L’Amour aux Colonies/XIX

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CHAPITRE VI

Le Transporté devant la Justice militaire. — Application de la loi militaire aux Transportés. — Le capitaine B***, président du Conseil de guerre. — Les causes grasses du Conseil. — La chemise d’Angola. — Les χονιλλες du bœuf. — Le forçat qui viole la vieille Négresse. — L’Arabe qui a voulu empaler l’Hindou.



Application de la loi militaire aux Transportés. — La loi qui créait la Transportation à la Guyane, fut complétée par une autre loi, rendant les transportés justiciables des tribunaux militaires pour tous les crimes et délits du Code Pénal ordinaire. À part les Commissaires du Gouvernement et Rapporteurs, désignés en France par le Ministre, le Président et les Juges des deux Conseils de guerre furent pris parmi les officiers de la garnison de Cayenne. Le Conseil de Révision fut composé du Colonel commandant militaire, président, du commandant de la Marine, et du Chef de Bataillon commandant l’infanterie de Marine. Les deux plus anciens capitaines de la garnison de la Colonie étaient, de droit, les présidents des deux Conseils de Guerre. On conçoit l’embarras d’un président, appelé par le hasard de l’ancienneté, à appliquer les cas les plus ardus du Code Pénal, quand aucune étude spéciale ne l’avait préparé à cette éventualité. Mais, bah ! pour un transporté ex-forçat, on n’y regarde pas de si près. Un peu plus, un peu moins d’années nouvelles de transportation, cela importait peu.

Les malheureux transportés avaient une terrible épée de Damoclès suspendue sur leur tête. C’était l’article Draconien de ce Code relatif aux récidives, qui sont le cas normal pour transportés et libérés astreints à la résidence fixe. Des actes passibles seulement de la prison pour des condamnés de droit commun, entraînaient pour les transportés le retour au Pénitencier pour une durée minimum de cinq ans, et la peine maximum de vingt ans de bagne pouvait être portée au double. Ainsi, j’ai vu condamner à mort un faux-monnayeur pour avoir fabriqué une pièce du Pape de cinquante centimes en plomb. Il faut dire que ce transporté avait déjà été condamné à perpétuité pour crime de fausse monnaie. À cause de la récidive, on devait, d’après la loi, lui appliquer la peine supérieure à la perpétuité, c’est-à-dire la peine de mort. Inutile de dire que le transporté ne fut pas exécuté ; sa peine fut commuée en cinq ans de double chaîne ; mais strictement, selon la lettre du Code, on aurait dû l’exécuter.

Le Capitaine B***, Président du Conseil de Guerre. — Mon ami le capitaine B***, le fameux chanteur grivois, était Président de l’un des deux Conseils. Ce n’était point pour lui une sinécure, car ce Conseil se rassemblait deux fois par semaine, ayant, à chaque séance, trois ou quatre affaires à juger. Il est vrai qu’avec l’ami B*** les affaires ne traînaient point : vingt à trente minutes au plus lui suffisaient. L’avocat de l’accusé, nommé d’office, généralement un sous-officier de la garnison, sachant pertinemment qu’un semblant de plaidoirie ne servirait absolument à rien, se bornait à recommander l’accusé à la clémence du Tribunal : cette clémence se traduisait généralement par le double du maximum, soit quarante ans de travaux forcés. C’était un tarif tout fait. Pour les condamnés aux travaux forcés à perpétuité qui revenaient devant le Conseil, c’était cinq ans de double chaîne, deuxième tarif aussi immuable que le premier. Toujours le sourire aux lèvres en prononçant l’application de la peine, sans doute ce bon capitaine B*** pensait à la petite chansonnette grivoise de la soirée. Mais, c’était surtout dans les questions d’attentats aux mœurs, si communs chez les transportés, que le caractère jovial et grivois du Président se montrait au grand jour. Il les étudiait avec le plus vif intérêt, cherchant à faire ressortir dans les débats le côté croustillant de l’affaire et lançant, en pleine audience, des jeux de mots à dérider un mort. Le public, le bon Pandore qui faisait la police de l’audience, et souvent l’accusé lui même, riaient à se tordre ; et cependant la conclusion finale du jugement était toujours les quarante ans ou les cinq ans, selon le cas de l’accusé.

Les causes grasses du Conseil. — Ce brave B*** avertissait ses amis et connaissances quand une cause un peu grasse devait passer au Conseil. Bien entendu, il ne prononçait jamais le huis clos, pour que ses amies les jeunes Mulâtresses et Quarteronnes pussent jouir du spectacle. De taille moyenne, un peu obèse, au visage coloré, encadré par une épaisse barbe noire, éclairé par deux petits yeux lascifs, notre président avait l’air d’un satyre. On pouvait tout dire à l’audience avec lui, et il n’était jamais plus heureux que lorsqu’il avait fait prononcer par un témoin, ou par l’accusé, quelque grosse obscénité. Le Tribunal comique de Moinaux se trouvait dépassé de cent coudées. J’avoue que, pour ma part, je suivais avec intérêt les séances extraordinaires de ce tribunal, qui jetait une lumière crue sur les bas-fonds de l’âme humaine. À ce titre, je demande au lecteur la permission de lui mettre sous les yeux le récit de quelques-unes de ces causes, restées célèbres à la Guyane.

La chemise d’Angola S***. — Une de ces causes croustillantes était relative à la plainte d’une jeune Négresse, Angola S***, qui accusait un libéré de lui avoir volé d’abord une chemise, et ensuite d’avoir voulu se porter sur elle à des attouchements obscènes. La jeune Négresse, âgée de dix-huit ans, blanchisseuse de son état, racontait devant le Conseil, avec la plus vive animation, que le libéré s’était emparé d’une chemise blanche qu’elle avait mise à sécher au soleil en l’étendant sur une palissade. Elle avait couru après lui, lui avait arraché la chemise des mains ; mais le libéré, se jetant sur elle, l’avait saisie par le cou, lui avait porté la main sous sa gaule et avait cherché à la renverser pour la violer. Elle lui avait heureusement résisté, grâce à l’appui d’autres Négresses venues à son secours, et avait été quitte pour avoir sa gaule salie par son ordure (sic). En faisant sa déposition, la jeune Angola se livrait à une mimique des plus vives ; soit émotion, soit toute autre cause, elle répandait devant le Tribunal un fumet tellement prononcé que les juges furent obligés de se boucher le nez. « Ne vous agitez pas tant, Mademoiselle, » dit d’une voix sévère le Président B*** ; « vous nuisez à vos effets oratoires. Nos oreilles sont ici à votre service, mais, de grâce, épargnez nos organes olfactifs. » L’accusé avouait qu’il avait bu un coup et qu’il ne se souvenait pas très bien de ce qui s’était passé, qu’il avait peut-être bien soulevé la chemise étendue sur la palissade, mais que, pour le reste, c’était une simple rigolade ; qu’il avait peloté la Négresse, mais sans avoir l’intention de la prendre de force, « car la peau noire, ce n’est pas ragoûtant » ajouta t-il d’un air convaincu. — « Le cas est plus grave que vous ne croyez, » dit le Président ; « dès l’instant que vous avouez avoir soulevé la chemise d’Angola S*** étendue sur la palissade, ce n’était pas probablement pour enfiler des perles, et permettez-moi de vous dire, accusé, que faute d’ortolans et de grives, on mange des merles. Et ici, pour un merle, c’était un beau merle. » Rire général de l’assistance, y compris l’accusé. « Rira bien qui rira le dernier ! » dit sentencieusement le Président ; « passons à l’audition des témoins. » Les témoins étaient deux vieilles Négresses qui avaient dégagé Angola, déjà étendue sous le libéré, et presque sur le point d’être violée. Invitée à préciser la position, la première des vieilles s’exprime ainsi sans ménagement. « Li mouché blanc livé chemise Angola, li kembé (tenir) son co (corps) ; li kembé son posson avé main, et pi li poussé pou fé entré son patate Angola. Mo li tiré li. Kembé li par son cuisse, li sale mouché, li craché son posson son jus su vente (ventre) Angola. — Il était temps, » dit le président, « de le retirer ; alors vous avez vu, témoin, le sperme du libéré jaillir sur les appas de cette jeune Angola ? —Mo conai pas, mo dit, jus son posson craché su vente Angola. — Vous tenez au jus du poisson répond le facétieux B*** ; « sachez que ce poisson ne se cuit jamais pour être mangé, et qu’il se mange cru à la sauce blanche. »

L’autre témoin était arrivé juste quand le libéré s’était relevé de dessus la Négresse, et avait simplement constaté « son posson, li du, et li bout rouge comme machine à chien même. — Comment avez-vous pu constater, » dit le Président « s’il était dur ou mou ? vous n’y avez pas porté la main, et alors vous ne devez pas essayer d’égarer la justice par des appréciations purement fantaisistes. » Puis s’adressant à l’accusé. « Vous avez commis là un acte que je ne veux pas qualifier. Je sais bien que la faim fait sortir le loup du bois, mais ce n’était point une raison suffisante pour salir la chemise blanche de cette Négresse. » Et le pauvre accusé en eut pour ses quarante ans de travaux forcés.

Les ϰουιλλες (couilles) du bœuf. — Une autre fois le Conseil avait à juger un vol commis par un libéré. Cet homme, nommé R***, très intelligent, faisait le commerce des bœufs, et gagnait pas mal d’argent, ce qui excitait un peu la jalousie des gens du pays. Un taureau noir et blanc, de race Sénégalaise, appartenant à un vieux Créole, avait disparu, et on accusait R*** de l’avoir d’abord volé, puis tué et vendu comme bœuf sur le marché de Cayenne.

On avait bien trouvé, en faisant des perquisitions dans le parc à bestiaux de R***, une peau noire et blanche ; mais il se défendait avec énergie, donnant comme preuve qu’il avait depuis longtemps un bœuf de cette couleur ; que si, malheureusement pour lui, ce bœuf avait été vendu, il pouvait du moins prouver, par le certificat du vétérinaire du Gouvernement, que c’était bel et bien un bœuf et non un taureau qui avait été vendu. Il ajoutait que son bœuf lui ayant échappé quelques jours auparavant, il avait demandé l’autorisation de le faire poursuivre et tuer à coups de fusil, par un de ses employés. Les témoins, coolies Hindous du Créole, avaient bien vu abattre l’animal et avaient assisté à son dépeçage, mais de loin, par dessus la palissade de l’enclos du parc à bestiaux, et à vingt pas au moins de l’animal, le sieur R*** les ayant empêché d’entrer dans son parc. Celui-ci, soutenu par ses employés, jurait que l’animal était un bœuf. Les coolies, non moins unanimement, déposaient que c’était le taureau de leur patron. Le débat s’éternisait et les Juges étaient perplexes, quand le Président posa alors aux témoins les questions suivantes : « Il est facile de reconnaître un taureau d’un bœuf. Le premier a des testicules, le second n’en a pas. Les avez-vous pris et palpés dans la main, oui ou non ? Non, n’est-ce pas ? Alors, comment avez-vous pu voir, à vingt pas, si les bourses de l’animal contenaient ou non des ϰουιλλες ? » Et la conclusion de ce beau dilemme fut l’acquittement de l’accusé.

Le forçat qui viole la vieille Négresse. — Une autre cause grasse nous fut donnée par l’évasion d’un transporté en cours de peine, qui, envoyé en corvée dans la ville pour couper les herbes, se sauva avec son sabre d’abatis, trouva un canot sur le bord de la mer et, traversant la rade de Cayenne, prit pied sur le territoire de Roura. Là, se cachant dans le bois, il pénétrait dans les habitations, aux heures où les hommes et les femmes valides travaillaient aux champs, et, par la terreur de son sabre d’abatis, se faisait remettre des provisions par les vieilles femmes restées dans les cases, puis les violait pour les récompenser de leur hospitalité. Traqué, un beau dimanche, par la population entière, l’évadé, menacé d’être assommé comme un chien, fut pris et ramené au Pénitencier.

C’était un Normand d’une quarantaine d’années, retors et rusé. Les Noirs l’accusaient de prendre les vieilles femmes de force, mais lui se défendait comme un diable, déclarant qu’après avoir reçu la pâtée de ces charitables vieilles, c’était sa manière à lui de payer son écot à ces pauvres vieux troncs, où personne ne mettait plus son aumône ; il ajoutait que, de sa part, c’était un acte de dévouement (sic), et que ce mode de paiement en nature était reçu avec des transports de reconnaissance.

« Mon Dieu, » dit notre jovial Président, « quoique vous soyez loin d’être un Adonis, la chose est soutenable, et votre courage méritoire. Mais il faut que la déposition de ces dames corrobore votre assertion. »

Le sexe féminin, mis ainsi en cause, était représenté par une grande diablesse de Négresse, d’au moins soixante-cinq ans, longue et maigre comme une haridelle de diligence, avec une tête de vieille jument. Les autres victimes de l’impudicité du forçat avaient refusé de faire le voyage de Cayenne et s’étaient fait excuser par certificats médicaux. L’une d’elles, âgée de soixante-douze ans, était encore malade de la frayeur et des suites du viol commis sur elle. Le témoin, interpellé par la phrase sacramentelle : « Êtes-vous parente ou alliée de l’accusée ? » dressa l’oreille et s’écria : « Qui ça, Mouché, mo paren à canaille-là voleu, asasin ! ou qu’a voulé ri, Mouché. — Je vois bien, » dit le Président, « qu’il n’y a, entre vous et l’accusé, aucun lien physique ou moral. Il est Normand et vous êtes Guyanaise, son poil est couleur queue de vache en gésine, vous êtes brune comme la femme de l’écclésiaste, nigra, mais pas du tout formosa, je le reconnais. Mais c’est une formalité de la Loi, que je suis obligé de remplir. — Fomosa, fomalité, » dit la vieille, « mo pas conaite moune là. Ça pas moune Cayenne, ça moune Massogan, pas moune Nêgue Roua. »

La Négresse fit ensuite sa déposition, déclarant qu’elle avait eu peur du grand sabre, et, plutôt que de se voir couper la tête, elle avait donné volontiers à l’évadé les quelques vivres qui étaient dans la case, espérant se débarrasser ainsi de lui, mais qu’ensuite, celui-ci s’était jeté sur elle le sabre à la main, et que, malgré sa résistance, il avait abusé son pov co. — « C’est grave », dit le Président ; « après vous avoir menacé de son sabre, l’accusé vous a frappé traîtreusement avec son braquemard, comme un chevalier du Moyen-Àge. Il était digne de passer devant une Cour d’amour. Eh bien ! accusé, reconnaissez-vous le viol dont le témoin vous accuse ? — Pas du tout, mon Président, » répond l’accusé, quand j’ai demandé à la vieille de la payer avec cette monnaie-là, vu que je n’avais pas d’argent dans ma bourse, plate comme une limande, elle a accepté. — Je comprends, » dit d’un ton paternel le Président, « vous aviez la bourse plate, c’est vrai, mais en revanche les bourses pleines. Cela faisait compensation. — Oh ! pas tant que cela, » riposte l’accusé, ancien notaire qui se piquait de connaissances littéraires, « j’étais fatigué, j’avais mal dormi, et malgré ma bonne volonté, vous comprenez qu’en présence d’une telle odalisque, si elle n’avait pas pris mon υιτ (vit) pour le mettre dans son vieux tronc, j’aurais été incapable d’y aller. » La Négresse bondit à cet outrage comme un pur-sang sous le fouet : « Ou, sale moune, sauvage, voleu, ou qu’a insulté onnête fame, si ou pas focé mo, jamé consenti à coqué avé vou. Mo préféré mouri, que touché sale posson massogan. » Et la vieille, montrant des griffes de Harpie, allait arracher les yeux de l’ex-tabellion Normand si le bon Pandore ne s’était interposé. « Mais regardez-moi cela », dit l’accusé, « comme s’il était possible de prendre Madame de force ! une jeune fille, je ne dis pas, mais un vieux débris comme celui-là ! Quel remède contre l’amour ! Oh ! là, là !!! » Cependant, le bon Président lui octroya cinq ans de double chaîne.

L’Arabe qui a voulu empaler l’Hindou. — Un Arabe, contremaître d’un placer, fut accusé d’avoir voulu prendre de force un jeune coolie Hindou. Un des témoins était une petite Capresse, infirmière au placer où le fait s’était passé. Le Président lui pose les questions ci-après : Votre nom ? — Virginie Laviolette. — Votre âge ? — Seize ans. — Votre profession ? — Infirmière au placer Bonne-Nouvelle. — Bien, » dit le Président, vous soulagez l’humanité souffrante. Dites-nous, mon enfant, tout ce que vous savez. — Moi ? je ne sais rien », répond la jolie brunette, « mais on m’a dit que l’Arabe Mohammed avait voulu ενϰυλερ (enculer (mot français en lettres grecques)) l’Hindou » (sic). — Mademoiselle, cela suffit, » dit le Président ; « je vois que la décence de votre langage répond à la modestie de votre patronne, qui préféra mourir plutôt que de se déshabiller devant un homme, et vous avez, de la violette, l’exquise suavité. Vous pouvez vous retirer. » La petite Mulâtresse ne comprit rien à ces fleurs de rhétorique, mais notre excellent B*** alla (d’après la chronique), lui donner des explications à domicile.