment le culte superstitieux du pouvoir absolu pourrait-il vivre à une époque où les rois eux-mêmes, déracinant de tous côtés les vieilles souches dynastiques, font pleuvoir les couronnes à terre, comme les feuilles qu’enlèvent les tempêtes de l’automne ? Le gouvernement personnel cessera infailliblement, car il ne s’accorde pas avec les conditions économiques des sociétés modernes. Il fait plus qu’offenser, le droit, il alarme les intérêts. Les nations agricoles d’autrefois pouvaient subsister même sous des souverains absolus et belliqueux, parce que la guerre ne ravageait alors que les cantons où elle sévissait. Les nations industrielles d’aujourd’hui ont avant tout besoin de sécurité, parce que sans elle les entreprises s’arrêtent, ce qui amène la misère des travailleurs et la détresse des capitalistes. Cette idée qu’il peut dépendre du caprice d’un seul homme de précipiter les peuples malgré eux dans des luttes qu’ils paient de leur sang et de leurs richesses était naturelle jadis : elle est devenue intolérable maintenant. Le triomphe du régime parlementaire est infaillible, car un peuple éclairé et riche ne supportera jamais longtemps qu’on dispose de ses destinées sans son assentiment. La nation doit finir par l’emporter, parce qu’elle dure et que sa volonté agit toujours dans le même sens, tandis que ses adversaires se succèdent, meurent ou se fatiguent. L’homme qui prétend soutenir un mur qui penche ne peut manquer d’être un jour écrasé sous sa chute ; s’il faiblit ou s’endort un seul instant, il est perdu. La prétention de fonder le despotisme a toujours abouti à la défaite de la royauté qui visait à devenir absolue. En Angleterre, elle a coûté la vie à Charles Ier et le trône à Jacques II ; en France, elle a coûté la couronne à deux dynasties. M. de Bismarck disait à la fin d’un de ses discours (23 janvier 1863) : « La royauté prussienne n’a pas rempli toute sa mission. Elle n’est pas encore prête à devenir tout simplement la corniche qui orne l’édifice constitutionnel ou le rouage inerte que le mécanisme parlementaire fait tourner à sa guise. » Il se peut que le moment ne soit pas venu, mais il viendra, parce que l’Allemagne est mûre pour se gouverner elle-même.

Déjà maintenant la Prusse même, malgré sa mauvaise réputation sous ce rapport, n’a rien à envier en fait de liberté à bien des pays qui l’ont jadis précédée de loin dans la carrière. La plupart des articles qui garantissent les droits du citoyen prussien sont empruntés aux constitutions françaises de la révolution et traduits presque mot pour mot. Tous les Prussiens sont égaux devant la loi et admissibles à tous les emplois. Tous les privilèges sont abolis. La liberté personnelle est garantie. Le domicile et le secret des lettres sont inviolables ; Nul ne peut être soustrait à son juge légal. La liberté des cultes et des associations religieuses est reconnue. La science et l’enseignement sont libres. Quiconque possède la capacité et la moralité requises peut enseigner et fonder des établissemens d’instruction. Chacun a le droit d’exprimer librement ses opinions par la voie de la parole, de l’écriture, de la presse ou de l’art. La censure ne peut être rétablie, et les délits commis dans l’exercice de ces libertés sont soumis aux tribunaux et à la législation ordinaires. Tous les Prussiens ont le droit de s’associer et de se réunir, sans autorisation préalable, dans des lieux fermés. Les réunions en plein air doivent être autorisées, mais ne peuvent être interdites que quand elles menacent l’ordre public. Les chambres votent le budget et jouissent du droit de présenter les lois, de les amender et même de modifier la constitution après deux votes identiques émis par une majorité ordinaire à vingt et un jours d’intervalle. Ainsi liberté des cultes, d’association, de réunion, de la presse, de l’enseignement, voilà certes le groupe des libertés nécessaires assez complet. A la vérité, on peut dire que la Prusse a été trop gouvernée, mais elle l’a été bien : ce qui est plus dur, c’est de l’être à la fois trop et mal. La nation doit désirer surtout que le gouvernement n’essaie pas de gêner l’exercice de ses droits par de pitoyables chicanes, comme il l’a fait durant ces cinq dernières années[14]. Que la royauté s’en souvienne, la nation saura défendre ses libertés ; elle l’a montré dans ce mémorable conflit où la chambre, semblable aux fameux parlementaires anglais du temps de Charles Ier, a résisté sans fléchir pendant cinq sessions à l’arbitraire, et où les électeurs, malgré toutes les influences du pouvoir, renvoyaient après chaque dissolution une majorité libérale plus compacte, plus inébranlable. La Hesse, dans sa lutte contre Hassenpflug, a déployé une fermeté plus méritoire encore, car on a vu des fonctionnaires, des officiers en nombre considérable, renoncer à leur carrière plutôt que d’obéir aux ordres illégaux d’un ministre détesté. Quand un peuple est capable de soutenir la résistance légale avec cette ténacité froide et invincible, il triomphe de toutes les tentatives absolutistes ; il sera libre, car il est digne et capable de pratiquer la liberté.


V

Il reste une dernière question à examiner. Les états de l’Allemagne méridionale entreront-ils dans la confédération, ou, comme on dit plus souvent, la Prusse franchira-t-elle le Mein ? On exagère, semble-t-il, la gravité de ce point quand on veut en faire dépendre la paix ou la guerre. Le Mein était franchi avant le traité de Prague, car dès le 26 août 1866, en vue de repousser l’intervention étrangère qu’on appréhendait en ce moment, la Bavière, le Wurtemberg et Bade concluaient avec la Prusse des conventions, nécessairement tenues secrètes alors, qui plaçaient toutes leurs armées sous le commandement direct du roi Guillaume. A partir de ce jour, l’union militaire était faite, et c’est la seule qui puisse inquiéter les puissances voisines. Le 8 juillet dernier, un autre traité a été signé, qui établit l’unité économique. Le Zollverein est reconstitué sur la base d’un parlement unitaire où se rassembleront les représentans de toute l’Allemagne, de façon qu’une décision prise par la majorité fasse loi, et qu’il ne puisse plus dépendre du veto d’un seul état de rompre une union indispensable aux progrès matériels de tous. C’est sans doute en vue de ces conventions que l’article IV du traité de Prague portait que « le lien national à établir entre les états du sud et la confédération du nord serait réglé par une entente ultérieure entre les deux parties. » La séparation absolue du nord et du sud en deux tronçons n’a donc jamais existé, et n’a pu être admise par quiconque s’est donné la peine de lire le texte du traité de Prague. Un « lien national » sera établi entre le nord et le sud ; une alliance offensive et défensive est conclue entre eux ; le système militaire prussien sera introduit dans le midi, et en cas de guerre ses contingens se confondront avec l’armée prussienne ; un parlement douanier unitaire siégera à Berlin ; des conventions au sujet des monnaies, des lois civiles et commerciales, ne tarderont pas à établir l’uniformité complète. En présence de ces faits, quelle importance conserve encore la prétendue barrière du Mein, et quel intérêt l’étranger peut-il avoir à ce que cette uniformité s’établisse par des conventions plutôt que par des lois votées dans une diète commune ?

Quoi qu’il en soit, le nord et le sud finiront par se ressouder complètement, nul ne se fait illusion à cet égard. C’est le vœu de l’immense majorité de la population des deux côtés du Mein. L’adresse de la chambre des députés de Bade exprimait récemment ce sentiment de la façon la plus nette. « La nation allemande, disait ce document, ne retrouvera son calme et sa paix à l’intérieur qu’après avoir trouvé la forme définitive suivant laquelle il sera possible d’organiser plus complètement le lien national nécessaire entre la confédération du nord et les états du sud, de fournir ainsi à l’Allemagne des conditions de vie et de bien-être ; de même l’Europe n’arrivera au plein sentiment d’une paix assurée que lorsque la réorganisation de l’Allemagne sera accomplie en-deçà comme au-delà du Mein, car l’unité allemande signifie la garantie du droit naturel, le respect de la liberté des peuples, le progrès pacifique de la civilisation et le réfrènement nécessaire de la politique de conquête. » Il est très clair que le mouvement unitaire, aujourd’hui plus impétueux que jamais, ne s’arrêtera pas devant une frontière qui semble avoir été tracée seulement pour arrêter l’ambition conquérante de la Prusse, et non pour empêcher le sud de suivre son impulsion spontanée. il est intéressant de connaître quels sont les adversaires de l’unification complète. Ce sont précisément tous les partis extrêmes. Au nord, le parti féodal, dont la Gazette de la Croix est l’organe, craint une union intime avec le sud, parce que le génie prussien, le Preussenthum, c’est-à-dire l’esprit d’ordre, de subordination, de respect pour la royauté et la religion, se perdrait dans les masses méridionales, animées de tendances démocratiques ou ultramontaines. Le roi Guillaume semble être partagé entre des appréhensions du même genre et le désir, comme le disait récemment son fils au vingt-cinquième anniversaire de la reprise des travaux de la cathédrale de Cologne, « de poser la dernière pierre de l’édifice auquel on travaille depuis si longtemps. » Guillaume Ier doit être dans la situation de Victor-Emmanuel, qui, lui non plus, n’a pu voir sans regret son honnête et dur petit Piémont se noyer dans la grande et molle Italie. Quant à M. de Bismarck, il n’est nullement impatient de hâter cette réunion de tous les peuples allemands, du moins il le dit[15], et on peut le croire, car il est certain que le parti libéral recevrait du sud un si puissant renfort, que toute tendance absolutiste viendrait se briser contre une majorité énorme et compacte. Seulement le chancelier fédéral ne peut, sous peine de compromettre son prestige et son influence, manifester cette crainte, ni même montrer la moindre hésitation à recevoir le sud au sein de la confédération dans le cas où il voudrait unanimement y entrer.

Au sud, les adversaires de la confédération du nord sont d’abord les démocrates républicains, assez nombreux dans le Wurtemberg, et les ultramontains extrêmes de la Bavière. Les démocrates veulent une unité fédérative comme en Suisse, mais ils détestent la Prusse parce qu’elle représente le militarisme et l’absolutisme. Ils s’appuient sur l’impopularité du Prussien, qui en effet est souvent rogue et raide, et sur la répugnance des populations à subir le service militaire universel et de nouveaux impôts. Les ultramontains extrêmes sont opposés à la Prusse parce qu’elle est protestante et qu’elle a vaincu l’Autriche, qui était toute dévouée à l’église ; mais, chose curieuse, un grand nombre de catholiques inclinent au contraire vers la Prusse et demandent l’union immédiate du nord et du sud. Tout en regrettant amèrement l’exclusion de l’Autriche, ils se prononcent pour la Prusse, où le gouvernement s’appuie sur le principe d’autorité et ne gêne l’influence catholique ni dans les écoles ni dans la société, ce qui n’est pas toujours le cas dans les états du sud[16]. Le jour où M. de Beust touchera au concordat, les ultramontains en seront réduits à se tourner vers la monarchie protestante de Frédéric II.

A part les dissidences que nous venons d’indiquer, l’immense majorité dans le sud veut l’union avec le nord. M. Varnbühler, ministre du Wurtemberg, en soumettant à la chambre la convention militaire avec la Prusse, indiquait récemment la raison de cet entraînement. La fédération du sud, disait-il, nul n’y songe, personne ne la croyant possible. Les états méridionaux ne peuvent cependant rester isolés. Sur qui donc s’appuyer ? Sur l’Autriche ? Qui oserait le proposer sérieusement ? Reste donc la confédération du nord, dont il faut accepter l’alliance, si l’on ne veut pas trahir la patrie allemande. Ce sentiment est si puissant que la chambre badoise vient de voter à l’unanimité moins une voix le service militaire obligatoire pour tous, cet impôt du sang le plus dur de tous. Rien ne fait mieux comprendre l’intensité du sentiment national. — Les hommes d’affaires et les industriels désirent l’union économique avec le nord, parce que les débouchés du Zollverein leur sont indispensables, et qu’ils espèrent prendre part au remarquable développement de l’industrie en Prusse pendant ces dernières années[17]. Tout fait donc croire que tôt ou tard les deux tronçons se réuniront en une seule confédération, comme cela a été depuis mille ans. Les Allemands soutiennent que le traité de Prague n’y fait pas obstacle. Le but de ce traité, disent-ils, est de garantir aux états du sud une existence nationale et de leur permettre de constituer une fédération indépendante ; mais s’ils n’en veulent point et s’ils désirent profiter de leur indépendance pour s’unir librement à leurs frères du nord, qui peut le leur interdire ? On a voulu brider les convoitises prussiennes, non priver le sud de sa liberté d’action[18].

Quel est l’intérêt de la France dans cette question ? M. Forcade l’a parfaitement défini quand il a dit : « L’unité allemande avec le despotisme pourrait être un danger ; sous un gouvernement libre, elle n’a rien qui doive alarmer. » Or il est presque certain que la fusion du nord et du sud aurait pour effet d’assurer le triomphe définitif de la liberté. Aujourd’hui malheureusement l’Allemagne n’a qu’une pensée, concentrer ses forces pour défendre son territoire. Inquiète, elle regarde sans cesse à l’horizon pour voir si les « pantalons rouges » n’ont pas franchi le Rhin. La France, se dit-elle, est un pays mûr pour la liberté et avide de la posséder. Le seul moyen de la lui refuser plus longtemps est de l’enivrer de gloire militaire. Les Allemands sont donc poursuivis de la crainte, combattue si à propos par l’empereur Napoléon dans un de ses récens discours, que le gouvernement français ne soit obligé « de chercher à l’extérieur une diversion aux embarras intérieurs. » C’est pourquoi ils ne refusent rien à leur chancelier fédéral, et se précipitent sous l’hégémonie prussienne avec une impatience fébrile que M. de Bismarck peut à peine réprimer ; mais le jour où la France aurait reconquis le régime dent elle est digne, la situation changerait complètement en Allemagne. C’en serait fait des chimères du droit divin borussianiste. Devant les élémens libéraux que le sud enverrait au parlement, le gouvernement personnel devrait céder, ou il périrait. Il périrait, parce que, du moment qu’il serait démontré que la monarchie allemande est incompatible avec la liberté, les idées républicaines, qui ont de fortes racines dans le génie individualiste de la nation, y feraient de nombreux prosélytes. Comme le fait remarquer l’évêque de Mayence dans l’ouvrage que nous citions tantôt, le roi de Prusse, en détrônant des souverains comme on renvoie des préfets, a fortement ébranlé le principe monarchique. Quand un prince s’annexe brusquement de nouveaux états, il ne peut s’y soutenir que par la popularité, les appuis naturels que créent d’antiques relations avec le peuple lui faisant défaut. Les Hohenzollern ont chez eux une assiette solide : ils ont créé la Prusse, ils l’ont presque constamment bien gouvernée, ils sont identifiés avec ses jours de gloire et de revers ; les souvenirs historiques relient intimement le peuple et la dynastie. Il n’en est pas de même dans les pays annexés ou confédérés : ils n’y apparaîtront longtemps encore que comme une nécessité qu’on subit ou comme une sauve-garde qu’on invoque. Quand l’Allemagne se sera unifiée tout entière, ils ne se maintiendront à sa tête qu’en gouvernant conformément au vœu national. L’adjonction du sud serait donc très probablement une garantie pour la liberté et une sûre barrière contre le retour du despotisme.

Qu’on le remarque bien, ce n’est point par la guerre qu’on parviendrait à s’opposer à l’achèvement de l’unité allemande. Jadis on pouvait arrêter les armes à la main un souverain qui prétendait agrandir ses états par la conquête. Vaincu, il se lassait, et son fils tournait ailleurs ses visées ; à un ministre intelligent succédait un ministre incapable. C’est ainsi que s’est conservé jusqu’à notre époque l’équilibre européen. Depuis que le sentiment national s’est éveillé, la situation est toute différente : nulle force humaine ne peut en venir à bout. Il s’enflamme par les défaites et s’irrite par les obstacles. Il passe des pères aux enfans, et pour l’étouffer il faut anéantir la race elle-même qui l’entretient dans son cœur. Voyez l’Italie et la Pologne, l’Italie qui renaît après mille ans de servage et la Pologne que rien n’apaise et que rien ne lasse. Après vingt victoires, vous iriez dicter la paix à Kœnigsberg, vous occuperiez pendant dix ans l’Allemagne morcelée et saignée à blanc ; c’est dans ce dernier degré d’humiliation et de misère que, comme en 1811, le patriotisme se retremperait pour se redresser un jour contre le tout-puissant vainqueur. La faute du gouvernement français a été d’inquiéter le sentiment national allemand par des ingérences maladroites, des revendications intempestives de territoires et des visites impériales destinées, dit-on, à raffermir la paix, mais qui ont eu le tort de faire craindre la guerre. C’est ainsi qu’on accélère le mouvement unitaire, qu’on jette le sud dans les bras de la Prusse, malgré elle peut-être, et qu’on décourage l’opposition libérale, qui ne peut rien refuser au pouvoir sans s’entendre reprocher qu’elle trahit la patrie.

Un autre inconvénient de cette politique à la fois hésitante et sourdement agressive, c’est qu’elle rejette l’Allemagne vers la Russie, et qu’elle mine l’Autriche, à qui on veut du bien, en faisant naître les conditions qui favorisent les progrès du panslavisme. On a prétendu qu’à Salzbourg on avait exhibé la copie du traité secret conclu entre la Prusse et la Russie. C’est probablement une fable, car point n’est besoin ici d’un de ces traités que chacun interprète ou viole au gré de ses convenances. En notre siècle, ces chiffons de papier n’ont nulle importance. Les fortes alliances résultent non de combinaisons arbitraires tramées dans le mystère des cabinets par des ministres ou des princes, mais de l’identité des intérêts. Tant que la Prusse se sentira menacée du côté de l’ouest, elle se tournera vers l’est ; inquiétée par la France et par l’Autriche, elle demandera secours à la Russie et soutiendra l’agitation slave. Supposez au contraire la France libre tendant à l’Allemagne une main sympathique, la situation change à l’instant. Le mouvement libéral prend le pas sur le mouvement unitaire. La frontière n’étant plus en péril, les Allemands, au lieu de dire : L’unité d’abord, la liberté ensuite, diront : La liberté avant tout, l’unité plus tard. L’absolutisme militaire perdrait toute raison d’être du moment qu’au bout de chaque argument il ne pourrait plus faire luire une baïonnette ennemie. La première préoccupation de l’Allemagne serait alors d’arrêter les envahissemens du panslavisme. Les intérêts de la Prusse et de l’Autriche redeviendraient identiques, et elles s’entendraient sous les auspices de la France, car elles ont besoin l’une de l’autre. La situation changée, les alliances se modifieraient. Le panslavisme n’est pour la France qu’un cauchemar lointain, car jamais il ne lui réclamera un pouce de terre. Pour l’Allemagne, c’est un grave péril, car les Slaves s’avancent jusqu’au cœur de ses provinces, et Trieste est situé en pays slave. On croit sauver l’Autriche en menaçant la Prusse, et on fait surgir à l’intérieur de l’empire son plus dangereux ennemi.

L’Allemagne, même unie, si elle est libre, et elle le sera inévitablement, ne peut être un danger pour la France, car les deux pays ont les mêmes intérêts, les mêmes besoins, les mêmes aspirations. L’unité allemande n’est-elle pas d’ailleurs l’œuvre de la France ? Frédéric II, élevé par des réfugiés de l’édit de Nantes et formé par Voltaire, n’a été qu’un Français sur le trône de Prusse. La révolution française, en substituant le droit des peuples au droit des dynasties, a donné naissance au sentiment national allemand, les guerres de l’empire en ont amené l’explosion, les révolutions de 1830 et de 1848 lui ont imprimé un élan nouveau et décisif, et enfin, sous nos yeux, la proclamation du principe des nationalités, l’affranchissement de l’Italie, la neutralité bienveillante du gouvernement français, ont hâté l’accomplissement de ce qui était inévitable. Faut-il le regretter, et la France doit-elle saper l’édifice qu’elle a contribué à élever ? Il est probablement trop tard pour le tenter : contre les faits naturels, résultant de la logique de l’histoire, il est difficile de lutter. D’ailleurs le danger n’est pas dans une Allemagne fondée sur le droit national et sur la liberté ; il résidait dans la constitution possible du grand empire germanico-slave avec ses 70 millions de sujets, les enchaînant malgré eux sous un même joug, opprimant les différentes races les unes par les autres, les Hongrois par les Allemands et les Slaves par les Hongrois, s’appuyant sur l’ultramontanisme par des concordats, — nécessairement despotique, parce que le despotisme seul peut maintenir ensemble des peuples que la liberté rendrait à leurs aspirations nationales, fatalement hostile à l’Italie, à la France surtout, non à ses intérêts passagers de dynastie ou d’ambition, mais à ses institutions, à ses principes, à son génie même, parce qu’elle est malgré tout, elle qui a fait la révolution de 1789, le représentant des idées d’affranchissement et de justice. Voilà le péril historique, traditionnel, que l’ancienne monarchie a toujours combattu, que le gouvernement actuel a conjuré en 1851, en 1859, en 1863, et qui ne s’est définitivement évanoui qu’à la journée de Kœnigsgrætz.


Émile de Laveleye.
  1. Voyez la très instructive étude intitulée la Nation allemande et l’Empire (Die deutsche Nation und das Kaiserreich.)
  2. Je ne puis mieux faire comprendre ces sentimens qu’en citant un extrait d’une lettre de M. Schulze-Delitzch, le pacifique fondateur des banques populaires. « Nous sommes, dit-il, nous autres Allemands, le plus paisible des peuples civilisés. Des dissensions intérieures nous ont mis dernièrement les armes à la main, mais c’était contre une partie de nos frères, non contre des peuples voisins que personne ne songe à inquiéter. Le sentiment national a pris chez nous une telle force que nous ne souffrirons plus à aucun prix l’ingérence étrangère. Une histoire lamentable de plusieurs siècles de déchirement, d’impuissance et de honte est la comme un avertissement sous nos yeux. Depuis les terribles guerres de religion des XVIe et XVIIe siècles jusqu’aux campagnes sanglantes du premier empire, presque toutes les grandes luttes européennes se sont vidées sur notre sol et ont fait de notre patrie un désert. Pour empêcher le retour de semblables calamités, nous nous lèverions tous comme un seul homme. Un parti politique qui se laisserait seulement suspecter d’une apparence d’hésitation sur ce point serait perdu pour toujours. » On croirait lire la dernière circulaire de M. de Bismarck.
  3. Il faut relire les articles de M. Alexandre Thomas dans la Revue pour comprendre ce mouvement, qui préparait les événemens de 1848.
  4. M. Saint-René Taillandier a raconté ces scènes avec une grande sagacité et une vraie éloquence (voyez les nos des 1er juin, 1er juillet, 1er août et 1er octobre 1849). On ne peut remuer ces cendres d’un passé si rapproché sans être ému, en pensant à l’incendie qui en est sorti.
  5. L’envoyé français baron Brenier, dans une dépêche remarquable, s’opposa énergiquement à ce projet.
  6. Le chef de la démocratie socialiste, Lasalle, publia alors une brochure intitulée : La guerre d’Italie et la mission de la Prusse (Der italiänische Krieg und die Aufgabe Preussens). Il y disait : « La guerre de l’Italie n’est pas seulement sanctifiée par tous les principes de la démocratie, elle est un avantage énorme pour l’Allemagne. Elle lui apporte le salut. Napoléon III, en conviant par sa proclamation les Italiens à chasser les Autrichiens de la péninsule, accomplit une mission allemande : il renverse l’Autriche, l’éternel obstacle qui s’est opposé à l’unité de notre patrie. Si la carte de l’Europe est refaite au nom des nationalités dans le sud, appliquons le même principe au nord. Que la Prusse agisse sans hésiter, sinon elle aura donné la preuve que la monarchie est incapable d’une action nationale. » M. de Bismarck, si longtemps le chef et le type des conservateurs, n’a fait qu’exécuter le programme du révolutionnaire Lasalle.
  7. M. de Bismarck aurait dit au correspondant d’un journal français, le Siècle : « J’ai été élevé dans le culte de la politique autrichienne ; mais, entrant à la diète, les écailles me tombèrent des yeux, et je devins un adversaire décidé de l’Autriche. » On raconte qu’un jour M. de Rechberg, représentant de l’Autriche à la diète, ayant invité ses collègues à une conférence chez lui, les reçut en robe de chambre. M. de Bismarck, froissé de ce manque d’égards, tira un cigare de sa poche et l’alluma, afin de rétablir l’égalité du sans-façon. Il est probable qu’il comprit enfin la force des idées nouvelles et vit qu’il avait besoin d’elles pour réussir.
  8. Fait à noter, les Hongrois intelligens étaient favorables à l’unité germanique. Le premier écrivain hongrois de ce temps-ci, M. le baron Eötvös, aujourd’hui ministre de l’instruction publique, s’est nettement prononcé en ce sens dans un écrit publié avant les derniers événemens. C’était logique. L’Autriche, expulsée de l’Allemagne, devait s’appuyer sur la Hongrie en lui rendant la liberté ; victorieuse en Allemagne, elle ne cédait rien aux Hongrois. C’est pour ce motif que les Magyars ne se sont guère affligés de la défaite des armées impériales. Aiment-ils pour cela la Prusse, comme on l’a fait dire à M. de Werther ? Pas précisément, car la reconnaissance pour les services rendus n’est point une vertu à l’usage des peuples. Ils se souviennent à peine des événemens de la veille, — ne sommes-nous pas comme eux ? — et n’agissent que d’après les sentimens et les situations du moment. Il est puéril de se faire illusion à cet égard.
  9. Dans une lettre à un ami, datée de Saint-Pétersbourg, 22 août 1860, M. de Bismarck écrit ce qui suit : « J’apprends par des bonapartistes que la presse allemande a entrepris une campagne de diffamation systématique contre ma personne. J’aurais appuyé ouvertement des combinaisons franco-russes qui nous auraient permis de nous arrondir à l’intérieur moyennant cession des bords du Rhin ; je serais un second Borries, etc. Je paie mille frédérics d’or à celui qui pourra prouver que jamais de semblables offres m’aient été faites par n’importe qui Je n’ai jamais songé à nous appuyer que sur nous-mêmes, et, en cas de guerre, sur les forces nationales de toute l’Allemagne. »
  10. Ces étranges complications de la politique contemporaine ont été racontées de main de maître par M. Klaczko dans ses instructifs articles intitulés : Deux Négociations diplomatiques. Voyez les nos des 15 septembre, 1er octobre 1864, 1er janvier, 1er avril, 15 juillet, 15 août 1865.
  11. Il est intéressant de lire à ce sujet un livre publié avant la guerre par un membre du parlement anglais, M. Grant Duff. Dans ses Studios in European politics, l’œuvre d’un homme d’état parfaitement informé et étonnamment clairvoyant, il arrive à cette conclusion, que par la paix ou par la guerre la Prusse et l’Italie devaient arriver à leurs fins. « Même des victoires signalées de l’Autriche ne pourraient, disait-il, changer le résultat final, parce qu’il est amené par la force des choses. »
  12. Le budget fédéral soumis récemment au parlement porte en dépenses ordinaires et extraordinaires 72,158,243 thalers, dont 66,417,573 thalers (249,065,897 fr.) pour l’armée, ce qui pour un effectif de paix d’environ 300,000 hommes est extrêmement peu. L’effectif de guerre, réserves et garnisons comprises, est estimé à 892,141 hommes, 22,653 officiers, 209,055 chevaux et 1,654 canons. L’armée de campagne dépasserait 600,000 hommes. L’énorme avantage du système prussien est de pouvoir disposer, en cas de besoin, d’une force défensive très sérieuse, tout en ayant sur pied de paix un effectif très réduit et entretenu avec une remarquable économie.
  13. Un soir, me promenant à Berlin sous les Linden, il y a plusieurs années déjà, avec un représentant convaincu et éloquent des idées féodales, nous discutions la question des libertés modernes, » Écoutez, me disait-il, le régime constitutionnel n’est qu’une transition qui mène à la république et par suite au socialisme. Comme je ne veux pas des conséquences, je prétends qu’il faut s’opposer aux prémisses, principiis obsta. Le peuple est un animal dangereux qu’il faut museler, et la bourgeoisie, qui elle-même a besoin d’un frein, n’est pas de force à le faire. Regardez, ajouta-t-il au moment où nous passions sous la statue de Blücher, voyez-vous le grand sabre sur lequel s’appuie ce véritable héros prussien, voilà la seule constitution qui convienne aux nations modernes. » Les idées du parti conservateur prussien sont celles de Joseph de Maistre avec la teinte du piétisme protestant et du militarisme borussianiste.
  14. Une réforme essentielle, pressante, est celle de la chambre haute, organisée spécialement en vue de permettre aux hobereaux de tenir en échec les aspirations libérales. Au milieu de l’Allemagne renouvelée, cette pitoyable contrefaçon d’une chambre des lords, pour être un anachronisme ridicule, n’en peut pas moins devenir dangereuse à un certain moment. Plus royaliste que le roi, elle compromettrait la dynastie par une aveugle obstination à défendre tous les anciens abus.
  15. Un journal anglais, le Daily Telegraph, publiait récemment le récit d’une curieuse conversation entre son correspondant et M. de Bismarck, « Je crois à la paix, disait celui-ci, parce que jamais la Prusse n’attaquera la France, et que la France, de son côté, comprendra que l’unité allemande, même tout à fait complétée, ne peut inquiéter ni son orgueil national, ni sa position continentale. Notre attitude est toute passive ; nous ne menaçons, nous ne contraignons, nous n’influençons même personne. Si le sud gravite vers nous, croyez-le bien, c’est par un mouvement naturel, et que nous n’avons provoqué par aucune manœuvre. Nous ne repousserons point nos frères, s’ils arrivent vers nous les bras ouverts, mais nous ne demandons rien ; nous pouvons rester dans l’état actuel dix et vingt ans, si l’Allemagne veut nous laisser tranquilles. Nous avons arrêté tant que nous avons pu le mouvement d’agglomération. Nous souhaitons la prospérité de l’Autriche. Je ne crois pas, nul homme raisonnable ne croira à l’existence d’une alliance franco-autrichienne suscitée contre nous par l’empereur Napoléon, ainsi que le prétendent les malintentionnés. L’Autriche ne peut pas faire la guerre à l’Allemagne, car c’est l’élément allemand qui forme le ciment qui tient encore réunies les parties de ce gigantesque édifice. » Il peut paraître naïf d’attacher quelque importance à ce que dit un homme d’état ; cependant tous ceux qui ont approché M. de Bismarck vantent sa franchise aisée et humoristique. Le mérite, il est vrai, n’en est pas grand, car le chancelier fédéral a ce bonheur de n’avoir rien à craindre de la vérité qu’il fait connaître.
  16. L’évêque de Mayence, M. von Ketteler, vient de faire paraître un livre intitulé : l’Allemagne après la guerre de 1866 (Deutschland nach dem Kriege von 1866), qui a produit une grande sensation dans le monde catholique en Allemagne, et qui développe ces idées. La situation d’un prélat ultramontain défendant dans cet écrit même la doctrine du Syllabus, et d’autre part réclamant l’union immédiate avec la Prusse, est assurément fort étrange au premier abord. Elle est pourtant logique au fond. Les dames du parti féodal prussien n’avaient-elles pas voté un bouclier d’argent à la reine de Naples ? Toute la colère du vénérable évêque est dirigée contre l’empereur des Français, parce qu’il a déchaîné, dit-il, la révolution contre Rome en Italie et contre l’Autriche en Allemagne. Lui seul est cause des succès de la Prusse et de la journée de Sadowa.
  17. A l’exposition universelle de cette année, la Prusse avait eu l’idée ingénieuse de montrer d’une manière sensible les progrès de quelques-unes de ses industries. Des cubes superposés en cuivre doré représentaient la quantité d’or pur que valaient les produits des mines de métaux à différentes époques. Le progrès est remarquable. La valeur annuelle moyenne était de 25,000,000 fr. dans la période décennale 1835-1844, de 46,700,000 dans celle de 1845-1855, de 123,600,000 dans celle de 1855-1864, enfin de 180,750,000 dans l’année 1865. Pour les usines travaillant les métaux, la progression est aussi très frappante. La valeur de leurs produits montait en 1839 à 45 millions, en 1851 elle atteint 100 millions, et en 1865 300 millions. L’accroissement est constant : il est d’abord de 15 millions, puis de 30 millions par an.
  18. Voyez entre autres les écrits suivans des auteurs les plus considérables : Die Neugeslaltung von Deutschland (1867), par M. Bluntchli, conseiller en Wurtemberg ; Der Anschluss Suddeutschland an den norddeutschen Bund (1867) ; Die Verfassung des norddeutschen Bundund die wurtembergische Freiheit (1867), par R. Römer, représentant. Voici d’ailleurs le texte de l’article IV du traité de Prague : « Sa majesté l’empereur d’Autriche reconnaît la dissolution de l’ancienne confédération germanique et donne son assentiment à une nouvelle organisation de l’Allemagne sans la participation de l’état impérial autrichien. Sa majesté promet également de reconnaître les rapports étroits de fédération que sa majesté le roi de Prusse établira au nord de la ligne du Mein, et de consentir à ce que les états allemands situés au sud de cette ligne forment une union ? dont le lien national avec la confédération du nord demeure réservé à une entente ultérieure, et cette union aura une existence internationale indépendante. »