L’Ami des hommes, ou Traité de la population/I/08

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CHAPITRE VIII.

Travail & Argent


Les partisans du luxe, & les amateurs du superflu, même en convenant avec moi que la trop grande inégalité des fortunes est un mal, me diront que la richesse d’un État & l’abondance des métaux donnant plus de fantaisies aux riches, en proportion du plus de facilités de les satisfaire, fait subsister aux dépens de l’opulence une infinité d’ouvriers & d’artisans, que cet arrangement subdivise les grosses fortunes dans le fait, en les laissant subsister dans le droit, & qu’il oblige le riche à entretenir un grand nombre de pauvres avec d’autant plus d’avantage pour l’État, qu’au-lieu que selon ma méthode ces derniers étoient aux gages, & dans une dépendance directe du premier, ici rassujétissement disparoît, & prend la forme d’un commerce relatif, & d’une communication de nécessités & de services.

Avant de répondre à cette objection sur laquelle, ainsi que dans presque toutes les disputes, il ne s’agit que de s’entendre, il est nécessaire de traiter certains points propres à fixer nos idées sur les différents degrés d’estime qu’il est de droit & de justice d’attacher à tous les travaux humains.

On ne sçauroit nier qu’après le premier travail, & l’unique qui serve à la production de la matière première, ceux qui tendent à la mettre en œuvre & ensuite à la perfectionner, ne soient très précieux dans un État pour les nécessités & commodités du citoyen, & que la prospérité relative ne soit toujours en proportion de ce que les arts tant mécaniques que libéraux fleurissent dans une société. Mais à cet égard il est plus important qu’on ne sçauroit dire, de ne point confondre.

Si tout vient de la terre, l’homme qui s’applique avec le plus de succès à en tirer les productions, est le premier homme de la société. Cela est effrayant à dire, mais le Roi, le Général d’armée, le Ministre ne sçauroient subsister sans l’agriculteur, & l’agriculteur subsisteroit sans eux.

En ce cas, me dira-t-on, vous bouleversez tout, & l’homme qui détache la pierre dans les carrières aura le pas sur les Praxiteles & les Michel Ange. Qui en doute ? répondrois-je sans craindre d’être accusé de barbarie. Ne nous falloit-il pas des pierres avant des statuës ? Mais je range sous la même classe ces deux especes d’hommes ; & de même qu’à la base de la statuë que j’érigerois, si j’étois le maître, au Philosophe de nos jours qui consacre son loisir & ses études à la perfection de l’agriculture, je mettrois aux quatre coins la figure du laboureur, du jardinier, du pâtre & du vigneron le plus célèbre de son temps, ainsi Puget auroit à ses pieds le tailleur de pierre, & les différents ouvriers qui donnent aux métaux la forme d’outils du Sculpteur. Eh ! de quoi accompagneriez-vous un Poète célèbre ? D’Etres fantastiques sans doute. Mais si cet homme avoit employé ses talens à chanter les Dieux & encourager les Héros, à perfectionner la langue de sa nation, à la rendre célèbre chez les étrangers, à leur donner le goût de l’apprendre, & conséquemment la facilité de plaire au milieu d’elle, & de venir l’enrichir de son travail ou de son superflu, un Poète, dis-je de cette espece trouveroit au moins autant de considération chez un peuple fraternisé selon mes principes, que chez les partisans du luxe & des plaisirs. Les premiers hommes étoient tous agriculteurs, pasteurs, &c. Ils n’ont guères divinisé que ceux qui leur avoient enseigné l’usage des dons de la nature, Cerès, Bacchus, Triptoleme &c. Voyez le cas que ces hommes faisoient des talens : le Divin Demodocus, dit Homere.

Il est naturel, il est utile même que chacun estime ici-bas sa profession & plus même qu’elle ne vaut. Au fond les touches d’un clavessin contribuent toutes également à l’harmonie, quoique l’une n’ait que de foibles sons, tandis que d’autres en ont de forts. Le Gouvernement est le maître qui touche l’instrument. Si la main est habile, tout concourt au jeu plein & merveilleux ; si au contraire elle est dure & vacillante, rien ne va, le clavier souffre, & l’instrument est bientôt discord.

Cependant de même qu’indépendamment de toutes dispositions naturelles, il est des principes d’harmonie sans lesquels on n’est jamais sur de ne rien faire contre les régles de l’art, il est aussi des principes de gouvernement simples, mais décisifs, auxquels il faut réduire toute la marche politique, sans quoi l’on ne va qu’au hazard, & dans le risque continuel de s’égarer. La base de ces principes est de fixer d’abord le degré d’estime qu’on doit à chaque profession, & même à chacun des soins & des arts qui les partagent, & la conséquence en doit être un systême, & un plan suivi de conduire, qui attribue l’honneur & la considération à celles de ces professions qui doivent être menées par ces nobles ressorts, l’encouragement & la protection à celles qui ont des vuës & des fonctions moins nobles, & qui évite sur-tout & par-tout d’ôter à l’argent sa qualité de moyen, pour lui attribuer follement celle de récompense.

Qu’on se rappelle ici la division que j’ai faite entre la sociabilité, et la cupidité. Toutes les distinctions pécuniaires portent vers cette dernière, tous les aiguillons d’honneur & de considération nous en écartent pour nous tourner vers la sociabilité.

Pour fixer le degré d’estime dû à chaque profession, il est nécessaire d’analyser l’objet de ses fonctions, & leur rapport avec cette dernière vertu.

Degré d’estime due à chaque profession. A bon droit les Ministres de la Religion ont-ils le premier rang dans une société bien ordonnée. La Religion eft sans contredit le premier & le plus utile frein de l’humanité : c’est le premier ressort de la civilisation ; elle nous prêche, & nous rappelle sans cesse la confraternité, adoucit notre cœur, éleve notre esprit, flatte & dirige notre imagination en étendant le champ des récompenses & des avantages dans un territoire sans bornes, & nous intéresse à la fortune d’autrui en ce genre, tandis que nous l’envions presque par tout ailleurs.

Après les Ministres de la Religion viennent de droit les défenseurs de la patrie. Dans les sociétés retrécies aux lieux même où la valeur militaire étoit un mérite de nécessité par le besoin de défendre ses propres foyers, cette vertu néanmoins fut toujours des plus estimées ; parce qu’après la liberté, la sureté est le premier des biens, & que l’institution du guerrier est de procurer l’une & l’autre à sa patrie. A plus forte raison, si-tôt que dans une société formée & étendue l’élite des hommes se dévoue volontairement et par honneur aux périls, & renonce à toute autre fonction dans l’État qu’à la gloire de le défendre, cette profession doit-elle être singuliérement estimée, & flattée par des avantages de considération & de prééminence qui excitent sa générosité, élèvent son amour propre, & la détournent de se bailler vers les objets de la cupidité, que la force de sa constitution naturelle la mettroit à portée de ravir. Quelques nations jalouses de leur liberté, & regardant le militaire comme le satellite de l’oppression, ont porté toutes leurs vuës à le mepriser, à le tenir bas, & à déprimer ce genre de vertu. Il leur est arrivé de-là ce qui arrivera toujours, que la guerre leur est fatale, & altère leur constitution. De deux choses l’une, ou elles sont mal servies par des mercenaires soudoyés & de tout temps traités comme tels, ou ceux-ci prennent le dessus & se vengent par une domination dure & une révolution douloureuse, de l’abjection si contraire à leur nature dans laquelle ils ont été tenus. Eh ! quelle est après tout cette liberté, l’idole de tous les peuples turbulents depuis que le monde est monde ? Si c’est la tranquillité publique, la modération particulière, & l’empire des Loix, j’ai beau parcourir l’Histoire de les annales de l’univers, je ne la trouve en temps ni lieu que chez les Suisses : mais je m’écarte & revenons.

Sans la Religion, les assemblées d’hommes n’eussent jamais pris forme de société ; sans la valeur de ses défenseurs, la société eût été aussi-tôt dispersée qu’établie ; sans les Loix, les passions & le serment intérieur l’auroient détruite aussi promptement que les efforts extérieurs. Ceux qui sont préposés au maintien & à l’exécution des Loix, ont donc après les deux ordres ci-dessus une prééminence fondée en droit & en raison indispensable. Viennent ensuite en foule, mais par degrés, tous ceux qui composent & maintiennent la société, qui la vivifient, qui l’honorent par leurs talens, ou dont l’industrie multiplie à l’infini les biens de nécessité, les commodités, les agrémens de la vie, & sur-tout les moyens féconds de subsistance, en ce que cela seul multiplie les sujets de l’État son unique richesse réelle. On s’étonne quelquefois de l’inébranlable constitution & solidité de la Monarchie Françoise, qui est telle en effet qu’ayant perpétué sa durée fort au-delà de l’âge naturel des États, à en juger du moins par le sort de tous les autres, elle a résisté aux chocs les plus violents, aux maladies les plus aiguës, & cela au point qu’elle semble renaître des efforts mêmes qu’on fait pour l’altérer. N’en cherchons point d’autre cause que l’heureux rapport du naturel & du tempérament de ses habitans avec les principes fondamentaux de l’État, qui, par un effet de la solide politique de nos pères, se trouvoient dirigés dans l’ordre que j’établis ici.

En effet les trois Corps qui composoient les véritables assemblées de la Nation & ne sont autre chose que le Clergé, le Militaire & la Magistrature, trois corps différents ayant chacun à part la voix délibérative, & qui réunis n’en formoient qu’un ayant voix consultative auprès du Prince qui ne cessa jamais d’être l’ame de l’État, si ce n’est dans les temps d’anarchie. Qu’y a-t-il en effet de plus sensé et de plus conforme aux notions naturelles sur l’ordre politique que cette forme mélangée, qui renferme tous les degrés de force & de sagesse, dont les conseils des hommes peuvent être susceptibles ?

Vainement les ennemis du Clergé voudroient-ils prouver par des déclamations & des exemples, qu’il est hors de régle & dangereux que les Ministres de la Religion aient aucune part aux affaires du gouvernement. Ceux qui prétendent les réduire au spirituel absolu, sentent aussi-bien que tous autres & mieux, que c’est précisément les reléguer dans les espaces imaginaires. Indépendamment de leurs droits à l’administration temporelle, comme possédant fiefs, jurisdiction & autres biens, guides naturels des mœurs, tout est de leur ressort en fait de consultation, & c’étoit toute la Jurisdiction attribuée à nos États en présence du Souverain.

Le Militaire ne paroît de sa nature propre au conseil, que pour les affaires de son métier : l’expérience a cependant démontré que les meilleures têtes de cabinet sortent souvent de cette profession, soit que l’habitude des grands inconvéniens qui forcent l’esprit à imaginer les grandes ressources lui donne de l’étendue, soit que les motifs brillants, les fatigues outrées soient propres à donner à l’ame le plein jeu de ses organes, soit aussi que la gravité militaire, la plus naturelle & la plus imposante de toutes, asservisse son propre représentant, & renchaîne des liens de la vraie prudence qui n’est autre chose que la force tempérée. Mais indépendamment de cet avantage de fait, quand le Militaire ne seroit dans les conseils, que ce qu’est l’assaisonnement dans les ragoûts, il n’y seroit pas moins nécessaire.

Depuis qu’on perd de vuë les vrais principes, on diroit que le tiers État en étoit la partie abjecte, & je ne doute pas qu’en lisant ceci Messieurs les Magistrats n’ayent regardé comme un blasphême le rang que je leur assignois parmi cet Ordre respectable. Toute société où la prééminence mene à sa suite l’envie, & où la déférence marche à côté du mépris, court rapidement vers sa ruine totale. Mais c’est moins ici qu’en aucun autre pays ; & nos préjugés sur l’ancienne forme de notre gouvernement sont à mille lieues de la vérité. La nation, vous dit-on, ne fut d’abord composée que des conquérans, tout le reste étoit serf ; le respect, & leur superstitieuse ignorance admirent le Clergé à leurs assemblées, & lui donnèrent le premier pas : le Clergé jaloux de la Noblesse donna l’exemple des affranchissemens, & en fit peu après un point de religion y les Villes se formèrent, obtinrent des privilèges & parvinrent enfin, à force d’empiéter sur les Seigneurs, à faire admettre leurs députés dans les assemblées générales de la nation, mais toujours comme fournis & marqués encore du sceau primordial de la servitude. Sans nier les faits sur lesquels assez d’autres ont disputé & disputeront sans moi, je les mets tous d’accord dans ce Traité ; c’est l’ouvrage d’un homme qui le range avec un mouvement de respect intérieur devant le porteur d’eau dans la rue, parce que ce pauvre homme est chargé, qui ne sçut jamais se déplacer devant un fat par un sentiment de supériorité, ni s’enorgueillir à côté d’un mendiant & dont l’odeur infecte, & les haillons lui reprochent une fraternité méconnue : cet homme parle pour l’humanité & la vérité, il lui siéroit également mal d’appuyer & de combattre les suppositions & les annales de la vanité. Je dis donc que les détails de la police intérieure du camp des anciens Francs, nous importent aussi peu, relativement à mon sujet actuel, que ceux de l’armée de Totila, et je ne regarde la Monarchie comme établie & prenant forme d’État, que du moment où les assemblées de la nation reçurent leur plénitude par l’adjonction des représentans des Villes & des Communes.

Mais en quoi l’on se tromperoit lourdement, ce seroit d’imaginer que jamais ces députés ayent paru dans nos assemblées comme des sujets qui viennent implorer la clémence & réclamer leurs droits à l’humanité de leurs Maîtres. Ils y furent reçus comme inférieurs en dignités & en prérogatives, comme égaux en substance ; & le tiers-Etat, qui dans sa dénomination ne signifie que troisiéme État, ne voyoit d’autre distance entre la Noblesse & lui, que celle qu’on admettoit déjà entre le Clergé & la Noblesse, premiers entre pairs. La même liberté se trouvoit dans les délibérations, le même concours dans les suffrages, avec une prééminence marquée à la vérité de dignité & de considération pour les deux premiers Ordres, mais peu ou point de différence de pouvoir & d’autorité.

D’après cette allégation qui gît en faits, il est aisé de concevoir que ce ne put être cette foule d’hommes affaissés sous le poids de la nécessité, & ce qu’on appelle la lie du peuple, que nos fiers ayeux consentirent à admettre au partage de la plus noble & de la plus essentielle de leurs fonctions, & que nos Rois reçurent dans leurs Conseils. Quelle que put être la forme de la Magistrature des Villes, la nécessité des Préposés au maintien des Loix & Ordonnances tant de Justice que de Police, est la première qui se fait sentir à toute société. Il falloit des Magistrats aux Villes en naissant, c’est-à-dire en sortant de la tyrannie, & ce furent Ces Magistrats, qui en devinrent les représentans naturels dans les assemblées de la nation.

A mesure que l’autorité du Prince & l’ordre actuel se sont établis, l’epée a perdu du tranchant qui pouvoit couper le fourreau, & la Magistrature a étendu son pouvoir, & plus encore l’exercice de ses droits naturels. Mais seroit-il juste d’une part, de la regarder comme étant d’un ordre assujetti dans les temps où ne formant nulle prétention pour siéger au-dessus du tiers-État, elle avoit néanmoins dans son corps des sujets sortis des meilleures Maisons de la Noblesse, & de l’autre, de vouloir l’en tirer aujourd’hui, que la vénalité des Charges en a chassé presque toutes les anciennes souches.

Disons mieux, il n’y a qu’un Maître dans l’État. Il y a ensuite trois Ordres consultants, le Clergé, le Militaire, & la Magistrature ; tout le reste obéit & travaille. Ce dernier ordre étoit nécessaire pour former la plénitude du Conseil : conservateur fidèle des loix, des formes, des anciens usages, il borne l’ambition du Clergé sujette à vouloir établir le plus dangereux des prestiges ; il émousse le tranchant du Militaire, dont le vice tourne vers l’oppression ; il oppose le Dédale des formalités, & l’utile tableau des conséquences aux entreprises des uns, à la violence des autres, & reçoit d’eux rélévation dans les vuës, & la célérité dans les décisions, qui lui manquent.

Quoique cet ancien ordre de Conseils soit maintenant suspendu, que le Militaire, ou si l’on veut la Noblesse qui n’étoit autre chose dans son institution, n’ait plus aucune sorte de Jurisdiction ni de prérogative réelle dans l’État, cependant le goût de la Nation détermine l’opinion générale maîtresse absolue des mœurs & usages, vers cette gradation d’estime & conforme aux régles naturelles d’une bonne constitution. Le Militaire a dans l’opinion publique & particulière le pas sur les autres États auxquels est demeurée, avec une jurisdiction réelle, la portion de considération qui en est inséparable. Ainsi le naturel & l’inclination des peuples étaye le bâtiment, & le préserve des accidens dont le menace la vétusté des fondemens ; & c’est-là la vraie fontaine de Jouvence qui régénere le corps politique, & le maintiendra dans sa vigueur, jusqu’à ce que notre tempérament ait été détruit par l’amour de l’or, seul poison qui morde sur-tout.

Après ces Ordres primitifs d’un État, distincts & séparés par le genre de leurs fonctions, & qui sont de l’essence absolue & de la constitution du bâtiment politique, il faut enfuite le décorer, le rendre logeable, commode, agréable & brillant. Les sciences, les beaux arts, les arts libéraux & méchaniques n’ont ou ne doivent avoir d’autre objet que celui-là, & méritent estime & considération en proportion de ce qu’il faut de talens privilégiés pour y réussir, de ce que ceux qui les cultivent ont mis de travail pour les faire valoir, mais sur-tout de ce que leur travail est plus ou moins dirigé vers la sociabilité, c’est-à-dire, vers l’utilité publique.

J’ai déjà traité de l’agriculture ; on lui feroit tort de la confondre avec les autres arts de quelqu’ordre qu’ils puissent être. Celui-ci, selon notre foi, est d’institution divine ; il est visiblement à notre existence ce qu’y est la respiration. Il honore, il intéresse, il amuse le Général d’armée, le Magistrat & le Ministre comme le dernier citoyen. Il vivifie, il anime en nous le respect pour le culte adressé à l’Etre dont la main bienfaisante multiplie les fruits de ses travaux, l’amour & l’admiration pour le guerrier qui se dévoue à sa défense, l’attachement & la reconnoissance pour les Interprètes des Loix qui lui assurent une possession tranquille : l’agriculture en un mot & l’art universel, l’art de l’innocence & de la vertu, l’art de tous les hommes & de tous les rangs.

Je parlerai ailleurs du Commerce & ferai voir que ce n’est point un état à part, qu’il est uniquement le frère de l’agriculture. C’est l’honorer beaucoup, mais tout est frère dans mes principes ; revenons en bref sur les autres arts, que j’ai établis tout-à-l’heure les décorateurs d’un État.

Les sciences sont la pâture de l’ame & l’exercice de l’esprit ; par elles l’homme gravit péniblement vers le faîte de gloire & de lumières, dont il fut autrefois précipité dans la personne de son premier père. Il est deux routes qui paroissent y tendre également. L’une est celle de l’orgueil qui nous a perdus, & qui égare tous les jours ceux qui la suivent ; l’autre est celle du travail & de la soumission, qui nous est permise & recommandée. Les vrais Sçavans suivent cette route, ce sont de tous les hommes privés, ceux qui exigent le moins & qui méritent le plus.

Les arts libéraux sont aux beaux arts ce que le corps est à l’ame, divers en fonctions, unis de destination, estimables en proportion de ce qu’ils servent à élever l’ame & le cœur des citoyens, méprisables s’ils aident à les corrompre.

Les arts méchaniques enfin, à les prendre en corps comme nous les considérons ici, sont tellement liés à tout le reste, que sans eux il seroit impossible que la société subsistât, & qu’il est vrai de dire qu’elle ne fleurit au physique qu’autant qu’ils le perfectionnent. C’est la chaux & le sable du bâtiment politique qui lie tout, sert à tout, & ne domine sur rien. Il suit de-là que ces arts doivent être protégés, & que les talens de ceux qui s’y distinguent méritent d’être honorés.

Mais il faut en ceci sur-tout prendre garde de se laisser égarer par le penchant naturel de l’homme pour le merveilleux ; le point dégénère des arts en tout genre, c’est la recherche ; estimons les arts méchaniques en proportion de leur utile solidité, laissons voler de leurs propres ailes les arts mercenaires du frivole & de la vanité, ils n’ont besoin du secours de personne, la folie humaine les mettra toujours assez en vogue, & leur solde leur tient lieu d’honneurs & de récompenses.

Après ce tarif raccourci des différents emplois qui partagent la société, il est temps de répondre à l’objection qui commence ce Chapitre, & d’examiner si les démembremens des grosses fortunes occasionnées par les fantaisies des riches & l’abondance des métaux, vont au profit de la société, comme le feroit la subdivision des fortunes que ces mêmes métaux ont seuls amoncelées.

Ce n’est pas ici le lieu d’examiner, si les nations où la richesse privée est le plus en vogue, sont celles où l’on conserve le plus de respect pour la Religion, de considération pour le Militaire, d’attachement pour la Magistrature & les Loix ; où les Sçavans sont plus recherchés que les hommes à talens frivoles ; où les travaux des arts portent l’empreinte du Noble & du Grand. Toutes ces choses seront traitées ailleurs. Voyons seulement dans les arts méchaniques qui sont en général ceux qui font vivre le peuple, si ce sont les plus utiles et les plus solides qui reçoivent le tribut destiné à mi-partir la fortune du colosse d’or en question.

Il est impossible, on le sent par le raisonnement, on le voit par l’expérience, que ce soit dans les premiers Ordres de l’État que s’accumulent & se conservent les grosses fortunes dont nous venons de parler ; en conséquence le faste Polonnois, qui consiste à faire vivre un grand nombre d’Officiers, de domestiques, &c. est prohibé au propriétaire. D’ailleurs vous venez de condamner ce genre de dépense, comme chargeant le pauvre des liens d’une dépendance trop directe envers le riche. Quant à moi, je ne sçache pas avoir encore recommandé cela ; j’ai dit seulement qu’il seroit à souhaiter que les grands Seigneurs consommassent à l’entretien de la pauvre Noblesse ce qu’ils dépensent à fournir un odieux superflu à des valets, & en d’autres déprédations de désordre & de luxe, & j’ai sur-tout montré l’avantage de la subdivision des fortunes. Mais en effet le genre de faste ci-dessus est interdit aux riches de métaux. Quel usage peuvent-ils donc faire des revenus qui leur sont attribués ? j’en excepte ceux qui en servent le Commerce & l’État au besoin, & c’est de leurs enfans dont je parle ; ils ne sçauroient dîner deux fois, comme disent les bonnes gens ; les nécessités de l’opulence, les superfluités même de la décence ont des bornes très-retrécies en proportion de la fortune. A qui donc en attribuer l’excédent ? Aux fantaisies ? Vous l’avez dit ; fantaifie, pagode hideuse de sa nature & contrefaite, mais qui sera monstrueuse & détestable tant qu’il y aura d’autres hommes pressés de la nécessité, que dis-je, accablés sous le poids de la plus affreuse misere.

Mais enfin feront-elles vivre les ouvriers du genre le plus utile & le plus pénible ? Une voiture coûtera seize mille francs de vernis, une boëte mille écus de façon & l’on en changera souvent, je demande si c’est-là protéger les arts méchaniques dans la progression que nous avons établie ci-dessus.

J ’entends d’ici la foule d’objections qui me seront faites sur la nécessité d’encourager les arts du superflu, pour accoutumer les étrangers à venir soudoyer notre luxe, entretenir nos ouvriers, &c. Ce n’est pas encore ici le lieu d’entamer & d’approfondir ces questions. J’espere qu’on verra dans la suite de cet Ouvrage, que je n’aurai rien omis de mauvaise foi ; toutes mes erreurs appartiendront à mon ignorance, & au peu de justesse de mes vuës. Revenons aux principes généraux.

Le moyen premier & indispensable de subsistance est l’agriculture qui nous donne la matière première. Le moyen second est le travail ; & de même que la direction du premier moyen doit être déterminée vers la multiplication de la production, celle du second le doit être vers l’accroissement du travail.

Nous avons en ce genre éprouvé une sorte de détriment, qui pourroit encore s’accroître par le relâchement des mœurs.

On se plaint que le prix de toutes sortes d’ouvrages augmente journellement à Paris, & de façon qu’il est aujourd’hui presqu’impossible d’atteindre à cette espece de nécessaire usuel & abusif qu’on accroît cependant chaque jour. Il est certain qu’une des causes de cette augmentation est le regorgement des métaux, qui arrivent sans cesse en Europe des mines du Pérou & du Potose ; de sorte que si le commerce dévorant des Indes d’une part, & de l’autre l’abondance de meubles & bijoux de ces sortes de métaux qui se répandent & se multiplient à l’infini dans la société, n’en absorboient une partie, l’or & l’argent deviendroient si communs, qu’il faudroit chercher une autre sorte de représentatif du troc dans le commerce.

Une autre cause physique encore de ce dérangement, c’est la diminution ou moindre quantité des matières premiéres ; la terre d’une part moins cultivée en produit moins, & de l’autre la consommation considérablement augmentée, au moins en proportion du nombre d’individus, en demande davantage, ce qui nécessairement en fait hausser le prix.

Mais une troisiéme cause certaine, & qui est la seule dont je veux traiter ici, c’est la diminution proportionnelle du travail de chaque individu.

Il est certain que le goût des fortunes est venu de proche en proche à tout le monde, attendu qu’il n’est porteur d’eau dans la Ville, ni maraischer sur les chemins, qui n’ait au moins un cousin germain ayant Suisse à sa porte. Rapine, bonheur, industrie, trois fantômes réalisés, offrent à chacun, selon son caractere, des chemins ouverts par lesquels plusieurs arrivent, d’autres s’abîment en chemin sans jamais se croire noyés, & tous enfin s’accoutument à vivre d’espérance, & sortent des voies de modération & d’équité relatives à leur profession. La principale de ces voies, & celle de toutes, qu’on a le plus perdue de vuë, c’est l’économie & la sobriété. Le défaut d’économie jette dans un accroissement de dépense que le surtaux des marchandises & ouvrages peut seul acquiter, car il n’est aucun entrepreneur qui ne prélève toujours son entretien & celui de sa famille sur son travail, avant de compter son profit. C’est chose juste dans son principe ; mais si-tôt que cet entretien devient arbitraire & proportionné à la fantaisie & à la vanité, c’est une friponnerie manifeste.

Remarquez cepeudant que dans les derniers rangs, comme dans les premiers, ce qui eût été folie autrefois devient usage, & presque nécessité aujourd’hui. Chez les gens de qualité, il faut voiture pour Monsieur, & carrosse pour Madame, voiture de campagne, chevaux de chaise, désobligeante, &c. C’est devoir d’état que de vivre ainsi aux dépens de qui il appartient. Qui voudroit rentrer en soi même, & se considérer isolé de l’appui des usages, auroit bien de la peine à se faire une fausse conscience, assez endurcie pour n’avoir aucuns remords sur les déprédations, qu’on justifie comme dépenses nécessaires pour vivre avec décence, & selon son état. Je tremble encore en regardant le portrait de mon père ; il reconnoissoit la même supériorité dans le sien, & celui-ci dans mon bisayeul. Je n’entends pas par là les transes du respect filial, mais uniquement l’effet d’une supériorité de sentiment & de dignité, dont les mœurs d’aujourd’hui ont absolument dégénéré. Je conclus en conséquence, que si mon trisayeul reparoissoit dans sa maison, je me trouverois bien petit devant lui. Cependant il est du devoir de mon état de vivre à cent lieues de mon gazon, & dans une Ville qu’il regardoit comme les Antipodes, d’avoir nombre de laquais faineans & mangeurs, au lieu de quelque palefrenier hérissé qui lui suffisoit, d’un Page fréquemment sans culotte, quoique son cousin, (car il faut bien que, comme Montagne, chacun ait le sien) ; d’une Demoiselle laborieuse, & de quelques petits garçons appelles bamboches pour sa femme. Soit : chacun a son état, & doit se conformer aux mœurs de son temps, c’est bien dit ; mais il s’ensuit que ce Marchand qui dort aujourd’hui la grasse matinée & se fait remplacer dans sa boutique par un garçon de surcroît chèrement loué ; dont la femme porte couleurs, rubans, dantelles & diamans, au lieu du noir tout uni qu’elle ne mettoit encore qu’aux bons jours ; qui brûle de la bougie (quoique feue Madame la Duchesse de Bourgogne avouoit n’en avoir vu dans son appartement que depuis qu’elle étoit en France) qui prend le caffé, & fait journellement sa partie de quadrille : il s’ensuit, dis-je, que ce marchand, obligé, pour vivre selon son état, de fournir toutes ces choses à sa très-digne moitié, & de son côté de figurer comme les autres (car c’est le mot) peut en conscience prélever cette dépense sur ses fournitures. Il faut encore qu’il gagne de quoi faire à ses enfans élevés dans ce train-là, un établissement à peu-près pareil à sa propre fortune : on sent à quel taux tout cela porte le prix de la main d’œuvre. Même calcul pour l’artisan, même, qui pis est, pour le fabriquant ; ce qui porte le prix de nos ouvrages & marchandises à un taux que les étrangers, obligés de payer argent comptant, trouvent encore plus rude que les citoyens qui laissent le tout à payer à leurs enfans, abus qui petit-à-petit oblige les Danois même à se faire des manufactures, & à se passer de nous.

Si le mépris et l’oubli de toute économie ouvrent la porte à mille inconvéniens dont je ne fais qu’ébaucher quelques-uns, un des plus considérables est le défaut de sobriété. On n’en connoît plus dans Sui profusus, alieni appetens, devenu la devise de tout le monde. cette Ville bruyante, où le sui profusus, alieni appetens est devenu la devise de tout le monde du plus grand au plus petit. Outre que la consommation intérieure a sextuplé par-tout, la partie du peuple destinée au travail dépense tout son gain en parties, courses & guinguettes. Chaque Bourgeois commerçant, artisan même un peu aisé, a sa maison de campagne où tout va par écuelles, comme l’on dit. Les ouvriers du premier ordre, comme jouailliers, orphevres & autres font les Dimanches & fêtes des dépenses en collations où les vins muscats, étrangers &c. ne sont pas épargnés. Les femmes & filles de ce genre de société y assistent & donnent le ton. tout s’y confomme, & si quelque jeune ouvrier plus sensé veut éviter ces sortes de dépenses, la coûtume contraire a tellement prévalu, qu’il se verroit isolé & frappé d’une force d’excommunication parmi les gens de sa profession. Le bas artisan court à la guinguette, sorte de débauche protégée, dit-on, en faveur des Aides. Tout cela revient yvre, & incapable de servir le lendemain. Les maîtres artisans scavent bien ce que c’est, pour leurs garçons, que le samedi court jour, & le lundi lendemain de débauche ; le mardi ne vaut pas encore grand chose, & si dans la huitaine il se trouve quelque fête, ils ne voient pas leurs garçons de toute la semaine.

Je ne prétends pas examiner & noter ici les inconvéniens de cet accroissement de consommation inutile & nuisible relativement aux principes établis dans les Chapitres précédens, mais seulement dans l’objet de la diminution de travail qui en provient. La mollesse dans les aisés, la paresse pour les pauvres est la suite nécessaire de l’intempérance ; cette suite, nous y sommes, & marchons de notre mieux au progrès. Les Écoles les plus rigides de Paris, les Collèges les plus sains de cette célébre & sévére Université donnent par jour trois heures de moins de travail à leurs écoliers, qu’ils ne faisoient, il y a quarante ans, & par semaine un jour de plus de congé. A l’Académie, on montoit autrefois de régie quatre chevaux chaque matin, & quatre reprises sur chaque cheval, on n’en monte aujourd’hui que trois, à trois reprises chacun ; il n’y avoit de jours de congé, que le mercredi & le Dimanche, on y a ajoûté le samedi. Calculez, & vous verrez qu’un an d’Académie alors en valoit deux d’aujourd’hui. Ce ne sont-là que de menues branches d’un relâchement qui est devenu général, & à tous égards ; mais il n’est question ici que du travail.

De vieux bourgeois de Paris m’ont dit autrefois que si de leur temps un ouvrier n’eût pas travaillé deux heures à la lumière, soit le matin, soit le soir dans les plus longs jours, il auroit été noté comme un paresseux, & n’eût pas trouvé à s’établir. Ce fut le 12. de Mai 1585. qu’Henri III. fit occuper divers postes dans Paris par ses troupes. Les habitans, dit Davila, avertis par le bruit des tambours commencèrent à fermer leurs portes & leurs boutiques qui, selon l’usage de cette ville de travailler avant jour étoient déjà ouvertes. Commincio à Radunarsi s’errando le porte delle case, e chiudendo le porte delle botteghe, che conforme all’ufo della citta di lavorare innanzi giorno, gia serano comminciate ad aprire. Il dit positivement en ce même endroit, que toute cette émeute s’étoit faite avant le jour. Or il est jour à trois heures au mois de Mai. En 1750. je traversai à pareil jour tout Paris à six heures sonnantes à la Sorbonne, je traversai, dis-je, depuis les Chartreux jusqu’au bout du fauxbourg S. Martin, partie marchande & populeuse de la Ville, & je n’y vis d’ouvertes que quelques échopes de vendeurs d’eau de vie. Voilà les faits.

Considérons-nous maintenant relativement à nous-mêmes, & voyons ce que nous avons perdu de notre propre fonds. Un ouvrier qui travaille six heures de plus dans une journée, & qui consomme la moitié moins, en vaut trois ; & s’il est vrai que plus il y a de travail dans un État, plus l’État est censé riche naturellement, nous avons à cet égard perdu les deux tiers de notre richesse intérieure, il est possible qu’il y ait plus d’ouvrages faits aujourd’hui, attendu la multiplicité d’arts & de manufactures nouvelles établies depuis cent ans ; mais il n’en est pas moins certain que si nos ouvriers actuels étoient aussi laborieux qu’autrefois, ils consommeroient moins en superfluités & feroient plus d’ouvrages, au moyen de quoi ces ouvrages seroient à un prix plus bas & plus commerçable.

Les maux les plus difficiles à réparer sont ceux qui proviennent de l’affaissement des mœurs. L’homme réputé alors le plus paresseux, s’il reparoissoit aujourd’hui en conservant les usages de son temps, seroit le plus vigilant d’entre nous. Dormant à la Françoise jufqu’à huit heures, dit Sully en parlant de la garnison d’Amiens qui se laissa surprendre : dormir alors jusqu’à huit heures du matin étoit une lâcheté pour un homme du monde. Se lever à cette heure-là est presque une singularité de nos jours. Qui de nous, voyant un artisan misérable ainsi que sa famille, penseroit que c’est sa faute de ne pas commencer son travail dès les quatre heures du matin ? Les vices & les vertus sont de proportion, comme toute autre chose. Les loix ne peuvent rien sur la portion des mœurs qui tourne vers l’inexistence. Où donc est le remede ? L’exemple & l’encouragement.

Peut-être me direz-vous qu’en attendant que j’aie fait recevoir ma nouvelle peuplade, je traite assez mal celle qui m’environne. Prenez y garde, une telle imputation seroit odieuse & mal fondée. Je peins nos mœurs, mœurs dont tout le monde fait gloire. Mon plan est toujours de ne rien forcer, de ne rien détruire : je prêche au contraire d’édifier. Chérissez, animez l’agriculture, bientôt le travail deviendra en honneur ; l’économie & la sobriéré sont ses compagnes. Ces vertus tiennent l’esprit tranquille, & le corps sain. L’activité & la tempérance des mœurs champêtres passeront à la Ville avec les nombreuses colonies que les campagnes y enverront, à la différence qu’il faudroit peut-être d’autres topiques qui ne sont pas de mon sujet, pour rétablir les mœurs à la Ville, séjour corrupteur, au-lieu qu’à la campagne paix & protection, & tout est dit ; c’est le Code entier de yos loix somptuaires.

Le retour à l’agriculture porté dans cette exclamation, au moment où nous sommes le plus enfoncés dans les détails du travail, paroîtra étranger à la question ; mais je tiens que le plus puissant remède des mœurs est de remettre en honneur cette profession maternelle, nourricière, & vertueuse, & d’en donner le goût généralement à tous les citoyens. La simplicité naît de l’aisance de la campagne, & l’économie est une suite de la douce peine qu’on eut à en recueillir les biens ; la vuë de l’énorme quantité de bled qui entre dans une belle tabatière, dégoûteroit le plus hardi dissipateur.

La relâche des Fêtes n’est nuisible au travail que par la corruption. Revenons au travail. La Réforme se vante d’en avoir accru la somme dans les Etats qui l’ont embrassée, par la suppression des Fêtes. Je crois, par les raisons de calcul déduites ci-dessus, que c’est autant de gagné, sur-tout en certains temps précieux pour les travaux & récoltes de la campagne ; aussi en supprime-t-on beaucoup dans le Culte Catholique. Mais qu’on se souvienne toujours qu’une Fête supprimée n’est jamais que neuf heures ajoutées dans l’an tout au plus, au lieu qu’une heure de sommeil en compose trois cents soixante-cinq. Il ne faut pas croire d’ailleurs que toutes les fêtes fussent en pure perte ; l’homme veut du délassement, & il lui est si nécessaire, que Dieu ordonna dans l’institution première un jour de repos en sept. Ce jour redonne des forces à l’homme courbé sous le poids du travail hebdomadaire. Cet intervalle de relâche lui donne le temps de la réflexion si nécessaire à tout, & qu’un travail méchanique affaisse à la longue sans ressource.

Outre le repos, il nous faut encore de la joie & des rapports d’union & de société : examinez nos Fêtes dans leur institution, & en y joignant ce que l’antique simplicité y avoit ajouté d’usages de de pratiques habituelles, vous verrez que tout y concourt à ces deux objets vraiment politiques.

Les vues de l’Eglise sont toutes spirituelles dans le culte qu’elle nous prescrit, mais elle a sçu condescendre aux ménagemens que l’union de l’ame avec la machine nous rend nécessaires, & a permis que l’ordre & les usages civils y introduisent une variété & une action propres à nous intéresser. Cette déférence a même influé sur ses propres cérémonies, à la reserve d’une demi-semaine dans l’année toute consacrée à la prière & au recueillement, & dont les pratiques ne sont pas même d’obligation pour les gens de travail, tout le reste a pour objet des occasions de joie & d’allégresse. Les Fêtes de Noël, des Rois, de Pâques, de la Pentecôte & toutes les grandes Fêtes, en un mot, sont de cette espece.

Examinons ensuite ce que la coutume de nos pères avoit ajouté d’usages particuliers à ces solemnités. A Noèl, la famille rassemblée, la souche de la veillée & le brasier qui l’entouroit servant à cuire les marons pour le vin blanc, ensuite le réveillon, &c. Aux Rois, la féve, les cris, & le Roi boit. A Pâques, les œufs qu’anciennement le père de famille distribuoit à toute la maison jusqu’au moindre domestique, faisoient une sorte de communion profane, précieux usage : je suis tenté quelquefois de descendre à la table de mes gens, de couper leur pain, de boire en même tasse, pour me rappeller que nous sommes tous d’une seule souche, que je dois les considérer, & les contraindre à m’aimer. Cette méthode réussiroit mal aujourd’hui, les valets sont aussi insensibles, aussi méprisans que les maîtres ; mais c’est tant pis. A Pâques donc, les œufs, le jambon &c. à la Pentecôte, les premiers fruits ; la S. Hubert, la S. Martin, toutes ces Fêtes sont dans l’année, sauf respect, ce qu’est l’avoine à midi dans la journée du cheval.

Ces sortes d’assemblées d’ailleurs, ces révolutions à temps marqué unissent la société, & y établissent les rapports & la confiance ; bien différentes en cela de l’intempérance journalière donc j’ai parlé ci-dessus, qui bientôt entraîne la société, le désordre & la paresse, celles-là réveillent, font oublier les peines passées & futures, réunissent la jeunesse, mais sous les yeux paternels, font naître les unions de convenance, les propositions de mariage, rappellent les souvenirs d’antique fraternité & parenté.

Bien à propos les hommes avoient-ils inventé les cérémonies bruyantes & autres agencemens futiles & passagers d’une vie très passagere, mais qui nous paroîtroit peut-être trop longue encore, si nous la regardions sous son vrai point de vue. L’homme ne naît que pour travailler, pondre, souffrir & mourir. Nous avons orné ce tronc informe & cadavéreux de feuillages empruntés, mais sans cesse renouvellés, & qui jouent à des yeux enclins à se tromper eux-mêmes, la verdure naturelle & durable. Les baptêmes, la robe virile, les noces, jusques aux funérailles même, tout a pris par les soins des Législateurs, hommes réfléchisslants, un air de décoration, & cette perspective variée & trompeuse nous cache le mur. Tout donc ce qui peut être un remede contre l’accablement, est un aiguillon au travail ; nous l’avons dit ci-dessus. Tout aussi ce qui réunit la société, & nous fait sentir la nécessité & l’utilité des rapports que nous avons les uns aux autres, est un nouvel encouragement.

Les cailloux dans les rivières deviennent ronds & polis par le frottement, les hommes se civilisent par la société ; c’est un axiome que je n’ai pas inventé. Les Fêtes votives, processions, pélerinages du canton en un lieu dont on fête le Saint, & qui se tient prêt à donner la revanche à ses voisins, ont été encouragés par d’habiles Princes, comme Charles-Quint en Flandres, en Artois & autres. Je veux qu’il ait pû y avoir de l’abus à ces sortes de choses dans des temps grossiers & où l’on prenoit tout à la lettre ; mais aujourd’hui ne tombons-nous pas dans le défaut contraire ?

On est tout étonné, quand il y a des illuminations dans Paris, de ne voir que des promeneurs dans les rues, & autour des fontaines de vin cinq ou six malheureux porteurs d’eau ivres, & rien de plus. Quelques gens à refrein disent : c’est la misère qui attriste le peuple. Passe pour la campagne, mais à Paris le peuple n’est miserable que volontairement, tout y trouve à travailler, & à gagner beaucoup ; mais c’est que tout le monde est devenu Monsieur. Il me vient le Dimanche un homme en habit de droguet de soie noire & en perruque bien poudrée, & tandis que je me confonds en complimens, il s’annonce pour le premier garçon de mon maréchal ou de mon bourrelier ; un tel Seigneur ira-t-il s’encanailler à danser dans les rues ?

Il est certain que ce peuple-là est bien plus commode pour la Police. Cependant au fond la guinguette va son train, guinguette si ruineuse, comme je l’ai dit, pour l’ouvrier, si pénible à l’artisan en chef qui ne peut jouir de ses garçons, si pernicieuse même pour le lendemain ; car on ne sçauroit croire combien de garçons maçons, charpentiers, et couvreurs périssent le lundi en voulant s’exposer, la tête encore chargée de vin. J’en ai une fois rencontré trois en un même jour de lundi sur la civière en différents quartiers de Paris ; & quand dans un bâtiment considérable on ne perd que dix ou douze hommes de la sorte, ce n’est pas trop. Mais je veux enfin que tout ce peuple soit réellement philosophe, tant pis si d’ailleurs il consomme davantage, s’il est plus languissant, s’il travaille moins. Or ces trois si ne sont plus en question.

En voilà assez, & plus qu’il n’en faut pour prouver que les Fêtes ne nuisent au travail, qu’autant que la tournure des mœurs de simple devient composée. Si nous pouvions aller sans cesse comme des machines, il faudroit au pouce & à la ligne calculer le temps, & n’en pas perdre la minute ; mais il n’en est pas ainsi, & quelque haut que ce ressort fût monté, peut-être y perdrions-nous : car si d’une part la nature demande du relâche, de l’autre l’imagination & ses ressources nous font quelquefois doubler le pas, de façon que nos succès ne sont en nulle proportion avec nos forces. Les chevaux en ont plus que nous. Montluc, célèbre meneur d’hommes & de chevaux, assure qu’il a souvent vû le bout de sa monture, & qu’alors il n’y a plus que soin & repos pour la faire aller ; qu’au contraire il a souvent vû des hommes las, recrus, & mourans de lassitude au bout de vingt-quatre heures de traite, sans subsistance, se réveiller sur une espérance de gloire ou de butin, & doubler la dose de fatigue, comme s’ils eussent été frais. Encourageons donc le travail, & nos hommes auront quatre bras ; c’est le seul & unique secret, car tout est jour de Fête pour un paresseux.

Apres ces incursions sur les détails du travail, reprenons le sommaire de ceux de mes principes que j’ai établis jusqu’ici sur la qualité distinctive des métaux. Si vous leur permettez de s’établir comme richesse, vous errez dans le principe, vous périrez par les conséquences ; si vous les regardez au contraire comme agent, dont le ministere est nécessaire, & dont la masse doit être en proportion de la quantité de matières dont il doit accélérer la production en aidant à les débiter, vous êtes dans le vrai. Le sang qui circule dans les veines est le principe de la nutrition universelle ; mais s’il surabonde & forme dépôt, il entraîne la corruption & la mort.

Détournez donc la vuë des lieux où l’on recherche les mines & la poudre d’or ; laissez aux aveugles le soin de s’ensevelir dans les entrailles de la terre, c’est sa surface qu’il faut couvrir & vivifier.

Les richesses se trouvent par-tout où il y a des hommes. Les richesses se trouvent par-tout où il y a des hommes. A la reserve de quelques foibles mines d’argent & de plusieurs mines de fer, l’ancienne Gaule n’avoit que peu ou point de métaux. Environnée de toutes parts, ou de Barbares comme elle, ou des Romains qui toujours frappés du souvenir des anciennes invasions des Gaulois, auroient voulu que les barrières qui les séparoient fussent à jamais impénétrables, elle n’avoit pareillement aucun commerce, si l’on en excepte le plomb & l’étaim de la Bétique, que les nations commerçantes tiroient par les ports de la Méditerranée, & qui conséquemment dévoient être entrés dans la Gaule, par ses ports sur l’Océan. Cependant lorsque Cesar en fit la conquête, il en tira assez d’or pour corrompre sa patrie avant de l’avoir soumise, & pour acheter tant de partisans dans Rome déjà enrichie de tous les thrésors de l’Afrique, de la Macédoine, & sur-tout de l’opulente Asie. César, quoique l’homme de son temps le moins scrupuleux sur les moyens, ne nous a pas été transmis comme concussionnaire : il le fut réellement, si l’on considére les choses avec les vuës de justice de d’humanité qui nous sont familières aujourd’hui ; mais par comparaison avec l’usage reçu par ses contemporains & par tous les Grands de cette insatiable République, il peut à cet égard passer presque pour modéré ; les Gaules lui furent toujours fidèlement attachées dans les différentes vicissitudes de sa rapide fortune, ce qui prouve qu’il n’en avoit pas tyrannisé les peuples ; en un mot, on ne voit point de traces de ses rapines dans les Gaules ; et Cassius son meurtrier, quoique parvenu jusqu’à nous avec la faveur d’un libérateur de la patrie, passe pour avoir cruellement pillé l’Asie pour parvenir au maintien de son parti. On peut répondre que César qui donnoit tout pour tout acquérir, & qui sçavoit donner avec les grâces supérieures de la nature & de l’esprit dont il étoit doué y faisoit de rien quelque chose, & qu’il sortit des Gaules tellement pauvre qu’il fut obligé pour son début de choquer tous les préjugés de sa patrie, en forçant & pillant le thrésor public. Sans entrer dans cette discussion de détail, je me contente de renvoyer au récit de ses quartiers d’hiver à Rimini, où Rome entière venoit grossir sa Cour, & s’en retournoit comblée ; aux détails des dissipations de ses principaux satellites, les Oppius, les Balbus, les Antoine, les Dolabella. Cesar conquérant & Cesar politique sont deux hommes ; la fortune le mena plus loin qu’il ne pensoit aller ; comme conquérant, le fer & l’activité furent ses seules armes ; comme politique, il semble avoir trouvé les sources de l’or.

D’où venoient donc ces richesses dans des pays encore isolés ? Uniquement de l’immense population qu’il y trouva établie. On est effrayé des détails de cette espece qu’on lit dans ses Commentaires. Je le répète, par-tout où il y a des hommes, il y a des richesses ; les richesses n’étant que les choses nécessaires à la vie, ou leur représentatif. Les métaux ne sont que le signe des valeurs ; où il n’y a point d’hommes, il n’est de valeur à rien ; & si les métaux se trouvent dans des climats déserts, ils coulent bien vite se répandre aux lieux où la nécessité du troc leur fera trouver leur place.

Dans la Partie suivante, nous allons entrer dans l’examen des différents usages qu’on peut & qu’on doit faire de l’or, & traiter des moyens d’accélérer sa rapidité & de la diriger de façon qu’il circule sans cesse sans corroder ni faire dépôt. La carrière va s’ouvrir, & les grands objets se développer progressivement à notre vuë. Qu’il me soit permis de finir cette Partie-ci comme je l’ai commencée, en recommandant la population et l’agriculture.

Les finances sont le nerf d’un État, il est vrai ; mais l’or n’est qu’un métal : il ne devient richesse qu’en passant par les mains des hommes. Donnons des hommes à un État & s’ils n’ont de l’argent, ils en feront venir. Des tonnes d’or ne bougeront de place, si personne ne les remue. Un homme, comme les B.** & les P.**, fournira à son Prince des facilités pour lever & entretenir des armées en Suéde. Ce mot suffit pour rappeller la réflexion, qu’il entre plus d’hommes que d’argent dans ce qu’en appelle les finances.

Les Espagnols, on le sçait, ont eu seuls pendant long-temps les sources de l’or. A quoi leur ont-elles servit ? qu’à se perdre en projets imaginaires, & à se dépeupler de façon à ne s’en relever de longtemps. Si les Gasçons & les Limousins ne vont faire la récolte en Espagne, les naturels du pays mourront de faim ; s’ils y vont, ils en emportent tout l’or, & ainsi du reste. Quand le pays fourmillera d’hommes, les services y seront payés moins, puisqu’il y aura plus de gens ayant besoin d’emploi : augmentation de finances. Ces inductions suffisent pour faire sentir que c’est mal entendre les finances, que de croire les améliorer par l’augmentation des revenus de l’État, si elle n’est une suite de l’accroissement de sa force ; que cette force consiste uniquement dans la population ; & qu’un Prince qui s’appauvriroit pour aider cette population, mettroit son argent à un bien gros intérêt. Or j’ai trouvé ce secret ; je le donne gratis, son exécution n’en coûtera qu’un peu d’attention : aimez, honorez l’agriculture, c’est le foyer, ce sont les entrailles, & la racine d’un État. Nouveau Cadmus, les hommes sortiront pour vous du sein de la terre, & ne se battront pas comme firent ceux de ce temps-là.

Fin de la première Partie.