L’Anarchie passive et le comte Léon Tolstoï/11

La bibliothèque libre.
◄  X
XII  ►


XI

Tout ce qu’avance le comte Tolstoï, il semble le fonder sur la doctrine du Christ, il semble le déduire des paroles mêmes de Jésus-Christ ; mais tout le monde sait évidemment que, dans tout l’Évangile, on ne trouve pas un seul mot qui puisse être interprété comme un commandement ou un conseil de refuser l’obéissance aux exigences de l’État. Au contraire, nous y lisons, dans l’Évangile, que les Pharisiens et les Hérodiens ayant demandé directement à Jésus-Christ : « Est-il permis de payer le tribut à César ou non ? » il leur répondit : « Pourquoi me tentez-vous ? Apportez-moi un denier, que je le voie. » Et ils lui en apportèrent un. Alors il leur dit : « De qui est cette image et cette inscription ? » Ils lui dirent : « De César. » Et Jésus leur répondit :

« Rendez donc à César ce qui est à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu. » (Saint Marc, xii, versets 14-17.)

Et encore, pour comprendre pleinement ce passage, faut-il considérer que César était le représentant symbolique de Rome, qui avait soumis la Judée, et que, par suite, il s’agissait ici du tribut qu’un peuple soumis, qu’un peuple vaincu doit payer à ses vainqueurs ; tandis que des impôts normaux, pour ainsi dire, qu’un peuple paye à son propre gouvernement, à son propre représentant symbolique, il ne pouvait pas même en être question, puisqu’on les regardait comme tout naturels et absolument indispensables : on n’en parlait pas plus qu’on ne parle du droit qu’a l’homme de respirer.

D’un autre côté, on ne peut trouver dans tout l’Évangile une seule parole contre la guerre, quoique le Christ ait dit à un homme qui lui demandait quels commandements il fallait observer pour obtenir la vie éternelle :

— Tu ne commettras point l’adultère ; tu ne tueras point ; tu ne déroberas point ; tu ne donneras point de faux témoignage ; honore ton père et ta mère. » (Saint Luc, xviii, 20.)

Une autre fois, un des scribes lui ayant demandé quel était le premier de tous les commandements en général, sans s’arrêter aux détails, Jésus répondit :

« Le premier de tous les commandements est celui-ci : Écoute Israël, le Seigneur notre Dieu est le seul Seigneur. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta pensée et de toute ta force. C’est là le premier commandement. Et voici le second qui lui est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Il n’y a point d’autre commandement plus grand que ceux-ci. » (Saint Marc, xii, 29-30.)

Ici il n’est pas question de la défense de tuer, mais, certes, le commandement d’aimer son prochain comme soi-même est incompatible avec le meurtre et par conséquent il contient implicitement le commandement de ne pas tuer. En même temps, le Christ parlait des guerres, comme d’événements qui doivent arriver :

« Vous entendrez parler de guerre et de bruits de guerre : prenez garde de ne vous point troubler, car il faut que toutes ces choses arrivent ; mais ce ne sera pas encore la fin. » (Saint Mathieu, xxiv, 6.)

Dans l’une des paraboles de Jésus-Christ, il est aussi fait mention d’un meurtre ; c’étaient des vignerons qui avaient tué le fils unique du maître, et la parabole se terminait par ces mots :

« Que fera donc le maître de la vigne ? Il viendra et fera périr ces vignerons, et il donnera la vigne à d’autres. » (Saint Marc, xii, 7-9.)

D’un autre côté, lorsque l’un des disciples, voulant défendre Jésus-Christ au moment de son arrestation, tira l’épée et en frappa un serviteur du grand sacrificateur en lui emportant une oreille, le Seigneur lui dit :

« Remets ton épée dans le fourreau, car tous ceux qui prendront l’épée périront par l’épée. » (Saint Mathieu, xxvi, 51-52.)

C’est ainsi que partout où il est question de la guerre, du meurtre, Jésus-Christ en parle comme d’un mal, mais d’un mal inévitable et dont la punition est connue par avance, car « ceux qui prendront l’épée périront par l’épée ». En même temps, il enseigne que ses disciples doivent se tenir prêts à perdre leur vie physique :

« Celui qui aura conservé sa vie la perdra ; mais celui qui aura perdu sa vie à cause de moi la retrouvera. » (Saint Mathieu, x, 40.)

Ainsi, on voit que Jésus-Christ nous disait d’être toujours prêts à sacrifier notre vie à nos convictions, à notre foi. Comparez toutes ces paroles sur la guerre et le meurtre avec les paroles suivantes où chaque terme est d’une puissance extraordinaire :

« Je vous dis que tout péché et tout blasphème sera pardonné aux hommes ; mais le blasphème contre l’Esprit ne leur sera point pardonné. Et si quelqu’un a parlé contre le Fils de l’homme, il pourra lui être pardonné, mais celui qui aura parlé contre le Saint-Esprit n’en obtiendra le pardon, ni dans ce siècle ni dans celui qui est à venir. » (Saint Mathieu, xii, 31-32.)

Que Jésus-Christ sût très bien que la pauvre humanité ne peut vivre sans lutte ni combat, cela résulte encore de ce qu’il a dit, que parmi les hommes « heureux seront ceux qui procurent la paix, car ils seront appelés enfants de Dieu. » (Saint Mathieu, v, 9.) Il suit naturellement de ces paroles que l’humanité aura toujours grand besoin des hommes qui procurent la paix, et, partant, que la paix sera bien rare parmi les hommes.

Quiconque lira attentivement les saints Évangiles préférera, je crois, tuer quelques hommes que de commettre un seul péché contre le Saint-Esprit, car le blasphème et le péché contre le Saint-Esprit ne sera pardonné ni dans ce siècle, ni dans le siècle à venir ! Il ne faut pas non plus oublier que Jésus a dit que les hommes rendront compte, au jour du jugement, de toutes les paroles vaines qu’ils auront prononcées. (Saint Mathieu, xii, 36.)

Si l’on se souvient que Jésus-Christ avait paru sur la terre pour affranchir l’humanité de la terreur devant la mort physique, pour nous apprendre à sacrifier tout à l’idée, à l’idéal, en un mot, au Saint-Esprit, on ne peut s’étonner qu’il ne s’arrête pas longtemps sur les questions du meurtre et de la guerre, car la mort physique n’était pas grand’chose à ses yeux.

« Celui qui aura conservé sa vie la perdra, mais celui qui aura perdu sa vie à cause de moi la retrouvera. »

Après tout ce qui vient d’être cité des saints Évangiles, on doit conclure, je crois, que le comte Tolstoï s’est trompé en disant que la doctrine du Christ nous défend de payer les impôts et de servir dans les armées de notre pays. Quant à l’existence des cours de justice, des juges, des geôliers, des agents de police, le comte Tolstoï les trouve aussi incompatibles avec le vrai sens du christianisme ; mais dans tout le Nouveau Testament nous ne trouvons rien, pas une parole du Christ qui puisse être interprétée comme une défense d’entretenir une police, des cours de justice, et toutes les autres institutions nécessaires à la vie sociale. Au contraire, Jésus-Christ parle des juges, des prisons et des geôliers, dans quelques-unes de ses paraboles, comme d’un fait bien établi, comme d’un fait inhérent à la vie sociale des hommes ; mais nulle part il ne s’élève contre ces institutions. Bien plus, parmi les commandements qu’un homme est tenu d’observer, le Christ a formulé le suivant : « Tu ne donneras point de faux témoignage » ; ce qui prouve qu’il considérait les cours de justice comme une institution permanente, nécessaire dans tous les temps. Et ce n’est pas tout. Ainsi par exemple il dit encore :

« Accorde-toi au plus tôt avec ta partie adverse, pendant que tu es en chemin avec elle, de peur que ta partie adverse ne te livre au juge, et que le juge ne te livre au bras séculier et que tu ne sois mis en prison. Je te le dis en vérité, tu ne sortiras pas de là, que tu n’aies dépensé ton dernier quadrain. »

Cette dernière remarque nous montre qu’en ce vieux temps déjà, comme à présent, les cours de justice étaient de vraies Charybde et Scylla pour engloutir les biens des accusés, et qu’alors comme à présent la soi-disant justice était bien souvent vénale. Quant à la non-résistance au mal par la violence, de laquelle le comte Tolstoï veut faire le principe fondamental du christianisme, il ne faut pas oublier que les quatre évangélistes nous disent tous que Jésus-Christ a de force chassé les marchands et les changeurs du temple.

« Et ayant tressé un fouet de petites cordes, il les chassa tous du temple, et les brebis et les taureaux ; il répandit la monnaie des changeurs et renversa leurs tables. Et il dit à ceux qui vendaient les pigeons : « Otez tout cela d’ici, et ne faites pas un marché de la maison de mon Père. » (Saint Jean, ii, 15-16.)

Par ces paroles, Jésus-Christ nous a montré clairement qu’il faut résister au mal de toutes ses forces, même par des actes brutaux et violents, en exposant sa propre sûreté et peut-être même sa vie ; car il y avait danger à chasser par la force une foule de marchands et de changeurs, qui comptaient aussi des amis parmi les personnages puissants du monde juif. En méditant ce fait de la vie de Jésus-Christ, il ne faut pas oublier non plus que les offenses personnelles, les coups, les crachats au visage, les insultes et les autres supplices, — il les supportait avec une patience et une douceur sublimes. En lisant attentivement les paroles et la vie de Jésus, on ne peut manquer de remarquer bien vite que le Christ nous enseignait toujours à pardonner le mal qu’on nous fait personnellement, à pardonner toutes nos injures, toutes nos souffrances ; mais quant au mal, au péché en général, il nous enseignait au contraire à leur opposer une résistance extrême, et poussée jusqu’à la violence ; il nous enseignait à lutter contre le mal de toutes nos forces, en sacrifiant tout dans cette lutte, dans ce combat, même notre vie. C’est ainsi qu’il nous a prescrit d’arracher et de jeter loin de nous l’œil qui peut nous faire tomber dans le mal, de couper et de jeter loin de nous la jambe ou le bras qui nous fait tomber dans le péché ; et il a dit aussi que nous devons quitter, renier et haïr nos frères et sœurs, nos pères et mères, et nos enfants, dès que ces êtres bien-aimés nous empêchent de suivre et de servir la vérité éternelle.