L’Anarchie passive et le comte Léon Tolstoï/17

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XVII

Tel est, par exemple, le caractère de la dernière loi édictée sur le duel entre officiers en Russie. Cette loi prétend obliger les officiers à se battre en cas d’offenses et de querelles personnelles. Cependant il est absolument hors de doute que cette mesure est en contradiction directe avec les prescriptions de la religion chrétienne, avec les prescriptions de la morale, même avec les prescriptions du bon sens de l’humanité contemporaine et, ce qui est pire encore, en contradiction directe avec le bon sens national russe : car la peine de mort n’existe même pas dans la législation de ce pays, et les duels n’y ont jamais eu la même vogue que dans l’Europe occidentale.

Arrêtons-nous quelques instants sur la logique des duels. C’est la logique d’un homme qui prétendrait nous convaincre de sa bonté excessive à notre égard en nous battant de toutes ses forces. Le mécanisme logique est le même dans les deux cas : un homme m’appelle méchant, et je commence à le battre, à le tirer par les cheveux, en lui disant tout le temps : « Tu sais que je suis d’une bonté remarquable et tu m’appelles méchant ; je veux te montrer que je suis bon ; » ou bien un homme prétend que j’ai commis une action malhonnête, et moi, pour prouver que ce n’est pas vrai, je le tue, et je lui ôte jusqu’à la possibilité de reconnaître son erreur, je lui ôte jusqu’à la possibilité de me demander pardon, et ainsi de suite. C’est la logique des duels ! Il est vrai, l’humanité a passé par toutes les formes de cette argumentation, quand elle cherchait à démontrer la vérité des différentes idées par des moyens matériels ; mais aujourd’hui c’est un anachronisme que de vouloir prouver mon innocence ou mon droit par la force de mon poing, ou par mon adresse à tirer le pistolet ou à manier l’épée.

C’est aujourd’hui un anachronisme, parce que l’humanité chrétienne a eu le temps d’apprendre à vivre, jusqu’à un certain degré, pour les idées transcendantales, pour les idéals, et par conséquent elle a appris aussi à régler ses rapports, ses querelles respectives par des lois qui ne représentent que la somme des idées, comprises et assimilées par la majorité d’un peuple et acceptées par elle comme les fondements de sa vie sociale.

La différence des peuples païens et des peuples chrétiens consiste justement en ce que les derniers ont une tendance croissante à se discipliner, à se gouverner mutuellement par des idées transcendantales de justice, de fraternité, d’altruisme, etc., tandis que les premiers se fondaient en tout sur la force physique, et par conséquent une victoire d’ordre physique décidait toutes les disputes : le vainqueur avait toujours raison. Et comme le développement de l’humanité s’accomplit très lentement et progressivement, le monde chrétien conserva longtemps les habitudes primitives et la même tendance à se laisser régler et déterminer par les faits de la force brutale : de là des combats, des duels, des épreuves par le feu, etc., pour décider les questions de justice, d’innocence, de vérité contestée, et ainsi de suite ; et ces épreuves fondées sur la force physique, on les appelait alors « les jugements de Dieu », car malgré tout on sentait, même dans ces temps obscurs, que pour que le règlement d’une question transcendantale par le moyen de la force physique apparût juste et vrai, il fallait l’intervention d’un Dieu.

Mais plus la civilisation avançait, plus les moyens physiques faisaient place aux différentes applications des idées transcendantales, et plus les peuples apprenaient à respecter et à observer la loi. En lisant l’histoire et surtout le récit détaillé des guerres européennes, on peut très bien se rendre compte comment l’influence idéaliste et spiritualiste du christianisme changeait le caractère brutalement physique des armées, et les transformait de plus en plus en des masses servant les idées, les idéals de leur temps, de leur pays ; et en même temps les hommes, qui constituaient ces armées, apprenaient de plus en plus à se passer, dans leurs rapports mutuels, de la force physique, à se passer des coups de poing, et du pistolet, et de l’épée, et à régler toutes leurs querelles personnelles par les lois, par les données de la conscience commune ; et les rixes, les duels, devenaient de plus en plus rares et absurdes.

Du moment que les armées de nos jours sont appelées à se tenir toujours prêtes à sacrifier tout : leur confort, leur vie de famille, leur santé et même leur vie physique, pour une idée quelconque, par exemple, pour l’amour de la patrie, pour l’idée du devoir envers leur souverain, leur pays natal, etc., — on doit s’attendre à constater parmi eux le mépris des souffrances physiques, le mépris de la mort physique ; et par conséquent le duel ne doit pas exercer sur eux une influence aussi terrorisante que les peines moins physiques, mais qui impliquent l’idée de quelque opprobre, de quelque honte. Par suite, la possibilité légale du duel ne saurait diminuer le nombre des cas d’offenses personnelles, le nombre des querelles entre militaires.

On pourrait encore supposer que le duel est reconnu officiellement parce qu’on y voit un moyen d’accoutumer les militaires à ne pas craindre la mort ? Mais ce moyen ne vaut rien, car toute accoutumance ne va pas sans une répétition fréquente ; pour dresser quelqu’un à un acte, il faut avant tout lui faire répéter cet acte bien souvent. Eh bien ! le duel en tant que moyen de dressage ne vaut rien, car sa répétition fréquente occasionnerait une trop grande perte d’existences.

En outre, il ne faut pas oublier que l’introduction du duel dans les armées ne fait que rétablir la lutte physique, et, par conséquent, elle doit aussi favoriser les différentes formes de l’égoïsme personnel, car elle donne à chacun la possibilité de punir de mort, c’est-à-dire de la peine capitale, toute injure strictement personnelle. Et cependant il est constant — et nous l’avons établi plus haut — que la religion chrétienne défend précisément de tuer pour des injures toutes personnelles, car le Christ a dit, non seulement qu’il ne faut pas tuer, mais même qu’il ne faut pas rendre l’offense qu’on nous a faite personnellement : « Si quelqu’un te frappe à la joue droite, présente-lui aussi l’autre joue. Et si quelqu’un veut t’ôter ta robe, laisse-lui encore l’habit… » (Saint Mathieu, v. 39, 40, 41.)

Et c’est tout naturel, car le Christ avait pour but d’habituer l’humanité à vivre, à lutter pour les idées transcendantales ; et les querelles, les offenses personnelles sont, pour la plupart, d’une nature absolument opposée ; elles ont ordinairement leur source dans les goûts, les désirs, les besoins tout physiques ou charnels. Aussi bien est-il reconnu que les duels ont pour cause des querelles d’intérêts, des besoins tout physiques ; ce sont des querelles qui jaillissent ou de l’amour sexuel, ou de l’ambition, de la concurrence, ou même simplement des suites de l’excitation alcoolique.

Certes, les duels existaient et existeront encore sans être reconnus par la loi, car l’humanité contient toujours des éléments de force brutale et toute physique, sans même une trace de l’action intellectuelle et spirituelle du christianisme : mais ce n’est pas là un motif pour les reconnaître légalement. Les lois doivent présenter à un peuple la formule d’idées, d’idéals toujours plus avancés. Les duels, autant que les coups de poing, les soufflets et toutes les formes de la lutte physique, appartiennent à une période d’évolution que les peuples de l’Europe ont depuis longtemps laissée derrière eux, et il est tout aussi logique de prétendre déterminer légalement les cas où il faut se battre en duel, que les cas où un homme doit donner des soufflets à un autre, etc. Comme la société humaine n’est jamais uniforme et homogène, comme elle contient toujours, à côté d’éléments intellectuels et moraux, des éléments de force brutale et physique, il peut toujours arriver qu’un homme se voie obligé de donner des soufflets, de se battre en duel, etc., en vertu de ce proverbe, qu’il faut hurler avec les loups ; mais tous ces cas doivent être considérés comme autant d’infractions à la loi, et, comme tels, châtiés par elle. Reconnaître légalement les duels, les soufflets, les coups de poing, c’est vouloir rejeter un peuple en arrière de quelques siècles : il est permis de trouver cette tentative malheureuse et antisociale.

Jésus-Christ reconnaissait la nécessité de la violence dans la lutte qu’on soutient contre le mal, contre le péché dans ses formes différentes (Saint Mathieu, v, 29-30 ; x, 35-37 ; xviii, 8-9 ; Saint Luc, ix, 60-62 ; xii, 51-53 ; Saint Marc, ix, 45-18, etc.), puisque cette lutte était la lutte pour l’idée transcendantale, la lutte pour l’idéal. La science de nos jours est arrivée à cette conclusion définitive, que tout le mal dans le monde, tous les phénomènes de dégénérescence humaine sont le plus intimement liés avec l’égoïsme individuel, et que tous les changements pathologiques du système nerveux, du système cérébral se traduisent au dehors par des tendances égoïstiques, par des tendances antisociales (Maudsley).