L’Andalousie à vol d’oiseau

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L’ANDALOUSIE


À VOL D’OISEAU.




À Mme M… O…





I.

J’ai fait mon entrée en Andalousie comme un commis-voyageur. La civilisation a tué les voyages pittoresques, madame, et il faut se résigner à parcourir très prosaïquement les plus poétiques pays. Si donc vous ne voulez pas vous figurer l’Espagne sans ses caravanes de mules retentissantes, sans ses arrieros bronzés avec leur escopette au poing, ne poursuivez pas plus avant ce véridique récit, car je suis déterminé à rester d’une franchise désolante, en dépit même de la couleur locale. Ce fut tout simplement dans la diligence, dans une diligence jaune à trois compartimens, exactement semblable à celles de MM. Laffitte et Caillard, que je m’éveillai un beau matin, après m’être endormi le soir à Val-de-Peñas, pays célèbre par un vin rouge qui, selon moi, sent abominablement la peau de bouc. Mes yeux à demi ouverts se portèrent d’abord sur les compagnons de voyage que le sort me donnait. La veille au soir, je les avais confusément entrevus à la lueur d’une lanterne, et ils méritaient assurément une observation plus attentive. Nous étions six dans l’intérieur étouffant et poudreux de la diligence, six sans compter les paquets, les chapeaux, les cabas, les paniers et un gros perroquet. La première figure sur laquelle mes regards s’arrêtèrent me parut absolument noire elle était emmaillottée dans un foulard jaune, et tout-à-fait pendue, comme étranglée, dans cette sorte de croupière faite en sangles que l’administration des diligences offre, en guise d’oreiller, aux voyageurs qui sont privés des coins. Cette figure noire me semblait endormie ou plutôt morte : les yeux étaient fermés, la bouche tuméfiée, la peau huileuse ; elle oscillait devant moi comme un pendule au gré, des cahots de la voiture. Je crus rêver d’abord : — C’est un cauchemar, pensai-je, et je me secouai. La tête affreuse roulait toujours : — Ah ! mon Dieu ! me dis-je avec effroi, c’est un voyageur qui se sera étranglé en dormant dans cette espèce de potence. Je me rappelai avoir entendu dire que les pendus devenaient noirs et luisans après l’asphyxie. La frayeur me prit ; je m’éveillai tout-à-fait, et je partis d’un grand éclat de rire : c’était une négresse. Elle dormait paisiblement dans sa peau noire, ses grosses lèvres entr’ouvertes. Ses mains, que dans le premier moment j’avais crues gantées, n’avaient d’autre parure que leur couleur naturelle ; elles semblaient avoir été trempées dans du brou de noix.

Deux grosses dames, assez jeunes, suffisamment blanches, profondément endormies, flanquaient, cette étrange figure ; elles étaient, ainsi que moi, couvertes d’une épaisse couche de la poussière qui entrait à tout instant, en tourbillonnant, par les portières. À ma gauche était une vieille duègne, osseuse et jaunie, coiffée d’une mantille : cette respectable personne, qui dormait également, tenait entre ses doigts maigres et couverts de bagues une petite cage de bois renfermant un gros perroquet vert, lequel malheureusement ne pouvait fermer l’œil et poussait à chaque cahot des cris lamentables. Enfin, à ma droite se trouvait un jeune homme vêtu d’une veste de coutil : celui-là ne dormait pas ; il me regardait d’un air joyeux, et son œil intelligent semblait m’interroger. Je me figurai qu’il trouvait comme moi très grotesque le petit panorama de six pieds carrés que le jour naissant nous dévoilait. Je le regardai donc gaiement à mon tour, comme pour l’inviter à commencer la conversation par un éclat de rire ; mais le jeune voyageur ne parut pas comprendre mon sourire : il ne se dérida pas, ne dit pas mot, et continua de me regarder sans sourciller. — Ah ça, me dis-je, dort-il aussi celui-là, ou est-il asphyxié ?

— Monsieur, lui dis-je en espagnol, pensez-vous que nous soyons très loin encore de la Carolina ?

Le jeune homme ne bougea pas, ne répondit rien, et continua de me regarder avec la même fixité embarrassante. — Que je suis bête ! pensai-je, ce n’est point un Espagnol : Il est blond, même un peu roux ; il voyage, il ne parle pas : c’est un Anglais. — Et je regardai d’un air distrait par la portière opposée. En me retournant une minute après, je rencontrai de nouveau le regard de mon voisin.

It will be very hot to day, lui dis-je agréablement.

Il ne souffla pas, il ne dit mot, il me regarda avec le même étonnement. Je le crus empaillé, je me demandai si ce n’était point un mannequin qu’on avait posé là ; mais tout à coup mon jeune homme se mit à gesticuler en m’examinant avec une sorte d’animation qui m’effraya : — C’est un fou, pensai-je en tressaillant ; la ménagerie est complète. Il gesticulait toujours, il me regardait, puis me tournait le dos et semblait m’inviter à lui gratter l’épaule. Que diantre voulait-il ? Je n’étais pas rassuré, et il me tardait fort que mes voisines ouvrissent les yeux. J’avais envie de les réveiller, pensant qu’elles me délivreraient de la pantomime singulière de mon voisin ; je n’osai pas, craignant de paraître poltron. Le petit jeune homme, sans mot dire et gesticulant toujours, persistait à vouloir que je lui grattasse le dos ; il se mettait devant moi, se penchait sur ses genoux, se tournait ; enfin il me saisit la main, et poussa un cri douloureux et aigu qui me fit frissonner de la tête aux pieds. Les trois dames s’éveillèrent en sursaut, la négresse ouvrit ses yeux d’émail, et le perroquet, croyant qu’on lui donnait une leçon de beau langage, répéta le cri perçant de mon voisin. Je n’étais pas rassuré.

— Je ne sais, madame, dis-je en espagnol à la duègne, ce que peut avoir monsieur…

Ah ! señor, me répondit-elle en souriant, es mudo (il est muet).

Le pauvre diable était sourd-muet ; j’aurais dû le deviner, mais l’apparition fantastique du visage de la négresse m’avait disposé aux suppositions surnaturelles, et mon imagination avait dépassé la vérité. Ce jeune homme était frère de l’une des voyageuses. On m’expliqua pourquoi il me tournait le dos et me prenait la main : il voulait qu’avec mon doigt j’écrivisse un mot sur ses épaules. Il avait appris à deviner les lettres ainsi tracées, il sentait l’écriture. Je fis comme il voulait, et à peine eus-je écrit sur ses omoplates ce mot : España, qu’il cria España de cette voix aigu, gutturale, artificielle, qu’on apprend aux sourds-muets, et qui déchire à la fois le tympan et le cœur. Le pauvre garçon, ayant deviné que je lui parlais au réveil, m’avait regardé avec une excessive attention pour comprendre mes paroles au mouvement de mes lèvres ; mon espagnol n’avait pas été plus intelligible pour lui que mon anglais, et il avait voulu essayer l’écriture. Telle était toute l’explication de sa pantomime du matin. Toutes choses étant ainsi éclaircies entre nous et la connaissance se trouvant faite, je pus donner toute mon attention au pays qui se déroulait sous nos yeux aux premiers rayons du soleil. Nous entrions en Andalousie.

Cette entrée est jolie. La nature, sans se montrer tout-à-fait digne des descriptions ampoulées des poètes, prend soin cependant de vous apprendre que vous êtes dans la plus riante province de la Péninsule. Les plaines se creusent en vallées, les mamelons se gonflent en collines, l’horizon s’accidente peu à peu. La campagne perd la couleur terne et l’insupportable monotonie des plaines poudreuses de la Manche ; elle se couvre des myrtes sauvages et de plantations d’oliviers ; lauriers-roses en fleurs bordent les lits à demi desséchés de quelques ruisseaux ; enfin des haies de magnifiques aloès, d’une vigueur tropicale, croissent des deux côtés de la route, la chaleur augmente, le soleil s’enflamme, et le ciel se revêt d’une nuance d’indigo plus pure et plus foncée. Bientôt apparaissent, à votre gauche, dans le lointain, de belles montagnes tachées de neige, sur lesquelles le soleil répand des teintes magnifiques. Je crains pourtant, en écrivant ces lignes, que ces noms, de lauriers-roses, de myrtes, d’aloès, dont je ne puis amoindrir l’effet, ne donnent le change à votre imagination et ne vous inspirent l’idée de merveilles trop grandes. Cette première apparition de l’Andalousie est jolie, vous ai-je dit, rien de plus, rien de moins, n’allez pas conclure de ma description qu’elle est magique : la beauté de ce paysage est relative. Pour la bien apprécier, il faut avoir parcouru durant de longues et fatigantes journées les steppes désolées des deux Castilles et de la Manche. Pourquoi une oasis est-elle si fraîche et si charmante toujours, que ce nom même est agréable à prononcer ? Parce que le désert l’entoure. Transportez dans une vallée de Normandie la plus fraîche oasis de l’Orient, elle se changera en un bosquet rôti qui fera tache dans le paysage. J’en veux dire autant de la campagne andalouse, au risque de me brouiller avec tous mes devanciers. Le contraste ne lui nuit pas, et, sans vouloir lui faire tort, je déclare, en mon ame et conscience, qu’il est heureux pour sa gaieté qu’elle soit entourée si tristement.

La Carolina, grand village sans caractère particulier, fut la première station andalouse où s’arrêta la diligence. Elle entra tout d’une traite dans une vaste remise, sorte de cour intérieure qui sert à la fois, dans les posadas espagnoles, de hangar, d’écurie, de passage et de vestibule. Toutes les portes et toutes les fenêtres de la maison s’ouvrent sous ce carré à demi couvert et passablement à l’abri du soleil. Nous sautâmes en terre ferme, blancs, muets, noirs et oiseaux. Aussitôt quatre ou cinq jeunes filles bien découplées, têtes nues, peignées et coiffées avec un art infini, une rose à l’oreille, un grand peigne au chignon, avec dents blanches, yeux étincelans et le teint assorti, s’empressèrent autour de nous, toutes pareilles aux joyeuses servantes qui accueillaient don Quichotte et son écuyer. Elles nous conduisirent au comedor, où le déjeuner nous attendait. Ici je dois rendre justice à la Péninsule. La saleté espagnole, qui est devenue proverbiale, est un mensonge infâme. Les posadas, en général, et celles de l’Andalousie en particulier, sont de grands bâtimens très nus, très peu décorés, mais d’une propreté remarquable. Si l’on ne voit pas de rideaux aux fenêtres, si des lithographies colorées valant six sous, venant de Paris, et représentant presque toujours Quasimodo ou la Esmeralda, Gonzalve de Cordoue ou des scènes de la Tour de Nesle, ornent seules les murs, ces murs du moins sont d’une blancheur de neige, et cette propreté me dédommage tout-à-fait, quant à moi, de ne pas voir, comme en France, un papier à dessin renaissance taché par le vin et les mouches, et sur la cheminée, vis-à-vis d’une grace enveloppée de mousseline, une pendule de carton-pierre où, sous un globe de verre, un galant troubadour en or chante des virelais à une châtelaine d’argent. La table, en Espagne, est grossière, mais luisante, le pavé lavé chaque jour, la nappe d’une propreté au-dessus du soupçon ; et si les mets andalous ne conviennent pas toujours au goût raffiné des Parisiens, ils sont du moins servis avec le plus grand soin. Le repas est le même à chaque station, sans variété aucune, depuis Madrid jusqu’à Séville. On sert, en premier lieu, une soupe au pain et un immense plat rempli d’oeufs à la coque, dont chacun casse trois ou quatre dans son assiette. Ce condiment, qu’on nomme sopa de huevos, est fort agréable. Un puchero, plat composé de tranches de bœuf, de morceaux de lard, de bouts de saucisses épicées, de haricots verts mal égrénés, de pois chiches très durs, de grains de raisin, de pimens incendiaires et de tous les ingrédiens quelconques que la cuisinière a trouvés sous sa main dans les deux heures qui ont précédé le repas, un puchero succède à la soupe et apparaît escorté d’un plat d’œufs frits sur des tomates sautées, et d’une friture de cervelles. Puis se présentent des poulets étiques, d’abord bouillis, et roussis après dans de l’huile rance : c’est le rôti espagnol. Une jarre de riz au lait de chèvre saupoudré d’une couche épaisse de cannelle, des oranges, des cerises et des noisettes, de l’eau très fraîche, du vin très noir et très amer, complètent ce repas, qui, sans être exquis, vaut bien assurément les dîners d’auberge en France. Je ne parle que pour mémoire d’une salade à l’eau, mélangée d’huile de lampe et de vinaigre anodin, parce qu’il faut à tout étranger trois ans pour apprendre à l’avaler ; au bout de ce terme, on comprend, assure-t-on, le mérite de ce mélange que les Espagnols adorent. Nous allâmes, après déjeuner, nous promener par la ville. C’était le 24 juin, jour de la Saint-Jean, grande fête en Espagne. Une foule nombreuse d’hommes en charmans costumes se pressait dans les rues inondées de soleil et sur la place où l’on faisait les apprêts d’une course de novillos. Ces paysans portaient tous, avec beaucoup de grace, l’élégant habit andalou, chapeau calañes avec des houppes de laine, veste ronde en drap ou en velours relevée d’agrémens de toutes couleurs aux manches et au collet, un pot de fleurs brodé dans le dos, col rabattu, ceinture de soie rouge ou jaune, culotte bleue collante avec des boutons d’argent, guêtres de cuir jaune merveilleusement piquées, ouvertes au gras de la jambe et laissant voir le bas blanc bien tiré, souliers de cuir retourné, éperons à grandes mollettes traînant sur le pavé ; ce costume, qui, bien que toujours le même, se varie à l’infini, quant aux couleurs, selon le goût et le canton de celui qui le porte, a quelque chose de chevaleresque qui me fait penser toujours aux Mores et à l’Orient. Le petit chapeau à forme plate, avec ses bords retournés, est un turban de feutre ; la veste ronde étriquée, surchargée de broderies, rappelle le goût des Turcs et des pallicares ; la large ceinture vient d’Asie : c’est un accoutrement conseillé dans les pays chauds par l’hygiène, plus encore que par l’élégance. La manta de Valence, aux vives couleurs, dans laquelle se drape L’Espagnol, dérive évidemment du burnous. Les éperons à larges mollettes sont du moyen-âge, et les guêtres brodées semblent une imitation légère des grèves de fer damasquiné des chevaliers. Les Mores vaincus ont laissé beaucoup de leurs habitudes à leurs vainqueurs. Le paysan andalou porte, à son insu, dans son costume la trace de l’histoire de ses ancêtres et les vestiges de la domination orientale. Il en est toujours ainsi, et il est curieux d’observer dans l’histoire des costumes combien, au moindre contact, l’Orient déteint sur les habits européens. Au XVe siècle, pour ne pas remonter plus haut, les chevaliers français, Jean-sans-Peur tout le premier, revinrent du Levant costumés comme Bajazet ; nous pouvons dire que les Espagnols ont conservé, en le modifiant, l’habit des Mores, et ne voyons-nous pas aujourd’hui encore nos régimens adopter en Afrique le costume indigène et nos officiers de spahis ou de zouaves nous revenir métamorphosés en musulmans ? L’Orient se presse moins, en général, d’imiter l’Europe ; il ne s’enthousiasme pas pour nos habits noirs à queue de morue, nos chapeaux en tuyau de poêle et nos pantalons à sous-pieds. C’est depuis un petit nombre d’années seulement que les officiers turcs ont imaginé de s’affubler d’une redingote à brandebourgs, d’un fez rouge en forme de chapeau, et de composer ainsi un costume qui donne de loin à leurs fonctionnaires l’aspect d’une grosse bouteille cachetée de rouge.

Comme en Orient, il n’y avait dans cette foule espagnole qu’un très petit nombre de femmes. Les hommes, basanés, presque mulâtres, avaient une tournure très agile, très svelte, et des figures tellement dures, la plupart tellement énergiques, qu’on eût pu les prendre pour d’élégans bandits. Cette supposition était d’autant plus naturelle, que nous entrions dans la terre classique des brigands. J’avais lu dans le Heraldo, le jour même de mon départ de Madrid, que la diligence de Séville venait d’être arrêtée et dévalisée à une lieue d’Andujar, où nous devions souper. On m’apprit, à la Carolina, que l’avant-veille les mêmes brigands avaient fait une tentative nouvelle qui avait été déjouée heureusement par les gardes civiques. Le mayoral (conducteur), pour parer à tout événement, fréta une escorte de deux hommes armés de tromblons, qui, perchés sur la bâche, préparèrent bientôt leurs cartouchières. Il s’arma lui-même, d’un vieux fusil. Ses deux acolytes avaient des figures abominables ; j’aurais parié volontiers qu’en faisant mine de nous défendre, ils mentaient impudemment à leurs consciences et se trompaient de rôle. Mes compagnes de voyage s’effrayaient fort de ces préparatifs : elles me racontèrent avec terreur que les brigands d’Andujar, bien qu’ils n’eussent pas l’habitude de tuer les voyageurs, avaient cependant, l’avant-veille, tiré quatre ou cinq cours de trabucos[1] sur la diligence, en manière d’admonestation ; elles parlaient de rester à la Carolina. Bien que je croie peu aux bandits, bien qu’à défaut de brigands j’eusse autrefois rencontré les mêmes terreurs en Sicile, je fus obligé pourtant de convenir que nous avions plus de chances de trouver des amis de José-Maria sur la route d’Andujar qu’au Prado de Madrid ou sur le boulevard des Italiens ; mais une arrestation à main armée n’était-elle pas l’accessoire obligé d’un voyage en Espagne ? N’ayant pas grand argent dans mes poches, j’en prenais bravement mon parti ; seulement, comme les grosses dames espagnoles, avec leurs gros paquets, m’ennuyaient, et que j’avais épuisé le charme que j’avais pu trouver dans la vue de la négresse, dans le chant du perroquet et dans la conversation du muet, je parvins, à force d’intrigues, à suborner le mayoral et à me glisser dans le coupé à la place d’un petit étudiant de Cordoue. Vers deux heures de l’après-midi, nous reprîmes notre route à travers un pays hérissé d’aloès, et nous arrivâmes vers six heures à Baylen. Baylen !… Vous prévoyez peut-être que je vais raconter, excuser ou attaquer la capitulation de Baylen, vous redoutez que je ne saisisse, comme j’en aurais le droit, l’occasion de faire un chapitre d’histoire ? Eh bien ! non, madame. Voyez si je suis un voyageur discret ; je jure de ne point parler à Baylen du général Dupont, et, à Andujar, je ne dirai pas un mot du duc d’Angoulême, ni même de l’ancienne Illiturgis. Baylen, située dans une position militaire, est flanquée de trois ou quatre vieilles tours qui lui donnent l’air respectable d’une ville forte, Les rues étaient pleines de monde. Les jolies majas, aux coiffures les plus compliquées, jouant de l’éventail et de la prunelle, se mêlaient aux majos en culottes de soie. On ne s’arrêta du reste que le temps de relayer. Notre diligence fut attelée de quatorze mules fringantes, couvertes de houppes de laine jaunes et rouges. Ces mules, attachées deux par deux, avec de longs traits, formaient un attelage d’une centaine de pas de longueur. Le mayoral, assis devant les vitres du coupé, conduisait les deux timoniers à l’aide de rênes passées dans des anneaux de fer qui entouraient leurs naseaux ; dix autres mules, sans frein, couraient devant au hasard, comme un troupeau de moutons, sans autre direction que les invectives de l’automédon, qui criait sans relâche d’une voix perçante : Hi coronela ! capitana ! generala ! et autres noms en a que je ne me permettrai pas de vous transcrire. Enfin un petit postillon chevauchait sur les plus éloignées. Il était si loin de nous, que j’apercevais à peine de temps à autre son petit chapeau sautillant au milieu des tourbillons de poussière que soulevait notre immense équipage lancé au triple galop ; je pouvais le prendre pour un voyageur qui trottait au loin sur la route pour son agrément particulier. Le pays, quoique absolument désert et tout-à-fait favorable aux mauvaises rencontres, ne recelait ce soir-là aucun voleur ; du moins, nous arrivâmes sans accident à Andujar.


II.

Si vous vous rappelez la fameuse romance :

Dans un vieux château
De l’Andalousie,


vous devez vous étonner que je ne vous aie pas dit un seul mot des manoirs qui, suivant l’opinion et pour le bonheur des troubadours, devraient se montrer, de temps à autre à l’horizon. Ces mots de château, de créneaux et d’Andalousie vont bien ensemble, ils éveillent dans l’esprit des images romanesques ; on a bientôt trouvé le cadre d’une chevaleresque et amoureuse histoire d’Abencerrages basanés, de châtelaines à longues mantilles, et de tendres couplets soupirés au son de la mandore, par une nuit étoilée, sous les balcons de pierre. Malheureusement la romance a menti. Il n’y a point de châteaux en Andalousie, il n’y en a point dans toute l’Espagne, excepté Aranjuez et le Pardo ; car, avec la meilleure volonté du monde, on ne peut donner ce nom à quelques villas en très petit nombre bâties à l’entrée des grandes villes. La villa Osuna, dans la banlieue de Madrid, est, je crois, la plus belle de la Péninsule ; elle passe pour une merveille unique dans le monde, et elle ressemble aux maisonnettes d’Auteuil ou d’Enghien. L’exception confirme la règle, et, hors cette bastide, la villa de la comtesse de Montijo, et deux ou trois autres qui avoisinent Barcelone et Valence, on peut affirmer qu’il n’y a point de maisons de campagne dans la Péninsule. C’est de là (et peut-être n’y avez-vous jamais songé), c’est de là que vient le proverbe : bâtir des châteaux en Espagne, c’est-à-dire rêver l’impossible, supposer ce qui n’existe pas ; c’est l’équivalent de construire un palais dans les airs, ou de prendre la lune avec les dents. Jamais, dans le cerveau d’un Espagnol, n’est entrée l’idée de vivre aux champs, de mener l’existence d’un chasseur ou d’un propriétaire, de voir le soleil se lever derrière les arbres qu’il a plantés, de jouir de la solitude, du silence, de l’ombrage, du chant du laboureur,

Mugitusque boûm mollesque sub arbore somni.


Fidèle aux mœurs antiques, il vit retiré dans les villes. Il s’aventure même fort rarement à voyager dans son pays. Le propriétaire riche dépense à Madrid le revenu de ses terres, qu’il n’a jamais vues, dont il ne sait pas toujours les noms, que des hommes d’affaires, inconnus eux-mêmes, administrent comme bon leur semble. S’il est très riche, il va voyager en Angleterre, passer l’hiver à Paris et l’été à des eaux d’Allemagne ou des Pyrénées, mais il ne songe pas à vivre dans ses propriétés, ni même à visiter l’Espagne. Il va à Séville ou à Grenade, comme nous allons à Constantinople ou à Naples, et je parierais que la grande moitié des jeunes seigneurs de Madrid n’a pas fait ce voyage. Les fermiers eux-mêmes habitent le plus souvent des villes ou de grandes bourgades, et non pas des maisons isolées. On ne voit, dans l’intérieur de l’Espagne, comme dans l’intérieur de la Sicile, que des bourgs, des pueblos ; jamais une ferme ne montre son grand toit, ses meules de foin, sa grande cour pleine de mouvement, de bêlemens et de caquetages, et c’est là ce qui donne à la campagne espagnole cette imposante mélancolie d’un désert sans vie, sans arbres et sans oiseaux.

Après cette philosophique digression, je reviens, sans transition aucune, à Andujar, qui est une assez grande ville. Les rues étaient pleines de mouvement le soir de notre arrivée. Pour la fête de Saint-Jean, on avait donné, là aussi, une course de novillos, c’est-à-dire de jeunes taureaux de deux ans. Les jeunes gens, venus pour la course, retournaient dans les villes environnantes, montés sur leurs chevaux à tous crins, sellés à la turque. Je fais serment de ne point vous parler de combats de taureaux, quoi qu’il m’en coûte : on a, depuis quelques années, abusé de l’Espagne à cet égard, et j’ai commis moi-même, si j’ai bonne mémoire quelque grosse peccadille de ce genre ; mais laissez-moi vous dire que, ce jour-là, un jeune homme avait été tué raide dans la course du matin par un novillo embolado, c’est-à-dire par un grand veau dont les cornes garnies de boules devaient rester innocentes. Ceci vous prouve que les courses semblables qu’on vient d’inaugurer à l’Hippodrome pourront avoir un intérêt assez dramatique. En ma qualité d’aficionado[2], je voulus avoir des détails sur cet accident. Je m’adressai au garçon de l’hôtel. — Oui, me répondit-il, en m’apportant une brosse, j’ai entendu dire qu’un muchacho avait péri ; mais je n’y étais pas, je ne le connais pas et je n’en sais pas davantage. — Ce que c’est que l’habitude ! un jeune homme venait de périr misérablement, au milieu d’une petite ville de province que nulle nouvelle ne défraie où l’on reçoit pas de journaux, où l’on entend à peine les bruits du dehors où l’on ne sait que dire probablement : les habitans qui n’avaient pas assisté à la course n’en avaient aucun souci et ne s’en informaient pas. Ah ! Dieu ! si pareil accident arrivait dans une de nos sous-préfectures, on en causerait chaque soir durant vingt années consécutives, et si, Paris même, un novillo joue un tel tour à l’hippodrome, adieu les taureaux, toute la France paisible poussera les hauts cris, et la police interviendra.

La posada d’Andujar est supérieure à celle de la Carolina. La cour était remplie de fleurs ; il n’existe pas dans tout le midi de la France une auberge aussi propre ; la duègne se plaignit d’avoir trouvé une punaise, mais le moyen de chasser ces insectes par une température de 35 degrés ? Le mayoral avait des préoccupations plus sérieuses. Nous n’étions pas encore à l’abri des brigands, et il me confia qu’il venait de recevoir de fort mauvais renseignemens. Il renforça son escorte d’un nouvel escopetero, ce qui était d’autant plus judicieux, que nos deux premiers sacripans, pour se donner du cœur, s’étaient abominablement grisés. C’était à peine s’ils pouvaient se maintenir sur la bâche. Ces deux hommes et un troisième drôle que j’avais rencontré une nuit dans la calle del Carmen, à Madrid, sont les seuls ivrognes que j’aie vus pendant un séjour de quatre mois en Espagne. L’Espagnol est sobre comme l’Arabe, l’ivrognerie appartient presque exclusivement aux pays du Nord.

Nous partîmes à minuit, décidés en apparence à faire fière mine aux bandits. La route sombre traversait de grands bois d’oliviers ; la nuit était silencieuse ; on n’entendait que les grelots de nos mules, qui brûlaient l’espace. Assis devant moi, le mayoral, son fusil à la main, causait à voix basse avec son nouvel escopetero. J’avais ouvert toutes les glaces du coupé, et, tout en fumant mon cigare, j’écoutais leur conversation.

— C’est à deux lieues d’ici et vers minuit qu’ils nous arrêtèrent jeudi dernier, disait l’escopetero. Ils étaient sept. Du premier coup de fusil, ils tuèrent une mule. Il fallut bien que la diligence s’arrêtât. Ils tirèrent cinq ou six coups encore, et les balles commencèrent de siffler par les portières. Bientôt les bandits nous entourèrent. Un Anglais qui était dans l’intérieur voulut se défendre ; je l’en empêchai. À nous deux, qu’aurions-nous pu faire ? Nous aurions irrité ces gens. Ils firent descendre tout le monde et tous les paquets ; puis, s’asseyant par terre, ils firent ouvrir les malles comme de vrais douaniers. Ils choisirent ce qui pouvait leur être utile, argent, bijoux, linge, et laissèrent les habits aux voyageurs. Le triage fait, ils remplirent deux malles de leur butin, et les chargèrent sur deux mules qu’ils dételèrent. Ensuite, ils allumèrent chacun un excellent cigare (ils en avaient trouvé d’admirables dans la caisse de l’Anglais), et se disposèrent à gagner la montagne. L’Anglais avait une jeune femme qui nourrissait un enfant de six mois. La pauvre créature mourait de peur. Quand elle vit les brigands s’éloigner, elle eut un tel mouvement de joie, qu’elle en perdit la tête. Elle courut après eux, et, ôtant de son bras un beau bracelet que les voleurs n’avaient point vu, elle l’offrit à l’un d’eux ; mais il refusa le bracelet, et, saluant poliment la jeune Anglaise : « Nous sommes des commerçans, madame, lui dit-il, et non pas des filous. » En effet, continua l’escopetero, ils ne sont point méchans, et ils ne font de mal à personne quand on ne se défend pas.

— Et ils avaient pris tout l’argent des voyageurs ? demanda le mayoral.

— Tout, excepté l’or de l’Anglais[3]. Ce diable d’homme avait eu l’idée de faire glisser ses quadruples dans la rainure des glaces des deux portières. Ils ne s’avisèrent pas de l’aller chercher là.

Je n’oubliai pas ce renseignement, et je me promis, le cas échéant, de le mettre à profit. Cependant je faisais le guet, mes regards cherchaient à percer les ténèbres, et je réfléchissais. Je me demandais si je verrais avec plaisir ces bandits que plus d’une fois j’avais désiré rencontrer. Vous le dirai-je ? je me répondis négativement à moi-même. Les brigands, maintenant que j’étais dans leurs parages, me semblaient moins curieux. — Après tout, me disais-je, ce sont peut-être des pauvres diables peu poétiques, fort laids, très mal vêtus, et il serait désagréable de recevoir une balle dans ce coupé, où je voyage pour mon plaisir. — Nous avancions vers le lieu fatal. Le mayoral me pria de tenir son chapeau, ce qui lui permettrait de viser plus commodément. Il arma son fusil, les escopeteros l’imitèrent. Cependant les mules couraient toujours au milieu d’un tourbillon de poussière. J’étais écrasé de fatigue ; peu à peu, mon attention se lassa, mes yeux s’appesantirent, et je m’endormis. Mon sommeil pourtant était fort léger ; car, une demi-heure plus tard, un mouvement de mon voisin me réveilla. La lune s’était levée dans un ciel sans images ; les étoiles brillaient ; les oliviers, à demi éclairés, prenaient des formes bizarres, et il semblait, à mes yeux alourdis, qu’ils couraient d’une façon fantastique sur la lisière, de la route. Tout à coup, le mayoral fit signe à son voisin, et ils levèrent à la fois leurs espingoles. Il était temps. Je venais de me réveiller complètement, et je vis six cavaliers rangés sur le bord du bois accourir au galop vers la diligence. J’éprouvai, j’en conviens, un léger saisissement. Il me parut absurde d’être fusillé dans une boîte, où je ne pouvais me défendre comme un véritable imbécile. Je m’effaçai de mon mieux dans mon coin, de façon à être un peu garanti des balles par les panneaux de la voiture, et j’attendis les deux détonations… Ce fut en vain ; ô honte ! ô ridicule rencontre ! Les six cavaliers étaient des gendarmes postés sur la route pour nous protéger. Allez donc chercher de la poésie dans un pareil pays !

Je m’endormis un peu mortifié, pour me réveiller le lendemain dans les environs de Cordoue. Je vous dirai peu de choses de Cordoue, par la bonne raison qu’il faudrait, pour parler dignement de cette ville lui consacrer tout un volume, et que ce volume a été écrit plus d’une fois. Bornez-vous à savoir qu’à mon avis, Cordoue est la ville la plus orientale d’Europe. À la vue de la plaine jaunie où elle est assise, des montagnes bleues qui l’enserrent d’un côté, des remparts dorés par le soleil, des tours crénelées, des palmiers magnifiques qui se découpent sur le ciel éclatant, des sveltes minarets qui se dressent de toutes parts, on rêve à l’Orient, et l’on peut, sans un grand effort, se croire dans le pays des Mores, du temps que les Mores avaient du génie. — Ecija est la dernière station avant Séville. Cette petite ville, qu’on surnomme la chaudière de l’Andalousie, justifiait à merveille sa qualification le soir où j’y arrivai ; il y faisait une température de four à chaux. Pas un souffle n’agitait l’air, on avait grand’ peine à respirer, les arbustes immobiles semblaient pétrifiés ; mais Ecija n’en est pas moins une ville charmante. J’ai senti là, pour la première fois, qu’on pouvait vanter l’Andalousie sans mentir. Pourtant je fais encore mes réserves : en Andalousie, je le déclare, il faut oublier la campagne. Elle n’existe pas. En donnant à ce pays un beau ciel, une terre fertile, la nature s’est dispensée de lui accorder une physionomie pittoresque. C’est dans les villes qu’il faut voir l’Espagne, et c’est dans l’intérieur des maisons qu’il faut voir les villes.

Dans la soirée, comme je me promenais dans la Calle de Caballero, je m’arrêtai charmé devant une de ces grilles de fer merveilleusement travaillées qui servent d’entrée aux maisons andalouses. La grille me fut ouverte aussitôt avec cette exquise et simple politesse qu’on ne trouve à ce degré dans aucun autre pays. J’entrai dans une cour intérieure, dans un patio plein de marbres, de fleurs, de verdure, rempli d’un air tiède et rafraîchi par un jet d’eau qui retombait en grésillant dans son bassin. Une colonnade moresque séparait le patio d’une galerie couverte parée et revêtue de faïences bleues. Sous cette colonnade j’apercevais par les portes entr’ouvertes de jolies chambres tapissées de sparteries, parfumées suivant l’usage andalou. C’était un rêve réalisé. Dans ces jolies maisons, perdues au milieu d’une ville paisible et silencieuse, où l’on vit pour vivre, sans s’inquiéter du reste du monde, quelle existence divine on pourrait mener ! Pour compléter le rêve, rien ne manquait au patio d’Ecija, car la plus admirable Andalouse que j’eusse jamais vue me guidait elle-même dans sa demeure. Simple et sans coquetterie, malgré ses longs yeux noirs et ses dents blanches comme des amandes, elle m’avait ouvert la porte de sa maison, devinant que j’étais un voyageur et que je pouvais avoir besoin de me reposer. Elle m’offrit des rafraîchissemens que je refusai par habitude avec cette réserve, j’allais dire avec cette raideur, qui nous vient d’Angleterre et qui contraste si singulièrement avec cette affabilité espagnole si naturelle, si vraie, qui repose si bien de nos usages apprêtés et des conventions puériles de la société où nous vivons. Qu’importait à cette jeune femme que je ne lui eusse pas été présenté officiellement ? Que lui importait de ne savoir point mon nom ? Ne s’écrivait-il pas, comme tout autre, avec des lettres de l’alphabet ? Si j’étais un étranger poli et fatigué, pourquoi ne m’eût-elle pas offert de prendre du repos ? pourquoi n’eût-elle pas causé tout simplement avec moi ? Je restai une heure dans ce patio, parlant de mon voyage, de Madrid que je quittais, de Paris dont on me faisait expliquer les merveilles. Des voisins arrivèrent, on m’offrit des cigarettes, un petit cercle se forma, et il me sembla bientôt que j’étais chez d’anciens amis, causant et devisant comme à l’ordinaire. Lorsqu’ils m’engagèrent à rester du moins quelques jours à Ecija, je fus presque surpris. J’oubliais qu’entré par hasard, quelques instans auparavant, dans cette maison inconnue, j’allais la quitter pour toujours. Le mayoral cependant me faisait chercher par toute la ville, et je retournai tristement à la diligence, malgré les pressantes invitations de mes hôtes improvisés. Ce fut une sottise. Pour voyager, il faudrait être libre et indépendant comme l’oiseau sur la branche. Il faudrait, comme l’oiseau, pouvoir s’arrêter là où on aperçoit un ombrage épais et des arbres en fleurs, jouir en paix de la fraîcheur des parfums ; puis, quand souffle la bise, quand vient l’heure de la satiété, partir en hâte et chercher ailleurs un ciel nouveau et de nouvelles amours. On échapperait ainsi aux langueurs de la vie sédentaire et au vide de l’existence voyageuse. Ce serait le sort enchanté du papillon. Et pourtant, Dieu merci ! je me trompe, car on ne satisferait pas ainsi les désirs de notre cœur insatiable. Et que resterait-il, d’ailleurs, au bout de la route de tant d’affections brisées, de tant de jours effeuillés dans tous les sentiers, et que retrouverait-on en revenant au coin du foyer ? Allons, allons ! j’ai eu raison sans doute de quitter Ecija et de gagner Séville.

Après tout, les environs de Séville ont un caractère méridional fort curieux. Devant vous s’étend comme une mer une plaine poudreuse et bleuâtre. Des deux côtés de la route, les aloès élèvent leurs énormes glaives, et les tiges des figuiers épineux ressemblent à des mâts de chaloupes. Des troupes d’ânes et de mulets soulevant des nuages de poussière, des arrieros en grand costume andalou, leur escopette à la selle des galères, sorte de chariots couverts de toile, attelés de mules, remplis de jeunes filles, qui rient aux éclats et de soldats qui jouent de la guitare, une grande animation autour de vous ; sur la tête, dans un beau ciel bleu tout d’une pièce, un soleil resplendissant ; à l’horizon, une grande et élégante ville dont les clochers, les flèches, les toits, les murs blancs se découpent ainsi qu’une fine guipure sur l’azur foncé de l’atmosphère, tout cela vous annonce convenablement la capitale de l’Andalousie.

Notre diligence et son retentissant attelage parcouraient avec une vitesse frénétique cette route pittoresque. Un bel aqueduc se montra bientôt à notre gauche, et les murailles antiques de la ville apparurent enfin. Nous pénétrâmes, toujours au galop, dans un dédale de rues étroites, silencieuses, bordées de maisons blanches comme le lait. Il faisait une étouffante chaleur. Le soleil, en plein midi, versait une lumière implacable sur les murs éclatans, la ville semblait endormie, les passans étaient rares. C’était à peine si quelques hommes, ruisselant de sueur dans le lourd manteau brun dont ils s’enveloppent sous prétexte qu’il n’existe pas de vêtement plus frais, se glissaient rapidement le long des murailles. Rien de tout cela ne ressemblait à Séville telle que je me l’étais imaginée. J’avais rêvé une ville rose, dorée au soleil, avec des portes ogivales, des trèfles pour croisées, une profusion de fleurs dans les rues, de mandolines sous les balcons, de mantilles sur les promenades et de petits pieds de satin sur tous les pavés. Je voyais une ville toute neuve, toute blanche, toute déserte, toute silencieuse. Arrivé à la fonda de la Union, j’entrai tout à coup dans un patio rempli d’orangers et de lauriers-roses ; quelques jeunes femmes étaient là qui causaient dans ce bosquet fleuri, et j’entendis une voix vibrante qui chantait sur un air très gai, en s’accompagnant de la guitare, ces tristes paroles :

Cuando yo me muera
Dejaré encargado
Que con una trenza
De tu pelo negro me amarren las manos[4].

Cette sérénade inattendue, cette guitare, cette voix pénétrante, ces paroles amoureuses et mélancoliques, cet air sautillant, ces fleurs qui embaumaient, ces femmes assises, ce patio si frais, l’indolente tranquillité de ceux qui s’y trouvaient venant contraster avec la vie que je menais depuis quelques jours, la perspective de m’adonner paresseusement, à mon tour, au bruit des guitares, à cette poétique et somnolente immobilité des pays chauds, tout cela me saisit à la fois au moment où j’entrais dans la cour, et me réconcilia tout d’un coup avec Séville. Après les premiers embarras de l’installation, je n’eus rien de plus pressé que de venir me joindre au petit cercle qui écoutait le chanteur ambulant. Ces jotas qui se succédaient sans se suivre me rappelaient les chants interminables des Grecs de l’Asie-Mineure, avec la vivacité andalouse de plus. Au reste, j’étais à peine assis au pied d’un oranger qu’un gros homme, coiffé d’un tout petit chapeau, entra dans le patio, vint droit à moi, s’annonça comme garçon de place, et de me demanda en bon français si ma seigneurie désirait visiter d’abord la cathédrale, ou l’Alcazar ou bien la manufacture des tabacs, ou le musée, ou la bibliothèque, ou la tête de Pierre-le-Cruel, etc., et, dans sa volubilité, il énumérait toutes les curiosités de Séville.

— Rien de tout cela, lui dis-je. J’ai vu partout des châteaux, des manufactures et des bibliothèques ; j’ai visité deux cents musées et cinq cents cathédrales. Comment vous nommez-vous ?

— Bailly. — Eh bien ! monsieur Bailly, je désire voir en premier lieu les danseuses de Séville. Je veux voir danser la cachucha, la jota la gitana, le fandango, la lole et le jaleo. Si vous pouvez me montrer ces choses, je suis votre homme ; sinon, non.

Bueno ! bueno ! s’écrièrent joyeusement les fumeurs de cigarettes qui m’entouraient, et sur-le-champ j’acquis dans l’hôtel une grande considération. En effet, c’est un plaisir de satrape que je commandais là, un des plaisirs les plus chers qu’on puisse se procurer en Espagne, où je ne sache pas qu’il y ait une seule chose à bon compte. En outre, c’est une galanterie, car on m’apprit que je ne pouvais voir des danseuses sans donner un bal, et qu’à ce bal je pouvais inviter qui bon me semblerait. Je compris que, dans ma précipitation, je m’étais enferré, mais j’étais trop avancé pour reculer, et je commençai par prier toutes les personnes présentes à cette fête improvisée. Les jeunes gens acceptèrent avec joie ; quelques jeunes femmes sourirent sans répondre, comme si elles n’osaient pas dire qu’elles mouraient d’envie d’en faire autant, et enfin deux duègnes, et notamment ma compagne de route, qui n’avait pas quitté son perroquet vert, déclarèrent en grommelant que c’était une abomination, que tous les Français étaient des mauvais sujets, qui venaient corrompre les mœurs en Espagne. Je fus très surpris de ces réflexions. Je ne me croyais pas capable d’importer à Séville des habitudes immorales ; l’Andalousie avait une réputation toute faite, et je ne le cachai point à la vieille. Qui donc avait inventé la cachucha ? Était-ce une danse nationale française ? Fallait-il venir à Séville pour voir danser des contredanses ? Je me fâchai et plantai là cette duègne ; j’ignorais que la société andalouse feint de condamner comme abominables les castagnettes et les danseuses en basquine ; elle ne tolère que sous toutes réserves les courses de taureaux ; elle trouve démocratiques et communs ces plaisirs nationaux, elle voudrait nier leur existence. Elle serait la plus heureuse du monde, si elle pouvait faire accroire aux étrangers que l’Espagne, loin d’avoir gardé son caractère particulier, sa physionomie primitive, s’est, au contraire, fort civilisée, et qu’elle a changé en une raideur tout-à-fait britannique son laisser-aller des anciens jours. Si vous voulez plaire dans un certain monde de la Péninsule, il faut dire que l’Espagne est un pays éminemment industriel, où les chemins de fer feront bientôt fureur, où le gouvernement constitutionnel a tout métamorphosé. Il va sans dire que le peuple s’inquiète peu de ces prétentions bourgeoises, et que l’aristocratie qui, par tout pays, se rapproche beaucoup plus du peuple que la classe intermédiaire, ne se gêne pas pour aller applaudir avec lui les toreros et les danseuses. Les grandes dames ne manquent pas une occasion de revêtir la basquina, et les jeunes gens de haut parage portent volontiers, en toute occasion le costume de majo. Ils prennent même des leçons de tauromachie ; ils luttent de leur mieux pour conserver à leur pays ses poétiques coutumes, en dépit du bon goût de la bourgeoisie, Il va sans dire que je prends ce mot dans une acception exclusivement artistique, sachant à merveille qu’un noble peut être fort bourgeois et un bourgeois fort noble. Quant à ma duègne, elle représentait assez bien pour l’Espagne cette famille que l’on retrouve partout, et qui se distingue en tous lieux par la fausse dignité de ses manières. À Séville, elle blâmait les danse nationales et condamnait les jeux du cirque ; à Paris, elle eût, par élégance, mangé sans ôter ses gants, parlé en grasseyant, et raillé en toutes circonstances le séjour des provinces ou les plaisirs de la campagne.

III.

Vers neuf heures du soir, Bailly, qui avait pris fort au sérieux ses fonctions de maître des cérémonies, vint nous prévenir gravement que le ballet était prêt et qu’on n’attendait plus que nous. Il nous conduisit dans une maison voisine. La cour intérieure, suffisamment garnie de fleurs, était illuminée à giorno. Chaque oranger portait des luminaires au lieu de fruits, chaque laurier était chargé de verres de couleurs en guise de pétales roses. L’assistance était nombreuse. Au balcon supérieur, plusieurs señoras soigneusement voilées, se dérobant sous leurs mantilles, mystérieuses comme des dominos, attendaient en silence l’heure de jour d’un plaisir défendu. Au-dessus du patio, des fleurs, des lumières, des balcons, des mantilles, s’étendait, comme une sombre tenture brodée de perles, un pan du ciel semé d’étoiles. À notre entrée, l’orchestre, qui se composait d’un violon, d’une guitare et d’un chanteur, donna le signal, et quatre danseuses, en costume de majas, jupe courte pailletée d’or, bas de soie, souliers jaunes, une fleur de grenadier sur la tempe, bondirent dans le patio en compagnie de quatre Andalous en culottes de soie, au bruit retentissant des castagnettes. La cachucha, qu’ils exécutèrent très vivement, me rappela, sans la dépasser, la danse à laquelle la Dolores Serral a initié, il y a quelques années, les spectateurs des Variétés ; mais ce n’était là qu’une préface. Un silence se fit, et une des danseuses s’avança seule, d’un pas lent, au milieu du patio. Elle se nommait Carmen. C’était une fille de seize ans,

Pâle comme un beau soir d’automne,


mince et souple, avec de longs yeux noirs pleins à la fois de mollesse et d’ardeur, s’il est permis d’unir ces deux mots, qui semblent incompatibles, pour décrire ce regard espagnol, éclatant et voilé, où la tristesse le dispute à la passion et la provocation à la langueur. Elle était vêtue d’une jupe rouge ; ses bras, qui avaient encore le contour un peu maigre de la jeunesse, étaient cependant pleins de grace. Je n’ajouterai pas qu’elle avait une jambe faite au tour, car cette expression, quoique fort employée, est une des plus bêtes que notre langue comporte ; elle appartient au langage des gens dont je parlais tout à l’heure. Qu’est-ce donc qu’une jambe faite au tour ? C’est un balustre. Vous figurez-vous une jambe ainsi modelée, avec un mollet par devant et par derrière ? Je me bornerai à dire que Carmen avait la jambe belle, et qu’en somme elle était très jolie, des pieds à la tête. Arrivée au milieu de la salle, elle éleva lentement ses deux bras et fit claquer ses castagnettes. La musique aussitôt commença un de ces airs lents et simples dont la phrase unique se reproduit sans cesse, semblable à ces ritournelles monotones, pleines de je ne sais quelle grace naïve, qui furent sans doute les chants des premiers âges, et qu’adorent encore les peuples primitifs de l’Orient. Carmen, presque immobile, commença un de ces voluptueux monologues qui rappellent la danse des bayadères et des almées. Dans tout l’Orient, depuis Madras jusqu’au Caire et jusqu’à Séville, la danse parle le même langage et exprime par des signes presque semblables les mêmes sentimens. Il est de toute évidence que l’Andalousie est orientale par ses danses encore plus que par son costume. Carmen, pour peu qu’elle eût couvert de sequins d’or son front pâle et entouré d’une simple gaze sa taille flexible, eût été par ses poses, ses yeux, ses ondulations, une almée en Égypte et une bayadère dans l’Inde. L’imagination, qui ne se fait faute de traduire, en les enflammant ces muettes pantomimes, trouvait aisément, dans la physionomie seule de Carmen, des réminiscences asiatiques. Rêveries dans le désert, rencontres sous l’ombrage d’une oasis, amours sous la tente, provocations et résistances, on y pouvait deviner tout cela et mille autres choses encore. Pourquoi non ? pourquoi la danse, qui a été de tout temps, ainsi que la musique, un des langages dont le sentiment dispose, n’exprimerait-elle pas à son tour la pensée qui l’inspire ? La musique a bien osé décrire le lever du soleil, la marche des caravanes, et même la découverte du Nouveau-Monde.

La jolie danseuse paraissait d’ailleurs s’embraser elle-même au feu du poème dont elle exécutait devant nous les stances variées. Son regard s’animait ; sa taille s’assouplissait en se cambrant ; son teint, tout à l’heure si pâle, s’empourprait ; bientôt l’œil en feu, les narines ouvertes, aspirant l’air et comme cherchant autour d’elle, elle frappa de son petit pied de satin des appels amoureux ; ses castagnettes roulaient dans ses mains avec frénésie ; enfin, le bien-aimé n’arrivant pas, elle vint droit sur moi, me lança un regard enivré qui m’étourdit, et, d’un air de sultane, me jeta son mouchoir. Aussitôt un roulement général de castagnettes retentit sur tous les bancs, dans toutes les mains, et les spectateurs ravis crièrent : salero ! salero[5] ! Mon rôle de pacha m’embarrassait un peu. Carmen continuait de pivoter sur place en face de moi, comme pour mieux montrer la perfection de ses formes ; puis elle s’avançait séduisante comme une fée et s’éloignait brusquement, comme pour condamner le spectateur au supplice de Tantale. Elle semblait transfigurée : des étincelles électriques jaillissaient de ses longs yeux noirs, et lorsque, vaincue, désarmée, elle mit un genou à terre comme pour se rendre à discrétion elle eût ravi le plus vieux sultan ; mais aussitôt la musique cessa : Carmen se releva légèrement, ses doigts se fermèrent, ses regards s’éteignirent, sa pâleur reparut, et elle alla s’asseoir toute calme, toute pudibonde, à côté de sa mère, sur les genoux de sa sœur. La bacchante avait disparu, et Carmen n’était plus qu’une pauvre ouvrière de la manufacture des tabacs. Il est merveilleux d’observer, combien la physionomie humaine se prête aisément, dans sa mobilité, à toutes les transformations que l’art du mime lui commande. Je n’oublierai jamais qu’un soir, dans un salon, j’étais assis auprès de Mlle Rachel ; je venais de lui parler. Tout à coup, en me retournant, je vis son visage tellement décomposé, que, pouvant à peine le reconnaître, je fus comme effrayé. On avait prié la tragédienne de dire des vers de Phèdre, et elle avait pris la physionomie de ce rôle en une seconde, au point d’être méconnaissable. Carmen, quoique moins habile, savait quelque chose de cet art, et ce talent était d’autant plus frappant en elle qu’il était moins attendu. Voudrez-vous croire maintenant que ces jeunes filles de Séville qui dansent devant vous, pour quelques douros, la lole, la gitana et autres pas aussi abandonnés, sont des vertus à seize quartiers qui résistent aux offres les plus séduisantes ? Rien n’est plus vrai pourtant : les exemples abondent, et cette anomalie n’est pas un des traits les moins curieux du caractère féminin en Espagne. Au moment même où je parcourais l’Andalousie, la plus célèbre danseuse de Séville se trouvait malheureusement en Angleterre. Un capitaine de la marine anglaise s’était si bien épris de sa beauté, qu’après avoir inutilement déposé des monceaux d’or sa ses pieds, il lui avait offert son nom avec sa main. La jeune fille, accompagnée de sa mère, avait enfin consenti à le suivre à Londres ; mais là un obstacle invincible s’était élevé : la danseuse de la catholique Espagne refusait d’épouser un protestant, et je ne sais ce qui en est advenu. Je me bornai, quant à moi, à rendre, avec un complet désintéressement, le mouchoir de Carmen. Les boléros, les fandangos se prolongèrent jusqu’à une heure avancée de la nuit, et je me dirigeai, fort satisfait, vers la fonda de la Union.

Je dus, pour arriver à la fonda, traverser la petite promenade qu’on nomme la Alameda del Duque. Cette promenade, plantée d’acacias, devient, à onze heures du soir, le rendez-vous de tous les fumeurs de cigarettes et de toutes les señoras qui éprouvent, à l’heure de la fraîcheur, le besoin de respirer en plein air et de quitter le patio où elles ont passé silencieusement tout le jour. La foule était épaisse ce soir-là ; les mantilles noires et blanches se croisaient par centaines, et je dois rendre aux Sévillanes cette justice, que pas un seul chapeau ne se mêlait à leurs élégantes coiffures. Le seul reproche qui doive être adressé aux femmes de Séville, c’est qu’elles renoncent au noir, et que les robes de satin uni sont trop souvent remplacées par des jupons à ramages qui sont de véritab1es contre-sens. Et maintenant, comment oserai-je vous décrire ces promeneuses elles-mêmes ? Pour rester vrai, je suis forcé de lutter contre l’enthousiasme traditionnel que les beautés de Séville ont inspiré à tous les voyageurs. Ce que je tente est dangereux ; mais je me risque et je déclare que les promeneuses de la Alameda del Duque me parurent médiocrement jolies. Je ne sais pourquoi l’on se figure en général que toutes les Espagnoles sont coulées dans le même moule ; il n’est pas de pays au monde où le type de la beauté change plus souvent. Quand on arrivé à Madrid, on est d’abord surpris du teint fortement basané de presque toutes les femmes que l’on rencontre ; on trouve aux Antilles une infinité de filles de couleur qui sont beaucoup moins foncés. Américaines par le teint, les Madrilègnes sont Africaines par le renard et par la coupe du visage. Un front charmant, des yeux superbes, des dents éclatantes, ce devrait être assez pour composer une belle figure, et pourtant les belles figures sont assez rares à Madrid. On me pardonnera cette assertion peu galante, qui n’est pas contestée. Les mentons, à Madrid, se prolongent indéfiniment ; quelquefois aussi les lèvres sont épaisses, proéminentes, ou bien les yeux sont percés trop bas. À Séville, au contraire, les femmes sont en général grandes, souvent blondes, quelquefois très blanches et ordinairement trop maigres. Je ne sais rien de plus piquant que deux yeux andalous, noirs et dévorans, frangés de longs cils bruns, qui semblent tout dépaysés dans un de ces visages blancs et roses, et qui mêlent une sorte d’énergie arabe à la douceur germanique d’une physionomie de Sévillane. Aussi une belle Sévillane est-elle la plus belle des femmes ; mais la beauté parfaite est rare à Séville comme partout ailleurs. Les dames de Cadix sont au contraire petites, brunes, piquantes ; elles se distinguent par leur animation et leur vive allure. Les beautés de Valence, blanches avec des yeux bleus, un teint mat des contours plus arrondis, semblent indolentes comme des créoles. Il est donc, comme je le disais, difficile d’expliquer pourquoi l’on confond en un seul type la beauté espagnole qui varie dans chaque province, presque dans chaque ville. Il faut, je pense, attribuer cette confusion au costume qui est partout le même ou à peu près, et surtout à la mantille, qui donne à toutes les tournures espagnoles une grace exceptionnelle, une desinvoltura toute particulière. Il faut qu’une femme soit bien abominable pour qu’elle n’emprunte aucun charme à cette adorable coiffure, et croyez qu’une Française doit être mille fois jolie pour résister à la laideur de ce cornet de carton qu’elle pose sur sa tête et qu’on nomme un chapeau. J’ai souvent défendu les Parisiennes que je trouve, pour mon compte, les plus charmantes femmes d’Europe, et je suis bien aise d’émettre, à propos de Séville, l’opinion suivante : c’est que s’il arrivait que les élégantes de Paris empruntassent un soir aux Sévillanes leurs mantilles, leur prêtassent en échange leurs chapeaux empanachés, et que l’on réunît ensuite ces deux armées dans le jardin des Tuileries, la victoire serait au moins fort disputée. Si l’on tente jamais l’expérience, je réclame la priorité de l’idée et je demande à être juge du camp. Je veux aussi parler des pieds, bien que cela soit fort difficile ; car qu’est-ce qu’un joli pied ? Un Chinois vous répondra : C’est un pied rond, aussi pareil que possible au sabot d’un cheval, ou à un pied de console ; un Français au contraire, prétendra que c’est un pied étroit et cambré ; un Espagnol, que c’est un pied court, au risque même d’être un peu rond. Les Sévillanes ont en effet, à cet égard, le goût plus chinois que français et, tout en se moquant de tous les pieds européens sur lesquels les femmes, disent-elles, peuvent aisément dormir debout, elles ont soin de porter des chaussures tellement courtes, que leurs pieds, resserrés par le bout, s’élargissent et prennent la forme, si j’ose parler ainsi, d’une très petite limande, mais enfin d’une limande. Les Françaises comprimant au contraire les deux côtés du pied, l’allongent pour le rendre plus étroit, le chaussent d’une sorte de gaîne et se font à leur tour un pied de convention qui, le genre admis, est assurément fort gracieux, mais qui n’a aucun rapport avec ce que le Créateur avait imaginé. Où a-t-on raison ? Est-ce à Pékin, à Séville ou à Paris ? La question est difficile à résoudre : je la laisserai pendante, ne voulant me faire de mauvaises affaires avec personne, et je m’en tirerai par un faux-fuyant. Ici, comme ailleurs, c’est l’antiquité qui seule n’a pas tort, et je voterais volontiers pour les pieds naturels que modelait Phidias et pour les sandales d’Athènes.

Mais ce qui est charmant en Andalousie, je veux revenir et insister sur ce point, c’est le trato. Le trato, ce n’est pas précisément l’hospitalité, c’est l’accueil, la manière de se recevoir, de se traiter, car il a fallu inventer un mot pour désigner ce genre de politesse affectueuse, intime, qui n’a pas de nom en France, et pour cause. Entre le code de civilité de Paris et celui de Séville, il y a toute la différence de la simplicité à la rouerie, de la bonhomie à la ruse. En France, la politesse est un art, un raffinement ; elle est toute naturelle, toute primitive en Espagne. Ici elle est dans l’éducation, et là dans le caractère. Céder à toute femme dans la rue sa place sur le trottoir, au cirque sa place à l’ombre, lui offrir au café, si elle est assise auprès de vous, la glace qu’on vous sert, c’est une habitude de politesse élémentaire à laquelle, en Andalousie, le plus grand seigneur ne manque jamais vis-à-vis même de la plus humble manola, et le plus pauvre hère envers la plus élégante dame ; mais cela n’est point le trato. Le trato, c’est, pour ainsi dire, la politesse du cœur, c’est-à-dire une politesse qui va presque jusqu’au dévouement, et que ne constitue en rien cet échange de saluts, de coups de chapeaux et de phrases banales qui suffit chez nous aux hommes bien élevés. L’accueil qui m’avait été fait un soir dans le patio d’Ecija vous indiquera peut-être mieux que mes définitions la nuance que je voudrais saisir. Cherchons d’autres exemples. Vous êtes, je suppose, à la promenade, à la Alameda del Duque : une femme est assise auprès de vous ; si vous avez dans la tête une idée ou le désir de la connaître, vous lui adressez tout simplement la parole ; elle vous répond sans embarras, la conversation s’engage. Quoique très ignorantes en général, les femmes, en Espagne, ont un tact merveilleux ; elles flairent à une lieue les intrigans et les mauvais plaisans. Si votre interlocutrice juge que vous êtes un homme de bonne façon, un caballero bien élevé, une heure ne s’est pas écoulée qu’elle vous invite à venir chez elle, et elle met, selon l’expression espagnole, sa maison à votre disposition. Si pareille proposition vous était faite à Paris, vous sauriez ce que cela veut dire ; il faudrait se garder à Séville, sous peine d’être aplati le plus fièrement du monde, de toute interprétation de ce genre. Malheureusement nos compatriotes, qui ont l’habitude de se croire fort agréables, ne se font guère faute de pareilles balourdises. En Espagne, l’amour est une chose sérieuse ; une Andalouse ne s’amourache pas à la volée d’un étranger qu’elle ne connaît point ; elle laisse ces façons à la pudique Allemagne. En vous ouvrant sa maison, elle est affable sans arrière-pensée, elle exerce l’hospitalité antique, elle suit le conseil de cette amabilité primitive, sans méfiance et sans recherche, que les intrigans et les parasites ont tuée dans tous les autres pays d’Europe. Vous pouvez accepter son invitation sans façon ; vous serez reçu cordialement, présenté au mari, qui vous accueillera de même, aux amis que vous trouverez complaisans, dévoués en toute occasion, et jamais obséquieux. Vous serez admis, sans autre présentation, dans l’intimité du patio ; vous y pourrez venir à toute heure ; on vous grondera bientôt, si vous n’y passez au moins une bonne partie de la journée ; chacun vous nommera, don Fernando ou don Alejo, suivant que vous vous appelez Fernand ou Alexis. Le soir, vous accompagnerez à la promenade ou au théâtre les dames de la maison ; en un mot, vous ferez partie de la famille, mais vous n’y mangerez pas. Les Espagnols ne sont pas riches ; ils vivent sobrement ; ils savent que l’huile rance n’est pas du goût de tout le monde ; ils craignent de mal vous traiter, et vous ne sauriez faire rien de plus aimable que de refuser chaque jour le dîner qui vous sera chaque soir offert. Avec du temps et des soins, vous serez même admis à faire votre cour à la fille de la maison ; si elle vous agrée, vous deviendrez son novio, c’est-à-dire son fiancé, beaucoup plus que son amant. Ce rôle vous donnera droit à quelques privautés légères ; vous serez son cavaliere servente, vous porterez son châle à la promenade, vous ferez ses commissions dans la ville, vous baiserez sa main, son front peut-être ou même ses joues ; vous passerez le jour entier auprès d’elle, vous viendrez la nuit causer encore à sa croisée, dont les grilles et les jalousies serviront de chaperons à ces périlleux tête-à-tête ; mais vous vous en tiendrez là, sous peine, je le répète, d’être remis à votre place de la façon la plus absolue et avec une inconcevable autorité. Le mariage est le point de mire des Andalouses ; elles savent si merveilleusement concilier les exigences du but avec la difficulté des moyens, qu’elles en remontreraient aux Anglaises sur ce point. Quant aux hommes, quels qu’ils soient et qui que vous soyez, ils vous traiteront sur le pied d’une égalité parfaite, avec une familiarité qui n’est jamais impertinente et jamais servile. Ils ont un sentiment profond de la dignité humaine : le plus pauvre diable prendra place sans scrupule à côté du plus grand seigneur, lui offrira indifféremment ou lui empruntera un cigare, et sans se prévaloir, sans s’humilier, il aura toujours l’air d’être pénétré de la fameuse maxime espagnole : « Nous sommes tous seigneurs dans ce pays. » Aussi ce peuple s’inquiète-t-il peu des libertés politiques ; il ne demande point à écrire fastueusement sur son étendard ce grand mot aussi vide que sublime égalité ! Il sait à merveille, il sent, il croit que tous les hommes sont égaux devant Dieu, et ce sentiment, qui le relève à ses propres yeux, est placé assez haut dans son cœur pour qu’il lui soit parfaitement inutile de le lire écrit sur toutes les pierres, sur toutes les planches, à tous les carrefours. On n’écrit si souvent que ce qu’on n’est pas sûr de retenir. Les grandes vérités se proclament d’elles-mêmes, et je me méfie du sens que l’on veut donner à celles qu’on ressasse à tout propos.

J’ai promis de ne pas être pédant aujourd’hui, et il faut m’en savoir gré, car, à propos de la cathédrale de Séville, la plus magnifique église que je connaisse, j’avais une belle occasion de faire un chapitre d’archéologie. Rien ne m’empêchait de vous décrire dans leurs moindres contours ces grilles de fer, chefs-d’œuvre du genre, de vous raconter ces mille et un panneaux de bois de cèdre si merveilleusement fouillés, que le moindre a dû coûter à un sculpteur amoureux de son art le travail de toute sa vie, et ces nervures de pierre qui s’élancent, dans les airs avec une hardiesse qui donne le vertige, et ce demi-jour mystérieux et triste qui règne dans cette nef immense, et ces notes égarées, ces soupirs qui s’échappent de l’orgue et vont se perdant sous les voûtes, ces rares fidèles errant sous les arceaux, et çà et là, cachées dans l’ombre d’un pilier de pierre, de pauvres femmes en deuil, veuves de quelques officiers carlistes fusillés, qui vous demandent l’aumône en rougissant. Je pouvais me donner le plaisir de chicaner M. de Custine, qui croit avoir découvert dans cette cathédrale le tombeau de Christophe Colomb, dont les os ont été oubliés à Cuba ; c’est sur la tombe de son fis qu’on lit à Séville cette devise si belle et si simple :

A castilla y a Leon
Nuevo mondo diò Colon[6].

Presque tous ces hommes qui sont apparus pour accomplir dans ce monde les métamorphoses que la Providence avait préparées ne sont-ils pas morts dans l’exil ? Mais je m’arrête, et sans plus philosopher, sans même vous décrire les mille jeunes filles, légèrement vêtues, qu’on peut voir travailler à la manufacture des tabacs, je vous mène droit au Rapido, le bateau à vapeur du Guadalquivir.

Guadalquivir ! comme ce nom est harmonieux ! On a beau nier l’euphonie, ne pas se rendre compte de la musique des mots, du charme de certaines consonnances : il y a des noms qui exhalent une poésie toute particulière. Un certain agencement de syllabes qui plaît à l’oreille leur donne sur notre imagination une influence inexplicable. Il y a certains noms de rivières, tels que Guadalquivir, Eurotas, qui renferment plus d’enchantement que ces rivières n’en comportent, et si je n’en dis pas autant de certains noms de femmes, c’est de la pure galanterie. Si n’était son nom charmant, le Guadalquivir ne serait pas plus célèbre que la Rille en Normandie ou quelque petit bras du Rhône dans la Camargue ; qu’est-ce en effet que le Guadalquivir ? Une rivière bourbeuse, large à peine comme l’Yonne à Montereau ; ses rives sont plates, jaunes, monotones, marécageuses ; des troupeaux de vaches errent tristement dans ces steppes qui rappellent, moins la grandeur les bords valaques ou bulgares, du Bas-Danube. Mais ce nom de Guadalquivir l’a sauvée, et j’aurai beau dire ; et tous les voyageurs consciencieux auront beau répéter que cette rivière est un abominable canal, triste et jaune : le Guadalquivir restera dans l’imagination de tous un fleuve poétique et charmant. Guadalquivir ! rien qu’à prononcer ce nom, on croit voir passer des gondoles.


IV.

Je ne vis rien de pareil cependant. Le Rapido nous entraîna entre ses deux rives monotones qui allaient toujours s’élargissant ; bientôt la rivière, envahie par la mer, devint un large fleuve ; puis l’océan s’ouvrit devant nous, et Cadix nous appartit comme un îlot d’ivoire posé sur cette grande nappe bleue. Cadix, à mon avis, n’est pas une ville espagnole, et cependant Cadix, qui est le paradis des marins et qui est la ville la plus visitée de la Péninsule, a fait la réputation de l’Espagne. On a beau dire, les voyageurs ressemblent tous un peu à ce monsieur qui, rencontrant sur sa route une femme rousse, écrivait : « Dans ce pays-ci, toutes les femmes sont rousses. » Comme on ne peut pas tout voir en voyageant et qu’au retour il faut cependant tout raconter, on prend volontiers la partie pour le tout, et l’on juge de l’ensemble par un détail. Un marin, par exemple, relâché à Cadix ; à peine débarqué, il rencontre à la promenade une société de femmes, Il est vrai, très jolies, mais composées tout exprès pour faire fête aux états-majors des navires ; trois jours durant, il s’ébat joyeusement en compagnie de ces pétillantes Espagnoles qui gardent toujours, quelles qu’elles soient, une sorte de dignité féminine et de désintéressement fort singuliers, Puis le navire met à la voile, et le marin enchanté, croyant avoir compris les mœurs péninsulaires, part en criant : « Vive l’Espagne ! vivent les Andalouses ! » Il n’a rien vu cependant de véritablement espagnol ; Cadix n’a point le caractère du pays ; c’est une ville modifiée successivement, et dans tous les sens, par le frottement des étrangers ; les mœurs y sont cosmopolites, la population n’a d’espagnol que le costume ; la ville elle-même, si blanche, si propre, si régulière, n’a point l’aspect caractéristique des villes andalouses. Les ports de mer gardent bien rarement la couleur locale, et, sous les mêmes latitudes, tous se ressemblent. Hors la position de la ville, on pourrait, sans trop d’exagération, comparer Cadix à Gênes, Barcelone à Livourne et Malaga à Messine. C’est partout le même mouvement, la même existence et la même population. Pour ne pas mécontenter la marine française, je conviendrai cependant que les femmes de Cadix doivent faire donner la préférence à cette dernière ville : elles sont charmantes ; il n’est pas nécessaire d’avoir traversé l’Atlantique et rêvé sur le banc de quart, pendant une longue traversée, pour subir leur séduction. J’ai vu, pour mon compte, beaucoup plus de jolies figures à Cadix qu’à Séville, et je suis tenté de croire qu’en aucun lieu d’Europe le diapason de la beauté n’est aussi élevé. Ceci demande une explication. Il est extrêmement difficile de prononcer à l’égard de la beauté des femmes de tout un pays un jugement sans appel, car c’est la comparaison qui permet d’apprécier, et il faut toujours un point de repère. Or, ce point de comparaison qui vous sert ordinairement de niveau se déplace quand vous quittez les lieux où vous vivez ; il s’abaisse ou se hausse à votre insu, et vos appréciations, quoique sincères toujours, peuvent être souvent mensongères. D’où vient qu’une femme qui vous semblait très belle en province vous paraît très médiocre à Paris ? C’est que les points de comparaison ont changé ; la femme est la même, c’est vous qui voyez autrement. J’ai observé que des Anglaises que je trouvais admirables à Paris étaient moins remarquables à Londres : d’où je conclus à regret que le diapason de la beauté, car je ne trouve pas de mot plus expressif, est plus élevé en Angleterre, et il est malheureusement certain que des Andalouses d’une beauté très ordinaire à Cadix ont à Paris un éclat tout particulier ; vous en tirerez la conclusion qu’il vous plaira, car il me déplaît d’être forcément amené par mes propres observations à constater le contraire de ce que j’ai dit.

Je reviens à la ville, et je commence par faire la déclaration que voici : c’est que les voyageurs ont généralement le tort d’être des narrateurs trop fidèles. On leur adresse ordinairement le reproche contraire : on se trompe. Que les voyageurs mentent, je n’en disconviens pas ; mais pourquoi mentent-ils ? Parce qu’ils veulent rendre un compte trop exact de leur itinéraire, ville par ville, jour par jour ; parce qu’on les force à le faire, sous peine de mettre en doute leur voyage. Or, comme dans la course la plus accidentée, la plus aventureuse même, il y a toujours des lacunes, des heures d’ennui, des jours sans intérêt, il faut absolument inventer pour remplir ces vides, à moins toutefois qu’on n’ait le courage de les déclarer tels. C’est ce parti que je veux prendre. Cadix est une ville très jolie, très blanche, où l’on vit à merveille ; mais Cadix n’est point une ville curieuse, elle offre peu de prise à la description, et je ne vois pas en vérité ce que vous gagneriez à me faire raconter que j’y prenais un bain de mer tous les matins, et que tous les soirs j’allais à l’Alameda, exposer mon cœur aux plus meurtrières œillades. Cette Alameda de Cadix, sans plus parler des yeux noirs, des mantilles et des petits pieds de satin qu’on y voit tous les soirs, est, il faut pourtant le dire, une des promenades les plus merveilleuses qui existent, et, hors la Chiaja de Naples qu’elle rappelle, je ne sache rien en Europe qui puisse lui être opposé. C’est une large et belle esplanade, qui domine, comme un bastion, une des plus admirables rades qui soient au monde. Au-delà de cette mer bleue comme un lac d’indigo, le soleil dore au loin la côte d’Andalousie depuis San-Lucar jusqu’à Puerto-Santa-Maria, On aperçoit, au premier plan, étinceler ces blanches villes, qui sont à Cadix ce que Sorrente et Castellamare sont à Naples, et, dans le fond, dans un lointain dont les fines teintes vont se confondant de plus en plus avec l’éther, on voit se dessiner sur le ciel les montagnes de Chiclana et les coteaux de Jerez. Après une journée de soleil, de chaleur étouffante, quand la brise du soir se lève, que la mer murmure, que la fraîcheur renaît, que les étoiles s’allument, que les mantilles accourent ; quand tout ce qu’on voit, ce qu’on entend, ce qu’on respire semble se mettre en harmonie avec le bien-être qu’on éprouve, la promenade de Cadix réalise un de ces rêves dorés qu’on voit danser dans la fumée de son cigare. Quand on a tout à la fois vingt ans, une grande tranquillité d’esprit et une imagination suffisante. Cela dit, je crois pouvoir me dispenser de vous conter mes aventures à Cadix, qui n’ont rien d’héroïque, ni mes promenades à Jerèz au milieu des tonneaux, ou à l’arsenal détruit de San-Fernando, au milieu des débris de l’ancienne marine espagnole. Cela vous apprendrait tout au plus que le vin de Pacaret et le vin de Jerèz ont la même origine, qu’ils ne diffèrent que par la façon, et que l’Espagne maritime est déchue de son antique splendeur : toutes choses dont vous vous doutez peut-être ; j’aime bien mieux vous conduire a Gibraltar.

J’ai pour les marins espagnols, dont les ancêtres ont découvert le Nouveau-Monde, un respect convenable, mais je doutai de leur habileté le soir où je quittai Cadix. Notre navire avait levé l’ancre à l’entrée de la nuit, et nous n’étions pas au milieu de la rade que le timonier nous conduisit droit sur un écueil, où la brise fraîchissante, après nous avoir fait talonner avec furie, nous échoua piteusement, à la grande terreur des promeneurs de l’Alameda, rassemblés à cette heure. On s’attendait à nous voir naufrager ; les femmes criaient, les passagers voulaient se jeter à la mer, le capitaine, blasphémait, les matelots couraient de tous côté sans s’entendre ; on mettait des canots à la mer, on s’y entassait. Bien convaincu que tout ce mouvement était inutile et que le pire qui put m’arriver serait en définitive de faire un quart de mille à la nage, j’observai flegmatiquement les effets différens de la peur sur des physionomies diverses. J’eus ainsi le spectacle d’un naufrage sans en avoir les inconvéniens, car la marée nous remit à flot une heure après, et nous reprîmes notre route. Familiarisé depuis long-temps avec les scènes nautiques, je gagnai la cabine. Vers le milieu de la nuit, je fus réveillé par des soubresauts terribles : le navire tanguait affreusement ; je faisais avec mon lit des plongeons, incroyables, et force me fut d’arc-bouter mes pieds pour n’être pas jeté hors du cadre. Quand je remontai sur le pont au lever du soleil, nous étions dans le détroit, entre Tanger et Tarifa, et je pris gravement mon chocolat à la santé de la côte d’Afrique, la troisième partie du monde qu’il m’était donné de contempler.

Le détroit de Gibraltar paraît fort peu large : on dirait un grand fleuve. Du milieu de ce canal, j’apercevais très distinctement les deux rives, qui sont à peu près semblables : fort montueuses l’une et l’autre, bleuâtres toutes les deux. À ma gauche, je voyais les maisons blanches de Tarifa ; à droite, les rochers africains, et devant moi le château qui domine Ceuta. Le ciel était grisâtre, vaporeux, la matinée très fraîche, la mer houleuse. À l’avant enfin, Gibraltar m’apparut. Je m’attendais à un panorama plus étrange. Cent fois j’avais entendu comparer Gibraltar à un énorme pain de sucre debout sur les flots et présentant de tous côtés une falaise presque verticale. Gibraltar, en effet, est un îlot abrupt, presque entièrement détaché du continent, s’élevant au milieu de la mer ; mais cette montagne escarpée, jaunâtre, assez longue, est bien moins perpendiculaire et à mon avis, moins extraordinaire que le Mont-Saint-Michel, qui peut, au besoin, servir ici de point de comparaison. Ce fut devant Algéciras que mouilla le Gaditano, et nous dûmes faire en canot une traversée d’une heure pour gagner le môle de Gibraltar. Nous n’étions pas au bout de nos peines. Ce môle, resserré entre la mer et les remparts, est large de quelques pieds à peine. Il était brûlant de soleil ; un œuf aurait cuit très aisément sur ce pavé converti en fournaise : aussi n’eus-je rien de plus pressé que de payer mes bateliers, afin de me réfugier dans la ville ; mais, comme je me disposais à franchir la porte voûtée, un factionnaire écossais, avec son poétique costume de highlander, se détacha du mur tout à coup et me barra froidement le passage ; puis un policeman survint, qui me demanda mon permis et ma caution. J’exhibai mon passeport, qui le fit sourire de pitié, bien qu’il fût revêtu du visa du consul anglais de Cadix. J’eus beau déclarer que j’étais un honnête garçon, ne songeant nullement à ravir Gibraltar à la reine Victoria ; qu’il était deux heures et que je n’avais point déjeuné, qu’il faisait sur le môle un soleil à rendre fou l’homme le plus sensé : tout fut inutile, et l’on me déclara que je ne pouvais entrer dans la ville sans un ordre écrit gouverneur, et que cet ordre ne pouvait m’être délivré que sur la demande et en vertu de la caution d’un habitant de Gibraltar, qui répondrait de moi corps pour corps. J’aurais tué ce flegmatique et innocent policeman. Rien n’exaspère plus la vivacité française que le calme imperturbable des Anglais et des Allemands, Je me mis à jurer de la façon la plus ridicule, je m’emportai ; ma fureur s’exhala en invectives : je maudis l’Angleterre et les Anglais, puis enfin, voyant l’indifférence profonde du policeman et du highlander, je me mis à rire. Par bonheur, je connaissais le consul de France, et l’idée me vint de lui écrire, en un mot au crayon, ma situation et ma misère. L’homme de la police se chargea de lui faire parvenir mon billet. Il fallait faire contre mauvaise fortune bon cœur. J’entortillai ma tête dans un mouchoir, je rabattis sur ce turban les bords de mon chapeau, et je m’assis sur ma malle au feu d’un soleil qui me donna l’idée des tortures de Guatimozin. Quand un côté de mon corps fut rôti, je fis un quart de conversion, et au bout d’une heure j’avais fait plusieurs tours de broche, quand reparut enfin mon messager. Il m’annonça gravement (car c’était encore un Anglais) que le consul était absent, qu’il demeurait à sa villa, à Europa, et que d’ailleurs, le dimanche, tous les bureaux étaient fermés. — Et parce que c’est aujourd’hui dimanche, demandai-je au policeman, me laisserez-vous mourir ici de faim et de chaleur ? Il est trois heures ! ajoutai-je en lui présentant ma montre avec désespoir. Il me conseilla paisiblement de retourner à Algéciras, sous peine de passer la nuit sur le petit môle. Retourner à Algéciras était difficile, car mon bateau était parti. J’enjoignis au messager de prendre la piste du consul, de le suivre partout, dans les rues, à Europa, vers sa villa, puisqu’il en avait une, au diable s’il le fallait, et je me couchai dans une raie d’ombre large comme la main, que le rempart projetait à ses pieds. Là, je fis quelques réflexions spécieuses. Lorsqu’il m’était arrivé de passer la frontière de France en compagnie d’Anglais, je les avais vus s’emporter toujours contre les demandes de passeport et les formalités vraiment désagréables de la douane. Ils maugréaient contre la France, contre les obstacles qu’une administration tracassière opposait aux voyageurs ; ils parlaient de l’Angleterre, où l’on n’a point de passeport et presque pas de douaniers. — C’est bon, me disais-je, je saurai désormais leur répondre.

Le consul, qui arriva vers le soir avec toutes les autorisations nécessaires, me trouva étendu, comme un lazzarone, au pied du mur grommelant encore, sommeillant un peu, et cuit aux trois quarts. Il m’apprit que le gouverneur, sir Robert Wilson, rêvait chaque nuit qu’on lui prenait Gibraltar. Enfin J’entrai dans la ville. Gibraltar a la propreté, la monotonie, la régularité et la couleur terne de toutes les villes anglaises. Maisons carrées, croisées carrées, toits plats, rues droites, l’architecture ne varie guère dans les villes britanniques ; de Gibraltar à Douvres, de Folkstone à Malte, le soleil fait toute la différence. Quant au silence qui régnait dans les rues désertes et brûlantes, je ne sais comment le décrire. Des poètes se sont imaginé que le silence existait sur les hautes montagnes ou sur les bords de la mer durant les nuits d’été. Ils se trompaient. On entend du moins le cri de l’aigle sur les hauteurs et le murmure de la brise sur tous les rivages ; ceux qui ont passé un dimanche à Londres savent seuls de quel poids le silence pèse sur un cœur ennuyé. L’imagination elle-même s’arrête, et la pensée se fige au milieu de l’immobilité générale. Eh bien ! figurez-vous les boutiques closes comme à Londres, les volets fermés, et pour complication une chaleur de trente-cinq degrés qui eût retenu au logis l’écolier le plus vif ou le Français le plus sceptique ; vous aurez peut-être une idée du spectacle qui s’offrit à moi. En comparaison de Gibraltar le dimanche, Pompéi est une ville étourdissante.

La petite place sur laquelle est situé le meilleur hôtel de la ville, Club-House, me rappela, je ne sais pourquoi, la place du Mont-d’Or. En face de soi, on voit également une sorte de monument en pierres grises au-dessus duquel s’élève, dans son imposante aridité, le rocher de Gibraltar. La ville est bâtie dans une de ses échancrures. Dominée d’une part, de l’autre elle commande le détroit. Au-delà de la mer bleue qui s’étend sous vos fenêtres, vous apercevez, à peu de distance, tant l’air est transparent, toutes les sinuosités, tous les accidens de la côte africaine. N’est-il pas étrange de voir, par la croisée d’une excellente auberge anglaise, où l’on a réuni tous les raffinemens du comfort et de la civilisation, les montagnes, les rochers, jusqu’aux arbres d’une côte presque inconnue, habitée par des tribus barbares prêtes à égorger le pauvre naufragé qui se risquerait sur leurs rivages ?

Europa, la ville de plaisance des habitans de Gibraltar, est toute semblable à la ville elle-même, sauf qu’elle doit à sa position plus élevée de jouir d’une fraîcheur plus grande et d’une vue plus étendue. C’est là que les négocians, les fonctionnaires civils, et même les officiers de la garnison ont leurs villas. Les Anglais, quelque part qu’ils habitent, séparent toujours leurs affaires de leurs plaisirs ; leur bureau n’a rien de commun avec la maison qu’occupe leur famille ; négocians attentifs le matin, ils deviennent, le soir, à dater d’une certaine heure, des gentlemen sans aucune préoccupation commerciale. À Londres, le banquier que vous avez visité le matin, dans une sombre maison de la Cité, ne ressemble en rien au cavalier élégant que vous y voyez passer à Hyde-Park sur son beau cheval, ou que vous trouvez le soir dans un bel hôtel du West-End. Il en est de même à Gibraltar. Si c’est l’homme d’affaires que vous cherchez, vous le trouverez jusqu’à quatre heures dans la ville ; si c’est à l’homme lui-même que vous voulez parler c’est à la campagne, c’est-à-dire à Europa, qu’il vous recevra. Pour gagner cette prétendue campagne, improvisée dans une fente de rocher, on traverse la promenade, qui est certainement un échantillon fort surprenant de la patience anglaise, je ne sache pas qu’en aucun lieu du monde la fameuse maxime : Labor omnia vincit improbus, ait reçu une plus singulière confirmation. La nature avait établi là un rocher nu, perpendiculaire, brûlant, exposé à tous les vents du désert à tous les orages du ciel ; elle avait eu sa raison sans doute : les Anglais ont taillé le roc, ils l’ont creusé, ils sont allés chercher de la terre en Espagne, peut-être même en Angleterre, et de l’eau je ne sais où ; puis, de ce roc inculte, ils ont fait un jardin qui est, je crois, le plus joli et le plus riant de la Péninsule. Des arbres superbes, des aloës de la plus belle venue, des fleurs de toutes les espèces, de tous les climats, de toutes les couleurs, des kiosques charmans, apparaissent à vos regards surpris. Le tout, à vrai dire, est enserré dans une cuirasse de granit, et ce jardin, rempli de canons, rappelle fort les parterres que les soldats, aux heures de repos, cultivent autour de leurs tentes dans les camps ; mais cette promenade n’en est pas moins un des plus étonnans défis que l’homme ait jamais portés à la nature. Sur un tertre fleuri s’élève une statue de lord Elliot, qui défendit Gibraltar contre M. le comte d’Artois. Lord Elliot tient dans ses mains une grande clé d’or rivée à son bras par une chaîne. C’est la clé de la Méditerranée. Cette statue est détestable : elle semble dire que, si les Anglais ont subjugué la nature, l’art, à son tour, les a vaincus, et qu’il est un autre génie que la patience. La patience est pourtant une belle chose. Même après avoir vu Gibraltar, on a peine à s’imaginer comment les Anglais ont pu faire des jardins fertiles dans tous les trous de cette falaise perpendiculaire et creuser autour de ce mamelon des routes fort belles, très douces, où l’on se promène à cheval, en calèche, où l’on finira par chasser le renard comme dans les prairies du Royaume-Uni.

J’ai fait à cheval l’ascension de la montagne et visité à pied toutes les grottes. L’ancienne caverne, celle de Saint-Michel, est sans contredit la plus belle et la plus facile à voir. Que vous en dirai-je, sinon que c’est une grotte fort grande, dont la voûte est ornée, en guise de pendentifs, de superbes stalactites et dont les parois sont couvertes de dates et de signatures ? Je n’ai jamais regardé sans un profond sentiment de tristesse les murs où les badauds de tous les temps ont cru devoir graver leurs noms inconnus. Les dates qui les accompagnent m’attristent et m’étonnent. Auprès de signatures au crayon, en apparence toutes récentes, on lit parfois des dates vieilles d’un siècle. Ces voyageurs sont morts depuis long-temps, et cette ligne si périssable, que vous tracez vous-même en courant, sera moins éphémère que vous ; on la lira long-temps encore après que vous ne serez plus. La Gruta Nueva, ou de Saint-Martin, découverte il y a quinze ans par un soldat déserteur, qui fut gracié à cause de sa trouvaille, s’ouvre en face de la côte d’Afrique. Il faut avoir le jarret montagnard et l’œil fait aux fascinations des abîmes pour s’y rendre à quatre pattes à travers les rochers, et le trou qu’on aperçoit dédommage peu de tant de fatigues. Mon excursion toutefois, outre la vue magnifique qu’elle me permit d’embrasser, ne fut pas sans profit ; elle me procura le plaisir de voir des singes sauvages, les singes de Gibraltar, dont beaucoup de voyageurs ont nié l’existence. Je déclare, moi, que les singes sont parfaitement naturalisés sur le rocher, car j’en ai compté plus de vingt à quelques pas de moi, et il en existe, dit-on, des centaines. Ceux que j’ai vus et poursuivis étaient grands comme des enfans de huit ans ; ils marchaient debout, les bras croisés, et me jetaient de ces regards humains et tristes qui m’embarrassent, pour ma part, un peu. C’est à peine, si j’ose l’avouer, mais s’il m’était jamais arrivé, comme à beaucoup de voyageurs, de manger un singe, je ne me croirais plus en droit de mal parler des anthropophages. Il y en avait aussi de fort jeunes, gros à peine comme des marmots d’un mois, qui se trémoussaient au soleil. À notre approche, les mères les appelèrent d’une voix grêle, par leurs noms de singes, puis elles les prirent par la main, les conduisant comme des enfans à la promenade, et enfin, nous voyant avancer toujours, elles les chargèrent sur leurs épaules et disparurent derrière les rochers en faisant, les gambades les plus extraordinaires. Ces animaux vivent de dattes, fruits des dattiers nains qui couvrent la cime de la montagne. Quelquefois aussi ils font des descentes dans les jardins d’Europa, dont ils dévorent les figues et les légumes. Il est expressément défendu, à Gibraltar, de tuer ces pauvres bêtes, ce qui n’empêche pas les habitans de leur tendre une sorte de piége à l’aide duquel ils en prennent fort souvent. Ce piége, d’une simplicité risible, fait heureusement douter de l’intelligence de cette, nation, qui ne parle pas, disent les nègres, pour ne point travailler. On vide une grosse citrouille par un trou juste assez grand pour donner passage à une petite pomme qu’on laisse tomber dans l’intérieur. Voilà tout l’appareil. Cette citrouille, on la laisse dans le jardin. Un singe vient, il regarde, il examine, il se balance sur un arbre, se pend à une branche par les pieds, puis par ses mains noires, et, quand il a bien considéré la citrouille, il s’approche, enfonce son bras dans le trou et saisit la pomme. Alors il fait une grimace agréable, un de ces sourires de singe que vous savez, et tire à lui ; mais la pomme, qui est tout juste entrée par le trou calculé sur son diamètre, ne peut sortir quand elle est augmentée de toute l’épaisseur de la main de son ravisseur velu. Le singe s’étonne ; il tire encore, rien ne vient ; il crie, il se fâche, il montre les dents, il plisse sa face, il tire de nouveau, tout est inutile. Malgré son singulier instinct, il ne songe pas à lâcher la pomme. Un singe n’ouvre jamais la main quand il tient quelque chose, et ce sentiment est fort humain. Bref, le lendemain, on trouve le pauvre animal se débattant en vain au près de la lourde courge sans chercher à se dégager en se dessaisissant de sa proie.

On dit que deux variétés de singes habitent dans la montagne deux pics différens, et qu’ils se livrent quelquefois de sanglans combats. Je ne l’ai pas vu. Ce qui paraît tout-à-fait certain, c’est que ces animaux s’enterrent les uns les autres fort décemment, comme des humains un peu civilisés. On n’a jamais vu de squelettes de singes dans la montagne, tandis que la grotte Martyn était non point un ossuaire, mais un cimetière très complet.

Sur le point culminant du rocher, on a établi une tour de signaux (signal house) d’où la vue est admirable. On domine d’un côté les montagnes de Malaga, de l’autre celles de l’Andalousie méridionale. Devant vous, au-delà du détroit, s’étend l’Afrique, depuis Ceuta jusqu’à Tanger, dont on voit distinctement les maisons, et l’on est debout entre ces deux mondes. Je ne connais qu’un seul panorama qui puisse servir ici de point de comparaison, celui qui se déroule sous les yeux du spectateur monté sur la tour de Galata. Les eaux bleues du détroit de Gibraltar forment une sorte de triangle qui rappelle, par sa disposition, celui du Bosphore de Constantinople. Le détroit figure la Propontide, la baie d’Algéciras, la Corne-d’Or ; la Méditerranée est placée comme la mer Noire ; Gibraltar fait face à Algéciras, comme Galata et Pera à Stamboul ; la côte d’Afrique est située comme Scutari. Là, ce sont encore deux mondes en présence ; mais à Constantinople tout semble vert, rose, jeune, riant, tandis qu’à Gibraltar tout ce qui vous entoure est vieux et sombre, grandiose et sévère. O mer bleue ! j’ai suivi toutes tes sinuosités depuis l’embouchure de l’Océan où viennent s’engouffrer en grondant les larmes puissantes de l’Atlantique jusqu’au petit ruisseau des eaux douces d’Europe, au fond de la Corne-d’Or, où tu vas te perdre en murmurant dans une verte prairie, au bruit de la flûte des mélomanes oisifs de Constantinople ; et de tant de courses, quel bien ai-je retiré ?

Je ne vous décrirai pas les fameuses batteries couvertes, creusées, dans le rocher même, qui rendent, dit-on, Gibraltar inexpugnable, par l’excellente raison que je ne les ai point visitées. Sir Robert Wilson[7], gouverneur de Gibraltar aux appointemens de 250,000 francs, car l’Angleterre sait payer ceux qui la servent, voulut bien me recevoir avec une extrême bienveillance. Il me fit les honneurs de sa maison de ville, de son jardin, où je vis en pleine terre des bananiers et des bananes. Il me donna au cottage, sa résidence d’été, un excellent dîner ; mais le lendemain, quand je lui fis demander par le consul de France la permission de visiter les batteries, il refusa tout net, comme s’il eût craint que je renouvelasse l’histoire d’Ulysse et du cheval de bois. On me raconta tout bas que la permission de visiter les excavations était presque toujours refusée depuis qu’un officier français avait eu la malice d’observer que dans ces batteries trop fameuses des canonniers ne pourraient pas faire feu pendant une heure sans être tous asphyxiés. Cette indiscrétion sera toute ma vengeance.


V.

Au point de vue commercial, Gibraltar était, il y a peu de mois encore, un vrai cancer qui dévorait l’Espagne. C’était un véritable entrepôt de contrebande fondé par l’Angleterre et ouvertement protégé par elle. Les mesures énergiques du général Narvaez, l’attitude si digne, si ferme du gouvernement espagnol vis-à-vis de M. Bulwer[8] et de lord Palmerston, auront modifié ce singulier état de choses sans le détruire complètement, j’imagine. Voici ce qui se passait à Gibraltar il y a peu de temps encore. L’Angleterre y expédiait annuellement pour 30 millions au moins de cotonnades, et pour 10 millions à peu près de tabac en feuilles, que la population pauvre du rocher roulait en cigares. Ces cotonnades, ce tabac, je ne parle pas, pour simplifier, des autres arrivages des colonies anglaises, ce total de 40 millions entrait exclusivement par contrebande dans la Péninsule, sauf ce qui pénétrait frauduleusement en Algérie par la frontière du Maroc. Cette contrebande se pratiquait sur toute la côte d’Espagne de la façon la plus bizarre. Les contrebandiers, soudoyés par les négocians anglais, faisaient prix avec les autorités espagnoles, et, moyennant un droit payé en secret, les marchandises entraient paisiblement, à jour fixe, dans le port désigné. Il arrivait par hasard ce jour-là que les douaniers n’étaient pas à leur poste, et que les troupes de la reine se trouvaient hors de la ville. La chose en était à ce point, que l’on a vu un colonel de carabiniers venir en uniforme à Gibraltar pour y traiter avec les négocians. .

Des crises périodiques troublaient pourtant de si bonnes relations. Les autorités espagnoles, suffisamment enrichies, devenaient quelquefois difficiles et exigeaient des contrebandiers un taux trop considérable ; les contrebandiers refusaient et tentaient d’obtenir par force ce que la trahison leur refusait ; ils faisaient alors leur commerce à main armée : de là ces combats, souvent sanglans, dont il a été plus d’une fois question. Alors apparaissait à l’improviste la protection britannique. La flottille de la reine d’Espagne et le vapeur chargés de la surveillance de la côte étaient mouillés à Algéciras. Tous les mouvemens de ces navires étaient observés et signalés à Gibraltar du haut de signal house. Si le vapeur sortait du port, un pavillon convenu était hissé sur-le-champ par le surveillant anglais, et tous les contrebandiers se trouvaient avertis à six lieues à la ronde. S’ils étaient éloignés, ils gagnaient le large ; s’ils étaient rapprochés, ils couraient sur Gibraltar et se réfugiaient dans les eaux anglaises, où ils devenaient aussitôt inviolables. Un jour, une goélette de contrebandiers, vivement poursuivie par un schooner de l’innocente Isabelle, vint chercher un asile sous les batteries de Gibraltar. Le schooner eut l’imprudence de s’acharner à sa poursuite. Un coup de canon tiré tout exprès dans sa voilure l’avertit brusquement de faire ses réflexions. Sir Robert Wilson était lui-même dans la batterie, en sorte qu’il fut impossible d’alléguer une méprise, et l’avertissement put être considéré comme officiel. Ce n’est pas tout, le schooner, qui comprit mal peut-être et qui croyait tenir sa proie, continua sa chasse. Un second coup de canon retentit, et un boulet de vingt-quatre, qui l’atteignit en pleine flottaison, fit sauter une partie du bordage : il coula sur-le-champ. Le plus amusant de l’aventure, c’est que l’équipage du schooner fut recueilli et sauvé par les contrebandiers eux-mêmes. Le gouvernement espagnol prit mal la plaisanterie ; il demanda des explications. La légation anglaise répondit gravement que le schooner était entré sans pavillon dans les eaux anglaises. — Et, demanda l’Espagne, où donc est la limite des eaux anglaises ? — Elle est, répondit l’Angleterre, au bout de la portée de nos canons et la preuve que votre navire était en-deçà de cette portée, c’est qu’il a été coulé bas. La raison était judicieuse, et pourtant l’Espagne pouvait répondre que les eaux espagnoles s’étendaient également sous toute la portée des batteries du Campiamento, et ces batteries pourraient foudroyer le port même de Gibraltar ; mais au loup que devait répondre l’agneau ? Il a fallu Narvaez, un homme qui aura une belle page dans l’histoire de son pays et de son temps, pour rappeler à l’Europe et à l’Espagne elle-même quel compte il fallait tenir du pays de Charles-Quint.

Les faits semblables à celui que je viens de raconter ne sont pas rares. En voici un second plus récent encore. Un bâtiment de contrabandistas, vide pour le moment, naviguait en paix dans les eaux anglaises. Un garde-côtes espagnol l’aperçut et courut droit sur lui. Le contrebandier, qui n’avait rien à craindre, puisqu’il n’était point chargé, au lieu de fuir, cargua ses voiles, attendit, et l’on se héla bientôt de part et d’autre. Tout à coup une batterie anglaise s’illumina, et le garde-côtes reçut un boulet. À terre, on s’était trompé ; on avait pris pour un arrimage une conversation pacifique, et les Anglais, croyant venger ou défendre le contrebandier, étaient brutalement intervenus dans l’entretien. D’autre fois, la douane espagnole retenait avec grand éclat, sous prétexte de les saisir, les marchandises d’un bâtiment, et plus tard se chargeait de les faire entrer secrètement ; ou bien, après avoir reçu provisoirement des cargaisons dans l’entrepôt de Malaga, elle éventrait les ballots, faisait franchir en détail aux marchandises la ligne douanière, après quoi les ballots étaient bourrés de foin, soigneusement recousus ; le bâtiment venait les reprendre, les jetait à la mer et retournait à Gibraltar faire un nouveau chargement ; de la sorte, les registres étaient en règle et cet honnête commerce prospérait. Enfin lorsque ni la protection anglaise, ni la complaisance des carabiniers, ni l’intervention de la douane ne pouvaient suffire à l’écoulement des produits britanniques, les négocians de Gibraltar avaient recours, comme moyens suprêmes, aux pronunciamientos. Voici comment les choses se passaient alors. Les négocians écrivaient à leurs correspondans de Malaga, par exemple. Ils leur disaient que les magasins étaient pleins, les navires chargés, mais que la surveillance était extrême, ou le chef des carabiniers trop exigeant, et qu’ils eussent à faire un pronunciamiento. La chose était aisée. Sur les deux cent mille habitans de la côte de l’Andalousie, quatre-vingt mille au moins vivaient de la contrebande. Aussitôt prévenus, des meneurs excitaient les esprits, soulevaient, au nom de n’importe quel mécontentement politique qui leur servait de stimulant et de prétexte, cette troupe de coquins désœuvrés qui, toujours et en tout pays, se tient prête au désordre. Au jour fixé, dès que le navire chargé de la contrebande était signalé, on lâchait les rênes à cette tourbe soudoyée ; le pronunciamiento, c’est-à-dire l’émeute, éclatait ; la ville se remplissait de rumeurs, on ajoutait quelques coups de fusil à la mise en scène ; l’ayuntamiento prononçait aussitôt la dissolution de la garde civique, remettait l’autorité aux citoyens ; au plus fort de l’agitation, le navire entrait dans le port et débarquait sa cargaison. De la sorte, il y avait, comme on le voit, un moyen très sûr de prédire les émeutes qui éclataient si souvent sur la côte d’Espagne. Il suffisait d’examiner les magasins de Gibraltar ; s’ils étaient vides, les émeutes n’étaient point probables, elles eussent été sans but ; au contraire, s’ils regorgeaient de marchandises, comme il leur fallait absolument un débouché, on devait s’attendre à des pronunciamientos. Il est vrai de dire que les passions politiques envenimaient quelquefois ces désordres, dont l’origine était purement commerciale ; l’insurrection une fois déchaînée dépassait le but de ses instigateurs. Barcelone a fourni un mémorable exemple de ces émeutes qui s’accroissent en se précipitant. Malheureusement nous n’avons pas le droit de rire de cette Espagne dégénérée dont je parle, et qui d’ailleurs a pris si fièrement sa revanche. N’avons-nous pas vu s’accomplir, chez nous, quelque chose de pareil à ces grotesques pronunciamientos ? N’avons-nous pas appris de la bouche même d’un des tristes héros de notre temps que les révolutions ne disent jamais le mot pour lequel elles se font ? Ne savons-nous pas à nos dépens ce que vive la réforme veut dire, et qu’il y a un calcul commercial dans les émeutes de France aussi bien que dans les pronunciamientos de la Péninsule ?

J’arrivai précisément à Malaga pour être témoin d’une de ces insurrections périodiques. J’avais quitté la veille au soir Gibraltar, non sans quelque regret, car (n’en déplaise aux ames poétiques) j’y vivais heureux d’un bonheur uniquement dû à l’excellent vin de Bordeaux et aux rôtis anglais que me fournissait Club-House. Je suis bien honteux d’être aussi matériel, mais j’avoue qu’une excellente auberge anglaise constitue, au milieu d’un voyage en Espagne, un agréable intermède, qui prend place à merveille, même entre les danseuses de Séville et les merveilles de l’Alhambra.

Nous arrivâmes à Malaga au point du jour. Cette ville au doux vin n’a rien de curieux : à droite, une petite jetée, un petit phare ; devant nous, une petite ville blanche ; dans le port, une douzaine de bricks marchands : c’est tout ce qu’on y peut voir. Je renonçais à trouver le moindre charme à ce panorama, quand on vint m’apprendre que la ville était en état de siège. Cette nouvelle ranima ma curiosité. Une tentative de pronunciamiento avait échoué ; on s’était battu sur le quai, on avait arrêté beaucoup de monde. La sourde agitation qui couvait dans la ville était à toute heure excitée par les révélations de l’un des conjurés saisis. Sur sa dénonciation, on avait arrêté la veille et renvoyé le matin même à Grenade, pour y être jugés par l’autorité supérieure, une trentaine des négocians les plus considérables de la ville. Enfin, on se disposait à juger militairement et probablement à fusiller sans merci sept inculpés, dont deux étaient des sergens de la garnison. Il va sans dire que, parmi eux, n’étaient point les chefs véritables ; là, comme ailleurs, les instigateurs étaient restés dans l’ombre et les petits allaient payer pour les grands. Lorsque je débarquai, les tambours battaient de toutes parts ; on renforçait les postes, on déployait un grand appareil de guerre, on fermait les boutiques, on se réfugiait dans les maisons ; ce fut au milieu de ce mouvement, de ce tapage, de ces inquiétudes, que je vis venir à moi, sur le quai, un employé du consulat de France, qui me remit une lettre de ma mère. Je n’oublierai jamais l’impression que me causa, au milieu de ces scènes émouvantes, dans ce pays inconnu, la lecture de cette lettre qui racontait les joies monotones de la campagne et d’un foyer paisible. J’appris du jeune homme qui me l’apportait que l’arrivée du vapeur français qui nous amenait allait tirer le consul d’un grand embarras. Un des chefs de la conjuration, un capitaine d’infanterie, nommé Lara, n’était point encore arrêté. il s’était blotti dans un grenier ; sa retraite était connue ; le consul lui fit proposer de s’échapper, et de prendre passage à bord de la Pauline, où il serait à l’abri de toute poursuite sous la protection française. Ce misérable n’eut pas le courage de quitter son grenier. Il craignait de recevoir des coups de fusil pendant le trajet, et j’appris une fois de plus qu’un conspirateur pouvait n’être point brave. Une heure plus tard, Lara fut arrêté. J’étais tellement indigné de sa lâcheté, que je me promis de l’aller voir fusiller.

Le conseil de guerre devait se rassembler dans la journée. Curieux d’assister à un procès politique en Espagne, je courus la ville, demandant partout où il devait avoir lieu. Il me fut d’abord impossible de l’apprendre. Ceux à qui je m’adressais examinaient avec soupçon ma physionomie étrangère et me faisaient une réponse évasive. J’arrivai, m’enquérant toujours, à la plaza de la Merce, où se trouve le quartier d’infanterie. De nombreux détachemens stationnaient sur cette place. En face de la caserne, je vis un groupe nombreux d’officiers qui s’entretenaient très vivement ; je compris que j’étais près enfin de ce que je cherchais. Un capitaine, auquel je demandai s’il me serait permis de voir juger les prisonniers, me conduisit vers le colonel ; celui-ci appela l’officier de garde, lui donna un ordre, et me dit de le suivre. J’entrai avec lui dans la caserne. Après de longs détours, nous arrivâmes à une petite porte verrouillée. — C’est là, me dit l’officier en me saluant, et il se disposa à me quitter. — Qui est-ce qui est là ? lui demandai-je avec surprise. — Mon colonel, ajouta-t-il, m’a ordonné de vous conduire vers les deux marins anglais qui ont été arrêtés hier à la suite d’une rixe. Grace à ma veste de matelot, on m’avait pris pour un de leurs amis. Je remerciai l’officier, lui disant que c’était un conseil de guerre que j’étais venu voir, et non pas des ivrognes. Comme je revenais sur la place, je vis qu’une foule épaisse se dirigeait vers une église ouverte : j’entrai avec cent autres ; un prêtre était à l’autel ; un grand nombre d’officiers de tous grades en uniforme écoutaient avec recueillement la messe du saint-Esprit, qui est, en Espagne, le préambule obligé de tout conseil de guerre. Cet usage, digne du plus catholique pays du monde, me parut imposant. Il me fut impossible d’assister au jugement. Je fus charitablement averti que ce n’était point la place d’un étranger, et que j’y pourrais fort bien recevoir un coup de navaja de la main de quelque mécontent. Comprenant que je n’avais rien à voir, rien à faire dans cette ville bouleversée, où d’ailleurs je devais revenir, je me disposai à partir le soir même pour Grenade. Au moment de monter en diligence, j’appris que les sept accusés avaient été condamnés à mort.

Nous arrivions le lendemain, vers dix heures, à Loja, ville de vingt-cinq mille habitans, bâtie sur le penchant d’une colline très verte, très bien cultivée, très fertile, et dominée par les ruines d’un château sarrasin. On visite à une lieue de la ville los Infiernos, petites cascades et petits rochers, qui ne valent ni leur réputation ni la fatigue de la route. Loja est la patrie de Narvaez. Sa famille est ancienne et riche. Soldat de fortune, Narvaez a commencé aventureusement sa carrière, et il est devenu ce qu’il est par son mérite et son courage. De bonne heure il s’est distingué de cette foule d’aventuriers qui, de nos jours, ont désolé l’Espagne tour à tour, et il a eu l’insigne honneur de sauvegarder son pays au milieu de l’ébranlement général. À l’Espagne, qui est si intelligente et si noble, il ne manquait, depuis plusieurs années, qu’un chef, et ce chef qu’on désespérait de trouver s’est révélé en lui. Dans la Péninsule, les hommes qui savent se maintenir au pouvoir sont plus rares encore que partout ailleurs, et ceux qui tentent d’y monter sont plus nombreux qu’en aucun pays. L’Espagne est aujourd’hui, comme par le passé, la patrie des aventuriers ; depuis Fernand Cortez, Pizarre et tant d’autres, le caractère n’a pas changé. Ces hommes audacieux qui, de soldats, se font chefs de bande, ces officiers brillans qui en imposent à toute une armée par quelque action d’une témérité fabuleuse, ces hommes toujours prêt à jouer leur fortune entière sur un coup de dé, et leur tête contre un coup d’état, on les rencontre par centaines dans les rues de Madrid ; mais leur flamme est celle d’un feu de paille : dès qu’en eux la passion s’éteint, ils s’affaissent. Ils sont à peine parvenus, que le vertige les prend. Leur incapacité se dévoile.

Le masque tombe, l’homme reste,
Et le héros s’évanouit.


Le pays s’aperçoit alors une fois de plus qu’un bon colonel est souvent un détestable ministre. Que de fois la pauvre Espagne a fait cette expérience ! Il est remarquable que dans la Péninsule, comme en France, les grands orateurs, les poètes, les hommes d’imagination, sont nés dans le midi. L’Andalousie est la Provence de l’Espagne. L’Aragon, la Biscaye, la Catalogne, fournissent des soldats rudes comme des Bretons, forts comme des Picards ou des Flamands, braves comme des Lorrains ; dans la Galice naissent des ouvriers laborieux et rangés, qui émigrent comme les Auvergnats ; mais Narvaez, Martinez de la Rosa, le duc de Rivas, sont du midi, Comme le maréchal Bugeaud, M. Guizot et M. Thiers.

VI.

La diligence nous conduisit en une seconde nuit au pied de la Sierra Nevada au milieu de cette mer de chanvres magnifiques et de ces bois d’oliviers que domine la poétique Grenade. Une fois à Grenade, que pouvais-je faire, sinon passer de longues heures à l’ombre des galeries de l’Alhambra, au pied des lauriers du Generalife ? C’est le soir, au coucher du soleil, que j’ai fait ma première ascension au palais des Mores. Une promenade merveilleusement ombragée, fraîche à toute heure, habilement dessinée, parfaitement entretenue, s’élève en serpentant autour du mamelon sur lequel la merveille repose. Deux ruisseaux murmurent de chaque côté des allées sablées. Des fontaines jaillissent de toutes parts ; des oiseaux par milliers gazouillent à plaisir dans les bosquets de ce parc charmant. On dirait que tous les oiseaux d’Espagne, chassés des plaines par l’aridité du sol, ou par la haine des laboureurs, se sont donné rendez-vous dans les jardins de Grenade, et ils y chantent de père en fils les merveilles de l’Alhambra. Tout ce qui vous entoure a une physionomie champêtre. Ici, des marmots, surveillés par leurs bonnes, se roulent dans l’herbe ; là, un galant soldat régale sa novia d’un verre d’agraz[9] sous la tonnelle d’une guinguette. Au milieu de l’allée, un joyeux Galicien, attelé à un tonneau, remplit l’air de ses cris, et annonce qu’il vend de l’eau de la fameuse fontaine nommée Avellana. Après une promenade d’une demi-heure à travers cette verdure, ces gazouillemens, cette fraîcheur, ces chants, cette gaieté, on se trouve tout à coup en face d’un monument carré du plus beau rose et d’un imposant caractère. Une grande main ouverte est sculptée sur la voûte, une clé est gravée sous l’arc intérieur : c’est la porte de l’Alhambra. Après avoir passé la tour carrée, on arrive par une large route sur une esplanade, où l’on se trouve vis-à-vis d’un palais du temps de Charles-Quint, et là, je ne sais pourquoi, on pense à Heidelberg. Ce n’est point assurément la construction imaginée par Charles-Quint qui évoque ce souvenir charmant. Au surplus, cette prétentieuse masure paraît atteindre à merveille le but de son fondateur : elle cache aux yeux le palais des Mores. Le père de Philippe II n’est pas le seul grand homme qui ait eu la petitesse d’être jaloux du passé ; mais nul peut-être n’a poussé plus loin cette étrange et mesquine envie. Après avoir déshonoré l’Alcazar de Séville en chargeant ses fines colonnettes d’une lourde et niaise galerie supérieure, il tenta d’annihiler l’Alhambra derrière une grosse construction dont il fit un manège, voulant, dit-il, loger ses chevaux dans le palais des Mores. Sa tentative, Dieu merci, fut impuissante, et la pesante architecture des Espagnols sert, au contraire, de repoussoir à l’exquise création des Arabes. Une porte de grange en bois grossier, ouverte dans un gros mur, une ficelle attachée à une sonnette, laquelle fait paraître un concierge hébété, voilà ce qui annonce le palais rouge (al Hambra). Le Parthénon a son portier aussi. Quand on a dépassé ce brave homme, on s’arrête tout à coup malgré soi, et il est difficile de retenir un cri d’admiration.

Une cour ayant la forme d’un carré long, contenant un bassin, entourée de colonnes de marbre aurore une légèreté exquise, surmontée d’un travail si précieux, si fouillé, si vaporeux, si transparent, qu’on dirait une guipure rose ; en face de vous, à travers une autre porte, une seconde cour renfermant une belle vasque supportée par de grands lions héraldiques, une suite infinie de colonnettes d’une élégance incomparable, d’une couleur sans pareille, qui ne se retrouve ni en Asie, ni en Grèce, une continuité de ciselures à désespérer tous les graveurs, un ensemble d’une telle élégance qu’on n’ose plus marcher, tant on se trouve à cette vue, pesant et grossier ; au-dessus de ces dentelles, de ces nervures, de ces vasques, de ces marbres transparens, de ces stucs ciselés, un ciel sans tache, qui entoure comme un dôme de lapis ce joyau doré, ce petit palais rose, telle est la perspective enchanteresse qu’embrasse le premier coup d’œil. On souffre, en regardant de plus près, à compter les blessures qu’ont infligées à cette merveille les mains des restaurateurs plus encore que le temps. Un effroyable lit de tuiles brunes et rondes pèse de tout son poids sur la broderie si légère des Arabes. Il semble qu’on porte sur les épaules cette écrasante toiture, sous laquelle plient les sveltes colonnes de marbre, à grand’peine renforcées par des tuteurs de fer. À droite de la cour des Lions est la salle des Abencerrages. C’est là, dit la tradition, que furent égorgés ces poétiques guerriers, qui joignaient l’élégance orientale à l’honneur chevaleresque ; leur sang a rougi les pavés de marbre. Il est vrai que l’histoire dément la tradition ; mais l’histoire a tort, car elle remplace mal ces gracieux mensonges. Les salles des Ambassadeurs et des Deux Soeurs sont des merveilles comme celle des Abencerrages, et l’on passerait des jours entiers à étudier leurs murs et leurs voûtes, ces chefs-d’œuvre d’ornementation, de gravure et de marqueterie ; mais elles sont relativement à leur réputation, fort peu grandes et l’Alhambra tout entier surprend lui-même par la petitesse de ses proportions. Un homme de goût, quelque peu riche, pourrait rêver d’avoir dans son jardin un fac-simile de l’Alhambra, et je ne crois pas trop exagérer en disant que la cour des Lions entrerait tout entière dans certains salons ministériels de Paris. On m’accordera du moins que le palais des Mores, avec ses cours, ses salons, ses jardins, ses galeries, ses colonnades, se trouverait fort à l’aise dans la cour du Louvre, par exemple. On peut, je pense, hasarder ces réflexions sans être taxé de barbarie ; la beauté des monumens ne se mesure pas sur leurs dimensions : les objets d’art ne s’apprécient point à l’aune, et le bouton de chape ciselé par Benvenuto pour le pape Clément VII vaudrait plus s’il se retrouvait, que maints palais qui couvrent un hectare de terrain. Quoi qu’il en soit, l’Alhambra est fort petit. Si je devais y vivre, j’habiterais le Tocador. Le Tocador, boudoir de marbre dans lequel on voit encore des dalles percées de trous, était comme une grande cassolette où des sultanes se parfumaient rien qu’en se promenant. C’était en même temps un observatoire d’où l’on domine tout le palais et toute la plaine de Grenade. Cette vue est magnifique : sous vos pieds, la ville ; à gauche, la chaîne pittoresque de la Sierra-Nevada, couverte de neige ; à droite, une plaine immense et silencieuse, gouachée par le soleil couchant de larges reflets rouges ; un beau ciel, un climat admirable, un palais sans pareil ! On comprend aisément, en vérité, que Boabdil n’ait pu retenir un soupir en jetant un dernier regard sur son poétique royaume. Sans songer au fils de Mulei-Hassem, une infinité de voyageurs se sont évertués à écrire leurs noms sur les murs du Tocador, comme dans la grotte de Gibraltar. Un nom surtout est gravé dans le marbre d’une croisée avec une perfection qui atteste « qu’un monsieur très sage s’y est appliqué » pendant plusieurs semaines. C’est celui de M. B…, officier du 11e de ligne. Brave homme, vous étiez, un vrai capitaine d’infanterie, né pour l’être, et je gage que vous n’êtes pas allé plus loin. Les militaires aiment à gratter. Le gouverneur de Grenade s’était-il avisé, il y a trois ans, de trouver vilaine la teinte rose magnifique que les siècles ont respectueusement déposée sur les murs de l’Alhambra ? Craignant que cette incomparable dorure, tombée du ciel comme pour consacrer la beauté du palais des Mores, ne fît accuser son administration de négligence, le bonhomme s’est mis à lutter avec le soleil. Il a fait gratter ce que l’astre dorait. Plusieurs colonnettes de la cour des Lions ont été rendues à leur couleur primitive, et je ne sais s’il a continué.

Il est bon de rappeler que l’art doit ce qui reste de l’Alhambra au maréchal Sébastiani, qui, pendant qu’il commandait à Grenade, a pieusement relevé le palais de Boabdil, soutenu ses délicates colonnes ; cimenté ses toits, pansé ses blessure. La ville elle-même doit au maréchal et à l’occupation française son théâtre, le pont du Jenil, plusieurs places, plusieurs belles rues. On a beau dire, on a beau faire, c’est un peuple intelligent et charrnant, celui dont les armées occupent ainsi leurs loisirs. Le goût français continuera de veiller sur l’Alhambra : le palais des Mores a maintenant un protecteur dont les artistes ne récuseront pas l’intelligence, M. le duc de Montpensier, qui, si je suis bien renseigné, le surveille et veut le consolider.

Quant au Généralife, petite maison de plaisance située à mi-côte de l’une des collines qui dominent l’Alhambra, je n’en voudrais pas faire, je l’avoue, mon séjour habituel. Hors la vue, qui est fort belle, cette bastide n’a rien qui m’émerveille, et je ne sais vraiment pourquoi on lui a fait une réputation si grande. Dans le jardin, deux beaux lauriers-roses ; dans la maison, un mauvais petit salon blanchi à la chaux, orné de quelques méchans portraits de famille et de l’arbre généalogique des Campo-Tejar, propriétaires actuels du Généralife, tout cela ne ressemble guère à la description charmante que Chateaubriand, fait de la fête donnée en cet endroit par Lautrec au dernier Abencerrage et à la belle dona Blanca. Le marquis de Campo-Tejar descend en droite ligne de Boabdil. Cette origine, qui, en tout autre pays, semblerait suffisamment ancienne, je crois, et fort distinguée, paraît assez médiocre à Grenade. Cette ville, éloignée des routes et peu commerçante, est restée fidèle aux traditions ; elle est sans contredit la plus aristocratique de l’Espagne. On y entend parler de sang bleu, de sang rouge et de sang blanc, ce dont il n’est guère question à Cadix ni à Malaga. Le sang bleu est celui de l’ancienne noblesse ; c’est le pur sang castillan, dont la source doit remonter bien au-delà de la conquête. Le sang rouge est celui des familles qui n’ont reçu le baptême qu’après l’expulsion de Mores. Ainsi le marquis de Campo-Tejar, quoique descendant des rois arabes, n’appartient qu’à la noblesse secondaire. Les Zégris, dont il existe à Grenade plusieurs rejetons, sont comptés parmi les chrétiens de fraîche date ; leur sang est rouge. Le sang blanc est celui des classes qui n’ont point de parchemins. Par sa bravoure, le sang blanc peut rougir, l’homme du peuple peut s’anoblir en s’illustrant sur les champs de bataille ; mais il lui est difficile de passer au bleu, car il faudrait conquérir une filiation, non interrompue d’ancêtres bons chrétiens, catholiques à toute épreuve, remontant dans la nuit des temps.

Quand on a vu l’Alhambra, on a visité tout Grenade, et c’est perdre sa peine que de faire une course à la chartreuse abandonnée de la Cartuja. Quelques échantillons de marbres indigènes, une sacristie décorée de meubles en écaille, travaillés dans le genre de Boule par un frère de je ne sais quelle congrégation ; une chapelle dévalisée jadis par les Français, s’il faut en croire le cicérone : tout cela vaut à peine le voyage. Cette chartreuse cependant devait avoir il y a quelques années, quand elle était habitée, un grand caractère. J’ai toujours eu pour l’inquisition une sainte horreur, et la plupart des moines que j’ai rencontrés dans ma vie étaient des fainéans fort sales ; mais je n’en pense pas moins que les moines étaient pour la Péninsule un complément pittoresque indispensable. L’Espagne sans moines, c’est comme la France sans soldats ou l’Italie sans gondoliers.

À Grenade donc, il faut passer ses journées dans les salles de l’Alhambra ou sous les ombrages des promenades qui y conduisent. Le soir, on peut aller écouter au théâtre tantôt de bonne musique et des chanteurs nomades qui sembleraient excellens sur des scènes secondaires, tantôt la prose médiocre de quelque mélodrame traduit du français. M. Eugène Sue a surtout un grand succès en Espagne. Beaucoup de gens me demandaient si j’avais jamais eu le bonheur de l’apercevoir : pareille question m’a été faite, il y a quelques années, à Copenhague, à propos de M. Paul de Kock, qui a le privilège de fort dérider les Danois. Ce rapprochement est effrayant pour la réputation de notre littérature. Voici en l’honneur de l’auteur du Juif errant un sixain que je lus un soir au théâtre, dans un journal de Grenade ; il vaut la peine d’être connu :

Vos sois Francès, la Francia os merecia :
Pero no es patria mia ;
Y al ensalzar vuestro glorioso nombre,
Añado tristamente :
! O Dios omnipotente,
¿Porquè no es Español tan grande hombre[10]


Une femme avait signé cette poésie.

Un beau soir, las d’entendre les drames du boulevard, mes anciennes connaissances, éprouvant d’ailleurs le désir d’assister à des délassemens indigènes, j’allai voir un bal de bohémiens. Que Dieu vous garde de l’odeur que je respirai là ! Une douzaine de femelles atroces (on ne saurait donner le nom de femmes à ces créatures), aussi sales que hideuses, ayant des profils de chèvres et des mains de chauves-souris, exécutèrent devant nous, en compagnie de deux ou trois gamins indécens et d’une sorte de vieux mulâtre qui n’avait de blanc que les cheveux, je ne sais quelle danse impudique, beaucoup plus dégoûtante que voluptueuse. Ah ! monsieur Victor Hugo, monsieur Mérimée, dites-nous bien que la Esmeralda et Carmen n’étaient point des bohémiennes de Grenade ?

Quelques jours plus tard, je songeai au retour, et, ne voulant, ni abuser de la diligence ni quitter l’Espagne sans faire connaissance avec les arrieros, je m’enquis d’un muletier, qui s’engagea à nous fournir trois chevaux et à nous conduire à Malaga en un jour et demi. Le prix des trois chevaux et du guide, nourriture non comprise, fut fixé à 23 douros (130 francs environ, ce qui donne une idée de la cherté des voyages en Espagne, le pays du monde où l’on vous rançonne le plus effrontément. Le pire de la chose, c’est qu’au jour fixé il fallut monter à cheval à deux heures du matin. J’étais fatigué avant d’être parti. Notre petite caravane se mit en marche à travers les rues sombres. Le bruit des pas de nos chevaux efflanqués retentissait seul dans la ville endormie. C’est un sentiment fort triste que celui qui vous saisit quand vous traversez la nuit une ville inconnue. Nul ne songe à vous, nul ne vous connaît ; vous pouvez tomber au coin de cette borne sans qu’une porte s’ouvre pour vous recevoir. On a eu raison de dire que l’isolement n’est nulle part aussi poignant qu’au milieu d’une foule. Nous arrivâmes aux premières lueurs de l’aurore sur les hauteurs d’où l’on voit Grenade pour la dernière fois, près du sentier qu’on nomme encore el Ultimo Sospiro del Moro (le dernier Soupir du More). Comme Boabdil, je me retournai, mais je ne soupirai pas. Je quittais Grenade sans regret ; j’avais envie de dormir : j’aurais donné l’Alhambra pour un bon lit. Le mal du pays commençait d’ailleurs à me prendre : je maudissais le méchant cheval pie que je montais et le bât informe qui me servait de selle ; je faisais, à propos des voyages pittoresques, les réflexions les plus prosaïques ; j’enviais le flegme d’un Anglais qui s’était joint à ma caravane, et qui fumait paisiblement son cigare à côté de moi, faisant sauter à son cheval étique toutes les pierres qu’il rencontrait. Ce sportsman s’était imaginé, huit mois auparavant, d’aller pêcher le saumon en Norvége, et de Christiania, pour regagner le comté de Cornouailles, il était passé par Moscou, Odessa, Constantinople, Beirout, Jérusalem, le Caire, Alexandrie, Naples et Barcelone. Tout chemin mène à Rome. C’était le garçon le plus imperturbable que j’aie jamais rencontré. Il voyageait seul, sans guide, sans savoir et sans comprendre un seul mot d’espagnol, sans s’étonner de rien ; disant sans sourire, les choses les plus plaisantes, acceptant, sans jamais se dérider, les difficultés incessantes où le plaçait l’impossibilité de se faire entendre. Bientôt le soleil commença à nous darder ses rayons. La chaleur devint étouffante ; une horrible migraine me saisit. Courbé sur mon cheval pie, brisé par le malaise, cuit par Apollo, je ne prêtais guère attention au pays plat et triste que nous traversions. Rien de fort intéressant ne s’offrait à nous d’ailleurs, sauf de loin en loin des croix de bois sur lesquelles ces mots étaient écrits : Aqui mataronà Francisco Torres[11], ou bien Bernardo, ou Pedro ; le nom variait, la forme restait la même. C’étaient des souvenirs d’assassinats, vieux, il est vrai, d’une vingtaine d’années. Alhama, ville fort pittoresquement assise au milieu d’une véritable thébaïde de roches crevassées, nous apparut vers midi. Nous entrâmes dans une posada, où je m’étendis piteusement sur un grabat, pendant que l’Anglais faisait honneur aux œufs au jambon que nous servit l’hôtesse. Une fièvre violente m’avait saisi ; mes jambes refusaient tout service, mes oreilles tintaient, et ma tête battait la campagne. Vers trois heures, au plus fort de la chaleur, il fallut remonter à cheval. Pour arriver à Velez, où nous devions coucher, il ne nous restait, selon le guide, que six lieues à faire. Méfiez-vous des lieues espagnoles ! A onze heures du soir, c’est-à-dire huit heures plus tard, nous errions encore dans les sentiers, poussant nos montures harassées, qui trébuchaient à chaque pas dans des chemins abominables. Le Pays était devenu si montueux, si accidenté, qu’il fallait à tout moment descendre de cheval pour franchir des obstacles difficiles. L’approche des villages nous était annoncée par l’odeur de quelque charogne qui empestait l’air à une lieue à la ronde. Une sombre nuit nous avait enveloppés. À bout de forces, je me laissais aller au mouvement de ma monture ; je délirais complètement. Au fond d’une gorge profonde, sur le seuil d’une petite maison, je vis, à la clarté d’une lampe, deux jeunes filles qui dansaient le fandango sous une tonnelle, en jouant des castagnettes. Il me sembla que deux arbres voisins dansaient avec elles et que la maison leur faisait vis-à-vis. Le bruit des cascades que j’entendais sans les voir, je le prenais pour un effet d’orchestre. D’autres fois, grelottant de froid dans ma veste de toile, je regardais avec stupeur dans l’ombre un pauvre ouvrier qui nous suivait à pied depuis le matin ; il tenait mon cheval par la queue, se faisait traîner par lui, et le forçait quelquefois à reculer. Je prenais cet ouvrier pour une sorcière montée sur un balai.

Nous arrivâmes au beau milieu de la nuit à Velez-Malaga. Depuis vingt et une heures que nous étions en route, nous avions fait quatorze lieues d’Espagne, c’est-à-dire vingt-cinq lieues de France, toujours au pas, et j’étais à jeun. Il n’y avait rien à manger dans la posada. Heureusement l’Anglais, qui n’entendait pas raillerie, se chargea de la cuisine. Il m’apporta au bout d’une heure une jarre énorme, au milieu de laquelle, des œufs naviguaient de conserve avec des croûtes de pain dans un lac d’eau salée, où des gouttes d’huile empruntée à la lampe formaient des îlots jaunes et flottans. Nous avalâmes cette mixture, et je demandai du vin : on apporta du vinaigre. Il n’y avait pas de vin à Velez, au milieu, des vignes de Malaga ! Il fallut coucher au milieu de la chambre sur nos manteaux. Le lendemain vers midi, après avoir suivi toute la matinée les bords de la mer, nous entrions dans Malaga. L’hôtel Ladanza me parut un paradis, et je jurai de ne plus faire à cheval la route de Grenade.

Depuis cinq mois, j’étais en route, et le découragement me possédait. Je me désolais de ne plus trouver en moi la bouillonnante ardeur de mes premiers voyages. Qu’étaient devenues ces rêveries flottantes ces aspirations fécondes, cette sève inépuisable ? Hélas ! je ne savais plus voyager. Tout me semblait vide et terne : je songeais à la France. On s’étonne, me disais-je, que les Français ne voyagent pas. Inventez donc un pays plus riant, que le leur, et ils l’iront voir. Les gens qui courent le monde sont ceux qui ne peuvent pas rester chez eux. Tout bien réfléchi, je pris le bateau à vapeur de Barcelone, et je me promis de quitter désormais mon pays le moins possible.


Alexis de Valon.
  1. Espèce de tromblon.
  2. Amateur.
  3. Ce récit est authentique. J’ai retrouvé à Cadix peu de temps après le voyageur anglais. Il était ravi d’avoir vu des bandits, et il me confirma tous les détails de cette aventure.
  4. « Quand je mourrai, j’ordonnerai qu’on lie mes mains avec une tresse de tes cheveux noirs. »
  5. Salero est un cri d’admiration et d’encouragement. Salero veut dire salière, si je ne me trompe. On dit en espagnol d’une femme piquante qu’elle est salée (salada). En l’appelant salière, on veut apparemment dire qu’elle est pleine de sel. Je donne cette explication pour ce qu’elle vaut.
  6. A la Castille et au royaume de Léon, — Colomb donna un monde nouveau.
  7. Sir Robert Wilson, gouverneur de Gibraltar, est le même qui joua en France, lors de l’évasion de M. Lavalette en 1815, un rôle si honorable.
  8. Voyez l’Espagne depuis la révolution de février, par M. Gustave d’Alaux, dans la Revue du 1er juin 1849.
  9. Excellente boisson faite avec du verjus.
  10. A M. E. Sue : « Vous êtes Français, la France le mérite ; — mais elle n’est point ma patrie, — et en célébrant votre glorieux nom - j’ajoute tristement : — O Dieu tout-puissant, — pourquoi un si grand homme n’est-il pas Espagnol ? »
  11. Là on a tué François Torres.