L’Amour qui pleure/Robert Marie

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L’Amour qui pleureCalmann-Lévy, éditeur (p. 199-246).
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ROBERT MARIE


À Caroline de Broutelles.

La blancheur, le froid léger qui annoncent l’aube, émeuvent le sommeil de l’adolescent…

Courbaturé par l’insomnie, l’angoisse, les larmes, Robert ne s’éveille pas tout à fait et tourne seulement la tête, fuyant le jour triste qui vient. Son bras replié protège ses yeux, froisse les boucles sombres et rebellées de ses tempes… Et, dans sa conscience engourdie, il y a un vague sentiment de choses insolites, pénibles, à demi oubliées depuis la veille… La face enfouie dans l’oreiller, il se rendort…

Six heures tintent à la cathédrale de Beaugency : la cloche d’un couvent répond ; puis, au rez-de-chaussée, le coucou de l’étude interrompt ses pulsations lentes et sonne, d’un timbre sourd et prolongé… Des pas trotte-menu descendent l’escalier… La servante, levée la première, va tirer les verrous de la porte, et ceux de la grille, au bout du jardin… maître Lebon — le tuteur de Robert — et madame Isabelle Lebon reposent encore.

Au bout de la chambre étroite, les rideaux de mousseline deviennent un rectangle pâlissant, et voici que les meubles surgissent des ténèbres… Robert ouvre les yeux, bat des cils, et regarde, effaré, cette chambre de son enfance, les roses vertes du mur, les panoplies de cannes à pêche et de filets à papillons, les deux portraits qui font deux taches indistinctes dans leurs cadres où luit un reflet… Ses vêtements de lycéen gisent, en désordre, sur une chaise… Il ne sait plus très bien pourquoi il est revenu chez son tuteur… Comme sa tête est lourde et brûlante !… Un tic tac — trop proche ! — retentit douloureusement dans son cerveau : il étend la main puis saisit sa montre, sur la table de nuit, et touche un panier demeuré là… Une dépêche !…

Robert tressaille, sous l’agression brutale du souvenir :

Pars immédiatement. Parrain mort. Madame Cheverny arrive demain.

LEBON.

Ces quelques mots frappent la mémoire de Robert, et mille pensées fulgurantes jaillissent.

Son visage, puéril dans le sommeil, semble virilisé tout à coup, par la volonté qui l’anime, — volonté qui ne connaît pas encore sa force et ses limites, mais qui s’est longuement, secrètement préparée pour toutes les résistances et tous les assauts. La ligne du nez charnu et sensuel, l’arc des sourcils proéminents, les coins de la bouche qu’embellirait le sourire, deviennent plus nets et plus durs. Et, sous le voile penché des cils, les yeux verdâtres s’assombrissent.

Robert Marie a dix-sept ans.

Les jeunes gens de son âge vivent dans le présent et regardent l’avenir. Robert a vécu tourné vers le passé, et cette attitude morale lui a fait une âme singulière, un peu déviée, non point sournoise, mais secrète.

Jusqu’à treize ans, il a été un petit garçon robuste et joyeux, chéri par son tuteur, — maître Lebon, — qu’il appelle tendrement « oncle Bon », — par madame Isabelle Lebon, — « tante Belle », — par monsieur et madame Cheverny, ses parrain et marraine, qui représentent ses parents morts…

À l’arrière-plan de sa mémoire persistent pourtant des images confuses, dans une pâleur de limbes… C’est une bastide blanche, parmi des arbres qui sentent fort et ne donnent presque pas d’ombre… une femme, — sa nourrice, — coiffée d’un foulard rouge… un puits sous un grand figuier, parmi les bourraches bleues…

Dans ce temps-là, — plus lointain que l’aube du monde, — il n’y avait point d’oncle Bon ni de tante Belle, mais les Cheverny existaient.

Robert les revoyait chez sa nourrice, assis dans la cuisine fraîche et, une autre fois, debout contre la barrière du jardin… Madame Cheverny pleurait… Sa voilette relevée barrait son front… Les figues mûres s’écrasaient dans l’herbe, autour d’elle…

Souvenirs épars, comme des gravures déchirées d’un livre…

Puis, sans aucune transition, c’était Beaugency, la maison notariale, la chambre à roses vertes… Et les années d’enfance se suivaient, toutes pareilles.

L’oncle Bon, la tante Belle, remplissaient l’univers, effaçaient ou reculaient les images de la vie antérieure. Pourtant, à longs intervalles, les Cheverny reparaissaient. Ils apportaient des jouets et des friandises et Robert les aimait bien, tant qu’ils étaient là, mais il les oubliait très vite. Au premier jour de l’an, madame Lebon lui dictait une lettre sentimentale, qu’il écrivait sans la comprendre, sur du papier à filet d’or, timbré d’une fleur ou d’une hirondelle.

Plus tard, les Cheverny réclamèrent des lettres plus fréquentes, et surtout plus simples… Ils disaient à Robert :

— Raconte-nous n’importe quoi, tout bonnement, comme si tu parlais…

Le gamin n’avait rien à leur dire. Son affection pour eux était forcément conventionnelle, et madame Cheverny s’en plaignait quelquefois, un peu jalouse des Lebon.

Un jour, elle était assise dans le salon du notaire, seule avec l’enfant, qu’elle tenait sur ses genoux. C’était en juin. Elle avait une robe de mousseline et un chapeau de paille rude où tremblaient de petits bouquets rouges et noirs, — grappes de groseilles et de cassis. — Ses cheveux châtains, qui avaient dû être blonds, naguère, frisaient et se doraient, quand elle tournait la tête et que le rayon vaporeux, glissant entre les volets mi-clos, l’effleurait.

Les iris larges de ses yeux, dans l’ombre, prenaient aussi une couleur d’or. Des bagues brillaient à ses doigts… Elle avait l’air d’une grande petite fille, et elle était pourtant quelque chose de lointain, de supérieur, de mystérieux, — une espèce de reine… L’enfant, qui l’avait vue tant de fois, découvrait en elle un charme que les autres dames et même la tante chérie ne possédaient point… un charme qu’on respirait sur elle, comme le parfum de sa robe, comme le parfum de sa peau… Et, parce qu’elle avait ce charme, que les hommes subissent et que pressentent même les tout petits garçons, Robert éprouva une émotion tendre, adorante, craintive.

— Pourquoi me fais-tu ces yeux-là ? dit-elle. Tu me trouves laide ?

— Oh ! non !…

— Jolie, alors ?

— La plus jolie…

— Plus jolie que tante Belle ?

Il rougit, n’osant déprécier la tante au profit de la marraine… Madame Cheverny devina le scrupule naïf de son cœur.

— Tante Belle est jolie aussi… autrement. Il faut l’aimer… Et il faut m’aimer aussi, si tu peux… Moi, je t’aime… Je te donnerai ma photographie, pour que tu n’oublies plus ma figure… Et tu la regarderas en pensant à moi… et à ta pauvre maman… Elle me ressemblait un peu… Et toi, mon trésor, tu ressembles…

— À qui, marraine ?

— À un petit garçon que j’ai perdu… C’est pour ça que… Oh ! non !… parlons d’autre chose. C’est trop triste, mon chéri… Ça me fait pleurer…

— Si tante Belle veut…, dit l’enfant, dont le visage brûlait de rougeur ardente.

— Quoi ?

— Je serai votre petit garçon, moitié à vous, moitié à tante Belle. J’irai un jour ici, et puis un jour chez vous…

— Plus tard… quand tu seras grand, répondit la marraine avec une voix toute changée, comme si elle allait pleurer…

… Dès ce jour, Robert fut conquis. Il avait senti la chaleur du sein de la femme, le prestige physique de l’être caressant, gracieux et doux… Tante Belle, qui avait cinquante ans, des robes noires, une figure de vieille demoiselle mariée trop tard, ne fut pas moins aimée qu’auparavant. Mais son amour était le pain quotidien et nécessaire… L’amour de la marraine, c’était un fruit parfumé…

Comme M. Cheverny, malgré sa bonté, restait plus loin du cœur de Robert ! L’enfant le trouvait vieux, parce qu’il avait quelques mèches grises sur les tempes, quelques fils argentés dans sa fine moustache militaire. Vraiment, on eût dit un officier en civil… Le notaire racontait que son ami Cheverny était un artiste, un architecte célèbre ; qu’il avait habité Rome dans sa jeunesse, et qu’il avait construit beaucoup de maisons, de gares, de casernes, de palais. Parce qu’il portait une rosette rouge à la boutonnière de son veston, Robert le croyait très puissant et riche…

Robert ne souffrait pas d’être orphelin. Il ne pensait jamais à son père et à sa mère.

Cependant, vers la douzième année, sa curiosité s’éveilla. Il interrogea, tour à tour, les quatre personnes qui composaient sa famille artificielle, et toutes quatre lui répondirent à peu près dans les mêmes termes :

« Tes parents sont morts. Prie pour eux, ce qui est la meilleure façon de penser à eux, et suis leur volonté, en aimant ceux qui les remplacent auprès de toi. Quand tu seras majeur, l’oncle Bon t’expliquera ce qu’ils ont fait pour toi, et te remettra la petite fortune qu’ils t’ont laissée. Tu sauras toute leur histoire, qui est très triste… Mais ne t’en préoccupe pas maintenant. S’ils le savaient, dans l’autre monde, ils en auraient de la peine… »

« Ne t’en préoccupe pas ! » C’était si vite dit… Robert n’était pas d’un caractère à se résigner facilement. Il fit encore des tentatives infructueuses. Son tuteur le gronda. Madame Cheverny lui fit des reproches… Alors il feignit l’indifférence.

Mais, dès ce moment, sa vie intérieure fut changée.

Cet enfant qui paraissait docile avait une imagination effrénée, une énergie sourde, et la faculté, si rare à cet âge, du silence et du secret. Les mystères qu’on lui faisait de son origine l’étonnèrent d’abord, puis l’irritèrent comme une offense à son droit. Triste ou pas triste, l’histoire de son père et de sa mère lui appartenait, et les Lebon, et les Cheverny, en se taisant, lui volaient quelque chose. L’idée de la peine qu’éprouveraient ses parents « dans l’autre monde » ne l’arrêta pas une minute. Son éducation n’avait pas été assez religieuse pour qu’il prît cette idée au sérieux… Autant le menacer de Croquemitaine !…

Il commença d’écouter, d’observer, de comparer tels faits, telles réflexions auxquels son tuteur n’attachait pas d’importance. Et voici qu’une inquiétude l’effleura :

« Je ne suis donc pas comme les autres ?… »

« Les autres », c’étaient les orphelins qu’il rencontrait à l’école, ou chez les amis de madame Lebon. Ceux-là connaissaient l’histoire de leur père et de leur mère ; ils en conservaient des reliques ; ils priaient, le soir, devant des portraits… Tous avaient des tuteurs, mais ils avaient un débris de famille, — aïeule, tante, cousins, — des êtres de leur race et de leur nom…

Qu’étaient monsieur et madame Marie ?… Et la famille Marie était-elle détruite, ou dispersée ?… Pas même un pauvre arrière-cousin. Et l’oncle Bon n’était pas un oncle « pour de vrai »… Cela devait être rare d’être orphelin à ce point-là !

Pourquoi les Cheverny, les Lebon, n’avaient-ils gardé aucun bibelot, aucun portrait des défunts ?… Pourquoi n’en parlaient-ils jamais ? Seule, la marraine avait dit, une fois : « Ta mère me ressemblait… » Étaient-elles sœurs, ou parentes ?

Peut-être les vivants, qui aimaient Robert, étaient-ils jaloux des morts que Robert eût aimés ?… Ou bien ces morts étaient-ils de ceux qu’on rougit d’avouer pour siens, qu’on renie ?…

L’enfant orgueilleux se cabrait : « Non ! » Il ne pouvait être fils de voleurs ou de forçats… Il repoussait en tremblant le soupçon sacrilège, il demandait pardon aux morts inconnus…

Et peu à peu, à force d’y songer, le Père, la Mère, qui étaient des mots, hier, — pas même des noms, — devenaient des êtres ranimés et recréés par l’imagination de leur fils… Robert leur prêtait des visages, des vêtements, un son de voix, des affections même et des désirs… Ces spectres rôdaient autour de sa vie, et jalousement il les gardait pour lui tout seul… La nuit, il les appelait, et, qu’il jouât ou étudiât, il les sentait proches…

Il eut treize ans, quatorze ans. Il fut le gamin dégingandé, aux bras trop longs, aux gestes gauches, qui se passionne pour la bicyclette et le foot-ball, lit les journaux de sport, et rêve de posséder une automobile. L’effervescence physique apaisa l’inquiétude de l’esprit. Robert crût en force et en beauté, comme ces jeunes peupliers des rives de Loire qui ont leurs racines dans le sol fécond et leurs têtes dans la lumière.

Vers cette époque, il entra au lycée de Blois. Madame Lebon obtint du proviseur l’autorisation de le recevoir à Beaugency tous les dimanches. L’internat, ainsi mitigé, ne distendrait pas trop les liens de famille. Mais Robert ressentit un peu de chagrin et de rancune, parce que sa marraine négligea toujours de l’aller voir au lycée. Il l’aimait avec la même faveur inavouée, la même admiration câline ; elle était, à ses yeux, la plus jolie, la plus élégante, la plus délicate des femmes… Cependant le prestige de M. Cheverny augmentait. Robert touchait à l’âge où l’on rêve de conquérir le monde, et le savoir, la force, l’influence, les nobles vertus viriles qu’il attribuait à son parrain lui semblaient un très bel exemple… Madame Lebon, témoin de cet enthousiasme, ne le décourageait pas.

Aux secondes grandes vacances, Robert avait seize ans. L’été torride rendait les sports plus pénibles. Il prit le goût de la lecture, et dévora, en deux mois, toute la bibliothèque de son tuteur, Chateaubriand, Sand, Balzac, Musset, et quelques volumes dépareillés de Maupassant et de France.

Les livres enflammèrent son imagination, émurent sa sensibilité, et les notions déformées et incomplètes qu’il avait reçues, au hasard de conversations entre camarades, se précisèrent. Il apprit, ou devina, la plus haute poésie de l’amour et ses plus basses réalités. Ce fut un trouble profond, violent, et qui n’était pas toujours sans douceur… Mais ces lumières diverses et douteuses jetèrent un reflet sur la vie même. Robert comprit les histoires que racontent à demi-mot les grandes personnes, les scandales qui éclatent, de temps à autre, dans les petites villes bavardes et hypocrites. Il sut que la bonne des voisins était enceinte par le fait du « patron » sexagénaire, que la pharmacienne s’était fait avorter, que la femme du premier clerc avait suivi un amant…

Ces révélations ne salissaient pas l’idée romantique et naïve qu’il s’était composée de l’amour, — l’amour sublime et fatal, qui fait pleurer la Muse de Musset, qui joint les mains de madame de Mortsauf et du jeune Vandenesse… Mais Robert devinait que ni la pharmacienne, ni la servante, ni la femme du premier clerc n’avaient connu cet amour-là.

Et une crainte nouvelle pénétra l’âme ombrageuse de l’adolescent. Ses parents !… ses parents dont il ne devait pas parler !… Si les histoires qu’on lit dans les romans sont imaginées à plaisir, celles qu’on lit dans les journaux sont véritables… L’adultère, le viol, l’inceste, sont des crimes quotidiens et féconds !

L’obsession reparut, terrible… Robert lutta contre elle, près d’un an. Parfois, il faisait le sceptique et le bravache ; il se disait : « Après tout, je m’en fiche ! Je n’ai rien fait de mal, moi… » Puis, il se sentait cruellement solidaire de cet homme et de cette femme qui l’avaient créé, dont le sang brûlait ses veines, dont les passions fermentaient peut-être en son âme.

Puis, à mesure qu’il découvrait les traditions et les harmonies sociales, quelle sensation bizarre d’être seul, sans attaches dans le passé, à côté des groupes familiaux. Une vague malédiction pesait sur lui, comme sur le sauvage qui a perdu les ossements de ses ancêtres et ne peut plus les honorer…

Il songeait :

« Il n’y a pas de famille Marie… Robert Marie, ce n’est pas un vrai nom, c’est le nom que mes parrain et marraine m’ont fabriqué, en accolant leurs prénoms, quand ils déclarèrent ma naissance, parce que tout enfant nouveau-né doit avoir un état civil… Ce mystère-là, du moins, est facile à pénétrer… Je sais que des enfants trouvés, ou non reconnus, portent des noms plus bizarres, que la fantaisie d’un commissaire de police ou d’un employé de mairie leur impose… « Robert Marie », cela n’est point déplaisant : ce nom est le symbole de la parenté volontaire qu’acceptèrent les Cheverny en m’acceptant… Leur bonté, leur sollicitude ne sont pas allées jusqu’à l’adoption… Ils m’aimaient bien, à cause des… des autres… mes vrais parents, mais ils étaient jeunes ; ils avaient perdu un fils ; ils pouvaient en avoir un second… Ma chétive personne ne devait pas encombrer leur vie…

« Je suis donc un enfant illégitime, un bâtard. Ce n’est plus une honte, aujourd’hui… Les livres le disent… Chaque homme vaut par lui-même, et non par ses ancêtres… Je suis bâtard, soit, et m’en consolerais fort bien, puisque les secours et les affections ne m’ont pas manqué et qu’à tout prendre je n’ai pas été malheureux. Mes parents ont assuré mon éducation, et, même ils m’ont laissé une petite fortune… Mais pourquoi me cacherait-on la vérité, avec tant de soin, s’il n’y avait pas, dans toute cette aventure, quelque abominable complication, quelque histoire de viol… de crime ?… »

Et il pensait en frémissant à sa mère dont madame Cheverny avait dit un jour : « Elle me ressemblait un peu… »

« Et moi, se disait-il, est-ce que je lui ressemble ? Mes camarades prétendent que j’ai des yeux de femme… à cause des cils… Ces yeux bleu vert, ombragés, très féminins, ce sont peut-être les yeux de ma mère… »

Et il pensait encore :

« M’a-t-elle connu, m’a-t-elle aimé ?… Elle est morte tout de suite après ma naissance. Était-elle heureuse ou malheureuse, quand elle m’attendait ?… Malheureuse, sans doute… Oui, trompée, abandonnée… Il y a des femmes qui meurent de l’abandon… »

Une colère généreuse gonflait son cœur. Il invoquait la morte :

« Oh !… si c’était vrai !… Si c’était là le grand secret, la « triste histoire » qu’on me cache !… Il fallait vivre, malgré tout ! Je t’aurais chérie, moi, je t’aurais vengée ! Nous nous serions bien aimés tous deux, ma pauvre maman… »

Son imagination, lancée sur cette piste, ne s’arrêtait plus. Il voyait, il vivait mille drames… et il pleurait d’horreur et de pitié.

Un soir de septembre, il était avec son parrain et sa marraine, sur le pont de Beaugency. Tous trois revenaient d’une promenade, et les Cheverny allaient repartir.

L’eau d’argent sous le ciel d’argent reflétait les îles sablonneuses avec leurs peupliers blanchâtres et la ville aux toits étages que dominent le petit clocheton de la cathédrale et le carré massif de la tour romaine.

L’automne était si précoce que des triangles d’oiseaux migrateurs filaient déjà vers le sud. Leurs cris, tombant de si haut, accroissaient la grise mélancolie du paysage et de l’heure. Madame Cheverny, appuyée au parapet, suivait le vol inégal des bergeronnettes qui nichent dans les roseaux et les saules, contre les arches du port. M. Cheverny s’était éloigné de quelques pas, avec Robert.

Et, brusquement, comme un soldat fonce sur l’ennemi, le jeune homme avait parlé :

— Mon parrain, je suis très malheureux. J’ai un poids sur le cœur, une idée fixe dans la cervelle. Je ne dors plus. Je ne pourrai plus travailler… Il faut que ce supplice prenne fin… car il dure depuis des années et des années… Oh ! j’ai bien caché mon angoisse, allez ! Personne n’a rien su… Mais je suis à bout…

— Que veux-tu dire ?

— Je veux… je veux savoir qui je suis, d’où je viens, et ce qu’étaient mes parents… Je le veux, vous entendez, et je suis capable de tout faire, pour le savoir… d’espionner… de fracturer un secrétaire… de rompre un cachet… de commettre une action déshonorante dont j’aurai honte, après, toute ma vie… J’en suis là…

Le beau visage de M. Cheverny s’était durci — de souffrance et de colère, sans doute :

— Tu es trop jeune…

— Je ne suis pas trop jeune. J’aurai dix-huit ans dans quelques jours. Regardez-moi donc… Vous ne sentez pas que j’ai une volonté d’homme ? Je peux tout entendre, allez… Quoi qu’ils aient fait, ça ne sera pas plus atroce que ce que j’ai imaginé parfois…

— Robert !…

— Et puis, quoi ?… Je n’ai pas envie de juger et de condamner mes parents… mais j’ai le droit de les connaître… Mon tuteur m’a dit qu’il ne devait pas parler… Alors, c’est à vous… vous qui les remplacez… vous qui m’aimez… Ah ! comme vous m’aimeriez mal, si vous refusiez encore !…

M. Cheverny, bouleversé, prit le bras de Robert :

— Tu as raison… Tu sauras… Mais pas ici… pas maintenant… Il faut ménager ta marraine… Je préfère te parler seul à seul…

— Où ?… quand ?

M. Cheverny réfléchissait. D’un geste coutumier, il roulait sa moustache entre ses doigts, et Robert voyait trembler sa main.

— Écoute, dit-il enfin, d’un ton résolu, je me rendrai libre pour les vacances de la Toussaint, et j’irai te chercher au lycée. Nous ferons ensemble un court voyage, et, tête à tête, tu verras comme il nous sera plus facile de nous comprendre… Nous avons… par la force des choses… vécu trop séparés, et, pour que je te fasse certaines… confidences… pour que je te donne certaines… explications… il faut que j’aie ta confiance entière, que je te sente cœur à cœur avec moi, mon petit Robert.

Le jeune homme eut un élan de reconnaissance.

— Oh ! parrain, n’en doutez pas !

— Tu me connais si peu !… dit tristement M. Cheverny…

— Vous êtes mon plus ancien souvenir, répliqua Robert doucement. Quand je me rappelle ma nourrice, la maison près de la forêt, je vous revois, vous et votre femme, et je comprends bien que vous avez veillé sur moi, de loin, avec une bonté sage, infatigable. J’aime tendrement mon oncle et ma tante, je les ai aimés plus que vous, et c’était tout naturel, autrefois, — mais qui me les a donnés, qui m’a donné à eux ?… Vous… Quel est le lien unique, entre les morts et moi ?… Vous… Et tout à l’heure, quand j’ai dû ouvrir mon cœur, crier mon angoisse et ma peine, vers qui suis-je allé ?… Vers vous… N’est-ce pas une preuve de confiance ?… J’aurais pu m’adresser à mon tuteur !… Et mon instinct, ma raison m’ont dit que vous seul étiez maître de me satisfaire, que le secret de mon passé et de mon avenir était entre vos mains…

Il parlait bas, sans gestes, très pâle, avec une véhémence persuasive.

— Marchons ! fit M. Cheverny. Ta marraine pourrait s’inquiéter.

— Vous êtes surpris ? dit Robert. Vous me trouviez distant, fermé… Je n’étais que très fier et très timide. Je souffrais en dedans…

— Hélas ! je l’ai senti, mon pauvre enfant… j’ai deviné ce reploiement de ton âme, et combien de fois j’aurais voulu t’interroger !… Mais nous étions si loin l’un de l’autre !… Mes visites étaient si rares !… Et je n’étais pas d’accord avec ta marraine sur l’opportunité d’une explication…

— Pourquoi ?… Elle m’aime…

— Eh oui !… elle t’aime… Et elle a peur de te troubler…

— C’est le doute qui trouble, parrain. Je crois que la vérité est toujours saine, pour une âme saine… J’étouffe dans l’équivoque où l’on m’a fait vivre… J’en ai horreur…

M. Cheverny soupira :

— Oui… tu as une âme saine… la vie ne t’a pas forcé aux compromissions… Et tu seras un juge sévère pour ceux qui craignirent la vérité… avec les désastres qui la suivent…

— Je vous répète que je ne jugerai pas mes parents, dit Robert.

Madame Cheverny se rapprochait. Tous deux la regardèrent venir, frêle et petite. Le vent froid qui souffle, dès le soleil couché, agitait son voile, son boa de fourrure fauve, sa jupe de drap. Elle avait peine à marcher.

Le ciel d’argent devenait un ciel d’étain, et le fleuve obscurci miroitait encore entre ses îles. La cité, la tour, les charmilles du Mail, formaient avec le coteau une seule masse grise, compacte, aux crénelures sombres sur l’horizon. Pas un feu aux fenêtres. Pas un bruit. En bas, sur la berge caillouteuse, un vieil homme, barbu comme le Temps, jetait du sable dans un crible, avec un geste de fossoyeur…

« Il y a cinq semaines !… gémit Robert en lui-même. Je me rappelle les moindres détails de cette scène, les moindres mots de mon parrain… Je le revois, un peu las tout à coup, et vieilli, la main posée sur mon épaule… Pourquoi me suis-je senti plus seul et plus triste après ?… Il me semblait que les choses avaient un air méchant… Ah ! mon Dieu ! ce retour au lycée, cette attente !… Quelles heures j’ai vécues là-bas ! Et maintenant, c’est fini : mon parrain est mort, sans m’avoir revu, sans m’avoir parlé… »

Un flot de larmes monte à ses yeux. Mais, malgré lui, l’inquiétude personnelle, l’égoïste regret dominent son deuil.

Il se demande :

« Comment saurai-je, maintenant ? »

Le secret de sa vie appartient à trois personnes : l’oncle Bon, la tante Belle et madame Cheverny. Les deux premières ont le devoir de se taire, mais l’autre a le devoir de parler. La veuve hérite des droits, des charges, des responsabilités qu’assumait le couple. Ne serait-elle pas obligée, en conscience, de payer une dette consentie par le mari mort ?… De même, elle doit accomplir la promesse qu’il a faite.

Mais Robert pressent qu’elle aura de la répugnance à dévoiler, devant lui, presque enfant la faute maternelle… Bien plus que M. Cheverny elle redoutait toute allusion, tout éclaircissement involontaire, et, si elle avait parlé, un jour, d’une ressemblance, ç’avait été par surprise, et, depuis, elle en avait du regret.

Elle allait venir, douloureuse et brisée, réclamant des consolations, de tendres paroles des larmes mêlées à ses larmes. Elle allait venir pour parler de lui, et de lui seul, pour mesurer, avec un plaisir amer, le vide qu’il laissait dans le cœur des autres… Ces fleurs funèbres des regrets qu’elle voulait cueillir autour d’elle, elle en ferait hommage au mort.

Elle se dirait :

« Comme on l’aimait !… Et moi, je l’aimais mille fois davantage…»

Alors, au moment même de la détente et du soulagement, quand, appuyée sur l’épaule de Robert, elle sentirait que l’enfant, devenu homme, l’entourait de tendresse protectrice, il profiterait de cette faiblesse pour imposer son angoisse, à lui, sa douleur, à lui, sa plainte et sa requête importune ?

Ne serait-ce pas bien cruel ? M. Cheverny eût redouté cette épreuve ; il l’eût blâmée… Sa femme était si nerveuse et si frêle ! Il l’aimait si passionnément ! Qu’elle eût mal, qu’elle pleurât, c’était, pour lui, le pire chagrin.

Il craignait le vent frais du soir pour sa gorge délicate, les cailloux des chemins pour ses jolis pieds, les menues contrariétés pour son caractère instable de femme, toujours indignée ou ravie, et qui passait du rire aux pleurs.

Elle aussi chérissait ce compagnon de son existence, ce grand ami, cet époux-amant. Jamais Robert ne les avait vus l’un sans l’autre. Dès que M. Cheverny s’écartait, sa femme le cherchait des yeux. Si elle parlait de lui, sa voix avait des nuances singulières, douces, et un peu hésitantes, qui révélaient l’émotion amoureuse, comme chez les récentes mariées.

Certes l’oncle Bon et tante Belle, les ménages bourgeois qu’ils recevaient, pratiquaient les vertus conjugales et domestiques. Ils s’aimaient bien… Mais Robert sentait que leur affection réciproque et fidèle n’était pas l’amour. Et lorsqu’il rêvait au mystérieux et magnifique amour qui élit un homme et une femme dans la foule humaine, et les attire invinciblement l’un vers l’autre, malgré tout, à travers tout, au-dessus du bien et du mal, Robert évoquait M. Cheverny et la femme toujours appuyée à son bras, toujours aimée, toujours amoureuse, et qu’il ne voyait pas vieillir.

Sept heures.

Robert se leva. L’eau glacée de la douche fouetta son sang et calma sa fièvre. À peine vêtu, il descendit, but un bol de lait et s’en alla au jardin.

Le matin, humide et bleu, naissait de la nuit pluvieuse. Entre la maison de brique à coins de pierre, à long toit d’ardoise, et la grille basse ornée de panonceaux, le jardin automnal disposait ses rectangles de fleurs pourpres. Au bout, c’étaient les charmilles roussies et trouées du Mail. Les allées, sablées en sable de Loire, étaient molles, imprégnées d’eau. L’odeur de la Toussaint montait des buis et des chrysanthèmes.

Entre les volets d’une fenêtre au premier étage, parut tout à coup la tête franche et fine, au crâne rose, aux blancs favoris, de M. Lebon.

— Robert !… Déjà levé !… Moi, je n’ai guère dormi, et tante Belle non plus… Veux-tu que nous sortions ensemble ?

— Oui, mon oncle.

Le notaire descendit.

— Voilà, fit-il, en boutonnant son pardessus, nous avons passé une triste soirée, mon pauvre enfant, et la journée qui commence nous réserve d’autres émotions… Alors, il faut marcher, respirer, calmer nos nerfs. Viens, mon petit !

Comme il ouvrait la grille, le facteur parut. M. Lebon prit le courrier, le regarda et le mit dans sa poche.

— Il n’y a rien pour moi ?… demanda Robert.

— Pour toi ?… Non… Tu attendais une lettre ?

— Pas précisément. Mais… ma marraine aurait pu m’écrire…

— Puisqu’elle vient !…

Robert hocha la tête.

— Tout de même…

— Quoi ?

— C’est singulier…

— Qu’est-ce qui est singulier ?

— Tout… On aurait pu m’aviser directement… Je serais allé à Paris, pour les obsèques… J’y serais allé avec vous… et même tout seul… Je ne suis pas un gosse.

M. Lebon ne répondit pas.

— Et puis… on aurait pu vous donner des détails sur cette mort si rapide… Vous ne savez rien, ou presque rien !… J’admets que ma pauvre marraine ait perdu la tête… mais n’avait-elle personne auprès d’elle ?… pas une parente ?… pas une amie ?…

— Ne t’excite pas ! dit le notaire d’un ton ferme et doux. L’attitude de madame Cheverny ne m’a point surpris ni blessé… Abstiens-toi de commentaires, et ne sois pas plus susceptible que moi. Ta marraine est très malheureuse. Au lieu de tant penser à toi, pense à elle.

Robert accepta le reproche et la leçon.

— Dites, oncle Bon, fit-il, après un silence, qu’est-ce qu’elle va devenir ?

— Madame Cheverny ?

— Oui… Je ne connais rien de ses affaires, de sa situation matérielle… Mon parrain était riche, je crois ?… Elle pourra vivre sans embarras d’argent ?…

— Oh ! ce n’est pas sa situation matérielle qui sera changée, répondit M. Lebon.

Ils marchaient côte à côte, sous les charmilles du Mail. Le soleil, doux et dédoré, filtra les déchirures des nuages, et toucha les rameaux crucifiés des tilleuls dans l’épaisseur des frondaisons. La lumière et l’ombre jouèrent sur les troncs rugueux, sur le sol verdi où persistaient des flaques brillantes.

Déserte à cette heure matinale, la noble avenue allongeait ses quatre murs de feuillage fauve dont la perspective se rétrécissait jusqu’à l’ogive azurée et vaporeuse qui était un lointain paysage de plaine, de fleuve et de ciel.

Il y avait, sur la droite, une échappée entre les maisons, puis le grand mur du cimetière de Beaugency. Robert apercevait le haut des chapelles, les croix de pierre, les fuseaux sombres des cyprès. Une vieille femme en deuil, serrée dans son châle, son crêpe fripé découvrant un visage de momie, tourna l’angle de la ruelle qui conduit à la grande porte. M. Lebon et Robert la saluèrent…

Le notaire expliqua :

— C’est la veuve Ricot, tu sais bien… Son mari est mort l’hiver dernier, et, depuis, chaque matin, après la messe, elle va faire le ménage de son mort, laver la tombe, soigner les fleurs, astiquer la grille… Ça la distrait… et ça la console…

— Je ne vois pas ma pauvre marraine se distrayant et se consolant ainsi !… Quand j’irai à Paris, je l’accompagnerai au cimetière… Mais, à propos, mon oncle, j’aurais voulu porter le deuil… Qu’en pensez-vous ?… Par égard pour madame Cheverny…

— Va ! la couleur des habits n’a pas d’importance, répondit M. Lebon. Madame Cheverny ne remarquera même pas ton costume…

— C’est que… cela m’attriste tant de paraître ce que je suis… un étranger !… Elle est en deuil, elle… ne serait-elle pas touchée de me voir en deuil, moi aussi ?…

— Madame Cheverny sera plus touchée par tes sentiments que par les marques extérieures du deuil… À ce propos, Robert, je te supplie de mesurer tes paroles, de ne faire aucune allusion à… aux autres chagrins qu’elle a eus… C’est un devoir de conscience…

— Je vous comprends.

Ils descendaient les rampes du Mail vers le fleuve, puis ils suivirent un chemin de halage qui doublait la berge. Le ciel s’éclairait au loin, sur l’immense Sologne plate, d’un vert vif et marécageux.

Robert songeait…

Maintenant, Robert est seul dans le salon. Il attend, la gorge serrée, les mains tremblantes, les jambes molles… Ses yeux ne quittent pas la pendule de marbre où un Socrate en bronze boit la ciguë. Un rayon frileux touche les franges des rideaux compliqués, les rosaces rougeâtres du tapis. Le jeune homme va de la fenêtre à la cheminée, de la cheminée au canapé de velours grenat. Il s’assied, se lève, marche, et, par moments, s’arrête, debout, le regard perdu, l’âme absente.

Madame Cheverny est arrivée.

Entre l’oncle Bon et la tante Belle qui ont voulu l’accueillir, seuls, à la gare, et la ramener, elle refait le chemin qu’elle faisait avec son mari naguère. Robert la voit, en esprit, telle qu’elle sera, tout à l’heure, dans le cadre de la porte ouverte : une ombre noire, rétrécie, rapetissée, disparue dans le grand châle et sous le grand voile des veuves… Elle approche… Dans cinq minutes, elle sera là… dans trois minutes… Oh !… la grille a grincé… Des pas dans le jardin… des voix…

C’est tante Belle qui entre d’abord :

— Venez, Marie… Il vous attend…

Elle, c’est elle !… si différente de l’image qu’il s’était faite !… Pas de châle, pas de crêpes noirs… La robe du dernier voyage, la toque de taffetas plissé… Mais elle relève sa longue voilette aux dessins brouillés, — et Robert voit le deuil sur son visage…

Elle est méconnaissable, vieillie de vingt ans, les joues cireuses tirées vers le menton, les yeux cernés de violet, deux rides verticales aux coins de la bouche. Elle ressemble à ces malades dont on dit : « Ils ont vu la mort de près… », qui restent figés de stupeur, comme en attente…

Elle s’est arrêtée, la bouche entr’ouverte, les mains tendues… Robert s’avance. Alors elle tombe sur sa poitrine, l’étreint farouchement, sans un mot, et il sent le frisson affreux de ce pauvre corps, la joue humide et fiévreuse contre sa joue.

Parler ?… Il ne peut pas… Pleurer… Il ne peut pas… Une plainte sourde monte, une espèce de râle, plus déchirant que les sanglots, et l’adolescent s’émeut de compassion, de respect, d’horreur sacrée… Il voit, face à face, la douleur des douleurs, celle qu’on ne décrit pas, celle qu’on n’imagine pas, celle qui dépasse toutes les consolations, celle qui crie, éternellement, à travers les temps, à travers le monde, par les millions de voix de l’humanité…

Et voici qu’à soutenir le corps épuisé de la veuve, à baiser sa joue moite et ses cheveux gris, Robert tressaille de tendresse désespérée… Sa marraine, sa bonne fée, son cher idéal enfantin, il la tient donc, toute à lui, et c’est elle qui a besoin de lui, c’est elle qui réclame de lui l’affection consolante et protectrice !… Les « autres » — s’il en est — ne lui suffisent donc pas, puisqu’elle est venue souffrir et pleurer loin d’eux ? On ne pleure bien qu’auprès des êtres qu’on aime… Cette douleur qu’elle apporte, qu’elle étale, sans retenue et sans honte, aucune joie ne serait plus précieuse à partager.

Tante Belle s’est retirée. La pendule bat, dans le silence. Robert entraîne madame Cheverny sur le canapé de velours grenat. Et pendant qu’elle pleure, doucement, il parle d’une voix qui tremble :

— Marraine ! marraine chérie !… pleurez !… pleurez !… Je souffre avec vous… Je l’aimais bien… Vous ne savez pas combien je l’aimais, et à lui non plus, je n’osais pas le dire… Quel affreux malheur pour nous, marraine !… Hier, quand j’ai appris… cette chose… d’abord, je suis resté stupide, assommé… Maintenant encore, je ne peux pas croire… Oh ! marraine, ne sentez-vous pas que je suis digne de vous comprendre, que mon cœur est tout près, tout près de votre cœur ?… J’ai tant de reconnaissance, d’affection pour vous !… Je voudrais vous rendre tout le bien que vous m’avez fait, être votre ami, votre grand fils… Oh ! ne sanglotez pas ainsi, ma pauvre marraine ! ça me déchire le cœur… je vous en supplie…

— Robert ! mon cher petit !…

— Dites… sa fin a été douce ?… Il n’a pas su qu’il mourait, n’est-ce pas ?… Il n’a rien dit ?… Vous étiez près de lui, seule ?

Elle cache sa figure entre ses mains.

— Tais-toi !… tu ne sais pas… Oh !… comment ne suis-je pas morte ?

— Pourquoi ne m’avez-vous pas averti, tout de suite ? Est-ce que je n’aurais pas dû vous aider, vous réconforter, dans ces horribles moments ?… Et puis… je l’aurais revu…

— Non.

— Pourquoi, marraine ?

— Non, tu ne l’aurais pas vu… Et moi… moi… je ne l’ai pas vu… moi !…

Elle pousse un cri où il y a plus que de la douleur, une rage haineuse, féroce, presque animale… Robert pense qu’on a dû l’éloigner du lit funèbre, pour ménager sa raison et ses forces, et il ne s’étonne plus qu’elle l’ait oublié, lui, et les Lebon.

Soudain, elle le regarde avec des yeux secs et brillants, des yeux avides dont il sent le regard, comme un contact matériel, sur son visage.

— C’est vrai, Robert, tu l’aimais ? Tu le regrettes ?… Ce n’est pas mon immense douleur qui t’attendrit ?… Tu ne l’oublieras pas ?… Je pourrai te parler de lui, toujours, toujours, sans que ça t’importune ?… Oh ! que tu le pleures, toi, que tu l’aies aimé, toi… toi, si jeune !… qui l’as si mal connu !… oh ! cela me console un peu, dans ma misère… Je n’aurais pas cru que ce fût possible !… Et pourtant, toi… toi… tu ne savais pas… tu n’avais que l’instinct du cœur… et les autres… là-bas… ils se consoleront vite…

— Les autres ?… Les gens de votre famille ?…

La veuve hausse les épaules… Une onde nerveuse passe sur son visage meurtri… Quel sentiment de rancune, de mépris, d’inimitié inavouable, se mêle, âcrement, à sa douleur ?… Le jeune homme n’ose l’interroger.

Comment, sans expérience, sans autorité, par le seul droit de la tendresse, toucher aux plaies de ce cœur féminin, de ce cœur mûr et meurtri ?… Il pressent un désastre intime que des circonstances ignorées, des influences étrangères, compliquent en l’aggravant — et la vie lui apparaît tout à coup si sombre et si dure à tous qu’il s’effraie… Sa jeune volonté fléchit… Tout est trop triste, trop laid, trop bête, trop injuste !… Le dégoût de vivre lui monte à l’âme.

— Robert, tu pleures ?… Je t’ai fait de la peine, mon petit, mon petit Robert ?… Oh ! mon Dieu !…

Madame Cheverny s’oublie elle-même, devant ces larmes. Elle devine le trouble de son filleul. Qu’a-t-il ?… Au nom du ciel, qu’il parle, mais qu’il ne pleure pas !…

— Dis, mon enfant, qu’as-tu ?… Je te supplie, à mon tour… vois… vois… je redeviens calme… je t’écoute… moi… ta marraine… Regarde-moi, mon cher enfant… Je veux, tu entends… je veux !…

Il cède… Son âme est trop pesante pour sa jeunesse, trop gonflée et chargée de secrets, d’angoisses, de soupçons. Il se laisse glisser sur le tapis, comme autrefois ; il met, comme autrefois, ses bras, son front sur les genoux de sa marraine. Et, comme autrefois, — quand elle était jeune et aimée, quand il était petit et confiant, — elle se penche, caressant la tête brune…


… Et quand il a tout dit, elle reste muette, figée, ne respirant plus. Sa main, sur la tempe de Robert, devient toute froide.

— Marraine… (Il se redresse à demi, enlaçant la taille de la femme, cherchant ses yeux), Marraine, je ne vous demande rien… mais… puisqu’il m’avait promis… vous accomplirez sa volonté… et moi, je vous aimerais mille fois davantage… Je sais que je ravive quelque grand chagrin… Vous fûtes mêlés à… cette histoire… ma mère… vous tenait de près… Oh ! je devine…

— Qu’est-ce que tu devines ?

Elle pâlit… Comment peut-elle pâlir encore ?… On dirait qu’elle n’a plus de sang.

— Je ne veux pas juger mes parents ! s’écrie Robert, je veux les connaître… Ah ! je n’ai pas peur de la vérité, marraine ! j’ai trop souffert du doute !… Allez, ne me ménagez pas !… Je suis calme. Je suis fort. Je suis prêt à tout… Je n’aurai pas une parole amère, contre eux, pas même une pensée… Non ! ne secouez pas la tête !… Ne cherchez pas des phrases prudentes !… Nous avons pleuré ensemble, marraine chérie : notre deuil nous a rapprochés… Et c’est un moment unique, où vous pouvez tout dire, où je peux tout écouter… Et tenez… je sais… oui… des choses… parce que j’ai réfléchi, tout seul… je sais… que mes parents…

— Tes parents ?…

Elle lui serre le poignet, à lui faire mal…

— Ils… ils n’étaient pas mariés… n’est-ce pas ?… Et alors… ma mère…

— Ta…

— On l’a abandonnée… quand j’ai dû naître… et elle en est morte… C’est cela !… c’est bien cela !… Pourquoi ?… comment ?… Les détails, les circonstances, le drame, je l’ignore… mais je sais que ma mère a été la victime…

Madame Cheverny proteste violemment.

— Non !

— Mais…

— Non !… ne dis pas ça !… ce n’est pas vrai !… Ton père…

Il s’est redressé sur un genou ; il regarde la veuve, comme elle le regardait tout à l’heure, jusqu’au fond des yeux, jusqu’à l’âme.

— Ton père…

Elle répète ce mot, comme pour elle-même, et elle en garde, sur sa bouche flétrie, une sorte de tendre douceur, presque un sourire… le sourire pâle et fugitif d’une femme qui va pleurer… Mais elle ne pleure pas…

Robert contemple sur cette bouche la forme évanouie du mot sacré… Il lui semble qu’il s’est enveloppé de voiles innombrables qui se défont et qui tombent, un à un… qui tombent…

— Ton père… il n’était pas libre… et elle non plus… c’est-à-dire… elle était veuve, mais elle avait deux enfants… et lui était marié. Sa femme vit encore. Deux familles… des devoirs contraires… Ah ! tu sauras, plus tard, quel bagne peut être le mariage !… On voudrait s’évader… on ne peut pas… les chaînes sont rivées… si lourdes !… Le divorce même ne les romprait pas… Alors on est faible… on accepte des compromis… C’est la faute, cela, vois-tu, la vraie faute !… Mais la faute n’est pas dans l’amour… Je ne peux pas… je devrais peut-être !… mais je ne peux pas te dire que la faute est dans l’amour… Quand une femme rencontre un homme tel que ton père, et qu’elle en est aimée, eh bien ! elle a beau raisonner, lutter, se rattacher à ses enfants, elle ne peut pas s’empêcher d’aimer… Et quand un fils naît, de cet amour, elle ne peut pas regretter sa naissance… Souffrir… soit !… elle accepte… C’est la rançon… Elle paie cet immense bonheur d’aimer, que le monde déteste, condamne, insulte… parce qu’il l’envie… Elle est torturée dans ses autres tendresses, torturée dans son enfant qu’elle cache, comme une honte… Ah ! quel martyre !… Vivre pendant des mois, avec mille angoisses, sans soins… sans confidents… loin de ce qu’on aime… sous les yeux hostiles d’une famille qu’on a dû épouser en épousant l’autre… le mari… sous les yeux inquiets des enfants qui, d’instinct, sont jaloux… Être veuve, pourtant ! libre devant la loi !… et demeurer prisonnière, parce que l’homme qu’on adore est prisonnier, parce qu’il ne peut pas se libérer !… Et puis… quand le temps est venu, s’en aller, sous des prétextes vagues, à la recherche d’un asile, compter les jours… et, toute déchirée encore, partir, en laissant un malheureux être qu’on adore et qu’on doit renier…

— C’était moi ! dit Robert, c’était moi ! Oh ! je n’aurais pas dû naître ! J’ai été cause de trop de mal et de douleur !…

— Non ! reprend madame Cheverny, ta mère t’aimait… Elle n’a jamais pleuré ta naissance. Elle n’a pleuré que ton absence et ce demi-abandon… Et pourtant, elle… et lui… ils te chérissaient, Robert… ils ont essayé d’arranger ta vie… pour que tu sois aimé… par d’autres… Et ce ne fut pas leur moindre supplice !… S’ils ont été coupables envers toi… tu peux leur pardonner, va ! ils ont souffert…

Elle eut un sanglot :

— Ne pas t’élever, ne pas te caresser, ne pas t’instruire, ne pas jouir de ta gentillesse, de ta gaieté, de ton affection !… Ne pas être aimé de toi !… ne pas t’entendre dire : « Père… mère… ». Être loin… penser : « Que fait-il ? comment va-t-il ?… » Et, ensemble, dans les heures courtes et disputées de la solitude à deux, verser des larmes inutiles et dire : « Il saura, plus tard… Il nous jugera… »

Robert cria :

— Non !… non !… puisqu’ils m’ont aimé, puisqu’ils ont été malheureux !… Je les plains ! je les aime…

— Et puis les années s’en vont… avec la jeunesse… L’amour demeure ; l’obstacle aussi demeure… Et l’enfant grandit, là-bas… loin… Il s’étonne… il interroge… Que lui dire ?… La mère, surtout, s’effraie… Elle a peur de n’avoir pas mérité assez la tendresse du pauvre petit… Elle se rejette vers le compagnon de sa vie secrète, son unique ami, son unique amour… Elle le dispute à la famille, aux besognes professionnelles, aux corvées mondaines ; elle se dispute elle-même au fils, à la fille, qui sont mariés, aux petits-enfants qui naissent… Sa tâche, auprès d’eux, est finie… Elle leur a fait assez de sacrifices, vraiment !… Et elle voit venir l’âge sans crainte, parce que la grande flamme qui a éclairé sa vie brûle encore, plus haute, plus pure. Elle rêve… elle ose rêver à des temps presque heureux, dans une liberté enfin conquise ; elle voit l’enfant de son amour, près d’elle, près du père, dans une maison qui est leur maison… Et, un jour…

Elle ne peut achever… Un spasme secoue sa poitrine…

— Mort !… Il est mort !… Je ne l’ai pas revu ! On l’a emporté sans que je l’aie revu !… Sa femme, ses filles m’ont volé son dernier regard, son dernier soupir… M’a-t-il appelée pour que je meure avec lui ?… A-t-il eu un mot pour toi, un éclair de souvenir ? Je ne sais rien ; je ne saurai rien, jamais : la maison m’est fermée, à présent… Les autres triomphent… Elles ont ses vêtements, ses meubles, ses papiers… mon portrait, le tien, qu’il gardait toujours sur son cœur… Elles ont pris la bague que je lui avais donnée… Elles ont coupé ses cheveux… Et moi, moi, qu’il aima plus qu’elles, moi, son amie, sa compagne de vingt ans, sa vraie femme, je ne sais même pas ce que la mort a fait de lui, et quel était son visage dans le cercueil… Tout m’est odieux maintenant, Paris, ma maison…, mes enfants mêmes qui ne l’aimaient pas, qui ne peuvent pas le regretter, qui se réjouissent de sa mort… Je me suis sauvée : je me suis traînée ici… Je ferai n’importe quoi ! il arrivera n’importe quoi ! mais je ne m’en irai plus… Je ne te quitterai plus, ô mon petit ! parce que, parce que…

Elle a jeté l’aveu, dans un demi-délire… Le son de sa voix l’éveille tout à coup… Mais Robert l’a saisie. Il la tient. Il la gardera. Elle est à lui. Elle est tout son héritage.

Il veut parler. Il sanglote :

— Maman…

Paris 1907.