L’Angleterre et la vie anglaise/34

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L’Angleterre et la vie anglaise
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 68 (p. 273-312).
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L’ANGLETERRE
ET
LA VIE ANGLAISE

XXXIII.
LA MARINE BRITANNIQUE.
III. — LES MARCHANDS DE LA CITÉ, LE SAILOR’S HOME ET LES ÉCOLES SUR L’EAU.

Un fait a lieu d’étonner, c’est que les vieux poètes anglais, bien que fils d’une nation maritime, ont très peu compris les vraies beautés de l’océan. Shakspeare lui-même en parle comme d’un ennemi ou comme d’un moyen de défense nationale; mais en général il n’a guère en vue que l’inconstance des phénomènes troublant la surface des flots, et, s’il veut peindre le caractère d’Hamlet, il se sert de cette comparaison célèbre : « fou comme la mer et le vent. » Il restait pourtant à chercher des lois là où les anciens n’avaient soupçonné que de sombres caprices de la nature. C’est la science qui a découvert depuis moins d’un siècle la véritable poésie de la mer. Les capitaines de vaisseau en sondant les profondeurs de l’abîme, les météorologistes en étudiant la charte des vents et les causes des tempêtes ont beaucoup contribué à dissiper de vaines et superstitieuses terreurs. Depuis qu’on craint moins cette masse d’eau agitée, on l’admire davantage. Byron, né dans un temps où l’audace de l’homme s’était accrue avec la connaissance des lois qui régissent l’univers, se montre beaucoup moins frappé de la folie des vagues que des grandes harmonies de l’océan. Un des premiers, il a célébré le triomphe de l’intelligence sur ce sauvage élément mobile. Qu’aurait-il dit, s’il avait pu voir nos modernes frégates de fer traversant le détroit ? Ce n’est point elles qui redoutent la mer ; on dirait plutôt que c’est la mer qui les craint, tant la lame recule devant leur proue avec une sorte de respect. Les navigateurs ne contribuent donc point seulement au commerce et à la prospérité des nations, ils accroissent en outre la confiance de l’homme et ses moyens d’action dans la lutte avec la nature.

À la marine anglaise se rattachent diverses institutions qu’il faut étudier une à une, si l’on veut se faire une idée de l’ensemble du système[1]. Il nous reste aujourd’hui à indiquer le grand centre des assurances maritimes, les efforts qui ont été tentés pour améliorer la condition du marin durant son séjour à terre, et aussi quelques récentes expériences tendant à répandre l’instruction parmi une classe d’hommes non moins glorieux autrefois de leur ignorance que justement fiers de leur bravoure.

I.

À Londres, au cœur de la Cité, s’élève un édifice de pierre avec un portique, des colonnes corinthiennes, un fronton, des statues et une tour qu’anime de temps en temps une joyeuse sonnerie de cloches. Ce monument, sans caractère national et sans originalité, pourrait aussi bien se trouver à Hambourg, à Berlin ou à Moscou. Cependant c’est la Bourse de Londres[2]. Plusieurs traits extérieurs la distinguent de la nôtre : d’abord on n’y joue point sur les fonds publics, et les boursiers ou marchands, au lieu de se réunir dans une salle, se tiennent dans une cour à ciel ouvert ressemblant assez bien aux cortili des palais italiens. Des galeries couvertes à colonnes, à arcades et à panneaux blasonnés forment autour de cette cour une espèce de cloître dans lequel on peut se promener ou se réfugier en cas de mauvais temps. Les Anglais, même dans les œuvres d’art, ne perdent jamais de vue l’utilité. On a beaucoup ri de la statue du duc d’York, qui, debout au sommet d’une colonne près de Saint-James’s Park, porte un paratonnerre sur la tête. La Bourse de Londres, tout en affichant d’assez justes prétentions à la grandeur architecturale, n’a point non plus dédaigné la question des intérêts matériels. Presque tout l’extérieur du monument est occupé au rez-de-chaussée par des boutiques situées les unes à la suite des autres, et que divisent des piliers à chapiteaux corinthiens. Des bureaux de sociétés d’assurance sur la vie, contre l’incendie, contre les dangers de mer, remplissent, avec d’autres services, une grande partie du premier étage ; mais de toutes ces institutions la plus célèbre dans le monde entier est sans contredit Lloyd’s.

Et pourtant qu’est-ce que Lloyd’s ? Beaucoup parmi les Anglais eux-mêmes seraient assez embarrassés pour répondre à cette question. Le secrétaire de cette association[3] maritime m’a raconté avoir reçu plusieurs lettres d’affaires adressées à M. Lloyd. Or ce M. Lloyd est un mythe ; aucun des principaux membres ne porte aujourd’hui un tel nom. Encore mythe n’est-il pas le mot, c’est un souvenir que j’aurais dû dire. Il y eut en effet un Lloyd qui tenait un café dans Lombard-street, et chez qui se réunissaient les marchands de Londres intéressés dans les assurances maritimes. Quand mourut-il ? On n’en sait rien ; sa vie elle-même est à peu près ignorée. Il existe pourtant un poème intitulé the wealthy Shopkeeper or charitable Christian (le riche marchand ou le chrétien charitable), dans lequel il est fait allusion à son établissement. L’auteur inconnu de ce poème, publié en 1700 et dont on conserve précieusement un exemplaire dans la bibliothèque du Guildhall, parle de la manière dont un négociant de Londres employait alors sa journée, et ajoute qu’il ne manquait jamais « de se rendre chez Lloyd pour lire ses lettres et suivre les ventes. » On peut conclure de ce passage et de quelques autres documens que le café de Lloyd était un centre de réunion pour les gens de commerce aussi bien qu’un foyer de nouvelles, surtout de nouvelles maritimes. Richard Steel parle de cette maison dans son journal[4], et Addison, dans son Spectator, choisit également le même théâtre de faits, Lloyd’s coffee-house, pour y placer une des scènes de la vie de commerce au xviiie siècle. Avec le temps, cet ancien local ne répondit plus du tout au développement des affaires ; les marchands se transportèrent ailleurs, et, après avoir erré un peu dans Londres, ils finirent par greffer leurs réunions sur l’édifice de la Bourse. Le vrai Lloyd, on le voit, a fait beaucoup plus de bruit après sa mort que pendant sa vie. Il croyait n’avoir fondé qu’un obscur café, et il se trouve avoir par hasard attaché son nom à l’une des plus grandes institutions maritimes de l’Angleterre.

La Bourse de Londres a deux façades, l’une tournée vers l’ouest, qui est la principale, et l’autre au contraire plus modeste, qui, regardant vers l’est, le point opposé de l’horizon, porte le nom d’east front. Si l’on pénètre par cette dernière dans l’intérieur, on arrive aussitôt dans une petite cour qui a été ouverte par l’architecte pour donner de l’air et de la lumière à cette partie la plus massive de l’édifice. Sur la droite de cette cour se montre l’entrée des bureaux du Lloyd’s. Poussant une porte d’acajou à deux battans et à grandes vitres, on se trouve en face d’un escalier de pierre dont la structure fait l’admiration de quelques-uns, mais dont la hauteur est maudite par les courtiers d’assurance. Je fus introduit par le secrétaire du Lloyd’s dans les mystères de ce temple consacré à la navigation et au commerce. L’entrée est en quelque sorte gardée par deux statues de marbre, dont la meilleure est sans contredit celle de William Huskisson, un homme d’état qui a laissé les souvenirs les plus honorables dans la Cité. Que signifie cette tablette également en marbre blanc qui, scellée dans le mur et couverte d’une longue inscription, porte la date de 1841 ? C’est un monument ou comme disent les Anglais un memorial érigé par la compagnie en l’honneur du Times[5]. Franchissant alors une étroite enceinte faiblement défendue par une barrière en bois au milieu de laquelle trône dans sa loge une sorte d’huissier en robe rouge et galonné d’or, on se trouve dans un vestibule où grand nombre de marchands viennent tous les jours recueillir les nouvelles de mer.

Ce que certains artistes semblent avoir surtout méprisé dans la pratique du négoce est un genre de vie tranquille et bornée ; mais qu’en cela ils se trompent ! Combien Shakspeare, fils d’une nation de commerçans, a mieux compris le caractère de ceux qui se livrent aux grandes spéculations maritimes ! Avec quelle vérité dans le Marchand de Venise il nous peint les inquiétudes de cet homme dont l’esprit est ballotté sur l’océan, qui cueille un brin d’herbe à terre pour savoir d’où vient le vent, et qui, même le dimanche se rendant à l’église, ne voit guère dans l’édifice de pierre que l’image des rochers dangereux contre lesquels peut heurter le vaisseau portant ses soieries et ses épices ! Et pourtant le commerce était alors dans l’enfance. Les anxiétés du négociant s’étendent avec ses affaires jusqu’à ce qu’elles couvrent le monde. Le marchand anglais surtout, qui a tant de liens avec l’océan, ne saurait toujours dormir tranquille. Pour peu que se déchaînent pendant la nuit les rafales du sud-ouest, ce qui gronde à travers ses rêves est la ruine de sa maison et de sa famille. Encore s’il pouvait voir à distance le navire sur lequel il a hasardé ses meilleures livres sterling ! Le matin, il court du moins chez Lloyd’s, où affluent toutes les nouvelles. Rien dans ses traits ni dans sa démarche ne trahit la moindre émotion, il a l’art de plaquer sur sa figure un masque d’indifférence ; mais sous ce calme extérieur que de tempêtes ! Il s’adresse à lui-même mille questions : que dit le télégraphe ? quels navires ont touché les ports lointains ? quel est le nom de ceux qui sont arrivés en Angleterre ? À ces demandes et à bien d’autres encore il trouve une réponse écrite sur les murs du vestibule. Des listes et des avis encadrés donnent exactement le bulletin maritime du jour. Cependant voici venir le moment critique : cet homme dont la fortune est sur la mer n’a point encore consulté le livre des pertes (loss book), ou, comme on le nomme aussi, le livre noir (black book).

Le sombre volume est placé à part sur un haut pupitre, et chacun peut le consulter à son tour. Il est naturellement écrit à la main et contient jour par jour l’histoire des derniers naufrages dont on vient de recevoir la nouvelle. Le nombre des feuillets couverts par ces sinistres renseignemens varie beaucoup selon les saisons de l’année. Dans l’été et dans les temps calmes, une ou deux pages suffisent bien au bref récit des aventures tragiques arrivées sur la mer, tandis que l’hiver et à la suite des gros vents ce sont parfois jusqu’à douze feuilles de papier que noircit l’ensemble des pertes annoncées par le télégraphe durant la nuit. Le style de ces dépêches se fait remarquer par une concision plus terrible peut-être que toute l’éloquence humaine : le nom du vaisseau sombré, le lieu de sa destination, la nature de son chargement, les côtes en face desquelles il a disparu, voilà tout. C’est le laconisme de l’abîme : on dirait qu’on voit s’ouvrir et se refermer la lame. Sous chacune de ces lignes froides et taciturnes comme le destin, l’esprit devine de sombres drames. Combien de vies d’hommes sacrifiées ? C’est souvent ce dont le livre noir s’occupe le moins ; il s’agit avant tout de propriétés assurées contre les perfidies de la mer. Qui était l’assureur et qui a perdu ? Telle est la grande question. Aussi faut-il voir de quelle main inquiète et crispée certains spéculateurs retournent après un orage les feuillets de ce livre sibyllin.

On se demande naturellement pourquoi Lloyd’s possède avant tout autre les nouvelles maritimes. Il faut savoir, pour l’explication du fait, que cette association a des agens dans toutes les parties du monde et dans tous les ports de l’Océan ou de la Méditerranée. Ces agens sont tantôt de riches négocians, tantôt des consuls, qui se trouvent à même par leur position de connaître tous les accidens arrivés sur toutes les eaux navigables, et qui télégraphient à l’instant même le résultat de leurs enquêtes. Lorsque je débarquai, il y a trois ans, dans ce groupe de rochers perdu au sein de la mer et qu’on appelle les îles Scilly, une seule circonstance me rappela Londres, c’est le nom de Lloyd’s inscrit en lettres de cuivre sur la porte d’une des moins pauvres maisons. J’aurais pu aller beaucoup plus loin, dans des îles encore bien autrement sauvages de l’ancien ou du Nouveau-Monde, et là, au bout de la terre, pourvu qu’il y eût une ville quelconque et un port, j’aurais trouvé un agent de la société anglaise. On comprendra maintenant la définition que donnait de Lloyd’s un marchand de la Cité : « C’est, disait-il, une araignée située au centre d’un réseau qui couvre les mers, et dont les vaisseaux naufragés sont les mouches mortes. »

L’établissement fournit en général aux journaux anglais les nouvelles qui concernent la navigation. De plus, il publie lui-même une feuille quotidienne bien connue sous le nom de Lloyd’s list. Cette gazette maritime est très ancienne, car on possède un numéro daté du 7 juin 1745, alors que Lloyd’s n’était encore qu’un café où s’assemblaient les marchands[6]. Pour quiconque est étranger aux affaires maritimes, Lloyd’s list présente naturellement peu d’intérêt ; c’est, comme l’indique le titre, une liste des navires arrivés dans chaque port de l’Océan ou de la Méditerranée ; mais il en est tout autrement pour ceux dont la fortune flotte à la merci des vagues. Quelques observations recueillies en mer par des témoins authentiques et rapportées en deux ou trois lignes avertissent souvent le spéculateur de se tenir sur ses gardes. Tel vaisseau, par exemple, annonce avoir rencontré des bancs de glace en vue du cap Horn. Ces fantômes blancs qui menacent sur mer les navires ne manqueront point à coup sûr de hanter l’esprit du commerçant. De tels avis exercent en outre une influence sur le marché toutes les fois qu’il s’agit d’assurer à Londres quelque cargaison destinée à traverser les mêmes parages. C’est le cas de dire avec les Anglais que, grâce à ces messages, les accidens de mer « envoient en quelque sorte leur ombre devant eux. »

Les assurances maritimes forment le principal objet de l’institution. L’usage de se garantir par des combinaisons plus ou moins savantes contre les périls des eaux et des vents remonte sans aucun doute à une époque très ancienne. À peine la navigation eut-elle étendu ses conquêtes que les hommes intéressés dans les diverses entreprises de la marine marchande comprirent le besoin de diviser entre eux les risques et les pertes, en un mot de s’associer contre les colères de l’Océan. On n’a point de données très certaines sur l’origine des assurances maritimes en Angleterre ; mais on sait positivement que de telles transactions se pratiquaient dans l’ancien café de Lloyd. Ce genre d’affaires en se développant se dégagea peu à peu d’autres branches accessoires, et, lorsque la réunion des négocians de la Cité quitta son local primitif, elle prit décidément un caractère de protection contre les dangers qu’affrontaient les navires et les marchandises confiées aux flots inconstans. Et pourtant, qu’on y prenne garde, Lloyd’s n’est point du tout, ainsi qu’on l’écrit trop souvent, une compagnie d’assurances maritimes. Si Lloyd’s n’est point une compagnie, qu’est-ce donc ? C’est une confrérie de marchands, d’armateurs, de banquiers et autres capitalistes réunis dans le même local pour favoriser le développement de la navigation et du commerce, mais surtout pour sauvegarder la propriété maritime contre la trahison des élémens. Les Anglais font une très grande différence entre une société et une association : l’une enchaîne l’autonomie de ses membres tandis que l’autre laisse à chacun la liberté d’agir comme il l’entend, et c’est souvent ce dernier système qu’ils préfèrent. Le caractère de telles sociétés n’est-il point en effet l’unité d’action ? Fondées le plus souvent par des actionnaires qui partagent entre eux les bénéfices, elles représentent un groupe d’intérêts communs, confiés aux mains d’un directeur ou d’un agent responsable. Rien de tout cela n’existe chez Lloyd’s ; ici les hommes rassemblés dans la même salle ne se trouvent nullement rattachés entre eux par la solidarité des mêmes intérêts, ils agissent au contraire pour leur propre compte et à leurs risques et périls. Chacun d’eux ne se gouverne que par ses lumières, ne consulte que lui-même, et mesure la valeur de son capital à l’étendue des affaires qu’il entreprend. Lloyd’s repose ainsi sur le principe auquel nos voisins attribuent la grandeur et la prospérité de leur commerce, l’individualité dans l’union. Le marchand de la Cité ne voudrait pour rien au monde d’une protection qui imposerait des sacrifices à son esprit d’initiative. Tout en s’appuyant au besoin sur les autres, c’est toujours sur ses propres forces qu’il compte. Au reste, si l’on tient à juger par soi-même de ce système, qui, sans privilège et sans garantie de l’état, a élevé si haut chez nos voisins le mécanisme des assurances maritimes, on n’a qu’à entrer dans la grande salle qui fait face au vestibule, et qui est connue sous le nom d’underwriters’ room[7].

Quel grave tumulte! quel mouvement! On dirait que la mer, dont s’occupent ici toutes les têtes, a communiqué son agitation et ses bourrasques au monde des affaires. Le flot des nouvelles, des transactions, des pourparlers, roule d’un bout à l’autre de la salle avec un sourd mugissement. Cette salle est elle-même grande et bien construite; le plafond, richement décoré, s’appuie sur deux rangs de colonnes en scagliola. De distance en distance, des écussons blasonnés aux armes de Lloyd’s, — une ancre d’or sur fond d’azur, — se détachent en relief à peu de distance de la corniche. Des tables d’acajou, qui se succèdent assez rapprochées les unes des autres dans toute la longueur de la salle (cent pieds) et entourées de sièges, servent de bureaux pour recevoir les underwriters ou leurs commis. Le personnel qui va et vient dans cette enceinte se compose d’ailleurs de deux élémens bien distincts : d’abord les assureurs de vaisseaux et ensuite les courtiers d’assurances maritimes, insurance brokers. En principe, tout le monde peut se présenter chez Lloyd’s et traiter directement avec les underwriters (assureurs); mais en fait il est assez rare que les choses se passent ainsi. Un négociant, par exemple, veut-il assurer une certaine qualité de marchandises qu’il envoie en mer, ce n’est point le premier venu dans la salle qui se chargera de traiter pour cette branche particulière de commerce. A qui donc s’adressera-t-il au sein d’une foule serrée, empressée, ballottée çà et là par la vague mouvante des affaires? Pendant le temps qu’il cherche un assureur, ses marchandises peuvent être chargées sur le navire en partance et même coulées au fond de la mer. Le commerçant trouve donc plus avantageux de s’adresser à un courtier qui, connaissant bien la place, lui évite beaucoup de démarches inutiles moyennant une légère commission. Le broker, ce lien entre l’assureur et l’assuré, est vraiment celui qui, par la nature de ses services, donne la vie au marché. Il est partout à la fois, traite avec tout le monde, et, comme ces oiseaux dont les cris semblent exciter les eaux de la mer, il s’agite pour agiter les autres[8]. Ce n’est point toujours une vie couleur de rose que celle d’un underwriter. Il est riche, c’est vrai, et le plus souvent il s’enrichit encore tous les jours; mais combien de nuages s’amassent d’un instant à l’autre dans l’horizon de ses rêves et de ses entreprises! N’oublions pas qu’il tient la partie contre un terrible joueur, l’océan. Il ne peut dominer le hasard qu’à force de prudence et de calculs; aussi n’a-t-il rien négligé pour élever les conjectures à l’état de science. L’âge du vaisseau et la manière dont il est construit, le genre de marchandises dont il est chargé, la partie du monde vers laquelle il dirige son prochain voyage, l’expérience et le caractère du capitaine qui le commande, tels sont autant d’élémens de prévision que ne néglige jamais un habile underwriter dans l’évaluation d’une assurance maritime. L’état de l’atmosphère doit aussi être consulté. Les habitués de Lloyd’s ont en conséquence devant les yeux deux merveilleux instrumens, — un baromètre et un anémomètre, — qui inscrivent eux-mêmes les résultats obtenus. L’anémomètre surtout, ouvrage d’Osier, étant doué d’un mouvement automatique, marque au crayon sur un papier la force et la direction du vent à toutes les heures du jour et de la nuit. Dans la saison des orages, cette main invisible qui trace des caractères mystérieux sur le mur de la salle des underwriters reporte assez bien l’imagination au festin de Balthazar, car elle aussi écrit souvent à sa manière les sombres arrêts du destin, d’où naissent la ruine et le désastre des affaires. Quoi qu’il en soit, ces hommes dont la fortune tourne au vent ne sauraient mépriser les avertissemens de la girouette; ce sont, comme ils disent, autant d’indices ce dont ils doivent tirer les conclusions. » Pourquoi la météorologie n’est-elle point une science plus avancée ? Les underwriters lui demanderaient bien d’autres conseils ; même dans l’état présent des connaissances, ils cherchent à suivre, au moyen de règles et de calculs plus ou moins certains, la marche des ouragans sur les mers lointaines. Le grand art serait de deviner par le temps qu’il fait à Londres celui qu’il doit faire dans les latitudes où flottent les navires assurés. Quoique les underwriters soient, — du moins sous ce rapport, — les philosophes du temps, je ne crois point que leur science s’étende encore jusque-là; mais je ne serais point étonné si les efforts intéressés de la spéculation dérobaient un jour ou l’autre quelque nouveau secret à la nature, en contribuant à appeler sur cet ordre de faits ténébreux l’étude des lois de l’atmosphère et les observations des météorologistes.

Les assurances maritimes peuvent d’ailleurs se diviser en deux groupes. Les unes, régulières, méthodiques, fondées sur le calcul des probabilités, sont celles qui se pratiquent dans les cas ordinaires ; les autres au contraire, plus ou moins aléatoires, ont besoin, pour naître et se développer, du concours de certaines circonstances mystérieuses. Il arrive par exemple qu’un navire n’ait point atteint dans le temps voulu le port pour lequel il était destiné, d’autres vaisseaux ayant traversé les mêmes eaux que lui ne l’ont point aperçu en mer ; qu’est-il devenu ? Certes il y a lieu de concevoir des inquiétudes, et pourtant d’un autre côté rien ne prouve absolument qu’il ait fait naufrage. Il se peut que ce bâtiment dont le sort est inconnu ouvre libre carrière à de nouvelles transactions. Il y a presque toujours des hommes assez téméraires pour hasarder sur un tel vaisseau des sommes considérables en vue d’un gain plus grand encore, si ce navire aujourd’hui perdu vient jamais à se retrouver. Dans de pareilles conditions, l’assurance est une loterie ; on joue sur une ombre, sur le nom d’une chose qui est peut-être déjà la proie de l’abîme. Il y a quelques années, un bateau à vapeur donna particulièrement lieu à ce genre d’affaires douteuses : c’était le Président, autour duquel planait depuis plusieurs semaines un silence de mauvais augure. Jusqu’au dernier moment, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’on eût perdu tout espoir, ce bâtiment flottait encore à pleines voiles chez Lloyd’s sur l’océan de la spéculation et des péripéties financières. Moyennant une prime très élevée, on assurait dans la salle des underwriters les risques de celui qui par malheur ne risquait plus rien. De pareils faits se renouvellent tous les jours, et de larges sommes d’argent vont s’engloutir dans ce jeu de la mer et du hasard.

Il ne faudrait pourtant point confondre le mal avec le bien, et juger de l’arbre tout entier par une branche véreuse. Le système des assurances maritimes rend au commerce et à la navigation des services reconnus de tout le monde. Quelle est la fortune individuelle capable de lutter contre les tempêtes? Si l’esprit d’aventure et d’entreprise commerciale eût été laissé à ses propres forces, il aurait sans doute abandonné depuis longtemps un champ semé de tant de ruines. Appuyé sur l’association des efforts et sur la division des risques, il peut au contraire braver le plus destructeur des élémens et disputer la victoire au hasard. Aussi tout vaisseau et toute cargaison confiée au sein de la mer sont-ils assurés d’avance, tantôt pour une petite somme, tantôt au contraire, selon la valeur du bâtiment et des marchandises, pour un prix extrêmement élevé. Ainsi que toutes les réunions de capitalistes, Lloyd’s a ses célébrités. Un des hommes qui dans ces derniers temps appelait le plus l’attention par la hardiesse et l’étendue de ses contrats en matière d’assurances maritimes, c’était M. Richard Thornton, un marchand de la Cité, qui est mort il y a un ou deux ans, laissant après lui une fortune de 3,700,000 liv. sterl. (92,500,000 francs).

Richard Thornton, né en 1776, avait commencé sa carrière commerciale durant les guerres du premier empire, — alors que la Grande-Bretagne se trouvait exclue de tous les marchés de l’Europe. D’accord avec un associé (son frère), il résolut de lutter par le courage et la ruse contre le blocus continental. Une division de l’armée française sous les ordres du général Rapp fermait alors Dantzig à la marine anglaise, et de même tous les ports au nord de l’Allemagne étaient sévèrement gardés. Ces dispositions stratégiques n’intimidèrent nullement les deux marchands et armateurs de la Cité de Londres. Ils jurèrent de passer avec leurs denrées à travers les mailles du réseau de fer. Richard Thornton entrait un jour sur un de ses navires dans la Baltique, lorsqu’il rencontra un vaisseau de guerre danois qui lui ordonna de se rendre. Le bâtiment de commerce anglais était armé de quelques pièces d’artillerie, et il répondit à cette sommation par une vigoureuse canonnade qui mit en fuite l’agent de la politique française. En 1810, l’amirauté avait besoin de chanvre pour les voiles et les cordages de la flotte : il n’y avait guère que Saint-Pétersbourg où l’on pût se procurer cette matière brute en grande quantité ; mais tous les marchands anglais s’étaient alors sauvés ou avaient été chassés de la capitale de l’empire russe. Thornton, à ses risques et périls, se chargea de cette mission difficile. Il débarqua sans bruit à Memel, et parvint, en dépit de tous les obstacles, à envoyer par mer dans son pays plusieurs millions de balles de chanvre pour refaire les ailes des vaisseaux. On pense bien qu’il fut magnifiquement récompensé pour un tel service. Cependant certains signes avant-coureurs annonçaient le déclin de l’empire fondé par Napoléon. De quel œil attentif l’obscur marchand de la Cité suivait ces présages ! Le premier en 1812, il apprit à Londres la déroute de Moscou ; la nouvelle lui arriva par son frère, qui était alors en Russie, et cela trois jours avant que les ministres et les négocians anglais ne fussent instruits de l’événement. Il en profita pour gagner plus de 200,000 liv. sterl. (5,000,000 fr.). Dès que les mers furent rouvertes en 1815, Richard Thornton chercha de nouvelles perspectives à sa fortune. Vers 1830, ses regards se dirigèrent du côté de la péninsule. Jugeant que le système de dom Miguel en Portugal était frappé de vertige et que les entreprises des carlistes ne réussiraient point en Espagne, il crut faire une bonne affaire en souscrivant (c’est le terme de commerce) la chute de ces deux anciennes dynasties. Il avança donc des sommes considérables pour entasser des provisions de guerre dans les Açores, et lorsque l’armée de dom Pedro entra en campagne, il se chargea de payer, d’équiper et de nourrir les soldats. On sait comment cette guerre se termina heureusement pour Richard Thornton et pour la fille de dom Pedro en 1834. À peine avait-il liquidé les affaires du Portugal qu’il lui fallut défendre de son or une autre jeune infante contre un autre prétendant. On assure que Thornton fut alors créancier de l’Espagne pour la somme de 2 millions de livres sterling (50 millions de francs).

Ce marchand qui faisait des reines était chez Lloyd’s membre de l’association des underwriters depuis 1798. Tous le regardaient comme le lion de l’endroit, et de même que le noble animal confiant dans sa force dédaigne certaines précautions dont s’environnent ses rivaux, il avait une manière souveraine et tout à lui de traiter les affaires. Tandis que les autres assureurs divisent ordinairement entre eux la responsabilité des risques, de manière que la perte d’un navire ou d’une cargaison tombe, en cas de malheur, non sur un seul, mais sur une vingtaine ou une trentaine d’individus solidaires, Richard Thornton au contraire, un contre tous, acceptait, le front levé, des hasards à faire trembler la fortune d’un roi. Le secrétaire de Lloyd’s me racontait l’avoir vu s’engager un jour avec le plus grand sang-froid pour 200,000 liv. sterl. dans une seule ligne d’écriture. Avant la dernière guerre entre son pays et la Russie, il assurait de temps en temps sur ses propres ressources toute une frégate à vapeur construite dans les chantiers anglais pour le compte du gouvernement moscovite. Un jour qu’un ami s’effrayait de la hardiesse d’un marché semblable conclu avec une autre puissance étrangère : « Oh! répliqua Thornton, s’ils perdent le vaisseau de guerre que je viens d’assurer, j’ai assez dans mon portefeuille pour les payer avec leurs propres billets. »

Quoique ce marchand de la Cité de Londres fût à coup sûr une exception, on peut juger par un tel exemple de la fortune de certains négocians anglais et de l’influence qu’ils exercent dans le monde. Or il n’est guère un de ces riches nababs du commerce qui ne tienne à Lloyd’s par des liens plus ou moins intimes. Qui ne devine dès lors ce qu’un tel concours de capitaux et de renommées apporte de valeur à l’association? La régularité avec laquelle les underwriters font honneur à leurs engagemens est proverbiale. À peine les preuves matérielles d’une perte ou d’un naufrage sont-elles fournies à l’assureur, que les comptes sont aussitôt réglés, et un mois après l’assuré reçoit son argent. Cette promesse, comme on dit, vaut un billet de banque. La confiance et la sécurité étant l’âme de ces sortes d’affaires, on comprend que Lloyd’s soit devenu le centre des assurances maritimes. De grandes compagnies très florissantes, appuyées sur de nombreux actionnaires, se rattachent elles-mêmes à ce tronc, dont les branches s’étendent sur toutes les entreprises de la navigation et protègent le commerce anglais contre les banqueroutes de l’océan.

Outre la salle des underwriters, l’établissement renferme des parties intéressantes. Autour d’une chambre revêtue de boiseries règne une galerie suspendue à laquelle on monte par un escalier, et dont les panneaux sont couverts de cartes marines fixées à des rouleaux mobiles et dressées avec un soin merveilleux. A côté, dans une autre chambre basse, est une bibliothèque d’atlas, dont plusieurs ont été offerts à l’association par les divers gouvernemens de l’Europe. L’un de ces gros volumes, magnifiquement reliés, est un ancien cadeau du roi Louis-Philippe : on me le montra comme un souvenir de mon pays. La salle de lecture, reading room, longue de quatre-vingts pieds, occupe, en face de l’entrée principale de Lloyd’s, une partie de l’aile septentrionale de la Bourse. Là figurent des liasses de journaux, de gazettes maritimes, de lettres de commerce classées par ordre de nations et de contrées. Voici l’Inde, la Chine, l’Australie, le Canada. Ces deux grandes tables circulaires, toutes chargées de papiers, représentent en effet les deux mondes avec leurs divisions politiques. Grâce à cet arrangement, le lecteur peut embrasser d’un coup d’œil l’état du commerce dans toutes les parties de la terre. Les innombrables fils du vaste réseau d’affaires qui couvrent les mers et les continens viennent ainsi se réunir en quelque sorte sous la main des habitués de Lloyd’s. Comment une telle institution, dont les dépenses s’élèvent à près de 10,000 livres sterling (250,000 fr.) par an, et qui ne prélève rien sur les gains de ses membres, peut-elle se soutenir? Pour répondre à cette question il suffira d’indiquer la principale source de ses revenus.

Lloyd’s vit surtout de souscriptions, et chacun des membres de l’association contribue, selon certaines règles, à la prospérité de l’établissement[9]. Les assureurs, qui supportent la plus lourde charge, sont en même temps ceux dont le caractère et la responsabilité exigent le plus de garanties. Aussi, pour être reçu underwriter, faut-il une recommandation signée par six membres de la confrérie. On saisira tout de suite l’importance d’un tel contrôle, si l’on songe que Lloyd’s, cet être de raison, ce mythe commercial, doit surtout sa réputation et son succès à l’intégrité des hommes qui le représentent en chair et en os. C’est la sévérité présidant au choix des associés qui fait ici la confiance du public. N’oublions point qu’il n’existe entre les underwriters aucune responsabilité matérielle, que chacun d’eux agit à ses risques et périls avec ses propres ressources ou avec celles de la compagnie d’assurances maritimes à laquelle il appartient, et que par conséquent les différentes parties du système ne se trouvent vraiment rattachées entre elles que par un lien moral. Les affaires de l’association sont gérées par un comité de douze membres, et l’un d’entre eux remplit les fonctions de président, chairman. Le comité choisit d’ordinaire pour son chef un grand marchand de Londres ayant un siège au parlement et occupant dans le monde une position éminente. Le personnel actif de l’établissement se compose ensuite de commis, de messagers et d’une certaine classe d’employés qu’on désigne sous le nom assez étrange de waiters (garçons), en souvenir du temps, il y a tout lieu de le croire, où Lloyd’s était un café. Grâce aux souscriptions et à quelques autres branches de revenu, cette association d’assureurs maritimes est extrêmement riche. Elle emploie une partie des fonds qui lui restent à soulager certaines souffrances causées par les désastres de mer, à défendre les matelots anglais contre les insultes des nations barbares, et surtout à récompenser ceux qui se distinguent en sauvant la vie des naufragés.

Établissement unique dans le monde, Lloyd’s nous représente bien tout ce que les ressources d’une grande nation commerçante peuvent fournir d’encouragement et de sécurité à la navigation. Et pourtant cette influence des capitaux serait encore peu de chose sans le concours des braves marins anglais. N’est-ce point sur eux que doit maintenant se porter notre attention? Nous étudierons d’abord le matelot à terre. Quel genre de vie mène-t-il dans les grandes villes, lorsque, sorti de son élément, il attend soit que son vaisseau retourne en mer, soit qu’un autre navire l’emploie à bord et le rejette sur l’océan, sa véritable patrie?


II.

À peine un bâtiment revenu d’un long voyage et remontant la Tamise est-il arrivé à la hauteur de Gravesend qu’il se voit bientôt assailli par toute sorte d’offres de service. Montés pour la plupart sur des barques, des hommes à mine suspecte, mais cachant leurs desseins sous un air de franchise et de cordialité joviale, invitent de mille façons les marins de l’équipage à descendre chez eux. Cette meute bruyante et âpre à la curée se compose tantôt des logeurs eux-mêmes, bien connus dans le jargon maritime sous le nom de crimps, tantôt de leurs émissaires, qu’on appelle dans le même argot touters, et qui reçoivent un droit de tant pour 100 sur chaque tête de matelot qu’ils procurent aux maisons garnies du dernier ordre, low lodging houses[10]. Le pauvre Jack (c’est, on s’en souvient, le nom conventionnel du marin) ne sait plus à qui entendre au milieu du tumulte, et il faut dire que sa candeur proverbiale l’expose à tomber dans plus d’un genre de pièges. Qu’on se mette d’ailleurs à sa place : plusieurs d’entre les hommes de l’équipage entrent dans le port de Londres pour la première fois, et ils ne rencontrent en arrivant ni un ami pour leur souhaiter la bienvenue ni un guide pour les diriger. Je me trompe, ils trouvent, du moins en apparence, beaucoup d’amis ; mais le moyen de reconnaître les véritables intentions de ceux qui les entourent ? N’oublions pas en outre que la vie de mer les a depuis bien longtemps séparés du commerce des hommes vivant en société. À terre, le matelot se sent étranger : celui qui naguère protégeait les autres contre la tempête ne sait plus du tout se défendre lui-même contre un perfide sourire ou contre les mensonges d’une langue dorée. Simple et sans artifice, comment s’étonner qu’il devienne souvent la victime de la ruse, et que ces loups de mer soient tondus à terre comme des moutons ? Quelques-uns, il est vrai, ont déjà visité le port de Londres ; ils savent par expérience à quels dangers ils y sont exposés ; leur colère s’est même exhalée plus d’une fois en une bourrasque de gros mots contre « les requins de terre, » c’est ainsi que le marin anglais appelle les maîtres des logemens garnis. En dépit de ces déceptions, Jack est crédule et peut-être aussi trop confiant en lui-même : déjà trompé naguère, il comprend à peine qu’on puisse jouer de nouveau avec sa bonne foi. Et puis après tout il n’y tient pas ; au besoin ne donne-t-il point sa vie ? Pourquoi donc marchanderait-il tant sa bourse ? Il sait bien qu’il sera mangé (c’est son mot) par la dent des sharks (requins) ; mais souvent il a donné sa parole lors d’un premier voyage, et il reprend avec un grand sang-froid le chemin de ces mêmes antres dont il connaît les embûches.

Le quartier des marins à Londres est assez limité. C’est à Wapping et dans le voisinage des docks que se concentrent surtout les cabarets destinés à les recevoir. Les propriétaires de ces établissemens connaissent bien le caractère du matelot anglais, et ils le prennent par son faible. Ce qui réjouit à terre le cœur de Jack, ce sont les armes de sa profession. Une boutique à la vitrine de laquelle on aperçoit un modèle de navire avec les voiles et les agrès est à peu près certaine de sa clientèle : elle aura pour elle tous les marins du district. Sachant combien le navigateur est sensible à tout ce qui lui rappelle la mer, les maîtres des logemens garnis n’ont point négligé ce détail de mœurs, et cherchent par tous les moyens à l’exploiter au profit de leurs intérêts. De là ces maisons surmontées d’un mât chargé de cordages : si l’on y ajoute un canon, c’est encore mieux ; mais le grand art est de peindre sur les murs extérieurs les pavillons des diverses puissances maritimes avec leurs emblèmes et leurs couleurs. Tout national qu’il est, Jack a l’humeur cosmopolite, et il veut qu’on rende justice à tout le monde. Certes, en dépit de telles enseignes qui flattent l’amour-propre du marin, beaucoup de ces masures situées dans de sombres allées et garnies de vitres obscures ressemblent plutôt à des coupe-gorge qu’à des lieux de plaisir. Tels sont pourtant les caravansérails du matelot anglais. En y regardant de près, on finit par découvrir le genre de séductions qui l’attirent dans des endroits où l’on en veut à sa bourse, à sa santé, quelquefois même à son honneur. Très souvent de pareilles souricières sortent d’étranges accords, le son éraillé d’un violon criard ou la voix d’une chanteuse enrouée. Que voulez-vous ? Jack a un goût pour tout ce qui ressemble de près ou de loin à la musique. D’autres fois se tient sur le seuil de la porte une sirène crasseuse donnant raison au proverbe : « l’eau salée ne lave point, » et follement revêtue d’oripeaux fanés. La danse, la boisson et le tabac, tels sont pour le marin les charmes de cet eldorado enfumé où il lui arrive de dépenser en une semaine le gain d’une année. Naturellement généreux, il met souvent un peu de bravade dans ses libéralités excessives ; s’il jette son argent au vent, c’est pour montrer qu’il est riche et que la mer paie bien. Le marin anglais se fait respecter des honnêtes gens par ses vertus, mais dans le monde qu’il fréquente on l’aime surtout pour ses défauts, tels que l’insouciance et la prodigalité. Hélas ! il ne tarde guère à payer bien cher l’innocent plaisir d’humilier par ses largesses le land-lubber[11], et de lui prouver que c’est sur les eaux qu’on trouve la toison d’or. Au bout de quelques jours, sa bourse de peau de phoque se trouve à sec. C’est le moment que guette « le requin de terre » pour s’emparer tout à fait du matelot.

Le marin qui a de l’argent est une bonne capture ; mais que le marin sans argent est une bien autre proie ! C’est ce dernier que le crimp s’efforce surtout d’attirer dans ses filets. Il lui avance alors de petites sommes sur lesquelles il commence par retenir un intérêt de 18 deniers pour chaque livre sterling. Après une longue traversée, Jack a naturellement besoin de renouveler ses vieux habits, tachés d’eau de mer et de goudron : son ami u le requin » se charge de l’accoutrer, et s’entend pour cela avec un fripier maritime bien connu sous le nom de slop-dealer. On lui fournit ainsi des bardes et tout ce qu’il peut désirer à 50 pour 100 au-dessus du cours. Ce qu’il y a encore de plus grave dans de tels marchés ruineux, c’est que le matelot y engage sa liberté. En échange de ses prétendus services, le crimp lui achète par un contrat ses gains futurs. Le pauvre diable endetté mange et boit désormais à la table du maître sa propre servitude. Après un court enivrement de plaisirs grossiers, il ne tarde pas en effet à reconnaître qu’il s’est vendu corps et âme. Dans certains cas, le logeur peut s’entendre avec un capitaine aussi peu scrupuleux que lui-même et enrôler à vil prix le matelot pour une longue traversée. Il reçoit alors des deux mains : d’un côté il touche une récompense de la part du patron du vaisseau marchand, et de l’autre le salaire des hommes dont il est le créancier. On raconte à ce propos plus d’une histoire, un peu ancienne, il est vrai, de marins enlevés pendant le sommeil de l’ivresse et transportés la nuit à bord de navires qui devaient partir le lendemain au point du jour. La vérité est qu’une fois tombé dans les griffes de l’usurier le matelot ne s’appartient plus : sous une forme ou sous une autre, il laisse toujours un peu de sa dignité d’homme au fond des pièges qu’on lui tend, heureux encore quand on n’abuse pas de son innocence pour l’exposer à toute la rigueur des lois !

Certes le Tar[12] (c’est un autre surnom du marin britannique) porte très haut le sentiment de l’honneur. On en jugera par un fait. Il y a quelques années entrait dans une des boutiques de Glasgow un jeune et vif matelot qui adressa la parole à un homme grave debout derrière le comptoir. « Me reconnaissez-vous? lui demanda-t-il en le regardant bien en face. — Non, répondit le marchand après avoir examiné les traits du nouveau-venu. — Eh bien ! reprit gaîment le jeune homme en veste bleue, je suis le même qui, il y a trois ans, se trouvant par hasard dans votre boutique et collant un timbre-poste sur une lettre, poussa involontairement du coude un des carreaux de votre devanture qui se brisa. C’est précisément celui-ci (et il indiqua du doigt une des vitres qui avait été remplacée). Je n’avais point alors d’argent, pas un denier de reste dans ma poche; je venais de dépenser le dernier penny pour écrire à ma mère. Toutefois je vous promis alors de vous payer à mon retour. Depuis ce temps-là, j’ai voyagé dans les Indes, en Chine, mais je n’ai point oublié ma dette. » En même temps il jeta sur le comptoir un souverain, reçut la monnaie qui lui revenait, toute déduction faite, et sortit le cœur plus léger. De telles preuves de délicatesse ne sont point rares de la part du matelot britannique, et pourtant le même homme qui ne dort point tranquille, s’il a sur la conscience un shilling appartenant à un autre sera quelquefois capable déjouer un mauvais tour à un capitaine de la marine marchande contre lequel on sait habilement exciter ses préventions. Il connaît assez bien les lois de la morale universelle ; quant au code des obligations commerciales et des contrats privés, c’est pour lui un livre obscur. Rien n’est alors plus facile que de donner le change sur certains points à sa probité naturelle. Il arrive trop souvent que le crimp persuade à ses victimes de rompre un engagement signé avec un des vaisseaux du port et de s’enrôler clandestinement dans un autre dont il espère pour lui-même des avantages illicites. Si en pareil cas les tribunaux interviennent, c’est naturellement Jack qu’on poursuit et non celui qui lui a donné de perfides conseils.

On comprendra encore mieux à quelle sorte de dangers se trouve exposé dans les grandes villes le matelot anglais, si l’on parvient à bien saisir quelques autres traits de son caractère. Les sentimens chevaleresques, bannis de la surface de la terre depuis la fin des âges héroïques, semblent s’être réfugiés sur les grandes eaux : ils revivent dans le cœur du marin. Champion du sexe faible, le Tar le défend du poing, sinon de la lance, dans toutes les occasions où il le croit maltraité. Jamais une femme dans l’embarras n’a réclamé en vain ses services. On l’a vu se dépouiller en plein hiver de sa grosse veste de drap pour couvrir dans un wagon une mère entourée de ses enfans, et réchauffer les petits doigts rouges des innocens transis entre ses mains endurcies par les cordages. Une Anglaise qui voyageait par la mauvaise saison avec très peu d’argent et une nombreuse famille raconte avoir été en quelque sorte sauvée par un marin qui prit soin d’elle et de sa couvée avec un désintéressement digne des anciens preux. Et comme elle lui demandait le nom de son bienfaiteur : « Bah! dit-il, lorsque vous entendrez rugir l’aquilon et que vous verrez briller l’éclair, vous penserez à Jack qui sera sans doute alors sur les vagues. » Malheureusement cet instinct généreux entraîne quelquefois le matelot anglais dans de curieuses erreurs. En voici un exemple. Un marin qui venait de recevoir sa paie et de traiter ses amis passait la nuit dans une rue, quand une femme lui déroba sa montre et sa bourse. L’ayant saisie sur le fait, il remit la voleuse entre les mains d’un agent de l’autorité qui la conduisit à la station de police. Chemin faisant, les pleurs et les cris de cette femme attendrirent tellement le pauvre loup de mer qu’il pria chaudement le policeman de rendre la liberté à cette malheureuse. Sourd à de telles instances et même à une offre d’argent, le gardien de la ville refusa de trahir son devoir ; mais, touché lui-même de l’émotion du marin, il l’avertit charitablement que selon la loi anglaise la détenue serait délivrée le lendemain matin, si nul ne paraissait contre elle devant le magistrat. C’était du moins une consolation, et pourtant Jack avait toujours sur le cœur d’avoir fait de la peine à une femme. Il se mit donc à rôder toute la nuit autour de la station de police, regardant une certaine fenêtre grillée de barreaux de fer et prêtant l’oreille avec remords aux sanglots de la prisonnière, qui était là par la faute d’un marin anglais. Enfin l’aube parut. Le magistrat ne tarda guère à prendre son siège, et les personnes arrêtées durant la nuit furent amenées une à une devant son tribunal. Il ne restait plus qu’une femme à interroger, et comme aucun plaignant ne vint déposer contre elle, elle fut mise en liberté. Cependant Jack l’attendait à la porte un papier à la main : c’était une dispense de bans (marriage licence) qu’il avait envoyé chercher lui-même à Doctor’s Commons, l’endroit où se délivrent ces sortes d’actes. Ils se rendirent aussitôt à l’église, où le marin raconta naïvement au ministre les motifs de sa prompte et bizarre résolution. « Il avait, disait-il, un cauchemar sur la conscience, et il voulait épouser cette femme parce qu’il avait été la cause de ses chagrins… » Le clergyman essaya vainement de le détourner d’une entreprise si aventureuse, ils furent mariés, et le lendemain Jack repartait sur mer pour un autre voyage. Qui ne devine pourtant les suites d’une pareille union ? Trois années ne s’étaient point écoulées depuis la cérémonie, lorsqu’un beau jour le clerc de la même église vit venir à lui un homme pâle et triste dans lequel il ne tarda point à reconnaître l’ancien adorateur du beau sexe éploré. Le marin venait alors proposer de verser deux fois la somme qu’il avait payée pour la dispense de bans, « si l’on voulait seulement le démarier. »

On comprend aisément le parti que peuvent tirer de vils spéculateurs d’une telle disposition à l’enthousiasme. Le matelot anglais à terre est entouré de harpies auxquelles il prête volontiers dans son imagination les traits de victimes persécutées. Ce n’est certes ni le bon sens ni l’intelligence qui lui manquent, c’est la pratique de la vie. Sa carte marine ne lui a rien appris des écueils qui existent dans les grandes villes. Géant dans la bataille avec les élémens, il ne sait pas plus se conduire qu’un enfant au milieu des intrigues de la société. Ces dragons de l’océan (et on en rit autour d’eux) mordent ainsi que des goujons d’eau douce aux amorces les plus grossières. Et ce ne sont pas seulement les marins britanniques dont on surprend à Londres la bonne foi ; ceux des autres pays sont encore plus maltraités. Il existe dans Wapping des requins de plus d’une couleur. L’un d’eux, qui est noir, a pour industrie d’attirer chez lui et de dévorer les matelots de la race africaine.

Ces faits étaient connus depuis longtemps, et tous les moralistes anglais déploraient un tel état de choses, lorsqu’en 1827 trois capitaines de la marine de l’état, Gambier, Elliot et Justice, résolurent de mettre un terme à de si odieuses pratiques. Un théâtre de Wapping, Brunswick theatre, venait justement à cette époque de s’écrouler et d’engloutir sous ses ruines un assez grand nombre de personnes. Il était situé dans le voisinage des docks de Londres, et l’emplacement parut favorable aux auteurs du projet de réforme. Avec leurs propres ressources et celles de quelques amis, ils achetèrent le terrain et les anciens matériaux pour bâtir sur les lieux une maison destinée à loger les marins durant leur séjour dans la métropole. Le capitaine Elliot abandonna tous les avantages que pouvaient lui offrir la naissance, l’éducation et sa position dans le monde, pour s’enfermer dans un humble logement au milieu du quartier le plus discrédité de Londres. Là, il surveilla lui-même l’érection de l’édifice, et en 1835, lorsque l’établissement s’ouvrit, il dévoua son temps et ses efforts aux travaux de l’administration. L’œuvre prospéra, et de 1854 à 1859 les directeurs de l’institution achetèrent un autre terrain pour agrandir le local. Un nouveau bâtiment annexé à l’ancien, et dont lord Palmerston avait posé la première pierre en 1863, fut inauguré le 22 mai 1865 par le prince de Galles. C’est dans cette institution, le sailor’s home (maison du marin)[13], que voulut bien m’introduire le capitaine Webb, secrétaire de la société, me montrant et m’expliquant tout avec une rare obligeance.

Le sailor’s home a deux entrées, l’une dans Well-street, et l’autre dans Dock-street ; cette dernière est sans contredit la plus monumentale, et la façade de pierre, artistement fouillée par le ciseau, présente un contraste frappant avec les autres pauvres maisons du quartier. Le rez-de-chaussée est occupé par un vestibule à larges piliers où l’on annonce tous les jours les noms des navires en partance, et d’où rayonnent de longs corridors dans lesquels s’ouvrent des bureaux. Parmi ces offices, les uns, tel que celui dans lequel on engage ou congédie les marins des divers équipages, sont placés sous la surveillance du conseil du commerce, board of trade ; d’autres se rattachent à l’amirauté, par exemple le royal naval reserve office, où les matelots de la flotte marchande s’enrôlent volontairement dans la réserve de l’état. Le sailor’s home ne fait que leur louer une partie de son local ; mais qui ne voit tout de suite ce que cette agglomération des divers organes du système maritime présente d’avantages aux pensionnaires de l’établissement ? Certains bureaux sont même tout à fait consacrés à leurs affaires. Voici par exemple le post office, où l’on reçoit et garde au besoin pendant une année les lettres adressées soit aux hôtes de l’établissement, soit à ceux que l’on a des raisons d’attendre dans un certain temps. Tandis que les crimps ont tout intérêt à isoler le marin anglais et à le détourner de sa famille, les directeurs du sailor’s home cherchent au contraire les meilleurs moyens de renouer chez lui le lien des affections morales. De 1865 à 1866, quinze mille lettres ont passé par la boîte de l’établissement, et plusieurs d’entre elles, ainsi que ces oiseaux de mer qu’on rencontre dans le voisinage des côtes, parlaient sans doute des joies du foyer au cœur du matelot éprouvé par une longue absence.

Tout homme de mer qui débarque a d’ordinaire la bourse vide. Son compte avec le capitaine du navire marchand sur lequel il a servi durant la traversée ne doit être réglé que quelques jours après l’arrivée dans le port, et c’est de cette détresse momentanée que profitent surtout les requins de terre pour le ronger à belles dents. Le sailor’s home, sans tirer aucun avantage d’un tel système regrettable, avance un souverain (25 fr.) à chaque matelot ainsi dépourvu, et lui laisse le temps de toucher son salaire tout en l’entourant aussitôt d’une généreuse hospitalité. Une autre preuve de sollicitude a été de mettre à l’abri du pillage l’argent du marin si durement gagné, et dans la plupart des cas si aisément dissipé. L’institution reçoit à titre de dépôt toutes les sommes que les pensionnaires veulent bien lui confier, et ces versemens, dont la banque du sailor’s home se regarde comme responsable, donnent lieu à une comptabilité assez étendue[14]. Le caissier se charge en outre, pour peu que les pensionnaires le désirent, du recouvrement de certaines créances, des envois d’argent à la famille du matelot et de toutes les autres affaires qui demandent quelques connaissances pratiques. Les directeurs se sont aussi préoccupés de l’instruction du marin. A l’établissement se trouve annexée une école de navigation, navigation school, dans laquelle on enseigne les principes de la géométrie, de l’algèbre et de l’astronomie nautique. L’édifice touche en même temps à une église connue sous le nom de seamen church (église des matelots), et à laquelle les pensionnaires du sailor’s home peuvent se rendre le dimanche sans sortir de chez eux; mais on laisse à chacun la plus entière liberté de conscience, et les services religieux ne sont suivis que par les hommes de bonne volonté. Qui ne saisit déjà le but de cette institution, fondée pour accroître le bien-être et élever le moral de la population maritime?

L’horloge vient de sonner une heure de l’après-midi, et un coup de cloche annonce le dîner. Ln grand escalier de pierre conduit à un premier étage où se trouvent deux tables dressées dans deux salles différentes, l’une pour les officiers et l’autre pour les simples matelots. C’est cette dernière qui doit surtout appeler notre attention. On voit entrer de moment en moment des groupes d’hommes à figure honnête portant sur leurs joues brunes la livrée du soleil et de la brise. Quelques-uns d’entre eux sont vêtus avec une certaine recherche, surtout en ce qui regarde leur cravate, maintenue par un anneau d’or ou d’argent (c’est la grande coquetterie du marin); d’autres portent au contraire la grosse veste bleue sous laquelle ils ont défié l’éclair et la houle. Il y en a de toutes les nations et de toutes les couleurs, car le sailor’s home est pour tout le monde, et les noirs fils de la brûlante Afrique s’y rencontrent côte à côte avec ceux de la blonde Albion. Au moment où je visitai cette fraternelle demeure du marin, il n’y avait guère que trois cents hôtes ; le secrétaire me fit observer que le moment n’était point favorable, et que le vent d’est, soufflant depuis plus d’une semaine, avait empêché les vaisseaux en mer d’entrer dans l’embouchure de la Tamise. Comme tout ce qui tient à la navigation, la fortune du jour doit compter avec les caprices des élémens ; mais ces alternatives ne sauraient affecter les résultats généraux de l’année[15].

La salle à manger des marins est vaste et décorée de deux monumens, l’un érigé à la mémoire du capitaine Elliot, le fondateur, et l’autre en l’honneur du capitaine Pierce, qui fut pendant vingt-trois ans secrétaire de l’institution. Des tables recouvertes d’une nappe blanche et abondamment servies se succèdent de distance en distance. Je fus invité à m’asseoir et à juger par moi-même de la qualité des mets. Ce substantiel dîner est certainement égal à celui qu’on paierait 1 couronne (6 fr. 32 c.) dans certaines tavernes de Londres. Il est curieux de voir les quartiers de viande rôtie, les plats de pommes de terre et les massifs pâtés (pies) disparaître en un clin d’œil sous l’effort de ces robustes appétits aiguisés par une vie de travail et par la brise de mer. Un ou deux bons verres d’ale arrosent ce repas fortifiant et copieux. Comme c’était un vendredi, on avait ajouté un plat de poisson pour ménager les scrupules des matelots catholiques. Le service se fait par la main de garçons attachés à l’établissement, et dont plusieurs sont eux-mêmes d’anciens marins : on le reconnaît bien à leur exactitude et à leur propreté. Chaque pensionnaire (boarder) peut amener avec lui un ami à dîner, et il paie dans ce cas 1 shilling pour acquitter les frais de l’hospitalité.

Non contente de bien nourrir le matelot et de lui fournir quatre repas par jour, le déjeuner, le dîner, le thé et le souper, l’institution a voulu lui ménager un lit et un logement convenables. Le plus curieux dortoir que j’aie jamais vu est celui qui fut ouvert en 1865, et qui porte le nom de l’amiral sir Henri Hope, président du sailor’s home durant de longues années. On dirait l’intérieur d’un vaisseau à quatre ponts, ce que les Anglais appellent un four-decker. Les chambres à coucher sont en effet des cabines au nombre de cent six qui se succèdent les unes aux autres d’étage en étage, et dans lesquelles se trouvent un lit, une chaise et une bible. De légères galeries, auxquelles on monte par un escalier, conduisent à chacune des rangées de portes ou, pour me servir de l’expression navale, à chacune des batteries supérieures, construites en bois. Le matelot qui dort dans une de ces cabines peut aisément se figurer qu’il n’a point quitté la mer. Les directeurs, on le voit, n’ont rien négligé pour lui faire aimer son chez-lui, car c’est ainsi qu’ils veulent que le marin considère le home. Outre certains jeux d’agrément, il a l’usage d’une bibliothèque confiée aux soins du chapelain et reçoit la visite journalière d’un médecin. On laisse naturellement le matelot libre d’aller et de venir au dehors comme il l’entend. À onze heures et demie, il est vrai, la porte de la rue se ferme ; mais le pensionnaire qui désire rentrer à toute autre heure de la nuit obtient une passe du surveillant. Ce qui étonne au milieu de cette libéralité de bien-être, c’est le bon marché de la pension[16]. Il est vrai que, très différens des crimps, les économes du sailor’s home ne cherchent point à gagner sur le marin, et que des personnes généreuses ont au contraire fait d’assez grands sacrifices pour fonder une œuvre dont il nous faut étudier les ressources.

Le sailor’s home se trouve pour ainsi dire enté sur une société dont les membres paient une souscription d’au moins 1 liv. sterl. par an. Ceux qui versent en une fois la somme de 10 liv. sterl. sont membres à vie. Telle est bien l’une des branches de revenu pour l’établissement ; cependant, hâtons-nous de le dire, ce n’est point la principale. Les recettes, qui varient de 7,000 livres sterling (175,000 francs) à 9,000 livres sterling (225,000 francs), viennent surtout de l’argent que paient les marins pour leur logement et leur nourriture. N’était une dette d’environ 300 livres sterling (6,500 francs) contractée pour un ancien achat de terrain, l’institution serait à la veille de se soutenir par elle-même, et il importe beaucoup, je crois, qu’il en soit ainsi. Il a fallu que la main de la bienveillance intervînt pour fonder une œuvre qui ne se serait jamais créée sans cela ; mais à présent que le sailor’s home existe, n’a-t-il point tout intérêt à se séparer le plus tôt possible d’un système de protection toujours un peu humiliant? Le matelot est fier et indépendant par nature ; une partie de ses vices, tels que l’insouciance et la prodigalité, tiennent même à la confiance que lui inspirent ses forces et les ressources de sa profession. Que lui importe la dépense et pourquoi songerait-il au lendemain ? N’a-t-il point la mer, sur laquelle il peut toujours s’engager lorsque ses poches seront vides ? À qui le rhum et le biscuit ont-ils jamais manqué sur ces grandes eaux qui nourrissent le léviathan ? Avec un tel caractère, beaucoup de matelots répugnent à s’arrêter sous un toit où ils sentent vaguement qu’ils ont des obligations à quelqu’un. Le pain dans lequel se glisse un grain de charité leur semble amer. La bonne réputation des sailor’s homes sera beaucoup mieux assurée parmi les matelots, je n’en doute nullement, le jour où chacun d’eux pourra, comme dans un hôtel, s’y asseoir à une table dont il acquitte lui-même les frais, et dormir dans un lit pour lequel la bienfaisance n’impose aucun sacrifice à sa dignité. Ces institutions tendent déjà, dans l’état actuel des choses, à se multiplier ; vingt-quatre homes, auxquels celui de Dock-street a servi de modèle, se sont ouverts depuis quelques années dans les principales villes du royaume-uni.

Et pourtant, il faut bien le dire, le succès n’a point entièrement répondu aux justes espérances qu’on était en droit de concevoir. Ces institutions ont, il est vrai, à lutter contre plus d’un genre d’obstacles. Le crimp et ses agens, qui ont tant intérêt à perpétuer la misère du marin, cherchent naturellement à le détourner d’un établissement qui a été fondé pour son bien. « N’allez point au sailor’s home, lui disent-ils avant même qu’il débarque ; le choléra y règne, la petite vérole y fait des ravages déplorables, la fièvre jaune y a été introduite la semaine dernière par un équipage venu de la Nouvelle-Orléans. » Jack est brave, mais naïf ; comme il ne cherche guère à tromper lui-même, il ne comprend point que les autres puissent mentir, et de tels récits ne sont pas précisément de nature à l’attirer vers la maison de Dock-street. En dehors de l’influence des crimps, le matelot trouve d’ailleurs en lui-même plus d’un motif pour ne point aller au sailor’s home. Ce que des hommes soumis à la rude discipline du vaisseau pendant des mois, souvent même des années, désirent le plus en touchant au port, c’est de ressaisir durant quelques jours l’usage de leur propre volonté (self-control). La terre leur apparaît comme la liberté, que plusieurs d’entre eux confondent, il est vrai, avec la licence ; mais après tout Jack n’est ni un saint ni un moine : il ne sort point du navire pour entrer au couvent. Le sailor’s home, je le veux bien, n’impose point à ses hôtes de contrainte morale ; il a pourtant été nécessaire, par respect de l’ordre et des convenances, de les soumettre à une règle[17]. Or ce que le matelot, qui a si longtemps mordu le frein, déteste le plus quand il est à terre, c’est l’ombre même d’une surveillance quelconque. Ne va-t-il point enfin être son maître et dépenser son argent comme il l’entend ? « Le cormoran n’aime point la cage, » me répondit un vieux matelot anglais à qui je représentais qu’il ferait mieux d’aller au sailor’s home plutôt que de se faire rançonner dans une obscure maison de Wapping où il était mal nourri et mal logé. Beaucoup d’autres sont de son avis. À quoi sert de déclamer contre les sombres tanières où le requin de terre entraîne le matelot et contre les guenilles dont l’affuble le slop dealer ? Ces antres après tout ont pour lui des charmes, il y fait ce qu’il veut ; ces guenilles lui sont chères, elles couvrent son indépendance.

À Dieu ne plaise que je prenne ici contre le sailor’s home le parti des marins ennemis de leurs propres intérêts ! Ces institutions ont rendu de très grands services et peuvent en rendre encore davantage. Tout y est bien ; si j’osais exprimer entièrement ma pensée, je dirais que tout y est trop bien. Aussi longtemps que les directeurs de ces institutions voudront en faire des écoles de morale, ils ne prêcheront guère que les convertis. Les plus vertueux d’entre les marins, ceux qui ont déjà des habitudes d’ordre et de sobriété, trouveront sans contredit dans ces maisons un refuge contre la fraude et contre les tentations des grandes villes ; mais le reste de la famille maritime demeurera plus ou moins en dehors des bienfaits du sailor’s home. Entre les crimps, qui sont le fléau des équipages à terre, et des institutions fondées surtout par une idée religieuse, n’y aurait-il point place pour des établissemens où le commun des matelots se trouverait à l’abri de tout un système d’extorsions sans rien sacrifier de son bon plaisir ? Si des hommes à intentions généreuses ont beaucoup fait dans ces dernières années pour améliorer le sort du matelot anglais, ne reste-t-il point, pour le gouvernement, quelque chose à faire dans une autre voie en décourageant par des lois sévères les manœuvres frauduleuses des logeurs, et en favorisant ainsi l’érection d’honnêtes maisons garnies qui ne spéculeraient plus sur l’innocence du marin ? Une nation dont l’indépendance s’appuie avant tout sur la mer a naturellement tout intérêt à protéger par des mesures efficaces les hommes qui se dévouent pour la défense du pays. Le véritable rempart de la Grande-Bretagne n’est ni dans les vaisseaux de bois, aujourd’hui détrônés, ni même dans les navires de fer, dont l’avantage sur les autres flottes cuirassées est encore assez douteux ; ce rempart, c’est dans le cœur du marin anglais qu’il faut le chercher. N’est-ce point alors un devoir pour l’état de mettre l’honneur et le bien-être du matelot à l’abri des oiseaux de proie des grandes villes, plus acharnés sur sa personne que les vampires des mers sur son cadavre ?

À côté du sailor’s home s’élève le sailor’s asylum (asile pour les marins), qui est soutenu par la même société philanthropique. Cette dernière institution a tout à fait un caractère de charité ; elle se propose de donner un toit, la nourriture et le vêtement aux pauvres matelots de toutes les nations et de leur trouver de l’ouvrage. Depuis 1827, quarante-trois mille neuf cent quatre travailleurs de la mer tout à fait dénués ont trouvé un abri temporaire dans ce port de refuge[18]. D’autres institutions anglaises également soutenues par des dons volontaires se chargent d’adopter les orphelins et les orphelines des chefs de famille sans cesse exposés aux fureurs de l’océan. Cette sollicitude d’une nation maritime et marchande pour la classe des matelots témoigne assez qu’elle reconnaît et honore leurs services. C’est sur le vaisseau et à travers les aventures de mer qu’il nous faudrait suivre la vie de ces hommes auxquels doit tant la Grande-Bretagne ; toutefois nous nous attacherons surtout à l’éducation navale.

III.

Pour les marins anglais, toute embarcation est une femme, et chacun d’eux se regarde comme le fiancé de cette ondine aux côtes de bois ou de fer dont il partage sur les vagues la fortune errante[19]. Jusqu’à ces derniers temps, les vaisseaux de ligne appartenant à la Grande-Bretagne sortaient des chantiers de l’état (dockyards). C’est à Deptford, Woolwich, Chatham, Sheerness, Portsmouth, Plymouth ou Pembroke que se construisaient ces citadelles flottantes dont on fait aujourd’hui si peu de cas en présence des frégates à cuirasses de fer qui leur ont succédé. J’assistai vers 1863 à la mise à l’eau, lanch, du dernier navire de guerre en bois qu’aient commandé les lords de l’amirauté au dockyard de Woolwich. Le géant reposait dans son berceau : quel autre nom donner à un bassin de pierre complètement à sec, doublé de chêne et recouvert à une grande hauteur d’une toiture de verre arrondie en forme de voûte ? Environ trois cents personnes, hommes et femmes, avaient été invitées à cette cérémonie nautique. Elles se répandirent dans toutes les parties intérieures de la machine, admirant les flancs caverneux du cheval de bois qui allait tout à l’heure bondir sur les vagues. Que de choses à voir dans un vaisseau de ligne : la salle à manger, mess room, dont les tables s’abaissent à l’heure des repas et se relèvent ensuite vers le plafond de bois durant la journée pour ne point gêner la circulation ; la chambre à coucher, où la place de chaque soldat ou matelot est marquée par un hamac soigneusement replié et agrafé au flanc du navire ; les cabines des officiers et les magasins dans lesquels on entasse les cordages, les provisions de bouche ou les munitions de guerre ! Quels singuliers effets de lumière, et comme le jour diminue d’étage en étage, à mesure qu’on descend vers la cale profonde et ténébreuse, hold ! Au dedans et au dehors, tout avait un air de fête. Des musiciens soufflant à outrance dans des instrumens de cuivre souhaitaient depuis une heure et à plusieurs reprises la bienvenue au nouveau-né de la marine britannique. Le bâtiment, à un signal donné, s’ébranla, glissa entraîné par son propre poids le long d’une pente continue, et courut se jeter dans la Tamise. Chemin faisant, il avait reçu le baptême sous la forme d’une bouteille de vin qui alla se briser contre la proue. C’était le moment solennel ; l’eau, violemment refoulée, s’agita comme pour imiter la mer, et au milieu des cris d’enthousiasme les marins déployèrent l’étendard de la Grande-Bretagne, dont les plis flottaient majestueusement. Aux hourras de la foule ne tarda point à succéder un religieux silence. L’émotion qu’excite parmi les spectateurs la mise à l’eau d’un navire de guerre tient sans doute au pressentiment des dangers qu’il va rencontrer, et qu’il doit peut-être faire courir aux autres. À quels hasards est-il destiné ? Assistera-t-il à quelque bataille navale, et contre qui ? Est-ce la victoire ou la défaite qu’il porte dans ses flancs, ou bien la fortune obscure de tant de vaisseaux de ligne qui, construits dans ces derniers temps à grands frais, n’ont jamais vu le feu et ont à peine effleuré la mer ? Cependant le bâtiment lancé, qui avait d’abord fait tant de tumulte sur la Tamise écumante, s’arrêta bientôt ainsi qu’une masse inerte. Il n’avait ni ses mâts, ni ses voiles, ni ses agrès, et, selon l’expression d’un des matelots, ce grand baby de la marine anglaise ne savait point encore se servir de ses membres. Nous fûmes donc obligés de le quitter pendant qu’il flottait impuissant au milieu du fleuve et de regagner la terre sur des barques.

Les choses se passent encore à peu près de la même manière depuis l’introduction de la flotte cuirassée. Seulement la plupart des monstres appartenant au nouveau système, tels que le Warrior et le Minotaur, ne sont point nés dans les chantiers de l’état. Le gouvernement a trouvé plus d’avantage à traiter avec une des grandes usines à fer qui s’élèvent sur les bords de la Tamise, Thames iron company, et qui construisent aussi des vaisseaux du même métal pour la marine marchande, notamment pour l’Oriental and peninsular company (compagnie orientale et péninsulaire), la plus grande entreprise de ce genre qui existe dans le monde. Le navire de bois ou de fer, une fois lancé et gréé, a naturellement besoin d’hommes pour le conduire. Dans quelle classe de la population se recrute la marine anglaise ? Avant de répondre à cette question, il importe d’indiquer la grande différence qui existe entre la flotte de l’état et l’armée. Dans l’armée, les commissions s’achètent ; il n’en est plus du tout de même dans la marine, où l’avancement appartient à l’instruction, au mérite et à l’ancienneté. La ligne à peu près infranchissable qui sépare sur terre les sous-officiers des officiers s’efface entièrement dès qu’on touche à la hiérarchie maritime. Quelques-uns des amiraux anglais sont sortis de la cabine des mousses. Il y a bien des cadets de la marine qui subissent un examen au collège naval de Portsmouth ; mais, tout en jouissant de certains privilèges, ils ne forment point un corps exclusif. De grands noms se rencontrent sans doute çà et là sur ce que l’on appelle ici navy list (liste des officiers de marine) ; il est pourtant aisé de voir que c’est surtout la classe moyenne qui fournit des élèves aux écoles de navigation, et la classe inférieure qui alimente les enrôlemens volontaires. S’il en est ainsi de la marine de l’état, à plus forte raison doit-on s’attendre à trouver les mêmes conditions dans la marine marchande. Ne voudrait-on point aussi connaître les motifs qui engagent l’Anglais à se faire matelot ?

Beaucoup s’enrôlent sur un vaisseau, il faut bien le dire, parce qu’ils n’ont point d’autre métier, ni d’autre ressource. Tel n’est pourtant pas le cas général, et il existe vraiment des vocations maritimes. Parmi les enfans nés le long des côtes de la Grande-Bretagne, il en est sur lesquels le milieu extérieur exerce une sorte de fascination. Les voiles passant dans le ciel bleu, le mirage des contrées lointaines qu’ils entrevoient à travers la conversation des matelots, les sombres beautés de l’horizon et l’éternel mouvement des eaux, toutes ces images les troublent jusque dans le sommeil. « L’océan les appelle, disent les habitans du littoral, ainsi que la mare attire les jeunes canards. » C’est souvent en vain que la famille lutte contre cette inclination naturelle. J’ai connu dans le comté de Norfolk un jeune garçon de douze ans ainsi ensorcelé par la mer ; il s’échappa deux fois de la maison paternelle, où il fut ramené au moment de conclure son engagement avec un capitaine ; une troisième fois le père arriva trop tard, — le vaisseau venait de partir. D’autres encore sont séduits par la lecture des romans maritimes ; cette branche si riche de la littérature anglaise se répand jusque dans les villages, et comme les fictions ont souvent plus de prise que les faits mêmes sur le cerveau des adolescens, il n’est point rare de voir jusque dans l’intérieur des terres de jeunes imaginations tourmentées par la fièvre nautique. Et cependant je dois ajouter que ces enthousiastes ne font pas toujours les meilleurs marins. La vie de mer est après tout monotone et prosaïque. Sans doute le mouvement du navire amène sans cesse le matelot en présence des plus sublimes spectacles de la nature ; mais a-t-il le temps de les regarder ? De pénibles devoirs et le travail manuel absorbent toute son attention. La voix de l’Océan lui parlait de liberté, et que trouve-t-il à bord du vaisseau ? La plus dure servitude. Le sommeil, ce seul bien de l’esclave, n’appartient pas même au mousse, interrompu qu’il est à chaque heure du jour ou de la nuit par la voix du capitaine. Obligé de quitter sa couche et de s’élancer sur le pont toutes les fois que les éventualités de la mer exigent un surcroît de manœuvres, le matelot est sans cesse à la merci de son chef et des élémens. Qu’on ajoute encore les veilles régulières sous un ciel glacé, les répugnans services, les ordres impérieux, les châtimens sévères, et l’on comprendra que la belle poésie des rêves s’évanouisse bientôt au contact de la réalité. Le roman s’en va feuille à feuille sur les eaux, et le novice dans son cœur dit à la mer : « Tu m’as trompé ! » Cependant il y est, et il faut qu’il y reste. Par amour-propre, par nécessité, il s’attache à une profession qu’il a trop ardemment poursuivie. Pour rien au monde il ne voudrait en avoir le démenti, ni avouer devant ses amis et sa famille qu’il a fait un mauvais choix ; mais le désenchantement s’abat désormais sur sa vie comme un nuage. Qu’attendre alors d’un cœur désabusé chez qui le dégoût éteint de jour en jour l’énergie naturelle ? Il y a au contraire beaucoup d’autres jeunes gens que les familles envoient à la mer pour réformer en eux certaines habitudes vicieuses. Ces mauvais sujets font dans la plupart des cas d’excellens marins. N’ayant point d’illusions à perdre, ils mettent bravement la main aux cordages, et cherchent à tirer un avantage positif de la vie de labeurs à laquelle on les a pour ainsi dire condamnés.

Cette dernière circonstance vient sans doute de donner lieu à une tentative généreuse. Ayant entendu dire qu’un vaisseau (training ship) destiné à recueillir les « jeunes arabes des rues » (street arabs) et à les former pour la marine stationnait depuis quelques semaines en vue de Greenhithe, je me rendis dans ce petit village, situé au bord de la Tamise. Arrivé sur la jetée (pier), je découvris en effet une frégate qu’on était en train d’amarrer à quelque distance du rivage : c’était bien l’école flottante que je cherchais. Il me fallut louer une barque, et à la suite d’une courte traversée, — durant laquelle je rencontrai une église sur l’eau (Thames church), ancien esquif approprié aux besoins du culte et consacré aux marins qui veulent suivre les services religieux sans quitter leur élément, — j’atteignis la première marche d’un escalier de bois conduisant au pont du navire que je me proposais de visiter. En dehors même du bâtiment, quelques beaux adolescens à figure intéressante, revêtus d’un pantalon bleu, d’une grosse chemise en laine de la même couleur et d’une bonnette sur laquelle on lisait en lettres de cuivre Chichester (c’est le nom de la frégate), se livraient à diverses manœuvres. Étaient-ce bien là ces mêmes enfans perdus des rues de Londres que les Anglais désignent sous le nom d’arabes à cause de certaines habitudes farouches et vagabondes ? À bord, je fus reçu par le commandant, M. A.-H. Alston, jeune et intelligent officier de la marine de l’état. Il voulut bien me montrer avec une extrême obligeance l’intérieur du vaisseau et les dispositions qu’on venait de prendre pour le convertir en une école navale. Le Chichester n’est pas né d’hier, il a vingt-six ans ; mais, ainsi que tant d’autres bâtimens de guerre construits par les ordres de l’amirauté, il n’a jamais servi. Sa destinée était sans doute de pourrir à l’ombre de quelque dockyard, lorsque le gouvernement anglais eut le bon esprit de le prêter (est-ce dans le langage officiel un synonyme de donner ?) à l’expérience morale qui se poursuit en ce moment sur la Tamise. Quand on le remit entre les mains des directeurs de la société[20], ce vaisseau n’était d’ailleurs qu’une carcasse ; les chantiers de l’état fournirent, il est vrai, les moyens de le mater et de le gréer, mais à la condition que les frais d’équipement, s’élevant à 2,000 livres sterling, seraient acquittés plus tard par une souscription du pays. Les trois mâts et les cordages qui surmontent aujourd’hui le Chichester forment naturellement un champ de manœuvres tout à fait essentiel pour l’éducation des mousses. Le premier pont (main deck) a été de même adapté aux besoins du service : il se divise en une classe (school room), un réfectoire (mess room) et une cuisine où deux jeunes garçons en habits de marin surveillent les fourneaux avec un certain air d’importance. Le principe est en effet que tous les travaux d’économie domestique doivent s’accomplir par la main des élèves. Le second pont est occupé durant la nuit par des hamacs : c’est le dortoir. Tous ces arrangemens, quoique jusqu’ici très incomplets, ont déjà entraîné une dépense de 3,000 liv. sterl. (75,000 fr.), et un tiers de cette somme n’est point encore couvert par les souscriptions. Cependant les directeurs ont pleine confiance : l’argent a-t-il jamais manqué en Angleterre à une œuvre utile ? L’idée est-elle bonne et pratique ? C’est toute la question du succès.

Pour juger de cette nouvelle institution navale, il faut un peu se reporter aux circonstances dans lesquelles elle s’est fondée. Il y a près d’un an qu’un écrivain anglais, M. James Greenwood, appela l’attention de ses concitoyens sur le casual ward, salle des work-houses dans laquelle se rendent pendant la nuit tous ceux qui, vivant à Londres sur le hasard, n’ont ni un lit pour se coucher ni un toit pour abriter leur tête[21]. Grâce à lui, on apprit que dans ces repaires des enfans se rencontraient pêle-mêle avec des hommes du caractère le plus immoral. Cet incident émut plusieurs âmes charitables, et l’on se mit à rechercher tous les petits vagabonds qui avaient coutume de dormir dans les casual wards de Londres ou dans d’autres antres non moins ténébreux. Le 14 juillet 1866, on les invita à un souper que leur servit le refuge établi dans Queen-street (boys’ refuge). Près de deux cents d’entre eux se rendirent à cet appel, et le meeting eut un caractère si touchant qu’en présence de ces enfans sans feu ni lieu plusieurs ladies eurent de la peine à retenir leurs larmes. Le président adressa aux petits bohémiens diverses questions, afin de découvrir la cause de leur misère et le remède qu’il convenait de lui appliquer. « Si jamais, leur demanda-t-il, un vaisseau destiné à servir d’école pour la marine était amarré dans la Tamise, combien d’entre vous désireraient y entrer ? » Tous levèrent la main. À peine le Chichester fut-il mis à la disposition du comité qu’une cérémonie eut lieu à Blackwall pour inaugurer la nouvelle mission du navire. Depuis lors il s’est avancé vers la mer, à la hauteur de Greenhithe, où il doit rester ; il a déjà recueilli cinquante jeunes arabes trop heureux de planter enfin leur tente sur l’eau ; il en attend vingt-cinq autres, et avant la fin de l’année on espère pouvoir donner asile dans le vaisseau à deux cents enfans abandonnés[22]. Quelques-uns des nouveaux hôtes du Chichester ont passé deux ou trois ans dans les rues de Londres sans jamais dormir sous un toit, pas même sous celui du casual ward. Préférant leur liberté à ce triste réduit de la charité publique, ils couchaient dans les ruines des maisons qu’on démolit chaque jour à Londres, derrière les bornes, sous les arches des ponts. Il y a ainsi dans la capitale de l’Angleterre plusieurs milliers d’enfans dont les uns ont quitté le toit, souvent très peu paternel, sous lequel ils avaient eu le hasard de naître, dont d’autres ont été abandonnés par leur famille, ou bien encore qui ont été laissés sur le pavé par la mort d’une mère. La rue les prend, les adopte et les élève. Londres est pour eux un désert où, perdus dans les sables mouvans de la foule, ils retrouvent toujours leur chemin. La plupart d’entre eux prennent même un goût singulier pour ce genre de vie sauvage et amère. Ils aiment la belle étoile et ne craignent la nuit que l’œil de la police : leur jeune esprit, fertile en ressources, se glorifie dans l’indépendance et dans la lutte; mais, s’ils ne sont point arrêtés à temps sur cette pente fatale, ils gravitent inévitablement vers la prison et le tread-mill. Peut-il en être autrement, et à qui la faute ? C’est pour décharger d’un remords la conscience de la société que les moralistes anglais ont dirigé dans ces derniers temps leur attention sur les meilleurs moyens de venir en aide aux petits arabes. À quoi ces enfans sont-ils bons ? On a cru et avec raison qu’ils convenaient surtout à la marine.

Aventureux, endurcis à toutes les privations, habitués dès l’âge le plus tendre à ne compter que sur eux-mêmes, ne sont-ils pas bien le bloc dans lequel on taille le matelot anglais ? Ayant du sang errant dans les veines, ne sont-ils point préparés à courir le grand désert des eaux ? Ceux qui ont été admis jusqu’ici à bord du Chichester justifient complètement ces espérances. Le capitaine Alston rend le meilleur témoignage de leur intelligence, de leur activité, même de leur soumission à la discipline. Je les ai vus moi-même se livrer avec ordre et avec énergie à certaines manœuvres, sous la direction de trois braves matelots qui les instruisent et les dirigent. Si cette expérience réussit, comme il y a tout lieu de le croire, l’œuvre s’étendra naturellement, et ce sera non pas un seul vaisseau, mais quinze ou vingt navires qui, amarrés dans la Tamise ou à l’embouchure des autres fleuves de l’Angleterre, recueilleront la jeune population errante des villes. Dans un temps où la marine marchande s’appauvrit en hommes de jour en jour, la Grande-Bretagne aura ainsi découvert une excellente source pour recruter et retremper ses forces navales.

L’idée d’un vaisseau-école (training ship) n’est certes point nouvelle. Il y a environ une quinzaine d’années que le capitaine Harris, plantant son pavillon sur l’Illustrious (un vaisseau de ligne), y introduisit au nom de l’amirauté tout un cours d’instruction qui se poursuit maintenant avec le plus grand succès et par les soins du même chef éclairé à bord d’un autre navire royal, le Britannia. Il serait trop long d’entrer dans tous les détails de cette éducation technique ; ne suffira-t-il point de dire que dans de telles écoles flottantes le temps des jeunes marins se partage entre l’étude et les exercices du corps ? C’est à peu près le même système qu’on voudrait aujourd’hui appliquer à la marine marchande. Le Chichester ou training ship des jeunes arabes devra sans doute beaucoup modifier son cours d’enseignement. Ces enfans des rues n’ont pas besoin d’apprendre la pratique du canon, l’exercice du coutelas et beaucoup d’autres manœuvres de guerre qui occupent une grande place sur les bâtimens de la reine. On ne se propose point non plus de faire d’eux des savans : quand ils auront appris à lire, à écrire, à compter, et qu’ils se seront familiarisés avec la vie de mer, le moment ne sera-t-il point venu de les placer à bord d’un navire marchand pour qu’ils aillent chercher eux-mêmes leur pain sur les eaux ? L’intention des directeurs est de les garder sur le Chichester et de les instruire durant une année. Du moins après ce temps-là les élèves de l’institution ne seront plus tout à fait étrangers au maniement d’un vaisseau. Pour le novice qui vient de quitter le rivage, tout est à apprendre, et d’abord le nom même des instrumens qui servent à la navigation. Ce qu’il y a de plus remarquable dans ce vocabulaire maritime est la force tenace et l’obsession des premiers souvenirs. Jack a beau se vanter d’avoir coulé à fond la terre, il ne peut entièrement se débarrasser des nombreuses associations d’idées qui s’y rattachent. En veut-on la preuve? Il baptise la plupart des objets inanimés avec lesquels il est sans cesse en contact sur le vaisseau d’après les noms des animaux domestiques et des usages qu’il a connus dans son pays. Cette maison de bois flottant sur l’abîme est ainsi une arche de Noé dans laquelle le marin emporte avec lui tout un monde[23].

Combien d’autres connaissances pratiques doit acquérir le jeune marin ! Lorsque deux vaisseaux se rencontrent en mer, ils se parlent l’un à l’autre; mais est-ce avec la voix? Par les gros temps et à une certaine distance, il serait évidemment impossible de s’entendre; il a donc fallu recourir à un système de conversation par signes. Cette langue était encore assez confuse et assez imparfaite, lorsqu’une académie se forma, il y a quelques années, pour la régler dans la Grande-Bretagne. Un comité composé d’un certain nombre de membres nommés par le conseil de commerce (board of trade), par l’amirauté, Trinity house, Lloyd’s et d’autres grandes institutions maritimes, se mit à l’œuvre, et commença par examiner tous les systèmes de signaux nautiques. Le plus suivi en Angleterre était celui de Marryatt, en France celui de Reynold, tandis que la méthode de Rogers dominait dans les États-Unis. Le comité procéda par voie d’éclectisme, et formula de la sorte un code de signaux qui, sans être obligatoire, passe pour tout à fait national dans la Grande-Bretagne. L’intelligence de ces emblèmes constitue naturellement une des branches de l’art de la navigation. Quand un vaisseau anglais veut engager la conversation avec un autre, il hisse à une certaine hauteur des pavillons (flags) dont le nombre, la forme, la position et les couleurs varient selon la nature du message qu’il s’agit de transmettre. Pour éviter la confusion, il a été décidé qu’il n’y aurait jamais plus de quatre drapeaux arborés à la fois; mais, comme ces quatre enseignes ne sauraient exprimer toutes les idées, il faut souvent les remplacer par d’autres que l’on tient en réserve au pied du mât. Il y a donc en réalité dix-huit flags représentant les dix-huit consonnes de l’alphabet, car dans cette langue énigmatique on a supprimé les voyelles. Grâce à ce petit nombre de lettres ou d’emblèmes groupés selon des combinaisons ingénieuses, on a trouvé le moyen de signaler les noms de cinquante mille vaisseaux[24] et environ vingt mille mots ou phrases maritimes. Deux navires anglais qui se rencontrent aux extrémités du monde peuvent échanger de la sorte une bonne parole, et comme le code de signaux britanniques sera sans doute adopté avec le temps par les autres nations, la langue universelle, cette utopie, existera du moins sur les mers.

Un symptôme très fâcheux pour l’avenir de la marine britannique est la répugnance que témoignent aujourd’hui les matelots à s’enrôler dans le service de l’état. Il faut dire à l’honneur de la nature humaine que ce ne sont ni les dangers, ni les privations qui détournent les vocations maritimes. Dans un temps où le Tar était mal nourri, mal vêtu et durement traité, la flotte du royaume-uni n’a jamais manqué de bras. C’est qu’alors un rayon de gloire luisait sur les mers. Aujourd’hui les hommes sont mieux payés, tout un système de punitions brutales a été adouci ; certains soins hygiéniques ont singulièrement amélioré les conditions sanitaires d’un vaisseau de ligne, et pourtant l’état a beaucoup de peine à recruter des marins. Quelle peut être la cause de cette anomalie ? Il y a eu progrès sans doute dans le régime maritime, mais ces progrès sont encore restés très en arrière de l’opinion publique, des mœurs et des exigences de la classe ouvrière à notre époque. La marine marchande de son côté est-elle plus heureuse en ce qui regarde son personnel ? Non vraiment : un grand nombre d’étrangers servent à bord des vaisseaux de commerce anglais, et il devient chaque jour plus difficile d’attirer des hommes capables vers les travaux de la navigation. Il semblait jadis que la recherche des biens eût encore plus de mérite aux yeux des aventuriers que la possession ; tel n’est guère l’esprit de notre siècle, et l’on trouve aujourd’hui peu de courages disposés à quitter la proie pour l’ombre. Non-seulement les Anglais témoignent en général beaucoup moins d’inclination qu’autrefois à s’enrôler dans la marine, mais encore plusieurs d’entre eux, après avoir signé leur engagement et avoir vécu quelque temps à bord du navire, désertent le pavillon britannique. Ce n’est point la mer qu’ils fuient, car le plus souvent ils vont offrir leurs services à l’étranger. La flotte des États-Unis par exemple est en grande partie montée par des matelots anglais qui ont été chercher de l’autre côté de l’Atlantique de meilleurs traitemens et un abri contre certaines punitions dégradantes. Qu’arriverait-il pourtant dans le cas d’une guerre entre la Grande-Bretagne et les États-Unis ? Les marins anglais enrôlés sous le pavillon américain tourneraient-ils leurs armes contre la mère-patrie ? et, s’il en était ainsi, leur appliquerait-on le rigoureux code de guerre qui veut que les déserteurs pris sous le drapeau ennemi soient pendus ? Dans les deux cas, ce serait un grand embarras pour l’Angleterre et un outrage pour l’humanité. Puisse cette seule considération éloigner à jamais une lutte fratricide entre deux nations qui tiennent l’une à l’autre par les liens du sang et par tant d’intérêts sacrés!

Pour que la profession maritime ait ainsi tant perdu dans la Grande-Bretagne du prestige qu’elle exerçait au dernier siècle sur l’imagination des masses, il faut nécessairement qu’elle offre bien peu d’avantages en retour des plus durs sacrifices. Jack est brave et dévoué ; mais encore veut-il qu’on lui tienne compte des dangers auxquels il s’expose continuellement, de la vie monotone à laquelle il se condamne, et de la liberté qu’il abdique. Quel est pourtant l’avenir d’un jeune mousse qui s’enrôle volontairement dans la marine de l’état ? L’avancement, il est vrai, ne lui est point interdit comme dans l’armée ; mais combien peu de matelots parviennent sans faveur et sans protection à un rang honorable ! Le marin le plus âgé de la flotte anglaise visitait dernièrement le port de Cork à bord du Warrior. John Midgley (c’est le nom de ce brave vétéran) a servi depuis cinquante ans sur les mers, il a payé de sa personne dans plusieurs batailles navales, et il n’est encore que simple sous-officier. Un autre, John Ranger, qui a quatre-vingt-six ans et qui se trouvait sur le Trafalgar avec Nelson, s’éteint aujourd’hui pauvre et ignoré dans le work-house de Guildford. On conviendra que de tels exemples ne sont guère faits pour encourager les enrôlemens volontaires. Du moins la marine marchande récompense-t-elle mieux les services de ses hommes ? Bien loin de là, assez mal payés, logés dans d’obscurs et fétides cabines, nourris d’alimens secs et grossiers, ils s’épuisent le plus souvent à faire la fortune d’un armateur. Il est vrai que les entrepreneurs maritimes deviennent eux-mêmes les premières victimes de leur avarice et de leur indifférence envers la classe des matelots. Les naufrages augmentent, et il y a tout lieu de rapporter la cause de ces terribles catastrophes à l’inexpérience des hommes entre les mains desquels, faute de meilleurs pilotes, on est forcé de confier la fortune des navires chargés de marchandises. Qui croirait en même temps que la plupart des marins anglais ne savent point nager ? La nation de l’Europe la plus entourée d’eau et celle de toutes qui a le plus de commerce avec la mer est aussi celle qui, par une étrange inconséquence, néglige le plus l’art de se sauver en cas d’accident. Et pourtant Jack aime son état : tant qu’il est jeune, il tient bon contre les rafales du sort et défie toutes les épreuves. La vie de mer fortifie chez lui le sentiment de la nationalité ; il est fier de promener le pavillon anglais sur les vagues lointaines, et c’est le cœur gonflé d’orgueil qu’il emporte la patrie à la proue du navire. Viennent néanmoins les mauvais jours de l’âge mûr et de la vieillesse. Bien portant, il n’a guère en perspective que la misère ; malade, c’est l’hôpital qui l’attend.

Le plus curieux des établissemens de ce genre consacrés au marin est sans contredit le Dreadnought, que rencontrent en vue de Greenwich tous les bateaux entrant dans la Tamise. Ainsi que pour l’école flottante, training ship, ce fut une barque qui, coupant le courant du fleuve à force de rames, me conduisit vers cet hôpital sur l’eau. L’institution fut fondée durant l’hiver de 1817 à 1818, alors qu’un grand nombre de matelots atteints de maladies plus ou moins graves erraient sans secours dans les rues de Londres. Le premier navire qui fut converti en un hôpital pour les hommes de la marine marchande et qu’on amarra dans la Tamise, à la hauteur de Greenwich, était le Grampus. En 1830, ce bâtiment ne suffisait plus au nombre des malades, et d’un autre côté combien s’étaient accrues les ressources de cette œuvre charitable, alimentée comme toujours par des contributions volontaires ! Le comité obtint alors du gouvernement un autre vaisseau de ligne, le Dreadnought, qui fut remplacé lui-même en 1857 par le Caledonia. Seulement, comme la réputation du Dreadnought était bien établie, son successeur consentit à se débaptiser et à prendre son nom. C’est donc l’intérieur du nouveau Dreadnought que j’allais visiter.

Il est intéressant de voir le parti qu’on a su tirer de cet ancien vaisseau de guerre. Comment croire qu’on y ait trouvé de la place pour les logemens des médecins (surgeons), une jolie chapelle, un musée d’anatomie, une pharmacie, une lingerie et quantité d’autres compartimens nécessaires au service d’un hôpital ? La première salle de l’infirmerie, celle qui occupe l’étage supérieur, est connue sous le nom d’accident ward. C’est là en effet qu’on reçoit les marins blessés ou mutilés par quelques-uns des accidens si communs sur les navires. Si cette institution n’existait point, beaucoup d’entre eux seraient obligés de pousser jusqu’à Londres, et peut-être d’attendre plusieurs jours avant d’être admis dans un hôpital. Le Dreadnought se trouve au contraire sur leur chemin, et à chacun des malades on demande non point de quel pays il est, mais ce dont il souffre. Les matelots de toutes les contrées sont recueillis à l’instant même sans aucune lettre de recommandation. J’y ai vu en effet plusieurs hommes de couleur[25]. Le long de cette grande salle, les lits qui succèdent aux lits et dans lesquels s’allongent des formes humaines, les fenêtres basses percées dans les flancs du navire, la lumière qui rejaillit en quelque sorte de l’eau du fleuve, tout produit un effet extraordinaire et mélancolique. Deux autres ponts (decks) sont consacrés au traitement de diverses maladies. Les hôpitaux anglais n’ont point de sœurs de charité ; des nurses (gardes-malades) habillées de noir, mais à la manière des autres femmes, soignent ici les marins, selon l’expression de l’un d’entre eux, avec toute la tendresse et toute la dévotion du cœur. Un des caractères de l’institution est qu’elle ne se débarrasse point de ses hôtes dès que les premiers symptômes du mal ont été vaincus ; elle les garde au contraire pendant toute leur convalescence. Où le matelot en effet, cet homme qui n’a point de maison à terre ni de toit pour le couvrir, irait-il recouvrer ses forces ? Je sortis du Dreadnought avec un sentiment d’admiration pour la charité anglaise, mais en même temps avec une impression triste et pénible : ne venais-je point d’entrevoir un des côtés les plus sombres de la vie du marin ?

De l’état de malaise et de souffrance dans lequel se trouve au-delà du détroit une des branches vitales de la fortune publique, il ne faudrait point tirer des conclusions trop sévères. La marine anglaise est dans un état de transition ; elle se renouvelle. Et peut-il en être autrement ? Le matériel de construction lui-même est changé ; la vapeur a en grande partie détrôné la voile, et donne aujourd’hui des ailes aux vaisseaux de fer. L’homme fait les machines, mais à leur tour les machines modifient la nature et le caractère de ceux qui les gouvernent. Ces navires métalliques, forts de toutes les découvertes de la science, ont des capitaines et des officiers taillés à leur image, corrects, méthodiques, polis et froids sous l’armure. Les matelots eux-mêmes ne constituent plus du tout comme autrefois une classe à part. L’instruction a déjà pénétré jusque dans les vaisseaux et rayonnera de plus en plus sur les mers, où se confondaient autrefois l’ignorance et l’héroïsme. Ce n’est plus en jurant et en méprisant les hommes de terre que le matelot anglais montrera désormais sa supériorité vis-à-vis de ses concitoyens. À mesure que s’élèvera le moral du personnel, ne deviendra-t-il point en même temps nécessaire de modifier le code maritime et de respecter chez le matelot la dignité humaine ? Que les Anglais conservent dans le dockyard de Portsmouth, comme dans une sorte de musée, les reliques de leurs victoires ; qu’ils montrent avec orgueil aux étrangers de vieux navires de guerre dont les noms se rattachent à autant d’actions célèbres, rien de plus naturel ; mais ces antiques foudres de guerre ne sont plus que des ombres, et un peuple vraiment fier ne vit point de souvenirs. C’est en rompant au contraire sur certains points avec ses vieilles traditions maritimes, c’est en suivant avec courage le courant du progrès, que l’Angleterre rappellera bien mieux au monde ses anciens titres de gloire.

N’y a-t-il point d’un autre côté, pour la marine marchande de la Grande-Bretagne, une haute mission sociale à poursuivre ? Ses navires, qui touchent à toutes les extrémités du monde, ramènent assez souvent dans le port de Londres des lascars (marins de la race hindoue), des Chinois, des Malais, des Africains. Il arrive continuellement qu’un capitaine ayant abordé dans des îles ou sur des continens lointains fasse appel aux naturels de la côte pour remplir les vides qu’ont laissés dans son vaisseau la désertion et la mort des matelots anglais. Tout va bien durant la traversée, et, tant que les besoins du service exigent l’emploi de ces forces auxiliaires, on s’inquiète assez peu de la couleur des mains qui hissent le pavillon britannique ; mais, une fois arrivés dans le port de Londres ou de Liverpool, comment ces naturels des contrées étrangères sont-ils traités ? Abandonnés sur le pavé de la grande ville par ces mêmes vaisseaux qui les ont amenés et à bord desquels ils ont servi, ils traînent souvent une existence voisine de la mendicité. Dans les docks, ces grands marchés du travail maritime, on leur préfère naturellement les matelots anglais, et plusieurs d’entre eux perdent ainsi toute chance de revoir jamais le sol natal. Ils s’éteignent alors dans quelque obscure allée de Wapping ou dans les hôpitaux, regrettant le soleil de leur pays et la mauvaise étoile qui les a conduits vers les brumes de la Tamise. Quelques capitaines de vaisseaux marchands assurent pourtant que les services de ces hommes ne sont point du tout à dédaigner. Sobres, habitués à la mer, il ne faudrait souvent qu’un peu de patience pour les former à la discipline et aux manœuvres savantes de la marine britannique. L’Angleterre laissera-t-elle donc échapper une si belle occasion de recruter ses forces navales ? Le monde entier lui est ouvert, et jusque dans l’extrême Orient, — l’expérience le démontre assez, — des bras s’offrent à elle pour les conquêtes pacifiques de la mer. Ne serait-ce point d’ailleurs un excellent moyen de répandre les lumières de la civilisation sur les représentans les plus hardis et les plus intelligens des différens groupes qui peuplent la surface du globe terrestre ? Et ce n’est point l’honneur seul du progrès qui conseille à la Grande-Bretagne cette politique, ce sont aussi les intérêts bien entendus de la navigation et du commerce, car l’océan, ce lien des races et des distances, se montre en même temps le chantier du travail où peuvent le mieux s’utiliser les élémens divers de la famille humaine.

Alphonse Esquiros.


  1. Voyez les livraisons du 15 octobre et du 1er décembre 1866.
  2. Cet établissement fut fondé en 1565 par Gresham, qui en avait conçu l’idée durant son séjour à Anvers. Un incendie ayant détruit l’édifice primitif, un autre fut reconstruit par Christophe Wren en 1667. Ce dernier fut de même brûlé en 1838. Le prince Albert posa en 1842 la première pierre de la présente Bourse de Londres. William Tite en fut l’architecte.
  3. Un fait donnera tout de suite une idée de la manière dont se gouverne cette réunion de marchands. Le secrétaire me disait ne point même connaître de vue tel ou tel des membres qui traite pourtant un grand nombre d’affaires chaque année dans l’établissement, tant chacun agit de son côté avec une parfaite indépendance.
  4. Voyez le no 246 du Tatler, publié en 1710.
  5. Ce journal avait signalé dans ses colonnes une coalition d’aventuriers qui menaçait de ruiner les maisons de banque au moyen de fausses lettres de crédit et de nuire ainsi aux véritables intérêts du commerce. Cet acte de courage lui valut un procès de la part de ceux dont il venait de dénoncer les manœuvres frauduleuses et les intrigues. Comme la loi anglaise n’admettait point alors en matière de diffamation (libel) la preuve des faits avancés, le Times fut condamné à payer une amende d’un shelling et les frais du procès. Lloyd’s proposa de rembourser les énormes dépenses judiciaires, et leva à cet effet parmi ses membres une souscription de 2,700 liv. sterling (67,500 fr.). Le Times ayant refusé de recevoir cet argent, une somme de 150 guinées fut consacrée à perpétuer le souvenir d’un tel désintéressement et d’une si noble conduite.
  6. Ce numéro est le 996e, et comme Lloyd’s list ne paraissait dans ce temps-là qu’une fois par semaine, il y a tout lieu de croire qu’il existait déjà depuis environ dix-huit années.
  7. Mot à mot, un underwriter est un homme qui signe son nom au bas de ce qu’il écrit: mais ce terme s’applique tout spécialement aux assureurs maritimes.
  8. J’aurais naturellement voulu savoir à quelle somme d’argent s’élève par an la masse des assurances souscrites chez Lloyd’s; mais c’est un renseignement qu’il est impossible d’obtenir. Toutes les transactions, étant personnelles, ne figurent sur aucun ces livres de l’établissement. Le secrétaire m’a du moins affirmé que des millions circulaient chaque année dans ces sortes de contrats toujours renaissans, et quand les Anglais parlent ainsi, ils entendent des millions de livres sterling.
  9. Ces membres se divisent en trois classes, 1° les assureurs (underwriting members), 2° les non-assureurs (non-underwriting members), 3° les souscripteurs annuels (annual subscribers). Les underwriters paient à leur entrée dans l’association une somme de 50 liv. sterl. (1,250 fr.), puis ensuite ils versent une souscription annuelle de 12 guinées (316 fr. 40 cent.), et de 5 guinées (132 fr.) pour chaque substitut ou commis qu’ils envoient à leur place dans l’établissement. Ceux qui n’assurent point (non-underwriting members), c’est-à-dire les courtiers (brokers), paient à leur entrée une somme de 25 livres sterling (625 fr.) : ils acquittent en outre par an une souscription de 4 guinées (105 fr. 30 cent.) pour eux-mêmes, et autant pour chaque commis qu’ils emploient. Les souscripteurs annuels ne sont tenus qu’à une cotisation de 5 guinées par tête.
  10. La commission payée par les crimps (logeurs) aux touters (courtiers) varie selon les circonstances. En général les mauvaises maisons récompensent beaucoup mieux leurs agens que les bonnes. Le matelot à son arrivée est ainsi vendu et acheté (ce sont les mots dont on se sert) en vertu d’un contrat dont il ne soupçonne nullement l’existence.
  11. Terme de mépris qui, dans bouche d’un matelot anglais, répond à peu près au mot pékin de la part d’un soldat français. Littéralement cette expression veut dire « lourdaud de terre ; » elle est vieille et rappelle le temps où le loup de mer se croyait dans la Grande-Bretagne l’idéal de la création.
  12. Les Anglais aiment à nommer les professions d’après les objets avec lesquels ceux qui les exercent sont en contact journalier : de là tar (goudron) et salt (sel), autant de sobriquets qui indiquent l’homme de mer.
  13. Je traduis ainsi faute d’un autre mot, mais dans l’idée des Anglais le home est très différent d’une maison : c’est un endroit où l’on se sent chez soi et pour ainsi dire en famille.
  14. L’ensemble de ces dépôts s’élève depuis l’origine de l’établissement à la somme de 1,358,704 liv. sterl. (33,967,600 fr.). Au 30 avril 1866, l’argent reçu à la caisse pendant l’année et appartenant aux marins formait un chiffre de 94,811 livres sterling (2,370,275 fr.). Sur ce total, ils avaient envoyé à leurs familles 36,691 livres sterling (917,275 fr.); ils avaient placé à la caisse d’épargne 3,662 liv. sterl. (91,550 fr.), et le reste, c’est-à-dire 51,458 liv. sterl., avait été retiré par les dépositaires.
  15. Dans l’année de 1865 à 1866, l’établissement avait hébergé 11,388 matelots de tous les pays. Le nombre total des pensionnaires depuis l’origine (1835) s’élevait au mois d’avril 1865 à 169,905, parmi lesquels 49,286 étaient en quelque sorte des habitués qui revenaient, après chaque voyage, toutes les fois qu’ils se trouvaient dans le port de Londres.
  16. Les officiers de la marine marchande paient 17 sh. (22 fr. 10 c.) par semaine, y compris la nourriture, le logement et le blanchissage, les simples matelots, et les mousses 14 sh. (17 fr. 65 c.).
  17. Il est défendu de jurer ou de faire usage de mots grossiers ; la vente des liqueurs est interdite dans l’intérieur de la maison, et le marin ne peut fumer sa pipe que dans une grande salle basse qui sert de promenoir.
  18. Quelques consuls, touchés des attentions qu’on avait eues pour des marins de leur pays réduits à la dernière indigence, ont envoyé des secours d’argent. L’asile se plaint que la France jusqu’ici n’ait rien fait pour lui, quoiqu’il ait beaucoup fait pour les matelots français.
  19. Le genre féminin, appliqué contre les règles générales de la langue à des objets inanimés qui vont sur l’eau, a bien lieu d’étonner; mais ce qui surprend encore davantage, c’est que le vaisseau de guerre, malgré son nom d’homme (man of war), obéit au même usage grammatical : c’est toujours elle, she.
  20. Depuis 1852, il existe à Londres, dans Great-Queen-street, un refuge pour les enfans sans ressources et sans asile (refuge for homeless and destitute boys), soutenu par des contributions volontaires et administré par un comité dont l’évêque de Ripon est le président. C’est une branche de ce comité qui s’est chargée de négocier avec les lords de l’amirauté l’affaire du Chichester.
  21. Au lieu de se fier à de vagues enquêtes, M. James Greenwood résolut de pénétrer lui-même dans ce rendez-vous de toutes les misères. Il se déguisa, cacha son nom, et sous des haillons d’emprunt eut le courage de passer la nuit au milieu des habitués du ward. Le récit de ce qu’il avait vu et entendu eut un retentissement immense en Angleterre.
  22. Le comité se propose de diviser ses ressources en trois classes : cent enfans resteront dans le refuge ; deux cents seront envoyés à bord du training ship pour s’instruire et se familiariser avec la vie de mer, et enfin une maison de campagne (country house), avec cent acres de terre, servira de ferme-modèle pour former cent autres adolescens aux travaux de l’agriculture.
  23. Le cheval par exemple se retrouve au moins comme souvenir dans les horse-blocks, le chien dans les dog-vanes, le chat dans les cat-heads, et il en est ainsi de bien d’autres instrumens nautiques.
  24. Ce nombre a certes bien lieu d’étonner et demande une explication. D’après un recensement fait en 1855, l’ensemble des vaisseaux anglais répandus sur toutes les mers s’élevait au chiffre énorme de 35,000. Comme, d’un autre côté, 1,500 nouveaux bâtimens sortent en moyenne des chantiers de la Grande-Bretagne et viennent s’ajouter tous les ans à la flotte de l’état ou à la marine marchande, on a jugé nécessaire de trouver 50,000 emblèmes différens pour désigner les vaisseaux de toute nature alors existans et ceux qui devaient naître dans un assez bref délai au sein du royaume-uni. C’est, d’après ce calcul, 53,000 bâtimens qui, à la fin de 1867, devront naviguer sous le pavillon britannique.
  25. Depuis la fondation, 94,879 matelots, dont 2,418 Hindous, 524 Africains, 53 Chinois, sans compter les naturels de la Nouvelle-Zélande et des Nouvelles-Galles du Sud, ont reçu l’hospitalité du Dreadnought. Les Français figurent sur cette liste pour le chiffre de 499. L’institution jouit d’un revenu de plus de 16,000 liv. sterl. (400,000 fr.).