L’Anneau d’améthyste/XVI

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Calmann-Lévy (p. 322-330).


XVI


M. l’abbé Guitrel, candidat à l’épiscopat, fut introduit dans le cabinet du nonce. Monseigneur Cima surprenait, à l’abord, par les grands traits pâles de son visage que les années avaient fatigués sans les vieillir. À quarante ans, il avait l’air d’un adolescent malade. Et quand il baissait les yeux, sa face était celle d’un mort. Il fit signe au visiteur de s’asseoir et, pour l’écouter, il prit dans son fauteuil son attitude accoutumée. Le coude droit dans la main gauche et la joue reposant inclinée dans le creux de la main droite, il avait une grâce presque funèbre, qui rappelait certaines figures de bas-reliefs antiques. Son visage au repos était voilé de mélancolie. Mais, dès qu’il souriait, tout le masque devenait comique. Le regard de ses beaux yeux sombres causait une impression pénible, et l’on disait, à Naples, qu’il avait le mauvais œil. Il passait en France pour un fin politique.

M. l’abbé Guitrel crut habile de ne faire qu’une rapide allusion à l’objet de sa visite. Que l’Église, dans sa sagesse, disposât de lui. Tous ses sentiments pour elle se confondaient dans celui d’une absolue obéissance.

— Monseigneur, ajouta-t-il, je suis un prêtre, c’est-à-dire un soldat. J’aspire à la gloire d’obéir.

Monseigneur Cima, ayant lentement incliné la tête en signe d’approbation, demanda à l’abbé Guitrel s’il avait connu le défunt évêque de Tourcoing, M. Duclou.

— Je l’ai connu, monseigneur, à Orléans, quand il y était curé.

— À Orléans. C’est une ville agréable, j’y ai des parents, des arrière-cousins. Monsieur Duclou était fort âgé. De quelle maladie est-il mort ?

— De la pierre, monseigneur.

— C’est la fin de beaucoup de vieillards, bien que l’art ait apporté depuis quelques années bien des soulagements à cette terrible incommodité.

— En effet, monseigneur.

— J’ai connu monsieur Duclou à Rome. Il me faisait mon whist. Vous n’êtes jamais allé à Rome, monsieur Guitrel ?

— Monseigneur, c’est une consolation qui m’a été refusée jusqu’ici. Mais j’y ai beaucoup séjourné en pensée. Mon âme est allée au Vatican à défaut de mon corps.

— Si ! si !… Le pape sera heureux de vous voir. Il aime la France. La saison préférable pour un séjour à Rome est le printemps. Durant l’été, la malaria règne dans la campagne et même dans certains quartiers de la ville.

— Je ne crains pas la malaria.

— Sans doute, sans doute… On peut d’ailleurs, en prenant certaines précautions, conjurer le danger des fièvres. Il ne faut pas sortir le soir sans manteau. Les étrangers doivent surtout éviter de se promener en voiture découverte après le coucher du soleil.

— On dit, monseigneur, que le spectacle du Colisée, au clair de lune, est vraiment sublime.

— L’air est malin sur le Colisée. Il faut éviter aussi les jardins de la villa Borghèse, qui sont humides.

— Vraiment, monseigneur ?

— Si !… si !… Moi-même, né à Rome, de parents romains, je supporte mal le climat de Rome. Je trouve Bruxelles un séjour préférable. J’ai passé un an à Bruxelles. Je ne crois pas qu’il y ait une ville plus agréable. J’y ai des parents… Tourcoing, est-ce une très grande ville ?

— Une ville de quarante mille habitants environ, monseigneur. Une ville manufacturière.

— Je sais, je sais. Monsieur Duclou me disait, à Rome, qu’il ne connaissait à ses administrés qu’un seul tort : celui de boire de la bière. Il me disait : « S’ils buvaient du petit vin d’Orléans, ils seraient des chrétiens accomplis. Mais le houblon leur donne de la tristesse. »

— Monseigneur Duclou plaisantait avec beaucoup d’esprit.

— Il n’aimait pas la bière. Et je le surpris extrêmement en lui disant que le goût de cette boisson était aujourd’hui fort répandu en Italie. Il y a des brasseries allemandes très achalandées à Florence, à Rome, à Naples, dans toutes les villes. Aimez-vous la bière, monsieur Guitrel ?

— Je ne la crains point, monseigneur.

Le nonce donna son anneau à baiser au prêtre qui prit congé respectueusement. Le nonce sonna :

— Faites entrer monsieur Lantaigne.

Le directeur du grand séminaire, ayant baisé l’anneau du nonce, fut invité à s’asseoir et à parler.

Il dit :

— Monseigneur, j’ai fait au pape et à la nécessité le sacrifice des amitiés qui m’attachaient à la famille de mes rois. J’ai refoulé dans mon cœur de chères espérances. Je le devais au chef des fidèles, pour l’unité de l’Église. Si Sa Sainteté m’élève au siège de Tourcoing, j’y gouvernerai pour elle et pour la France chrétienne. Un évêché est un gouvernement. Je vous réponds de ma fermeté.

Monseigneur Cima, ayant lentement incliné la tête en signe d’approbation, demanda à l’abbé Lantaigne s’il avait connu le défunt évêque de Tourcoing, M. Duclou.

— Je ne l’ai connu que peu, répondit M. Lantaigne, et bien avant son élévation à l’épiscopat. Il me souvient de lui avoir donné des sermons, quand j’en avais trop.

— Il n’était plus jeune lorsque nous l’avons perdu. De quelle maladie est-il mort ?

— Je ne sais.

— J’ai connu monsieur Duclou à Rome ; il me faisait mon whist. Vous n’êtes jamais allé à Rome, monsieur Lantaigne ?

— Jamais, monseigneur.

— Il faut y aller. Le pape sera heureux de vous voir. Il aime la France. Mais, prenez garde, le climat de Rome est rude aux étrangers. Durant l’été, la malaria règne dans la campagne et même dans certains quartiers de la ville. La saison préférable pour un séjour à Rome est le printemps. Né à Rome de parents romains, je me plais mieux à Paris ou à Bruxelles qu’à Rome. Bruxelles est une ville fort agréable. J’y ai des parents. Dites-moi, Tourcoing, est-ce une très grande ville ?

— Monseigneur, c’est un des plus antiques évêchés de la Gaule septentrionale. Ce siège fut illustré par une longue suite de saints évêques depuis le bienheureux Loup jusqu’à monseigneur de la Thrumellière, prédécesseur immédiat de monseigneur Duclou.

— Quelle population, dites-moi, est celle de Tourcoing ?

— La foi y est vive, monseigneur. Et la doctrine y tient plus de l’esprit de la Belgique catholique que de l’esprit français.

— Je sais, je sais. Monsieur Duclou, le regretté évêque de Tourcoing, me disait un jour, à Rome, qu’il ne connaissait à ses administrés qu’un seul tort impardonnable : celui de boire de la bière. Il me disait : « S’ils buvaient du petit vin d’Orléans, ils seraient les meilleurs chrétiens du monde. Malheureusement le houblon leur communique son amertume et sa tristesse. »

— Monseigneur, souffrez que je vous le dise : monseigneur Duclou avait l’esprit pauvre et le caractère faible. Il n’a pas utilisé l’énergie de ces fortes populations du Nord. Ce n’était pas un mauvais homme, mais il avait une haine médiocre du mal. Il faut que l’université catholique de Tourcoing rayonne sur la catholicité tout entière. Si Sa Sainteté me juge digne de monter dans la chaire de saint Loup, je veux, en dix ans, prendre tous les cœurs par la sainte violence des œuvres, voler toutes les âmes à l’ennemi, rétablir sur tout mon territoire l’unité de créance. En ses profondeurs secrètes, la France est chrétienne. Ce qui manque aux catholiques de notre pays, ce sont des chefs énergiques. Nous mourons de faiblesse.

Monseigneur Cima se leva, tendit à l’abbé Lantaigne son anneau d’or et dit :

— Il faut aller à Rome, monsieur l’abbé, il faut aller à Rome.