L’Ami des hommes, ou Traité de la population/I/03

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CHAPITRE III.

L’Agriculture qui peut seule multiplier les subsistances est le premier des arts



Quelques hommes assez follement présomptueux, d’autres inquiets & impatients de toute espece de joug, pensant échapper à la vuë toujours présente de la Divinité, cherchent à se perdre dans la foule des brutes, & ne reconnoissent dans l’homme de supériorité sur les animaux que celle que nous donne une construction mieux organisée. De tous les délires de l’esprit humain, c’est là, je crois, celui qui mérite le moins d’être attaqué ; puisque si sur cent de ses partisans il en est un de bonne-foi, du moins est-on certain qu’aucun de ses preneurs n’a réfléchi sur les conséquences de l’adoption de son systême. Bien est-il qu’entre les preuves de fait dont on peut l’accabler, aucune ne me paroît aussi forte que l’art de l’agriculture.

Après avoir dit que l’homme imbécile & né tel est encore l’animal de tous le mieux organisé, l’on passe de ce point de fait à rénumération de tout ce que l’homme a inventé & acquis par-delà au physique, de tout ce qu’il conçoit, craint, espere au moral, pour en composer le territoire d’une ame intellectuelle, soumise d’une part à procurer à la machine la pénible jouissance des biens d’ici-bas, tendante de l’autre vers un bonheur, dont elle ne connoit autre chose sinon que la matière est insuffisante pour le lui procurer, & dont elle n’a d’autre sentiment qu’un attrait inhérent à sa substance, qui dégénère en inquiétude & lui prohibe le repos.

Dans la première de ces deux portions d’un territoire pour lequel l’homme seul est privilégié, l’invention de l’agriculture me paroît celle de toutes qui porte le plus ce titre exclusif.

J’ai dit que l’homme étoit de tous les animaux celui qui faisoit le plus aisément pâture de tout. En effet, il n’est rien ou bien peu de chose dont aucune sorte d’animal se nourrisse, qui ne puisse au besoin lui servir de nourriture. Mais l’instinct des animaux les plus forts & les plus adroits s’est borné à chercher & reconnoître sa proie, à lui tendre des pièges pour la surprendre & l’attirer quand la force & la vélocité ne suffisoient pas ; l’homme seul a cherché, appris & imité le secret de la nature, & par un travail assidu il est venu à bout de multiplier celles de ses productions qui lui étoient nécessaires ou utiles. C’est à cette multiplication qu’il doit celle de sa propre espece qui, comme nous l’avons dit, est le premier des biens.

Si donc un art est estimable en partie à proportion de la beauté de l’invention, il n’en est aucun qui doive flatter l’amour propre de l’homme plus que l’Agriculture, & qui mérite plus son estime. Mais cet avantage n’est rien en comparaison de son utilité : nous l’avons déjà démontré, supposé que la chose eût besoin de démonstration.

Une façon sure pour le Gouvernement d’apprécier les differents travaux des hommes, c’est de regarder chaque classe d’hommes relativement à la dépendance où elle est des autres classes. Ce coup d’œil fera sentir au Prince que les derniers doivent être les premiers dans sa bienfaisante attention. Le Chevalier Temple compare un Gouvernement éclairé à ces pyramides, dont la baes est fort large & occupe un grand terrein, & dit que l’autorité, venant à se terminer au pouvoir d’un seul homme fait alors la pointe la plus parfaite de la pyramide, & forme ainsi la figure la plus ferme & la plus assurée qu’il puisse y avoir. Si le Prince au contraire, ou le Gouvernement protègent & laissent étendre les rangs plus élevés privativement aux plus bas, insensiblement la pyramide devient tour, & puis cône renversé qui ne se soûtient plus que par miracle.

Il est à considérer encore que chaque rang supportant plus de faix à mesure qu’il est plus près de la base, chaque pierre de notre bâtiment politique voudroit quitter l’état le plus pénible, aimant mieux courir le risque d’être exposée aux coups de la tempête & de l’orage, que de souffrir l’affaissement continuel que lui presente sa position. C’est donc cette portion de l’État qui doit être le plus soûtenue par les ressorts de la protection & de l’encouragement : nous en détaillerons dans le temps les moyens.

Nous l’avons dit ailleurs : chez les Sauvages le plus vil chasseur peut consommer le produit de cinquante arpens de terre. Voilà où nous en sommes, quand nous négligeons l’agriculture. Distribuez ensuite le terrein du Royaume, & voyez ce que nous devenons, quand nous abandonnons une portion du territoire de l’État. Plus au contraire nous tendons à exciter cet art utile & à multiplier la production, plus nous nous éloignons de cet état de décadence & d’affaiblissement.

Il est indifférent a la terre de nourrir des chèvres ou des hommes, disoit souvent l’Auteur d’un excellent Traité en ce genre, dont j’ai adopté tous les principes ; mais elle veut être honorée & soignée comme une bonne mère. En effet, la terre n’est marâtre nulle part, du moins dans nos climats. Le sable ici nous presente une surface dessechée, mais transporté dans des terres humides il les féconde en tempérant leur acreté : ailleurs il se couvrira de bois semés & fumés avec soin, & l’herbe croîtra sous ces bois : plus près, à force d’engrais & de terreau il devient d’un grand rapport, & par-tout il aide aux bâtimens, à la solidité des pavés, &c. La terre n’offre ici que de la mousse, vous trouverez dans son sein de la marne, qui répandue sur sa surface la féconde ; des carrières, des minéraux : plus loin du grais, dont l’aspect est la teinte de la stérilité, & qui cassé, devient le plus utile des matériaux pour la solidité & la facilité des communications. Ces marais steriles qui infectent l’air, peuvent devenir des rivières, fournir de la tourbe, ou desséchés être changés en possessions les plus abondantes. En un mot, tout a son utilité ; je le répète, tout terrein peut produire au moyen du travail ; labor omnia vincit improbus. La stérilité ne se montre nulle part que par la faute des hommes.

Un arpent de terre en friche n’occupe personne, tout au plus un berger y menera-t-il son troupeau deux fois dans l’année, & ce troupeau n’en retirera presque rien. Si cet arpent est en bois, il faut le clorre, le garder, & tous les vingt ans on vient le couper, y faire les fagots, l’écorce et le charbon ; mais s’il est en prés, on l’étaupe, on le fume, on l’arrose & on le fauche, & tout cela emploie du monde, quoique en petite quantité & feulement en deux saisons de l’année. Un champ occupe plus de monde, on le laboure à plusieurs reprises, on le fume, ou le séme, on le herse, on le sarcle, on le moissonne enfin. Où il y a des champs, il y a des hommes, fussent-ils sous la terre. Où les champs rapportent le plus, il y a plus d’hommes. Mettez cet arpent en jardins appellés marais à Paris, vous y verrez dans toutes les saisons de l’année continuité de travail & de récolte tout, est mis en valeur ; à peine un sentier d’un pied de largeur permet-il la communication d’une portion à l’autre de ce fécond domaine : on éleve des murs & des ados pour les productions qui rampent moins que les autres ; & le cultivateur se procure un terrein perpendiculaire pour étendre son terrein horizontal, & par conséquent son Royaume. Il acquiert une Province à dix pieds de terre, qu’aucune puissance n’a droit de lui disputer.

Par une liaison de conséquences plus il y a d’hommes, plus aussi la terre rapporte. L’industrie tire du roc le suc nourricier des meilleures plantes. Voyez de loin le terroir de Marseille, vous n’appercevrez que des montagnes grises d’un escarpement affreux. Approchez, vous trouverez la fécondité dans son Royaume, & dix mille huttes ou maisons plus ou moins grandes qui ont chargé ces rochers de verdure, d’herbe & de fruits. Vous y verrez creuser dans le roc vif des tranchées de six pieds de profondeur, les remplir de couches de terre & de pots cassés, & planter ensuite dans ces fosses des vignes, qu’on ne renouvelle que tous les cent ans.

Mais ceci nous méneroit à des matières qui ressortissent à d’autres Chapitres. Revenons au principe fondamental qui ne peut être nié : plus vous faites rapporter à la terre, & plus vous la peuplez.

Plus vous faites rapporter à la terre, plus vous la peuplez. L’Agriculture cependant, cet art par excellence, qui peut se passer de tous les autres tandis qu’aucun d’eux ne sçauroit exister sans lui, l’Agriculture, dis-je, est encore dans son enfance. Les premiers hommes de chaque société l’ont tous honorée : les seconds se sont, pour ainsi dire, hâté de la négliger. La fable du chien qui laisse le corps pour courir après l’ombre, a toujours dépeint l’humanité en général ; eh ! quel art mérita jamais d’être étudié & perfectionné avec plus de soin ?

S’il n’y a jamais que la même étenduë de terre labourée & cultivée dans un village, il n’y aura jamais que le même nombre de laboureurs & de cultivateurs, toutes autres choses étant égales. Il semble donc que la Population de ce village, & par conséquent celle de l’État entier pris village par village, ait des bornes que toutes l’attention & la protection possible ne peuvent étendre.

Il n’est pas temps encore de traiter des moyens d’augmenter la Population, qui ne tiennent que de l’industrie : moyens plus importans à pratiquer pour les petits lieux & éloignés des voies naturelles du commerce, qu’ils ne le sont pour les lieux où l’industrie naît d’elle-même, & a de toutes autres facilités. Nous ne traitons maintenant que de l’Agriculture isolée & prise purement en soi.

En supposant tout le territoire de ce village cultivé, je demande si le plus ou moins d’expérience dans l’agriculture n’est pas capable de l’étendre. Il y a un proverbe commun dans le labourage, qui est que les bonnes terres rapportent à proportion de la quantité de labours qu’on leur donne. Donnez-lui deux raies, disent-ils, elle vous rendra pour deux raies ; donnez-lui en quatre, elle vous rendra pour quatre.

Peut-être la fructification de cette bonne terre s’étendtoit-elle plus loin encore, à proportion au travail ; mais en la laissant au point ci-dessus démontré par l’expérience, voilà toute la bonne portion de votre territoire doublée par le travail, & au-lieu de deux lieues de terrein, nous en avons quatre dans le fait, sorte de conquête dont il ne sera parlé dans aucun Congrès. Ce double rapport nourrira le double d’hommes ; augmentation de Population, & conséquemment de travail.

Cependant combien les plus simples détails de cet art ne sont-ils pas inconnus aux gens même les plus intéressés à s’en instruire ? Combien d’hommes aujourd’hui très-éclairés, combien peut-être d’entre mes lecteurs pensent, quand on leur parle d’une terre qui rend vingt fois la semence, & d’une autre qui n’en rend que cinq, que la premiére porte vingt charges de bled à la récolte, tandis que l’autre n’en rapporte que cinq ! Ils ignorent que, communément parlant, toute la différence entre ces deux terres consiste en la quantité de semence, de sorte que celui qui posséde la première de ces terres ne séme sur son champ qu’un septier de grain qui lui en rapporte vingt, & qui ne lui rendroit rien s’il en semoit davantage, attendu que tout monteroit en herbe : le possesseur de l’autre champ est obligé de semer quatre septiers pour en recueillir vingt ; en sorte que tout l’avantage du premier ne consiste qu’en la semence. J’ai rapporté cet exemple, comme ayant vu souvent des gens instruits se tromper sur cet article, & croire de bonne-foi que les terres Léontines & celles d’Afrique, que les Anciens citent comme rendant cent & cent-vingt fois la semence, rapportoient vingt fois plus de grain réel que nos terres communes qui donnent environ, à prendre l’une dans l’autre, six fois la semence.

D’autre part, les terres médiocres, par exemple, ne rapportent que du seigle ; les propriétaires riches sur-tout ne se déterminent à les semer de cette sorte de grains, que quand ils y sont forcés, & que leurs terres se refusent au froment. La raison de cette répugnance est que le seigle est toujours évalué d’un quart au-dessous du froment ; mais un peu de lumières, d’expérience & de calcul leur apprendroit que le seigle, bien moins sujet par lui-même à la nielle & aux autres accidens que ne l’est le froment, rend par la grosseur de ses épis un tiers plus de grain que le froment. Or, trois mesures de seigle à 15 livres valent mieux que deux de froment à 20 livres. Le calcul est court & clair.

Je ne donne pas cette derniére induction comme une certitude, & comme un principe propre à tous les pays. Je m’en sers seulement comme d’un exemple qui démontre, ainsi que bien d’autres, que l’Agriculture, quoique de tous les arts le plus anciennement & le plus continuellement exercé, est peut-être de tous celui qui est le plus offusqué de préjugés & d’ignorance. Pourquoi cela ? C’est que les lumières naissent de l’aisance & d’une honnête liberté.

Les premiers hommes, donc l’Histoire tant sacrée que profane nous conserve la connoissance, étoient plus habiles que nous sur cet article. Cette assertion est prouvée par ce qui nous reste des annales des anciens Egyptiens. Les Patriarches passoient leur vie à la tête de leurs troupeaux qu’ils faisoient multiplier à l’infini. Jacob sçavoit varier par un artifice naturel la couleur & la laine de ses agneaux. Bien peu de pâtres de nos jours seroient capables de ce genre d’attention.

L’esprit de conquête, & l’oppression qui en est la suite, bannirent bientôt les vertus & les soins pacifiques. Les arts passerent de l’Asie dans la Grèce, pays sec de sa nature & de peu de rapport. Les Grecs, peuple ingénieux & porté à tout ce qui est du ressort de l’imagination, négligèrent bientôt l’essentiel pour s’attacher aux subtilités de l’esprit. Ils devinrent Législateurs, Philosophes, Poètes, Orateurs, Médecins &c. & l’Agriculture qui leur étoit moins nécessaire qu’à tout autre peuple, fut abandonnée aux esclaves. Ces Athéniens dont la politesse a passé en proverbe sous le nom d’Atticisme, & dont les progrès dans les beaux arts font depuis tant de siécles l’admiration de la postérité, passoient leur vie au théâtre, ou dans la place publique à guetter les fautes de grammaire de leurs Rheteurs ; & leurs Magistrats étoient chargés du soin de leur faire venir des vivres par la mer. Les Lacedemoniens, dont on vante la vertu sauvage & cynique, laissoient aux Illotes qu’ils traitoient en esclaves, ou plutôt comme des bêtes de somme, le soin de les nourrir. Les premiers Romains forcés par la nécessité, cultivoient avec soin leur territoire, & ne furent jamais plus véritablement grands que quand ils sçurent se contenter de leurs propres légumes, & mêler les soins du labourage à ceux de la Magistrature & du Généralat. Mais l’esprit de conquête qui ne les abandonna jamais, leur fit bientôt négliger les mœurs austères de leurs ancêtres. Les campagnes d’Italie furent livrées à des esclaves, & les Ecrivains de cette nation en ont fait passer les plaintes jusqu’à nous. Affligés de tous les maux inséparables d’une prospérité suivie, & de la grandeur démesurée, ils ne gouvernèrent leur vaste Empire que pour le ravager, & l’Agriculture & le commerce furent également bannis du monde connu.

Des barbares, ou pour ainsi dire, une nouvelle création d’hommes, dévasterent cet Empire affoibli, & formerent de nouvelles puissances. Ces conquérants ne firent attention aux arts, que pour en éteindre jusqu’au souvenir, en établssant le gouvernement militaire, & par conféquent l’oppression. L’esclavage & de droit & de fait fut le partage en Europe de la plus utile portion de l’humanité.

Ce n’est point ici le lieu de remarquer ce qu’il est sorti de loix utiles & de principes fondamentaux du sein de cette barbarie ; (car le propre des choses humaines est d’être un mélange continuel de bien & de mal.) Les loix féodales, les assemblées de la nation dominante pour y traiter des principaux objets du gouvernement, & autres usages que les nations les plus policées regrettent encore, sont & seront toujours des preuves que les plus saines lumières de l’esprit humain & de la loi natuelle percent à travers les plus épais nuages de l’ignorance & de la barbarie. Les principes d’honneur de l’ancienne Chevalerie ne laissent pas même à la Philosophie moderne l’avantage d’en être le masque.

Mais on nie pas que l’Agriculture & le commerce ne fussent l’objet de leur mépris. Il s’en faut bien cependant que ce ne fût au même degré. Ces braves nations ne connoissoient guères de vertus dont la valeur ne fut le principe & le point central ; la générosité, la franchise, la bonne-foi, l’hospitalité, la noblesse, vertus si précieuses à ces anciens preux, prenoient leur source dans la force de l’ame & du corps, & dans l’indépendance de l’efprit. Il regardoient le commerce comme propre à abatardir l’une & l’autre, & n’attribuoient pas les mêmes effets à l’Agriculture, dont ils sentoient d’ailleurs l’indispenfable nécessité. Aussi voit-on qu’ils exceptèrent, des points nombreux de dérogeance établis parmi eux l’Agriculture exercée sur son propre champ : mais enfin tour ce qui n’avoit pas trait à l’exercice des armes leur paroissoit un acte de renonciation à la gloire & à toute prééminence ; & cet injuste préjugé s’est soûtenu bien plus long-temps que n’a duré la trace de leurs vertus. Depuis près de cent ans, le Gouvernement en France a eu grande attention à établir & encourager le commerce ; mais il n’a encore rien fait de direct pour l’Agriculture. Je sçais que l’un de ces objets tient à l’autre, nous le dirons assez dans la suite de ceci ; mais l’Agriculture est la racine, & cela se sent.

Je n’ai pas prétendu, par l’énumération vague que je viens de faire, démontrer que l’Agriculture est un art naissant ; la chose parle assez de soi. J’ai voulu dire seulement, que si parmi nous l’autorité tournoit sa protection sur cette partie intéressante, elle trouveroit la carrière neuve encore.

Indépendamment des bonnes terres & des médiocres qui pourroient être extrêmement bonifiées par une culture plus assidue & plus éclairée, il n’en est aucune dans ce qu’on met au rang des mauvaises, qui ne pût être mise en rapport par l’industrie & la patience de l’homme. La nature nous démontre par ses seuls efforts qu’on peut tirer parti de tout. Il est peu de terreins sabloneux qui ne soient couverts de brandes, & où il ne croisse des pins & autres arbres. Les montagnes les plus élevées, du moins dans nos climats tempérés, se couvrent d’elles-mêmes d’arbres & de verdure, & mille exemples nous montrent que les roches les plus arides peuvent être fertilisées par le travail.

Le Maltois attaché à un gouvernement doux & uniforme va chercher en Sicile de la terre dont il charge ses bâtimens, pour en couvrir un rocher brûlé du soleil d’Afrique qu’il change en jardins.

L’Agriculture est non-seulement de tous les arts le plus admirable, le plus nécessaire dans l’état primitif de la société, il est encore, dans la forme la plus compliquée que cette même société puisse recevoir, le plus profitable & le plus rapportant : c’est le genre de travail qui rend le plus à l’industrie humaine avec usure ce qu’il en reçoit.

La mer attend tout de la terre & de celui qui la fait valoir ; il est inutile de le repérer ; mais je soutiens que les profits de l’Agriculture sont plus sûrs & plus considérables que le commerce maritime & même que la recherche de l’or.

Quant à ce dernier, la suite de cet Ouvrage démontrera que l’or n’est richesse, que de proportion ; que semblable au vif-argent il s’échappe des mains qui le possedent, & entraîne avec lui tout ce qui a pu l’arrêter au passage ; on ne peut le fixer qu’en l’ensevelissant, usage pour lequel ce n’étoit pas la peine de l’arracher des entrailles de la terre.

A l’égard du commerce maritime, je mets en fait qu’en supposant qu’un propriétaire de terres se donnât la même peine pour faire valoir ses fonds sur son propre sol ou sur celui d’autrui, par les soins de l’Agriculture, que s’en donne un négociant pour bien conduire son commerce ; que ce propriétaire prenant pour base de la conduite personnelle la même économie, sans laquelle il n’y a point de commerçant assuré, eût d’ailleurs autant d’attention journalière à ne pas perdre un instant, à ne rien laisser arriérer, à spéculer pour fournir de nouvelles branches de production relativement aux changemens arrivés dans la consommation, à être averti des premiers, à tenir des comptes en régle, &c, je mets en fait, dis-je, qu’il feroit profiter ses soins, ses fonds & son travail au double de ce que peut produire aujourd’hui le commerce le plus lucratif.

Autre objet important, si l’on veut se souvenir de la distinction que j’ai établie au commencement de cet Ouvrage entre la sociabilité & la cupidité.

L’Agriculture, de tous les arts le plus sociable.L’Agriculture est de tous les arts le plus sociable. Quelle noblesse, quelle généreuse hospitalité dans les mœurs de ceux qui passerent leur vie à la tête de leurs moissonneurs & de leurs troupeaux ! Mais, sans aller si loin, entrez dans le jardin d’un pauvre homme, il vous offre gratuitement & sans ostentation ce que l’artifan étale & farde pour le vendre. Qu’un agriculteur fasse une découverte, il se hâte de la communiquer à ses voisins ; toutes celles des autres arts sont des secrets qu’il a fallu voler ou acheter bien cher.

Je ne parle ici morale qu’autant qu’elle est relative à l’intérêt bien entendu ; & à dire vrai, la morale la plus exacte est en tout & par-tout l’intérêt le plus réel. Mais sans entrer dans cette discussion, n’est-ce rien dans un État que l’habitude du travail & de l’innocence ? Fouillons les annales des Arts, nous rougirons des excès dont l’envie & l’intérêt y ont déshonoré la nature. Peut-on rien reprocher de semblable aux agriculteurs ?

Il est, je crois, décidé dans la spéculation que l’état le plus innocent est le plus heureux ; mais daignez l’essayer dans la pratique, courtisans disgraciés, & vous favoris de la société, à qui l’âge enleve chaque jour quelques-uns des arcs-boutans de votre mérite. En vain les uns affectent & jouent les dehors de la considération qui leur échappe, en vain les autres cherchent à se rajeunir, ne se montrent qu’aux bougies, &c. Tout les avertit durement qu’ils ne sont plus ce qu’ils ont été. Un arbre, une fleur, ni même leurs cultivateurs ne sçavent point faire cette différence ; ils se prêtent aux soins de l’exilé comme à ceux du favori, & traitent le vieillard comme l’homme dans la fleur de l’âge.

L’Agriculture est donc le premier des Arts, comme le plus honorable à l’homme, le plus nécessaire, le plus utile, le plus innocent, mille gens l’ont dit avant moi ; l’exemple des peuples agriculteurs, & de la partie de chaque peuple qui est livrée à l’agriculture, le démontre. Il étoit peu nécessaire de m’étendre sur cet article ; il le sera davantage de montrer ce qui en arrête chez nous le progrès, & quels seroient les moyens de l’encourager. Mais avant d’en venir là, je crois qu’il est utile de mettre sous les yeux un précis des avantages dont jouit en ce genre notre heureuse patrie.