L’Amour aux Colonies/II

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PREMIÈRE PARTIE


ASIE

COCHINCHINE — TONKIN — CAMBODGE


CHAPITRE PREMIER


La Cochinchine il y a trente ans. — Quelques mots sur le Saïgon primitif. — Races Asiatiques habitant la Cochinchine, autres que la race Annamite. — Hindous dits Malabars. — Cambodgiens. — Malais. — Mois. — Caractères anthropologiques des Mois. — Chams. — Tagals de Manille. — La ville Chinoise de Cho-lon. — La race Chinoise. — Métiers et professions. — Diversité des caractères anthropologiques du Chinois. — Minhuongs. — Quelques mots sur les mœurs et coutumes du Chinois en Cochinchine. — Le Théâtre Chinois.



La Cochinchine il y a trente ans. — La Cochinchine fut ma première colonie, et j’en ai conservé les impressions d’un jeune éphèbe pour sa première maîtresse.

À peine sorti des cours de la Faculté, en 186., j’obtins d’être envoyé en Cochinchine, comme Médecin auxiliaire au service de la Marine. Je passe rapidement sur les incidents variés d’un voyage de plus de deux mois (le Canal de Suez n’était pas encore percé), pour entrer en plein dans l’étude des mœurs et coutumes des diverses races habitant la Cochinchine à l’époque dont je parle. Un séjour non interrompu de cinq années dans cette colonie, que je devais revoir vingt-cinq ans plus tard, me permet de garantir la maturité de mes observations.

Quelques mots sur le Saïgon primitif. — L’impression produite par le Saigon de cette époque est bien celle décrite par Pallu de la Barrière, deux ans seulement après la conquête de 1861, car, jusqu’à la prise du camp retranché de Ki-hoa, l’occupation de Saïgon ne pouvait avoir qu’un caractère provisoire :


« Le voyageur qui arrive à Saïgon aperçoit, sur la rive droite du fleuve, une sorte de rue dont les côtés sont interrompus, de distance en distance, par de grands espaces vides. Les maisons, en bois pour la plupart, sont recouvertes de feuilles de palmier nain, d’autres, en petit nombre, sont en pierre. Leurs toits, de tuiles rouges, égayent et rassurent un peu le regard. Ensuite, c’est le toit recourbé d’une pagode ; un hangar hors d’aplomb qui sert de marché, et dont le toit semble toujours prêt à glisser sur la droite. Sur le second plan, des groupes de palmiers arac s’harmonisent bien avec le sol de l’Inde ; le reste de la végétation manque de caractère. Des milliers de barques se pressent sur le bord du fleuve et forment une petite ville flottante. Il n’y a plus ensuite grand chose à voir à Saïgon, si ce n’est, peut-être, le long de l’arroyo Chinois, des maisons assez propres et en pierre, dont quelques-unes sont anciennes, dans les massifs d’aréquiers ; plus loin, sur les hauteurs, l’habitation du Commandant Français, celle du Colonel Espagnol, le camp des Lettrés, et c’est tout ou à peu près. »

J’ai donné telle quelle cette description de Saïgon, à l’époque où la Cochinchine était dans son enfance. Nous le retrouverons bien changé un quart de siècle après.


Avant d’étudier la race Annamite, jetons un rapide coup d’œil sur les autres races Asiatiques habitant ce pays.

Races Asiatiques habitant la Cochinchine, autres que la race Annamite. — Ces diverses races sont représentées en plus ou moins grand nombre à Saïgon. D’ailleurs, cinq années de voyages continuels dans l’intérieur du pays m’ont donné l’occasion de les étudier toutes d’assez près. Réservons une mention spéciale à la race Chinoise, qui a la prééminence sur toutes les autres races étrangères, en nombre et en importance.

Hindous dits Malabars. — On trouve à Saïgon un certain nombre de natifs de l’Inde, désignés sous le nom générique de Malabars, le lieu habituel de leur provenance étant la côte de Malabar, Madras, Pondichéry, Bombay, etc. Les uns sont catholiques, d’autres Brahmanistes, mais la plupart sont Mahométans. Ils élèvent des bestiaux, conduisent les voitures, font les charrois et tiennent de petits magasins de détail, ou se font changeurs de piastres.

Les Mahométans ont construit une belle mosquée ; après le Ramadan, ils célèbrent leur Beiram et font par la ville une grande procession nocturne ; ils promènent, à la clarté de milliers de torches, un char immense.

Les remarques anthropologiques que je ferai plus loin sur les Indous coolies de la Guyane, s’appliquent à leurs congénères de Saïgon, et j’y renvoie le lecteur. Mais les Malabars de la Cochinchine sont plus grands et plus robustes, et leur type est beaucoup plus beau. Les uns ont amené de l’Inde des femmes ; les autres ont pris des épouses Annamites, dont ils ont des enfants métis d’un assez vilain type.

Cambodgiens. — La race Cambodgienne faisant plus loin l’objet d’une étude spéciale, je n’en parlerai point ici.

Malais. — Les Malais sont descendus du Cambodge, où ils avaient émigré de la presqu’île de Malacca. Ils sont en général sobres, patients et avares ; ils font le métier de prêteur sur gages à des taux très élevés. Ils forment des villages séparés et s’allient rarement avec la race Annamite. Les Malais sont Mahométans et fidèles à leur foi. Beaucoup d’entre eux se livrent au commerce d’échange des produits du Cambodge contre ceux de la Cochinchine, et forment entre eux des associations analogues à celles des Chinois. En fait d’industrie, ils ne fabriquent guère que de la bijouterie.

Ils ont pour costume un pagne, un gilet droit, un veston en toile et un turban. Les hommes ont les cheveux coupés très ras, les femmes, embellies d’un langouti, portent aussi une longue robe et les cheveux à la mode Annamite.

Sous le rapport de la forme, couleur et conformation des organes génitaux des deux sexes, le Malais se rapproche beaucoup de l’Annamite, quoique incontestablement plus viril.

Moïs. — J’ai pu voir de près les Moïs de l’arrondissement de Baria, où ils possèdent plusieurs villages. On remarque leurs habitations, donnant chacune asile à une vingtaine d’individus, groupées par trois ou quatre, élevées sur des poteaux de quatre à cinq mètres de hauteur, sortes de grandes cages rectangulaires tressées en bambous, avec un toit en chaume. Le mobilier rudimentaire comporte des foyers en argile cuite et des claies pour contenir les provisions.

Les hommes s’habillent avec un carré d’étoffe sur les parties génitales, et les jeunes femmes se couvrent les seins avec un carré d’étoffe pendu au cou. Les deux sexes ont les oreilles percées et portent des anneaux. Leur langue diffère complètement de la langue Annamite.

Cette race, très différente de la race Annamite, a un esprit de famille fort remarquable et une rare tendresse pour les enfants. Les jeunes gens se marient après leur puberté, sans cérémonie et sans contrat écrit. Cependant, le Moï a le respect des coutumes, et ne peut répudier sa femme pour en prendre une autre sans être dans l’obligation de nourrir la première femme et ses enfants.

Les mœurs de ce peuple sont très pures. Les adultères sont très rares, et les vices que nous trouverons chez les Annamites, presque inconnus. Le Moï pratique avec sa femme le coït selon la loi de nature, sans artifice d’aucune sorte. À ce point de vue, l’Annamite a peut-être le droit de l’appeler sauvage, lui qui est un des peuples les plus corrompus du monde civilisé.

La religion des Mois est des plus rudimentaires, et se borne généralement au culte des morts.

Caractères anthropologiques des Moïs. — On peut ranger cette race parmi les plus petites du globe, avant les Lapons, d’après le docteur Neis. « La teinte de leur peau, » dit cet auteur, « est plus foncée que celle des Annamites. Le système pileux, peu développé, l’est cependant plus que chez la race jaune ; les cheveux, toujours noirs, sont ondulés et parfois frisés ; la barbe, parfois très fournie aux lèvres et au menton, manque sur les joues.

» Le crâne est dolichocéphale, légèrement scaphocéphale, la face est prognathe, le front étroit, les pommettes peu saillantes ; les paupières, bien fendues, sont horizontales et non obliques comme celles de la race jaune. Le nez est très épaté, la bouche largement fendue, les dents grandes et bien plantées, rougies par le bétel.

» Les muscles sont peu développés, et ne font pas saillie sous la peau. Les seins de la femme, de grosseur moyenne, sont coniques ; ils se flétrissent rapidement, mais sans s’allonger comme le sein des Négresses. Ils ont les attaches fines, le pied est long, et les orteils écartés comme chez tous les peuples qui marchent pieds nus. »

J’ai donné in-extenso ces caractères, mais il y manque celui des organes génitaux. J’ignore pour quels motifs les anthropologistes ont jusqu’ici négligé à peu près entièrement de noter, chez les diverses races humaines, les variations de forme et de couleur de l’organe génital, pour moi le plus important de tous les organes, puisqu’il assure la continuité de la race. J’aurai plus d’une fois à revenir sur les conséquences que je déduis de cet examen fait avec beaucoup de scrupule.

Chez le Moï, la couleur de la peau des organes génitaux, et particulièrement du scrotum, est plus foncée que chez l’Annamite. Il en est de même de la couleur des muqueuses des lèvres, du gland et du vagin qui sont moins claires, mais d’un ton différent tirant davantage sur le rouge assombri. Le Moï a le pénis et les testicules plus gros que l’Annamite, quoique la taille du premier soit inférieure à celle du second. La vulve et le vagin de la femme Moï sont plus développés que chez la femme Annamite. Le pubis est ombragé, dans les deux sexes, par un poil frisé, assez abondant, de couleur très noire.

Aucun des Moïs qu’il m’a été permis d’observer ne portait les traces de la masturbation ni d’habitudes contre nature. C’est là une des grandes différences de la race Moï avec la race Annamite.

Il n’existe aucun point de contact commun entre les deux races. L’Annamite, plus civilisé, regarde avec mépris le sauvage Moï et ne s’allie pas avec lui. Le nombre des Mois était en décroissance sensible au moment de mon arrivée en Cochinchine, et cette race s’éteindra comme toute race inférieure en présence d’un peuple plus avancé.

Chams. — On prétend que les Chams sont d’origine Malaise, et on les fait provenir du débris de l’ancien royaume du Ciampa, qui a été conquis anciennement par les Annamites. On en rencontre quelques tribus errantes aux confins de la colonie, vers Tay-Ninh et Chandoc. C’est un peuple qui fuit la civilisation. Ce que j’ai dit des Malais s’applique aux Chams.

Tagals de Manille. — À l’époque de mon premier séjour, il restait encore en Cochinchine des Tagals de Manille, provenant du corps expéditionnaire Espagnol. Ils étaient surtout chasseurs de bêtes fauves, et quelquefois saïs et cochers. C’est une race hardie et sobre. Comme costume, ils avaient adopté un pantalon blanc, avec une chemise par dessus à pans flottants. Uni à la femme Annamite, le Tagal a fait souche d’une race métis trop peu nombreuse.


La ville de Cho-lon. — À cinq ou six kilomètres de Saïgon, on trouve la ville Chinoise de Cho-lon, bâtie il y a un siècle par des Chinois émigrés et qui offre tout à fait l’aspect d’une ville du sud de la Chine.

Un de mes anciens amis, Luro, inspecteur des affaires indigènes à Cho-lon, où je l’ai connu intimement, en fait ainsi la description imagée : « Dans l’intérieur de Cho-lon sont les magasins des détaillants, tenus par des Chinois, si le commerce est important ; par des femmes Annamites, s’il s’agit de petit commerce. L’étalage est habilement fait. Grainetier, marchand de comestibles, restaurateur, pharmacien, tailleur, cordonnier, orfèvre, quincaillier, marchand de coffrets, pâtissier, etc., chacun a son nom sur la porte, en beaux caractères Chinois artistement peints en noir, en rouge, en bleu, en or, suivant la fortune ou le caprice du maître de l’établissement. Les chalands entrent, sortent ; c’est un mouvement continuel. Le soir, les boutiques restent ouvertes ; les rues, éclairées par la municipalité (aujourd’hui au gaz), sont en outre illuminées par des lanternes Vénitiennes, aux formes et aux couleurs les plus variées et les plus gracieuses, qui portent en lettres transparentes l’enseigne du marchand. »

La race Chinoise. — Il y avait en 186., tant à Saïgon qu’à Cho-lon, plus de trente mille Chinois, et autant dans l’intérieur du pays. Le Chinois est le Juif de l’Extrême-Orient ; il tient dans ses mains à peu près tout le haut et le petit commerce. Il est habile, âpre au gain, mais se contente d’un petit bénéfice. Le négociant Européen est obligé de passer par son intermédiaire.

Métiers et professions diverses du Chinois. — À côté de l’Annamite, le Chinois a l’air d’un cousin-germain plus fort et plus robuste. L’air de famille est indéniable, malgré la différence radicale du chignon Annamite et de la queue Chinoise. La ressemblance des deux races est surtout remarquable chez le prolétaire Chinois (dit bambou) qui, moyennant quelques sapèques, fait le métier de portefaix, à peine vêtu d’un mauvais pantalon tombant jusqu’aux genoux et dont le torse nu, brûlé par le soleil, a pris des teintes aussi foncées que celles du cultivateur Annamite.

Au-dessus de cette caste infime, vient celle des restaurateurs ambulants et des cuisiniers pour Européens, qui jouissent, je dois l’avouer, d’une réputation méritée.

On trouve encore, parmi les Chinois, des boys qui font le service dans les cafés et restaurants Européens. Ils sont généralement d’une propreté remarquable.

Le Chinois est aussi tenancier des maisons de jeux et de prostitution. Il est jardinier et fait venir (avec les déjections humaines) toutes sortes de légumes d’Europe, dans des jardins tout autour de Saïgon. Aussi ne peut-on sortir de la ville pour se promener, avant le coucher du soleil, sans être saisi à la gorge par une abominable odeur de poudrette. Par contre, on mange pendant huit mois des salades et des légumes qui sont aussi bon marché qu’à la Halle de Paris.

Diversité des caractères anthropologiques du Chinois. — Le Chinois de Canton (généralement riche) est presque aussi blanc de peau qu’un Français du Midi. La peau a chez lui une teinte analogue à la couleur du thé léger. Les muqueuses sont d’un rouge carmin assez vif, mitigé par une pointe d’ocre. C’est surtout la couleur des muqueuses du gland et de la vulve qui présente cette teinte. Il est impossible de la confondre avec celle des hommes de couleur, produits du croisement du Nègre et du Blanc, chez qui la teinte brune des muqueuses du Nègre domine et constitue le dernier des caractères anthropologiques.

À l’extrémité opposée de l’échelle des races Chinoises, on trouve le Chinois du Sud (le Fokienois ou l’originaire d’Haïnam), qui a la peau couleur pain d’épices jaune foncé, et dont les muqueuses sont d’un rouge jaunâtre, couleur presque terre de Sienne assombrie par une pointe de sépia.

Quant à la grosseur et à la conformation des organes génitaux, il m’a semblé que le Chinois du Nord était presque semblable à un Européen. Le prépuce est peu développé et recouvre imparfaitement le gland à l’état de repos.

Le Chinois du Sud paraît, comme mâle, moins vigoureux que le Chinois du Nord, mais il reste encore bien supérieur à la moyenne de la race Annamite. Il présente également le caractère du prépuce peu développé ; et le gland, à moitié recouvert à l’état de flaccidité, sort très facilement et complètement en érection. J’ai vu très peu de cas de phimosis, si communs, au contraire, dans les races Européennes.

Le pubis est saillant et garni de poils noirs peu frisés, assez épais chez le Cantonais. Les testicules, chez les Chinois, m’ont paru un peu plus petits que ceux des Européens, mais la différence n’est pas très sensible.

Quelle que soit sa provenance et sa position sociale, le Chinois présente un caractère commun, la lubricité, et une grande fécondité avec les races Asiatiques auxquelles il s’allie. C’est par là qu’il est redoutable colonisateur en temps de paix.

Minhuongs. — On nomme ainsi les enfants nés des relations des Chinois avec les femmes Annamites ; ils sont plus blancs, plus élégants de formes que les indigènes. Parmi eux on rencontre souvent de ravissantes figures de bambins avant l’âge de la puberté. Le Minhuong est aussi intelligent et actif que son père, aussi résistant que sa mère. Il reçoit du père le type Chinois, et il garde les mœurs, la religion et le costume du Célestial. Ceci est important à considérer. Son teint est plus clair et sa force musculaire très supérieure à celle de l’Annamite pur.

Comme géniteur, la forme, la couleur et les dimensions de son appareil de reproduction sont à peu près celles du Chinois, avec une teinte un peu plus assombrie de la peau et des muqueuses.

À Cho-lon, les Minhuongs ont conservé toutes les habitudes, mœurs et coutumes de leurs pères, et rien ne saurait donner une idée plus vraie des villes Chinoises que Cho-lon.

Le Théâtre Chinois. — Les rôles de femmes y sont tenus par des jeunes gens que l’on y destine dès l’enfance. Ils prennent à tel point les manières, la démarche et le timbre de voix de la femme Chinoise, que l’on pourrait presque s’y tromper. Ils vont même plus loin : ils jouent le rôle de femme au naturel. Nous en reparlerons au chapitre de la perversion des mœurs dans la race Chinoise.

Le théâtre Chinois joue des tragi-comédies, héroïco-mélodramatiques, où l’on voit apparaître des héroïnes, des rois, des ministres, des généraux avec leurs armées, des bouffons, des dragons, des tigres, des génies protecteurs. On s’y livre à des combats terribles au milieu de détonations formidables de pétards. Il y a aussi des vaudevilles qui sont, comme licence, autant au-dessus de ceux du Palais-Royal, que ceux-ci le sont au-dessus des moralités de Berquin. La liberté des descriptions et des scènes réalistes est poussée à l’extrême. J’avoue y avoir passé quelques bonnes soirées, quand un Chinois complaisant voulait me narrer le sujet et la marche de la pièce.

Pour leurs grandes fêtes de famille, les riches Chinois (comme aussi les riches Annamites), engagent une troupe louée exprès, et font construire devant leur demeure une salle en bambou dans laquelle ils donnent, pendant trois jours au moins, le spectacle gratis à leurs amis. C’est surtout dans ces représentations que l’on exhibe, selon le goût de l’amphitryon, le répertoire le plus salé.