L’Allemagne politique/02

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L’Allemagne politique
Revue des Deux Mondes6e période, tome 58 (p. 781-801).
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L’ALLEMAGNE POLITIQUE

II [1]
LES ORIGINES DU COUP D’ÉTAT KAPP-LUTTWITZ
(Octobre 1919-Mars 1920)

Que signifie, pour l’Allemagne, le régime républicain ? Telle est la question que se posait, dans la Frankfurter Zeitung du 9 mai dernier, M. Hugo Preusz, le « père » de la Constitution de Weimar. Et sa réponse, remarquable de précision et de clarté, nous, disait exactement pourquoi le coup d’État du 13 mars a été possible et de quel processus il a été l’aboutissement logique.

M. Hugo Preusz assigne, en effet, deux causes essentielles à la manœuvre réactionnaire. La première, d’ordre négatif, n’est pas la moins importante. Il fut un temps, dit M. Preusz, où le terme de république symbolisait, pour les âmes ardentes, l’idéal de la liberté et faisait battre les cœurs du plus pur enthousiasme. Mais l’Allemagne de 1848 n’est plus. Les succès foudroyants de la Prusse, le réalisme bismarckien, la prédominance toujours plus marquée des intérêts économiques avaient, à la veille de la guerre, effacé les derniers vestiges du républicanisme allemand. Si la social-démocratie en inscrivait encore dans son programme les principes fondamentaux, c’était pour les oublier en temps de lutte électorale. Aussi la guerre n’a-t-elle pas fait naître en Allemagne un nouveau libéralisme politique. Loin de consacrer une victoire chèrement achetée, la république actuelle n’est pas une création, enfantée dans l’énergique effort et l’âpre douleur, encore moins une conviction, un idéal supérieur à l’intérêt national. Elle n’est que la conséquence fatale et passive de l’effondrement des dynasties. Un vide stupéfiant s’est produit ; une république falote l’a comblé. Mieux valait ce fantôme que le néant !

Voilà ce que, sans le dire aussi explicitement, avoue M. Hugo Preusz. À cette cause s’en ajoute une autre, d’ordre positif : l’agitation militariste, soutenue par les partis de droite, par le parti populaire, qui a remplacé les anciens nationaux-libéraux et par le parti national-allemand, qui s’est substitué aux conservateurs d’autrefois. On sait avec quelle énergie ces partis ont affirmé, de mai à septembre 1919, l’idéal pangermaniste. Fidèles au principe monarchiste, malgré leur scepticisme à l’égard d’une restauration possible, les nationaux allemands n’ont reculé devant aucun mensonge pour rejeter sur la démocratie et le socialisme toute la responsabilité de la catastrophe militaire. Le parti populaire, après avoir primitivement adhéré « à la république bourgeoise ; » est redevenu monarchiste et s’est rapproché des nationaux-allemands. À la fois distincts et étroitement unis, les deux partis de droite ont admirablement utilisé les fautes et les hésitations fatales d’un gouvernement débordé par les difficultés, acculé à toutes sortes de compromis, obligé de recourir, pour maintenir l’ordre, aux pires éléments réactionnaires et militaristes.

La faiblesse d’un régime fait la force de l’opposition. Cette vérité banale suffit à expliquer les événements de mars. La république allemande a été accueillie sans enthousiasme par ses partisans, sans résistance par ses adversaires. Cette indifférence générale avait sans doute sa raison d’être dans le sentiment de stupeur provoqué par une débâcle soudaine. Mais elle ne pouvait durer. Seulement, l’ardeur républicaine n’est pas née et le nouveau régime a dû se contenter d’une politique moyenne qui ne pouvait lui donner ni hardiesse, ni prestige. Au contraire, la réaction a pu rapidement constituer la résistance, entreprendre une énergique propagande et provoquer des espérances qu’encourageait le spectacle des erreurs commises par le gouvernement officiel. Si bien que des médiocres comme Kapp et Luttwitz secrètement appuyés par des chefs politiques et des chefs militaires dépourvus de sens psychologique, ont pu croire l’heure venue. Ils ne prévoyaient ni leur échec, ni les passions qu’ils allaient déchaîner. Deux mois se sont écoulés depuis le coup d’état et l’Allemagne, à la veille des élections, tressaille encore de la secousse reçue !

Pour expliquer le coup d’État, il suffira donc d’étudier la politique suivie par la coalition gouvernementale, au travers des pires difficultés, depuis l’automne 1919 ; de constater l’impuissance de la gauche socialiste ; de décrire l’évolution de la droite, sa critique du régime actuel, sa propagande active et les causes immédiates du Putsch militaire.


I

Après plusieurs mois d’abstention, pendant lesquels le socialisme majoritaire et le Centre avaient seuls gouverné, le parti démocrate, le grand « lâcheur » de Juin, reprenait sa place dans la coalition. Mais il posait ses conditions, pour la réforme financière et le projet de loi sur les conseils d’exploitation. Aussi les socialistes majoritaires, qui s’entendaient fort bien avec le Centre, voyaient-ils d’un mauvais œil revenir ces enfants terribles qu’étaient les démocrates.

Toutefois, la coalition, mutilée depuis la signature du traité de paix, avait intérêt à se reformer. L’accord se fait donc au début d’octobre. Les socialistes majoritaires perdront un peu de leur prépondérance et les démocrates se déclareront heureux de mettre fin à une situation anormale. « Car, disait la Frankfurter Zeitung du 2 octobre, on ne peut indéfiniment faire marcher ensemble Marx et l’Eglise. » Elle se gardait bien, d’avouer que les démocrates n’avaient pas obtenu les concessions demandées. Les partis de droite voyaient juste en remarquant que seul le Centre retirait un réel profit de la combinaison.

Le nouveau gouvernement annonce sans tarder son programme. Dans un grand discours, le chancelier Bauer souhaite la bienvenue aux démocrates et passe en revue les problèmes du jour. Il constate que la situation intérieure s’améliore, que les grèves tendent à diminuer. La loi sur les conseils d’exploitation conciliera, dit-il, les intérêts du prolétariat et ceux du patronat et on élaborera une législation sociale vraiment large et généreuse. Puis le chancelier aborde le problème militaire, réclamant des troupes pour le maintien de l’ordre, jouant avec habileté sur les termes de « Reichswehr » et de « Volkswehr. » Et il ne manque pas de lancer un avertissement aux nationaux allemands qu’il accuse d’empoisonner l’opinion publique et d’augmenter la méfiance de l’étranger.

Discours mesuré, réédition du discours de juillet, prononcé en des circonstances analogues. On eût dit que les problèmes les plus ardus allaient être résolus par la coalition dans le plus large esprit de justice.

Mais il fallait tout d’abord aux partis gouvernementaux des vues claires, des programmes précis. Deux d’entre eux, d’octobre à mars, tiendront leurs assises : les démocrates en décembre, le Centre en janvier.

Le congrès des démocrates s’ouvre à Leipzig. Le parti prétend, non pas continuer une tradition vieillie, mais donner une expression nouvelle à la volonté populaire. Il veut rallier à lui le peuple entier, sans distinction de classes, de professions ou de confessions. C’est une synthèse politique qu’il entreprendra, pour organiser en un solide faisceau les énergies nationales, pour concilier l’autorité et la liberté, l’unité allemande et l’autonomie administrative des États et des communes. Un même but : le relèvement national ; une même foi : l’avenir de l’Allemagne dans le monde. Ce sera la grande république sociale qui servira, non seulement l’Allemagne, mais encore l’Humanité.

Beaux principes, assurément ! C’est l’idéal du « Volksstaat, » de la démocratie organisée. Volksstaat Einheitsstaat ! Ces termes se substituent à ceux qui symbolisaient autrefois le régime actuellement déchu. Mais n’avaient-ils pas, au fond, la même signification ? N’impliquaient-ils pas l’orientation de toutes les classes, de tous les intérêts, de toutes les confessions, la convergence de tous les efforts et de toutes les pensées vers une même fin : la grandeur allemande ? Une nouvelle religion d’État, prenant le nom de démocratie, remplaçait l’ancienne. On proclamait l’autonomie administrative des États, l’égalité des droits politiques pour les deux sexes, la nécessité de lois démocratiques, d’une armée populaire et républicaine. Mais ces libertés n’étaient pas là pour elles-mêmes. Elles avaient à assurer la collaboration des divers éléments de la nation. Et l’on proposait comme but unique à la politique extérieure, la révision des traités de Versailles et de Saint-Germain, le retour à l’Allemagne des territoires qui lui avaient été arrachés par la violence et de toutes ses colonies perdues, son entrée dans la Société des Nations.

La politique du parti se caractérisait donc par l’absence de vraies convictions démocratiques, par la volonté de tout concilier. Elle ne pouvait aboutir qu’à des solutions éphémères. Or le Centre, au congrès de janvier, défendait une politique analogue, malgré les divergences irréductibles qui le séparaient des démocrates. Il traitera, non sans ampleur, tous les problèmes actuels. Car il était temps qu’il tint ses assises ! Deux graves dangers menaçaient cette unité intérieure dont il avait été si fier jusqu’alors. Des mécontents critiquaient son alliance avec le socialisme et cette scission latente était d’autant plus alarmante que la droite exerçait sur le parti une pression croissante. En outre, le Centre bavarois venait de rompre brusquement avec le Centre allemand, à la suite de la proposition qu’avait faite, en décembre, l’Assemblée prussienne, au sujet de la réorganisation territoriale du Reich.

Le discours de Trimborn mettait en évidence la faiblesse de la politique de coalition. Au nom des « principes chrétiens, » il condamnait la révolution de 1918.

Evoquant le souvenir de Max de Bade, il déclarait ouvertement qu’on aurait pu fonder les « libertés » du peuple allemand « sur d’autres bases. » Mais l’essentiel était de justifier la tactique du Centre, de montrer qu’il avait signé la paix à son corps défendant et en raison des circonstances, que son alliance avec les socialistes était un « mal nécessaire. » Ces socialistes modérés, ennemis de la dictature du prolétariat, ne pouvait-on les considérer comme des « compagnons de route » (Weggenossen) ? Vous voulez reconstruire l’Allemagne ? Ayez alors un gouvernement solide et conseillez aux sacrifices indispensables ! Trimborn le catholique parlait comme le démocrate Hugo Preusz. Le Centre veut bien, disait Trimborn, « tolérer » des républicains dans son sein. Puisque la restauration monarchique est impossible, acceptons la démocratie et le parlementarisme avec toutes leurs conséquences.

Le Centre préconise donc une politique moyenne. On fera l’unité allemande en morcelant la Prusse au point de vue territorial, de telle sorte que le futur État populaire soit composé de régions équivalentes. En matière de politique scolaire, on sauvera du passé tout ce qui peut être sauvé et on maintiendra le compromis qui fait de l’école confessionnelle, sinon un principe absolu, du moins une réalité défendable. Mais il est clair que, sur ces deux points, le Centre se sépare des démocrates qui ne veulent ni le démembrement de la Prusse, ni l’école confessionnelle. Ce qui ne l’empêche pas d’envisager avec calme la séparation des Églises et de l’État, félicitant les auteurs de la Constitution d’avoir créé un régime assez souple pour que le Centre y trouvât son compte. Même point de vue conciliateur en matière financière, économique ou sociale. « Restons fidèles, dira-t-on, à la tradition de Windthorst. Soyons le « parti moyen » par excellence, pour sauver l’Allemagne de la révolution sociale et de la restauration. Nous serons ainsi le noyau solide du gouvernement. »

Les socialistes majoritaires prétendent, eux aussi, préserver l’Allemagne de ces deux dangers. Ils sont aussi prudents que le Centre, étant, comme lui, sollicités de divers côtés. Si le Centre se trouve entre la droite et la coalition, la social-démocratie est placée entre la gauche socialiste et cette même coalition. Elle est exactement, à cet égard, le pendant du Centre. Sa politique louvoyante est plus difficile à définir que celle des indépendants. Elle répudie toute dictature de classe, veut abolir les différences sociales et préconise le « gouvernement du peuple travailleur par la démocratie. » L’égalité des droits politiques ne suffit pas ; il faut que disparaissent encore les raisons de conflits sociaux. On se ralliera donc aux démocrates et au Centre parce que ces partis renferment des éléments socialistes. En d’autres termes, on prétend donner au terme de « prolétaire » plus d’extension, confier le pouvoir, non seulement aux ouvriers, mais encore aux employés et aux fonctionnaires. Voilà l’idée maîtresse. Mais on se gardera bien d’aller trop vite en besogne. Notre société, dira-t-on, n’est pas mûre pour le socialisme intégral. La majorité prolétarienne, c’est le peuple lui-même, l’ensemble de ceux qui travaillent. Si la violence fut nécessaire pour la conquête de la démocratie, elle ne l’est plus au moment où il s’agit de perfectionner la démocratie et de fonder la justice sociale.

Telle est la coalition gouvernementale. Les trois partis cherchent ainsi à oublier momentanément les divergences qui les séparent. Mettant certains principes en commun, ils se proposent le même but. : préserver l’Allemagne de la révolution et de la restauration, de l’anarchie et de la guerre civile. Le moyen de salut, ils le voient dans une politique composite qui, savamment dosée de socialisme modéré, d« démocratie prudente et de confessionnalisme souple, veut grouper toutes les classes, défendre les intérêts du prolétariat et de la libre entreprise, éviter les conflits religieux.


II

C’est au nom de cette politique que l’on veut résoudre les problèmes actuels. Oui, mais ces problèmes sont ardus. L’art des compromis, cet art où la Frankfurter Zeitung, dans un article récent, voyait le secret même de la politique à venir, n’est point aisé à pratiquer. Il donne à un gouvernement toutes les apparences de la faiblesse et favorise toute opposition résolue, qu’elle vienne de gauche ou de droite. On mécontente toujours les partis extrêmes. Car nous avons, non pas deux Allemagnes, mais trois en réalité : une Allemagne socialiste, une Allemagne monarchiste et, entre les deux, une Allemagne moyenne, qui gouverne sans réussir à satisfaire les tempéraments excessifs et qui est elle-même travaillée par de graves dissentiments. Les trois partis de la coalition ont chacun sa gauche et sa droite. Ce sont tiraillements perpétuels, échanges constants de parti à parti, marchandages indéfinis qui rendent singulièrement difficile l’estimation des forces en présence.

En fait, d’octobre 1919 à mars 1920, cette politique de coalition n’a résolu aucun problème essentiel. Elle n’a qu’ébauché des solutions. Il en fut ainsi pour l’unité allemande, les impôts, les conseils d’entreprise, le problème économique, la question militaire.

Il n’y a qu’une manière de renouveler, pour la paix européenne, l’unité allemande. Il faut morceler la Prusse et la diminuer territorialement. Seule une politique énergique pouvait faire œuvre créatrice sur ce point. Lorsque l’Assemblée prussienne proposa, en décembre, la convocation d’une conférence des États, en vue d’établir l’unité du Reich sur des bases solides et définitives, c’est une explosion de particularisme qui en résulta. La Prusse offrait de « s’absorber » dans le Reich, mais avec toute sa masse territoriale. Or les États plus petits, ceux du Sud en particulier, se demandaient si la Prusse n’allait pas, au contraire, absorber à nouveau le Reich ! Ils exigeaient donc de la Prusse qu’elle donnât l’exemple et consentît à son démembrement. De là les inquiétudes et de la droite et des socialistes. En face du redoutable problème, la coalition était divisée. Le socialisme majoritaire, à l’encontre du Centre, protestait contre le démembrement de la Prusse. Il prétendait que la Constitution de Weimar avait à jamais détruit l’hégémonie prussienne ! Les démocrates et le Centre demandaient : 1° que la Prusse fût divisée en territoires autonomes avant que l’on procédât à une réorganisation du Reich ; 2° que, dans le Reich ainsi unifié, le pouvoir central, si fort fût-il, laissât aux États et aux communes une autonomie administrative considérable. Pas d’unité, ou l’unité avec la République rhénane, tel semblait être le dilemme. A la veille du coup d’état, on s’acheminait doucement vers une solution transactionnelle, vers la décentralisation administrative de la Prusse elle-même. Mais comment opérer cette décentralisation sans mécontenter la droite ou les particularistes ? Voulait-on préparer ou prévenir, au contraire, le démembrement ? Insoluble question !

Le problème financier était étroitement lié au précédent. Ici encore, deux graves dilemmes. Fallait-il, pour réaliser la centralisation financière, porter atteinte à l’autonomie des États et des communes ? Voulait-on frapper la classe prolétarienne en diminuant salaires et traitements, ou imposer durement les classes possédantes en portant les impôts directs à leur extrême limite ? La coalition se déclarait pour Erzberger, pour la centralisation et les impôts directs. Mais que de ressentiments ne provoquait-elle pas à droite et à gauche ! En outre, elle était elle-même divisée. Lorsque, vers la fin de décembre, toute la presse se mit à commenter l’impôt sur le capital (Reichsnotopfer) et l’échec de l’emprunt, on vit les démocrates se scinder en deux camps, la Frankfurter Zeitung soutenir Erzberger et le Berliner Tageblatt l’attaquer brutalement, aux applaudissements de la droite. De son côté, la Vossische Zeitung accusait le gouvernement de bâtir sur le sable, de détruire la production agricole, de laisser l’Allemagne acheter les produits étrangers à des prix fantastiques, de ne pas établir sa réforme financière sur une base économique solide.

La loi sur les Conseils d’entreprise exposait la coalition aux mêmes difficultés. Le futur conseil devait être une sorte de compromis entre la dictature du prolétariat organisé et l’ancienne législation sociale. La gauche et la droite poussaient les hauts cris. La coalition défendait de son mieux le projet, qu’elle interprétait dans le sens d’une démocratisation nécessaire de la vie sociale et économique. Mais, en décembre, la bonne harmonie entre démocrates et socialistes majoritaires était rompue. On discutait alors deux problèmes redoutables : les travailleurs devaient-ils participer à la surveillance de l’entreprise et pouvaient-ils exiger la production du bilan ? Les démocrates disaient non et les socialistes oui ! Les premiers, pour éviter la rupture, firent des concessions et un accord s’établit. En janvier, le projet passera en troisième lecture, violemment attaqué par les indépendants et les réactionnaires. Il s’en faudra de peu qu’une seconde révolution n’éclate. Le Centre ne cachait plus ses inquiétudes. La droite profitait des manifestations berlinoises pour montrer que la coalition exaspérait, par ses concessions, les masses prolétariennes, au lieu de les satisfaire. Le socialisme majoritaire perdait de son crédit et ses deux alliés se laissaient intimider par les cris de la droite.

Le problème économique n’était pas moins dangereux. La solution moyenne était menacée. Réaliserait-on la socialisation ou supprimerait-on, au contraire, toute contrainte pour rétablir l’ancienne liberté économique ? Les indépendants réclamaient la socialisation intégrale ; la droite voulait le régime de libre entreprise. Mais comment éviter à la fois la meule capitaliste et la meule de la socialisation, en particulier pour cette pauvre classe moyenne qui, en février, au Congrès de Cologne, se déclarait prise entre deux feux ? Problèmes de l’étatisme et du libre-échange, des importations et des exportations, du change, etc. que de difficultés pour un gouvernement inexpérimenté ! En outre, l’aspect international de tous ces problèmes était si évident qu’au début de février, les grands journaux démocrates réclamaient la réunion d’une conférence et la création d’une « Société des Nations économique. »

Il y avait encore l’armée ! Epineuse question, étroitement liée à celle de la politique extérieure ! Affaire de la Baltique, commission d’enquête à Berlin, organisation de la Reichswehr pour le maintien de l’ordre, retour des prisonniers, extradition des coupables, autant de traquenards pour la coalition. La Commission d’enquête ne pouvait que déchaîner le nationalisme. C’est en vain que, soutenus par les indépendants, les socialistes majoritaires cherchaient à se laver de tout soupçon et à faire l’apologie de leur politique de guerre, tout en accablant le militarisme. C’est en vain que les démocrates reprochaient à l’ancien régime d’avoir annihilé les efforts de M. Wilson et déclenché la guerre sous-marine. La droite avait beau jeu et démontrait sans peine que toute cette enquête avait été organisée par la coalition et n’était qu’un plaidoyer pro domo ! Les manifestations en faveur d’Hindenburg et Ludendorff à Berlin ne pouvaient que nuire au prestige de la coalition ! Encore deux victoires pour le nationalisme : la démission d’Erzberger et l’impossibilité de l’extradition. Qu’en sera-t-il alors de ce prestige ?

La question militaire était plus insoluble que toutes les autres réunies. Dès la fin d’octobre, l’Assemblée nationale avait parlé d’organiser la Reichswehr. Tandis que la droite réclamait une armée forte, les indépendants dénonçaient la Reichswehr comme instrument de contre-révolution. La coalition, unanime à demander une armée républicaine, n’était même pas capable d’en éliminer les éléments monarchistes. Impuissant à satisfaire l’opinion troublée, elle laissait Noske résoudre le problème à sa manière, c’est-à-dire favoriser la réaction militariste.

A tant de difficultés s’ajoutait encore, vers la fin de décembre et au sein de l’Assemblée prussienne cette fois, un gros conflit entre le Centre et les socialistes au sujet de la composition des commissions scolaires. On voit ainsi dans quelle situation se trouvait, au début de 1920, la fameuse coalition. Aussi ses réflexions de fin d’année n’étaient-elles ni gaies, ni rassurantes. « Les idées nouvelles, disait la Frankfurter Zeitung, sont étouffées par les anciens préjugés, par la démoralisation générale, par la soif du gain, par tous les maux que la guerre a développés. » C’est que les idées nouvelles manquaient de vigueur et de clarté. Cette politique de compromis était débordée par les événements. Entre le danger de gauche et celui de droite, on risquait à tout instant de négliger l’un en combattant l’autre. Et, pour mettre un frein à la révolution menaçante, on préparait, non pas une milice républicaine, mais une armée réactionnaire, décidée à faire le jeu des partis de la droite.


III

Tandis que la coalition perdait peu à peu prestige et crédit, l’opposition se faisait plus précise et violente. Celle de gauche demeurait toutefois négative et laissait libre à celle de droite le champ de l’action positive.

Depuis longtemps, le socialisme indépendant se séparait toujours plus de la social-démocratie, qui perdait des partisans à son profit. Il avait tenu son premier congrès en mars 1919. Il en organisa un second en décembre, à Leipzig. Il définit à nouveau son programme et sa tactique. Car ce parti était de date relativement récente. C’est en août 1917 qu’il s’était constitué à Gotha. Et le radicalisme intransigeant dont il faisait preuve en décembre était, lui aussi, de fraîche origine. C’était pour la première fois qu’on parlait de rompre a jamais avec les majoritaires et d’affirmer avec énergie l’idéal révolutionnaire. Le parti n’avait pas toujours été aussi catégorique.

Le socialisme d’outre-Rhin avait, au moment de la guerre, cinquante années d’opportunisme. Dans l’Etat militaire et policier, son action n’avait été que parlementaire ou syndicale. A peine, vers 1905, les événements de Russie avaient-ils ému sa placidité. En 1914, il présentait ses masses organisées par une discipline qui imposait avant tout le payement régulier des cotisations, sa lourde armature bureaucratique, ses journaux et ses imprimeries et sa puissance financière. Et il s’engagera tout entier dans l’entreprise criminelle, derrière cette grande industrie et cette haute finance dont les ambitions flattaient ses espoirs secrets de lucre et de profit. On lui prêcha sans difficulté le droit de tenir, d’attendre la victoire finale. Mais de 1914 à 1916, on vit peu à peu grandir le nombre de ceux qui, prévoyant la catastrophe, protestaient contre la folie de la guerre. Dès octobre 1916 se forme, au sein de la social-démocratie, un parti d’opposition. Le conflit s’exaspère entre les deux fractions au cours de l’hiver 1916-1917 et, en avril 1917, le socialisme indépendant se reconstitue.

La révolution russe, qui éclatait au même moment, aurait pu le lancer dans les voies révolutionnaires. Mais, en 1917, l’impérialisme allemand conservait son prestige. Le jeune parti n’avait pas encore à se prononcer pour ou contre le réformisme. Il se contentait de combattre l’impérialisme, de protester contre les crédits de guerre. Jusqu’en novembre 1917, il aura contre lui la bourgeoisie, la social-démocratie et les syndicats. On l’accuse de trahir la patrie et c’est en vain qu’il s’oppose à la mobilisation civile. A partir de novembre, la proclamation de la république des Soviets, le soulèvement des travailleurs autrichiens et les grèves allemandes de janvier 1918 allument la première flamme révolutionnaire dans un parti qui ne comptait guère alors que 60 000 adhérents et n’avait que peu de ressources.

La révolution de novembre 1918 le mit au premier plan. C’est alors qu’éclate, au sein du parti, le conflit entre le réformisme et l’idéal révolutionnaire. Les uns veulent l’Assemblée Nationale, les autres le système des Conseils. La première tendance l’emporte et le parti essaye de s’unir au socialisme majoritaire. Mais les élections et les premiers travaux de l’Assemblée seront pour lui une déception. Toutefois, au Congrès de mars, il demandait simplement que le système des Conseils fit partie intégrante de la Constitution, n’affirmant qu’avec timidité la dictature du prolétariat.

C’est de mars à décembre 1919 qu’il sera poussé par les circonstances, en particulier par la loi sur les conseils d’exploitation, vers l’idéal révolutionnaire. Le Congrès de décembre mobilisait toutes les forces du parti. Au Congrès proprement dit s’ajoutait une « Conférence des Femmes, » tandis qu’à Halle, le 14 décembre, la jeunesse du parti tenait ses assises. Une sévère et minutieuse discipline réglait cette organisation. Les indépendants avaient beau adhérer à la 3e Internationale ; ils agissaient avec autant de calme et de méthode que les catholiques du Centre.

Ils dressaient le bilan de la première année de révolution. Ils constataient, de mars à décembre, le recul de cette révolution, les erreurs de tactique commises. Ils parlaient de grouper à nouveau les énergies en déroute. Comment préparer les élections de 1920 ? Comment résoudre le problème de l’Internationale ? Comment définir le rôle du parti ? Autant de troublantes questions. Les indépendants sentaient bien que la bourgeoisie reprenait le dessus, que la situation du prolétariat n’était plus celle de mars. La bourgeoisie tenait le Parlement, l’armée, l’administration. Elle essayait, de toutes ses forces, de consolider le régime capitaliste. Pourquoi conserver alors une méthode périmée et gaspiller les forces prolétariennes en des luttes isolées et sans résultat ? Mieux valait abandonner à leur sort le socialisme petit-bourgeois et le néo-syndicalisme utopiste. Mieux valait se placer résolument sur le terrain révolutionnaire, sans compromis aucun avec la bourgeoisie. « Nous sommes un million, s’écriaient les indépendants ; pourquoi ne pas constituer une force nouvelle, ayant sa tradition propre et ses fins particulières ? »

Ils dénonçaient en même temps, sans pitié, la réaction grandissante. Ils voyaient plus clair et parlaient plus haut que la coalition. La Freiheit nous renseignait admirablement sur les menées militaristes. Mieux que personne elle savait que les dirigeants de l’ancien régime avaient voulu la guerre ; que nombre de gens souhaitaient la restauration monarchique ; que la Commission d’enquête avait joué une vilaine comédie ; que les capitalistes mettaient leur fortune en sécurité, tout en sabotant la production ; que les agrariens menaçaient d’affamer le prolétariat et que le gouvernement s’effaçait de plus en plus devant la réaction à demi triomphante.

Donc, pas de compromission avec les majoritaires. On déclarait impossible la tentative d’union dont on avait parlé, en raison des menaces de réaction. D’autre part, le débat sur les rapports avec le communisme restait confus. Mais on affirmait l’idée révolutionnaire. Le rêve d’hégémonie allemande à jamais évanoui, c’est contre le capitalisme anglo-saxon victorieux qu’on voulait grouper les forces prolétariennes. Il fallait en finir aussi avec cette démocratie bourgeoise, qui régnait par les arrestations et les meurtres politiques, par la soldatesque de Noske, la censure et toutes sortes d’interdictions. On remplacerait brutalement l’Etat bourgeois par l’État prolétarien. Impossible d’arriver au socialisme par le parlementarisme ! On ne pouvait utiliser ce dernier que pour arracher le masque au gouvernement et aux partis majoritaires. Il fallait saboter la loi sur les conseils d’entreprise, fruit de marchandages ignobles, et la remplacer par la socialisation radicale, en vue de la révolution universelle. « Il nous faut, disaient encore les indépendants, des moyens actifs de révolution. Des impôts draconiens obligeront le capitalisme à constater sa propre ruine. Un savant système de conseils nous permettra de provoquer toutes les grèves voulues. »

De là à adhérer à la troisième internationale, il n’y avait qu’un pas. Cette affiliation, la gauche du parti la demandait. La droite se fût contentée de reconnaître les décisions de l’internationale genevoise, sans lier la direction du parti aux influences russes. Les deux fractions se mirent d’accord. On décida de rompre avec le réformisme et d’adhérer à l’internationale de Moscou, afin de réaliser la dictature du prolétariat et le système des Conseils. « Si les partis des autres pays, disait la résolution du Congrès, n’ont pas l’intention d’entrer avec nous dans l’internationale de Moscou, le parti indépendant allemand y entrera tout seul. »

Bel héroïsme, en vérité ! Mais la presse du parti se déclarait mécontente. De nombreux opportunistes regrettaient qu’on eût renoncé au réformisme. Hilferding avertissait le parti. « Les socialistes indépendants, disait-il, sont seuls à représenter le socialisme allemand. Le communisme et la social-démocratie sont en décadence. Mais évitons les formules toutes faites. N’oublions pas les réalités positives : les impôts, les conseils d’entreprise, les menées réactionnaires et les prochaines élections. Laissons là, pour l’instant, la dictature prolétarienne. La révolution universelle est plus lointaine que jamais ! Si les socialisiez avaient le pouvoir, pourraient-ils le conserver ? Ne sait-on pas que Haase l’a refusé, pour ne pas refaire l’expérience hongroise ? »

Sages paroles ! Les indépendants virent bien, en janvier, lors des manifestations contre la loi sur les conseils d’entreprise, ce qu’il leur en coûtait de vouloir recommencer la révolution ! D’octobre 1919 à mars 1920, ils avaient accentué leur intransigeance dogmatique. Ils avaient ainsi perdu le contact avec la réalité. Ils affaiblissaient la coalition gouvernementale, tout en justifiant les menées réactionnaires. Ils faisaient le jeu de la droite.


IV

Celle-ci pouvait donc se demander si son heure n’était pas venue. Elle avait eu son Congrès, elle aussi ! Le parti populaire avait siégé à Leipzig, en octobre 1919. Au même moment, le comité directeur du parti national-allemand tenait ses assises à Berlin. Toute la droite cherchait, dès l’automne, à fixer ses positions.

Le parti populaire constatait sa puissance croissante. Cinq fois plus de membres (500 000), depuis le Congrès d’Iéna ! Son chef, Stresemann, accusait ouvertement la bourgeoisie au pouvoir de favoriser le socialisme. Mais la question essentielle était de savoir si les deux partis de droite pouvaient fusionner. Les Nationaux-allemands avaient toujours considéré le parti populaire comme un allié. On parlait déjà d’un accord conclu. Toutefois, la majorité du parti populaire s’opposait à l’union et voulait que le programme du parti fût délimité à droite comme à gauche. Aussi, les Nationaux-allemands exerçaient-ils sur le parti la pression la plus violente. « Pourquoi, s’écriait la Kreuzzeitung, les deux partis ne s’allieraient-ils pas ? Les nationaux-allemands n’ont-ils pas défendu la liberté économique avec autant de vigueur que le parti populaire ? Stresemann a indiqué lui-même que toute la droite devait faire front contre le socialisme. » Au même moment, de nombreux transfuges quittaient le parti démocrate pour entrer dans le parti populaire et la majorité bourgeoise évoluait vers la droite.

Malgré ces invites, le parti populaire décida de garder son indépendance. Mais il se rapprochait nettement des nationaux-allemands. Il déclarait la guerre aux démocrates en raison de leur alliance avec le socialisme. Après avoir jusqu’alors reconnu la « république bourgeoise, » il admettait le principe monarchiste. La tactique de Stresemann était claire. Se croyant sûr de l’avenir, il se voyait déjà porté par les événements sans être obligé de s’engager dans le sillage des nationaux-allemands. Il attaquait la coalition gouvernementale, mais sans trop s’aventurer à droite. Il admettait la monarchie sans prendre la responsabilité d’une agitation réelle en sa faveur. Il se préparait à toute éventualité, coup d’Etat ou participation au pouvoir. Or, dans son parti, il y avait la majorité de l’intelligence allemande : professeurs, magistrats et grands industriels. Ceux-ci avaient tous des liens étroits avec le passé dont ils faisaient l’apologie, tout en critiquant le régime actuel. Ils étaient tous prêts à favoriser la restauration de cette monarchie qu’ils avaient tant aimée et qui d’ailleurs avait si bien travaillé pour eux. Le parti pouvait donc se livrer à une imposante manifestation en faveur des territoires occupés, attirer à lui les forces paysannes et l’Union des Agriculteurs, envoyer une adresse aux « Alsaciens-Lorrains » et un télégramme à Hindenburg, en lui disant que, « s’il y avait eu Leipzig après Tilsitt, il y aurait une victoire allemande après le traité de Versailles. »

Les nationaux-allemands jubilaient. Mais certains démocrates fondaient aussi leur espoir sur Stresemann. Ils se demandaient s’il ne serait pas un jour possible de jeter la social-démocratie par-dessus bord et de former ainsi une majorité bourgeoise avec le Centre, les démocrates, le parti populaire et peut-être une fraction des nationaux-allemands.

Pouvait-on utiliser l’esprit anti-révolutionnaire de la bourgeoisie sans tomber dans l’antisémitisme conservateur ? On ferait alors une restauration qui, loin de ramener les dynasties déchues et de compromettre l’unité allemande, donnerait à l’Allemagne une sorte de monarchie constitutionnelle. Regardant vers la droite, certains démocrates s’étonnaient que Stresemann eût tenu des propos si durs à l’égard de leur parti.

On augurait donc bien de l’avenir. Les Hamburger Nachricnten du 22 octobre déclaraient que le Congrès avait fait du bon travail ; que la bourgeoisie allemande avait raison de rompre avec les démocrates trop indulgents à l’égard du socialisme ; que le parti défendait les principes auxquels il demeurait fidèle depuis soixante ans ; que le socialisme commençait à douter de lui-même et qu’enfin les deux partis de droite, sans avoir besoin de fusionner, constituaient une « Droite nationale » capable de relever l’Allemagne de ses ruines.

Mais il fallait d’abord discréditer le régime actuel. Lors de la proposition prussienne concernant l’unité allemande, la droite se montra méfiante et sceptique. De quelle Prusse s’agissait-il ? Dans quel sens voulait-on réaliser l’unité ? N’était-ce pas pour démembrer la Prusse d’aujourd’hui ? On entendait travailler pour la véritable unité allemande, fondée sur le « sentiment national, » pour la Prusse intégrale, seule capable d’en maintenir la tradition ! On prévoyait d’ailleurs que le projet, déchaînant tous les particularismes, échouerait fatalement. « Ne touchez pas à la Prusse, s’écriait-on ; car vous ne rayerez pas de l’histoire les services qu’elle a rendus. Elle seule peut reforger l’épée de la résurrection nationale. C’est la maudite révolution qui favorise le particularisme. Démembrera-t-on la Prusse quand, à l’Ouest et dans le Sud, s’affirment les tendances centrifuges ? » Au moment où l’idée d’une simple décentralisation administrative en Prusse se fait jour, la Droite se félicite de voir abandonnée la thèse du démembrement. Et le Tag rouge de démontrer au Hanovre qu’il a tout intérêt à rester, dans le cadre prussien, que seul un territoire aussi vaste que la Prusse peut refaire la grandeur politique et économique de l’Allemagne. Mais la Droite ne cache pas son inquiétude. Elle suit les événements du Hanovre et du Rhin. Elle voit la Bavière installer son ambassadeur particulier auprès du Vatican et réclamer une certaine autonomie pour ses chemins de fer. Nul doute que cette inquiétude ait été un des facteurs essentiels de l’agitation réactionnaire qui a précédé le coup d’État.

En matière financière campagne contre la centralisation et le programme d’Erzberger. On défend l’unité à la prussienne et, en même temps, l’autonomie financière des États et des communes. C’est logique. Car on pouvait craindre que le système d’Erzberger n’accentuât le mouvement particulariste. Si le parti populaire n’était pas aussi intransigeant que son allié sur la question de la centralisation, les deux partis de droite s’accordaient à prendre la défense de la propriété privée. « Erzberger, s’écrie-t-on au moment où les grandes banques protestent contre l’impôt sur le capital, Erzberger mène l’Allemagne à sa ruine. Le travail des commissions se substitue à celui de l’Assemblée nationale ; c’en est fait du parlementarisme sain. La tyrannie socialiste broie la classe moyenne. Où l’Allemagne prendra-t-elle l’argent pour payer les Alliés ? Ne devrait-on pas commencer par diminuer les salaires ? » Vers la fin de décembre, le vote de l’impôt sur le capital et l’échec de l’emprunt provoquent de nouvelles attaques. « Nous courons à l’abîme, » dit la Kreuzzeitung du 16 décembre. Au début de février, Hirchfeld tente d’assassiner Erzberger. La droite blâme ce jeune fou et flétrit l’assassinat politique. Mais comment ne pas comprendre, ajoute-t-elle, la douleur de ce jeune homme devant les malheurs de sa patrie ? Laissons vivre Erzberger et tuons-le « moralement. » Qu’Erzberger, à la suite du scandale que l’on sait, démissionne, et ce sera une explosion de joie. « Comment le ministère soutiendrait-il ce brasseur d’affaires politicien, compromis et compromettant, dont les fraudes induiront l’Entente en méfiance et la pousseront à nous demander une indemnité plus forte ? » Et l’on ne manquait pas de dire que la disparition d’Erzberger rapprocherait le Centre de la Droite.

En ce qui concerne les conseils d’entreprise, la Droite mettait en évidence le conflit entre socialistes et démocrates. « Les démocrates, disait-on, seront obligés de faire des concessions aux socialistes pour demeurer au pouvoir. Or, nous savons bien quelle législation sociale veulent nous imposer les socialistes, au moment même où le bolchévisme russe fait machine en arrière et supprime les conseils d’entreprise ! La loi sera le signal d’un gaspillage économique sans précédent. Comment ne pas voir les bases de ce parlementarisme qui oblige les partis, pour de simples raisons tactiques, à trahir leurs principes essentiels ? Le parti démocrate comprend beaucoup de patrons et beaucoup d’ouvriers. Il donnerait volontiers raison aux patrons. Mais il veut éviter de rompre avec le socialisme. Ne voyez-vous pas que la loi sème l’agitation dans le monde économique et politique ? » Quand la loi sera votée, on dira qu’il faut absolument de nouvelles élections, une nouvelle Constituante ; que le vote a été une comédie et une duperie ; que tout s’est passé dans les coulisses. Après les incidents de Berlin, on montrera à la coalition qu’elle sait à quoi elle s’expose en radicalisant, par crainte du prolétariat, les entreprises et les exploitations.

Si la Droite nationale faisait ainsi preuve, dans l’opposition, d’une réelle unité de vues, elle n’était cependant pas parfaitement unie. Des divergences subsistaient entre les deux partis. Quand, vers le milieu de janvier, le député von Graese proposera leur fusion, il apparaîtra que cette fusion était aussi impossible qu’en octobre. Le parti populaire n’avait pas, sur l’unité allemande et l’antisémitisme, les mêmes opinions que les nationaux-allemands. Placé entre la coalition et l’extrême droite, il ne voulait pas rompre avec la première et s’y ménageait une porte d’entrée. Mais ces divergences n’empêchaient pas la Droite nationale da faire front contre le régime, d’agir sur les démocrates et le Centre, que les conséquences fatales de leur alliance avec le socialisme inquiétaient de plus en plus.

Protégée par ce travail de critique, l’agitation militariste grandissait. Au début d’octobre, Noske avait persuadé sans peine aux socialistes que la contre-révolution n’était pas à craindre. « Noske, disaient alors les Hamburger Nachrichten, est le plus intelligent des socialistes allemands. Il montre aux camarades comment on gouverne. Ne serait-ce pas favoriser la réaction, d’ailleurs, que de laisser les officiers sans emploi ? » Au moment même où triomphait ainsi la cause de Noske, la jeunesse nationaliste se faisait toujours plus remuante. « Elle a, disait-on, un sentiment de victoire, malgré la défaite extérieure. Fichte est son Dieu ; les Discours à la Nation allemande lui servent de Bible. » La Conférence des Étudiants chrétiens, l’Union des Associations de la jeunesse, autant de symptômes rassurants ! Cette précieuse jeunesse, ne fallait-il pas la conserver avec soin pour l’avenir ?

En octobre, ce sera la question des troupes de la Baltique. La droite ne veut pas qu’on « calomnie » ces troupes. « Nous avons là, dit-elle, non une soldatesque brutale, mais une force régulière qui purifie les pays baltiques du bolchévisme. Qu’elle reste là ou se joigne aux troupes russes de la contre-révolution, il s’agit toujours de combat Ire les Soviets. Pourquoi rappeler von der Goltz ? Le gouvernement allemand sera-t-il éternellement à genoux devant l’Entente ? Nos troupes n’ont-elles pas le droit de demeurer en Courlande ? Va-t-on les chasser, pour récompenser la purification accomplie ? L’Angleterre s’en débarrasserait-elle ainsi, après les avoir utilisées ? Ecoutera-t-on ces socialistes majoritaires, qui font de la surenchère électorale et essaient de crier plus fort que les socialistes indépendants ? Allez-vous détruire l’élite de l’armée allemande ? Noske serait-il ingrat à l’égard de ces officiers et de ces soldats qui lui ont rendu tant de services ? » Et Otto Hoetzseh, dans la Kreuzzeitung du 15 octobre, remarquera que de bonnes relations s’établiront entre Allemagne et Russie, à condition toutefois que l’Allemagne maintienne ses troupes en Livonie et en Lithuanie.

On voulait, en outre, une Reichswehr solide. On félicite le député von Graese d’avoir, avec son énergie accoutumée, demandé ses comptes à Noske, à Noske, l’Homme-Janus, qui fait une politique à double face singulièrement dangereuse pour l’Allemagne. « Voyez, s’écrie-t-on, l’attitude lamentable de la coalition majoritaire ! Les socialistes s’agitent en vain. Quant au Centre et aux démocrates, ils se taisent, dès que la droite veut parler de l’armée. »

Les débats de la Commission d’Enquête fournissent à la droite le prétexte d’une agitation nouvelle en faveur du militarisme. « La coalition, dit-elle, veut prolonger son existence. La République allemande se hâte d’imiter les démocraties occidentales qui avaient eu, jusqu’ici, le privilège des scandales et des procès retentissants. La belle conquête révolutionnaire, que de pouvoir laver son linge sale en famille ! Les déclarations de Bethmann-Hollweg ne montrent-elles pas que notre politique intérieure a été la cause de la défaite ? N’a-t-il pas criminellement hésité entre l’énergique volonté du G. Q. G. et une opinion publique flottante ou désorientée ? La politique allemande n’a pas été à la hauteur des chefs militaires. Elle a gâché leur œuvre admirable. » Et c’est ainsi que ces attaques contre Bethmann aboutissent à une apologie du militarisme.

L’anniversaire de la Révolution en novembre, les réflexions de fin d’année, la ratification de la paix, autant d’occasions à saisir. « Le bilan de cette première année de nouveau régime, c’est la ruine. Nous avons besoin d’un chef, d’un Moïse, d’un idéal national. L’Europe est en morceaux ; l’ancienne armée a vécu. L’Allemagne n’est plus qu’une salle de danse et un enfer de jeu. L’année 1919 comptera comme la plus lugubre de l’histoire allemande. — Mais, ajoute-t-on, l’opposition monarchiste est bien résolue à ne pas désarmer. Attendez que la décomposition sociale ait atteint nos ennemis et vous verrez l’Allemagne ressusciter, plus forte que jamais ! C’est nous, les vainqueurs ! C’est nous qui avons brisé l’élan du slavisme en marche contre l’Europe occidentale ! C’est nous qui avons vaincu, dans toutes les batailles, les Français, les Anglais, les Roumains et les Italiens ! Prenez-y garde, l’esprit de Potsdam vit encore ! »

En janvier et février, la question de l’extradition vient encore alimenter cette préparation de l’opinion publique. La réaction utilise admirablement le conflit. Elle conseille à l’Allemagne de suivre l’exemple de la Hollande qui défend son « honneur national » en refusant de livrer Guillaume II. Elle insinue que l’Entente se disloque peu à peu et qu’un refus net de l’Allemagne achèvera de la démembrer. En même temps, le comte Westarp annonce, « de source sûre, » qu’une offensive bolchéviste aura lieu au printemps, que l’Allemagne va devenir, comme pendant la guerre de Trente ans, le champ de bataille de l’Europe entière. Raison de plus pour défendre l’armée !

Ce sera enfin la campagne de mars pour la dissolution de l’Assemblée nationale, les élections à brève échéance, l’élection du Président par le peuple. Ou salue alors la candidature d’Hindenburg. « Son nom, dira le comte Westarp dans le Kreuzzeitung du 7 mars, remplit de confiance le peuple allemand et son élection montrera à tous que nous ne sommes pas des ingrats, que nous n’oublions pas les incomparables exploits de notre armée, que notre orgueil national n’est pas éteint. »

Victorieux dans le procès Helfferich-Erzberger et dans la question de l’extradition, soutenus par la jeunesse universitaire, par l’armée, par une notable fraction du parti démocrate et du Centre, les partis de droite croiront, en mars, le moment venu de mettre fin au régime actuel et de disloquer la majorité gouvernementale. Ils l’accusent de vouloir durer contre le vœu populaire, contre les principes du parlementarisme lui-même. De là ce paradoxe qu’à la veille du coup d’Etat, la droite Invoque, contre le régime à démolir et à remplacer par la monarchie, les « principes de la démocratie ! »

C’est au nom de la « volonté nationale du peuple allemand » que ces partis veulent rétablir l’ancien régime. Sans doute, ils sauront dégager leur responsabilité au moment de l’insuccès notoire. Il n’en est pas moins vrai que le coup d’État a été le résultat, non seulement de l’organisai ion civile préparée par Kapp et de l’organisation militaire préparée par Ludendorff ou le colonel Bauer, mais encore de toute la propagande, si habilement conduite, des partis de droite. C’est eux qui ont créé l’atmosphère favorable. Peut-être leurs éléments modérés ne surent-ils pas ce qui se passait ; mais leurs chefs les plus actifs, Stresemann pour le parti populaire, Graese, Schiele et Westarp pour les nationaux-allemands, ont travaillé à l’organisation du Putsch militaire. Nous savons qu’il y eut, le 4 mars, une conférence entre von Luttwittz et les représentants des partis de droite. Et l’appel que Stresemann a lancé en plein Putsch nous rendra à jamais sceptiques et méfiants à l’égard des tendances de son parti.

Ce retour offensif du militarisme prussien était à prévoir. Ce qui le rendait probable, c’était une république sans républicains, c’était la violence même de l’agitation réactionnaire. Ce coup d’Etat n’en était pas moins une formidable erreur. Comme le disait Auguste Muller, dans les Sozialistische Monatshefte du 12 avril, ce fut un acte de pure et de lamentable sottise. Mais la pire folie de ces militaires, du colonel Bauer en particulier, fut de croire que les travailleurs soutiendraient pareille tentative. Ce sont eux qui, au contraire, l’ont étouffée dans l’œuf. Le gouvernement Kapp-Luttwitz ne pouvait durer que quelques jours. Et pourtant, si éphémère qu’ait été le Putsch, ses conséquences devaient être importantes sur l’évolution intérieure de l’Allemagne du 13 mars aux élections de juin.


EDMOND VERMEIL.

  1. Voyez la Revue du 15 juillet.