L’Ancien soldat/II

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II

Revendications personnelles


La guerre n’était pas finie que déjà la situation faite aux anciens combattants se mesurait chichement.

Quels sentiments véritables animent les classes dirigeantes ? Les discours et votes de leurs représentants lors de l’élaboration de la loi des pensions militaires, les ont révélés. Un flux huileux d’éloquence cicéronienne, des attitudes théâtrales : « Les Poilus ont des droits sur nous », « Dette impérissable », un assaut de discours latins chez les Jésuites.

Mais d’une reconnaissance législative du droit à la réparation, rien ! Refus. Refusé aussi, le tarifage égalitaire des pensions entre tous les mutilés de tous les grades — une phalange d’orteil de général vaut jambe et cuisse de soldat père de famille — (ceci, comme si l’on voulait marquer que l’un et l’autre n’ont pas défendu la même chose et qu’il y a eu une dupe). Refusé aussi, cet équitable projet du Congrès des Mutilés de Lyon, selon lequel le taux des pensions serait proportionnel au coût de la vie ! Non ! Qu’avec la complicité des Pouvoirs Publics et la concussion des Ministres, les accapareurs poursuivent pendant la guerre et au delà, leur travail de renchérissement, voilà qui est juste. Mais point que la petite rente d’un infirme hausse ou baisse avec le prix des légumes dont il se nourrit.

Et M. Paul Doumer, dont on sait l’énorme et brusque enrichissement dans la politique, disait au Sénat, par manière de conclusion (il parlait en qualité de Président de la Commission des Pensions) : « Le seul défaut que je vois à ce projet est sa générosité qui grèvera lourdement notre budget ; nous le voterons néanmoins mais qu’on ne nous demande rien de plus. »

Sur un ton plus poli (le ton d’un député, et non plus d’un sénateur), le rapporteur de la loi à la Chambre faisait appel au patriotisme des mutilés, les suppliant d’accepter des taux qu’il reconnaissait dérisoires, mais desquels le relèvement serait ruineux pour la France.

Eh ! monsieur, les mutilés sauront, comme disait cet insurgé de 48, mettre au service de la République autant de mois de misères qu’il faudra ; mais ce ne sera pas à l’appel d’une finance gorgée de richesses par la guerre, qu’ils se résoudront à ce sacrifice.

En vérité, on est confondu par tant d’arrogance, et j’avoue que j’aurais cru à plus d’habileté.

Il aurait été sage (j’entends au point de vue conservateur), de savoir contenter ce rugueux prolétariat de la guerre, dont le prestige est redoutable, de se montrer généreux, d’accepter d’emblée ses premières revendications, comme l’ont vainement voulu des démocrates bourgeois intelligents, et d’éviter ainsi qu’à l’intransigeance, il n’oppose l’intransigeance ; mais au contraire, de s’en faire un allié contre les revendications ouvrières. Diviser le prolétariat par le moyen d’un modique privilège alloué à sa plus glorieuse et dangereuse fraction, c’était amortir le choc socialiste, le rompre, le vaincre ; c’était durer. L’entêtement extrémiste d’une oligarchie mégalomane ne l’a pas compris. Et la même main qui ôtait le pain de la bouche des anciens soldats aveugles, bourrait d’or les poches, les chapeaux, des actionnaires de la Banque de France. Contraste maladroit, synchronisme ; qui a frappé tous les esprits et que, dans dix ans, personne n’aura oublié.

L’émotion a été grande dans les Associations de Mutilés. Le parti des tergiversations, des aplatissements, des démarches, des petites habiletés y a perdu beaucoup de son crédit. Le parti de l’action de masse y a gagné.

On a vu peu à peu l’extrémisme de gauche croître, aidé par l’indignation contre l’extrémisme de droite qui inspirait les hommes d’État, et grâce auquel les mutilés échappaient sans s’en douter, au danger qu’ils auraient connu, s’ils avaient eu affaire à des Ministres moins rapaces, mais plus prévoyants,[1].

Même situation dans les usines de guerre.

À la veille de la première révolution, pour un homme très riche, on disait : « Fermier général » ; aujourd’hui on dit : « Fournisseur de guerre ». La richesse de cette nouvelle caste est fabuleuse. Son impopularité est formidable ; l’impôt qui la frappe est impuissant.

L’instrument de cette opulence fut un prolétariat presque entièrement formé d’anciens combattants, appelés de la tranchée et affectés à une usine où ils travaillèrent dix, douze heures par jour (et par nuit), sans aucune garantie d’hygiène, sans aucune mesure.

La lecture des somptueux bilans des sociétés industrielles a dû donner à réfléchir à ces hommes, et voilà la raison de l’accroissement des effectifs syndicaux, si menus avant 1914, d’un si grand poids aujourd’hui.

L’ancien combattant, détaché à l’usine, d’abord craintif, soumis, naïf, devint ombrageux, exaspéré de sa situation inférieure vis-à-vis de ses camarades non mobilisés qui, pour un travail égal, gagnaient davantage ; écœuré du rôle d’espion et d’espionné entre lesquels on lui donnait le choix, et indigné qu’on lui reprochât sa situation privilégiée par rapport à ses camardes soldats, alors que lui-même avait toujours été prêt à se contenter des cinq sous par jour du « deuxième classe », à condition que le patron subît le même sort et que l’économie sur les salaires profitât non pas au capitalisme, mais à l’Etat.

Là aussi, l’extrémisme de droite a suscité un extrémisme de gauche. La décrépitude des libertés syndicales et des lois de protections ouvrières (parallèle à l’augmentation des forces syndicales mentionnée plus haut : il y a là un déséquilibre grave)… le redoublement de tyrannie qui, pour le bénéfice d’un actionnaire, renouvelait sous prétexte de mobilisation cette insulte permanente à la dignité du travailleur qu’on appelait il y a 50 ans : le livret ; cette autorité de marchand d’esclaves qui pouvait, d’un geste, séparer un homme des siens et l’envoyer d’une usine à l’autre, sans explication, sans prétexte, sans raison militaire, sans autre cause qu’une trop grande vigueur syndicale, cette insolence enfin, affichée par des enrichis, ont creusé la tranchée funeste, l’ont enrobée de barbèlements acérés, l’ont peuplée d’une multitude muette, attentive, immobile encore.

Comme si ces griefs n’étaient pas, par eux-mêmes suffisants, le Gouvernement s’est appliqué à en créer d’autres, plus rares, mais flagrants.

Soldats, mutilés et ouvriers ont de mauvais juges.

Il y a là un hideux chapitre de la guerre qu’on n’a pas encore écrit. Mais le jour est venu d’ouvrir les archives infâmes des cours martiales, ces tribunaux illégaux qui suivaient les offensives et les retraites comme les hyènes suivent le lion, et qui tuaient sans défense, sans preuves, sans pièces, sans témoins… Le temps est venu de poser la question : Qui a pris sur lui de violer la loi ? Qui a rédigé les circulaires sur les mutilations volontaires ? Qui s’est permis de faire manœuvrer la peine de mort au mépris de la loi ? Qui donc a trouvé trop généreux encore et trop indulgent le Code de Justice Militaire ?

Et il faudra bien qu’on réponde ! À la modeste demande d’ammistie générale réclamée par le député socialiste Jobert, M. Ignace, avec une morgue triste qu’il prend pour de la fermeté, répondit par un refus hautain, se bornant à laisser entendre qu’on procéderait à quelques révisions individuelles… Hein ? Quoi ? Sait-on que c’est par dizaines et dizaines de mille que se chiffre le nombre des victimes des conseils de guerre et des cours martiales ? Alors ? Attendre 10, 20, 30 ans ? Et d’ici là peupler le sud-oranais ou les casemates rhénanes de milliers d’honnêtes pères de famille qui paieraient de la misère de leur vie et des leurs, un geste de colère contre un gradé ?

Là encore la maladresse des maîtres aiguise une situation délicate. On compare l’impunité évidente de fautes qui coûtent 100 000 hommes à la République, avec la sévérité qui s’abat sur la nuque d’un soldat endormi à son poste par le gel. Oui… si la pension d’un général malade est dix fois celle d’un soldat, le châtiment d’un général médiocre est cent fois moindre que celui d’un soldat négligent.

On compare les complaisants acquittements des mercantis richissimes qui, en pleine guerre, vendirent à Krupp de la cyanamide pour ses canons, avec la sévérité qui jette en prison pour six mois, un mutilé coupable d’avoir dit, devant un agent provocateur, que la guerre risquait de durer sept ans…

Et c’est ainsi que chaque ville, chaque campagne de France se voit doter d’une affaire Dreyfus des soldats.

Familles et camarades des victimes, à l’œuvre !

  1. Au moment où j’écris ceci, le Sénat ne s’est pas encore résolu à voter la loi telle que la Chambre la lui renvoie, c’est-à-dire très nettement améliorée. Mais même s’il la votait sans en rien rogner — chose nullement certaine — les mutilés ne pourraient l’accepter, puisqu’elle ne reconnaît ni le principe du droit à réparation, ni l’égalité des tarifs entre classes sociales (les officiers auront leur loi pour eux seuls), ni la proportionnalité au coût de la vie.