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L’Alsace pendant la guerre - Journal d’un artiste alsacien/04

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Charles Spindler
L’Alsace pendant la guerre - Journal d’un artiste alsacien
Revue des Deux Mondes7e période, tome 15 (p. 326-341).
L’ALSACE PENDANT LA GUERRE
JOURNAL D’UN ARTISTE ALSACIEN

IV[1]
LES FRANÇAIS EN ALSACE


LE DÉPART DES ALLEMANDS

11 novembre. — Les événements se pressent avec une rapidité telle que j’ai de la peine à noter mes impressions. Ce matin, notre sous-officier arrive à cheval, il est botté et astiqué comme pour une revue mais n’a plus ni cocarde ni épaulettes. Il est venu pour nous faire ses adieux. « Je ne vois pas du tout la nécessité de rester plus longtemps ici : je rentre tout droit à la maison. » Il est de Saint-Ingbert près de Sarrebrück. « Et votre cheval, qu’en faites-vous ? — Je l’emmène, parbleu ! C’est mon butin de guerre. — Et vos hommes ? — Ils feront ce qu’ils voudront. Je m’en f... ! » Ce n’est pas plus difficile que cela ! Et depuis des mois il y a des bureaux qui n’ont été occupés que de cette question de la démobilisation ! Puis il enfourche son cheval et part au trot sous les regards ahuris de ses hommes. Abandonnés à eux-mêmes, ces derniers n’ont pas l’air de savoir ce qu’ils doivent faire : on les voit errer toute la journée, les mains dans les poches sans qu’ils puissent se décider à suivre l’exemple de leur chef. Cependant la bonne est revenue de Bœrsch avec toute espèce de nouvelles : « Les Français sont déjà à Metz et à Sarrebourg. » Partout au village on crie : Vive la France ! et on arbore les drapeaux tricolores. Le journal donne un résumé des conditions de l’armistice : elles sont raides, comme on s’y attendait du reste, mais je vois qu’on laisse aux Allemands quinze jours pour évacuer le pays. Ils ne sont donc pas si près d’arriver...


13 novembre. — L’appariteur publie le nouvel arrêté du Soldatenrath : il est défendu d’arborer la cocarde française, de pavoiser les maisons. Les gens qui écoutent, paraissent ahuris, et disent : « Soldatenrath ? Qu’est-ce que cette fumisterie ? »


14 novembre. — Jeanne a été aujourd’hui à Obernai. Lee fonctionnaires allemands se sont décidés à attendre tranquillement l’arrivée des Français, les professeurs reprendront leurs cours, et le collège, qui était fermé depuis la révolution du 10 novembre, va rouvrir ses portes. La garnison d’Obernai attend d’une heure à l’autre un ordre de retraite ; les officiers n’ont plus d’autre insigne qu’un petit ruban rouge qu’ils portent au col ; leur autorité est à peu près nulle, c’est à peine si les soldats les saluent dans la rue.

Fini, le militarisme prussien !

Et le voilà arrivé, le moment que l’on appelait depuis si longtemps de tous ses vœux. La satisfaction qu’on éprouve de la déconfiture des Allemands ne saurait plus longtemps calmer l’impatience des patriotes, qui trouvent que les Français tardent trop à venir.


15 novembre. — Nos garnisaires nous ont quittés. Partout on nettoie les maisons du haut en bas pour effacer leurs traces. Paulot et moi nous montons à Saint-Jacques. A l’entrée de la forêt gisent toujours les troncs d’arbres qu’on avait abattus en 1914 pour barrer le passage aux Français. Ils n’auront pas besoin de les enlever pour se frayer la voie : ils entreront à Strasbourg die händ in die hosesäck, les mains dans les poches, comme le prédisaient nos paysans. Au retour, nous croisons à la bifurcation de la route de Klingenthal un long convoi de voitures escorté par une compagnie de soldats allemands : c’est l’évacuation du front. Ils avancent péniblement dans l’obscurité et l’on n’entend que le grincement d’essieux mal graissés...


16 novembre. — Vers quatre heures, un cliquetis de ferraille attire notre attention : nous montons sur la terrasse et nous apercevons sur la route une caravane de voitures sur lesquelles flottent de petits fanions rouges : c’est le défilé des derniers Allemands qui vont dans la direction du Rhin. À ce moment, notre voisin, qui pendant toute la guerre n’avait cessé de nous dénoncer, est pris de rage et nous fait un pied de nez : ce que voyant les enfants applaudissent à tour de bras. Les soldats allemands, s’imaginant sans doute que nous manifestons ainsi la joie que nous éprouvons de leur départ, se retournent sans mot dire et nous jettent un regard de bêtes traquées. Ils doivent être habitués à ce genre de manifestations : mon ami Barthe Franzel, un ancien voltigeur, qui habite une petite maison à l’entrée de Bœrsch, est toute la journée aux aguets pour leur envoyer au passage des phrases de ce genre : « Dites donc, comment avez-vous trouvé Paris ?… Vous a-t-on assez bien régalés ? etc… »


17 novembre. — Cette nuit, les derniers Boches ont cantonné à Bœrsch. Au coup de midi, ils devront avoir évacué le Sperrgebiet. Toute la journée d’hier et une partie de la matinée, le défilé n’a pas arrêté. Il y avait des buffles, des vaches, des mulets, des voitures chargées de bric à brac, tout le butin qu’ils avaient râflé pendant quatre ans du Caucase à la Marne. Quelques soldats avaient des accordéons sur lesquels ils jouaient l’air populaire :


Muss i denn, muss i denn zum Städele hinaus !


« Faut-il donc, faut-il donc que je quitte la petite ville ! »

L’officier qui a passé la nuit chez Tante, lui a dit que les Français étaient sur leurs talons. Le même officier rencontra ma femme et ma belle-sœur qui se rendaient à la messe et avait paru interloqué quand elles avaient répondu à un Guten Tag par un : « Bonjour, monsieur ! » Alors elles lui avaient ri au nez en disant : « Iawohl, c’est maintenant bonjour, et personne ne pourra plus nous le défendre. » Quelques soldats parlent déjà de revanche, mais le plus grand nombre paraît n’avoir qu’un désir, celui de revoir le foyer.

Avant le sermon, le curé a publié qu’avant midi la contrée serait délivrée de ses oppresseurs.

Au coup de midi, une salve d’artillerie partie du fort de Mutzig nous apprend que les Français ont pris possession de la Feste Wilhelm !

Aussitôt c’est un branle-bas général. En un clin d’œil les drapeaux français, belges, anglais, américains flottent à toutes les fenêtres, et j’ai un moment d’émotion lorsqu’on hisse sur la tour l’immense drapeau dans les plis duquel le vent s’engouffre aussitôt en faisant claquer l’étoffe. Nous voilà Français et pour toujours !


ILS ARRIVENT ! — LES HUSSARDS A OBERNAI

De nombreux témoins ont déjà raconté l’entrée des troupes françaises en Alsace. Les lecteurs de la Revue se rappellent les pages ardentes et colorées où M. Louis Madelin a donné la chronique de ces journées triomphales. Ces récits exprimaient la poignante émotion de nos officiers et de nos soldats. Nous allons ici en trouver la contrepartie, le spectacle vu par un Alsacien d’abord à Obernai, puis à Strasbourg.


18 novembre. — Malgré le temps froid qui s’obstine à demeurer gris, la nature est en fête ; les marronniers jaunis, les bouleaux tout dorés semblent avoir recueilli le dernier rayon du soleil d’automne. En passant, nous remarquons les débris noircis des feux que les honveds allumaient le soir, sur le bord des routes, pour y cuire les pommes de terre volées dans les champs, complément souvent nécessaire de leur trop maigre pitance. Mais qui pense encore à eux ? ... Nous entrons dans la petite ville. Jolie en tout temps avec ses rues étroites, ses maisons à hauts pignons gothiques, son hôtel de ville à balcons ajourés, son clocher à échauguettes, elle porte plus coquettement qu’une autre son décor improvisé. La population a revêtu ses habits de fête, les visages sont épanouis ; un vent de fraternité passe dans l’air, qui rapproche toutes les classes dans une commune allégresse. Beaucoup de jeunes filles ont tiré des armoires de leurs aïeules le seyant costume d’Obernai : coiffe d’or autour de laquelle s’épanouit en soleil une fine dentelle gaufrée ; d’autres, venues des villages environnants, se sont parées du nœud rouge ou fleuri ou bien du nœud noir national, qui a cessé d’être un emblème de deuil depuis que la cocarde tricolore l’égaie.

Nous montons à la mairie dont les balcons sont bondés de spectateurs. Dans la grande, salle aux boiseries à panneaux peints du XVIe siècle, nous saluons avec émotion le premier officier français ; il nous apparaît comme le signe tangible de notre délivrance. Mon nom ne lui est pas inconnu, me dit-il ; il a vu de mes œuvres chez M. Jaquel, le fabricant de Nazwiller, où ils ont passé la nuit. La troupe, un escadron de hussards, a quitté ce village le matin à quatre heures et devrait depuis longtemps être ici. Tout à coup on l’appelle au téléphone, et il en revient en nous annonçant qu’il faut encore patienter une heure et demie.

Nous avons attendu quarante-sept ans, nous saurons encore attendre une heure !

Nous acceptons l’invitation que nous fait notre ami, le père Weissenburger, de monter chez lui. En traversant la ville, nous admirons tout à loisir son joli pavoisement. Le temps gris et la neige fondue assombrissent les vieux toits, mais ce n’est que pour faire ressortir plus vivement l’éclat des trois couleurs. Pas une fenêtre qui n’ait son drapeau, et quand on sait les difficultés qu’il y eut à se procurer le moindre bout d’étoffe, il faut admirer l’ingéniosité et le patriotisme de ces braves gens, d’autant plus que les événements ont marché avec une rapidité telle que toute cette décoration a dû être improvisée en quelques jours.

Nous nous trouvons bientôt tous réunis dans l’hospitalière salle à manger de papa Weissenburger. Ces demoiselles, dans leurs costumes un peu légers, ont pris froid, puis le dîner a été avalé à la hâte, et la longue attente a aiguisé l’appétit : une bonne tasse de café, accompagnée du petit verre de rigueur, est accueillie avec empressement.

A ce moment de son récit, les cloches, se mettant à sonner h toute volée, nous annoncent que les Français sont en vue : tout le monde se précipite dans la rue ; le temps de voir disparaitre les deux gendarmes allemands, ombres fuyantes d’un régime à jamais aboli, et nous courons vers la route de Bischofsheim d’où doivent déboucher les troupes.

Sur le balcon de Madame B..., quelques-unes de ses amies entourent des officiers français venus ce matin ; un peu plus loin, Madame G..., la femme du juge de paix allemand, exhibe triomphalement son poupard, et nous nous étonnons du manque de réserve de cette personne qui, il y a quelques mois à peine, dénonçait les gens pour un bonjour ou un bonsoir dit en français... Mais tout le monde est trop occupé de ce qui va venir... Nous sommes dépassés par la municipalité : le vieux drapeau de 1864 ouvre la marche du cortège des vétérans de 1870, dont le doyen, mon ami Schmidt-Nandel, à cheval, enguirlandé et enrubanné comme un jeune conscrit, représente bien l’immuable attachement de la race alsacienne par l’expression de son masque énergique aux traits anguleux. La figure rasée, le nez en bec d’aigle, le menton fendant, il est coiffé d’un chapeau haut de forme, orné de longs rubans tricolores qui flottent au vent. Mais ce qui attire surtout l’attention, c’est une espèce de banderole portée en écharpe, et qui n’est autre chose qu’un chapelet de lanternes vénitiennes rouges, bleues et blanches pliées en forme de crachat d’un effet prestigieux. Vient ensuite, juché sur un petit cheval, un charmant gosse, habillé en spahi, la chéchia rouge crânement rejetée sous la nuque. Ces personnages sont entourés par un flot de populo et précédés par des farandoles d’Alsaciennes qui, se donnant la main, prennent toute la largeur de la rue : leurs attifements un peu carnavalesques égayent de leurs couleurs rouges et bleues la sombre tâche des habits noirs et des gibus de forme antédiluvienne qui recouvrent les chefs des graves bourgeois de la ville. En regard de ces redingotes solennelles mon simple veston bleu me fait un peu honte.

Cependant le cortège officiel vient de tourner le coin et avance vivement aux sons de la Marseillaise. Je n’ai pas le loisir de le passer en revue, car déjà on entend de toutes parts des cris : Sie kommen, sie kommen ! Ils viennent ! et déjà la foule entoure des cyclistes militaires qui, casque en tête, et le front baigné de sueur, sautent vivement en bas de leurs bécanes. Je sens une émotion me serrer le cœur. Une commotion électrique vient de traverser la foule au moment où apparaît, comme un nuage au-dessus des têtes, ce fameux bleu horizon, tant cité dans les livres de guerre et que nous n’avons jamais vu ! Parbleu ! ce sont eux ! Deux officiers à cheval précèdent, coiffés du casque plat, ce casque que, sur les photos, je trouvais un peu donquichottesque. Pas du tout ! II est très seyant et très crâne. Graves et émus, les deux officiers saluent de leur épée le vieux drapeau tricolore que la ville d’Obernai a précieusement conservé, en dépit des règlements.

Le cortège a fait volte-face et s’est remis en mouvement, suivi par l’escadron du 13e hussards. L’enthousiasme de la foule touche au délire : on serre les mains des hussards qui, l’air bon enfant, se prêtent à toutes les fantaisies et attachent à leurs capotes les bouquets qu’on leur jette ; déjà l’un ou l’autre a hissé un bambin sur sa selle. Mon ami Schultz-Wettel, le peintre, que je retrouve au milieu de la foule, me fait remarquer le pittoresque de l’ajustement ; les bidons, les musettes, les ceinturons, le harnachement, tout a un cachet imprévu et personnel qui met une grande variété dans l’uniforme. « Et regardez-moi ces types. Quels gaillards ! Tous solides et vigoureux ! Tenez, là, le noir ! A-t-il l’air crâne avec son profil de Romain ! c’est ça qui vous change des Boches ! » Et chacun dans cette foule éprouve un sentiment de fierté à voir que la réalité est bien au-dessus de l’idée qu’on se faisait de l’armée française. Nous avait-on assez rebattu les oreilles de la décadence de la race ! Je voudrais les voir ici tous ces écrivailleurs, pour entendre leurs réflexions.

Nous nous tenons aux côtés de l’officier et lui demandons ce qu’il pense de cet accueil. Il est ému aux larmes. « Les heures, dit-il, que nous avons vécues depuis ce matin sont inoubliables. De village en village, l’enthousiasme a été en augmentant. A Dorlisheim, les gens ne voulaient plus nous laisser partir. Pour nous forcer à nous arrêter, ils jetaient des pétards dans les jambes de nos chevaux. C’est ce qui vous explique pourquoi nous arrivons si tard. »

Le spectacle est plus impressionnant encore à la tombée du soir. Lorsque, au tournant du pont, le cortège s’enfonce dans la vieille rue tortueuse, illuminée d’innombrables drapeaux et de banderoles tricolores, lorsque les cloches du Kappelthurm lancent les volées de leurs sons graves et majestueux dans le cliquetis des armes, lorsque de toutes les fenêtres d’innombrables bouquets viennent s’abattre sur les soldats, que ceux-ci cueillent adroitement au passage, c’est un immense cri de « Vive la France ! » qui jaillit spontanément de toutes les poitrines.

On débouche sur la place de l’Hôtel de Ville : les hussards se déploient en deux rangs sur toute la largeur de la place et écoutent, figés sur leurs chevaux, la Marseillaise qu’exécute la fanfare municipale. Nous chantons avec force pour soutenir la bonne volonté de la foule qui, si elle sait la mélodie, n’a pas encore eu le temps d’apprendre les paroles. Puis voyant Odile Weissenburger nous faire signe de la rejoindre sur le balcon de la mairie, nous y montons. On a remisé là les drapeaux allemands qui flottaient naguère pour fêter la victoire du Skager-Rack et la prise de Montdidier. De fouler aux pieds ces emblèmes de la puissance allemande au moment où s’avère la défaite germanique, ne laisse pas que d’éveiller en moi certaines réflexions philosophiques. Il me semble que chaque minute met un siècle entre nous et cette époque.

Dans la grande salle des fêtes, Vonville et quelques messieurs sont très occupés à déboucher le vin d’honneur offert par le propriétaire du clos Sainte-Odile aux officiers et soldats. Les tables joliment décorées sont chargées d’assiettes de Kugelhof et de pâtisseries. Tout à coup, un remous se produit sur la place. Les hussards ont sauté en bas de leurs montures, et leur place a été aussitôt prise par autant de gamins qui se tiennent fièrement en selle, quelques-uns coiffés déjà du calot des soldats.

Nous nous portons avec la foule vers l’église : les portails largement ouverts font des trous noirs où s’engouffrent poilus et fidèles. L’organiste a tiré tous ses registres, et s’efforce d’être à la hauteur des circonstances. Lorsque nous entrons, il entonne le Te Deum, ces trois notes que je ne puis entendre sans sentir un frisson me courir sur la peau…

Après le discours du recteur, nous dévalons rapidement vers l’Hôtel-de-Ville pour y pénétrer avant l’envahissement de la foule. Mais, arrivés dans la salle des fêtes brillamment éclairée, il faut attendre encore un bon moment, car M. le curé a tenu à mener nos libérateurs au monument des héros de 1870. Enfin la partie solennelle du programme est expédiée. Par la grande porte ouverte à deux battants se déverse un flot incessant d’officiers, de poilus, tous pilotés par des Alsaciennes ; c’est à qui leur offrira à boire, et bientôt un gai brouhaha emplit la salle. Les officiers, aussi bien que les simples poilus, se font remarquer par leurs bonnes manières et leur retenue, et Dieu sait si nos Alsaciennes, dans la spontanéité de la joie, leur font des avances ! Ces demoiselles sont obligées d’insister fortement pour faire accepter par leurs poilus une deuxième rasade. Les Boches n’y mettaient pas autant de discrétion, et je me rappelle certain vin d’honneur offert aux artistes des pays du Rhin lors de notre visite à Kaysersberg, où, au bout de vingt minutes, il y avait déjà quelques victimes sur le carreau. Je trinque de tous côtés, la plupart de ces messieurs sont Bretons, et ils ne peuvent assez dire leur étonnement de retrouver dans ce petit coin d’Alsace, dont hier encore ils ignoraient le nom, des gens qui sentent et qui pensent exactement comme eux.

Cependant je vois le père Weissenburger monter sur une table et imposer silence à l’assistance. Son air vénérable, une certaine dignité de gestes, la conviction qui l’anime, font impression. Il a demandé la parole pour rappeler le souvenir de Mgr Freppel qui, dans son testament, a légué son cœur à la ville d’Obernai où il devra reposer quand elle sera redevenue terre française : puis, après avoir évoqué la figure de Mgr Caspar, enfant d’Obernai, notre ami en arrive à un vivant, son filleul, le père Umbricht. A peine a-t-il prononcé ce nom qu’aussitôt officiers et poilus battent des mains, et de partout s’élève le cri : « Vive Umbricht ! » et chacun de nous raconter un acte de dévouement et de bravoure de ce vrai fils d’Alsace.

La popularité du père Weissenburger se trouve considérablement augmentée, depuis qu’on sait qu’il est apparenté au prêtre le plus populaire de l’armée. Pour nous, la soirée très avancée nous oblige à songer au retour, non sans envier quelque peu les habitants d’Obernai, qui, ce soir, auront le bonheur d’abriter sous leur toit un ou plusieurs de ces héros qui, par leur bravoure et leur endurance, nous ont délivrés du joug allemand.

Tout en cheminant le long de l’Ehn, nous nous remémorons les incidents de cette journée : on est tout à la joie, tout au bonheur. Le couvent de Sainte-Odile a tenu à faire voir qu’il fête avec nous le triomphe de la France. Ses fenêtres sont illuminées. A l’horizon, au-dessus de la silhouette des Vosges, des feux bleus, blancs, rouges, montent vers le ciel. Après avoir longuement contemplé ce feu d’artifice grandiose, nous hâtons le pas pour apprendre si, par hasard, les Français n’étaient pas venus en notre absence à Saint-Léonard.

Ils y étaient venus en effet, ou plutôt à Bœrsch. Marie-Jeanne et Paulot qui sont absolument emballés, tiennent à les y retrouver, et ils entraînent tout le monde. Quant à moi, je ne veux pas gâter l’impression de la belle réception d’Obernai, puis j’ai hâte de développer mes photos : je les laisse donc partir. Tandis que, resté seul au logis, je suis enfermé dans la chambre noire, j’entends tout à coup un tapage infernal dans la cour collégiale, et des voix qui m’appellent. Je lâche mes plaques et me précipite à la fenêtre. Toute la cour est éclairée à giorno par d’innombrables flambeaux qu’agitent des gamins et des jeunes gens faisant escorte aux soldats du 133e régiment d’infanterie cantonné à Bœrsch. La sarabande sautante et gesticulante des porteurs de torches s’engage sous le porche qui, violemment éclairé, fait l’effet d’un paravent de feu devant lequel se démèneraient des diables. Le cortège, en rang de procession, tourne autour de la vieille fontaine, et ce sont, alternant avec la Marseillaise, des pris de Vive la France ! Les soldats, le calot sur l’oreille, sont flanqués de jeunes filles, de femmes, quelques-unes costumées, et tout cela respire une si franche gaîté que je ne puis résister aux invitations réitérées que me font les enfants. Je boucle la porte et va pour la joie ! Décidément, les Français ont fait tourner toutes les têtes : es geht ein anderer Luft, il souffle un autre vent, disait le vieux Dreyer en parlant des Français. Il avait, ma foi ! raison, car je vois dans le cortège ma femme au bras d’un poilu ; ma belle-sœur et Marie-Jeanne en encadrent un autre, Mme O... et ses filles, Mlle Laugel ont aussi chacune le sien, et notre bonne, que courtisaient naguère les Hongrois, n’a pas non plus l’air de s’ennuyer avec son soldat. J’emboîte le pas derrière elles et mêle ma voix au chant de la Marseillaise. Puis tout le cortège reprend le chemin de Bœrsch. Devant moi le maire, l’adjoint, le greffier marchent plus gravement, comme il sied à des autorités, mais heureux tout de même.

La soirée est douce et, tout en cheminant, j’écoute le bavardage du jeune officier aspirant qui donne le bras à ma fille. Il nous raconte ses prouesses de guerre... Nous entrons dans Bœrsch. Depuis longtemps la vieille petite ville n’a vu pareille fête : les cris, les pétards, toutes les manifestations de la joie populaire produisent un vacarme inénarrable. Arrivés sur la place, nous prenons congé de notre compagnon de route. Les torches réunies en faisceau illuminent de leurs feux mourants l’architecture bizarre de la vieille fontaine.


L’ENTRÉE DU MARÉCHAL PÉTAIN A STRASBOURG

24 novembre. — C’est par la porte de Schirmeck que nous entrons en ville. Lorsque je quittais Strasbourg, il y a quinze jours à peine, la révolution y grondait, et la tourbe débraillée des soldats tenait le haut du pavé. Maintenant, en fait de Feldgrau on ne voit plus que de petites troupes de soldats, des Alsaciens sans doute, revenant du front, qui, sous la conduite de poilus, ont hâte de se débarrasser de leur tenue de misère dans les casernes qui leur ont été assignées. Sur leurs visages hâves on voit rayonner la joie de la délivrance. Qui dira le supplice de ces milliers de nos compatriotes emprisonnés durant des années dans un uniforme détesté, et forcés de marcher pour une cause qui leur était odieuse ? Ont-ils assez envié ceux de leurs camarades auxquels les circonstances ont permis de combattre dans l’armée française ? Soumis à un régime qui blessait tous leurs sentiments, observés et suspectés en toute occasion, privés même des permissions auxquelles ils avaient droit, ils se sont vus traînés de pays en pays, jetés d’un front à l’autre, depuis les marécages de la Russie jusqu’aux montagnes du Caucase, pour échouer finalement sur le front français, risquant, — suprême horreur ! — d’y recevoir après tant de misères la mort par une balle française. Quel monument érigera-t-on à ces véritables martyrs ?

Et dire qu’en face du souvenir des innombrables sacrifiés du grand drame, nous verrons peut-être parader en héros et martyrs des particuliers qui, pour une parole maladroite, vite regrettée, ont dû passer quelques mois d’exil dans une ville d’Allemagne d’où ils n’ont pu revenir que grâce à des démarches, supplications et génuflexions auprès d’Allemands influents !

La vue du corps de garde, puis de la porte, avec ses guérites aux couleurs françaises nous fait chaud au cœur. J’aime la façon dont les hommes portent le fusil, beaucoup plus droit que chez les Allemands, toujours avec la baïonnette au bout : leur allure en est plus martiale.

Tout ce quartier est magnifiquement décoré ; c’est par là que sont entrées avant-hier les troupes du général Gouraud ; ce n’est pas précisément le plus beau côté de la ville, car l’abattoir, les bâtiments de service du chemin de fer sont d’une horrible architecture, dont la laideur est à peine masquée sous la profusion des drapeaux. A tous les carrefours on a érigé d’immenses oriflammes aux couleurs alsaciennes, les mêmes qu’on faisait servir naguère pour l’entrée du Kaiser.

A mesure que nous approchons du centre, la foule devient plus houleuse ; dans la grand rue, elle est si dense que notre cocher ne peut plus avancer qu’au pas. Enfin nous voici devant la « Vignette. » Cet antique et vénérable hôtel qui florissait au temps des diligences, et qui a hébergé Goethe, n’a plus vu depuis longtemps des voyageurs venus en guimbarde, et mon ami le père Noth est légèrement ahuri de voir si nombreuse société dégringoler hors de notre Léviathan ; son hôtel est bondé, et il en perd presque la tête. Les autos ne cessent de déverser des voyageurs en quête d’un gîte, et le personnel de l’hôtel, qui ignore le français, est à tout instant obligé de demander des explications aux habitués alsaciens qui font office d’interprètes. Amusant défilé de voyageurs, pour la plupart des officiers de tout grade et de toute arme ; nous nous appliquons à débrouiller les signes distinctifs des grades, décorations, fourragères, etc., qui nous sont absolument étrangers. Il y a aussi des Anglais, des Américains, puis des dames de la Croix-Rouge, la plupart très distinguées, mais d’autres fardées et poudrées et d’allure étrange, du moins à nos yeux novices de provinciaux. Deux de ces dames, au profil sémite, s’informent auprès de Mme Noth si, à sa connaissance, il y avait encore à Strasbourg des parents du père Ratisbonne.

Le père Ratisbonne ! cela nous reporte assez loin en arrière, et la bonne Mme Noth n’a pas l’air de savoir quel est ce personnage dont pourtant la conversion fit autrefois tant de bruit. Je m’empresse de venir à son secours, et j’envoie ces dames au vieux chanoine Schickelé, qui, je crois me le rappeler, a publié un livre sur le fondateur de Notre-Dame de Sion…

Nous avons hâte d’arpenter la ville pour savourer la première impression d’un Strasbourg français. Toute la population est dans la rue, et tout le monde a l’air content, chacun porte la cocarde tricolore, et l’on n’entend plus que le français. Je me demande ce que sont devenus les 50 000 Allemands qui, d’après la statistique officielle, habitaient Strasbourg : on n’en voit plus ; disparus ou bien transformés en bons Français, ou tapis au fond de leurs appartements. Dans la rue de la Haute-Montée, dans la rue de la Mésange, l’animation est si extraordinaire, les autos se suivent à une allure tellement rapide que la circulation est presque impossible. Le Fürstenhof, redevenu Ville de Paris, attire l’attention par la quantité et la variété de ses drapeaux, par ses illuminations aux couleurs françaises, et chacun de se dire : « Nos rues manquaient de couleur bleue, c’est pourquoi elles nous semblaient tristes sous l’ancien régime ! » Les devantures des magasins sont amusantes, les unes naïves et touchantes, les autres pompeuses et tape à l’œil, avec des bustes en plâtre, dont la blancheur fait tache au milieu des emblèmes multicolores, d’un décor pompier et de mauvais goût.

Nous décidons de finir la soirée dans quelque restaurant pour y observer de plus près le mouvement ; mais nous ne tardons pas à nous apercevoir que notre projet n’est pas facile à exécuter. Tous les cafés, le Westminster, l’Odéon sont bondés ; entre les tables se presse une cohue d’officiers, de poilus, de civils, ces derniers pour la plupart des campagnards venus, comme nous, pour la fête de demain. Les enfants, un peu désappointés, commencent à se plaindre de la fatigue. Je propose d’entrer au Lüwenbraü, la brasserie allemande. Notre première impression est celle d’un désert ; pas un consommateur dans l’immense salle. Si pourtant ! Cachés derrière les colonnes, l’air contraint et humilié, quelques rares Boches sont attablés devant leurs Humpen, et de les voir si aplatis, eux qui naguère avaient le triomphe si hautain et le verbe si tranchant, nous est une revanche des nombreuses humiliations qu’ils nous ont infligées durant ces quatre années.


25 novembre. — Un coup d’œil à travers les carreaux me fait apercevoir un ciel gris d’hiver.

La toilette de Marie-Jeanne est un peu longue, car sa maman tient à faire d’elle une Alsacienne absolument authentique de la coiffe au bout des souliers. Enfin elle est habillée : son costume de Mietesheim lui sied à ravir, et elle brûle maintenant du désir de se produire dans les rues de Strasbourg.

Le temps s’est éclairci, et lorsque nous débouchons dans la rue de la Haute-Montée, nous sommes frappés de l’éclat flamboyant des innombrables drapeaux qui cachent complètement les façades des maisons. Dans la rue, les Alsaciennes foisonnent, quelques-unes d’authentiques campagnardes des environs de Strasbourg et de Haguenau, le plus grand nombre des demoiselles travesties dans des costumes de fantaisie. Les Français, peu versés en la matière, font fête aux unes comme aux autres. A tout instant, on rencontre des connaissances ; toute l’Alsace s’est donné rendez-vous à. Strasbourg. On s’aborde avec des exclamations de joie, et l’on se donne l’accolade, on s’informe des amis dont on est resté si longtemps sans nouvelles, et les questions se pressent si rapides qu’on n’attend pas les réponses.

C’est pour une heure que l’entrée du maréchal Pétain est annoncée. Notre excellente amie, Mme B., nous a offert la fenêtre de sa mansarde située au 4e étage d’une vieille maison gothique au coin de la place Kléber. C’est de cette même fenêtre qu’en 1916 j’assistai à l’office en l’honneur de la fête du Kaiser... Déjà à cette époque-là, et malgré le déploiement de force qui s’étalait à mes pieds, je ne doutais pas qu’un jour viendrait où toute cette puissance serait balayée : je croyais même l’échéance plus proche, mais je ne prévoyais la victoire ni aussi éclatante ni aussi complète. Un coup d’œil jeté sur la place me fait saisir la différence entre la manifestation d’aujourd’hui et celle de naguère. Des curieux, il y en avait certes aussi en 1916, mais qu’était-ce en comparaison de ces grappes humaines qui aujourd’hui se tiennent agrippées, Dieu sait comment, aux corniches des toits, sur les terrasses et les balcons de la Maison rouge, du Conservatoire ? Et quel déploiement de drapeaux et de trophées, qui, cette fois, n’ont pas été arborés par ordre de la police !

L’attente est assez longue, mais nullement ennuyeuse. A tout instant, débouchent des sociétés avec leurs bannières, corporations d’ouvriers, sociétés de vétérans, sociétés nautiques, sociétés de gymnastique, les pêcheurs à la ligne, les jardiniers, les orphéons, les chorales, les harmonies militaires, — jamais je n’aurais cru qu’il y eût autant de groupements à Strasbourg : chacun a sa musique, ce qui produit des cacophonies épouvantables.

Cependant un état-major de messieurs en cravate blanche et en chapeau haut de forme s’efforce de mettre un peu d’ordre dans tout ce chaos : on place, on déplace les innombrables cortèges d’Alsaciennes, qui toutes veulent être au premier rang ; enfin peu à peu tout se tasse.

Tout à coup un frémissement passe à travers la foule, suivi aussitôt d’un grand silence, et on perçoit dans le lointain comme une sonnerie de trompettes et un crépitement d’acclamations qui se propage peu à peu jusqu’à nous. Pour mieux voir, nous enjambons la fenêtre et les pieds dans le chéneau, heureusement assez large et assez solide pour supporter notre poids, nous nous tenons debout pour ne rien perdre du magnifique spectacle qui s’offre à nous. La tête de l’armée est formée par un escadron de cavaliers, et, au risque de tomber dans le vide, je me penche en avant pour voir de face le défilé.

Les cavaliers, des chasseurs à cheval, magnifiquement montés, occupent toute la largeur de la rue et avancent en rangs serrés sans trop presser le pas, comme en reconnaissance. Derrière eux plusieurs autos avec des généraux dont il m’est impossible de distinguer les traits : leur passage provoque une explosion d’enthousiasme, qui se manifeste par des cris de : « Vive la France ! » A toutes les fenêtres de la place, les mouchoirs s’agitent en signe de bienvenue et le papillotement de ces mouchoirs blancs évoque l’idée du printemps... Puis, pendant quelque temps, plus rien ! L’attention se fait plus anxieuse... Et tout à coup débouche un régiment, coiffé de fez, uniforme kaki, des types magnifiques, en tête un tambour-major, et, au signal qu’il fait avec sa canne, une cinquantaine de bras exécutent un moulinet ; je distingue un flamboiement de cuivres et aussitôt éclate la sonnerie des clairons. C’est la première fois de ma vie que j’entends le son des clairons français, et je suis aussitôt pris. Lorsque nos vieux Steckelburger me parlaient de ces clairons, je taxais volontiers d’exagération leurs réminiscences d’autrefois. Bien à tort, je le reconnais maintenant ; c’est prestigieux, et lorsque la musique du régiment, rentrant sur la dernière note des clairons, attaque la marche de Sambre-et-Meuse et que tour à tour les clairons reprennent le thème en fanfare, je sens un frisson d’enthousiasme et il m’échappe un : « Que c’est beau ! non, que c’est beau ! »

Et les régiments se succèdent sans interruption : marocains, chasseurs à pied, artilleurs, territoriaux, tous de solides gaillards et tous bien découplés. Jamais je n’ai vu pareil déploiement de force guerrière, mais jamais non plus elle n’a été réalisée avec autant de beauté.

Auprès de la foule, le défilé des tirailleurs marocains avec leur nouba a le plus grand succès : cette musique nasillarde et perçante a quelque chose de sauvage qui évoque l’Orient. Au passage des Annamites, quelques spectateurs se mettent à crier : « Vive le Japon ! » s’imaginant avoir affaire à nos alliés nippons.

Enfin, — et le défilé a duré une bonne heure, — l’armée de Pétain a pris possession de la ville, et les flots de la foule, contenus à grand peine jusque-là par un cordon de troupes, refluent et se referment sur le détachement de hussards qui forme la fin du défilé.

Nous descendons de notre observatoire pour tâcher d’assister à la revue : mais la circulation est impossible, jamais Strasbourg n’a vu autant de monde. La place de Broglie est encore barrée, la queue du défilé y passe précisément, et nous pouvons voir de plus près les figurants du spectacle que, du haut de notre toit, nous n’avions vu qu’à vol d’oiseau.

… Nous emboîtons le pas derrière un peloton de hussards qui se dirige vers la cathédrale où doit se rendre le maréchal. Nous voyons en effet le chapitre réuni à l’entrée de la nef principale. On attend un bon moment, et j’ai le loisir d’observer. Dans la foule, beaucoup de militaires français, anglais, américains. Les chanoines se tiennent immobiles comme des statues : les évêques sont absents. M. le chanoine M. s’est placé au milieu, l’air très ému : c’est évidemment lui qui fera l’allocution. Enfin, le maréchal, escorté de généraux, fait son entrée et répond par quelques mots aux paroles de bienvenue. Parmi les personnes de son entourage, j’entends désigner par la foule les généraux de Castelnau, Gouraud et nombre d’autres. Ils avancent à travers la nef. Derrière, se presse une foule de nos amis, tous en costume de cérémonie ; parmi eux, les martyrs de la cause et ceux qui tiennent à passer pour tels, puis des notabilités de la presse parisienne. Je reconnais Maurice Barrès et bien d’autres.

L’orgue entonne le Te Deum. Je ne crois pas que le cantique d’action de grâces ait jamais été chanté avec une pareille exaltation : « Te martyrum candidatus laudat exercitus. » Mais, est-ce l’effet de l’émotion des chanteurs ? toujours est-il que leurs voix ont quelque peine à remplir l’immensité de la nef. Je souhaiterais qu’elles fussent renforcées par des trompettes dont les notes éclatantes traduiraient mieux nos sentiments en ce jour d’apothéose, et exprimeraient l’allégresse générale que résume ce vrai cri du cœur : Te Deum laudamus !


CHARLES SPINDLER.

  1. Voyez la Revue des 1er et 15 avril, et 1er mai.