L’Anarchie passive et le comte Léon Tolstoï/19

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XIX

Pour en finir avec l’étude de ce symptôme particulier de la tendance antisociale qui travaille l’humanité contemporaine, nous nous arrêterons encore quelque temps sur le Salut est en vous ; mais cette fois, nous allons faire toutes les concessions, nous allons accepter pour vrai tout ce que nous dit le comte Tolstoï. Eh bien ! supposons pour un moment que le monde européen se laisse persuader par ses théories, et que, retirant son soutien aux gouvernements respectifs des diverses contrées de l’Europe, il s’arrange pour vivre selon la non-résistance au mal par la violence.

Mais que faire alors, si les hordes innombrables des tribus mi-sauvages de l’Asie, de l’Afrique envahissent et inondent l’Europe, comme jadis aux temps de la grande transmigration des peuples ? Se laisser massacrer sans se défendre, se laisser tuer, asservir sans défendre ses enfants, ses foyers, les tombeaux de ses parents, les autels de ses églises ? Se laisser massacrer, et en même temps laisser détruire toute notre civilisation, tout ce que l’humanité a conquis pendant des siècles au prix de combats, d’efforts, au prix de souffrances et de sacrifices infinis ?…

Mais allons même plus loin. Supposons pour un moment que toutes ces hordes sauvages aient été magiquement transformées en des êtres semblables à nous, supposons pour un moment que tous ces millions d’hommes à demi sauvages, en Asie, en Afrique, aient accepté comme nous le tolstoïsme, c’est-à-dire la non-résistance au mal par la violence. Supposons cela. Eh bien, dans ces conditions-là, qu’arrivera-t-il ? Sera-ce le paradis sur terre ? — Mais les lois de l’hérédité sont inexorables, et dans cette humanité qui aura accepté votre doctrine de la non-résistance au mal par la violence, il y aura toujours des différences individuelles, il y aura toujours des sujets antisociaux, des sujets en proie aux divers processus de la dégénérescence ; et ces sujets-là trouveront un plaisir pervers à vouloir ressusciter la violence physique sous toutes ses formes. Que faire alors ? Se défendre ou les laisser faire ? Mais dans ce dernier cas, ils nous réserveront un sort encore plus cruel que celui dont nous serions menacés par les hordes des peuplades mi-sauvages.

Pour faire prévaloir le tolstoïsme, il faudrait créer une uniformité complète de caractères, de facultés, de forces chez tous les hommes ; mais pour cela il faudrait avant tout trouver un moyen quelconque de combattre cette variabilité extrême du monde organique, qui fait que jamais deux êtres de la même espèce, de la même famille ne se ressemblent complètement et que, même parmi les frères ou les sœurs jumeaux, il se trouve toujours quelques petites différences, quelques dissimilitudes minimes, malgré la ressemblance parfaite de leurs traits et de leurs caractères.

Ajoutez les influences diverses des beaux-arts, de la littérature, des sciences que tous les hommes ne peuvent parvenir à connaître ou à maîtriser également ; avec les différentes spécialisations, la variabilité fondamentale innée au monde humain comme à tout le monde organique doit nécessairement s’accentuer encore davantage.

Certes, on pourrait essayer encore de la mesure ordonnée jadis par le calife Omar, et, décidant une fois pour toutes que chaque livre doit être ou en accord avec le Salut est en vous et par conséquent inutile et superflu, ou en désaccord avec ce livre fondamental du tolstoïsme et par conséquent nuisible — ordonner de les brûler tous. Mais cette mesure elle-même serait déjà de la violence, en contradiction directe avec la doctrine du tolstoïsme. Alors que faire ? En laissant subsister les beaux-arts, les sciences, la littérature, variés comme la vie elle-même, nous ne pourrions jamais obtenir cette uniformité de goûts, de pensées, de caractères qui est absolument indispensable pour un monde fondé sur le principe de la non-résistance au mal par la violence, et sur l’amour réciproque des hommes.

La variabilité avec ses différences individuelles insondables, l’hérédité avec sa tendance mystérieuse à fixer quelquefois les désirs, les goûts momentanés, les pensées passagères, — voilà quels seront toujours les ennemis acharnés et cruels de toute communauté désireuse de vivre d’après la doctrine de la non-résistance au mal par la violence.

Et les malades ? Que ferons-nous s’il y a dans notre communauté tolstoïque des malades délirants, des malades violents et irritables, qui, à nos protestations d’amour et de sympathie, répondront par des coups, par des offenses et des blessures physiques ? Les laisser faire en s’armant de patience ? Bien : passe encore tant que ces malades ne feront de violence, ne feront de mal qu’à nous ; mais il y a des malades délirants qui ont une tendance irrésistible à se faire du mal à eux-mêmes, il y a des malades qui peuvent se blesser, se brûler la cervelle, qui se jettent par des fenêtres du quatrième ou du cinquième étage, qui s’élancent dans des précipices, dans les fleuves, dans la mer, qui cherchent à s’empoisonner.

Que décider alors ? Si on les laisse agir, on leur fait la plus grande violence par cette passivité même, puisque les malades sont temporairement privés de leur bon sens, de leur conscience, et ils ne comprennent pas la portée de leurs actes, ils ne perçoivent pas le danger auquel ils s’exposent par leurs actes ; par conséquent nous devenons leurs assassins en leur laissant leur pleine liberté. — Les enfermer alors pour un temps ? les protéger contre eux-mêmes en les liant, en leur faisant violence ? Mais, dans ce cas, pourquoi ne pas enfermer les criminels, les anarchistes, etc., qui sont aussi des sujets pathologiques, difformes, monstrueux ? Et que deviendra alors notre principe de la non-résistance au mal par la violence ?